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Comprendre Si Vhommo n'est pas un objet, que signifie lobjectivité des sciences: humainos, en particulier do la psychologic ? La question date de Froud et son ceuvre en donne la mesure. Dune part, Pexpérience freudienne des modes de la présence humaine s'élabore et se configure dans une anthropologie que sous-tend V'idée de ’homme-nature +, D’autre part, Vinstauration de la psychologie & travers Pesprit de la psychanalyse imaugure un type dintelligibilits scientifique tout autre que celui des soiences naturelles. L? « Urmonsch » do Froud, !Homo Natura, n'est pas un objet. Il n’est pas méme un étre originel existant, Primitif ou Nouveau-né, mais une Idée plastique dont Freud lui-méme déclare qu’elle fonctionne comme un mythe : «La doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mytho- logie » +, Mais de quelle maniére I’homme est-il impliqué dans ce mythe ? Pour étre mis en place au niveau de anonyme et des conilits originals ou i n’est encore personne, ’homme-nature doit étre « placé en abime » centre ces trois despotos : Ga, Mondo ot Surmoi — ot il no peut ’étre quo rétrospectivement dans Vespace-temps de la genéso du moi. De fait, Vanthropologie freudienne est une anthropogentse dont les concepts tentent, d'égaler, dans leur auto-mouvement, le passage de Thomme- nature @ Phomme de la culture et de histoire, capable de prendre posi- tion et de répondre de son monde et de soi. Co passage s’effectue par Ia double voie, déjA indiquéa par Hegel, de la négativité ot du désir de désir, Or, comme le dit M. J. Hyppolite dans son commontaire sur le « Verneinung », Panthropogenése, l'avénement de Phomme en promiére personne, avec la séparation primordiale de Pespace propre et celle de Vespace étranger, y recoivent une explication qui est, elle aussi, « de Vordre de Vhistoire et du mythe » *, Dans ce passage du principe de plaisir an principe de réalité, dont léquivoque est celle de toute entrée 1. Ludwig Binewanger : Frevds Aujfastung der Menschen tm Liehe der Anthro im Ausgeueuhile Vorledge und Aufsdtse, Bly Francke, Bern, i947, reud, Nouvelles Conferences, p. 130, Gallimard, 1936, ia La Psyehanalyse, 1, P. U-F., 1058. 35 Henri Maldiney dans la dimension de l’étre, I'Idée de Phomme-nature exprime — comme Jes mythes de la naissance-émergence * — cette situation ambigué fondamentale « de ne pas étre encore éliminé du non étre et cependant, détre déja ». Copendant !"homme-moi dispose pour son avénement d’un autre lan- gage ot la double voie déja dite de le négation et du désir non seulement s‘exprime, mais se constitue. Cest dans lentretien analytique que la négativité des résistances et Ia lutte pour la reconnaissance s'identi- fient dans unique procés d'une explication avec soi-méme et avec Vautre. Pour accéder leur objet (& qui conviendrait mieux ici le mot forgé par Francis Ponge d’ob-jex), r'analyste et lanalysé doivent assu- mer, & travers le mouvement et ouverture du dialogue, ce que Hegel appelle « Peffort tendu du concept ». Et Pobjet ici n’est pas autre que ce méme concept réfléchi en soi ; ou — pour user d'un langage plus proche — une présence dont l'existence consiste & s’expliquer avec soi et qui ne se maintient que par son discours et, par le renouvellement perpétuel de ses signifiants, commence de se signifier a elle-méme et a l'autre dans Vacte décisif de a rupture. Ainsi co double mouvement du concept ot do objet, le déploiemont des sens dans l’ex-plication ot leur recueillement dans la com-préhension, Vhomme en sa genése laccomplit & signifier le monde et soi-méme. La notion de sens est contemporaine du principe de réalité — étant bien entendu que celui-ci n'est pas a confondre avec le principe d'objectivits tel que Ie congoit Pintelligence symbolique, et. que le réel est déja A au niveau de Vaffectif. Freud fait du sons la dimension propre de tout acto et situation psychiques, comme il fait do la compréhension Pacte spé- cifique de la méthode psychologique. Mais la notion freudienne de sens doit éte mise dans son vrai jour. Quand Freud déclare, par exemple, que le Reve et tout réve a un sens, il entend bien que ce sens n'est donné ni au narrateur dans un vécu de conscience subjectif ni Vinterpréte dans un concept objectif. Le sens @un réve on fait n'est jamais donné. II n'est que par la dialeetique du sens manifesto ot du sons latent ; formes équivoquos dont Pévidenco stable est trompeuse. En promier licu, le sons latent n'est pas un sens caché, o'est-a-dire une signification accomplie qu'il s’agirait seulement de découvrir, Crest le sens d'une existence qui se cache et qui se cache dans son paraltre. OU parait-elle ? L’expression de contenu manifeste est a elle seule une réponse, Mais, en fait, rien n’est plus ambigu que eatte expression quand on la considére dans la perspective réelle des actes analytiques. G. Politzer a montré, le premier en France, que le materiel de P’intorprétation freudienne n'est pas constitué par les images 1. Ch. Kerényi, L'enfant divin, in C. Jung et Ch. Kerényi, Introduction a essence de fa mythoiogie, p. 88, Paris, 1993. 36 Comprendre du réve, mais par le récit du réveur. Plus précisément encore, les images qui constituent une base de départ pour analyse ne sont pas celles du rove révé, mais celles qui sont mises en couvre par Ie récit. de 'homme vigile. Ce qui suflit A montrer entre autres choses que I'expression litté- ral de contenu de conseionce (et corrélativement celle de contenu de Vinconscient) est irrecevable. En effet, le contenu représentatit des images évoquées dans le récit est. visé comme sens dans Vintentionnalité de la conscience du conteur. Comme la phénoménologie de Husserl, la psychanalyse de Freud transforme la notion de fait psychique dans le sens des lecons de Brentano. Ce n'est. pas A dire toutefois que le rave ne soit qu'un prétexte parmi d'autres 4 des associations libres formées par le narrateur. Le récit est bien on prise sur le réve. Mais ill no ost pas — du moins directement — par le sens visé dans l'intentionnalité de Ja conscience du conteur, Une telle correspondance est démentie par Ia disparité de la situation onirique et de la situation vigile. Le souvenir des images du réve est difficile a fixer méme pour un homme attentif A se surprendre & son réveil. Au moment méme oti il nous donne la parole, le passage dur sommeil a Ia veille nous dte le souvenir. II ne s’agit pas la d'une métaphore, mais d'une loi phénoménologique. Los strue- tures de la perception onirique sont incompatibles avec la perception vigile. Les images du réve se désintégrent (et avec elles Pespace qui leur donnait corps, & savoir espace erépusculaire dont Maire de pro- jection originelle est l'Augengran) des que le schéme corporel se modit et que se brise son autonomie... par Je premier geste de sortie hors de soi (fGt-ce ouverture des paupiéres) qui met l'espace propre en com- munication avec Iui-méme par le relai de Vespace étranger ct place Vhomme qui s’éveille en situation de prise ou de motricité intentionnelle. Dés lors, les images du conteur éveillé n'ont pas méme structure que celles du réve et leur sens intentionnel n’offre de Iui-méme aucune voi pour conduire an sens immanent, des images du rive. Le contenu oni rique manifeste s'efface-t-il done définitivement, dans la psychanalyse freudienne, devant le sens du récit ? La situation n'est pas si simple. Car ce sens la, & peine formulé, Freud labandonne, comme sa tech- nique de décryptement du réve Patteste. Le procédé freudien de frac- tionnement du récit, arbitraire en apparence, aboutit en réalité & mettre chaque sens partiel en rapport direct avec son mode d’expression, c’est- a-dire avec les structures verbales et imageantes qui Ie signifient. Mais aussitét actualisées ces structures, ce n'est plus cela qu’elles signifient. Le sens s'est déplacé. A la lumiére de l'analyse husserlionne, on pourrait considérer lo contenu représentatif-objectif du récit comme le noyau de sens qui se trouverait secondairement enrichi et modifié par les inten- tionnalités marginales du langage. Cette explication est insuflisante, Le déplacement du sens en direction des structures formelles du langage et de Timagination n'est pas une simple modulation du sens primitif, mais ar Henri Maldiney tune véritable transformation : le sens s'instabilise ; et le signifié se res- source dans le signiflant. Loin Pimmobiliser le sens manifeste dans son contenu représentatif, circonserit et objectivé selon l'intentionnalité da récit, Freud le mobilise dans son surgissement A méme les formes tran- sitives du langage ou le schématisme plastique des images. Or cette mobilité est précisément Ia plus grande garantie dune correspondance avec la structure et Je fonctionnement. des images du réve. En effet, si la fization des images du réve est difficile, c'est qu'elle est impossible : Je sens immanent a ces images n’ayant rien de fize si ce n’est qu’elles possédent parfois la fixité du mouvement, sans mobile qui est. le propre do la fascination. La métamorphose continue des images du réve, aussi bien que leur rigidité sur-réelle captivent le réveur par « l'inépuisabilits close » de leur pouvoir signifiant. L’inépuisabilité du sons ainsi entro- tenu dans un état d'origine perpétuelle résulte moins d'une polyvalence des images susceptible de sexpliciter dans une pluralilé dénombrable de significations étagées que de leur caractére d'esquisses continues @une méme direction de sens dont les horizons ne peuvent, pas étre mis & distance et assignés A des plans distincts, c'est-a-dire mis en perspec- tive. Dans le réve Non Vizit, les yeux clairs de Bricke exercent sur Froud une telle fascination ot Freud no V'a pas surmontéo. Le soin qu'il prend a en distribuer les plans de signification, la prolifération des interprétations plausibles, Pinachévement enfin de Panalyse montrent qu’aucun sens proposé n'a pu égaler Je pouvoir de signification du signifiant. Quant au sens véen par le réveur sur le mode onirique, il est. impossible de décider s'il s’agit en lui du sens manifeste ou du sens latent. Il faut rompro aveo cos hypostaces. L’daboration du sens latent est le dévoiloment du sons manifesto lui-méme — mais rendu a l’émergence de sa fonction de signifiant & travers son statut de signifié, Sens manifeste et sens latent sont les deux poles d'un meme sens qui n'est nulle part actualisé et qu'on ne peut sai- sir que comme la direction de sens d'une histoire individuelle dont la dialectique dévoilante et constitnante se réalise A travers les vi tudes do la eure analytique. La notion freudionne de sons qui paraissait d’abord mobiliser les mémes structures que la notion husserlienne d’intentionnalité en vue @exprimer la transcendance signifiante des conduites et des situations, en réalité Ia déborde ; car, ainsi que le montre Vinterprétation d'un réve ou Phistoire d'une analyse, Ja transcendance & dévoiler est une Lranscen- dance oblique oi (pour user une dernidre fois du langage husserlien) Vintentionnalité de la conscience qui vise son objet est continuement: déplacéo par lo jou dos transcendances de I’Ego. Davantage, si le sens freudion recouvre cotte double structure husserlienne, il se situe dans un autre contexte : celui d'une phénoménologie non de la conscience, mais de la présence. Comme on le voit aisément par la dialectique de i= 38 Comprendre Ja résistance. Elle consiste moins, en effet, dans un brouillage de pers- pectives que dans un recours & un systéme d'ancrages e' d'horizons suceessifs. Tout. ce dont, par la suite, analyse dénonc ra Vobliquité — significations & cdté, perspectives biaises, souvenirs ecrans, fraudes affectives —. apparaft d’abord comme uno évidence frontale ; ot la résis- tance a une structure positive de vérité provisoire. Le patient qui résiste adhére & une interprétation plus ou moins rigide dont le sens a pour Ini Yavantage d’éclairer une situation enfouie qui constitue Phorizon autre- fois cbscur, maintenant clair, mais toujours fermé, de sa conduite actuelle. Ici comme partont, le monvement. cireulaire, méme compliqué de quelques épicycles, apparait comme mouvement parfait, adéquat & Jui-méme en toutes ses phases. Une sorte de va-ot-vient s’établit entre Texprossion et Ie sens, Pactual ct Ie latent, le proche ct Je lointain, cha- cun s'ajustant & autre, sur le mode ici — horizon. Or ce mode n'est authentique que dans sa primitivité, comme sens fondamental de l'étre-perdu. Te! il n’est pas dans la défense, qui en fait un usage détourné et. qui, pour ne point vouloir commencer par se perdre (ef. la clause freudienne de attitude non critique), n’y gagne qu’un hori- zon imaginaire ordonné & un ici fictif. Le mélange de fascination et @ontétoment, qui fixe Penolyaé dans une interprétation de lui-méme inadéquate, se retrouve dans tous les phénoménes d’ancrage latéral. Anoré dans une situation pourtant bloquée (et généralement symbolique) de son histoire, il a Vimpression de la voir se mouvoir et d’étre Ini-meme arrété, e’est-a-dire d’avoir enfin réussi 4 mobiliser ses lointains. Mais co n'est LA qu'un mouvement de dérive.... En fait, cat ancrage ou plutdt cos aneragos sucecssifs résultont do tout un jeu do projections en rap- port avec des identifications passées, lesquelles aussi d’eilleurs se situent dans un espace projectif. Le Ici de la résistance est un alibi. Cependant, quelle que soit obscurité qui regne encore dans ces questions de topo- logie existentielle o structures et existence sont, comme G. Politzer Ya dit une fois pour toutes, « en premiére personne », quelque chose est sdr : lidentité des structures| signifiantes et existentielles. La méme transcondance qui fondo Pexistonce comme Présence a... est constitu: tive du sens. Crest dans le sens que P’étre-ici s'expose, c'est-a-dire se risque, se montre, s’énonce. I] s’ensuit que la compréhension ne s’ajoute pas du dehors a Pexistence comme une propriété adjavente. Elle est une forme constitutionnelle de Ia présence. Meme Vétre-perdn du Ici Absolu dont Ja présence a... se réduit, & tre exposé au « il y a... est perdu sous ’ho- rizon de sa pré-occupation du monde, qui est le fondement de toute « signifiance » et de son corrélat, Ia compréhensibilité, Les structures de T'étre malade confirment cette identité des struc- tures signifiantes ot existonticlles dont elles sont des modes déficients. Tous s’entendent sur ce point : le malade ne peut étre restauré dans sa présence au monde que s'il est rétabli dans la comprehension de lui- 39 Henri Maldiney méme. Sur la sedne de soa « théatre privé », comme dit une malede de L. Binswanger, il n'est pas véritablement au monde et Je sens méme de son personage Iui est dérobé. C’est d'ailleurs ce qu’exprime la formule populaire : « il n'y est plus », qui unit dans une méme perte et perdition In présenco ot la compréhension. Inversement, l'une ne peut étre res- ‘taurée sans l'autre et, apparemment, cette restauration ne saurait étre opérée ni par Ini du dedans, ni du dehors par un autre. N’étant plus en. prise sur le monde de tous dont les expressions ne Vatteignent qu'a tra- vers la déformation de son théatre, il lui est impossible de les interpré- ter selon la rectitude de leur sens et il n'y a rien hors de lui @ quoi i se puisse prendre et done commencer de se ressaisir & partir d'un sens objec- tif, Or, le paradoxo et Possence de la psychanalyse est d’assumer cette contradiction que Freud énonce en termes expris dans analyse du Petit Hans, « présenter & la conscience du patient son complexe incon- scient dans nos propres paroles ». Présenter & l'autre ses conflits en nos propres paroles, ce n'est pas lui livrer un sens déja constitué par ailleurs — et. dont elles seraient les simples signes qualificatifs, le désignant a Iui-méme comme étant cela. Méme & supposer que nous disposions d’un tel sens, comment le recon- naitrait-il comme sien dans un monde oti Iui-méme, justement, n’existe pas ? Ce que nous lui présentons en réalité, c'est littéralement une expres- sion — done (puisque telle est constitutionnellement la parole) une articulation de ses conilits avec laquelle il peut entrer en résonance et atre induit Tes artieuler Ini-méme sur un autre mode qu'il a fait jusque- la. « Il_y aura, dit Freud, quelque ressemblance entre ca qu'il entend dire et co qu'il cherche » ot cote « similitude le mettra en état de le décou- vrir », Si nous parlons de résonance et d'induotion, c'est pour no point quitter le champ du langage, qui est celui du signifiant. Que le patient prenne conscience de ses conflits & travers nos paroles, ne signifie donc pas une coincidence heureuse entre un sens et un verbe étrangers l'un a Vantre, mais manifeste essence de la parole qui est précisément de parler au moment oii les interlocuteurs se taisent et oi, rompant, le dia- logue, ils doivent assumer dans la solitude lactivits signifiante des mots. «Co n'est pas moi qu'il faut écouter, mais lo Logos, », dit Héra- elite. De méme, Freud enseigne au psychanalyste que ses paroles sont plus sages que lui, que leur sens transcende sa conscience. Si la parole de Vanalyste le dépasse, c'est qu'elle ne lui appartient pas en propre. Elle appartient & un dialogue dont tous les moments s‘articuleat en elle, alors méme quiils comportent plusienrs plans de signification qui s@ masquent les uns les autres. Le sens quelle annonce et dont elle pro- pose V'instance n’est encore donné a personne, analyste ou analysé, arco quo, a strictomont parlor, il n'est pas. Ello ressemblo & V'Oracle deo Delphes, selon l'interprétation d'Héraclite : elle ne céle ni ne décéle, elle indique, exuaiva. Elle fait signe, et cest en cela qu'elle signifie. 40 Comprendre A qui consulte le diew, Voracle ouvre dans le monde et Ihistoire une direction de sens qui n'est encore ni liberté ni destin. Et on remarquera qu’Héraclite PObseur éclaire lambiguité matérielle et souterraine du sens a la lumidre des structures du signe. I restaure la parole dans la primauté de sa fonction do signifiant. Copendant le sens do l’Incon- soient, tol que Freud lénonce au méme ondroit, est-it réductible & un moment particulier d'une dialectique de lexpression ? Le patient ne Coit pas découvrir son « complexe... au fond de son inconscient l& o& il est aneré » et Vanalyste « remuer I'Achéron » ? La psychanalyse n'est pas une poétique de dialogue; il importe de conserver en elle ce prosalsme intrépide qui expose parfois Freud & réifier PInconscient. Le dialogue porte sur quelqu'un ou quelque chose en lui, ot le recherche du sens, si elle n'est pas celle d’un sens caché, est & tout le moins chez Freud celle dun sens dans le non sens. Tout antant qu'au sens manifeste, e’est au nom sens qui l'enveloppe et le traverse que s‘articule le sens latent. Dans ce non sens, « la nuit remue » (Henri Michaux) ; il est Popacité cbsidionale de la conscience captive ; et pour Ja délivrer, le rameau d'or du sens doit fleurir au cours d'une nékuia. Toutefcis, cette commune dosconto aux onfors du pationt ot de Vanalyste est une métaphore et elle ne sera une juste métaphore qu’d la conditon de n'étre pas tribulaire d'une imagerie préalable, mais d'échanger per- pétuellement son scheme avec Ie rythme des choses. Or ce scheme, i implique essentiellement Videntité de la descente et de la montée vers le sens — c’est-A-dire non pas un paradoxe quelconque, mais le para- doxe de la tomporalité réelle, a la fois régrossive ot progressive, qui est colle précisément do Vontretion analytique. Paradoxe aux multiples formes, a Vunique structure, qui, & travers toutes les dimensions de la psychanalyse, annonce l'ambivalence de toute expression. Par la parole de Manalyste, le patient est en prise sur lui-méme sans que son sens hui soit auewnement livré +, Si elle offre au patient un nou- vean achéme de ses propres expressions (tant verbales que gestuelles ou symptomatiques) qui le restaure dans sa vérité, o'est done qu'elle ‘ost on priso sur son étro véritable. D'oi: tient-elle ce pouvoir ? Non pas @assumer les expressions et conduites du patient selon leur intention- nalité explicite, mais d’en accomplir les instances latentes. Ce pouvoir West pas une magie. Il ne suffi pas pour Vexpliquer d'invoquer le liew commun d’un dialogue, puisque ce dialogue est justement a Ja recherche de son agora oi1 les expressions du patient puissent étre mises dans une perspective véritable, dans Ia lumiére de leur sens vrai. Il apparalt ici que si les paroles de Vanalyste appartiennent d’abord au dialogue, le dialogue lui-méme, du moins en certains de ses moments critiques, s’ar~ 1. I lul est laissé en legs ygos (cf. Lacan). Et la rgle socratique ou tre dine dua parel heritage est qu iL dolt pari temps cel pat qui esprit a pare» a Henri Maldiney ticule en perspective dans la parole de Panalyste. La régle de non inter- vention n'empéche pas la cure analytique de comporter des actes @ezp: rience dont le moment essentiel est la compréhension. Or, le seul rap- prochement des mots indique que le comprendre n’est pas une opération magique, mais un acto clairement structuré. Le probléme de la compréhonsion dans Je dialogue commence a Ja perception ot Ia distinction de ces deux actes n’a pas dans la psycha- nalyse V'évidence premitre quielle a dans dautres domaines, ob s'op- posent nettement 1a compréhension rationnelle et la perception empi rique. Je peux distinguer sans peine dans un récit ou une démonstration eo qui est dit et que je comprends de celui qui parle et que je pergois. Je comprends le sens de ses paroles, je pergois articulation, le ton, 'ac- cont, le débit de ea voix ; ot cos doux attitudes sont si différentes qu’elles sont & peine possibles ensomble. Si je m’attache 4 observer celui qui parle, & écouter sa voix, & la saisir a la sortie des levres, je perds le fil du sens. Au contraire, si je concentre mon attention sur le sens, je cesse de pel cevoir allure sonore et articulée du discours. Dans le premier cas, s'agit-il encore de parole ? Pour peu que je sois attentif a Ja pure émis- sion sonore des mots (sans en noter tontefois le mélodie), ils doviennent, non pas de simplos sons indifférents, mais des monstres d’opacité *. Quand le sens les déserte, ils ne sont pas rendus & leur positivité de flaius cocis, mais & une sorte de transcendance enlisée *. Des qu'elle est percue comme « Vorhanden », la parole articulée présente « Pinquiétante élran- geté » du non sens. Inversement, nous ne comprenons jamais le sens sans percevoir quelque chose do celui qui parle. Sur l’agora du marché aux Isgumes en temps de hausse, le sens du prix des caroties ost aussi dans Jo ton du marchand qui, par la, nous apprend quelque chose de lui-méme. Cette seconde direc tion de sens ne vise pas ce qui est dit, mais celui qui parle, TI n'est pas Vaxe d’une compréhension rationnelle, mais d'une compréhension psy- chologique. Leur commune opposition a la compréhension rationnelle rapproche In compréhension psychologique et Ia perception sur la base aun élément central : expression. Si quelqu'un raconte une partie do chasse ou Ja chute dun ministre, déorit uno bataille d’Uccollo ou la robe que portait sa mére, démontre une proposition de géométrie ou tune Ici économique, 1a compréhension psychologique ne porte pas sur es contenus signitifs, les structures morphologiques ou les rapports Jogiques du récit, de la description et de la démonstration, dont la ration- nalité objective relove du logos de la eynégétique, de la politique, de 1a peinture, de la haute on moyenne couture, des mathématiques on des si en va toil d'un mot repété & vide La transcendanee est dans articulation méme. Et elle se résorbe en elle-mame du fait qurelie narticule rien des mots arrétés en route ; tel est le mode ordinalre ‘de suggestion de I's Innommable ae Comprendre sciences économiques. Signe et signification y sont considérés selon leur expression et leur sens ¢ en premiére personne ». La comprehension conserve le rapport du discours & celni qui parle et, si le Quoi peut, tre révélatenr, il ne Test qu’a travers le Comment. La perspective des signi- fications et leurs jeux d’éeran, les termes, le ton, le débit, la mimique, Joe silonces, los répétitions, le discours du contour montront qu'il est en situation dans ses paroles et qu'il est & travers elles en situation dans Jes événements qu’il raconte. S'il mest jamais indifférent, comme dit Péguy, de tirer un coup de fusil, méme au‘stand, c'est que la question se pose toujours de savoir sur qui on a tiré & travers la cible — ou qui tombait avec le premier ministre : Ie conteur, son chef de service, son pére, ‘son frére ou son fils ? Pour ne rien dire encore de la chute en elle-méme. Quant & lo parole du chasscur Iégendairement mensongére, clle n’est de manvaise foi que parce que léchec qu’elle dissimule n’est pas P’échee véritable — lequel dailleurs ne laisse jamais d'étre avoué, parce qu'il mest jamais aussi présent que dans Ja réussite d'un beau coup. Parti- ciper de toute son immobilité attentive, par Vintermédiaire d’un fusil qui lie Phomme & animal selon une ligne virtuelle de espace ot dans un instant encore en sursis, & la mouvanos d’un dtr vivant ; puis, avec Je déclenchement de Vaote qui réalise cette instance, se rendre le maltre illusoire de cette mouvance en la frappant réellement dimmobilivé — voila une contradiction vécue que la parole du conteur peut signifier par une soudaine pause ou rupture et qui, par ailleurs, a trouvé sa for- ‘mule ironique dans l’énigme par laquelle, au dire d’Heraclite, des enfants abusdrent Homére : « Ce que nous voyons ot prenons, nous lo laissons ; 0 que nous no voyons ni ne pronons, nous le gardons ». I] s'agissait, il est vrai, en Poccurrence, d'une simple chasse aux poux. Mais & supposer que le chasseur use lui-méme de Vironie, elle risque bien d’étre une défense, En ce que la distance qu’elle tablit entre Ie conteur et son récit et, dans le récit, entre 'homme et son objet, dissimule sa relation véritable 4 Vanimal. Cette relation est. un complexe de distance et de proximits, de fixation et de fascination. Le rapport & soi du chaseeur passo par Fanimal porga non souloment comme proic, mais comme étre animé dont la course manifeste Vanima. L’insaisissable « de sa propre vie en Jui — non par lui » lui apparait en face, dans un mixte didentification et Wobjectivation ; et c'est de cela qu'il veut se rendre maitre dans Pacte décevant d'une saisie-arrét. Aussi l’émotion du chasseur est-elle dau- tant plus forte que le gibier lui resemble davantage, que son espace est plus proche de l'homme. Il y a dans son récit des modes d’expression qui tentent de fixer dans une durée, entretenue par la tension verbalo ot gestuelle du conteur, la coupure qui met précisément fin & ce qu'il cherche Jo sons do la vie vers la mort et sa propre temporalité, Il ne s'agit la (faute @un cxemple individuel) que d'un fond psychologique. Mais il peut ‘ordonner en formes 4 partir de lui-méme. L’homme qui raconte sa 4B Henri Maldiney chasse temoigne par son silence ou sa frénésie, au moment du récit du coup de feu, aussi bien dune angoisse sexuelle que du reste de son Pro- cas et de son impatience de Vinvisible jugement. « La déesse de 1a Chasse, dit le Peintre 4 Kafka c’est celle dela Justice » et Kafka sen explique dans son journal : « La chasse me traversant et me déchirant », « la chasse a son point do départ dans Phumain : assaut lives & Pextréme frontibro do co monde >. Dans cette analyse du récit, une chose reste obscure : Dans ce tissu dactes psychologiques, oa commence la compréhension, o@ finit Ia per- ception ? Si le sens, en effet, eat le corrélat indispensable de la compréhension, il n'est jamais absent do la perception. La perception d'une expression — celle dun visage ou d'un geste — porte sur une totalité significative ct méme signifiante. D’un geste de colére, dois-je dire que je comprends le geste ou que j'y pergois de la colére ? Le langage parle aussi bien en ce cas de comprendre que de percevoir. « Ah! vous m'avez fait signe. Je vous ai bien vu lever le bras, mais je n'ai pas compris votre geste. » Comprendre le geste n’était-co pas y percevoir un appel. Percevoir 1a colére cu la pour dans un geste, c'est le comprendre comme geste de colére ou de pour, mais précisément ce n'est pas encore comprendre cetts colére ou cette peur, ni par conséquent le geste lui-méme en tant qu'ex- pression totale de homme qui Vexéeute. Ge qui nous met sur la voie de la distinction véritable (indiquée q’ailleurs par L. Binswanger) : Percovoir c’est saisir le sens dans expression. Comprendre c'est, saisir Vexpression dans le sens. Nous aboutissons a cette forme paradoxale qui somble d’abord contredire la corrélation du sens et du comprendre : dans la perception, nous percovons le sons ; dans le compréhonsion, nous comprenons expression. De toute maniére, nous avons a faire 4 des acles qui se rapportent A une racine linguistique et gestuelle commune énoncée dans le prendre. Ce qu’on appelle percevoir s'inscrit dans un champ plus vaste, celui de Pappréhension, ou appréhender et apprendre renvoient. tout acte A la structure primaire du prondre a... du « Nehmen bei Etwas » & partir duguel L. Binswanger a conduit son analyse des Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins. Prendre quelqu’un au mot, c'est le prendre au mot qu’il vient de dire : nous saisissons ce mot comme quelque chose qui nous doane prise sur lui (appréhender a gardé quelque chose de ce sens dans V'emploi juridique). Dans appréhender, le saisir & est encore visible. Or, s'il y a divers modes d’appréhension, tous ont. en commun le fait que la saisie de Ia chose ou de l'étre consiste en une priso. Agripper, c'est saisir en portant la main sur. Précisément, la pre- mitre forme de Pappréhonaion est l'appréhension manuelle. La main est tun organe de préhencion erticulé-articulant. Mais il y a d'autres modos d’appréhension que manusls : par exemple, avec les dents chez Pani- a Comprendre mal et Yenfant. La phase orale peut réapparaltre 4 titre de symp- ‘tomes névrotiques sous forme de morsures, de suecions, ou de déglu- titions comma chez Dora. Le haiser n’est-il pas a la morsure ee que Ja caresso est & la préhension manuelle : une approche infinie de l'autre, condition toutefois que cot autre ne soit pas objectivé ? Or si le mode @apprébension oral n’avait pas de sens, il ne pourrait se constituer en symptéme. Qu’estsce donc qui fonde Ie sens ? Peut-on, par exemple, faire déri- ver le sens de V'appréhension orale, de apprehension manuelle ? Le sens de la prise en général est-il dérivé de celui que nous attribuons & Ja prise manuelle ? Mais la prise manuelle, méme si elle permet de com- parer toutes les prises, n’en est pas l'archétype. Son sens régional co fonde sur une signification globale, originaire, qui s'élend a tout orga- nisme. Il en est d'ailleurs de la prise comme de la chute analysée par Binswanger, dans les premidres pages de Traum und Existenz. Lorsqu’on dit que l'on est tombé des nues, ce n'est pas 1a une fagon de parler, pas plus que les sentiments de haut et de bas n'ont lour foyer originaire dans les notions physiques corrspondantes. La chute physique elle- méme n'est comprise comme chute que par une direction significative plus radicale. De méme, saisir avec la bouche n'a pas de sens en soi, mais, dans l'économie générale d'un organisme en prise sur son entourag: Le prendre a... est pour nous, hommes, une forme tellement. radicale de Fexistence que nous la supposons invariablement. dans toutes les rela- tions compréhensives entre existants ; ill constitue une sorte d’hypo- thique anthropologique dont aucune imagination ne peut se libérer dans ses fictions les plus étrangos, comme s'il méritait tout autant que la temporalité le titre existential. II est curieux de constater que ces deux structures sont précisément, celles qui opposent. une limite infran- chissable aux inventions de Ia scienee-fiction — si du moins elle veut rester convaincante dans ses tentatives de dépassement imaginaire de Vanthropologie. Par exemple, V'incernation dans une situation humaine des paradoxes classiques de la Relativité est toujours un écheo, frappée qu'elle est d'irréalisme, per une erreur de hase : la confusion des struc tures temporslisantes de la présence et des structures temporelles de Ia représentation. Ainsi le « Voyageur imprudent » qui, pour explorer et changer le passé, emprunte la multiplicité des lignes temporelies d’uni- vers, ne resemble pas plus A un historien ou & un homme qui fait son histoire que le Bonhomme d’Ampeére a un physicien. Quand, & inverse, Ja science-fiction imagine un autre ordro d’étres raisonnables habitant un ‘univers oft les catégories humaines n’ont plus cours, elle n’arrive a les mettre on relation avec leur monde d’outre-monde qu’en se référant implicitement au schéme fondamental du prendre a.... Dans usage de Paction a distance, de la fascination, de 'induction immédiate des pen- sées, des modes d’évhange unicellulaire ou poly-organistique, ete., 45 Henri: Maldiney Vimagination qui vise & convaincre de la réalité de Vinvraisemblable ne peut assumer Vintentionnalité des projets et la dramatique des con- duites (sans quoi ces @res imaginaires seraient de « simples figures peintes en lair ») que par Pévocation sourde, mais constante, du sens de la prise. C’est précisément en réduisant ce sens au minimum, qu’Ar- thur Porges pourrait bien avoir touché dans son « Journal d'un Para- site », Vextréme limite de la science-fiction. L’étre intelligent ot démuni quill imagine différe essentiellement (ou plutot « existenticllement +) de Phomme, aon par Padjonction Wattributs hyperboliques dont Vori- gine humaine est vite percée & jour, mais par la suppression tout au contraire des possibilités du prendre 4.... Cet. étre est exclusivement mathématicien dans la mesure oi: il est exclu organiquement de l'ex- périonce physique. Encore n’est-il pas « un triangle devenu mathSma- ticien » puisqu’il doit capter quelques-unes des ponséos des hommos pour en tirer les premiers éléments de so mathématiges. Sa situation nest dramatique et nous n'en partageons le pathos que pour autant qu'il r’est pas seulement le lieu géométrique de ses connaissances, mais une présence en premigre personne. Or la possibilité qu'il a de dire Je, bien qu’inexpliquée, a un rapport direct avec co pouvoir Pappréhender dos éléments de connaissance, et avec son langage qui ne peut exprimer son dénuement comme impuissanco dane le monde, o’ost-A-diro commo situation, que pour autant qu'il est en prise sur co monde ot ill est entrainé. D’une fagon générale, sans cette appréhension et cette prise, cout tiendrait-il co sens de la science expérimentale, qui est sous-jacent la conscienee qu'il a d’un manque d’emprise sur Je monde et de ce quill appelle « l'absence de virilité de sea mathématiques »? Au reste, il so pourrait bien que les plus audacioux auteurs de sciences-fictions aient été les philosophes et qu’aucuno cuvro d’imagination n’appro- chat, la Caverne de Platon ou la Monadologie. Car si nous forgeons l'idée d'un étre fabuleux dont les limites sont exactement calles de son monde ou Vidée d'une araignés physicienne condamnée a repérer les événements d'univers en se déplacant elle- méme Je long des coordonnées de son propre aystéme de référence ou Vidée encore d'un miroir devenu conscient de ses images virtuelles sans Vatre de son foyor, aveo copendant dans los trois eas l'exigence d’une connaissance objective, nous n’aurons fait quo paraphraser la monado- logic. La monade leibnizienne n’a ni portes ni fenétres, ni Umwelt, Quant 4 son Mitwelt, il n’implique aucune rencontre ; car il est de ordre des co-existences sans co-présences. Quand une monade s'éléve, son mou- ‘vement ost compensé par celui d'une autre monade. La loi de leur ren- contre n’est pas celle d’une action réciproque. Elle est inscrite dans Vidéal divin du meilleur des mondes réglé en Diew. De telles monades, par définition, n’appréhendent rien, Elles trouvent tout en elles dans In mesure oi chacune exprime toutes los autres. Un tel type d’étant n'a 46 Comprendre pas besoin de mains ; la prise n'a, pour lui, aucun sens : pour qu'il y ait prise, il faut qu'il y ait Umwelt, présence au monde. Or, chez Leibniz, nous ne sommes pas « au monde ¥. Et il en est de méme de homme que présentent les théories de 'Zin- fihlung. De tole étres auraiont-ils des mains qu'elles ne seraient pas des organes do prise. Ce n’ost pas, on effet, organo qui fondo lo sons du comportement, mais Vinverse. Au reste, c'est une idée désormais regue en biologie que Je comportement est toujours en avance sur Vorgane, dans Te sens de Torganisme total qui constite son environnement. Le sens de l'appréhension ne découle pas de la saisie manuelle; le sens de Vappréhension manuelle rejoint tous les sens de apprchension dans une seule direction significative. Un étre dont la main n’est. pas faite pour saisir ne saurait non plus saisir du regard. Voir pour lui ne signifie as « prendre avec les yeux ». Le mot de saisir tire son sens dune lion globale antérieure & toute capaeité particulitre. La possibilité du saisir: mest donnée qu’a un étant dont I’étre au monde est constitué par cette possibilité méme. Prendre, saisir ou appréhender constituent une possibilité humaine dont Ja prise manuelle nest. qu'un mode rela- tif et dérivé. La « saisie » est une forme primitive originaire de Vexistence umweltlich. Si le sens total de Papprébension ne résulte pas d'une formalisation de Ja prise manuelle, qui n’en est qu'un mode, ce sens toutefois ne laisse pas détre autre chez, un éire capable d'appréhender manuellement. et chez un étre sans mains. La spécification de \'organisation appréhensive a pour corrélat un remanioment, une refonte des structures fondamen- teles do Vappréhension ot des relations do Vorganisme avee son envi- ronnement. Cette affirmation contredit bien entendu au schéma clas- sique de la vie de relation qui subordonne l'une & Pautre, du complexe au simple, la motricité a la physiclogie, la physiologie & 'anatomie. Mais Vhistoire nous apprend que ce schéma s'est réellement cons- titué en ordre inverse. Le modéle anatomique est la projection, dans Pespaco d’un systéme central, d’une physiologie destinée 4 servir de caution scientifique aux théories des psychologues, & une époque ot la psychologic n’était pas née. Il est d’ailleurs étonnant, du seul point de vue de Pesprit positif, que la psychophysiologie ne s’étonne pas elle- méme de l'incroyable indigence de son systeme de représentation ana- tomique qui continue A se satisfaire de ce bon vieil espace & trois dimen- sions plus une & une époque de la science ot Vintelligibilité du moindre événement d'univers requiert l'utilisation de toutes les ressources des mathématiquos ; au reste, l'avenir de la psychophysiologie n'est pas dans Vextension, mais dans inversion de son schéma. Nous vivons en réalité sur une représentation ptoléméenne du microcosme dont le bio- logie ne commence a se déprendre que 1a oi elle refuse Tidée méme de microcosme et oit elle renonce au principe de Vautonomie statique ou a7 Henri Maldiney rhéoslatique de I'Znnenwelt, qui contredit aux structures du comporte- ment. L’espace anatomique ne peut conquérir sa spécificité que comme aire de projection de espace physiologique et les structures de celui-ci n’ont pas ¢’autre justification que leur aptitude a représenter la topo- logie du comportement réel. E. Straus a montré on quoi les explications psychophysiologiques du mouvement humain ressortissent au pur non sens. La raison on est, une part, que Porganisation biologique requise par la psychologie du mouvement ne correspond pas & une physiologie des mouvements, mais & une physiologic des opérations et que, d’autre part, l'unité opé- rationnelle de Vorganisme humain n’a pas d’autre principe d’identi cation que I'unité phénoménologique du comportement. Principe que Freud a formulé en opposant le roprésontation populaire fondée sur des liaisons motrices-cxpressives 4 la représentation anatomique de la science de son époque *. Or lappréhension est une des structures fondamentales du compor- tement humain dont l'anticipation perpétuelle par rapport aux conso- lidations organiques antérieures structure la dynamique de Vorganisme selon le style do cctte appréhension. L'asymeétrio de la flexion et de l'ex- tension tirée au clair par Goldstoin, no s0 situo pas au niveau des mou- vements musculaires, mais au niveau des opérations. I] n'y a précisé- ment symétrie que 1a ou Popération se résorbe dans le mouvement, & savoir dans les cas pathologiques o flexion et extension perdent leur sens de comportement, oi elles ne constituent plus en tous cas «un débat normal avee le monde ». « La séparation des opérations de flexion et d’extension est expres- sion de deux manitres fondamontales de so comporter, de deux atti- tudes de Torganisme vis-a-vis de son environnement. Lune ost appréhension du monde a partir du moi ; autre, abandon au moi perdu dans le monde +. » Or, ce sont 1a deux conduites d'une généralité extréme dont le contraste n’atteint a sa forme et a son sens que chez l’homme, & raison du réle capital que joue l'appréhension a tous les niveaux de son comportoment. ‘Appréhender n'est pas soulement saisir la-bas, de telle sorte que « la motricité se fixe dans Pespace stranger comme tol 4 partir de lospace propre ». C'est prendre possession de ce qu’on saisit en « réintégrant Ves- pace étranger a la sphere du schéme corporel ». Ainsi le a partir de Pespace propre n'a de sens que par ce recueillement dans Cespace propre structuré par le schéme corporel. L’appréhension est un acte complet en ce qu'elle inclut une sortie hors de soi. Ce recueil est inscrit éja dans cette sortic hors de soi, dans cette exposition & Pespace étran- 1, Freud, Me vie ef la Payeharalyse, p. 19. 2 Goldstein, ate Aufban des Organi:mus, 48 Comprendre ger — qui, sans cette anticipation, ne différerait pas d'un abandon au moi-perdu-dans-le-monde. Inversement, ce recueillement ne s’effectue pas nécessairement pour ’homme sous la forme d'un repli dans la dis- ponibilité indéterminée du scheme corporel. Tenir (et méme maintenir) n'est pas encore, sans doute, appréhendor ; la main qui tiont on vertu de son pouvoir propre a justement d'autres pouvoirs plus déliés que celui @une crispation sur Tobjet. Articulée-articulante, son appréhension est une analyse. Elle anticipe le comment de Papparattre en esquissant Jes structures topologiques des modes d’apparition de la chose 4 méme Je schématisme & la fois spatial et spatialisant. de sa propre motricité. Motricité qui est une expression partielle et spécifiée ou, si Yon veut, une esquisse provisoire dun étre au monde en promiére personne, sur le mode de la prise & travers un corps. Aussi l'appréhension est-elle dévoilante non dune chose en soi, mais d’une chose dans le monde. Qu’est-ce & dire « dans le monde » ? Ici la plus grande erreur cOtoie la plus grande verité. Comme le sons général de appréhension est antérieur et intériour A chaque prise particuliére, l'articulation de chaque chose se précise & partir dun fond de monde qui s’esquisse dans Ia relation appréhensive. Plus généralement encore, Vappréhension lle-mime ost une forme anthropologique de la présence qui, comme toutes les autres, n’a & faire & quelque chose qu’a intérieur d'un monde. Et seul a a faire & ‘des choses dans le monde, un étre tel qu’ « avec sa présence, quelque chose comme un monde lui est dévoilé dans une mise & découvert. > +, Puisque la parole — elle aussi articulée-articulante — dévoile ce dont quelle parle dans un sens, n’en va-t-il pas do méme de l’appréhension manuclle (ot visuelle et auditive) dans la mesure ott le comportement humain qui s’esquisse en elle est, tous les niveaux de son infrastruc- ture, celui d'un ére qui parle ? Si tout comportement humain n'a pas, au sens complet du mot, valeur apophantique, sa capacité de dévoilement anticipe du moins Ia possibilité de lexpression. Mais & en nous tenir aux formes de Tappréhension, que dirons-nous qu’elles Gévoilent ? Quand jo saisis ma table, ello n’ost pas Ia toute ontidre. Sa présence me reste voilée. « Seul le « nous » de Pamour posséde tout », dit Bins- wanger. La ou on a seulement ¢ faire a quelqu’un, quand on agit sur, quand on s'empare de, il s’agit d'une possession partielle. Le tout de la chose ou de l'étre s'évanouit dans le saisir a. En fait, cette totalité est flottante dans la phénomenalité débordante du monde, et seul Part. peut nous Ja communiquer sans d'ailleurs Particular en objet. Et tous nos sens expriment le méme sens on tous los sens du mot. La vue ? On saisit du regard. L’oreillo ? « Jo n'ai pas saisi. » Tous ces sai 1, Martin Heldegger, Sein und Zeit, ps 25. Revue ox Mita, — No 12, 1961, 4 Henri Maldiney sir sont... d, On reconnait quelqu’'un & sa démarche, & sa voix, 4 son parfum (saisie avec les yeux, Poute, lodorat). Mais saisir a... n'est. pas encore percavoir. « Si je vous saisis bien... », je vous saisis & ce mot que vous dites. Mais je n’ai saisi que cette part, de vous qui ost engagée dans ce mot, of vous ne faites que vous profiler sous l’angle d'une situation locale ; ot do vous, comme de Ia choso selon Husserl, je ne saisis que ce profil. Or c'est justement le projet de la per- ception que d'ire prise sur P8ire méme ou Ja chose méme que nous saisissons & une prise ou dans un profil. Percevoir (per-capere), c'est prendre A travers en traversant tout l'objet perou. Apercevoir, c'est saisir a, en traversant. Mais que saisissons-nous ? Sur quoi porte notre appréhension ? Sur ce qui se remarque, sur co qui frappe, sur ce qui fait sensation. Or, co qui fait sensation (dans l'unité du consible ot du sonsa- tionnel) c'est toujours du significatij. Ce par quoi la sensation dégoit ou dépasse, mais toujours dément Pimagination, ce qui fait de la per- ception (la od du moins Vhabitude n'est pas notre unique manitre d’Aa- biter le monde) une sur-prise, ce n'est pas la faeticité de l'objet. fermant les possibilités de imagination, mais sa présence qui les accomplit tout autrement dans l'imprévisible ouverture du présent. La sur-prise n’est pas dans les choses, mais comme disent les Japonais, dans le « ah ! » des choses, c'est-a-dire dans le surgissement du sens de la présence. Nous Ppercevons toujours effectiverment du significatif : la fermeture d'un pas- sage a niveau, la tombée du soir dans les champs, apparition d'une lumiére dans l’obscurité, l'inadéquation de la clé 4 la serrure, ou d'une robe a la saison. C’est sur ce fond constitué par la perception de signifi- cations déterminées que se détachont dos processus, des objets, des propriétés, Toute perception est en prise sur la totalité de l’étre percu, par cela que cette totalité s'articule en significations. Comment done cette totalité peut-elle étre A la fois dévoilée dans la perception et cependant roster voilée dans son ensemble ? C’est que le significatif de la perception par quoi nous sommes en prise sur le monde n'est encore qu'une osquisse de la phénoménalité débordanto dont nous parlons. Nous sommes dans une situation analogue a celle de la premiére phrase du Chdteau de Kafka. «Il était tard lorsque K. arriva, Une neige épaisse couvrait Je vil- lage. La colline était cachée par la brume et parla nuit ; nul rayon de lumiére n’indiquait le grand chateau. K. resta longtemps sur le pont de hois qui menait de la grande route au village, lea yeux levéa vers cos hauteurs qui semblaient vides. » Cette phrase est vraiment le concept (au sons hégélien) dont « le Chateau » ost 1'Idéo, c'est-a-dire lo concept réalisé. Dans la situation qu’dllo exprime s'artioulent en esquisse toutes les situations futures de K. Méme celui qui la lit pour la premitre fois est introduit par elle 4 la précise indéfinition d'un paysage & la fois 50 Comprendre arrété comme K. sur le pont et se mouvant en lui-méme comme un monde de brume. Les mots qui la composent ; tard, la neige, le village, la colline, la brume, la nuit, nul rayon de lune, le grand chateau, le pont de bois, ces hauteurs... vides, ne constituent ni une somme ni une syn- thése de sens, ni un catalogue ni un systime du monde. Tout autre est leur articulation. Imaginons la réunion de ces images dans un film, Elles ne sauraient y étre groupées dans une vue simultanée. Un pano- rama serait la pire des trahisons parce que la constitution méme de ces images, telles que les engendre l'une aprés Pautre Je mouvement de la phrase qui les nomme, les délaisse et s’en souvient, exige le mouvement de Ja caméra. Mais ce mouvement ne consiste pas dans un travelling. Chez Katka, Vimago est presquo toute engagéo dans la parole ot les paroles, bien quo successives, se juxtaposent comme des voix d’hiver entendues dans la rue, d’ane chambre close, Hl faut que chaque image surgisse & soi de telle manitre que celles qui la préctdent soient & la fois délaissées et pourtant présentes dans son mode d’apparition. Non comme un arridre-plan sur lequol elle paraitrait en surimpression, ni méme commo le champ marginal de son propro paraitre ; encore moins commo un décor, mais comme uno instaneo qui s0 trouvo invostio dans co mode dapparition. Aussi chaque image doit-elle étre maintenuo & Vintérieur de sa présence dans un certain inachtvement. Ce qui s’ea approche le plus est sans doute Je lavis chinois des Song avee justement son pont. de bois, le replat avec le village, la neige et la brume ét, en haut le vide. Mais la comparaison ne convient qu’a moitié, exactement & moitié — parce que le lavis song suscite un monde dont ’homme nest, ni lo contre, ni Punité de mosuro. La mosuro ost dans le rapport do Varbre au rocher, du rocher & la montagne, de la montagne & l’espace vide (le Tao). Tandis que dans la phrase de Kafka, homme est la. I n’est pas 14 cependant comme celui qui dévoile le paysage dans sa tota~ lité et qui s’y reconnait. Tl ne s'y reconnait justement. qu’a moitié, Lautre moitié appartient a la brume, a la nuit, & la hauteur vide, au grand cha- teau. Situation intermédiaire de Pétre a demi-perdu. Cet inachavement do Vimage dans sa propro possession, cotto orranco do homme dans sa présence sont corrélatifs du statut dep significations. Comme Katka, le lecteur flotte entre différents plans de sens qui s’échangent. La symbolique de Katka qui n’utilise que le plus quotidien sans jamais sortir de l'expérience, n’est symbolique que par la divergence des di tions de sens que le langage y introduit. Quel village ? Quel chateau ? Quel sens ast. en défaut ? Si le film les montre dans leur totalité, la partie est perdue. Car co sora tel village, tel chateau, alors qu'il s'agit d’un village et do co villago, d’un chateau et du chateau. Un quoleonquo unique. Uno frange de unique soisie & n’importo quoi... comme le Jugement tombe de n'importe quelle bouche n’importe quel moment ; comme le plus insignifiant, ne cesse de répéter Freud, peut dtre lo plus significatif. OL Henri. Maldiney Ce que pergoit Kafka, il le pergoit en esquisse, Pesquisse ayant le sens d'une articulation dans le phénoméne, Ici, 1a neige, la brume, la nuit, les auteurs vides, constituent par leur indétermination et. par la compli- cité primitive of nous sommes avec elles, la couche de la phénoména- lité, e’est-a-dire le fond du monde qui commence & s’esquisser en objets..., le village, lo pont ct, dans uno situation intermédiaire, l'emplacomont do Vinvisible chateau. Le sens reste indistinct parce que engagé dans le phénoméne. Cependant que veut dire engagé ? Un sens ne peut étre engagé que dans un sens. Aussi le phénoméne en a-t-il un, d’une autre sorte, il est vrai, mais qui, chez Kafka, est fondamental. La significa- tion qui s’esquisse & méme le phénoméne introduit Ia signification objective comme, dans un tableau, e’ast lo champ significatif ryth- miquo qui ouvro uno dirsetion de sons au contonu représontatif dos images. Ce qui s’articule en cette esquisse, c’est notre rapport « pathique » aux choses, aux étres, au monde, Elle consiste dans une structuration de Mespace, de la temporalité, de la communication, c'est-d-dire des modes constitutionnels de la présenea. Elle exprime le style dune situation. Qu’on ne se presse pas de dévaluer ce type de signification parce que pottique. Lexpérionce de V'étre & demi-perdu est au fondement de toutes nos perceptions, en tant qu’elles sont des explorations, o'est-a-dire des conduites interrogatives, ayant leur départ dans une situation. 11 fait nuit, Je reviens d'une longue course en montagne. Et soudain, labas, une Iueur significative. Aussitét, se constituant a partir de cette signification, une expérience : l'approche d’une lumiére 4 méme laquelle je saisis I’événement d’un homme en marche qui viont a ma rencontre sur lo glacier. La lucur m’est. immédiatoment significative, car jo la por- gois dans une situation orientée : il y a I'éloignement du refuge, la pré- sence des crevasses, lesquelles ne sont pas des idées, mais des réalites saisies par mon corps lui-méme, et qui conférent & ma marche une allure particuliére. Cest dans mon corps que je sais, mon corps sait pour moi, méme si, par ailleurs, je ne pense pas explicitement au danger qui m'en- toure. Or, avec la Ineur surgissante, c’est I'espace méme de mon action, Pospaco tises duno insscurité typique qui e’éclaire, qui se déchire 1a- bas, oi Ia situation tout a coup se polarise dans uno signification nou- velle. Au ceour de cette insécurité enveloppante vécue en aveugle dans la nuit comme opacité striée de dangers, vient d’éclater une significa- tion nouvelle, fondatrice d’une spatialité nouvelle. Comme le note Cas- sirer : « I] n’y a pas d'intuition universelle absolument fixe de l’espace, mais il tient son contenu et son articulation spécifique de ordre signi- ficatit Vintériour duquel il se structure. » Immédiatement done la lueur a été porgue comme sens. Ello ne m’a pas sé donnée en soi, mais comme ce en quoi j'appréhende Pobjet véritable : une Janterne qui s‘approche, tenue par quelqu’un. Mais cette appréhension de la chose percue n'est qu'une saisie partielle. Cet homme qu’en vois-je ? Son étre 52 Comprendre cache par Ia nuit est Vimage concréte de ce qui reste de nocturne, c’ aedire de caché et enfoui lorsque je percois. Cet étre caché s‘articule aolon Ie sens de la situation. Or ea n'est qu'une Ineur, je saisis un objet dont la structure dramatique se dévoile & partir du sens global de ma situation qui est indissolublement articulée-articulante. Jo porgois dos significations immanentes au theme perceptif. Mais ces significations ont-elles une valeur objective universelle ? Je puis me tromper, prendre pour un homme venant & ma rencontre, et porteur d’une torche, une lumiére fixe dont Vintensité croft, et déerott. Cet homme, a supposer quill soit, peut-stre vient-il vers moi, mais peut-dtre va-t-il bifurquer vers ma gauche. Il fait & la fois partie du zukanden en tant que, dans mon doute ot mon attitude intorrogativo, il est un étre poursuivant son chemin sans ae sousier de moi — ct du Mitwelt en tant quo, dans ma cer- titude consciente qui répond de son intention, il vient & ma rencontre. La perception est bien saisie d'un sens dans le phénoméne. Elle s’es- quisse 8 partir dun fond de monde oi je suis en situation. Et tamt que Ja situation n'est pas résolue, le theme perceptif ne se eonstitue en objet qua partir dune phénoménalité significative dont les directions de sens no sont pas thématisées. 1 faut rendre au non-hématique son importance trop souvent ina- percue. Si l'on veut exprimer exactement le sens de la perception, il ne faut pas dire, remarque J.-P. Sartre : « Le poisson nage », mais « la nage poissonne ». Formule frappante qui toutefois a besoin d’une nouvelle précision, C'est seulement dans Ia riviére qua Ia nage poistonne ». La forme du poisson y est percue en esquisse ; elle est toujours on instance ot en sursis dans le phénomine physiognomonique ot significatif du mouvement. Lequel n'est pas pergu comme un acte émanant do Vani- mal, ni comme le déplacement local d'une forme constituée. Nous per- cevons la nage comme un événement — flux de espace aquatique ot vivant et milieu constituent une indivisible unité — équivalent phé- noménal, pourrait-on dire, de la représentation physique d'un corpus- cule insaisissable dans le champ de probabilité de l'onde. L'espace on son ébranlemont liquide possido un style de mouvance animéo qui sous-tend le mode d'apparition et Ia perception des structures pisci formes. Liart animalier a précisément deux versants. Tantot animal est p senté en lui-méme dans Vindividualité matérielle close (A. Riegl) de sa forme. Par exemple, dans les reliefs assyriens oa l’émotion ressentie devant le lion et Ia Hionne blessés eomporte un moment d’identification. ‘Tantét Ie corps de animal loin d’avoir une structure autonome, tient sa formo ot son sens du rythmo des forces vitalos souterraines qui ne paraissent au jour que sur fond de violence et de destruction. Les thémes zoomorphes ont leur fondement non-thématique dans le jeu de ces mémes forces — oi, par exemple, les formes des animaux combatants de l'art 53 Henri: Maldiney scythe se nouent et se dénouent dans Ventrelacs d’un seul acte de vie et de mort, Ainsi voit-on également, dans l'art germanique du Nord, les membres épars de l’animal non pas se rassembler dans l’unité sta- tique d’une figure close, mais circuler l'un a travers l'autre comme des profondeurs, indi- visiblement ornemontalo et biologique, qui structure la vie univorsollo avant de servir 4 Vexprossion de ses types ou de ses organes particuliers (cf. les chasses au lion dE. Delacroix). Mais revenons & nos poissons... immobiles ou évoluant dans laqua- rium. Quand nous regardons 'un deux, nous sommes généralement attentifs au dessin de ses formes rares et a la transparence ou richess® do ses colours ; et son déplacoment n'est pour nous qu’un brouillage passager de la vision descriptive. Comme V'enfant, nous sommos par- fois fasoinés par la proximité étrange dun vivant appartenant & un autre milieu et qui cependant nous est donné en face, dans notre monde. Notre regard est seul en prise sur ce microcosme ; ot l'interdit qui frappe le toucher équivaut une inhibition. Tontefois les conditions sensibles no sont jamais radicalement séparables. Vue et. toucher sont des modes du méme sentir — et le sentir Iui-méme est en liaison intrinsdque avec notre motricité (cf. E. Straus : Vom Sinn der Sinne). L’inhibition dont nous parlons intéresse le schéme corporel-spatial tout entier. Mais Vadulte capable d'un intérét dirigé et de « mouvements abstraits n'est pas porté autant que l'enfant aux mouvements concrets de saisie et dappropriation directa; aussi l'inhibition reste-t-elle voilée. L’entant, Ini, se comporte d’autre maniére. Son attitude vis-a-vis du poisson ressemble fa celle qu'il a devant les images. Quand le jeune enfant rogarde des images, cette mise & distance de figures sur lesquolles il ost sans action s'accompagae d'inhibition motrice. Situation aliénante qui ne saurait se prolonger. Aussi, dans un second temps, déchire-bil les images, ce qui Jui est une maniére de mobiliser le monde 4 partir de soi. De méme, il cherche a attraper Je poisson, le sortir de l'aquarium. II y a dans les deux cas un acte de sadisme infantile. Mais ce sadisme s’artieule a des structures plus généralos. Tant Vinhibition que sa rupture intéressent Ja totalité du scheme eor- porel ; eb non seulement le sadisme atteste Punité du sentir ot du se mouvoir au niveau du rapport organisme-miliou, mais il met en cause, ‘au niveau du rapport homme-monde, la dialectique de Pespace propre et de Vespace stranger. Encore n’est-ce point la V'ultime niveau struc- tural of e'éclairent. notre rapport et notre étre A la Réalité, dans cette tentative d’appréhension du vivant dont le sadisme est un mode. La mobilité du poisson ou simplement le caractire irrécapitulable do ses formes ot coulours, solublos on quelque sorte dans notre mouvante vision, constituent un « inaccessible » pour celui qui veut em épuiser Vappari- tion-disparition. Aussi a-t-il recours & un acte de saisie globale qui tend ot Comprendre A Vimmobilisation et & Vappropriation de Vobjet *. D’autres fois, au contraire, enfant (ou méme Padulte) cherche & mettre le poisson en mouvement. C'est que Vindividualité close et objective sur laquelle ils sont. on prise exclut. de ses parenthdses stables le phénoméne de Ia vie et les entretient dans lour malaise qui prend forma dans inhibition. Cos doux attitudes opposces' s’éclairont par la dialoctiquo du proche et du lointain. Tout acte d’exploration (tactile, par exemple) implique une résolution de la tension proche-lointain. Or, au cours de Vacte, le Jointain sans cesse renait, du proche. A chaque fois, l'inconnu ouvert renatt, du connu ferme. D’oit Vimpossibilité d’un arrét — déja donnée, notons-le, 4 méme Ja transcendance qui fonde le fond od chaque terme envieagé doit étre ox-posd. L’espace du mouvement ot espace do Pac- tion ont une structure temporelle. Et Jo non-thématique est le corrélat nécessaire dune temporalité authentique. Notre perception du vivant est donc soumise & une dialectique qui manifeste Pimpossibilité d’une thématisation complete du peru. Du vivant 4 Vhumain, de P Umwelt au Mitwelt, la distance s’largit encore entro Védéal de Ia perception possessive et Ia réalité de Pétre & perce- voir. Il arrive quo lo paychanalyste amateur ou « sauvage » soit tenté, comme tout &Vhoure l'enfant, de « faire parler Ie poisson » ; faute avoir pu le mettre en mouvement, il le sort brutalement ou doucereusement de son bocal, ce qui n'est, cartes pas la meilleure méthode pour « donner la parole au monde muet. ». La vie quotidienne ahonde de tels exemples oi i s'agit de saisir quel gu’un & quelque chose, de le prendre A... au collet pour Pappréhender, & Pépaule pour lo provoquer, aux gonowx pour Jo supplier, x son avou pour le démasquer. Toutes ces conduites visent & faire impression : elles altaquent "homme dans son impressionnabilité (cf. L. Binswanger : Le Nekmen bei Etwvas). Prendre quelqu’un par quelque chose, c'est un geste alinant qui vise a atteindre Vhomme dans une impressionnabilité historique, liée A la psychogentse infantile. On peut prendre aussi quel- qu'un par son point faible : on Vatteint alors dans sa suggestibilité. Tous cos actes convertissont Tautro on choses ustensiles ot brisent oa lui, dés le départ, toutes possibilités de reconnaissance de soi et de rencontre vraie. Or la psychanalyse propose-t-elle quelque chose de radicalement autre ? L’analyste ne tente-t-il pas de saisir 'autre & ses expressions ? Na-t-il pas systématiquement. recours, Ii aussi, @ des actes d’appréhen- sion ? Qu’est-ce alors qui distingne, 14 of il eoncerne un homme, la sai- sie authentique do l'inauthentique ? 1, Nous avons reconnu ce trait de la psychologic du chasseur. Il chetche & imimo- bulkier défaitivement Yanimal dans Yinstantanelie de Ig mort parce que — outre le phénombne proprement vital qui ebstde (eadisme) — le phénemene cu mouvement Implique un'dépassement perpétuel et, par 1a, Iémergence du Souct (structures de 1a temporaite). 35 Henri Maldiney — Ceci : que le psychanalyste se garde de prendre Vautre au mot, au geste, a une expression quoleonque, parce que son propos 1’est pas de prendre, mais de comprendre. Ce qui signifie d’abord entre autre paradoxe que Ia psychanalyse exclut en principe la perception intégrale d’autrni Dans aucun domaine d’expérience, il n'y a, en fait, de perception intégeale, cost 1a uno idée qui contredit & Vessence do la perception. Ainsi dans le domaine des choses. Toute phénoménologie (de Descartes & Husserl) constate que la chose se donne par profils. Sans doute est-ce la chose méme que nous Lenons par notre saisie. Mais si « la perception une chose, la saisit sous cette face et x cette prise dans sa présence corporelle », elle est par 1x mame inadéquate en raison de V'inépuisabilité des profile ; bien plus toute tentative do perception intégrale ost patho- logiquo. Colui qui vout épuiser la chose dans une perception commence toujours par la limiter & quelque profil et lui interdit, c'est-d-dire inter- dit & sa perception, d’en déborder la dléture. La temporalité de la. per- ception se trouve alors convertie en répétition dans un va-et-vient per- pétuel entre quelques figures qui s'achéve en fascination. La chose acquiert alors une surréalité dans laquelle sa transcendanee est eonvertie on ambivalence (celle d'une image objet). La oi il s'agit non d'une chose, mais d’un homme, I'Idéal d’uno per- coption intégrale est celui dune possession. Bt la contradiction d’une telle entreprise se dénonce par une autre pathologie. A travers 'expres- sion d'un homme, je suis en prise sur lui tout entier ; c'est bien la plé- nitude de son étre qui s‘articule en elle ; mais elles ne consistent lune et Vautre qu’en possibilités et en signification oxistentielles non-théma- tiques. L’errour topique est justement de les thématisor et de consti- tuer Pautre en objet. Dés lors, commonco la dialoctiqo décovante do Vimpossible possession, qui s'inserit dans Io cersle du sado-masochisme Retrouver, au dela de son objectivité constituée dans le monde, Ia sub- jectivité dautrui, laquelle ne peut exister qu’en deca, dans une présence Aun monde qui Ini est. dévoilé avec sa présence méme. La dramatique do la situation est tout a fait différente de celle qui marque léchec de la perception intégrale de la chose ot catte diflérence a sa raison dans la différonce dos transcondances *. Quand nous parlons de la totalité ou de la plénitudo de Vatre saisi & propos d'une chose et & propos d'un homme, nous parlons en fait deux langages. La chose n'est pas toute entire en chacun de ses profils de 1a méme maniére que homme en chacune de ses expressions. Nous sai- sissons cet homme-I2 & travers quelque chose de lui-méme, mais ce quelque chose, eonduite on parole, pour étre de Ini-méme (ce qu'il est ou n'est rien) exige que "homme y soit fondamentalement présent. Sans doute la chose est-ollo présonte & ses profils. Mais elle lest, passivement ; ot 4, Transcendance est pris au seas hhusserlien. 56 Comprendre cette présence en fin de compte, n'a de sens que par ma propre présence. Au contraire, I'homme est présent activement a ses expressions. Sa transcendance est originairement différente de celle de la chose. Or, crest cette transcendance active qui est dans "homme « la tache de Phomme ». Sa reconnaissance conditionne toute saisie authentique puieque o’est en cllo — ot en elle scule — que toute expression humaino est fondée en subjectivité *. Toute la question de la connaissance d’autrui s'articule & cette situa- tion. Une expression tient son sens de cette transcendance qui s'exprime par elle en Ia dépassant. Je ne puis étre en prise sur Vautre a travers lune queleonque de ses expressions que si j’accéde en elle au sens de cette transcondanco : autrement dit, je ne puis saisir l'autre authentiquement ses actes ou A ses paroles que selon lui. Mais comment faire ? Me mottre a sa place ou le mettre & la mienne ? Quel psychanalyste ne voit aussi- t6t dans ces attitudes d’Binfihlung et de transfert analogique erreur topique dont le refus par la psychanalyse est en quelque sorte axio- matique ? D'une maniére générale ni lo monde oxtérieur ne doit étre introduit dans le monde pathologiquo du malade, ni le monde du malade dans Je mondo extérieur. La premiére méthode « pathologise » le normal, la seconde normalise le pathologique ; dans Je premier cas, la situation analytique ou la situation asilaire deviennent Je refuge de la maladie qui se verrouille dans sa fermeture. Dans le second, le malade est incité ‘@ joner au bien portant et se donne de lui-mame a lui-méme une image normale : P’éohec de Videntification & cotte image provoque une agres- sivité dont le moment bénin ost dirigé contre 'analyste ou le psychi et le moment grave contre le type formel de sa propre normali nécessité s'impose done de le connatire selon Jui dans un monde qui ne soit ni le sien, ni le mien. Or la chose est impossible sans un monde qui nous soit commun. Héraclite dit que, quand nous dormons, nous sommes souls : le moi solitaire du réve interdit Pinter-pénétration des mondes séparés. A létat Yigile, au contraire, nous sommes sur un terrain de rencontre, « Ceux qui veillent ont un monde commun. » Le monde commun n'est la que dans une situation communicative, ot je percois l'homme non selon moi, mais selon nous. I n'y a de per- ception d'autrui possible que parce que, et depuis que, selon le mot de Halderlin, « nous sommes un dialogue >. Tout dialogue a son agora : place publique au large de laquelle tout est ouvert a tous en ce lieu naturel commun (8rénos gice, dit Aristote) : la parole signifiante ot chacun a son Toi aveo tous les autres au rendez-vous du sons; qu'il s'agisse du prix de Ihuile, du plaisir du pouilleux qui se gratte, d'une 2. CL, Heidegger, Vom Wesen des Grundes, 3 Aufl. S 18. ar Henri Maldiney définition de la science ou de la vertu, tous s’entendent, sur les mots rrefours de sens quand ils parlent aves Socrate. L'entretien ana- Iytique a lai aussi son agora ; mais comment les deux interlocuteurs peuvent-ils communiquer dans le sens puisque précisément le sens n'est. pas la ? Cotte diffieuité paralt commune aux deux dialogues : le socra~ tique ot le froudion ; et Soorate y a déja répondu. La différence entre les deux dialogues, la difficulté propre au dia- logue analytique est ailleurs : dans Je statut du sens cherché, La défini- tion vraie de la vertu ou de la science est un tissu de définitions ration- elles, et les mots échangés entre Socrate et Ménon ont aussi un sens rationnel. Leur dialogue se meut d’un bout & l'autre dans Ja rationa- lit6, Hs sont tous deux ensemble aux mémes sens. Dans l’entrotion ana- Iytique, les mots échangés ont oux aussi un sons rationnel. Un chat est un chat. Un loup est un loup. Mais justement, un loup n'est pas non plus un loup. Outre leur signification explicite rationnelle, les mots, les phrases, Ie langage en ont une autre. En réalité, de quoi qu’ils parlent, ils parlent toujours du patient. La parole du patient en particulier est 4& Ja fois sitnation et expression da situation. Klle fait partie d'un com- portemont ot elle le signifie. Mais elle le signifie de deux manidres : d’une part, quand Ie patient parle de lui-méme, sos paroles énoncent des sons explicites immédiats, elles sont description d'un vécu ; d’autre part, eur signifiance est infléchie, modifige dans le sens de sa situation, qui se trouve exprimée dans cette inflexion. Le langage du patient a deux dimensions, deux directions de sens, sans pour autant cesser d’étre un langage. Car, si considérée dans sa seconde dimension, sa parole est expression deco qu’il est (comme tout le reste de son comportement) elle ne laisse pas d’étro parole parlante : elle énonce on anticipant ; elle esi dépassement vers un sens qu'elle cherche (interrogation-réponse, Yune autre se percutant), elle est la forme la plus différenciée un comportoment humain qui se signifie. Mais ce sens qui est & horizon nest pas un tissu de significations rationnelles comme la définition de la science ou do la vertu, C’est le sens d'une histoire engagée pour Vins- tant dane le non-sena. Cotte seconde valour expressive do la parole est inconnue dos interlocuteurs. Lour agora —- sur e¢ point qui est Pessentiel — est encore & constituer, Or cette situation a’est qu'un corollaire de la transcendance dont nous parlions et qui sezprimant en cette seconde dimension de 1a parole reste un obstacle encore infranchi. L'obstacle n'est. pas infranchissable, Ce n'est pas la moindre confir- mation de Ia réalité da Pagora psychanalytique que de constater qu'elle arrive pas se constituer at quo le dialogue ost impossible a at preci- sément cette transcendance fait défaut : 12 ov le malade n’existe plus qu’au plan do see exprossions ot ot sa transcendanee vers le monde, celle de son comportement en général et de ses paroles on particulisr, est convor- tie en ambivalence. (Par exemple, dans les cas-limiies de Schizophrénie 58

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