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Sally Bonn
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Cet ouvrage a été publié avec l’aide
de la Communauté française de Belgique.
Sally Bonn
À et pour JLP
Il faudrait pouvoir ouvrir ce livre comme s’ouvre le film Passion
de Jean-Luc Godard, par le bleu du ciel barré en diagonale par
la trace blanche, volatile et lointaine d’un avion que cherche à
saisir, à suivre en se déplaçant, la caméra – notre œil.
Ce n’est pas mon goût de rêver de couleurs ou de formes incon-
nues, ni d’un dépassement de la beauté de ce monde. J’aime la
terre, ce que je vois me comble, et il m’arrive même de croire
que la ligne pure des cimes, la majesté des arbres, la vivacité
du mouvement de l’eau au fond d’un ravin, la grâce d’une façade
d’église, puisqu’elles sont si intenses, en des régions, à des heures,
ne peuvent qu’avoir été voulues, et pour notre bien. Cette harmonie
a un sens, ces paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés
peut-être, une parole, il ne s’agit que de regarder et d’écouter
avec force pour que l’absolu se déclare, au bout de nos erre-
ments. Ici, dans cette promesse, est donc le lieu.
YVES BONNEFOY, L’Arrière-pays
PRÉTEXTE
1. GIORGIO AGAMBEN, Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2006), trad. Martin Rueff, Paris, Rivages
et Payot, « Rivages poche. Petite bibliothèque », 2007, p. 31.
raissent dans les lignes qui suivent sont-ils des philosophes ayant su se
laisser toucher, déplacer par les formes et les perceptions artistiques.
Le projet du présent essai est de démêler l’écheveau de la perception
esthétique à travers l’analyse des dispositifs artistiques. Rendre compte
de la multiplicité et la maintenir. Démêler non pas pour ordonner mais
pour avoir accès à l’ensemble des fils, chemins, voies, se situer au centre
de cette multiplicité que représente notre rapport perceptif au monde,
se situer à l’intersection, dans l’entre du monde et de mon regard, entre
les images dirait Godard, en maintenant la distance, celle à l’origine du
voir, celle à l’origine de l’esthétique.
– Comment voir ?
– Comment savoir ?
– Comment figurer ?
– Et de proche en proche…
Et de proche en proche.
– Comment imaginer ?
– Comment voyager ?
– Comment explorer ?
– Et de plus en plus…
Sur la terre et les eaux la sphère bleue du ciel.
– Comment s’installer ?
– Comment essaimer ?
– Comment perdurer ?
– De plus en plus loin 1…
1. HEINRICH VON KLEIST, « Impressions devant un paysage marin de Friedrich » paru dans les
Berliner Abendblätter du 13 octobre 1810 dont Kleist était l’éditeur. Kleist qui avait vu le tableau
dans l’atelier de Friedrich en fut très impressionné et tenait à en rendre compte dans son journal.
Clemens Brentano écrivit à sa demande un texte en forme de dialogues (commentaires de spec-
tateurs devant le tableau) que Kleist coupa en partie et modifia en ajoutant une première partie
dont voici un extrait. Le texte est paru dans la série « Tout l’œuvre peint » consacré à Friedrich,
puis plus récemment, dans une autre traduction, dans les Œuvres complètes. t. I. Petits écrits,
trad. Pierre Deshusses, Paris, Gallimard / Le promeneur, 1999, p. 199.
tableau, avec ses deux ou trois objets pleins de mystère, est une
sorte d’Apocalypse ; c’est comme s’il portait en lui les pensées
nocturnes de Young et, puisque dans sa monotonie et son infi-
nité, il n’a pour premier plan que le cadre, on a l’impression en
le regardant qu’on vous a coupé les paupières.
rogé, dans cette épreuve sur sa présence au monde. L’expérience qu’il fait
s’apparente à celle dite du sublime; l’expérience du sublime s’effectue
dans la solitude, phénomène d’exclusion volontaire ou non, elle donne
le sentiment de sa position et parce qu’elle m’assigne une place désor-
mais incertaine, elle me force à me penser en tant qu’individu dans le
monde et à penser ma position : où suis-je quand je regarde ?
Le romantisme voulait faire de la peinture un spectacle ; et s’il est
bien question d’une dimension « spectaculaire », ce que Friedrich pose
avec une tension particulière, c’est la question du lieu du spectacle : est-
ce le tableau lui-même ou ce que l’on regarde dans le tableau si l’on s’y
place « à la place » du peintre (et/ou moine) présent à l’intérieur du tableau.
Le récit de Kleist insiste sur cette impossibilité et cette tension dans
laquelle plonge la contemplation du tableau. Le narrateur est arraché
au seul plaisir du beau : la saturation de l’atmosphère, l’excès de présence
des éléments (ainsi que leur refus de présence « réelle ») arrachent à la
quiétude du beau. Il est ainsi impossible au spectateur d’atteindre cette
quiétude qu’offre le spectacle de la beauté par la contemplation, tout
comme il lui est impossible d’entrer dans les éléments au lieu de les
contempler. Ni dedans ni dehors. Cet « arrachement » nous déplace dans
cet au-delà du beau qu’est le sublime tel que l’a théorisé la tradition
philosophique depuis Longin jusqu’à Kant en passant par Burke, dans
cet au-delà qui dépasse le beau autant qu’il nous dépasse.
Le récit de Kleist est d’abord la description des conditions de possi-
bilité de l’apparition du sublime en référence aux descriptions burkiennes
et kantiennes du sublime : étendue d’eau illimitée, solitude infinie, ciel
ténébreux. C’est-à-dire l’évocation d’une nature dont l’étendue, la gran-
deur, l’infinité et la puissance (qui toutes sont des catégories ou critères
du sublime pour Kant et Burke notamment) me submergent, me gran-
dissent tout autant qu’elles m’écrasent. Face à cette nature, je ne peux
éprouver qu’un sentiment toujours ambivalent de plaisir et de déplaisir.
L’ambivalence du sentiment, la sensation de danger face à la puissance,
l’effroi comme la joie éprouvés mettent le sujet en cause dans la repré-
sentation qu’il a de lui-même. La mise en cause tient à notre capacité
de résistance face à la puissance de la nature, mais aussi à notre capa-
28 cité à nous projeter pourrait-on dire dans le danger qui menace sans
pour autant être submergés ; le sentiment du danger et la puissance de
ce sentiment ne valent, c’est-à-dire ne peuvent être pensés et par là conduire
au sublime que dans la mesure où le danger n’est pas absolu : le réel
danger de mort interdit de penser, or c’est bien de pouvoir le penser qui
rend le sentiment si puissant. Ainsi, à la suite d’une longue évocation
des manifestations grandioses et dangereuses de la nature (tels « oura-
gans semant la désolation » et autre « océan sans limites soulevé en
tempête »), qui sont pour Kant dans la Critique de la faculté de juger,
l’occasion de donner des « exemples » du sublime, Kant écrit que leur
spectacle en est d’autant plus attirant qu’il est effrayant, mais « à la seule
condition que nous soyons en sécurité ; et c’est volontiers que nous appe-
lons sublimes ceux de ces phénomènes, car ils élèvent les forces de
l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous
une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne le courage
de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature 1 ». Ce senti-
ment qui élève les forces de l’âme au-delà de leur niveau habituel (qui
est le « niveau » sensible), ce sentiment du sublime est aussi jugement.
Et c’est toute l’ambiguïté comme la richesse du concept de sublime que
1. EMMANUEL KANT, Critique de la faculté de juger (1790), trad. Alexandre J.-L. Delamarre,
Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay, Jean-Marie Vaysse et al., Paris, Gallimard, « Folio Essai s»,
1989, p. 203.
de pouvoir se penser aussi bien comme sentiment et comme jugement,
comme effet et comme cause.
S’il y a bien un sublime de la nature, que Kant a théorisé, c’est la
nature dans ses manifestations, là où le sublime est considéré en tant
qu’effet dans le cadre d’une expérience (esthétique) vécue, celle d’un
homme dans la nature, éprouvant la nature, sa « réalité » dans sa présen-
tation. Car tout autant, nous dit Kant, l’expérience esthétique est aussi
une expérience déceptive puisqu’elle creuse l’écart entre la nature et
l’esprit : « On peut décrire ainsi le sublime : c’est un objet (de la nature)
dont la représentation détermine l’esprit à concevoir le fait que la nature
est inaccessible en tant que présentation des Idées 1. » Car les idées ne
se présentent pas, c’est même la définition de l’Idée d’avoir pour objet
ce dont il n’y a pas de présentation possible. Inaccessibilité de la nature 29
1. EMMANUEL KANT, « Remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants »
in Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 211.
Ce double mouvement d’exigence et de préjudice, d’envoi et de retour
du tableau vers moi (de son contenu), inscrit l’expérience esthétique
qu’est celle du sublime dans une dimension éthique qui mériterait que
l’on s’y attarde. L’ambiguïté du concept de sublime rend, en effet, quasi-
ment nécessaire le danger pour éprouver un sentiment supérieur, pour
que la vision accède à un niveau supérieur, mais qui, y accédant se détourne
en quelque sorte de l’objet de son regard. Pensé ainsi selon une dialec-
tique du don et du contre-don (ici, de la nature), l’expérience du sublime
telle que pensée par Kant et décrite par Kleist ne peut s’envisager que
dans une hiérarchie où le sentiment de la puissance prévaut sur l’émotion
esthétique. Mais ce sentiment de puissance est lui-même soumis à la
puissance et à l’infinité de la nature. Comment accéder à cette nature
30 dans son infinité ?
L’infini de la nature représentée par Friedrich, cette monotonie et
cette infinité évoquées par Kleist ne sont-elles donc que des images ?
1. EMMANUEL KANT, Analytique du sublime in Critique de la faculté de juger, op. cit., § 27,
p. 199.
2. Ibid., p. 219.
qui lui-même s’élèvera par ce sentiment. Et c’est bien le propre du sublime,
son origine, que d’élever l’homme (sublimis signifiant élévation), de
l’élever par le discours (dès Longin), par l’expérience.
Finalement, tout en voulant prouver la supériorité des idées de la raison
sur la sensibilité, Kant rend hommage à cette dernière comme « mal néces-
saire » en quelque sorte, comme tremplin également, qui permet à la raison
de s’élever. Il n’est que de penser beau et sublime, sensibilité et raison
hors d’un système hiérarchique pour éprouver, faire l’expérience et penser
conjointement.
Étrange vision d’un tableau qui suggère à ce point une sensation de torture
et ce qui va avec cette vision absolue qu’est l’éblouissement, puis l’aveu-
glement. Et l’on pense à ce tableau de Turner qui reprend justement
cette idée en illustrant le châtiment de Regulus (qui donne son nom au
tableau), général romain supplicié à mort par les Carthaginois, le supplice
consistant à avoir les paupières arrachées et à regarder le soleil jusqu’à
en être aveuglé. Le tableau de Turner qui représente le soleil vu de face
(tel que l’on ne peut le voir à moins d’être aveuglé – avec ou sans paupières)
nous place « à la place » du supplicié, de Regulus qui n’est pas visible
dans ce tableau représentant la lumière solaire (jusqu’au seuil même de
la perte de la perception visuelle) de telle manière que la distance s’abolit,
la distance entre le sujet et l’objet de la vision, cette distance nécessaire
à l’origine du voir. S’il y a perte de cette distance, on est aveuglé. On
ne voit plus rien. On n’y voit plus (rien).
Il est étrange et paradoxal de voir les deux tableaux de Friedrich et
de Turner à partir de cette image des « paupières coupées » tant ils appar-
tiennent l’un et l’autre à des régimes différents, mais illustrant d’une
certaine manière le passage des ténèbres à la lumière, passage toujours
aveuglant. Nous allons voir plus loin comment ce passage fonde et met
en scène de manière originelle la notion de dispositif.
Les paupières coupées ce serait quelque chose qui s’impose de manière
absolue à la perception.
(CADRE(S))
De quel cadre est-il question, quel est donc ce cadre qui, en regardant
le tableau, coupe les paupières ?
Le cadre, l’encadrement constitue l’image comme objet et l’objet
comme image, arrête le regard aux limites objectales du tableau. Par
le cadre, il s’agit bien de délimiter un objet hors de la réalité, de le
confirmer dans l’illusion – la tromperie platonicienne – et de s’en assurer
la maîtrise : « Quand le peintre, dans un étroit espace renferme une
vaste étendue, quand il me fait parcourir les profondeurs de l’infini,
sur une surface plate, et fait circuler l’air et la lumière autour d’appa-
rences sans relief, j’aime à m’abandonner à ses illusions. Mais je veux
que le cadre y soit, je veux savoir que ce que je vois n’est dans le fait
qu’une toile, ou un fond tout uni 1. » Quatremère de Quincy en théori-
cien du classicisme ne veut voir dans l’œuvre qu’un objet, un « trompe-
l’œil » ; ce qu’il décrit est une volonté de maîtrise de l’illusion qui traduit
une inquiétude, celle de « laisser le regard errer » et de s’y perdre ou
1. ANTOINE CHRYSOSTOME QUATREMÈRE DE QUINCY, Essai sur la nature, le but et les moyens
de l’imitation dans les beaux-arts, I, 14 (1823), Bruxelles, Archives d’architecture moderne, 1980,
p. 128.
d’éprouver une impossibilité, impossibilité pour le spectateur d’entrer
dans les éléments au lieu de les contempler : ni dedans ni dehors, ni
dans le paysage ni derrière la vitre mais dans un espace intermédiaire,
« entre le tableau et moi ».
Le texte de Kleist interroge la place du spectateur devant le tableau,
le rapport de distance entre l’objet tableau et ce qu’il représente et opère
ainsi un renversement de l’œuvre pensée comme fenêtre ouverte sur le
monde. La fenêtre n’apparaît plus dans l’œuvre de Friedrich comme ce
qui fait voir (notamment dans un tableau comme Femme à la fenêtre)
puisqu’elle est comme doublée d’une autre instance qui montre en cachant :
le corps humain ou la vision humaine. Ainsi cette femme qui se tient
devant une fenêtre qui ouvre sur un paysage que nous ne voyons pas,
36 pas vraiment mais que nous devinons. Nous ne voyons que ce corps de
dos qui lui (elle) regarde le paysage. Là encore notre point de vue est
déplacé, nous devrions voir « par la fenêtre » mais notre vision est
« bouchée » par le corps d’une femme qui, elle, regarde le paysage ; elle
devient l’instance de la vision, l’intermédiaire entre une intériorité (à
la fois celle de l’homme et celle du lieu de fabrication du tableau : l’ate-
lier) et une extériorité (le paysage délimité par la fenêtre). Ainsi, Friedrich
déjoue la position du spectateur en le rendant spectateur d’un specta-
teur (c’est-à-dire spectateur d’un spectacle en train de se faire là, au
devant) et en interrogeant à nouveau ce que nous regardons : un tableau,
une scène d’intérieur, un paysage, une mise en scène, tout cela à la fois
et / ou peut-être finalement, tout autre chose.
Et, déjouant cela, il joue sur la notion de paysage, son rapport à l’indi-
vidu, le point de vue, ce qui est engagé dans la vision-contemplation
du paysage : la position dans l’espace et dans le temps. En quoi la pein-
ture de paysage interroge justement cette dimension, ces dimensions
spatio-temporelles. Comment la peinture est un fragment à la fois de la
spatialité et de la temporalité ; où l’homme est mis en jeu, mis en scène,
c’est-à-dire qu’il vient figurer (faire figure de) un espace-frontière entre
le dedans et le dehors (comme la femme à la fenêtre), entre le lieu et
le non-lieu (comme ce voyageur contemplant une mer de nuages, un
autre tableau de Friedrich), entre l’intérieur (là où est visible le tableau)
et l’extérieur (ce qu’il représente).
Cadre, fenêtre, ce qui retient, contient l’apparition est vu pour ce qu’il
est : un obstacle. En remettant en cause le cadre (c’est-à-dire le tableau
telle une fenêtre ouvrant sur le monde), c’est le pouvoir de l’intention-
nalité et le pouvoir de maîtrise qui sont mis en cause. Ici le cadre coupe
les paupières et aveugle. Il constitue un obstacle à la contemplation.
Il conduit le regard tout en le limitant.
Ce qui sépare de l’œuvre, du tableau, n’est pas ce qui est dans le
tableau, mais ce qui est entre le tableau et moi qui est d’une part « l’exi-
gence imposée par mon cœur », c’est-à-dire la visée intentionnelle, et
d’autre part « le préjudice » que porte la nature. Mais si le cadre constitue
un obstacle, il est aussi ce qui révèle et démultiplie les effets de la vision ;
et cette sorte d’ambiguïté dans le texte de Kleist sur le statut du cadre
tient à sa double détermination d’obstacle et de révélateur, de puissant 37
1. CASPAR DAVID FRIEDRICH in CARL GUSTAV CARUS, De la peinture de paysage…, op. cit.,
p. 162.
lorsque le soleil brille. La boule remplie d’eau doit être placée
de telle sorte qu’il n’y ait aucun croisillon de fenêtre ou objet
opaque à une distance d’au moins huit pouces, de quelque côté
que ce soit afin que rien d’autre que l’air ne puisse se refléter
dans la boule. On couvrira alors complètement la fenêtre de
planches, mais pour être tout à fait certain que pas le moindre
rayon de lumière ne pénètre dans la pièce et que l’obscurité y
sera totale à l’exception de ce qui pénètre dans la caisse à travers
la boule de verre, on masquera en outre les planches à l’aide de
draps de couleur sombre. On placera ensuite le bloc de bois D
et la lampe dans la caisse, de telle manière que la flamme se
trouve précisément derrière l’endroit du tableau où brûle le trésor
présumé. Mais la flamme ne doit à aucun prix être plus forte
que le minimum qui suffit pour l’entretenir, et elle doit être aussi 43
1. Ibid., p. 164.
évité qui pourrait déranger celui qui écoute et qui contemple. Il sera
également nécessaire d’avertir les musiciens qui se tiennent à distance
du changement des tableaux, de manière précise et instantanée et sans
que le signe puisse être perçu par le contemplateur 1. »
1. Ibid., p. 164-165.
Voir, alors, ne signifie pas seulement voir cet objet qu’est la pein-
ture, mais aussi comprendre, prendre avec ce dispositif de vision, cette
« installation » qui occupe ici l’espace.
La « lettre de recommandation » est alors autant une recommanda-
tion de l’objet qui cesse d’être un seul objet, un pur objet, pour le spec-
tateur, mais aussi recommandation de la vision, Friedrich indiquant à
son commanditaire et nous signalant au passage, « comment il faut voir ».
Comment il faut voir ces tableaux, parce que « les voir » signifie aussi
prendre part à cette sorte de spectacle auquel Friedrich convie le contem-
plateur ; voir dans ces conditions-là, pour que ce qui est à voir apparaisse.
Ce qui est à voir : quatre tableaux aujourd’hui disparus représentant des
scènes de genre, sorte d’allégories musicales et paysagées qui par leur
succession évoquent le passage du temps, aussi bien représenté que suggéré 45
Par ailleurs, cette mise en scène de la vision picturale peut être pensée
comme spectacle, comme l’aménagement d’un spectacle d’optique ; le
contemplateur-spectateur est placé dans un espace, figé dans un espace
à partir duquel il pourra voir, percevoir les images, il est placé dans une
perspective. Mais ces images ont la particularité d’être mises en mouve-
ment par le dispositif : enchaînement de tableaux, rideau, accompagnement
musical. Friedrich agit là un retournement de la vision picturale a priori
mobile (mobilité du corps dans l’espace) devant une image fixe, en immo-
bilisant le contemplateur devenu pour l’heure spectateur figé d’images
(fixes) en mouvement. Il y a là quelque chose de cinématographique
dans la manière dont le corps est placé pour voir : assis, dans l’obscu-
rité, regardant et écoutant. La peinture devient, telle que Friedrich la
« met en scène » ici, le centre, au centre d’un spectacle. Si Schlegel dans
sa définition du drame romantique évoquait l’idée de faire de la pein-
ture un théâtre, il y a là aussi l’idée de faire de la peinture une sorte de
spectacle complet, « œuvre d’art total ».
Roland Recht a longuement analysé cette question d’une théâtrali-
sation de la peinture (par l’importance du paysage et de la lumière et
de cette représentation « fragmentée » qu’offre la peinture) dans La Lettre
de Humboldt en établissant un parcours qui conduit des jardins paysa-
gers à l’invention du daguerréotype, en passant par la peinture de paysage.
Recht évoque l’idée (à travers les nombreux exemples de Carus et Friedrich
– notamment le dispositif évoqué plus haut) qu’il s’agit d’une sorte de
nouvelle typologie de la vision qui serait capable de renouveler la vision
perspectiviste et d’établir une nouvelle théorie du regard. L’idée est qu’il
y a une évolution esthétique quasi logique entre la peinture de paysage
et les panoramas, entre les dioramas et la photographie : une optique
affirmée qui est la résultante d’un choix de cadrage. La photographie
prendrait son origine dans ce travail de fragmentation, de cadrage du
paysage ; que ce soit le paysage réel (les jardins paysagers) ou le paysage
pictural. Il est question d’une nouvelle théorie du regard car c’est le
regard qui découpe qui fabrique l’image, le regard qui découpe le paysage,
qui peint ou qui photographie.
Mise en scène ou spectacle, il s’agit au fond d’un dispositif.
D’une certaine manière, le dispositif de vision est une autre forme
de cadre et de cadrage du regard, il met en scène aussi bien et tente une
maîtrise absolue du système ; du système de représentation et du système
de vision et de perception.
… AU DISPOSITIF
d’un ou plusieurs points de vue et, avec ce(s) point(s) de vue, d’un ou
plusieurs points de fuite. Au fond, le dispositif questionne le statut du
regard, depuis l’invention de la perspective, à partir de cette perspec-
tive et (pour jouer sur et avec les mots) dans cette perspective.
Le dispositif est donc tout cela, mais il est aussi autre chose : on l’a
vu, une capture, une orientation, mais aussi un choix, une volonté, une
projection de l’artiste sur le comment voir, ainsi que sur le « comment
recevoir et percevoir une œuvre ». C’est-à-dire qu’à travers le dispo-
sitif l’artiste prend en charge la « pré-vision » des effets de l’art ; il « pré-
voit » ce qui doit non seulement être vu (telle lumière, à tel endroit,
devant tel tableau et aussi dans tel cadre), mais aussi éprouvé (par exemple,
par l’accompagnement musical) voire pensé. Il « pré-voit » (ici, il voit
avant autant qu’il façonne la vision à venir) une expérience, l’œuvre
étant pensée pour devenir le site d’une expérience particulière que l’on
nomme l’expérience esthétique. Il crée les conditions de possibilité pour
que quelque chose advienne. Ce qui est important ici est à la fois ces
« conditions de possibilité », la propension à créer du possible pensée
dans un espace. Créer les conditions de possibilités pour que quelque
chose advienne, c’est une manière de transformer le réel, d’y creuser un
trou, d’y inscrire un vide afin que dans ce vide-là quelque chose puisse,
justement, advenir. Reste à définir ce quelque chose qui advient et qu’est-
ce que c’est que cette « advention » (si l’on m’autorise ce néologisme),
qu’est-ce que ce mouvement de venue, qui viendrait de l’avenir
(puisque le d enlevé au verbe latin advenire (arriver) a donné avenir).
Une sorte d’espace ouvert dans l’espace, un creux, une autre dimen-
sion qui ouvre ou déplace le temps également.
1. EDMUND BURKE, Recherche sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, II, 1 (1757),
trad. Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 1990, p. 97.
2. BALDINE SAINT GIRONS, Fiat Lux. Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993,
p. 12.
3. Voir, sur le sujet, mon essai sur la question du sublime chez Barnett Newman : L’Expérience
éclairante. Sur Barnett Newman, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.
le déclare, il veut provoquer le sublime, faire un art sublime. Il déter-
mine la dimension de ses œuvres en fonction de l’effet qu’elles peuvent
produire, suggère de les voir à une courte distance, nomme l’un de ses
tableaux, l’un des plus grand Vir Heroicus Sublimis (242,2 x 513,6 cm)
et déclare dans un texte manifeste de 1948 qu’il intitule The Sublime is
Now : « La question qui se pose maintenant est de savoir comment, si
nous vivons dans une époque sans légendes ou mythes qu’on puisse
appeler sublimes, si nous refusons d’admettre l’exaltation née des pures
relations, si nous refusons de vivre dans l’abstrait, pourrions-nous créer
un art sublime 1 ? »
La position de Newman est une position critique. Il considère, dans
une perspective nietzschéenne, qu’en perdant, avec l’exigence de ratio-
nalité grecque, son lien originaire avec le mystère de l’homme et sa 55
1. BARNETT NEWMAN, « The Sublime is Now » (1948) in Selected Writings and Interviews, New
York, Alfred A. Knopf, 1990, p. 173 (ma traduction).
2. Id.
couleur, titre…) est pensée en vue de l’inscription temporelle et subjec-
tive du sujet. À l’occasion d’une exposition à la Biennale de Sâo Paulo
en 1965, Newman écrit un court texte présentant son œuvre : « La liberté
de l’espace, l’émotion de l’échelle humaine, le caractère sacré d’un lieu
sont ce qui émeut – non le format (j’espère dépasser le format), ni les
couleurs (j’espère créer la couleur), ni la surface (j’espère déclarer l’es-
pace), ni les absolus (j’espère sentir et savoir à tout prix). Le fétiche et
l’ornement, aveugle et muet, n’impressionnent que ceux qui ne peuvent
faire face à la terreur du Moi. Le Moi, terrible et constant, est pour moi
le sujet de la peinture et de la sculpture 1. »
Le sublime newmanien est un sublime de la rencontre. Newman met
en œuvre et en espace les conditions de possibilité pour que quelque
56 chose advienne, en temps et en lieu, comme une expérience. Il prend
en compte son œuvre aussi bien comme un objet dans l’espace, mais
aussi l’espace lui-même qui dans la relation qu’il suppose se met à fonc-
tionner avec l’œuvre. Il considère le spectateur comme partie d’un tout,
le tout de cette expérience qu’il s’agit de vivre et d’éprouver. Ce spec-
tateur qui apparaît au-devant de l’œuvre, au-devant de l’écran de la surface
picturale, qui est à la fois devant et intégré à son espace. Il existe un
photomontage de Hans Namuth (que nous avons déjà étudié 2), qui met
en scène Newman posant devant son tableau Vir Heroicus Sublimis ; il
apparaît en surimpression et dédoublé comme une ombre derrière deux
zips symétriques. La photo semble désigner ce que l’œuvre suggère,
que l’homme y est présent, devant, que ces surfaces de couleur se regar-
dent comme l’écran sur lequel l’homme apparaît (en ombre ou pas),
une sorte de reflet suggéré : le voyant regardé ; et la peinture renvoie
dès lors à quelque chose de cinématographique (dans son format, dans
son espace, dans ce mouvement suggéré).
Si le projet esthétique newmanien de créer un art sublime s’appa-
rente à l’idée du dispositif, c’est dans cette volonté de pré-voir non seule-
ment des effets, mais plus loin, un rapport à l’œuvre et au monde. Il ne
1. BARNETT NEWMAN, « From Exhibition of the United States of America » (1965) in Selected
Writings and Interviews, op. cit., p. 186 (ma traduction).
2. SALLY BONN, L’Expérience éclairante, op. cit., p. 159.
s’agit pas nécessairement de revenir à une époque de légendes et de
mythe, mais de rendre possible leur permanence 1.
1. Newman faisait partie comme ses contemporains Rothko et Gottlieb du groupe des myth-makers
qui, au début des années 1940 s’intéressaient aux mythes ainsi qu’à l’art primitif et archaïque
qui représentaient pour eux une aventure dans le monde inconnu de l’imagination. Dans une émis-
sion radiophonique de 1943, MARK ROTHKO explique : « Le mythe nous retient donc […] parce
qu’il exprime à nos yeux quelque chose de réel, qui existe en nous, comme il existait chez ceux
qui, les premiers, ont trébuché sur les symboles et leur ont donné vie » (cité par IRVING SANDLER
in Le Triomphe de l’art américain, I. L’expressionnisme abstrait (1966), trad. Franck Straschitz,
Paris, Carré, 1990, p. 71).
MYTHE ET RÉALITÉ
1. PLATON, La République, livre VII, 514a-515b, trad. Émile Chambry, Paris, Gallimard, « Tel »,
1992 (1933), p. 237.
pensée en jouant sur les rapports de l’image et de l’idée. Ainsi, y a-t-il
trois degrés de lecture de l’allégorie ; d’abord, la nécessité de mettre en
place un dispositif imaginaire : celui de la caverne, des hommes qui y
sont attachés, de la lumière qui vient de derrière et du mur en face d’eux
qui est comme un écran de projection des ombres venues de l’extérieur
(inventer une situation), à laquelle s’ajoute ou se superpose l’injonc-
tion faite à Glaucon par Socrate de voir et de se figurer le tableau (repré-
senter et se représenter l’invention), puis enfin le déploiement du dispositif
par le récit et dans le récit (pouvoir se déplacer dans l’invention). Le
dispositif est tout autant cette mise en scène complexe dans la caverne,
des hommes qui y sont et de leurs visions, le passage de l’ombre à la
lumière avec ce qu’il charrie, que le récit qui en est fait qui se déploie
par étapes successives dans un parcours qui va des ténèbres vers la lumière 61
1. MARTIN HEIDEGGER, « La doctrine de Platon sur la vérité » (1942) in Questions I et II, trad.
André Préau, Paris, Gallimard, « Tel », 2003 (1968, p. 427.
2. Ibid., p. 439.
libéré se détourne des ombres pour considérer les choses, il dirige déjà
son regard vers ce qui “a plus d’être” que de simples ombres […] Passer
d’un état à un autre, c’est regarder d’une façon plus exacte 1. » Passer
d’une étape à une autre, c’est accéder à une nouvelle vision, tout est
alors subordonné à l’exactitude du regard et la perception se conforme
à ce qui doit être vu. La perception s’adaptant ainsi à la vision, au regard,
entraîne, dit Heidegger, un accord entre la connaissance et la chose elle-
même. La vérité devient l’adéquation exacte de la perception et du langage.
C’est grâce à la lumière du jour que tout se tient dans le visible. C’est
le soleil (lumière du jour) qui confère aux choses leur visibilité. L’œil
est « de nature solaire », écrit Heidegger (reprenant le terme à Goethe),
ce qui signifie que l’œil est lui-même lumineux. 63
1. Ibid., p. 459.
2. Ibid., p. 449.
pendant à celle d’Ulysse enfonçant un pieu dans l’œil du Cyclope ou
des Philistins aveuglant Samson. Violence du châtiment, violence du
sacrifice. Aveuglement des yeux ou éblouissement, ce qui arrive à la
vue, oscille, nous dit Derrida dans ses Mémoires d’aveugle, entre le
phantasme et le réel. Dans l’événement de ce qui arrive à la vue, il peut
y avoir un échange. Derrida parle de « conversion entre la cécité et le
supplément de clairvoyance ».
d’une nature qui conçoit l’œil pour voir : « Si l’œil n’était solaire, comment
pourrions-nous percevoir la lumière ? » cite Goethe, rappelant la mystique
de Jacob Böhme. Il n’y a, pour Goethe, d’œil que par l’existence de la
lumière. L’œil est instrument de vision et d’apparition de la nature. Nous
ne percevons la lumière qu’en raison de la nature solaire de l’œil. Sans
l’œil, la nature n’apparaîtrait pas : « À partir d’organes animaux secon-
daires et indifférents, la lumière produit pour elle un organe qui devient
son semblable, et ainsi l’œil se forme par la lumière et pour la lumière,
afin que la lumière intérieure vienne répondre à la lumière extérieure 4. »
1. EDMUND BURKE, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau,
op. cit., p. 126.
2. Pensons au titre du dernier ouvrage de MAURICE MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’Esprit.
3. On trouve cet œil solaire dans une lithographie d’Odilon Redon qui figure ainsi un œil rayon-
nant dans le ciel comme un astre. Cet œil solaire, je le trouve également dans le travail récent
d’Anne-Marie Pécheur, travail de lumière qui vient de la peinture, un travail de dentelle lumi-
neuse et colorée qui, en figurant des creux, des trous, des percements, stigmatise le jeu d’adhé-
rence et de différence entre le corps et la vision. Voir SALLY BONN, « Ce pli de sombre dentelle
qui retient l’infini… » in Anne-Marie Pécheur, Arles, Le Rouergue / Actes Sud, 2006, p. 99-123.
4. JOHANN WOLFANG VON GOETHE, Traité des couleurs (1810), trad. Henriette Bideau, Paris,
Triades, 2000, p. 88.
(puisque pour saisir l’objet – sa nature – il faut d’une certaine manière
y participer, réduisant la différence ou la dissemblance au profit de la
ressemblance – semblance entre l’œil et l’objet, dans une quasi recon-
naissance aristotélicienne : je vois d’autant mieux que je reconnais),
Goethe développe dans son Traité des couleurs l’idée intéressante d’une
vision stagnante ou dormante, en puissance (selon une terminologie cette
fois encore aristotélicienne) qui s’actualise à l’état de veille : « […] en
l’œil réside une lumière au repos […] À l’état de veille, la moindre
impression extérieure produite par la lumière nous est perceptible 1. »
La théorie goethéenne, qui se place et c’est important sur le terrain
même des expériences, permet d’ouvrir de nombreux développements
sur les questions de perception. Mais ce qui importe dans cette idée
66 d’actualisation, c’est que la perception est comprise comme un acte et
non comme une passivité.
Dans ce « cadre », le dispositif serait dès lors l’actualisation, l’acte
par lequel est prise en compte voire réduite la distance entre l’œil et
l’objet de la perception, entre l’œil de l’esprit et l’œil physique, entre
cette lumière intérieure et cette lumière extérieure qu’évoque Goethe
faisant suite à la conception de la vision des peintres romantiques. Ainsi
Caspar David Friedrich écrit-il quelques années avant Goethe qui s’en
fera l’écho : « Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord
par l’œil de ton esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans l’obscu-
rité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur 2. »
L’œil est aussi ce qui se tient entre l’intérieur (du corps) et l’extérieur
(le visible) à qui il appartient, auquel il participe, faisant du corps un
corps-surface, un corps-voyant. Entre l’intérieur (du corps) et l’exté-
rieur (le visible), l’œil joue le rôle de cadre, de limite, d’entre, comme
ce qui se tient entre, au seuil – de l’intérieur et de l’extérieur, du visible
et de l’invisible.
1. Ibid., p. 89.
2. CASPAR DAVID FRIEDRICH, « Considérations à propos d’une collection de peintures », loc.
cit., p. 168.
Renouant par là avec les théories shopenhaueriennes de la nature
épidermique de la vision, théories que l’on retrouve, autrement, chez
Merleau-Ponty dans les liens entre le corps-voyant et le visible et dans
cet ouvrage que Merleau-Ponty consacre le plus spécifiquement à la
peinture (de Cézanne, en l’occurrence) au titre si évocateur : L’Œil et
l’Esprit. La vision s’inscrit, pour Merleau-Ponty, dans le corps, elle pola-
rise ou dédouble l’énigme du corps. Ainsi, l’expérience de l’art est-elle
aussi une expérience corporelle, sensible.
Comme l’œil, l’image aurait quelque chose à voir avec le seuil entre
un « monde intérieur » et un monde « extérieur », elle serait ce qui fait
seuil – dès lors, chaque étape du parcours dans et hors de la caverne
fait image et fonctionne à partir d’images même si au bout du compte, 67
Et c’est le cas, par exemple, d’une vidéo de Bill Viola intitulée The
Passing, justement. Dans cette vidéo, qui semble s’être installée dans
la caverne de Platon (une caverne immergée), Bill Viola se fait le passeur
de quelque chose à travers l’image. L’image tient ici lieu d’espace entre,
la naissance et la mort, l’enfance et la vieillesse, le rêve et la veille.
La présence de l’eau situe le passeur Viola entre les rives du Styx. Le
film est là, le récit d’une traversée, ce qui constitue (épreuves et expé-
riences) la traversée dans une vie.
L’idée à laquelle nous conduit Bill Viola est que l’espace entre l’objet
de l’art et le sujet de la vision, cet espace qui est passage, traversée,
serait un espace à la densité temporelle qui viendrait se nourrir des images
charriées par la mémoire, le souvenir, la projection, le rêve.
Si Bill Viola donne une densité temporelle particulière à cet espace
entre c’est comme espace de séparation et de reconstruction du réel.
Un autre travail de Bill Viola remet en scène cette idée de traversée
dans un dispositif plus explicite. L’installation vidéo intitulée Heaven
and Earth (1992) figure proprement cet espace entre par un creux, un
68 vide qui laisse juste voir deux écrans qui se font face et qui se projet-
tent l’un sur l’autre ; espace de « projection » multiple puisque les images
en mouvement comme ce qu’elles représentent se projettent l’une sur
l’autre, l’une dans l’autre. L’installation vidéo est une structure en colonne
qui va du sol au plafond ; deux colonnes de bois bruts soutiennent deux
moniteurs dont les écrans sont l’un tourné vers le bas, l’autre vers le
haut. Moniteurs dénudés, désossés, mis à nus - comme le sont les visages
ainsi exposés aux regards et à leur propre regard, se regardant l’un l’autre,
naissant et mourant – sur lesquels des images en noir et blanc silen-
cieuses d’un nourrisson qui vient de naître et d’une vieille femme qui
meurt se déroulent lentement. C’est bien l’espace d’une vie qui est ainsi
figuré par le creux, le vide entre les deux écrans, entre les deux visages.
La surface des écrans étant en verre, les visages se projettent l’un sur
l’autre par reflet, se confondent, produisant un effet de retournement,
de renversement entre les situations, les mêlant.
Le dispositif matérialise un espace entre, un écart qui est aussi un
tracé, celui de la traversée d’une vie.
L’espace entre est tout autant ce qui sépare (les deux écrans, deux
êtres et deux âges de la vie, puis plus loin, l’œuvre et le spectateur) que
ce qui met face à face et qui re-joint d’une certaine manière.
Ce qui me sépare de ce que je vois, m’institue et cette distance de sépa-
ration permet également, en même temps, de reconstituer l’unité du visible
(c’est bien ce qui arrive au prisonnier de la caverne).
Reconstituer l’unité du visible, cela signifie dès lors faire le lien, tracer
une ligne entre l’objet de la visée et le sujet, entre la réalité et son ombre,
faire de l’ombre l’intentionnalité de l’objet qui ne peut s’en séparer,
une visée qui désormais lui est attachée.
Dans l’allégorie de la caverne, il y a de la part de Platon une inten-
tionnalité qui dépasse la réalité pour lui faire concevoir une « image ».
Il y a là une visée qui constitue l’idée en image, une pensée d’où jaillis-
sent les images.
Certes, il faut distinguer la présence réelle de la présence intention-
nelle, mais l’imagination joue ici un rôle essentiel puisqu’elle vise préci-
sément à faire correspondre le réel et la fiction.
L’intentionnalité n’a-t-elle pas pour but premier de faire correspondre,
en quelque sorte, mythe et réalité, ou autrement fiction et réel ?
Nous l’avons vu à travers l’interprétation de Heidegger, Platon nous
fait passer du lien entre image et idée au lien entre perception et vérité,
ouvrant l’espace de l’image à celui de la perception. La notion de dispo-
sitif, telle que nous pouvons la concevoir à partir de Platon se situe dans
cet espace de perception. Il nous faut dès lors penser la structure inten-
tionnelle et objectivante de la perception en relation avec le dispositif.
INTENTIONS ESTHÉTIQUES, RÉALISATIONS ARTISTIQUES
1. Id.
vidéo est pensé comme un travail scientifique sur l’expérience – de la
vision, de la perception, des sens, de la mémoire.
Dans une vidéo intitulée Reflecting Pool, Bill Viola filme un homme
dans le paysage et met en scène une double temporalité dans une même
image, superposant en quelque sorte les récits et les temps. La caméra
est immobile, filme un morceau de nature, un bassin au milieu d’une
forêt dont la surface de l’eau reflète le feuillage touffu des arbres, tout
est vert. Un homme arrive au loin par la droite en marchant, il s’approche,
se poste au bord du bassin, en son milieu, attend et plonge. Mais le
plongeon est arrêté en route, l’homme est suspendu au-dessus de l’eau,
arrêté dans son mouvement, son image continue à être visible sur la
frondaison. L’image est coupée en deux parties distinctes : la première,
celle du haut où l’homme est apparu et s’est arrêté, est immobile, l’homme 73
aussi bien que les arbres ; celle du bas commence à s’animer. L’image,
le cadre est discrètement coupé en son milieu, distinguant le haut du
bas, l’immobile et le mobile, le temps arrêté et le temps continu. Pendant
un moment, notre regard est attiré par l’eau du bassin, là où quelque
chose advient en une série de ronds dans l’eau puis de changements de
lumière à la surface de l’eau qui ensuite devient immobile, parfait reflet
de la forêt. L’homme, lui, disparaît progressivement, semble se fondre
dans les arbres et les feuilles. Lorsqu’il a complètement disparu, deux
silhouettes apparaissent comme reflets dans l’eau, seuls reflets sans
«réalité », uniquement visibles dans l’eau, puis une silhouette d’homme
seul sur un fond d’eau noire. Comme s’il était passé de l’autre côté de
l’image, du reflet. À la fin, le même homme émerge de l’eau puis du
bassin, nu, et repart par la partie droite de l’image. Le bassin aquatique
est alors autant la surface de la caverne et les reflets qui s’y projettent
qu’une fenêtre ouvrant sur le monde.
Il s’agit là pour Viola de combiner des niveaux de temps différents
à l’intérieur de la même image, contredisant la temporalité du film, sa
structure et imposant comme une double vérité ou une autre, se succède
et se superpose dans le même temps et dans la même image, dans le
même récit au bout du compte des moments différents.
La caméra pour Bill Viola est « à la fois un outil intellectuel, une lame
qui dissèque pour analyser, saisir et décrire, et l’acte de perception en
soi, qui ne divise pas mais relie. La division, la séparation, se situe entre
les deux : les deux côtés d’une même ligne de visée. La caméra opère
de même : elle est un simple instrument qui dissèque, qui intellectua-
lise le monde, et qui, à un autre niveau, relie tout. Tout relier à l’être,
là est la question 1. »
La caméra devient en quelque sorte un « membre actif » du dispo-
sitif de perception, voire l’acte de perception en soi. Apparaît dès lors
l’idée, que nous analyserons plus loin, que la perception est un acte.
Acte dont la caméra prend ici le relais.
Dans ces bandes paysagées de Bill Viola, se mêlent l’expérience visuelle
et l’expérience perceptive, les bandes se font l’écho de l’expérience vécue,
une expérience du réel et du souvenir, que le paysage porte à une dimen-
74 sion élargie. La fenêtre n’ouvre pas sur le monde, mais sur un paysage,
et le paysage, alors, c’est le monde.
La vidéo et le cinéma expérimental ont ceci en commun que la ques-
tion du ou d’un dispositif y prend le pas sur celle de la fiction.
1. BILL VIOLA, « L’œil de la séparation », interview par ROSANNA ALBERTINI, Art Press, n° 233,
mars 1998, p. 22.
pourrait ou qui aurait pu se faire ; ce que nous voyons est le film d’un
récit de film qui ne se verra pas. Les acteurs (auteurs) ou récitants sont
ceux qui racontent un film invisible dans lequel ils sont pourtant. Ils
vont donc lire le texte du film, lire et parler, elle dit, Marguerite Duras :
« aucune répétition du texte n’aurait été envisagée » ; dès le départ, le
déplacement par rapport à un récit cinématographique qu’on pourrait
dire classique est imposé. Déplacement constant, de l’image, des images,
du texte et de la parole échangée dont on ne sait jamais vraiment à quel
registre elle appartient : dialogue de film, dialogue entre les récitants,
apparté entre Marguerite Duras et Gérard Depardieu.
1. ALIETTE ARMEL, Marguerite Duras et l’autobiographie, Pantin, Le Castor astral, 1990, p. 75.
traverse et par laquelle tout du monde se donne, d’un point de vue ne
variant qu’à proportion de la fixité de l’œil qui reçoit 1. »
Ainsi, c’est dans une sorte de chambre que Friedrich prévoit d’ins-
taller son dispositif de vision et Bill Viola comme Marguerite Duras
installent leur caméra dans une chambre. Lieu où les actions se rédui-
sent, comme cette chambre dans laquelle s’enferme progressivement
l’Homme qui dort de Georges Perec. Lieu où le monde se donne, se
reflète et se projette comme il peut aussi bien disparaître. Espace depuis
lequel on regarde ou dans lequel on écrit et lit.
Si la chambre de lecture est appelée « chambre noire » c’est que c’est
là que se révèle le monde, au sens photographique, c’est là qu’il appa-
raît, par les mots, dans les images. Il est intéressant de comprendre le
76 rôle, la place de l’image cinématographique dans l’œuvre littéraire de
Duras, de même que le rôle et la place de l’écriture dans le cinéma de
Duras. Même si elle cherche un rapport d’égalité, il y a une impossi-
bilité de communion ; c’est parce que l’une n’est plus possible, même
momentanément (l’écriture) que le cinéma advient.
L’image cinématographique devient chez Duras la « chambre
d’écho 2 » du texte littéraire.
La question du texte et de sa place est une question très importante
dans l’ordre du dispositif : la lettre, l’adresse, le texte littéraire ou le
texte théorique. L’usage des mots en général, pourrait-on dire.
Les premières images du film sont celles d’un camion qui démarre semble-
t-il au petit matin, dans un village et qui roule dans la campagne. Le
bruit du camion qui démarre et qui roule. Le paysage défile, brumeux,
bleu de la brume du matin. C’est l’hiver, les arbres sont sans feuilles.
Territoire désolé. Mais elle dit que le paysage est indifférent. Il est indif-
férent parce qu’importe la traversée du paysage seul, seule la traversée
du paysage, et les mots, ces paroles que la femme du camion échange
avec l’homme qui la transporte.
vidus dans l’Histoire avec leurs histoires (la femme, la fille, le mari,
l’enfant, le nom de l’enfant, la révolution, le prolétariat…). Il y a comme
le déroulement d’une histoire parallèle à laquelle les mots donnent lieu
et existence ; les mots font venir à la surface cette histoire qui continue
de se dérouler (« elle chante, vous entendez ? ») hors des mots, hors du
récit et loin de la caméra.
Ce qui est dit est dit pour être vu, est un récit et tout autant la possi-
bilité d’un film à la fois là, visible (de deux manières différentes : ce que
nous voyons comme spectateurs et ce qu’elle décrit) et à venir. Le futur
antérieur (« ç’aurait été un film [silence], c’est un film ») est le temps
de l’écriture et du film, puis parfois surgit le présent : Marguerite Duras
et Gérard Depardieu assis dans la pièce, ils lisent et se parlent (« on a
presque fini de lire », « vous voulez une cigarette ? »), accentuant le passage
du dedans au dehors de l’image et de l’histoire, du film, du texte et de
la réalité – la femme de l’histoire (voix de Duras) parle à l’intérieur du
récit, depuis le récit, d’un écran, écran sur lequel elle devrait apparaître
et n’apparaît pas, l’écran de notre vision sur lequel elle n’apparaît effec-
tivement pas, si ce n’est à travers le corps et la voix de Marguerite Duras.
Ce passage du dedans au dehors, cette traversée (comme celle du camion
dans le paysage) se trouve à l’intérieur même des mots de la femme du
camion lorsqu’elle évoque le paysage. Marguerite Duras parle de la
sublime nudité des collines de la Beauce ; le paysage est indifférent,
mais signifiant pourtant. C’est n’importe quel paysage mais un paysage
politisé, traversé, historicisé. Puis elle dit « je lis » et c’est la femme du
camion qui parle de ces collines qui ne sont « pas des collines, mais plutôt
un bombement de la terre, à peine, regardez, comme un gonflement léger
provoqué par des pressions internes, de l’eau peut-être, des lacs qui cher-
chent des issues, des sources, par où émerger, sortir. C’est frappant comme
la terre cherche à inverser son ordre, partout, que son dedans à son tour
devienne son dehors ». C’est frappant ici aussi comme le film – et l’écri-
ture de Duras – cherche à inverser son ordre, tous les ordres.
Cette inversion des ordres et l’usage qu’en fait Marguerite Duras dans
son travail de cinéma et qui est aussi un travail littéraire, littéraire mais
78 autre, est une idée proprement cinématographique. Il ne s’agit pas d’adapter
le texte littéraire en une image cinématographique, mais plutôt par un
travail de double regard d’ouvrir le texte littéraire et les images qu’il charrie,
de les dissocier, de voir comment peut fonctionner l’un en regard de l’autre.
Le dispositif mis en place par Marguerite Duras dans cette pièce est bien
de cet ordre de mise en regard, de confrontation des points de vue.
Deleuze qualifie d’idée cinématographique la dissociation voir-parler
que l’on trouve dans le cinéma de Duras, justement (mais aussi chez
Syberberg et les Straub). La disjonction du voir et du parler : une voix
parle de quelque chose pendant que l’on nous fait voir autre chose. Et
ce qui a lieu là ne peut avoir lieu que dans le cinéma, par le cinéma.
Mais ce que dit Deleuze de cette fameuse dissociation et qui s’applique
ici au cinéma de Duras c’est lorsque cette voix qui parle de quelque
chose alors que l’on voit autre chose, vient gonfler en quelque sorte ce
qui est vu, de manière souterraine, et s’enfouit sous la terre : « Ce qu’on
voit, c’est uniquement la terre déserte mais cette terre déserte est comme
lourde de ce qu’il y a en dessous […] Comme si la terre se gondolait
de ce que la voix nous dit, et qui vient prendre place sous la terre en
son heure et en son lieu 1. »
1. GILLES DELEUZE, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence à la Femis, mars 1987,
reprise dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze de PIERRE-ANDRÉ BOUTANG, Éditions Montparnasse,
2004 (DVD).
Rien de ce qui est dit n’est vu, et pourtant, la terre désolée de ce
paysage de la Beauce ou des Yvelines porte en elle l’histoire de cette
femme. C’est bien dans l’écart entre le texte et l’image, entre la voix
qui dit – qui lit – et ce qui est donné à voir que naît cette « idée » ciné-
matographique. Cet écart, Duras le reconduit et l’accomplit dans ses
films suivants, comme Césarée, Les Mains négatives ou les deux Aurélia
Steiner dans lesquels la voix parle d’un temps et d’un lieu que l’image
contredit en quelque sorte mais révèle en même temps. Ce qui apparaît
alors, c’est que c’est bien cette disjonction qui fait voir, proprement et
à la fois, ce que nous voyons et ce que nous entendons. Nous voyons
et entendons distinctement, différemment, mais en même temps, « paral-
lèlement – en avançant – comme le pied droit et le pied gauche – méca-
nisme significatif de la marche », écrivait Novalis à propos de la 79
représentation.
La division et la tension sont toujours plus ténues entre l’image et le
texte mais portées par et dans l’écart par ce cinéma.
1. Je pense ici au beau livre d’ALAIN FLEISCHER, Les Angles morts, Paris, Le Seuil, 2003.
Ce que pose Duras, à travers ce dispositif extrême qui est comme
l’envers d’un dispositif, c’est la confrontation texte / image : qu’est-ce
qui est le plus fort ? Quel est le pouvoir des mots à faire exister des
images, à faire apparaître des images fixes ou mobiles ? Le dispositif
vise à produire un effet de juxtaposition de récits, de temporalités, de
lieux qui est en fait la juxtaposition de l’écriture et du cinéma, des mots
et des images.
Avec Le Camion, Duras dit qu’elle est à égalité avec les livres. Et
par la révélation du dispositif, par la mise au jour des « ficelles », par
une sorte de déconstruction, Duras donne en quelque sorte à voir le
squelette du texte cinématographique, c’est-à-dire, au fond, l’écriture.
Le dispositif durassien est double : textuel et cinématographique. Il
80 est double et interpénétrant, le dispositif textuel étant partie intégrante
du dispositif cinématographique en en étant la structure même, l’ossa-
ture. Ainsi, le « dispositif textuel-plastique » durassien vise à rendre à
l’écriture sa faculté imageante, sa puissance à faire voir sans montrer.
Non pas à rendre d’ailleurs, puisqu’elle l’a, plus que tout. Plutôt à ouvrir.
1. Les écrits de FRANÇOIS MORELLET ont été rassemblés dans une édition ayant pour titre Mais
comment taire mes commentaires, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, 1999.
Si le texte devient chez certains artistes cette « zone intermédiaire » entre
l’œuvre et mon regard, il prend tout son sens chez un artiste comme
Daniel Buren qui a affirmé dès ses premiers écrits et ses premières mani-
festations artistiques la co-présence de sa pratique picturale et de sa pratique
théorique. Les nombreux textes écrits par Buren entre 1965 et 1990 notam-
ment, ne sont pas des textes de commentaires ni de critique proprement
dite, mais bien ce qui fait pendant et répond au travail pictural, ce qui
accompagne, pense et fait penser la pratique de la peinture. La pratique
picturale devient ainsi « le lieu d’où parlent les textes 1 » dans un mouve-
ment de renvoi renversé par rapport à la pratique du commentaire esthé-
tique habituel. Ainsi Buren accompagne-t-il presque toutes ses expositions
d’un texte plus ou moins explicatif de l’œuvre présentée ; non que l’œuvre
ne suffise pas, ni que l’un permette de comprendre l’autre, mais peut- 81
1. DANIEL BUREN, Les Écrits (1965-1976), Bordeaux, CAPC / Musée d’art contemporain de
Bordeaux, 1991, p. 326.
ou encore l’affaire Guggenheim. C’est une œuvre qui ré-interroge sans
cesse le lieu d’où il parle, d’où il intervient et où il se place, de manière
toujours différente. Buren écrivait dans un des textes programmatiques
de ses débuts : « Le Musée / Galerie… n’est pas le lieu neutre qu’on
voudrait nous faire croire, mais bien le point de vue unique où une œuvre
est vue et en fin de compte, le point de vue unique en vue duquel elle
est faite. Pour ne pas être pris en considération ou pour être pris comme
naturel/allant de soi, le Musée / Galerie devient le cadre mythique/défor-
mant de tout ce qui s’y inscrit 1. »
Par exemple, le cadre.
Une question de cadre, donc. Ce qui entoure, encadre, retient, contient
et finalement détermine. Le cadre, que ce soit celui de la peinture (aujour-
82 d’hui disparu) ou celui que représente le Musée / Galerie, ou encore celui
que Buren nomme les « limites culturelles » doit être pris en compte, il
doit être déjoué, pour que la vision puisse avoir lieu. L’œuvre n’est jamais
un objet que l’on déplace d’un lieu à un autre, d’un musée à une galerie
aux murs d’un appartement, mais l’œuvre est le lieu lui-même, mais ce
lieu transformé par le geste de l’artiste, par le geste ou par l’idée de
l’artiste à travers un « outil visuel ».
Si la question du lieu a été mise en exergue de ce chapitre comme
l’une des modalités particulières du dispositif ou comme son origine,
c’est parce que le dispositif a lieu, qu’il se donne à voir dans un lieu et
qu’il manifeste ce lieu même dans lequel il est visible et rend une œuvre
visible. Il se donne à la fois comme cause et comme effet du dispositif.
1. DANIEL BUREN, « Limites critiques » in Les Écrits (1965-1976), op. cit., p. 181.
2. Friedrich considérait comme extrêmement préjudiciable aux œuvres leur trop grande proximité
dans les salles de musée et préconisait des expositions montrant une œuvre (un tableau) par salle.
« cadres de vision » visant justement à montrer comment toute œuvre
ou mise en œuvre fait voir, à l’intérieur d’un cadre. Ainsi, Buren emprunte-
t-il le paysage (selon sa propre expression) dans un travail in situ au
Japon en 1985 1, proposant, sur une colline en surplomb au-dessus de
la mer, une série de formes géométriques creusées, détourées à l’inté-
rieur de panneaux de bois de forme carrée et recouverts de bandes rayées
noires et blanches. Ce qui est dès lors vu du paysage l’est à travers un
cadre, celui fabriqué par l’artiste (un rond ou un carré creusé dans un
carré rayé) redoublé de celui choisi par l’artiste. Le paysage n’est plus
visible comme une entité mais à travers une série de « points de vue »
montrant sinon comment voir du moins ce qu’il faut voir, ou ce que je
ne peux plus voir hors de cette pré-vision proposée (celle du dispositif)
par l’intermédiaire d’un « outil visuel » (l’utilisation quasi systématique 83
1. BARNETT NEWMAN, « Ohio, 1949 » in Selected Writings and Interviews, op. cit., 1990, p. 174
(ma traduction).
c’est-à-dire – et c’est là que se pose le dispositif newmanien – qu’ils
m’assignent à résidence et m’exposent à ma propre présence. Cet effet
de reflet suggéré introduit un mouvement de va-et-vient entre le spec-
tateur et le tableau : le voyant regardé (regardé par lui-même) ; dès lors,
la peinture renvoie à un espace cinématographique, un cadre rectangu-
laire dans lequel apparaissent des individus. Sans récit, sans narration,
sans « ornement », sinon, peut-être les textes qui, comme pour Buren
viennent soutenir, accompagner l’œuvre picturale, à équivalence,
comme une pratique théorique. Le dispositif textuel-plastique vise dans
l’œuvre de Barnett Newman à repenser la possibilité d’une expérience
esthétique dans un mode de contemplation classique. Et si dispositif il
y a, il apparaît autant dans la manière dont les textes « encadrent » les
86 œuvres que dans la manière dont ils ouvrent tout autant la question du
regard esthétique. Regard ou expérience plutôt. Les textes chez Newman
sont comme la mise en place, la délimitation mais une délimitation ouverte,
en forme de déconstruction, une géographie en somme. L’œuvre vise
à ouvrir les « frontières de l’espace » (titre donné à un entretien entre
Newman et Dorothy Gees Seckler en 1962). Espace et temps sont repensés
à partir de l’espace pictural lui-même. L’œuvre est une sorte de décons-
truction d’un espace pictural classique (du dispositif pictural classique).
D’une certaine manière Le Moine au bord de la mer est comme décons-
truit par l’œuvre de Newman qui le décompose pour l’intégrer à notre
espace : nous sommes, dans l’espace du tableau, cet homme contem-
plant la mer (la peinture). L’expérience esthétique ouvre au déplace-
ment spatial et temporel bousculant la fixité originaire du tableau. Elle
inscrit dans un lieu. Elle ouvre une ou des perspectives.
« Pourquoi est-ce la chose que nous voyons et non pas, par exemple, 89
1. MICHEL FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, « Tel », 1995 (1975), p. 234.
Le Panoptique, écrit encore Foucault, est une « machine à dissocier
le couple voir-être vu : dans l’anneau périphérique, on est totalement
vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais
vu 1. » Et le dispositif a ici cette fonction de cadrer la vision, de disso-
cier en effet, dans l’idée d’une perception usuelle, voir et être vu. La
fonction est une fonction de pouvoir : pouvoir voir. Voir, c’est donc avoir
le pouvoir. Le pouvoir ici mis en scène n’est pas le pouvoir accordé à
une personne, d’ailleurs celle-ci est invisible, mais à la structure elle-
même. À une observation individualisante s’accorde un pouvoir désin-
vidualisé, il est partout ; c’est ce qui fait dire à Foucault que le Panoptique
est « une machine merveilleuse qui, à partir des désirs les plus diffé-
rents, fabrique des effets homogènes de pouvoir 2. » Cette « machine »
est aussi un laboratoire, rejoignant la dimension scientifique du système. 91
1. Ibid., p. 235.
2. Ibid., p. 236.
Ce qui intéresse Foucault dans les dispositifs dits de pouvoir, de savoir,
de vérité, c’est lorsque ceux-ci – en tant que relation d’éléments hété-
rogènes – visent à produire un effet de régulation, de normalisation,
visent à produire une norme. Il s’agit donc de veiller, de sur-veiller en
quelque sorte cette surveillance exercée, de prêter attention au fait que
si quelque chose est disposé en vue d’un effet, il faut bien que quel-
qu’un l’ait pensé, conçu, voulu et, accessoirement, le fasse fonctionner.
Ce à quoi nous enjoint Foucault, outre de nous mettre en cet état de
sur-veillance, c’est de prêter garde à ces effets dans tous les autres
domaines.
Si cadrage de la vision fonctionne avec visée politique, cela n’agit
pas uniquement dans le cadre d’activités politiques, et la lecture des
92 effets et des expérimentations d’un dispositif ne s’arrête pas aux espaces
disciplinaires. L’architecture est bien sûr en question, mais l’art en général
également.
Par un effet de transposition qu’autorise la multiplicité des usages et
la polysémie du mot, nous pouvons passer du dispositif de pouvoir au
dispositif artistique.
Il est intéressant, par ailleurs, que Foucault s’intéressant à la repré-
sentation ait analysé un tableau dans lequel la question de la place du
spectateur comme de la place du peintre était si prégnante. Ce tableau
où l’in-figuré pourtant objet de la représentation n’est autre que le pouvoir.
Les Mots et les Choses s’ouvrent sur la description du tableau de
Vélasquez Les Ménines. Ce tableau si particulier, dont la mise en scène,
la mise en espace est comme une scène de théâtre. Nous voyons une
succession de plans à laquelle se superpose une succession de regards,
une enfilade de regards. La plupart se dirigent vers le spectateur du tableau,
à commencer par le peintre lui-même qui me regarde, alors qu’il se tient
devant une toile, en train de la peindre, peignant donc ce qu’il regarde,
peut-on le supposer. Le peintre, regardant ainsi vers cet extérieur de la
toile, vers nous, semble nous regarder le regardant. Vélasquez redouble
encore cet effet en peignant une scène qui est elle-même un spectacle.
Les personnages installés au bord du tableau regardent une scène pour
nous invisible comme spectacle. Regardant ce que peint le peintre. Ce
spectacle, écrit Foucault dans son texte intitulé « Les suivantes », que
le peintre observe « est donc deux fois invisible : puisqu’il n’est pas
représenté dans l’espace du tableau, et puisqu’il se situe précisément
en ce point aveugle, en cette cache essentielle où se dérobe pour nous-
même notre regard au moment où nous regardons 1. »
Regardé-regardant, nous ne savons où poser le regard. Le tableau est
construit de telle manière que mon regard est constamment « appelé »
ailleurs par d’autres regards, d’autres espaces, d’autres lignes de fuite.
Dès lors je suis voyant tout autant que voyeur, puisque je me trouve « à
la place » non seulement du spectateur, du peintre aussi, mais enfin et
surtout dans ce tableau, à la place du modèle.
Qui est le spectateur de ce tableau, qui le regarde, est-ce moi qui suis
à la fois voyant et voyeur et vu, regardant regardé, mais ici pas regardé
comme dans n’importe quel portrait ou autoportrait pourrait-on dire, 93
mais regardé par le peintre lui-même qui se figure ainsi dans l’espace
de la toile, de la vision et en dehors (sa place usuelle). Le peintre s’est
peint comme sortant de l’ombre, entre visible et invisible, se décalant
du tableau dont on ne voit que le dos, penchant la tête vers nous, il se
tient au seuil, ce qu’écrit Foucault : « Comme si le peintre ne pouvait
à la fois être vu sur le tableau où il est représenté et voir celui où il
s’emploie à représenter quelque chose. Il règne au seuil de ces deux
visibilités incompatibles 2 ». Et c’est bien cet entre-deux que figure ici
Vélasquez. Mais le tableau n’est pas que cet entre-deux, ni le peintre,
et c’est l’étrangeté de ce tableau qui, en multipliant les plans, multiplie
les effets d’entre-deux. Entre voyant et vu, entre devant et derrière, entre
visibilité et invisibilité.
Je suis regardé par le peintre et par les personnages qui l’accompa-
gnent, qui tous me regardent, moi ou le modèle peint par le peintre. Je
suis en quelque sorte soumis à ces regards et tentant de trouver une voie
de sortie, une ligne de fuite, je dirige mon propre regard vers les autres
parties du tableau, découvrant ainsi à la fois une sortie vers un espace
qui est derrière la scène que je vois au-devant, qui se tient au devant de
la toile, cet espace est une ouverture, point de lumière vers un au-delà
1. MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les Choses (1966), Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 20.
2. Ibid., p. 20.
de la pièce dans laquelle tous se tiennent. Un personnage y apparaît à
la fois entrant et sortant, en attente, arrêté dans un mouvement dont on
ne sait la direction. Mon regard se porte également sur ce tableau plus
lumineux parmi les autres tableaux accrochés au mur, dont le cadre est
plus épais, dont la présence est plus grande, une toile qui, comme le
décrit Foucault, « brille d’un éclat singulier ». Dans ce tableau comme
illuminé de l’intérieur deux figures apparaissent. Ce que je vois là n’est
pas un tableau, mais un miroir et ce que j’y vois est en fait ce que le
peintre peint, ce que les personnages regardent en lieu et place de mon
corps, de mon regard. Ce miroir reflète les souverains Philippe IV et
son épouse Marianna. Ce reflet ouvre à nouveau l’espace représenté
puisque ce que j’y vois est devant, à ma place. Le peintre et les person-
94 nages portent alors un regard aveugle puisqu’ils me regardent mais ce
n’est pas moi qu’il regarde, je suis visible et invisible, je suis, en tant
que spectateur, comme traversé par les regards. Je suis placé en quelque
sorte dans un non-lieu, un espace virtuel.
Multitudes de cadres, de plans, de regards qui se croisent, la scène
est une scène qui en regarde une autre et qui joue sur la réciprocité.
Dans ce jeu de miroir comme infini, le spectateur est un intrus qui fixe
ou arrête en quelque sorte la course des jeux de renvois du miroir.
Par un effet de redoublement par rapport au dispositif friedrichien,
Vélasquez me place dans une position d’autant plus instable qu’il me
la refuse tout en me la donnant. Je ne peux être assuré de ma place,
alors même que voyant je suis regardé « à la place » d’un autre, qui est
le modèle et que je peux voir au fond du tableau.
La place du spectateur devient ici à la place du spectateur. Et Vélasquez
intègre dès lors l’espace qui se tenait entre le tableau et moi, il intègre
le spectateur à la vision globale qu’il met en scène et en espace. Le spec-
tateur devient usurpateur d’une place qui ne lui revient pas, qui revient
au pouvoir. La place du spectateur est la place du pouvoir. Ce pouvoir
auquel le peintre rend hommage, d’autant mieux qu’il le détient. Le
peintre détient le pouvoir de montrer, de faire voir, de faire apparaître.
La théâtralité qui détermine cette « place du spectateur » que Michael
Fried a longuement analysé est à l’origine du dispositif mis en place
par Vélasquez. Nous sommes de part et d’autre au spectacle. Et l’es-
pace mis en scène par la perspective est théâtralisé lui aussi. La pièce
ou chambre est une scène depuis laquelle les personnages acteurs regar-
dent la salle, me regardent, ou regardent la scène sur laquelle se tien-
nent les acteurs « réels » mais quasi-invisibles (la scène du pouvoir).
une logique de pouvoir. Cléro part de cette idée que la perspective impose
son ordre à la perception, ce qui autorise à penser la perception comme
un acte disciplinable. Le dispositif perspectif est un appareillage virtuel
qui est un mixte de réalité et de fiction, sachant que c’est un choix parmi
d’autres de construction géométrique de la représentation. La perspec-
tive relève donc d’un mécanisme fictionnel.
Les peintres du Quattrocento se servent de la perspective pour magni-
fier le pouvoir par la représentation des espaces, des bâtiments, des
symboles. C’est d’ailleurs bien ce que décrit Machiavel dans sa dédi-
cace à Laurent de Médicis en préface au Prince : « Car, comme ceux
qui dessinent les paysages se placent en bas dans la plaine pour consi-
dérer la nature des montagnes et des lieux élevés, et, pour considérer
celle des lieux bas, se placent en haut sur les montagnes, de même, pour
bien connaître la nature du peuple, il faut être prince, et, pour bien connaître
celle des princes, il faut être du peuple 2. »
Ces rapports que décrit Machiavel qui sont de haut et de bas, de vision
qui s’élève ou qui s’abaisse, sont des rapports perspectifs qui jouent
1. ERWIN PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique (1927), trad. Guy Ballangé,
Paris, Minuit, 1975, p. 69.
tableau 1 » selon la définition de Souriau. Ce tableau que le vocabulaire
théâtral emprunte au vocabulaire pictural. Le tableau devient un moment
sur la scène. Cette scène de théâtre que nous montre Vélasquez dans
laquelle nous sommes les spectateurs spectralisés d’une scène qui nous
regarde autant que nous la regardons, qui nous surveille autant que nous
la surveillons.
L’espace ici surveillé par le pouvoir, celui qui entoure Junie est l’es-
pace du théâtre lui-même. Et si l’empereur est partout, les spectateurs
aussi, et le roi aussi (surveillance extra-scénique alors) dans la mesure
98 où le regard du roi, le roi « réel », le roi de France qui, s’il ne censure
pas, surveille et pèse d’une certaine manière sur les œuvres théâtrales.
Cet effet de surveillance qui s’apparente à de la censure se retrouve
enfin chez Brecht, dans La Vie de Galilée qui confronte la recherche
scientifique à la surveillance de l’autorité dominante. Brecht ou Galilée.
Galilée ou Brecht. La vie de Galilée est ainsi dépeinte comme une fuite
constante, une suite de déplacements pour fuir la surveillance constante
que l’autorité religieuse exerçait sur ses recherches scientifiques.
L’espace scénique renforce dans ce cas l’effet d’oppression du person-
nage qui est soumis au regard aussi bien de l’Église que des specta-
teurs. Le spectateur n’est pas seulement témoin, il est en quelque sorte
pris à parti, sommé de se déterminer. Étrange retournement, puisque
pour le spectateur, cesser la surveillance consiste à cesser de regarder.
Voir serait surveiller.
On sait la théorie brechtienne de l’effet de distanciation, théorie qui
visait à créer un rapport différent entre le public et la pièce, un rapport
qui serait critique et actif. Il s’agissait pour Brecht de mettre le specta-
teur à distance du spectacle, pour que de cette distance naisse un point
de vue critique et politique.
Peter Brook évoque dans son ouvrage L’Espace vide le projet brech-
tien de distanciation et l’explique par la notion de respect envers le public,
sens qu’elle dépasse en quelque sorte le seul face-à-face qui n’est pas
nécessairement une rencontre. Si Brecht favorise la suppression des effets
du théâtre lyrique ou naturaliste, c’est en vue d’un effet particulier, effet
de participation, effet de rencontre.
1. PETER BROOK, L’Espace vide (1968), trad. Christine Estienne et Franck Fayolle, Paris, Le
Seuil, 1977, p. 99.
surveillance et de dispositif, c’est que l’évocation de la perspective impo-
sait ce détour. Mais, à partir des analyses de Foucault, la question du
dispositif renvoie à l’architecture.
Bien sûr, la question du corps dans l’espace, lorsque nous parlons
d’activité artistique, concerne la danse, la pratique de la danse comme
mise en action du corps dans l’espace.
Mais, si nous choisissons de parler plutôt d’architecture c’est que
l’architecture « installe » le corps dans l’espace d’une certaine manière.
En ce sens l’architecture est un dispositif. Elle se traverse, se parcoure,
se visite ; elle s’expérimente. Elle n’est pas seulement à voir, et d’ailleurs
il faudrait penser cette actuelle « photogénisation » de l’architecture
contemporaine comme une manière de l’objectiver, de la réifier en quelque
100 sorte, alors même que l’architecture s’éprouve, se sent et s’entend aussi
bien qu’elle se voit et se traverse. Elle n’est pas, pas que, un « objet »
d’art. Elle n’est pas qu’architecture-monument (selon un terme de Christian
Ruby 1 réinterrogeant les modes de perception et de réception esthé-
tique de l’architecture et de l’art urbain) devant laquelle on se tient dans
un face-à-face. Il faut penser ce mode de perception selon l’idée d’un
effort, celui, physique du parcours.
Les œuvres contemporaines, écrit par exemple Christian Ruby, « n’ont
plus l’habiter pour dénominateur commun, mais la prolifération de dispo-
sitifs spatiaux qui rassemblent ou espacent et mettent fin à la façon ancienne
d’habiter. Elles renvoient chaque spectateur à des pratiques d’interfé-
rences 2 ». C’est ce qui fait dire à Christian Ruby que le mode de récep-
tion esthétique (celui de l’art comme finalité sans fin, celui du plaisir
esthétique) est révolu. Les pratiques contemporaines (dans le domaine
de l’architecture notamment) en appellent à un mode de perception de
l’ordre de l’expérimentation plutôt que de la vision.
Le dispositif vient ici en lieu et place de cet « habiter » au sens heideg-
gérien, lequel est bâtir (bâtir, c’est habiter). Demeurer, séjourner, dit
encore Heidegger dans un texte intitulé « Bâtir Habiter Penser » : « Habiter
1. CHRISTIAN RUBY, « Lié et déliés des édifices mêlés de la ville » in CHRIS YOUNÈS (s.l.d.),
Art et philosophie, ville et architecture, Paris, La Découverte, 2003, p. 55.
2. Ibid., p. 56.
est la manière dont les mortels sont sur cette terre 1. » Il faut insister ici
sur le verbe être. L’habitation désigne pour Heidegger le mode d’être
de l’homme. Habiter, bâtir et demeurer sur la terre, élever des édifices
entre la terre et le ciel, se tenir entre. Mais qui bâtit à présent et comment
ce « bâtir » est-il appréhendé par les hommes ?
Christian Ruby parle de « pratiques d’interférences », pratiques qui
supposent, indiquent le voyage sinon le parcours, un mode d’être moins
sédentarisé que ne le pense Heidegger, et par là même un mode de vision
moins monumentalisé, moins objectivé ou réifié. Si la finalité de l’archi-
tecture renvoie à un habiter originel ou originaire, elle se transforme
aujourd’hui en repensant sa fonction.
N’y aurait-il pas, d’une certaine façon, une transformation de l’archi-
tecture-monument ? Nous serions ainsi passé d’une architecture-monu- 101
1. MARTIN HEIDEGGER, « Bâtir Habiter Penser » in Essais et conférences (1958), trad. André
Préau, Paris, Gallimard, « Tel », 1980, p. 175.
l’œuvre. Architecture, c’est “rapports”, c’est “pure création de l’esprit” 1. »
Un peu plus haut dans ce même texte, Le Corbusier écrit : « L’archi-
tecture, c’est, avec des matériaux bruts, établir des rapports émouvants. »
Le mot « rapport » revient plusieurs fois dans le texte. L’architecte est
celui qui fait sans cesse des rapports ; rapports d’abord, du corps et de
l’espace, la question de la proportion (nombre d’or), rapports des espaces
entre eux, rapport entre intérieur et extérieur, rapport entre le haut et le
bas, l’ombre et la lumière, le mou et le dur, la terre et le ciel, la ville et
la nature, le public et le privé, etc. (Sans compter les rapports entre les
individus qui peuplent le chantier d’architecture, les différents corps de
métier, les rapports aussi entre la maîtrise d’ouvrage et les usagers, etc.)
Mais à cette fonction, Le Corbusier ajoute, sans distinction, que l’archi-
102 tecture est « pure création de l’esprit ».
Ce que décrit Le Corbusier, c’est que l’architecture est une affaire d’expé-
rience. En cela, si l’architecture est un dispositif, c’est comme le cadre
d’une expérience. Expérience de l’espace, tout d’abord, expérience percep-
tive, expérience esthétique, affective ou émotionnelle.
Le dispositif est alors le cadre d’une expérience. Cette expérience
esthétique que visaient les artistes Newman et Buren eux aussi dans
leur rapport à l’espace et au corps dans cet espace.
Leurs œuvres sont d’ailleurs particulièrement impliquées dans l’ar-
chitecture, visant à transformer la perception du corps dans l’espace,
voire l’architecture elle-même, particulièrement pour Buren dont l’œuvre
vise à transformer le lieu dans lequel l’art est visible, et donc l’archi-
tecture ; et il n’est pas anecdotique de rappeler les tentatives architec-
turales de Newman dont un projet de synagogue à propos duquel il écrit :
« Mon propos est de créer un lieu, pas un environnement : de refuser la
contemplation des objets rituels afin de favoriser cette ultime courtoisie
où chacun, homme ou femme, peut faire l’expérience de la vision et
ressentir l’exaltation de ses vêtements traînants remplissant le temple 2. »
ÉCART ET ENTRELACS
Ce que j’essaie de faire, peut-être de manière inconsciente, 107
concerne bien davantage le face-à-face avec l’œuvre d’art, le
paysage ou le monde qui nous entoure – en adoptant le point
de vue du regardeur, de celui qui perçoit 1.
BILL VIOLA
tion qui sont visibles parce qu’ils apparaissent, surgissent sur le fond
noir de la nuit, dans un temps qui n’est déjà plus notre temps, ou plutôt
plus le leur ; lorsque les points de lumière apparaissent dans le présent,
ils sont déjà passés. De même, les images de rêve font irruption dans
l’éveil depuis le passé. Pour Benjamin, la seule visibilité possible consiste
à se réveiller du passé.
Il y a émergence de l’image dans l’instant de l’éveil – image de rêve.
Le lien – cet arc tendu – entre l’image et l’éveil, permet à Benjamin de
penser l’histoire, de penser la manière de penser l’histoire. L’historique
est ce qui surgit au présent, dans le présent, c’est-à-dire que quelque
chose du passé surgit, apparaît dans le présent. La chose historique n’est
pas à expliquer, mais à voir. Ainsi, l’histoire se construit dans la tension
(entre l’image et l’éveil) que la conscience met à accueillir le présent.
L’image date. Le présent est aveugle. La réalité n’est peut-être pas ce
que je vois.
L’image dialectique consiste à se souvenir de ce qui est le plus proche,
à vivre une situation en s’en souvenant. Impossible pur présent, ce qui
est vécu dans l’expérience est tissé par les images du passé et les souve-
1. WALTER BENJAMIN, Brèves ombres in Poésie et révolution (1961), trad. Maurice de Gandillac,
Paris, Denoël, « Les Lettres nouvelles », 1971, p. 55.
Le regard du narrateur de Kleist devant le tableau de Friedrich était
un regard nostalgique, nostalgie qui lui venait de l’écart, de la sépara-
tion, de l’absence de cette mer sur laquelle aurait dû errer son regard.
La nostalgie benjaminienne est positive parce qu’elle a franchi le seuil
de l’image et de la possession, elle est dépossédée de la représentation.
L’expérience esthétique est pensée par Benjamin comme traversée de
l’image, traversée de la représentation qui ne peut avoir lieu sans une
autre manière d’habiter le temps, qui ne peut avoir lieu sans bouleverser
le sens même de la nostalgie, sans bouleverser l’ordre du temps (vieillis-
sement, rajeunissement) et l’ordre de la représentation.
Le rêve de Benjamin est une expérience auratique, et c’est parce que
c’est un rêve que l’image asile de toutes les images est, proprement,
« sans image » – du rêve. 113
L’expérience décrite est celle d’un écart, écart entre le rêve et la réalité,
mais aussi écart temporel, une expérience positive de la séparation au
cours de laquelle le lointain devient proche et le proche lointain.
Parmi les nombreuses définitions que Benjamin donne de l’aura, l’une
d’entre elles est : « Qu’est-ce proprement que l’aura ? Une trame singu-
lière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche
soit-il 1. » Ce qui advient, c’est la simultanéité du proche et du lointain.
Ce qui apparaît est dès lors lointain. Ce qui est vu appartient au passé,
appartient au passé dès qu’il est vu. Cependant, l’aura maintient ou retient
au seuil du basculement dans le passé, c’est l’instant de la mise en suspens,
le moment de la relation de l’Autrefois et du Maintenant, dans le temps,
le temps de l’histoire.
Mais le rapport du proche et du lointain est également, dans le même
temps, un rapport spatial et se comprend selon une lecture qui serait bi
ou tri dimensionnelle ; d’ailleurs la suite de la définition de l’aura évoque
précisément une image (de paysage) : « Reposant l’été, à l’heure de midi,
suivre à l’horizon la ligne d’une chaîne de montagnes ou une branche
qui jette son ombre sur celui qui la contemple, jusqu’à ce que l’instant
ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces
1. WALTER BENJAMIN, « Petite histoire de la photographie » (1931) in Poésie et révolution, op. cit.,
p. 27.
montagnes, de cette branche 1. » L’aura se rapporte aux modes de présen-
tation de la peinture de paysage et le regard auratique est un regard dans
l’espace : celui du paysage comme celui du tableau.
Il faut donc que la chose apparaisse, mais c’est une apparition unique
(d’où la nostalgie), et c’est en cela qu’elle est une expérience particu-
lière. Une expérience esthétique, l’expérience que c’est de voir aux deux
sens de l’expérience : expérience vécue, sensible et expérience telle qu’elle
peut se transmettre. L’expérience décrit une traversée, le franchisse-
ment d’un obstacle. L’aura est bien chez Benjamin la traversée de la
représentation, le passage par les images.
Cette traversée par l’expérience (expérience vécue puis expérience
114 transmise) se retrouve dans le travail de Bill Viola (dont les propos ont
ouvert ce chapitre) dont le projet vise précisément à rendre compte d’une
expérience vécue et à la transmettre en une expérience, accomplissant
dans ce passage la transformation de la simple expérience pourrait-on
dire en une expérience esthétique. Cette notion de passage-là est déter-
minante dans son œuvre, nous l’avons vu avec The Passing. La ques-
tion du passage chez Viola tient également à des considérations
temporelles, propres au médium vidéo, et sur lesquelles Viola joue en
combinant des niveaux de temps différents. Dans un entretien intitulé
« La sculpture du temps » Raymond Bellour interroge Bill Viola sur le
temps, les temps : « En d’autres termes il y a trois “temps” distincts. Le
premier, c’est ce temps continu qui ne concerne que vous et votre percep-
tion de la réalité telle qu’elle apparaît simultanément sur le moniteur.
Puis il y a le temps de l’enregistrement, qui opère une sélection dans
ce continuum ; et enfin le montage final a lui-même son temps spéci-
fique, qui crée l’illusion que le deuxième temps, celui de l’enregistre-
ment, possède la continuité du premier. » Et Bill Viola répond : « Oui,
exactement. D’après moi, ce qu’il faut surtout développer quand on fait
de la vidéo, c’est l’aptitude à sentir que ces “autres temps” sont déjà
inclus dans le premier temps, celui de l’expérience sensorielle. L’acte
d’enregistrer, qui est aussi un ici et maintenant, et la transformation de
1. Id.
cet enregistrement, qui en fait l’objet d’un futur, sont tous deux réels
et doivent coexister quand j’élabore une bande. » 1
Cette coexistence de temps différents dans les bandes de Bill Viola
tient à la matière de l’image, des images qui sont d’origines différentes :
image du rêve (et le rêve est souvent présent dans son œuvre), image
mentale, image de la mémoire, expérience vécue. Le reste est affaire
de montage : « Ce genre d’expérience vous reste ; elles continuent de
réapparaître sous forme d’images, et ces images sont la base de tout
mon travail. Dans un sens, mon travail en est une transcription fidèle,
mais il a plus à voir avec l’après-coup de l’expérience qu’avec l’expé-
rience elle-même. Comme si la mémoire était une sorte de filtre, un
processus de montage, elle aussi. En fait, le montage a lieu tout le temps.
On crée et on transforme sans cesse des images 2 », raconte Bill Viola 115
1. « La sculpture du temps », entretien avec BILL VIOLA par RAYMOND BELLOUR, Cahiers du
cinéma, janvier 1986, p. 41.
2. Id.
et réparties en plusieurs points du temps et en plusieurs temporalités 1. »
Cet acte décisif est appelé la perception. Mais il faudrait penser, contre
Merleau-Ponty, là, et dans une perspective plus bergsonienne, une percep-
tion qui recueille, accueille aussi bien le rêve que le souvenir, qui en
est la combinaison, la concordance.
La perception particulière que nous avons vu comme celle du rêve
peut et doit se penser sur le modèle d’une perception dite « réelle ». Mais
quelle est la réalité de cette perception, sachant que ce qui distingue le
rêve de la perception c’est que ce qui vient de la perception vient d’un
dehors ?
« Rien n’est plus difficile que de savoir au juste ce que nous voyons 1 », 117
écrit Merleau-Ponty.
La question pourrait être, en premier lieu, que voyons-nous du monde ?
Que savons-nous du monde ? Qu’est-ce que la vision du monde, des
choses du monde, des œuvres de l’art nous apprend sur la réalité ou la
vérité du monde ? Et plus loin, que percevons-nous du monde ?
1. Les développements autour du tableau de Friedrich et les lignes qui suivent ont fait l’objet
d’une conférence dans le colloque « L’art et la face » organisé par le Passage de l’art, Marseille,
avril 2005. Voir SALLY BONN, « Faire face ou la question du vis-à-vis. Interrogation sur la vision »
in L’Art renouvelle le Lycée, le Collège et la Ville, 5, Marseille, Muntaner, 2005, p. 30.
Friedrich met dans le même tableau le voyant et le visible : le spectacle
de la vision.
Le corps voyant et visible n’est pour Merleau-Ponty « ni une chose
vue seulement ni voyant seulement – il est la Visibilité tantôt errante
et tantôt rassemblée 1 ».
de l’histoire, une image saccadée qui contient en quelque sorte des temps
différents. Contretemps de l’histoire, contretemps de la narration.
Monter des citations ensemble, monter des images ensemble pour
créer des rencontres fortuites, une constellation, des constellations de
sens, pour briser, déconstruire la continuité narrative 2 ; les projets de
Benjamin et de Godard sont proches en cela (c’est vrai du cinéma de
Duras également). Il y a chez l’un comme chez l’autre une volonté de
déplacement par rapport à la continuité de l’histoire, déplacement dans
les images, dans l’écriture, pour renverser le sens de l’histoire, de toutes
les histoires. Et la question de l’écriture n’est, bien qu’à un degré diffé-
rent, extérieure ni pour l’un ni pour l’autre. C’est bien dans et par l’écri-
ture même, dans sa pratique même que Benjamin peut accomplir son
projet – de manière justement assez paradoxale puisque le Livre des
passages que Benjamin appelait le « Livre des Livres » n’est que peu
constitué de son écriture à lui, propre.
Pour Godard également, la place de l’écriture est prépondérante. Ses
écrits, textes critiques en témoignent, mais aussi la place de la littéra-
ture comme écriture dans les films, l’écriture manuscrite elle-même et
1. Ibid., p. 478.
2. On trouve, nous le verrons plus loin, cette déconstruction narrative dans le cinéma de Duras.
encore la typographie qui viennent se superposer aux images. L’image
est vue autant que lue : « L’image lue – je veux dire l’image dans le
Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque
du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture 1 », écrit
encore Benjamin. Moment périlleux du temps arrêté de cette image dialec-
tique qui n’est autre que l’image authentique.
1. Ibid., p. 192.
sa tête, dans une sorte de rituel de vérification de l’existence des objets,
des objets du monde et donc du monde et de soi, de son propre corps
(sa tête, pas perdue alors), mais également selon une rythmique musi-
cale comme préparation à une partition ou comme une musique primi-
tive (et la musique dans tout le cinéma de Godard est essentielle, et dans
ce film-là en particulier qui met en scène un orchestre de chambre qui
joue les quatuors de Beethoven).
Tournant ainsi dans sa chambre (d’hôpital), Godard s’assure de sa
présence au monde à la fois par le toucher et par l’ouïe, s’assure de sa
conscience des choses et de sa présence dans le monde des objets.
Cette main qui touche les objets du monde, qui palpe les tangibles
redonne « corps » en quelque sorte au réel, elle raccorde (accorde – comme
les sons – et fait raccord) des éléments. (Deleuze parle de la main dans 135
Sur une page d’un carnet de travail consacré à Prénom Carmen, 139
est écrit :
« à propos du film “Prénom Carmen”
études sur des morceaux de musique
et de morceaux de chair
le corps de la mélodie 1 ».
1. JEAN-LUC GODARD, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, L’Étoile / Cahiers du cinéma,
1985, p. 569.
penser, et force à penser ce qui se dérobe à la pensée, la vie 1 », écrit
Deleuze dans Cinéma, 2. L’image-temps.
« Il faut qu’avec mon corps se réveillent les corps associés », écrit Merleau-
Ponty dans L’Œil et l’Esprit 2, dans lequel il rapporte cette phrase de
Valéry qui dit que le peintre « apporte son corps », ce corps opérant,
entrelacs de vision et de mouvement.
Cette perception que nous avons voulu traverser à travers quelques œuvres,
il nous faut la penser à partir du corps. Après avoir commencé à voir
la dimension tactile de la perception et sans pour autant renverser le
mode perceptif, il faut prendre en compte cette prégnance du monde
140 dans et par le corps. Mon corps est, écrit encore Merleau-Ponty, pris
dans le tissu du monde. C’est par lui, à travers lui que nous percevons
le monde et les œuvres.
Ce dont il a été question jusqu’ici et qu’on a nommé dispositif est préci-
sément la mise en œuvre, en scène et en action d’un mode d’appréhen-
sion des œuvres qui ne soit pas que visuel, c’est-à-dire qui ne soit pas
que vers du dehors. Nous appréhendons les œuvres, le monde à travers
nos sens, non pas seulement par notre regard qui se porte vers l’extérieur,
mais aussi parce que cet extérieur nous touche, qu’il pénètre en nous.
Comment se fait ce mouvement d’entrée et de sortie, de réversibilité, c’est
ce que le dispositif met en jeu en mettant le corps en scène et/ou en action.
Y a-t-il un regard sans corps, une perception sans corps, une pensée
sans corps ? Pour continuer en quelque sorte à mettre fin à la dicho-
tomie corps-esprit qui, si elle semble avoir été largement traitée, n’en
continue pas moins d’être opérante et pour que philosophie et art puis-
sent se conjuguer, il faut renouer avec l’évidence du corps, comme le
proposait au XVIIIe siècle le philosophe Karl Gottlob Schelle, ami de
Kant, dans un petit traité intitulé L’Art de se promener.
Tenant d’une philosophie pratique, Schelle fait de la promenade l’exemple
d’une pratique « spéculative », loin d’être une activité purement physique.
dans l’espace.
Et les expériences accomplies par les artistes du Land Art sont pour
cela également déterminantes. L’idée que l’œuvre peut aussi se faire
dans l’espace de la nature, hors les murs, en déplaçant les corps et en
transformant les œuvres, en les déterritorialisant. On trouve par exemple
chez Richard Long cette dimension de promenade, de déplacement
physique du corps comme de déplacement géographique. Voir le monde
devient une attitude esthétique, s’y promener fait œuvre. En 1967, Long
intervient sur le paysage avec A Line Made By Walking. Il grave un
chemin rectiligne à mesure qu’il va-et-vient dans un champ en écrasant
l’herbe et les fleurs sous ses pas. Long impose sa trace sur le paysage,
sa démarche est tout entière dans cette trace, trace éphémère de l’ar-
tiste qui laisse la nature reprendre ses droits et, de cette manière, établit
un dialogue avec elle. Tension, fil tendu entre l’artiste et la nature, et
chaque pas marque pas marqué sur le sol, chaque trace dans l’espace,
chaque pierre déplacée, chaque marche solitaire maintient cette tension,
ce fil tendu. La distance, le cheminement, le temps, l’expérience des
lieux, quels qu’ils soient, autant que le matériau, constituent l’œuvre.
1. KARL GOTTLOB SCHELLE, L’Art de se promener (1802), trad. Pierre Deshusses, Paris, Rivages
et Payot, « Rivages poche / Petite bibliothèque », 1996, p. 32.
Ainsi la position de l’homme dans le paysage, justement comme corps
dans l’espace, induit-elle un rapport esthétique à la nature (en tant que
cette nature se « paysagise » par le regard).
Si nous avons déjà vu comment la position de l’homme dans le paysage
donnait lieu au sentiment esthétique, c’est, par un mouvement de réver-
sibilité, du point de vue du corps et non plus du regard que nous pensons
à présent ce rapport.
L’expérience inaugurale des paupières coupées telle que décrite par Kleist
face au spectacle « différé » par la représentation d’une étendue d’eau
illimitée est une épreuve physique du regard, du regard qui cesse de
voir et qui éprouve dès lors la douleur de l’éblouissement, de l’aveu-
142 glement, qui éprouve par le corps. L’aveuglement est alors le mode d’accès
au réel de nos sens, comme rencontre avec cette chair du monde que la
phénoménologie s’est employée à penser.
1. Un point que développe JEAN-PIERRE CLÉRO dans Théorie de la perception, op. cit.
S’il y a communication significative entre les choses et l’esprit, elle
n’est possible que parce que l’homme n’est pas une pure « substance
pensante », mais un mixte, une conscience impliquée dans le monde,
un « je perçois » et non un « je pense désincarné ».
Le corps se trouve par conséquent au centre de cette « phénoméno-
logie de la perception ».
Le corps propre est défini par Merleau-Ponty comme « véhicule de
l’être-au-monde ». Mon corps est mon point de vue sur le monde. Le
corps est ressaisi comme vecteur de la vie perceptive plutôt que pensé
pour lui-même. Le corps est donc le sujet de la perception, et la conscience
est définie comme incarnée.
1. EDMUND HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phéno-
ménologique pures, II. Recherches phénoménologiques pour la constitution (Ideen II, 1913),
trad. Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1982, p. 213.
touché. Mais le mouvement de réversibilité qu’emploie Merleau-Ponty
pour penser le corps se « retourne » en quelque sorte au profit d’une
sorte d’indistinction entre la chair et le monde. Le corps est donc à la
fois chose parmi les choses et aussi celui qui les voit et les touche : « Si
le corps est un seul corps dans ses deux phases, il s’incorpore le sensible
entier dont il fait partie, et sur le monde […] Il nous faut rejeter les
préjugés séculaires qui mettent le corps dans le monde et le voyant dans
le corps, ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant, comme
dans une boîte. Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le
monde est chair 1 ? » Mais, Merleau-Ponty le précise plus loin, la chair
n’est pas la matière, « elle est l’enroulement du visible sur le corps voyant,
du tangible sur le corps touchant, qui est attesté notamment quand le
144 corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les choses ».
Certains textes philosophiques ont accordé un certain privilège au
toucher – et l’on pourrait le croire de Merleau-Ponty également – en
passant de la vue au toucher, de la vision au contact. Derrida s’en est
fait le commentateur magistral dans son ouvrage consacré au toucher
tout autant qu’à l’œuvre de Jean-Luc Nancy et intitulé Le Toucher, Jean-
Luc Nancy, qui retrace toutes les théories du toucher en partant de cet
œil qui parfois touche, cet œil qui pour atteindre ce vers quoi il se tend,
tente de toucher, afin d’exposer la singularité du « corpus » de Nancy.
Avec quoi nous touchons, que touche ma main quand elle touche les
choses, que touche-t-elle quand elle touche mon corps ? Un objet ou non ?
Derrida s’attache, par exemple, à débusquer dans les analyses phéno-
ménologiques des traces de cette pensée du corps telle que Nancy la
poursuit.
Puisque la question de l’exemple a paru un motif de réflexion fréquent
pour Derrida – par exemple le cadre qui avait ouvert notre réflexion –,
nous le retrouvons ici, emprunté à Husserl et qui ouvre une vaste inter-
rogation sur la main – par exemple la main. Le corps ne devient corps
propre chez Husserl que par le toucher, ainsi, le corps propre vivant est
« le seul et unique objet qui peut être mis en mouvement de manière
spontanée et immédiate par le vouloir de l’ego pur qui est le mien, et
1. Ibid., p. 213.
2. Émission Océaniques, « Duras-Godard. Deux ou trois choses qu’ils se sont dites », émission
Océaniques préparée par Colette Fellous et Pierre-André Boutang, réalisation Jean-Didier
Verhaeghe, FR3, décembre 1987, 60 min.
s’asseoir à la table de discussion – comme une table des négociations,
table qui renoue avec le dispositif du Camion – et prend la main de
Duras toujours assise, lui prend la main, la touche et lui dit, « je voulais
juste te prendre la main ». Il lui prend la main pour revenir dans l’ordre
du discours et de la présence, revenant ainsi, revenant ainsi au présent,
dans le maintenant. C’est-à-dire que pour revenir, de la pièce à côté ou
de l’ailleurs où il était, il lui faut toucher la main de l’autre, pour revenir
à elle autant qu’à lui-même.)
1. « La sculpture du temps », entretien avec BILL VIOLA par RAYMOND BELLOUR, loc. cit.
drap blanc, dans le blanc de la pièce. Brusquement, il se lève, se tourne
et se retourne sur sa couche, cherchant une meilleure position pour le
sommeil et démentant ainsi sa propre mort. Il se réveille, finalement.
Il se penche et met ses lunettes, puis lit et enfin se tourne vers la caméra,
regarde à travers elle plus qu’il ne nous regarde, regarde au-delà d’elle
et avance sa main pour toucher l’écran, nous. À ce moment-là, l’image
se retourne en quelque sorte (par un effet de réversibilité – là encore –
que l’on retrouve dans la similitude des deux femmes du film, simili-
tude qui suggère leur réversibilité) pour montrer la main du jeune garçon
toucher, caresser, tenter d’éprouver dans son absence ce visage de femmes
qui est changeant, mouvant (on le comprend après, il s’agit du visage
de deux femmes différentes qui se succèdent et se confondent par un
effet de flou et de net). L’effet est saisissant, il y a proprement retour- 149
1. GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 614.
peut-être, selon le principe de réversibilité merleau-pontien) ? Comme
si la vision se faisait finalement contact, par le contact, comme si l’œil
touchait la chose même ?
Dans Persona, la main du jeune garçon vient combler un manque,
elle vient soutenir le regard, l’aider à rapprocher le lointain, à couvrir la
distance. Mais, en même temps, cette distance est comme redoublée par
cette tentative de préhension. Le visage de la femme (la mère) reste à
jamais inatteignable, par les yeux comme par la main. La main ici ne fait
que caresser une surface, une paroi. Elle reconduit un geste originel, celui
de couvrir de sa main une paroi, d’y laisser une trace, d’y inscrire une
présence pour, évidemment contredire l’absence ou la peur de l’absence.
Il y a là le recommencement d’un geste ancestral, quasi préhistorique
de laisser la trace de sa main sur les parois (d’une caverne). Ses mains 151
1. MARGUERITE DURAS, La Couleur des mots, entretiens avec DOMINIQUE NOGUEZ, Paris,
Benoît Jacob, 2001, p. 178.
2. EMMANUEL KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), trad. Michel Foucault,
Paris, Vrin, 1988 (1964), p. 37-38.
Le sens du tact est selon Kant le sens le plus important et celui qui
enseigne avec le plus de certitude, bien qu’il soit aussi le plus grossier.
Il fait partie des trois sens objectifs, avec la vue et l’ouïe, – les sens dits
subjectifs sont le goût et l’odorat – et c’est le seul sens de la percep-
tion extérieure immédiate. « Sans cet organe des sens, nous ne pour-
rions pas nous faire une notion d’une forme physique ; les deux autres
sens de la première catégorie doivent être originairement rapportés à
ces perceptions pour constituer une connaissance par l’expérience », pour-
suit Kant. La nature n’a donné de main qu’à l’homme. C’est à l’homme
qu’est réservé ce sens du toucher comme capacité à s’informer de la
configuration d’un objet extérieur, à éprouver la forme physique d’une
chose, d’en faire le tour, d’en décrire le contour, d’en éprouver la limite.
Ce que décrit Kant est une expérience phénoménale de la main qui, sans 153
1. GEORGE BERKELEY, Théorie de la vision, défendue et expliquée (1733) in Œuvres, t. II, trad.
Geneviève Brykman, Paris, PUF, 1987, p. 228.
2. Ibid., p. 243.
3. EMMANUEL LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 206.
dans certaines expériences de visions troublées où le corps est dès lors
mis en danger. Dans l’espace vide, la vision se mue en prise.
Cette main, cette fois invisible, est celle que j’utilise lorsque je me trouve
soudain dans l’obscurité, lorsque j’ai perdu mes repères usuels et que je
ne peux plus compter que sur mon corps comme obstacle à l’invisibilité
(souvenons-nous de l’effet lié sublime que produit l’obscurité chez Burke).
Cette main que j’utilise également lorsque je traverse l’espace brumeux
des installations de Ann Veronica Janssens (ces brouillards colorés). La
main devient un repère dans l’espace pour faire face à une invisibilité
d’autant plus étrange sinon inquiétante qu’elle n’est pas obscure. Qu’est-
ce que cette œuvre et comment la définir ? : « C’est un clapotement, une
rumeur, un brouillard, une danse de poussières. C’est un état de mort
156 ou de catalepsie, de sommeil ou d’endormissement, d’évanouissement,
d’étourdissement 1 », écrit Deleuze à propos du monde n’existant pas
en dehors des monades, ces petites perceptions leibniziennes sans objet,
ces microperceptions hallucinatoires. Hallucinatoire est probablement
le mot qui convient le mieux à l’expérience perceptive à laquelle nous
invite Ann Veronica Janssens. La perception est hallucination, mais vertige
également, faisant perdre au corps ses repères usuels, transformant ce
que Pierre Kaufmann nomme l’expérience émotionnelle de l’espace 2 en
expérience fondamentalement perceptive.
Les brouillards colorés d’Ann Veronica Janssens sont des installa-
tions (dans des musées ou espaces d’exposition) dans une ou plusieurs
pièces closes d’un brouillard artificiel coloré par des filtres. Le specta-
teur (?) doit alors pénétrer dans la pièce par une sorte de sas et est ensuite
laissé dans un espace dans lequel il peut se tenir et duquel il peut sortir
sans pour autant savoir où se trouve la sortie ni quelles sont les dimen-
sions de la pièce.
Après un premier moment d’étrangeté voire de stupeur à se trouver
ainsi « dans le brouillard » auquel le corps ne peut répondre que par
l’immobilité, le corps se met en mouvement et dans ce mouvement,
1. MIEKE BAL, « Ann Veronica Janssens. Labo de lumière » in Ann Veronica Janssens. Une image
différente dans chaque œil, Bruxelles, La Lettre volée / Espace 251 Nord, 1999, p. 87.
2. EMMANUEL LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 206.
que dans la sensation visuelle ou tactile, « l’identité du moi enveloppe
l’altérité de l’objet qui précisément devient contenu 1 ». Le garçon de
Persona ne peut lui-même ni voir, ni toucher le visage de sa mère qui
se donne, qui est présent dans son refus, comme refus.
Le dépassement de la dualité du tactile et de l’optique est cependant
abordé par de nombreux philosophes.
Accordant ainsi un privilège quasi transcendantal au tact, Derrida se
propose dans Le Toucher de débattre (sans combattre) et d’identifier
l’intuitionnisme, un intuitionnisme constitutif de la philosophie même,
du geste, écrit Derrida, qui consiste à philosopher c’est-à-dire qui consiste
à retenir le toucher dans le regard pour assurer à celui-ci le plein de
présence immédiate.
« Le plein de présence immédiate, cela signifie surtout l’actualité de 159
1. Ibid., p. 211.
2 JACQUES DERRIDA, Le Toucher, op. cit., p. 138.
3. HENRI BERGSON, La Pensée et le Mouvant (1934), Paris, PUF, 1950, p. 27.
pour objet l’immédiat. L’immédiateté est une valeur qui s’attache au
contenu et non à la modalité de la conscience ; ainsi tout ce qui s’offre
directement à la conscience doit être tenu pour réel. Dans un chapitre
de Matière et mémoire intitulé « Le rôle du corps », Bergson énonce
une loi rigoureuse qui « relie l’étendue de la perception consciente à
l’intensité d’action dont l’être vivant dispose 1 », c’est-à-dire qu’action
et mouvement du corps déterminent en quelque sorte l’étendue de la
perception. Cependant, l’univers bergsonien est un univers a-centré où
la perception est déjà dans les choses et n’a pas besoin du regard humain,
de la lumière ou de l’œil pour apparaître. Tout le problème, selon Bergson,
est qu’on « se représente la perception comme une vue photographique
des choses, qui se prendrait d’un point déterminé avec un appareil spécial,
160 tel que l’organe de perception, et qui se développerait ensuite dans la
substance cérébrale par je ne sais quel processus d’élaboration chimique
et psychique. Mais comment ne pas voir que la photographie, si photo-
graphie il y a, est déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur même des choses
et pour tous les points de l’espace 2 ? » On sait que Deleuze a trouvé
dans la philosophie et l’univers de Bergson une voie pour penser le cinéma
et notamment à partir de Matière et mémoire qui servira de base à ses
concepts d’image-mouvement et d’image-temps. Ce qui intéresse
Deleuze c’est justement cet univers d’images qui ne sont plus mentales
au sens classique puisqu’elles coïncident avec les mouvements. Ce sont
des images en soi, un univers d’images en soi qui reposent sur une série
d’équivalences (dont celle, première, de l’image et du mouvement). Les
images en soi de Bergson n’ont pas de spectateur, c’est un apparaître
qui ne s’adresse à personne. « Si elles n’apparaissent pas à quelqu’un,
c’est-à-dire à un œil, c’est que la lumière n’est pas encore réfléchie ni
arrêtée », écrit Deleuze. « En d’autres termes, l’œil est dans les choses,
dans les images lumineuses elles-mêmes. » 3 Il y a là, pour Deleuze, une
rupture complète avec toute la tradition philosophique, mais aussi avec
la phénoménologie qui bien que constituant l’un des deux projets de
1. Ibid., p. 88.
mémoire sur de la mémoire, et chaque mémoire effaçant tout souvenir,
et cela indéfiniment 1 ». Ces brouillards colorés sont de la matière, du
temps (de la durée) matérialisé dans lequel le temps justement se distend.
Ce n’est plus le temps commun, c’est un temps plus grand, un temps
plus réel et déconnecté du temps historique et du temps social. La durée
suppose la continuation et la préservation du passé dans le présent, c’est
ce que Bergson appelle la mémoire.
Les brouillards sont le temps de la mémoire, du temps de la mémoire.
Ce brouillard qui dans un film d’Angelopoulos, Paysage dans le brouillard,
est celui qui contient, retient l’image – image de la mémoire et du
souvenir –, qui est le vecteur de l’apparition possible de l’image d’abord
et de sa réalité ensuite. L’image est celle d’un arbre dans le brouillard
162 que les deux enfants partis à la recherche de leur père désignent comme
lieu à atteindre, comme ce lieu où justement le brouillard peut se lever,
où l’errance peut cesser. Ainsi traversent-ils des paysages, en train, en
bus, à pied, en camion, de la Grèce jusqu’en Allemagne où se trouve-
rait leur supposé père, avec comme talisman une image (petit ektachrome)
d’un arbre dans le brouillard, qu’ils reconnaissent dans un vaste paysage
au passage de la frontière vers l’Allemagne, à la fin du voyage et du
film. Le brouillard aura été le garant de la mémoire du père (qui n’est
en Allemagne que dans le récit de la mère, que les enfants ne peuvent
donc « réellement » pas retrouver), le brouillard aura contenu la
mémoire, le souvenir et l’image du père absent.
C’est bien selon une hiérarchie que se fait le passage d’une valeur
de la main à une autre, le degré supérieur étant atteint lorsqu’il n’y a
plus de subordination de la main à l’œil ou de l’œil à la main, œil et
main, main et œil ont le même pouvoir d’atteindre les choses, préci-
sément parce qu’il n’y a pas de distance. L’espace haptique est un espace
d’équivalence entre la main et l’œil entre l’œil et la main, entre les
sens. Le toucher ayant une fonction optique, le peintre alors touche
avec les yeux.
164 Cette fonction se retrouve chez Merleau-Ponty qui, s’il ne nomme pas
haptique l’espace dans lequel toucher et vision se rencontrent, inscrit cepen-
dant la vision dans un champ quasi spatial : «Le fait que la vision véri-
table se prépare au cours d’une phase de transition et par une sorte de
toucher avec les yeux ne se comprendrait pas s’il n’y avait un champ tactile
quasi spatial, où les premières perceptions visuelles puissent s’insérer 2.»
Le lien entre vision et toucher, est à penser comme une ouverture de
la vision dans un espace justement, comme une nouvelle configuration
de la perception.
Mais si Merleau-Ponty, en reprenant cette réversibilité du touchant
et du toucher l’étend à la vision (c’est la critique que fait Derrida dans
Le Toucher), s’appuyant sur Husserl qui pourtant dissocie radicalement
vision et toucher, en attribuant la même réflexivité charnelle au voir et
au toucher, c’est finalement pour accorder le primat à la vision.
L’expérience visuelle reste première pour Merleau-Ponty : « […] les
sens ne doivent pas être mis sur le même plan, comme s’ils étaient tous
également capables d’objectivité et perméables à l’intentionnalité.
L’expérience ne nous les donne pas comme équivalents : il me semble
que l’expérience visuelle est plus vraie que l’expérience tactile, recueille
en elle-même sa vérité et y ajoute, parce que sa structure plus riche me
1. GILLES DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1984, p. 99.
2. MAURICE MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 258.
présente des modalités de l’être insoupçonnables pour le toucher 1. »
Ainsi le primat de la vision tel que l’expose Merleau-Ponty corres-
pond-il en partie avec ce que les dispositifs ont mis en place pour induire,
conduire la perception. C’est bien, en premier lieu par la vision que la
perception advient, mais quasiment à égalité avec les autres sens que
Kant nommait les sens objectifs, l’ouïe et le toucher. Le dispositif tel
qu’il s’est ouvert interrogeait de prime abord la vision (les lumières de
la caverne platonicienne), puis avec Friedrich la vision et l’ouïe, mais
le corps aussi, installé « au milieu du visible », installé par l’artiste au
lieu de la vision, au lieu de l’écoute, au lieu de l’expérience de l’art.
Cette première « installation » qui renvoyait bien sûr à la position d’un
spectateur, d’un spectateur cinématographique nous a conduit au
cinéma qui est plus que d’autres arts probablement concerné par cette 165
1. Ibid., p. 270.
schéma simple, le film propose des mouvements qui induisent le retour-
nement et le dédoublement de la vision. Le personnage est censé être
ce qui voit et ce qui l’entoure ce qui est vu. Sauf que tout au long du
film se produit des relations, des échanges entre celui ou ce qui voit et
ce qui est vu. Le film s’ouvre sur un œil en très gros plan, sur la paupière
qui se ferme et s’ouvre, sur le grain, la texture de la paupière qui appelle
immédiatement la texture d’un mur en ciment le long duquel le person-
nage apparaît ensuite comme poursuivi, se cachant, le dos un peu courbé,
un chapeau et un tissu lui couvrant une partie du visage et une mallette
à la main qui lui sert à se protéger manifestement des regards, regard
des passants, mais aussi, on le comprend progressivement regard de la
caméra. Œil unique, comme l’œil du personnage qui est borgne, comme
166 cet œil unique qu’est la caméra. Le personnage court, se cache, monte
un escalier, pénètre dans une chambre, toujours de dos, comme
retourné, tourné contre, puisqu’il se protège du regard des autres et que
la caméra fait partie de ces autres (comme nous, d’ailleurs). Œil dans
le dos du personnage, qui le suit, qui le traque, qui ne le lâche pas. La
caméra est aussi successivement cet œil qui suit le personnage et l’œil
du personnage lui-même. Nous voyons alternativement avec ses yeux
– son œil, flou d’ailleurs – ou on le voit voir, voir qu’on le regarde (qu’on
le perçoit) et ce regard c’est aussi bien une surface réfléchissante (une
fenêtre, un miroir), une image (un visage aux gros yeux), que les yeux
d’un chat, d’un chien, d’un perroquet ou d’un poisson. La caméra tourne
dans la chambre suivant toujours le dos du personnage qui se soustrait
progressivement à tous ces « regards » en les couvrant (les objets) ou
les expulsant (les animaux). Il peut alors se poser et se reposer (à l’abri
des regards) sur une berceuse dont les deux trous du dossier ouvragé
pourraient être des yeux, des yeux qui, lorsqu’il s’assoit sont dans son
dos, comme la caméra. Cette caméra, cet œil-caméra tente, lorsque le
personnage s’assoupit et baisse sa vigilance, de pénétrer dans la surface
d’écart, dans l’angle de vision qui lui était assigné (un angle de 45 degrés
dont Beckett a fait le schéma et que Deleuze analyse dans Cinéma, 1.
L’image-mouvement) mais doit reculer quand il se réveille, quand il le
« sent » en fait. Lorsque le personnage s’assoupit enfin, la caméra tourne
alors, entre dans la surface de vision, se poste face au personnage pour
révéler, se révéler et lui révéler que l’on n’échappe pas à la perception
de soi. La caméra se place alors du point de vue du personnage assis qui
se voit debout puisque l’autre, c’est lui, et il en meurt. Il meurt de ce retour-
nement, il meurt de voir devant lui cet œil qui était dans son dos, comme
si au fond c’est lui-même qui se retournait, comme un gant. (Merleau-
Ponty le dit, le soi et le non-soi sont comme l’envers et l’endroit.)
Il y a dans ce film à la fois un effet de retournement (celui aussi qui
présidait à cette traversée de l’écran dans Persona) et un effet de dédou-
blement ; à la fois, c’est qu’ils s’imbriquent, il se conjuguent. En se retour-
nant, l’œil (caméra) se dédouble. Le regard se regarde. L’étrangeté ne
consiste-t-elle pas dans l’écart, la distance de l’être percevant et perçu
avec lui-même ? Ce à quoi fait face le personnage de Film c’est sa propre
distance avec lui-même : le propre de l’être perçu est-il d’être un être 167
à distance ?
1. Ibid., p. 168-169.
des morceaux de plans qui donnent à la chair son armature. « Le diffi-
cile est de joindre, non pas les mains, mais les plans 1. » Arrière-plan,
ou avant-plan, plans horizontaux ou verticaux, fenêtres, miroirs, portes
ou sols, il s’agit au fond de cadres, ces cadres qui sont les faces du bloc
de sensation, le cadre dans lequel le corps (la chair) s’épanouit, mais
au-delà duquel il peut se porter également, duquel il peut sortir. Ces
cadres que nous avons pensé comme des dispositifs dans lesquels et au
travers desquels les œuvres s’inscrivent, sont vues, senties, éprouvées,
objets d’une expérience et d’une sensation.
La chair n’est donc pas pour Deleuze cet horizon à partir duquel les
œuvres sont visibles, elle ne se confond pas avec ce que Merleau-Ponty
nomme la chair du monde. Le corps est distinct de ce qu’il appréhende,
170 de ce qu’il éprouve.
La perception du monde pour la phénoménologie est une perception
centrée, alors que Deleuze tend vers une perception décentrée ou a-centrée.
Cherchant à situer l’œuvre de Deleuze dans le champ de la philosophie
qui lui est contemporaine, l’ouvrage d’Alain Beaulieu Gilles Deleuze
et la phénoménologie établit les accords et désaccords dans un travail
de comparaison et de comparution des thèses deleuziennes et merleau-
pontiennes (husserliennes également).
Comparant les pôles de la perception dans les œuvres de Deleuze et
de Merleau-Ponty, Alain Beaulieu écrit : « Pour le premier, la percep-
tion va de l’œil non humain à un monde décentré. Pour le second, la
perception a son assise à la fois dans le monde Sensible et dans le regard
de l’homme pour aboutir à une reconnaissance réciproque de leur unique
texture, de leur appartenance mutuelle à un monde unique fait du même
tissu 2. » La perception deleuzienne est une perception matérielle, celle
de Merleau-Ponty une perception sensible.
Ce que Deleuze reproche en quelque sorte à la phénoménologie, c’est
de ne pas se distinguer totalement de la transcendance, de ne pas y parvenir.
Le corps phénoménologique est un corps incarné qui suppose un carac-
tère d’idéalité et de transcendance quand le corps deleuzien est un corps
1. Ibid., p. 170.
2. ALAIN BEAULIEU, Gilles Deleuze et la phénoménologie, Mons, éditions Sils Maria, 2004, p. 148.
qui « n’est pas idéalement connecté avec l’extérieur, mais il est traversé
par le dehors des forces primitives 1. » Le corps deleuzien est un corps
constitué de forces, mais ces forces donnent lieu à des dérèglements.
Deleuze développe dans Mille plateaux l’idée qu’il emprunte à Artaud,
d’un corps sans organes. Le corps sans organes est un corps de pure
intensité d’énergie, qui ne se réduit pas à des parties, qui n’est pas hiérar-
chisé comme un organisme. Le corps sans organes est un ensemble de
pratiques, c’est aussi une limite. Il ne peut être peuplé que par des inten-
sités, qui seules passent et circulent. La théorie du corps sans organes
chez Deleuze est celle d’un corps travaillé, façonné et non soumis (il
pourrait rentrer, en cela, dans les catégories du dispositif).
« Je dois avoir un corps, c’est une nécessité morale, une “exigence” 2 », 171
1. Ibid., p. 156.
2. GILLES DELEUZE, Le Pli, op. cit., p. 113.
Il y a une dimension « active » de la perception et c’est cette dimen-
sion active que le dispositif artistique conduit et reconduit. C’est bien
parce que le dispositif est la mise en scène, en œuvre et en action d’une
inscription particulière du corps dans l’espace que la question du mouve-
ment ou de l’action se pose. C’est ainsi, chez Bergson, l’action et le
mouvement du corps qui déterminent l’étendue de la perception.
Perception et action sont ainsi liées : «la perception dispose de l’espace
dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps 1 ».
Pour Merleau-Ponty, la perception est un fond et apparaît ne pas être
un acte. C’est du moins la lecture et la critique que fait Jean-Pierre Cléro
de la pensée merleau-pontienne de la perception, retenant cette phrase
de l’avant-propos à la Phénoménologie de la perception : « La percep-
172 tion n’est pas une science du monde, ce n’est même pas un acte, une
prise de position délibérée ; elle est le fond sur lequel tous les actes se
détachent et elle est présupposée par eux 2. » Pourtant, plus loin dans le
texte, Merleau-Ponty déclare que la perception n’est pas un événement,
mais un acte du sujet, qu’elle constitue le monde en se le représentant,
qu’elle en découvre le sens : « […] et la perception est justement cet
acte qui crée d’un seul coup, avec la constellation des données, le sens
qui les relie, – qui non seulement découvre le sens qu’elles ont mais
encore fait qu’elles aient un sens. » Et quelques pages plus loin : « Or
il y a bien un acte humain qui d’un seul coup traverse tous les doutes
possibles pour s’installer en pleine vérité : cet acte est la perception, au
sens large de connaissance des existences. » 3 Cet acte que Merleau-
Ponty dit « décisif » consiste à réunir d’un seul coup des expériences
concordantes et disjointes. La perception est donc un acte, mais un acte
réflexif, et la dimension pratique que veut lui donner par exemple Jean-
Pierre Cléro se distingue de cette « actualisation réflexive ». Il y a donc
bien la pratique qui sous-tend la perception. C’est ce que Jean-Pierre
Cléro dans son ouvrage Théorie de la perception. De l’espace à l’émo-
tion se propose de penser à partir de ce qu’il nomme une « théorie des
Savoir, c’est avoir vu, au sens large de voir, lequel est : appré- 175
hender, éprouver la présence du présent en tant que tel 1.
MARTIN HEIDEGGER
Nous avons commencé par nous interroger sur ce que nous savions
du réel, du monde, de ce qui nous entoure, par nos sens. Quel est ce
savoir que nous donnent nos sens : la vue, le toucher, l’ouïe ? Et quel
est ce don ?
1. MARTIN HEIDEGGER, « L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part (1950),
trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, « Tel », 1988 (1962), p. 66.
don aller voir ailleurs, en l’occurrence dans les pages que Derrida consacre
au don dans Donner le temps, 1. La fausse monnaie.)
Si la formulation est intéressante, c’est qu’elle ne parle pas de créa-
tion mais bien de don, un don indirect en quelque sorte puisque personne
ne donne ce qui est à donner (le visible) qui, d’une certaine manière est
toujours déjà donné.
Ces principes de Poussin sont précédés et suivis par une série d’autres
formules qui concernent, toutes sur le même mode grammatical, la lumière,
la couleur, le terme, le moyen transparent, l’instrument ; ainsi : « Il ne
se donne point de visible sans… »
Il s’agit d’une lettre à M. de Chambray, une réponse à l’envoi d’un
livre sur la peinture intitulé Idée de la perfection de la peinture et à
176 laquelle Poussin répond par ses propres considérations sur la peinture,
ou, plus exactement sur l’imitation, cette sorte d’imitation qu’est la pein-
ture : « C’est une imitation faite avec lignes et couleurs en quelque super-
ficie de tout ce qui se voit dessous le soleil, sa fin est la délectation 1. »
S’ensuivent les :
1. NICOLAS POUSSIN, Lettres et propos sur l’art (1629-1650), Paris, Hermann, 1989 (1964),
p. 174.
tion, prise au sens habituel du mot. C’est une seule et même chose qu’une
réalité naturelle nous soit originairement donnée […] ou que nous la
percevions dans une intuition simple 1. »
Merleau-Ponty étend, lui, le concept de perception comme donation
en chair. La « foi perceptive » est synonyme de donation de chair. (C’est
d’ailleurs cette « foi » perceptive qui fait dire à Deleuze lorsqu’il parle
de « curieux carnisme » que la chair est une notion pieuse et sensuelle
à la fois, « un mélange de sensualité et de religion ». N’est-ce pas, au
fond, ce que nous donne à voir Godard dans Je vous salue Marie ?) Il
faut avoir « foi » dans la perception pour que le réel se donne et que
j’en éprouve la présence en même temps que ma propre présence.
C’est dans cette perspective que Merleau-Ponty aborde la perception
dans Le Visible et l’Invisible. Fixer le regard sur ce qui nous est appa- 177
1. EDMUND HUSSERL, Recherches logiques, VI (1900-1901), trad. Hubert Élie, Paris, PUF,
1963, p. 85.
2. MAURICE MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 207-208.
(en chair) lorsqu’il est là, lorsqu’il vient combler le regard, lorsqu’il
remplit, en quelque sorte l’écart entre la chose et l’esprit, entre nous et
ce qui est. Chez Husserl comme chez Merleau-Ponty cette forme de
donation a un caractère originaire.
Merleau-Ponty évoque la perception comme archétype de la rencontre
originaire. La rencontre entre « nous » et « ce qui est » est inévitable.
Elle est inévitable mais pas toujours forcément évidente ou immé-
diate. Et certaines expériences nous font éprouver avec force cette possible
évidence, cette présence particulière du visible en tant que visible donné
là, comme tel. On peut penser bien sûr à cette expérience de l’aveu-
glement à laquelle nous avons consacré quelques lignes, on peut aussi
penser au dévoilement qui suit l’aveuglement, à la levée du voile de
178 l’invisible, quand le visible se donne alors comme pour une première
fois. Cette question de l’aveuglement et de sa possible « levée » a passionné
de nombreux philosophes, notamment Diderot dans sa Lettre sur les
aveugles. Comment voit-on le monde quand on recouvre la vue ? Comment
apparaît ce monde quand se fait la lumière ? Qu’est-ce qui se donne là,
si l’on considère que la vue est un don ?
Un très beau texte d’Hélène Cixous intitulé « Savoir » décrit la levée
du voile de la myopie et l’accès à la vision, après une opération. Le
texte est publié dans Voiles et précède un texte de Derrida intitulé « Un
vers à soie ». Dans le dévoilement du réel, le monde apparaît et l’œil
se fait tact. Avant cette opération (de la myopie), le monde ne se donnait
que dans son invisibilité :
Mais à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses propres
yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact.
La continuité de sa chair et de la chair du monde, le toucher
donc, c’était l’amour, et là était le miracle, la donation. Ah ! Elle
n’avait pas su la veille que les yeux sont les mains miraculeuses,
n’avait jamais joui du délicat tact de la cornée, des cils, les mains
les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement
les icis proches et lointains. Elle n’avait pas su que les yeux sont
les lèvres sur les lèvres de Dieu.
Elle venait de toucher le monde de l’œil, et elle pensa : « c’est
moi qui vois ». Moi serait donc mes yeux ? Moi serait la rencontre,
le point de rencontre entre mon âme voyante et toi ? Violente
douceur, brusque apparition, elle lève les paupières et : le monde
lui est donné dans la main des yeux. Et ce qui fut donné en ce
premier jour, ce fut le don même, la dation 1.
Le point de rencontre.
Ce point où l’œil touche. Ce que recouvre la narratrice en recouvrant
la vue c’est à la fois la vision, mais surtout ce mixte de vision et de
toucher qui fait la perception. Si la perception est un « voir » originaire,
elle est aussi un toucher, ou du moins est-elle un toucher de l’œil, un
œil qui touche. La découverte de la vision, d’une vision débarrassée de 179
1. HÉLÈNE CIXOUS, « Savoir » in HÉLÈNE CIXOUS et JACQUES DERRIDA, Voiles, Paris, Galilée,
1998, p. 16.
lui tenait lieu de visage avant le « dévoilement ». Le dévoilement lui
rend le visible et la vérité qui va avec.
La paupière s’ouvre. Voir, voir vraiment. Ce voir, ce don de voir est
l’amour. La rencontre.
Le texte s’intitule « Savoir ». Voir, c’est savoir. « Savoir, c’est avoir
vu », écrit Heidegger. Savoir quelque chose du monde. Savoir aussi que
cette expérience-là, celle de la découverte du monde, la dé-couverte du
monde ne se fera plus, qu’elle est arrivée une fois, qu’elle est une « unique
apparition d’un lointain, si proche soit-il », pour reprendre les termes
de Benjamin. Ce qui est advenu là, dans ce moment, dans cette levée,
c’est le passage entre cet avant et cet après de la myopie. Le passage
entre le dedans (de l’invu) et le dehors (du visible), ce passage est le
point de rencontre. La levée du monde.
Peut-être l’art est-il à la recherche constante de ce point de rencontre,
de ce moment de la levée du monde, de ce dévoilement du visible, de
ce passage d’un invisible au visible. Peut-être est-ce par l’art que nous
retrouvons quelque chose de cette vision originaire, de cette perception
originaire. Que c’est cela la passion de l’image, que cela a à voir avec
l’amour 1.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » répètent plusieurs person- 185
1. JEAN-LUC GODARD, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., p. 501.
visage d’Isabelle et laisse celui d’Hannah dans l’ombre, justement quand
Jerzy semble avoir choisi entre l’une et l’autre.
Ronde de nuit que filme Godard, ou Jerzy. Ronde de nuit qui devient
une ronde de jour dans la bouche de Raoul Coutard, une composition
pleine de trous, d’espaces mal occupés. « Faites comme Rembrandt, dit-
il, regardez les êtres humains attentivement et longuement. »
Si, dans le passage cité plus haut, Merleau-Ponty parle du peintre, il
semble que les questions ou les objets de la recherche qui y sont décrits
soient ceux-là mêmes que cherche et montre à la fois Godard, faisant
de l’œil de la caméra l’œil du peintre, ou l’inverse, substituant à un œil
incarné l’œil machine de la caméra. Le regard du peintre interroge les
fantômes (comme Hamlet), ces fantômes que sont « lumière, éclairage,
ombres, reflets, couleur », sur la visibilité du visible, comme le cinéaste
interroge les fantômes de la peinture sur cette visibilité, sur ce qui distingue
l’ombre de la lumière, ce qui se tient entre l’ombre et la lumière, entre
ou dans ces « trous » de la composition, entre ces espaces mal occupés.
Si les fantômes, dont parle Merleau-Ponty, n’ont d’existence que visuelle
(et il faudrait s’interroger sur ce « que »), la main de la Ronde de nuit est
pourtant « vraiment là ». Elle est vraiment là par le jeu d’ombres qui la
rend en quelque sorte au visible, qui la sort de la seule re-présentation
pour la donner à voir dans un espace qui est comme le nôtre puisqu’il
1. EUGÈNE FROMENTIN, Les Maîtres d’autrefois. Belgique, Hollande, Paris, Plon, 1876, p. 329.
2. MAURICE BLANCHOT, L’Espace littéraire, op. cit., p. 29.
Les paupières coupées.
Cette impossibilité de ne pas voir que représentent les paupières coupées.
1. JEAN-LUC GODARD, « Le chemin vers la parole », propos recueillis par ALAIN BERGALA, SERGE
DANEY et SERGE TOUBIANA, Cahiers du cinéma, n° 336, mai 1982.
2. JEAN-LUC GODARD, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., p. 500.
3. Ibid., p. 269.
4. GILLES DELEUZE, « Trois questions sur Six fois deux (Godard) » in Pourparlers, Paris, Minuit,
2003 (1990), p. 65 (précédemment paru dans les Cahiers du cinéma, n° 271, novembre 1976).
mouvement également. Cette notion de mouvement est importante à
plusieurs titres, outre pour sa place dans le cinéma lui-même, mais dans
l’appréhension de la passion même.
Au sens originaire du mot pathos, avoir une passion est le fait, pour
l’âme, de subir un mouvement. La passion, c’est le mouvement, le fluc-
tuant, ce qui perturbe la raison justement à cause de cette fluctuance.
La passion est ce qui force en quelque sorte la barrière du logos, qui en
bouscule les limites, qui les trouble, qui provoque du mouvement. La
philosophie s’est donnée pour tâche de se tenir à l’écart de la passion,
à l’écart de ce trouble de la raison, à ce transport de l’âme que provoque
la passion. De Platon à Kant en passant par Descartes ou Spinoza, tous
– ou presque – condamnent la passion 1. Absence de liberté, maintien
192 dans l’ignorance, fausses croyances issues des passions. Les passions,
on le sait, « aveuglent ».
Dans ce combat entre Raison et Passion, la philosophie du XVIIIe
siècle va cependant s’employer à déterminer la nature de l’âme sans
rejeter les passions hors de cette nature. Après Descartes qui considé-
rait les passions comme une maladie, Diderot les réhabilite. Pour lui,
tout ce qu’il y a de meilleur dans la poésie, la peinture, la musique,
jaillit de cette même source. Il écrit en toute première partie de ses Pensées
philosophiques : « On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute
toutes les peines de l’homme, et l’on oublie qu’elles sont aussi source
de tous ses plaisirs. C’est dans sa constitution un élément dont on peut
dire ni trop de bien ni trop de mal. Mais ce qui me donne de l’humeur,
c’est qu’on ne les regarde jamais que du mauvais côté. On croirait faire
injure à la raison, si l’on disait un mot en faveur de ses rivales. Cependant,
il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever
l’âme aux grandes choses. Sans elles, plus de sublime, soit dans les
mœurs, soit dans les ouvrages ; les beaux-arts retournent en enfance, et
la vertu devient minutieuse 2. »
C’est aussi Diderot, nous l’avons vu, qui s’interroge sur la question
de l’aveuglement (cet aveuglement à l’origine des passions ?) et qui,
1. Voir à ce sujet MICHEL MEYER, Le Philosophe et les Passions, Paris, Le Livre de poche, 1991.
2. DENIS DIDEROT, Pensées philosophiques (1746), Arles, Actes Sud, 1988, p. 9-10.
par là, fonde sa théorie de la connaissance sur une adéquation entre
l’exercice de l’esprit et celui des sens. La question à l’origine de la Lettre
sur les aveugles était de savoir s’il y a une connexion interne permet-
tant de passer d’un secteur à un autre, par exemple du monde tactile au
monde visible – passage, connexions, mouvements, circulations, liai-
sons, jonctions, mais aussi déliaisons et disjonctions).
Que comprend du monde, en le touchant, un aveugle-né, et quelles
connexions peuvent s’opérer ensuite, lorsque celui-ci recouvre la vue,
entre sa connaissance « aveugle », c’est-à-dire tactile et sa connaissance
visuelle. Ce qui intéresse Diderot c’est comment et par quel effort de
conciliation l’ancien aveugle-né ayant recouvré la vue parvient à établir
la liaison entre les impressions tactiles et la forme visible.
C’est aussi, enfin, ce même Diderot qui écrit, dans le noir, cette lettre 193
1. DENIS DIDEROT, Lettres à Sophie Volland, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1984, p. 48.
mouvement peut se faire. La passion est bien l’initiatrice du mouve-
ment, de cet « acheminement vers » la connaissance. La passion fait donc
bouger, produit du mouvement, ouvre des lignes de fuite ou de flux.
La passion de l’image chez Godard donne lieu à cet affrontement –
et à la fois à cette rencontre – permanent de l’amour et du travail, du
travail et de l’amour, des êtres ensembles et séparés. Godard veut faire
voir l’imperceptible, l’entre, et le et, tout aussi imperceptible.
Imperceptible qui devient perceptible. Deleuze écrit encore : « Le but
de Godard : “voir les frontières”, c’est-à-dire faire voir l’imperceptible.
Le condamné et sa femme. La mère et l’enfant. Mais aussi les images
et les sons. Et les gestes de l’horloger quand il est à sa chaîne d’horlo-
gerie et quand il est à sa table de montage : une frontière imperceptible
les sépare, qui n’est ni l’un ni l’autre, mais aussi qui les entraîne dans
une évolution non parallèle, dans une fuite ou dans un flux où l’on ne
sait plus qui poursuit l’autre ni pour quel destin 1. »
Cet imperceptible n’est-ce pas ce qui se tient entre l’amour et le travail
et qui fait le film, finalement ?
1. Ibid., p. 66.
FRONTIÈRE(S)
Une ligne horizontale de couleur bleue sépare un pont ; un homme (c’est 195
un militaire grec) s’en approche, pose le pied gauche sur la ligne, suspend
le pied droit quelques secondes et dit à celui qui l’accompagne (un jour-
naliste grec) : « Vous savez ce que c’est la frontière ? C’est sur cette ligne
bleue que se termine la Grèce. Si je fais un pas, je suis “ailleurs” ou je
meurs 1. » La ligne bleue dessinant, sur le pont, la séparation, le traverse,
le barre comme le fleuve barre le terrain, la terre, sépare les deux rives
d’un même paysage ou du moins d’une même terre qui n’appartient pas
aux États, qui n’appartient pas, qui s’étend seulement.
Cette ligne, ligne de démarcation et ligne-frontière délimite deux
entités, deux pays, deux langues, deux histoires et pourtant c’est le même
espace, le même paysage, le même « fond ». Le dire – la langue des
hommes – fait voir ici l’absolue étrangeté de cette frontière à la fois
concrète, construite et irréelle ; elle n’est la frontière que « fictionnelle »
et pourtant politique d’un paysage naturellement sans frontière. Cette
ligne de partage instituée, sur laquelle se pose et se suspend le person-
nage, dès les premières images du film de Theo Angelopoulos, Le Pas
suspendu de la cigogne, nous indique un espace impossible, un écart,
1. Les lignes qui suivent sont reprises d’un texte intitulé « L’espace du temps suspendu » à propos
d’un tableau de Piotr Klemensiewicz qui manifeste cette « bordure espaçante » (SALLY BONN,
« L’espace du temps suspendu » in Piotr Klemensiewicz / Encombrements, Arles, Actes Sud, 2005,
p. 133-146).
et c’est parce qu’il est impossible que la question est posée de cette
manière : « Vous savez ce que c’est la frontière ? », qu’est-ce que c’est
donc l’idée de la frontière ?
L’image est forte et, dans sa lenteur et son suspens, elle met en scène
l’ensemble des questions qui gravitent autour de l’idée de frontière, de
part et d’autre mais aussi dessus, là où se pose le pied : une frontière
dite « anthropologique » par concession au dogme selon lequel seul
l’homme a de telles frontières (l’animal a, lui, un (ou des) « territoire(s) »
sans frontières) ainsi que le rappelle Jacques Derrida dans un séminaire
au Colloque de Cerisy autour de son œuvre et justement intitulé « Le
passage des frontières ». Le monde comme tel est donc en raison de ces
et ses frontières, c’est ce qui distingue (entre autres) le monde des hommes
196 du monde de l’animal. Ce que l’homme désigne comme frontière c’est
« cette bordure espaçante qui, dans une histoire et de façon non natu-
relle, mais artificielle et conventionnelle, nomique, sépare deux espaces
nationaux, étatiques, linguistiques, culturels 1 ». Cette « bordure espa-
çante » qui désigne la frontière est aussi ce qui marque ou délimite un
territoire ; la frontière est donc toujours à la fois cette ligne qui sépare
et par là même instruit de la différence et de l’altérité et cette ligne qui
construit – en le marquant – un territoire, c’est-à-dire aussi une identité,
une culture, une langue, une histoire. C’est sur cette double définition
que travaille la notion de frontière et cela même qui la rend aussi complexe
également pour tous ceux qui en font un enjeu (politique, par exemple).
Évidemment, le paysage européen tel qu’il se dessine aujourd’hui même
offre à penser et repenser cette question de la frontière où ce n’est plus
la ligne de démarcation qui stigmatise la frontière mais des territoires
s’entrechoquant de manière à la fois plus subtile et plus brutale : la langue,
la culture, l’histoire, la religion ou l’économie vont constituer de nouvelles
frontières plus abstraites comme autant de couches plus ou moins inter-
agissantes entre elles conduisant à s’interroger sur ce qu’est un espace
commun. L’espace européen est en train de se constituer en territoire
Mais la frontière est également une notion d’une très grande richesse
aussi bien pour le philosophe que pour l’artiste qui peuvent, l’un ou
l’autre, trouver là un lieu (un domaine ou un territoire – et souvenons-
nous que Deleuze, à la lettre A comme Animal de l’Abécédaire expri-
mait l’idée selon laquelle constituer un territoire c’est la naissance de
l’art) pour penser et pour voir.
Ce qui se joue sur la ligne bleue de la frontière greco-turque du film
d’Angelopoulos est la possibilité comme possibilité, instituée, d’un espace
qui serait un lieu sans appartenance (étatique, nationale, communau- 197
C’est au fond à partir d’une traversée de la frontière que le lieu, la place, 199
Le lieu n’existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le pont
soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d’endroits qui peuvent
être occupés par une chose ou une autre. Finalement l’un d’entre
eux devient un lieu et cela grâce au pont. Ainsi ce n’est pas le
pont qui d’abord prend place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est
seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu 1.
Il faut lire les descriptions de Jules César dans La Guerre des Gaules
sur les fleuves et les rivières, sur leur présence constante. Le récit est
1. JULES CÉSAR, La Guerre des Gaules, trad. Maurice Rat, Paris, Flammarion, « GF », 1964, p. 161.
2. Ibid., p. 20.
Dans le vocabulaire de César, jeter un pont, c’est faire passer la rivière
à son armée et donc reconquérir une partie du territoire, étendre le terri-
toire lui-même, c’est-à-dire le constituer comme lieu traversant et traver-
sable, lieu d’échange donc, c’est permettre la poursuite du combat, mais
aussi, au fond la rencontre.
Dans le film déjà cité de Theo Angelopoulos, Le Pas suspendu de
la cigogne, une scène a lieu de part et d’autre de la rive d’un fleuve, ce
fleuve qui est une frontière, une frontière non seulement naturelle, géogra-
phique, mais aussi politique. Ce fleuve qui sépare la ville fantôme dans
laquelle se trouve le journaliste, qui sépare aussi deux pays, deux langues
et deux cultures. La scène est une scène de mariage, mariage étrange
et irréel. Sur chaque rive une famille, de chaque côté un jeune homme
et une jeune femme. C’est une cérémonie, une cérémonie de mariage 201
(des terres ou des eaux) est une ligne de fiction et d’imaginaire : « J’aime
les frontières. Le passage est toujours ramené à l’inconnu, à l’autre, à
moi, au désir du franchissement. J’aime le moment précis qui précède
la séparation et les retrouvailles. La ligne imaginaire entre moi et les
autres. La ligne de partage du passage, la fiction et l’imaginaire, cet
endroit où l’on est trop près ou trop loin de l’autre. La distance tragique 3. »
(Distance tragique, tragiquement vécue par Walter Benjamin lorsque,
une fois passée la frontière franco-espagnole, il se voit obligé par les
autorités espagnoles de s’en retourner, de se retourner, de revenir en
arrière. Étrange passage de frontière que celui-ci, étrange et terrible,
suspendu dans le temps et dans l’espace. Benjamin est entré et doit ressortir.
Cette frontière qu’il a traversée et que pourtant il ne traverse pas.
Lui pourtant passeur de frontière, voyageur. Lui pourtant que les
passages (parisiens) intéressent au plus haut point. Il se retrouve pris
dans l’entre-deux d’une géographie et de l’histoire, suspendu entre deux
états, arrêté. Benjamin se donne la mort dans un hôtel, la seule nuit
passée à Port-Bou avant son expulsion. Il se retrouve ainsi comme cet
1. SYLVIE BLOCHER, texte accompagnant les reproductions des sculptures de L’Autre côté sur
son site Internet (http://sylvieblocher.com).
2. MARTIN HEIDEGGER, « Bâtir Habiter Penser », loc. cit., p. 180.
3. SYLVIE BLOCHER, loc. cit.
ange dessiné par Klee et commenté par lui-même, cet ange de l’histoire
qui, poussé par le vent de l’avenir porte son regard en arrière, sur les
ruines de l’histoire. Il est là, suspendu dans le temps et dans l’espace,
arrêté dans sa marche vers l’avenir (il partait vers les États-Unis) et
contraint de repartir vers les ruines de cette Europe qui se meurt. Il préfère
s’en tenir là.
Derrida, dans La Vérité en peinture et au sujet d’un portrait de Benjamin
fait par Adami, dit de lui : « Homme critique, en position critique, aux
limites, homme frontière 1. »)
1. Que nous ne développerons pas ici mais auquel nous renvoyons, ainsi qu’à l’analyse qu’en fait
Derrida dans De la grammatologie (Paris, Minuit, 1967).
2. MARCEL PROUST, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 303.
C’est bien le « passage » qu’il faut entendre également dans ce passage
des frontières, le passage au sens de Montaigne qui dit, dans ses Essais,
peindre le passage et non l’être :
1. MICHEL DE MONTAIGNE, Essais, livre III, chap. II, « Du repentir », Paris, Gallimard, « Folio
classique », 1973, p. 44.
2. MAURICE MERLEAU-PONTY, « Lecture de Montaigne », préface aux Essais in ibid., p. 9.
3. MICHEL DE MONTAIGNE, ibid., p. 44.
ments d’une langue, qui ont entendu ou laissé s’écrire la « prose du
monde ». Contrairement à Kant qui disait devoir relire dix fois Rousseau
jusqu’à pouvoir faire disparaître la beauté de la langue pour en
comprendre le sens, nous pensons que c’est précisément la beauté de
la langue philosophique ou littéraire qui produit un sens, du sens. Merleau-
Ponty, dont la beauté de l’écriture sous-tend la pensée philosophique,
écrit dans La Prose du monde : « La philosophie n’est pas le passage
d’un monde confus à un univers de significations closes. Elle commence
au contraire avec la conscience de ce qui ronge et fait éclater, mais aussi
renouvelle et sublime nos significations acquises. Dire que la pensée,
maîtresse d’elle-même, renvoie toujours à une pensée mêlée de langage,
ce n’est pas dire qu’elle est aliénée, coupée par lui de la vérité et de la
certitude. Il nous faut comprendre que le langage n’est pas un empê-
chement pour la conscience, qu’il n’y a pas de différence pour elle entre
l’acte de s’atteindre et l’acte de s’exprimer, et que le langage, à l’état
naissant et vivant, est le geste de reprise et de récupération qui me réunit
à moi-même comme à autrui. Il nous faut penser la conscience dans les
hasards du langage et impossible son contraire 1. »
1. MAURICE MERLEAU-PONTY, La Prose du monde (1969), Paris, Gallimard, « Tel », 1992, p. 25.
L’ESTHÉTIQUE, UNE PENSÉE EN DÉPLACEMENT
La pensée sur l’art des trente dernières années a largement remis en 209
L’idée que j’ai voulu exposer dans ces lignes est que du point de vue
de la philosophie, depuis la philosophie, depuis son site, là où elle se
situe, la philosophie peut se faire ailleurs, avec des matériaux différents
(ceux de l’artiste par exemple, du peintre, du cinéaste…), de même que
du point de vue de l’art, l’art peut se faire ailleurs, avec de l’ailleurs,
avec des matériaux différents (ceux du philosophe ou du sociologue ou
du psychanalyste par exemple et entre autres). La philosophie, pas plus
que l’art, n’est un territoire d’objets définis au sens justement où elle
invente, Deleuze dit qu’elle crée des concepts.
La philosophie doit donc se déplacer, selon cette idée de déplace-
ment que Jacques Rancière développe dans son œuvre. Dans un texte
justement intitulé « La philosophie en déplacement » qui répondait à la
question d’une « vocation » philosophique, Rancière désigne ainsi sa
pratique philosophique : « Parler de philosophie en déplacement, c’est
dire que la philosophie n’est pas un territoire d’objet définis, auxquels
correspondraient des méthodes et des formes de langage spécifiques,
qu’elle n’est pas davantage un art de vivre. La philosophie est une pratique
1. THEODOR ADORNO, « L’art et les arts » (1967) in L’Art et les Arts, trad. Jean Lauxerois, Paris,
Desclée de Brouwer, 2002, p. 46.
dense la question de la « distance convenable » (et qui définit, pour Walter
Benjamin, la critique, mais on peut la déplacer et l’appliquer à l’esthé-
tique) : trop près ou trop loin, elle prend le risque de perdre son objet.
1. Ibid., p. 95.
2. DANIEL BUREN, « Mise en garde » in ibid., p. 96. Buren cite ainsi Althusser : « Par théorie,
nous entendrons donc, à cet égard, une forme spécifique de la pratique, appartenant elle aussi
à l’unité complexe de la “pratique sociale” » (LOUIS ALTHUSSER, Pour Marx (1965), Paris, La
Découverte, 1996, p.168).
même que la pratique est distincte, temporellement et hiérarchiquement,
de la théorie, réduisant ainsi le rapport d’extériorité comme de supé-
riorité de l’une sur l’autre. La théorie pour Buren a site dans la pratique,
se construit à partir d’elle.
Il s’agit bien pour et par les artistes qui ont occupé ces pages (comme
on occupe un territoire), en nous permettant par là d’envisager un autre
mode d’appréhension esthétique, de circuler dans et autour des œuvres,
d’accompagner les œuvres dans leur singularité, de se servir de cette
« matière » pour penser.
L’art est, pour la philosophie, une occasion de se penser elle-même.
L’inverse est peut-être vrai également.
Une esthétique nouvelle doit ainsi en passer par la remise en cause des
formes traditionnelles du discours sur l’art, par la pratique d’une écri-
ture capable d’interroger l’écart irréductible entre le discours et les œuvres,
ainsi que nous le montrent Newman et Buren, et, autrement, Godard
et Duras.
DISTANCE OU « ENTRE-DEUX » : UNITÉ DE L’ESTHÉTIQUE ?
1. MARTIN HEIDEGGER, Acheminement vers la parole (1950-1959), trad. Jean Beaufret, Wolfang
Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p. 30.
Pour penser l’art, l’expérience de l’art, à l’écart de la fusion et à l’écart
de la dislocation. À l’écart de la disparition dans la fusion et de la dispa-
rition dans la dislocation.
L’unité de l’esthétique ne peut avoir lieu et place que dans un espace
ténu entre la fusion et la dislocation, dans une zone mitoyenne, selon
cette belle notion de mur mitoyen qui vient du droit, un mur qui ne tient
que parce qu’il appartient à chaque côté, il n’est debout que dans sa
double appartenance. Sinon, il n’y a pas de mur. S’il est à l’un, ou à
l’autre, il s’effondre. Il doit tenir dans ce double positionnement. (Comme
dans l’œuvre de Barnett Newman où la totalité est atteinte par l’inser-
tion nécessaire d’une ligne de faille, le zip.) C’est ainsi que nous avons
privilégié un système de retournement de la compréhension réciproque
des œuvres artistiques et des œuvres philosophiques les unes par les autres. 225
Les œuvres ici visibles, analysées et envisagées l’ont été selon de multiples
points de vue, manière pour le discours sur l’art de ne pas affirmer un
point de vue unique mais bien, dans le mouvement de la pensée même,
de circuler dans et autour des œuvres. «Dans et autour des œuvres» signifie
circuler devant elles et dans les textes qui les accompagnent parfois, circuler
dans ce que les artistes donnent eux-mêmes comme points de vue multiples.
Le point de vue unique serait la revendication d’un sens unique donné
1. GILLES DELEUZE et CLAIRE PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion, « Champs » 1996, p. 13.
par l’artiste, reçu par le spectateur et le commentateur / critique / philo-
sophe, ou d’un sens unique non donné par l’artiste mais par le commen-
tateur / critique / philosophe et accepté par l’artiste, reçu par le spectateur.
La multiplicité des points de vue offre une vision élargie de l’œuvre,
une œuvre ouverte, offerte aux regards et à la compréhension, garantie
contre les possibles faux-sens, contre le sens unique.
Les artistes dont il a été question dans cet ouvrage sont la plupart aussi
des écrivains ou des théoriciens selon le nom que l’on voudra bien leur
donner, bien qu’avant tout ils se définissent comme artistes, mais comme
artistes dont le travail de critique, d’analyse et de théorisation de leur
propre travail et parfois de celui des autres est une piste pour penser et
envisager un type de discours sur l’art qui se ferait à partir des œuvres
et à partir de ce que les artistes en donnent à penser, mais aussi un discours
qui serait une tentative constante de rester sur le fil tendu entre théorie
et pratique, un discours de « pratique théorique ».
Le choix des artistes ici présentés et invoqués (voire convoqués) n’est
certes pas exhaustif et n’a aucune prétention à l’être, il s’agit avant tout
de rencontres avec des œuvres et avec des textes et ce qui les relie tient
plus à la rencontre et à ce qu’elle produit d’hétérogénéité qu’à un quel-
conque lien formel, esthétique ou théorique. Ainsi, apparaissent dans
le même mouvement et sans hiérarchie aucune aussi bien Friedrich que
Buren (certainement les plus éloignés) selon l’idée de fil tendu et d’ana-
logie, ou même de citation au sens où Benjamin et Godard l’ont construit.
En ce qui concerne les philosophes qui ont nourri les réflexions à l’ori-
gine de cet essai, la plupart ont pour point commun ce travail d’élabo-
ration d’une philosophie, d’une langue philosophique qui se trouve, surtout
se retrouve dans la rencontre avec d’autres disciplines et plus précisé-
ment avec les disciplines artistiques. Ce qui, malgré leurs divergences
les rejoints alors : Merleau-Ponty, Deleuze, Derrida ou Foucault. En
passer par l’expérience (de l’art) comme une traversée dit Derrida, comme
cette traversée (qu’est la vie) que nous donne à voir Bill Viola. Et il
faut penser ce don, cette dation, dit Hélène Cixous, de l’art pour les
hommes, pour la pensée, pour la vie.
Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté.
ARTHUR RIMBAUD, Une saison en enfer
TABLE
Prétexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Ouverture
Lieu(x). Du paysage au dispositif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Du paysage… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
(Cadres(s)) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
… au dispositif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Mise en place
Dispositifs. Question de l’intentionnalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Mythe et réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Intentions esthétiques, réalisations artistiques . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Dispositifs de perception - dispositifs de pouvoir . . . . . . . . . . . . . . 89
Rencontre
Écart et entrerlacs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105