COLONISER L'ESPACE : TERRITOIRES, IDENTITÉS, SPATIALITÉ

Hélène Blais

Belin | « Genèses »

2009/1 n° 74 | pages 145 à 159

ISSN 1155-3219
ISBN 2701152981
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Hélène Blais, « Coloniser l'espace : territoires, identités, spatialité », Genèses 2009/1 (n° 74),
p. 145-159.
DOI 10.3917/gen.074.0145
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Coloniser l’espace :
territoires, identités, spatialité
Hélène Blais
Ouvrages et articles commentés
CARTER, Paul. 1987. The Road to Botany Bay. An
Essay in Spatial History. Londres, Faber & Faber.
CLAYTON, Daniel W. 2000. Islands of Truth. The
Imperial Fashioning of Vancouver Island.
Vancouver, University of British Columbia Press.
KUSNO, Abidin. 2000. Behind the Postcolonial.
Architecture, Urban Space and Political Culture in
Indonesia. Londres-New York, Routledge (The
Architext series).
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LAMBERT, David et Alan LESTER (éd.). 2006.
Colonial Lives across the British Empire. Imperial
Careering in the Long Nineteenth Century.
Cambridge, Cambridge University Press.
MCGREGOR, JoAnn. 2003. « The Victoria Fall,
1900-1940 : Landscapes, Tourism and the
Les sciences sociales et, plus particulière-
ment, l’histoire ont depuis longtemps intégré
l’analyse des espaces et de leurs effets sociaux
dans leurs objets. Les bienfaits heuristiques
d’une perspective spatialisante sont notam-
ment manifestes dans le champ de l’histoire
des sciences. Et l’on constate depuis une
dizaine d’années un regain d’intérêt pour les
travaux historiques qui témoignent d’une
manière ou d’une autre d’une forme de sensi-
bilité spatiale1. Mais il apparaît que cette
approche a été plus tardivement intégrée
dans le champ des études coloniales et qu’un
certain nombre de travaux récents, s’inscri-
L
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pp. 145-159
Geographical Imagination », Journal of Southern
African Studies, vol. 29, n° 3 : 717-737.
M YERS , Garth Andrew. 2003. Verandahs of
Power. Colonialism and Space in Urban Africa.
Syracuse (NY), Syracuse University Press (Space,
place, and society).
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NOYES, John K. 1992. Colonial Space. Spatiality in
the Discourses of German South West Africa, 1884-
1915. Londres, Routledge.
Y EOH , Brenda S. A. 2003 [1996]. Contesting
Space. Power Relations and the Urban Built
Environment in Colonial Singapore. Oxford,
Oxford University Press.
vant à l’intersection de la géographie et de
l’histoire postcoloniales, proposent de nou-
velles pistes intéressantes de ce point de vue.
De fait, autour de l’histoire de la repré-
sentation et de la construction des territoires,
qu’ils soient ou non coloniaux, la bibliogra-
phie est aujourd’hui abondante. On peut citer
comme travail fondateur L’invention scienti-
fique de la Méditerranée (Bourguet et al.
1998), ouvrage collectif qui met au jour les
rapports entre science et pouvoir à partir des
trois exemples des expéditions scientifiques
d’Égypte, de Morée (Péloponnèse) et
d’Algérie. L’étude des systèmes de références
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et de comparaisons qui guident les pratiques
savantes et les travaux des scientifiques per-
met de montrer comment se construit une
représentation globale d’un espace spécifique:
la Méditerranée. Ce point de vue doit être
rapproché des nombreuses études de langue
anglaise portant sur les rapports entre science
et empire, qui ont analysé les stratégies des
métropoles européennes dans le développe-
ment des activités scientifiques de leurs colo-
nies. Les liens entre connaissance et pouvoir
ont ainsi fait l’objet de l’ouvrage collectif
important, Visions of Empire (Miller et Reill
1996), qui montre comment la curiosité
scientifique, développée notamment lors des
voyages de Cook, contribue au prestige bri-
tannique et constitue donc un élément de la
puissance impériale. Ces études portent, dans
la grande majorité des cas, sur les voyageurs
naturalistes, sur la botanique, ou sur des per-
sonnages comme Banks ou Humboldt.
Cependant, dans le cadre des Science and
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Empire studies, la place de la géographie reste
à la fois centrale et marginale. Centrale car il
a été admis par nombre d’auteurs que
l’empire est par essence un « projet géogra-
phique » (Said 1978). David Livingstone,
dans la même logique, qualifie la géographie
« d’aide de camp » de l’impérialisme (1992 :
358) et l’on pourrait multiplier les analyses
portant sur la connivence de l’empire et de la
géographie (voir les mises au point de Ryan
2004 et Clayton 2008). Mais celle-ci reste
marginale du fait même de la prégnance de
ce postulat, parce qu’il peut sembler vain
d’étudier la géographie si l’on sait par avance
à quoi elle sert et comment elle fonctionne.
Cependant, un certain nombre d’études
ont été consacrées à la géographie dans
l’empire britannique (Livingstone 2003; Dri-
ver 2001 ; Godlewska et Smith 1994 ; Bell,
Butlin et Heffernan 1995) et la cartographie de
l’Inde coloniale a reçu une attention toute par-
ticulière avec les travaux de Kapil Raj (1997,
2004) et avec les monographies de Matthew
146 Hélène Blais  Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité
Edney (1997) et de Ian Barrow (2003).
L’attention portée aux acteurs de la carte (pra-
tiques d’arpentage), aux conditions d’exercice
sur le terrain et aux résistances à la mise en
carte, au rapport avec les populations autoch-
tones, aux savoirs vernaculaires, aux institutions
centralisatrices et à leur fonctionnement
constitue un élément d’approfondissement
important dans la compréhension du fait colo-
nial. L’empire français a rencontré plus récem-
ment l’attention des historiens de la géographie
et des géographes (voir notamment Singaravé-
lou 2008), même s’il existe des travaux plus
anciens sur la «géographie coloniale», essen-
tiellement menés dans une perspective d’his-
toire institutionnelle2. Les enjeux aujourd’hui
résident dans l’analyse des territoires, des iden-
tités, des constructions spatiales et de leurs
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effets sociaux dans le contexte colonial.
Le choix de la présentation portera ici
principalement sur la littérature anglophone,
parce qu’un certain nombre de travaux
récents, parfois difficilement accessibles au
public français et s’inscrivant dans plusieurs
courants des postcolonial studies, incitent à
reconsidérer la question de la spatialité dans
son rapport au pouvoir colonial. En effet,
beaucoup d’auteurs postcoloniaux se sont
intéressés aux liens entre représentation de
l’espace, pratiques de l’espace, identités, terri-
toires et pouvoirs. On observe notamment un
intérêt marqué pour ces questionnements
dans d’anciennes colonies de peuplement
(Australie, Afrique du Sud, Colombie bri-
tannique), questionnements liés aux interro-
gations actuelles sur l’environnement, le pay-
sage, les droits au sol et leurs relations avec la
mémoire et l’identité des sociétés qui y
vivent. S’il y a une spécificité de cette
recherche de langue anglaise, elle tient à
l’importance quantitative consacrée à ces
objets, dans la référence à des terrains et des
sources différentes de ceux de l’Empire fran-
çais et dans l’influence revendiquée des théo-
ries postcoloniales sur ces travaux d’historiens
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et de géographes qui intègrent notamment
dans leurs objets des questions sur les résis-
tances locales, les différenciations spatiales et
les héritages et passages dans le temps long.
Ces productions ne forment pas un
champ identifié, mais elles nous semblent
intéressantes à comparer parce qu’elles portent
toutes des interrogations communes qui met-
tent en jeu les espaces et leur analyse. Nous
croiserons ici des études qui se revendiquent
de la «géographie postcoloniale», d’autres de
«l’histoire spatiale», d’autres encore de l’his-
toire urbaine ou de l’histoire environnemen-
tale. L’intérêt n’est pas tant dans ces classifica-
tions que dans le fait que ces recherches nous
semblent pouvoir éclairer d’un point de vue
un peu décalé les questionnements propres à
l’histoire coloniale et l’histoire postcoloniale.
Alison Blunt et Cheryl McEwan, en tentant
d’embrasser et de définir les domaines de ce
qu’ils appellent la «géographie postcoloniale»,
dressent un tableau suggestif des diverses
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approches qui font intervenir la question spa-
tiale dans l’analyse des situations et des
moments coloniaux (Blunt et McEwan
2002): que l’on s’intéresse à la production des
connaissances géographiques, aux représenta-
tions coloniales et aux géographies imagi-
naires de l’espace, que l’on traite des géogra-
phie du contact, de la conquête, de
l’administration coloniale, des diasporas et des
migrations, que l’on analyse, dans une autre
perspective, la production d’espaces et leurs
effets sociaux en situation coloniale, les ques-
tions des lieux, des espaces, des territoires, de
leur définition et de leur effectivité jettent une
lumière particulière sur la compréhension et
l’analyse des histoires coloniales.
De fait, il y a dans ces approches un
accord général sur le fait que la spatialité est
liée aux pratiques de domination. Mais on
rencontre un certain nombre de difficultés dès
que l’on essaie d’analyser et de caractériser
cette relation. Cela tient en partie à une inter-
rogation sur «la géographie» parfois anachro-
L
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nique, tant les pratiques et les représentations
de l’espace touchent à des disciplines savantes
variées et rencontrent tout simplement des
savoirs d’ordre divers. Si le problème est de
mieux comprendre les mécanismes coloniaux
par le biais des savoirs spatiaux, il semble alors
plus pertinent de poser les questions autre-
ment, en interrogeant non pas les savoirs géo-
graphiques, mais l’espace comme production
discursive et comme production matérielle en
situation coloniale. C’est sur ce thème que
cette note de lecture portera, en montrant les
propositions qui ont été faites par les partisans
d’une « histoire spatiale » et les renouvelle-
ments récents qui tentent de faire valoir une
histoire de la matérialité de l’espace, en situa-
tion coloniale et au-delà.
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L’espace colonial
comme production discursive :
les ambitions de « l’histoire
spatiale »
Partant de l’hypothèse que les discours
jouent un rôle premier dans les processus de
colonisation, par leur capacité à organiser
l’espace en structures qui permettent de faire
fonctionner la colonie, des historiens, à la
suite de Paul Carter, ont tenté de mettre en
œuvre ce que ce dernier appelle une «histoire
spatiale» (1987). Celle-ci se construirait dans
une opposition explicite à l’histoire impériale,
dénoncée parce qu’elle ne considèrerait les
espaces coloniaux que comme de simples
scènes où se joue l’action coloniale.
Histoire impériale et histoire spatiale :
de l’espace comme théâtre à la production
d’espaces fonctionnels
C’est sur ce refus d’une histoire considé-
rant les espaces précoloniaux comme des ter-
ritoires vides et neutres que P. Carter a
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construit son projet d’histoire spatiale, qui se
manifeste dans son ouvrage The Road to
Botany Bay (1987). Le principe est de ne plus
prendre l’espace pour scène ou pour cadre,
mais de tenter une histoire des formes et des
inventions spatiales à travers lesquelles une
culture affirme sa présence. L’histoire spatiale
de Carter cherche à montrer comment le
paysage australien a été amené à l’intelligibi-
lité des Européens, notamment à travers les
pratiques de dénomination. L’auteur s’inté-
resse de près au dialogue des explorateurs
avec leur environnement. Selon lui, l’acte de
nommer les lieux est une manière d’amener
le paysage à une présence textuelle et de le
rendre familiers aux Européens et, du même
coup, étranger aux aborigènes. L’idée d’une
dépossession par la saisie de l’espace, étudiée
de près ici par les processus de dénomination,
est à rapprocher de l’étude faite par Thimo-
thy Mitchell sur les nouvelles spatialités
imposées par les Anglais en Égypte (1988).
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Ce dernier a montré comment l’encadrement
colonial (enframing) créait une hiérarchie
visible dans l’ordre spatial, et que cela était
mû par la volonté de rendre le pays aussi
lisible qu’un livre, selon un mode de rationa-
lité occidentale. Dans cette perspective, la
façon dont le colonisateur planifie les routes,
organise les villages ou construit les maisons
modifie à terme la manière dont les colonisés
pensent et agissent, alors qu’ils vivent dans
ces espaces dont les transformations sont
sensibles à toutes les échelles.
Dans l’étude de Carter, la richesse de la
démonstration repose sur une analyse fine
des récits de voyageurs, principalement de la
première expédition du capitaine Cook
(1768-1771). Refusant l’idée d’un discours
européen unique projeté sur le territoire aus-
tralien, il s’attache à distinguer des modes de
voir et de décrire dans l’équipage, qui lui per-
mettent notamment de montrer comment
Cook, à la différence des savants qui l’accom-
pagnent, insère la côte australienne dans le
148 Hélène Blais  Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité
monde intime de son voyage. Ainsi le journal
du chef de l’expédition est-il lu comme une
véritable géographie du territoire, qui renvoie
à une expérience spatiale propre, celle de
l’exploration, quand les notes du naturaliste
de l’expédition, Joseph Banks (1743-1820),
apparaissent comme une production bota-
nique marquée par l’abstraction et dont
l’objectif est avant tout de faire entrer les
phénomènes observés dans une grille taxino-
mique. Dans cette logique, les circonstances
et le contexte de la découverte sont exclus du
récit. Dans le journal de Cook, c’est l’expé-
rience spatiale qui guide le récit, et qui per-
met, par exemple, de laisser des blancs sur les
cartes, ce qui est inconcevable dans la logique
de l’énumération naturaliste. L’intérêt de
l’analyse fine de ces discours différenciés est
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de rompre avec l’idée d’un regard impérial
unique qui prendrait possession de manière
systématique et univoque (Pratt 1992).
L’idée principale est donc que les dis-
cours jouent un rôle essentiel dans le proces-
sus de colonisation et que cela apparaît dans
la capacité de ces discours à organiser l’espace
en structures qui permettent de faire fonc-
tionner le territoire convoité (chez Carter) ou
la colonie (chez Mitchell). Cette hypothèse
soutient également l’ouvrage de John
K. Noyes, Colonial space (1992), qui porte sur
l’Afrique du Sud-Ouest et la colonisation
allemande. Il s’agit là encore d’une étude des
discours, qui part du principe qu’il ne faut pas
prendre la littérature comme le seul reflet de
l’esprit européen, mais comme un composant
fonctionnel, parmi d’autres, des pratiques
coloniales. L’ouvrage part d’une interrogation
sur l’Afrique du Sud-Ouest, l’auteur se
demandant par quels moyens une multiplicité
diverse et chaotique a été organisée en unité
spatiale par les colonisateurs allemands. La
littérature lui apporte des éléments de
réponse. Il analyse par exemple un recueil de
nouvelles de Hans Grimm, Lüderitzland,
publié en 1934, et qui comporte l’histoire de
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deux frères installés comme colons dans la
colonie allemande, et qui, à la suite du traité
de Versailles, se trouvent confrontés, dans
leurs allers-retours réguliers entre la ville et le
«monde sauvage» de leur ferme, à la redéfi-
nition des frontières avec les Boers. J. Noyes
analyse les scènes de passage du poste fron-
tière nouvellement installé, scènes qui per-
mettent de montrer la différence entre un
espace physique aisément traversable, et pra-
tiqué depuis longtemps, et l’espace sociale-
ment construit dans le cadre des rivalités
coloniales, plus difficile à franchir.
Le postulat est que la littérature
«capture» l’espace, établit des frontières, qui
ne font pas seulement refléter les relations
entre individus et territoires, mais les produi-
sent. Ces unités spatiales sont notamment
mises en place par un discours sur ce que
Noyes appelle les points nodaux, ou points de
passage, dont l’exemple le plus parlant est la
frontière. Les postes frontières fixent un
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point de vue sur l’espace, leur traversée oblige
à prendre conscience d’espaces de possessions
différents, et tend à gommer un espace dis-
continu, fragmentaire, multiple. La produc-
tion d’espaces coloniaux passe donc par le
récit de la démarcation de frontières et par la
définition littéraire de points de passage.
L’espace discursif et l’espace matériel :
apories de l’histoire spatiale
L’attention portée aux discours et à leur
effectivité sur l’appréhension et l’organisation
de l’espace a ouvert des perspectives intéres-
santes en ce qu’elle oblige à rompre avec une
analyse des épisodes coloniaux laissant de
côté toute considération de l’espace. Mais le
problème de ce type d’histoire est qu’elle
commence et se termine dans le langage,
comme si l’espace ne pouvait être appréhendé
autrement que dans le discours qui est porté
sur lui. C’est aussi une histoire qui se
concentre sur ceux qui prononcent ces dis-
L
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cours, sans nécessairement prendre en
compte les interactions avec les populations
colonisées. Ainsi Carter énonce-t-il claire-
ment la dépossession de la spatialité indi-
gène, mais sans pouvoir véritablement appro-
fondir ce thème.
Il faut d’ailleurs rendre justice à ces
auteurs, qui sont conscients des limites de
leur analyse conduite essentiellement en
termes d’intentions. J. Noyes, par exemple,
souligne qu’on ne peut mener une analyse du
discours colonial uniquement en termes de
stratégies et qu’il faut rechercher aussi dans
les textes les traces de résistances au projet
colonial. Mais, notamment en raison des
sources utilisées et de leur grille de lecture, la
recherche de ces traces reste bien discrète,
posant la question de l’aporie d’une méthode
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qui se concentre uniquement sur les discours
et qui rend compte d’un espace colonial plus
métaphorique que matériel3.
De fait, c’est la nature même de l’espace
dont il est question qui pose problème. En
1994, dans Geographical Imaginations, Derek
J. Gregory, partant des observations
d’Edward Said, note que l’un des enjeux des
études postcoloniales est de parvenir à attirer
l’attention sur la dépossession des sociétés
coloniales par le biais de « stratégies spa-
tiales ». Il tente, par l’usage de ce terme,
d’aller au-delà de la dénonciation factuelle de
la compromission de la science géographique.
Outre la complicité de la géographie avec le
colonialisme, il faut mettre au jour les inter-
dépendances entre les projets coloniaux, la
production d’espace et les différentes modali-
tés du pouvoir (Gregory 1994: 168). L’espace
a donc été considéré comme un objet central
dans l’analyse des situations coloniales, mais
le terme est trop souvent utilisé principale-
ment dans son sens métaphorique. C’est
l’objet même de la critique des premières
études postcoloniales, jugées trop théoriques
et qui auraient trop souvent négligé le maté-
riel. Les « nouveaux » auteurs postcoloniaux
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reprochent aux anciens une approche centrée
sur la construction – ou la déconstruction –
des discours coloniaux, qui ne prendrait pas
en compte les conséquences physiques du
colonialisme et encore moins les réponses
locales et leurs effets sur la matérialité de
l’espace.
Ainsi un certain nombre d’historiens et
de géographes ont-ils repris ces cadres géné-
raux, en s’appuyant toujours sur la même idée
de base, à savoir que les pouvoirs coloniaux
sont fondamentalement territoriaux, mais en
poursuivant leur étude sur la période postco-
loniale et en essayant surtout de prendre en
compte systématiquement les pratiques de
négociations et de subversion par les habi-
tants, face à l’ordre colonial mais aussi face
aux pouvoirs nationaux après les indépen-
dances.
La question de la spatialité
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dans les études postcoloniales :
quelques pistes de recherche
actuelles
Au-delà des discours, qui ne trahissent
les résistances au projet colonial que par le
non-dit, ce sont les pratiques et les formes
mêmes d’aménagement spatial qui ont
récemment fait l’objet de recherches, portant
principalement sur l’espace urbain colonial,
l’architecture et la planification urbaine, mais
aussi sur les paysages, l’environnement et le
rapport entre ces représentations et les poli-
tiques d’appropriation du sol.
L’espace urbain,
métaphore de l’espace colonial
L’espace urbain, l’architecture, le rôle de
la planification urbaine constituent un champ
d’études particulièrement dynamique. Les
villes sont considérées comme les places cen-
150 Hélène Blais  Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité
trales dans la construction du pouvoir colo-
nial4 ; l’urbanisme colonial est lu comme
l’expression d’une conception coloniale plus
large de l’espace, sa manifestation la plus
explicite, le symbole d’une victoire sur
l’espace sauvage du territoire précolonial.
L’analyse de l’urbanisme colonial et de
l’impact urbain de l’ordre colonial a donné
lieu à de nombreuses études depuis plusieurs
décennies (voir notamment Dulucq et Sou-
bias 2006 ; Vacher 1997, 2006), mais
l’importance accordée aux réponses autoch-
tones à cet ordre urbain et l’attention aux
« désordres », ou plus précisément aux dis-
continuités non prévues dans cet ordre urbain
ouvrent de nouvelles perspectives ( Jacobs
1996).
Comme le souligne Abidin Kusno
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(2000), l’espace colonial a été trop rarement
traité comme un espace concret et matériel.
Or dans ces espaces coloniaux, l’espace
urbain, apparaît comme l’un des types
d’espace qui se prête mieux à des analyses
concrètes. S’appuyant sur l’histoire de l’archi-
tecture et de l’urbanisme, A. Kusno veut
montrer que la formation des sujets dépend
en partie des propriétés matérielles de
l’espace et de l’architecture. En d’autres
termes, la matérialité de l’espace contribue à
la construction des identités sociales. Dans
une perspective postcoloniale, il est aussi
nécessaire de s’intéresser aux conséquences
matérielles des interventions spatiales du
colonialisme dans les villes. Ainsi, les pra-
tiques de planification urbaine ont pu contri-
buer à la construction de cultures politiques
toujours actives aujourd’hui et, notamment,
pour ce qui concerne les villes indonésiennes,
d’une culture de la crainte, qui participerait
de la construction des identités nationales.
On trouve une mise à l’épreuve de ces
hypothèses dans les études de cas présentées
dans l’ouvrage Verandahs of Power (Myers
2003). À partir de plusieurs études de cas
(Kenya, Zambie, Zanzibar, Malawi), l’auteur
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montre que les États coloniaux et postcolo-
niaux ont utilisé la planification urbaine pour
créer des espaces physiques différenciés dans
la ville, qui produisent du consentement et de
la domination mais sont aussi des lieux de
combat. L’analyse insiste sur l’idée que l’État
colonial fait tout pour séparer le contenant (le
pouvoir colonisateur) du contenu (les Afri-
cains) et que cette action passe par l’imposi-
tion de plans segmentés qui remplacent
l’ordre africain, par la création de distinctions
fixes entre l’intérieur et l’extérieur, ou encore
par l’objectivation de l’espace que crée l’instal-
lation de points de surveillance dans la ville. Il
prend notamment l’exemple du « Palais des
miracles» de Zanzibar, construction du sultan
récupérée par les Britanniques qui en font un
lieu de contrôle. L’auteur souligne aussi que ce
palais est transformé en «Palais du souvenir»
après la révolution, mais que l’on y retrouve
les mêmes éléments. Si les formes de contrôle
urbain sont une chose connue, leur prise en
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compte sur la longue durée, dans lequel le
moment colonial n’est qu’un moment, permet
de donner une nouvelle dimension à l’analyse.
L’auteur insiste ainsi sur les négociations aux-
quelles sont confrontés les pouvoirs, tant colo-
niaux que postcoloniaux. En outre et, là
encore, dans une perspective inspirée de la
théorie postcoloniale, l’auteur insiste sur
l’autre ville, celle qui ne correspond pas à
l’ordre établi, mais qui est celle de la majorité
des habitants et qui résulte d’une négociation
avec l’ordre établi par l’élite coloniale. Centra-
lisation et fragmentation coexistent dans les
villes africaines. Ainsi les différentes strates et
les différents moments dans l’organisation de
la ville expliquent la persistance de ce qui
apparaît comme des désordres aux yeux des
colonisateurs et qui est une forme de conti-
nuation des pratiques coutumières dans la
production d’espaces.
Dans cette perspective, l’histoire urbaine
des colonies permet de mettre en avant
l’espace urbain non seulement comme lieu
L
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d’expression du pouvoir colonial et comme
lieu de contrôle, mais aussi comme lieu de
résistance à ce pouvoir. On prendra ici
comme dernier exemple l’analyse de Brenda
Yeoh sur Singapour (Yeoh 2003). La ville
coloniale est analysée comme un terrain de
conflits et de négociations, à travers notam-
ment l’étude des résistances urbaines au
contrôle sanitaire mise en place par les Bri-
tanniques. Les populations déjouent le
contrôle urbain en cachant les malades infec-
tieux, ou même en déplaçant les morts.
L’auteur étudie ainsi les révoltes qui ont eu
lieu quand les autorités coloniales ont tenté
de supprimer les vérandas traditionnelles des
échoppes des commerçants, pour pouvoir
nettoyer les rues. La première réaction est la
fermeture des boutiques, puis le mécontente-
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ment prend de l’ampleur. Il s’agit alors d’un
réel conflit autour de la question de l’usage de
l’espace public5. L’analyse montre ainsi que si
le colonialisme produit de l’espace, il le fait
dans des processus de conflits et de compro-
mis entre ceux qui le contrôlent et ceux qui y
vivent. Or il y a une grande variété dans les
stratégies de résistance. L’imposition d’un
ordre urbain par le colonisateur est plus com-
plexe qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas d’inverser
la perspective en opposant les politiques
urbaines coloniales et la vie quotidienne des
colonisés, mais d’examiner l’intersection
entre les deux, les conflits, les négociations
qui animent les politiques spatiales. Pour
l’auteur, l’étude des mondes colonisés doit
prendre en compte la rencontre dialectique,
pas seulement en disséquant les formes et les
normes de la domination coloniale, mais
aussi la variété des stratégies et des espaces de
résistance, en montrant que la géographie de
cette résistance n’est pas nécessairement le
miroir de celle de la domination, mais qu’elle
agit aussi justement sur des espaces intérieurs
qui échappent à la domination. Cette hypo-
thèse justifie en elle-même une recherche
attentive à ces résistances et pas uniquement
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vues au travers de l’analyse des discours et des
pratiques des colonisateurs, mais elle se
heurte dans la pratique à un certain silence
des sources: comment saisir et redessiner ces
espaces intérieurs qui échappent à la domina-
tion si rien dans les archives ne permet de le
deviner en négatif? On retrouve évidemment
ici un des problèmes soulevés par les subaltern
studies concernant le rendu de la parole des
dominés, problème qui dépasse largement le
cadre de l’histoire urbaine coloniale.
L’analyse de microespaces coloniaux
et les questions d’identité
Les villes ne sont pas les seuls espaces
coloniaux à avoir attiré l’attention des histo-
riens. De nombreuses études portent aussi
sur des espaces naturels et sur des régions
spécifiques dont l’identité actuelle est liée
notamment aux politiques spatiales du passé
colonial. Ces travaux permettent d’approfon-
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dir les questions des liens entre le territoire et
l’identité, questions particulièrement vives
dans les anciennes colonies de peuplement.
Traitant de la Colombie britannique,
l’important ouvrage de Daniel W. Clayton,
Islands of Truth (2000), examine une série de
rencontres entre Occidentaux et indigènes
depuis le XVIIIe siècle, en s’arrêtant sur les
connections entre pouvoir, connaissance et
géographie : l’auteur s’interroge sur la
manière dont la représentation d’un pays et
de ses habitants sert et formate des intérêts
spécifiques. L’idée est que la région de Van-
couver est à la fois un produit occidental et
un ensemble de lieux à l’identité spécifique et
irréductible. Le développement du commerce
des fourrures au XIXe siècle crée un espace
économique spécifique, qui s’organise en
fonction des besoins des Occidentaux mais
aussi des traditions locales de commerce.
D. Clayton montre que la domination occi-
dentale ne fonctionne pas comme une
machine: l’exploration scientifique, le capita-
152 Hélène Blais  Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité
lisme et l’impérialisme s’adaptent au terrain
local et gagnent en texture locale du fait
même du contact.
On retrouve là une conclusion semblable
à celles des historiens qui s’intéressent à
l’espace urbain: beaucoup insistent aussi sur
le fait que les changements survenus avec
l’ère coloniale doivent être pensés en termes
d’accommodements et sont moins radicaux
que l’on peut le penser parfois. Le propos ne
vise pas à nuancer la violence de l’imposition
de l’ordre colonial, mais à expliciter la possi-
bilité de cette imposition en étudiant ses
variations dans le temps et dans l’espace.
L’hypothèse de départ a longtemps été que
l’exploration coloniale encourage la construc-
tion d’espaces universels, faits d’entités mesu-
rables et que la construction d’un espace
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monolithique permet au pouvoir impérial
d’en hiérarchiser l’usage à son avantage.
Pourtant, cette pratique impériale qui tend à
universaliser l’espace n’est pas d’une seule
pièce: des régions différentes sont créées, des
espaces concurrents se superposent. L’analyse
des territoires montre que l’espace colonial a
des identités à la fois locales et métropoli-
taines, que celles-ci évoluent au gré des rap-
ports de force qui, tout en restant dans le
registre de la domination, peuvent varier.
Si la Colombie britannique a bénéficié
d’une attention spatiale particulière, il en est
de même, sans que cela soit vraiment éton-
nant, dans un certain nombre de territoires
dans lequel le peuplement blanc est demeuré
une réalité postcoloniale. Il existe ainsi pour
l’Afrique australe beaucoup d’études sur
l’environnement, liées à des questions
d’appropriation qui ne sont pas toujours
réglées aujourd’hui. L’histoire environnemen-
tale de l’Afrique, principalement du Sud et de
l’Est, a connu ainsi un renouveau qui se fonde
notamment sur des questions liées à l’espace,
comme l’histoire des pratiques agricoles et des
savoirs indigènes de la nature, ou l’histoire du
paysage et de sa construction imaginaire. Ce
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dernier thème du « paysage », longtemps
négligé par les historiens de l’Afrique car
considéré comme trop lié à une manière de
voir occidentale et inappropriée au contexte,
est réinvesti pour étudier notamment com-
ment les idées de paysages ont été une source
d’identité sociale et ont pu être instrumentali-
sées dans la formation des nations et des
identités, tant par les colons que par les Afri-
cains, pendant la période coloniale comme à
l’époque postcoloniale (Beinart et McGregor
2003, Alexander, McGregor et Ranger 2000).
Terence Ranger, en concentrant son attention
sur le paysage des monts Matopos au Zim-
babwe, étudie la manière dont cette région
précise et son environnement sont devenus un
élément central du nationalisme blanc (Cecil
Rhodes s’y est fait enterrer) mais aussi du
nationalisme noir (Ranger 1999). Est mis en
avant alors la manière dont des minorités
mobilisent des identités fortement territoriali-
sées pour essayer d’affirmer des droits ou pour
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réclamer une nouvelle répartition des res-
sources naturelles.
L’étude de JoAnn McGregor sur les
chutes Victoria nous semble à cet égard par-
ticulièrement intéressante (McGregor 2003).
L’auteur fonde son analyse sur un lieu : les
chutes et le paysage environnant. Son objectif
est d’examiner les représentations africaines
et européennes et la manière dont elles inter-
agissent et modifient l’appropriation de la
zone des chutes. Il montre ainsi notamment
comment l’autorité coloniale encense la puis-
sante tribu des Lozi et leur relation à la
rivière, en excluant la tribu vivant immédiate-
ment sur les bords, les Leya, qui avaient
pourtant une relation très ancienne à la
rivière (considérée comme un site religieux
associé à la fertilité). L’auteur montre le rôle
de l’industrie coloniale dans la croissance
touristique et la transformation du site en aire
de loisir pour Blancs, avec spectacles dits
«africains», faisant intervenir les Lozi exclu-
sivement. Les Européens usent de la détesta-
L
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tion entre les Lozi et les Leya, exclus des
traités et déplacés de leurs îles. Le phéno-
mène est certes connu, mais il prend ici une
dimension très concrète à travers la destruc-
tion d’un usage de l’espace et sa réinvention
au profit de l’ordre colonial. D’un point de
vue méthodologique, on voit là comment
l’étude d’un lieu permet d’aborder concrète-
ment un certain nombre de questions sur la
nature de la domination coloniale. La pré-
sence de l’Empire britannique se manifeste
de manières multiples autour des chutes Vic-
toria: dans la domestication de la nature et la
manifestation d’une supériorité technique sur
cette nature (par la construction d’un pont
qui surplombe les chutes) ; dans la mise en
place d’une géographie imaginaire (le site est
une étape symbolique dans l’axe impérial
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allant du Cap au Caire) ; dans la mise en
valeur aussi de l’aristocratie lozi et la réinven-
tion de son territoire (qui témoigne des
échanges symboliques entre l’Empire britan-
nique et la royauté africaine locale).
Paysages, environnement et microhistoire
régionale s’offrent ainsi comme des objets par-
ticulièrement riches pour croiser l’histoire des
représentations, des discours et des pratiques
politiques en situation coloniale et postcolo-
niale. Si ces objets sont certes pratiqués depuis
longtemps par les historiens, leur traitement
dans le contexte colonial est relativement neuf,
tant ils ont pu sembler éloignés pendant long-
temps des enjeux idéologiques de cette his-
toire, marquée par une volonté de décolonisa-
tion des disciplines elles-mêmes et un certain
éloignement d’avec les objets propres aux his-
toires nationales métropolitaines.
La géographie et la « provincialisation »
de l’Europe : l’espace entre discours
métropolitains et discours périphériques
Plus globalement, il apparaît que les tra-
vaux sur l’histoire des lieux, leurs construc-
tions, leurs pratiques et leurs appropriations
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sont le moyen de faire apparaître de nouvelles
lignes de partage et d’autres connexions entre
l’Europe et ses colonies. Dans une perspective
d’internationalisation ou de globalisation de
l’histoire, des travaux tentent d’aller plus loin
que l’étude de la simple représentation métro-
politaine qui caractérise la littérature postco-
loniale, en insistant davantage sur des circula-
tions complexes entre la périphérie et la
métropole, voire même entre les périphéries.
Ainsi, examiner la manière dont les discours
géographiques et les pratiques de l’espace
structurent les relations entre l’Europe et ses
Empires apparaît une entrée possible, mais
qui n’est pas limitative. Pour élargir encore le
champ, on peut aussi s’interroger sur l’origine
géographique de ces discours et de ces pra-
tiques, c’est-à-dire étudier la géographie pro-
duite dans les métropoles, mais aussi aux
marges de l’Europe et dans les colonies (Gra-
ham et Nash 2000). Cette perspective de
décentrement de l’Europe s’intègre dans un
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programme théorique plus vaste cher aux
études postcoloniales, mais trouve dans l’ana-
lyse des circulations matérielles et géogra-
phiques des hommes, des objets et des idées
une possibilité concrète d’étude. Si, avec le
mot « provincialisation », la métaphore géo-
graphique est au cœur de ce programme, on
peut ainsi penser que ce n’est pas seulement
un effet de langage, mais que cela renvoie,
chez quelques auteurs, à une réelle effectivité
de l’analyse en termes d’espaces pour renou-
veler certaines catégories d’analyse.
Sur ce dernier point, on pourra se référer
aux travaux d’Alan Lester sur la colonie du
Cap (2000, 2002). Il montre comment le
tracé de la frontière de l’Est, qui sépare le ter-
ritoire blanc de celui des Khosas, donne lieu à
diverses appréhensions du côté blanc: le gou-
verneur, les colons et les missionnaires n’ont
pas la même vision et pas les mêmes projets
pour cette zone frontière. Pour les mission-
naires, soutenus par une partie de l’opinion
bourgeoise anglicane métropolitaine, il s’agit
154 Hélène Blais  Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité
avant tout d’une zone de prosélytisme, où doit
s’étendre la chrétienté. Ils s’opposent à la stra-
tégie des gouverneurs, qui cherchent à expul-
ser les Khosas de la zone pour des raisons
sécuritaires. L’auteur montre aussi que ces
lignes de partage évoluent au cours du temps.
La mise en cause d’un point de vue euro-
péen uniforme s’applique aussi au discours
géographique. A. Lester souligne ici deux
éléments importants, qui peuvent constituer
des données méthodologiques pour l’histoire
des espaces coloniaux. D’une part, un dis-
cours comme celui sur les races, par exemple,
n’est jamais construit uniquement en métro-
pole, mais élaboré collectivement, par divers
groupes qui peuvent être situés en métropole
mais aussi dans les colonies. D’où l’intérêt de
l’étude des transferts et des circulations, qui
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ne peut reposer que sur une analyse spatiali-
sée. Dans le cas des discours coloniaux sur la
race, A. Lester montre les infléchissements
qu’ils subissent du fait du discours métropoli-
tain sur les classes, et vice-versa, par l’inter-
médiaire de réseaux et d’acteurs qui circulent
d’un lieu de l’Empire à l’autre. Le suivi de ces
itinéraires, au sens géographique et social du
terme, peut être particulièrement riche
d’enseignements. Des journaux qui circulent
de la colonie du Cap à celles de Nouvelle-
Zélande pour porter la parole des colons qui
tentent de s’opposer à un certain universa-
lisme venu de la métropole (notamment dans
la lutte antiesclavagiste) dessinent une géo-
graphie culturelle des marges de l’Empire
indispensable à prendre en compte pour
comprendre la formation d’un sentiment
d’identité chez les colons et aussi les soulève-
ments que provoquent localement ces dis-
cours très radicaux. D’autre part, ces groupes
eux-mêmes peuvent exprimer des points de
vue en compétition (on retrouve ici les thèses
développées par Cooper et Stoler 1997).
Selon que l’on considère les colons, les admi-
nistrateurs, les missionnaires ou les colonisés
eux-mêmes, il y a une pluralité des modèles
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du colonialisme et les représentations et pra-
tiques de l’espace n’échappent pas à cette plu-
ralité. C’est l’un des points importants des
travaux de Teresa Ploszajska sur la géogra-
phie scolaire, et notamment la représentation
de l’Australie dans les manuels (2000), qui
insiste sur les négociations entre les discours
métropolitains et les discours locaux. Quels
que soient les domaines, tous les colons sont
donc loin d’avoir la même conception de
l’espace et c’est cette pluralité qui permet de
retrouver et d’expliquer les circulations, les
négociations et les compromis entre les diffé-
rents groupes sociaux, au-delà d’une simple
dichotomie entre colonisateurs et colonisés
(Lambert et Lester 2006).
Ainsi, plus globalement, ces approches
spatiales permettent aussi de prendre en
considération l’intersection des forces locales
et des forces globales sur un point du globe,
et participent en ce sens d’une «provincialisa-
tion de l’Europe». D. Clayton montre, tou-
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jours à propos du commerce des fourrures en
Colombie britannique, que les oppositions de
tactiques entre les agents locaux et leurs
ennemis s’inscrivent dans une géopolitique
impériale globale dont le centre n’est pas tou-
jours la métropole (2000). Ce commerce
contribue ainsi à la mise en place de nouvelles
géographies : les villages de la côte de
Colombie britannique deviennent des centres
économiques à l’échelle de la côte, mais aussi
à celle du monde. Mais beaucoup d’auteurs
soulignent aussi leur volonté de ne pas géné-
raliser à partir de ces synthèses locales, ce qui
risquerait d’obscurcir la multiplicité des pro-
jets coloniaux et des acteurs. En refusant
d’essentialiser l’Europe dans son rapport aux
colonies, et en insistant sur la diversité des
situations locales, on doit cependant veiller à
ne pas tomber dans le relativisme absolu
(Gregory 1994). On a là finalement des
approches qui renvoient au souci de mettre
en place des géographies multiscalaires, qui
s’appuient sur des articulations complexes
L
P O I N T C R I T I Q U E
entre les lieux et les espaces, entre le global et
le local.
Ce qui est à souligner, c’est que ces jeux
sur les échelles se jouent aussi à l’échelle tran-
simpériale, comme cela apparaît chez des
auteurs qui multiplient les études sur les rela-
tions entre espaces décentrés (Myers 2003 ;
Lester 2002). La notion de réseau impérial
part de ces réflexions sur des échanges entre
les espaces dits «périphériques». Apparaît là
un moyen de parvenir à un décentrement,
mais sans s’enfermer à une échelle locale, au
profit d’une recherche des interconnections
entre les espaces métropolitains et les espaces
périphériques. S’opère alors un décentrement
de l’Occident, mais qui n’évacue totalement-
celui-ci : l’idée est que celui-ci devient une
intersection spécifique dans un réseau plus
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large, dans lequel les discours, les pratiques et
les matériaux circulent.
* *
*
Le choix d’une approche spatiale peut se
faire par le biais de l’étude d’une région géo-
graphique précise, d’une ville ou d’un lieu, ou
par celui d’une étude croisée entre plusieurs
lieux, en prenant en compte la matérialité des
distances, des échanges et de la circulation
des modèles. De ce point de vue, l’intérêt du
lieu est de permettre, du fait de la matrice
que représente l’objet géographique, une
combinaison d’analyses sociale, politique,
économique, culturelle et environnementale.
Au-delà de la diversité des enquêtes citées ici,
quelques éléments ressortent de leur mise en
regard, qui nous semblent pouvoir apporter
des éclairages intéressants sur la fécondité des
approches historiques qui tentent d’aborder
l’espace colonial dans sa matérialité. Ces
études montrent la persistance des pratiques
spatiales européennes (dans le registre de la
planification, de la cartographie) et insistent
en même temps sur les appropriations sub-
versives des conventions coloniales. Cette
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P O I N T - C R I T I Q U E
perspective, dont l’objectif n’est évidemment
pas de nuancer la violence de l’appropriation
spatiale, permet une analyse plus fine de ces
processus d’appropriation et une meilleure
compréhension de leur pérennité.
Ces travaux mettent aussi en avant
l’importance des thématiques de la ren-
contre et pas seulement de la représentation.
L’aspiration est ici de faire en sorte de ne
pas voir seulement les lieux colonisés
comme des « théâtres impériaux » qui nous
apprennent essentiellement des choses sur
l’Europe, mais d’essayer d’éclairer les per-
ceptions indigènes et les modifications de
perceptions qui s’opèrent, de part et d’autre,
du fait du contact. Évidemment, l’analyse
de cette rencontre reste délicate et renvoie à
la difficulté des études postcoloniales à évi-
ter de « parler à la place de ». Même lorsque,
en l’absence d’archives, on peut recourir à la
source orale, on entend principalement, sur
ces questions de territoire, d’appropriation
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et d’identité, comme le fait remarquer
A. Lester, des voix masculines, qui sont
aussi des voix de chefs. De même, l’interro-
gation en termes géographiques contient en
elle-même des cadres qui ont pu être criti-
qués, tant les notions de paysage ou de pla-
nification urbaine sont, il est vrai, une
manière d’interroger l’espace qui correspond
aux perceptions occidentales. Mais les apo-
ries de la recherche sont là celles que
connaissent tous les chercheurs qui tra-
vaillent en histoire coloniale ou postcolo-
niale et ne constituent pas une spécificité
des approches spatiales.
156 Hélène Blais  Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité
Enfin, une remarque sur la localisation
même des recherches qui ont été évoquées ici
doit être faite. Les études qui s’appuient sur
une approche spatialisée ont elles-mêmes une
géographie qui leur est propre: elles portent, à
quelques exceptions près, sur des territoires
particuliers: l’Afrique australe, l’Australie, la
Colombie britannique6. L’une des explica-
tions est sans doute l’actualité toujours vive de
problème de spoliation et de redistribution
des terres, liée à des revendications sur la terre
toujours d’actualité et où l’héritage colonial
est d’autant plus problématique que persiste
une présence européenne dont l’identité est
aussi fondée sur des revendications territo-
riales. Mais ces questions spatiales ont aussi
été travaillées ailleurs, dans d’autres lieux et
dans d’autres disciplines. La question qui se
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pose alors est celle de la mise en écho ou en
comparaison de l’ensemble de ces travaux,
notamment dans le cadre d’une histoire glo-
bale ou d’une histoire impériale, qui peine
parfois à associer la fragmentation des expé-
riences locales à des conclusions plus géné-
rales. La tentation de généraliser à partir de
synthèses locales risque d’obscurcir la multi-
plicité des projets coloniaux et des acteurs
impliqués, de gré ou de force, dans ces projets.
En même temps, la superposition d’exemples
localisés, même en circulation, ne peut satis-
faire totalement. C’est donc notamment dans
l’articulation des espaces, les emboîtements
d’échelles locales, régionales, intra et inter-
impériales que semblent pouvoir se jouer le
renouvellement ou l’approfondissement des
études coloniales et postcoloniales.
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Notes
1. Regain qui reprend en partie les hypothèses déve-
loppées par Bernard Lepetit et d’autres, notamment
autour de l’histoire urbaine et de l’histoire des terri-
toires. Voir Jean-Marc Besse (2004).
2. Pour un panorama plus complet de la recherche
actuelle en France, on se reportera à la présentation
d’un programme ANR (Agence nationale de la
recherche) en cours coordonné par Hélène Blais et
Florence Deprest portant sur « Géographie et colonisa-
tion » : http://www.geoandco.parisgeo.cnrs.fr/ et à la
bibliographie indiquée dans ce dossier.
3. Il faut souligner ici que ces ouvrages ont été publiés
au tournant des années 1980-1990, et ne se revendi-
quent donc pas encore des « études postcoloniales »,
mais s’inscrivent cependant dans un premier moment
de postcolonialisme encore diffus. John K. Noyes cite
notamment Homi Bhabba qui, dès 1987, dans « Signs
Taken as Wonders » souligne la contradiction essen-
tielle de la représentation coloniale, qui cherche à arti-
culer la différence et la similitude en même temps
(Bhabha 1985). La simultanéité de cette articulation,
selon lui, crée un espace colonial dans lequel le discours
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de la résistance est présent, sous une forme hybride.
L’idée est que la colonisation crée un espace délié.
4. Le dynamisme de ce champ de recherche est à rap-
procher de celui qui caractérise le renouveau de l’his-
toire des métropoles chez les historiens des sciences
(voir Romano et Van Damme 2008).
5. Espace public qui a pu être analysé, en d’autres
lieux, de manière tout à fait convaincante, à l’échelle de
la rue, dont les usages ne cessent d’être disputés, et
dont les tentatives de contrôle et de réglementation
sont bien difficiles à mettre en place pour le pouvoir
colonial en Afrique de l’Ouest (Fourchard 2003)
6. Ce qui se confirme aussi dans les études de géogra-
phie plus contemporaines qui s’intéressent aux rapports
entre territoire et identités (voir Gervais-Lambony,
Landy et Oldfield 2003). Cela dit, et au-delà de ces
exemples, il faudrait rendre compte des recherches qui
se font sur d’autres espaces impériaux (américains et
français notamment) pour donner une vue d’ensemble
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des possibilités offertes par ces approches spatiales.
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