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La Sémiosphère

Jesper Hoffmeyer

Traduction de la page http://www.molbio.ku.dk/MolBioPages/abk/PersonalPages/Jesper/Semiosphere.html

Le concept de sémiosphère a été à l'origine introduit par le sémioticien Estonien


Yuri Lotman (Lotmann 1990). Dans ma définition, la sémiosphère est une sphère
comme l'atmosphère, l'hydrosphère ou la biosphère. Elle pénètre ces sphères et
consiste en communication : bruits, odeurs, mouvements, couleurs, champs
électriques, signaux ondulatoires de toutes sortes, contacts magnétiques et chimiques,
etc... La sémiosphère pose des contraintes ou des conditions de frontière aux Umwelts
(1) des populations puisque celles-ci sont forcées d’investir des «espaces (2)»
sémiotiques spécifiques, c’est-à-dire qu’elles devront maîtriser un ensemble de signes
d'origine visuelle, acoustique, olfactive, tactile et chimique afin de survivre dans la
sémiosphère. Et il est bien possible que les exigences sémiotiques des populations
soient souvent un défi décisif pour leur succès. La dynamique écosystèmique devra
donc inclure une connaissance adéquate des réseaux sémiotiques opérationnels dans
les écosystèmes.

La Sémiosphère Globale

Ce texte a été présenté au 5ème congrès d'IASS à Berkeley, juin 1995. Irmengard
Rauch et Gerald F. Carr éditeurs: La Sémiotique autour du Monde. Cinquième congrès
de l'association internationale d’études sémiotiques. Berkeley 1994. Berlin/New York :
Mouton de Gruyter 1997, pp 933-936.

1. De la biosphère à la sémiosphère

Pour saisir le caractère fondamentalement sémiotique de la nature animée,


commençons par considérer le processus principal permettant la persistance de la vie:
l’hérédité. L'hérédité est un phénomène qui est maintenant plutôt bien compris. Mais sa
vraie signification est rarement expliquée correctement. Sa signification est celle-ci :
puisque les systèmes vivants sont mortels, leur survie doit être fixée par des
moyens sémiotiques plutôt que physiques. L'hérédité est la survie sémiotique,
c’est-à-dire la survie par un message contenu dans le génome d'une cellule de très petit
calibre: l'oeuf fécondé, dans les espèces se reproduisant sexuellement (Hoffmeyer
1992, Sebeok 1976, p. 69, Jakobsen 1973). Le message contenu dans le génome de
chaque organisme est auto-référé parce qu'il contient les instructions nécessaires
pour la construction de l'organisme lui-même. Par son existence même, l'organisme
montre que l'oeuf fécondé est en fait capable de le produire en suivant ces instructions.
Toutefois, cette forme sémiotique de survie, qui est caractéristique des systèmes
vivants, est seulement semi-fidèle. Dans chaque génération, les auto-descriptions sont
fractionnées et recombinées dans de nouveaux patterns, en raison du crossing-over qui
a lieu pendant la meïose ou à cause d'autres changements tels que des mutations.
Ainsi chaque génération manifeste-t-elle un pool unique de génotypes. De même, dans
chaque génération, les oeufs fécondés (ou les tissus des embryons en croissance)
devront interpréter les descriptions génomiques d'une manière appropriée pour que les
individus se développent normalement, et ce processus n'est pas fiable à 100% non
plus. Par conséquent, la survie par la sémiosis implique une créativité dynamique
inconnue dans le monde pré-biotique. En plus de ce système sémiotique vertical –
correspondant à une communication génétique «vers le bas» par les générations (3)
- tous les organismes participent également à un système sémiotique horizontal -
une communication dans tout l'espace écologique (Hoffmeyer et Emmeche 1991).
Chaque organisme naît dans un monde de significations. Chaque fois qu’un
organisme sent quelquechose, il s’agit de quelquechose qui a de la signification pour
lui: nourriture, fuite, reproduction sexuelle, etc... C'est l'une des principales notions
mises en évidence par le travail de Jakob von Uexküll: "chaque action se compose
donc de la perception et de l'opération qui imprime sa signification sur l'objet perçu sans
signification et la transforme de ce fait en un « objet porteur de signification relatif
au sujet » dans l'Umwelt du sujet (univers subjectif)" (J. v. Uexküll 1982 [1940 ], p.
31 ]). En raison de l'héritage cartésien qui régne toujours sur le système de valeur de la
science moderne, c’est seulement à contre-cœur que la biologie a incorporé les aspects
communicationnels de la vie à son système théorique. Ainsi, les écosystèmes de cette
planète sont-ils compris principalement en termes de concepts comme la biomasse, les
flux d'énergie, ou les chaînes alimentaires. Il est clair que les aspects comportementaux
et communicationnels de la vie animale sont considérés mais ils ne sont généralement
pas autorisés à jouer un rôle fondamental dans la dynamique des écosystèmes ou dans
la théorie évolutionniste (Levins et Lewontin 1985). Cette polarisation vers les aspects
matériels et énergétiques quantitatifs de la dynamique écosystémique a occulté
l'importance du réseau sémiotique qui se déploie dans tous les écosystèmes. Les
avantages de posséder des Umwelts finement discriminatifs et d'exprimer une liberté
sémiotique sont multiples. Le plus important de ces avantages est sans doute une
capacité d'anticipation, la possibilité de prévoir des événements réels et de s’en
prémunir ou bien d’obtenir des avantages de leur prévision.(4) La communication
horizontale est également une condition préalable pour une complexité sociale évoluée.
Et les apprentissages seraient à peine possibles sans elle. Il y a peu de doute qu'une
tendance importante dans l'évolution a été le développement d’animaux avec des
Umwelts (subjectivités) de plus en plus complexes. Par conséquent, la tendance
du réseau sémiotique horizontal ou écologique a gagné une autonomie
croissante par rapport au système sémiotique génétique, c.-à-d. que l'autorité pour
prendre des décisions a été graduellement déléguée des systèmes génomiques
aux organismes eux-mêmes. Ou en d'autres termes, l'anticipation contenue dans les
messages génomiques est devenue de plus en plus l’anticipation du talent à anticiper
requis par les organismes pour le succès reproducteur (Hoffmeyer 1993). Ainsi,
graduellement un réseau sémiotique a-t-il été établi sur toute la surface de la terre
correspondant à la totalité des «contrapuntal duets»(5) dans les mots de J. von Uexküll
(1982 [ 1940 ], p. 54). Nous pouvons exprimer ceci comme apparition d'une sphère
autonome de communication: une sémiosphère (Hoffmeyer 1993, Lotman 1990).
La sémiosphère est une sphère comme l'atmosphère, l'hydrosphère ou la biosphère.
Elle pénètre ces sphères et consiste en communication : bruits, odeurs, mouvements,
couleurs, champs électriques, ondes porteuses de tous signaux, contact magnétiques
et chimiques, etc... La sémiosphère pose des contraintes ou des frontières aux Umwelts
des populations puisque celles-ci sont forcées d’occuper des niches sémiotiques
spécifiques, c.-à-d. qu’elles devront maîtriser un ensemble de signes d'origine visuelle,
acoustique, olfactive, tactile et chimique afin de survivre dans la sémiosphère. Et il est
très vraisemblable que les besoins sémiotiques des populations soient souvent un défi
décisif pour leur succès. La dynamique écosystèmique devra donc inclure une
compréhension adéquate des réseaux sémiotiques opérationnels dans les
écosystèmes. D'un point de vue biosémiotique, la biosphère apparaît alors comme une
catégorie - issue du réductionnisme - qui devra être comprise comme appartenant à
une catégorie plus complète : la sémiosphère. Et même l'idée holistique de GAIA de
James Lovelock (Lovelock 1979) semblerait échouer à identifier réellement la subtilité
et la profondeur de la dynamique de notre planète.

2. La sémiosphère intérieure

L'étude des processus communicatifs dans la nature a été dans le passé


principalement orientée sur le niveau de communication entre les organismes et
classée par catégorie sous des rubriques telles que l'"éthologie", "le comportement
animal", "la communication animale" ou (en ce qui concerne des êtres humains) la
«sémiotique». Mais la sémiosphère englobe aussi l’intérieur des organismes et il n'y a
aucune raison de l’exclure de la physiologie, de la biochimie ou de biologie moléculaire.
L'endosémiotique, c.-à-d. l'étude des processus signifiants à l'intérieur du corps,
(Sebeok 1976) a attiré tout récemment une reconnaissance croissante (Sebeok et
Umiker-Sebeok 1992; Kawade 1992; Uexküll, Geigges et Hermann 1993). Cette
transition loin des modèles classiques en biologie a en fait commencé déjà dans les
années 50. Après que le modèle de Crick et Watson de l'ADN en double spirale ait
proposé en 1953 tout une série de concepts apparemment dérivés de la théorie de
l'information, rapidement transposés à la nouvelle biologie moléculaire. Mais permettre
aux êtres vivants de contenir "des molécules informationnelles" comme l'ADN ne
représente pas le moindre petit changement au regard de la physique classique (Rosen
1985). Eugene F. Yates a exprimé le problème de la façon suivante : "la chimie
organique décrit les mécanismes catalytiques et autres réactions selon des règles de
chimie réductibles en principe à la mécanique quantique. En biochimie, il y a une
particularité: les réactions sont traitées comme si elles avaient des "intentions" autres
qu'aller vers l'équilibre "(Yates 1985). Yates illustre sa proposition en énumérant un
choix d'intitulés courants dans un manuel de biochimie (Stryers 1981) : la
"communication parmi les molécules protéiques", "dans l'étape de la myoglobine à
l'hémoglobine, une macromolécule capable de percevoir l'information a émergé", "la
pathologie moléculaire de l'hémoglobine", "la complexité de l'appareil de réplication
peut être nécessaire pour assurer une haute fidélité", etc... Il est clair qu'un discours en
termes de "fidélité" ou de "pathologie", présuppose l'existence d'intentions et de
valeurs, mais comment de l'intention et des valeurs pourraient-elles exister dans un
système biochimique purement dynamique ? Donner une réponse à cette question
semblerait être une tâche urgente pour une biologie dépendant de plus en plus des
explications basées sur des préceptes informationnels. Pourtant, il existe seulement
des tentatives sporadiques d'y répondre (Emmeche 1991, Hoffmeyer et Emmeche
1991, Hoffmeyer 1992, Rosen 1991, Sharov 1992, Weber et Al 1989, Yates 1992a,
1992b). Du moins, la compétence sémiotique des systèmes vivants ne peut pas
facilement être négligée. Une raison pour laquelle la capacité sémiotique d'entités
vivantes a été négligée peut être le problème des échelles. Alors qu'il est de la
connaissance générale que les cellules sont des choses minuscules, les conséquences
spatiales de cette connaissance sont facilement oubliées. Ainsi par exemple 500.000
cellules de foie, ça peut sembler beaucoup, mais elles n'occuperaient pas plus d'espace
qu'une tête d'épingle. Le nombre de cellules dans le système immunitaire a été estimé
à un millier de milliards, c.-à-d. un trillion (Jerne 1984). De ce fait se déplacer du
"monde du mètre" de la perception humaine au "monde du micromètre" des cellules et
des tissus, révèle immédiatement une complexité bien au delà de notre puissance
imaginative. Et c'est seulement la partie émergée du problème de la complexité. Pour
leur activité, les cellules dépendent du travail des macromolécules, c.-à-d. les protéines,
et comprendre le fonctionnement des protéines nous force à sauter à l'échelle du
nanomètre (1 nanomètre = 10p-9 m). Une taille typique pour une protéine serait de cinq
nanomètres. Ceci signifie qu'une simple cellule du foie pourrait contenir plus de 200
millions de molécules protéiques de taille moyenne, si tout l'espace cellulaire était
employé pour contenir de telles molécules. Une façon de représenter cette complexité
dans une perspective plus humaine serait de comparer la cellule tridimensionnelle à
une ville bidimensionnelle comme San Francisco, dans laquelle les molécules
protéiques simples seraient alors de la taille des voitures. En faisant cette
comparaison, je veux dire que l'architecture interne de la cellule, c.-à-d. son
cytosquelette, n'est pas moins compliqué que l'organisation structurale de San
Francisco et que le mouvement des protéines à l'intérieur de la cellule est aussi
restreint (par le cytosquelette et d'autres protéines) que le sont les mouvements des
voitures dans une ville telle que San Francisco. On ne devrait jamais oublier que
l'évolution a mis approximativement 2 milliards d'années pour "construire" la cellule
eucaryote à partir de ses ancêtres procaryotes, ce qui représente réellement plus de
temps que cela ne lui en a pris pour développer toutes les formes de vie multicellulaires
présentes sur terre aujourd'hui. Le cytosquelette de la cellule eucaryote est peut-être
l'invention la plus ingénieuse sur terre. Ce cytosquelette s’est modifié d’une façon
évolutive, naturellement, par le développement de tissus et d’organes différenciés,
mais, fondamentalement, il était présent longtemps avant que les animaux et les
plantes soient présents sur notre planète. L' ADN-message de nos chromosomes
présuppose donc ce cytosquelette pour sa propre fonction. L'ADN lui-même n'indique
pas l'organisation tridimensionnelle du cytosquelette, au contraire, le
cytosquelette est nécessaire pour que l'organisme "lise" ou "interprète" le texte
génétique écrit dans l'ADN.

La clef du déploiement du réseau sémiotique à l'intérieur des organismes est


le récepteur. Le récepteur peut être un récepteur sensoriel traditionnel tel que par
exemple la cellule ciliaire dans l'oreille interne responsable du maintien de l'équilibre du
corps ou il peut être "un récepteur moléculaire". Dans les deux cas, le récepteur est un
outil pour capter et répondre aux signaux externes; dans les deux cas, les signaux sont
guidés par une barrière (respectivement la peau ou la membrane cellulaire), et dans les
deux cas une traduction du signal a lieu, le convertissant en une forme qui "est
compréhensible" (trad. littérale: "qui fait sens") par le système à l'intérieur de la
barrière. Par exemple, la norépinéphrine est interprétée par la cellule hépatique comme
signe pour la dégradation du glycogène en glucose […] Les cellules eucaryotes sont
des unités qui se sont développées selon une histoire, avec une capacité à sélectionner
des caractères spécifiques, des signes, dans leurs environnements et à les interpréter
selon des normes internes reflétées dans les états changeants des complexes
protéiques reliés dans le réseau cytosquelettique. Les activités des cellules ne sont
pas directement dépendantes des signaux extérieurs mais de la configuration
globale dans laquelle de tels signaux apparaissent, c.-à-d. leur contexte dans le
temps et dans l'espace (Edelman 1989).

3. Les habitudes de la nature

La "tendance de la nature à former des habitudes" est une thèse centrale dans la
philosophie de Charles Sanders Peirce . Peirce appelle même cette tendance "la
première des lois de la nature." La tendance à former des habitudes est la clef de voûte
de la connaissance de la croissance de la sémiosphère. J'essayerai maintenant de
montrer comment cette idée établit le lien entre la biologie et la sémiotique
évolutionniste Peircienne. Pour Peirce, le terme "habitude" renvoie à sa triade: il peut
être défini comme l'interprétant final. En général, Peirce considère l'interprétant d'un
signe comme sa transformation en un nouveau signe. L'interprétant est lui-même un
signe. Mais ceci voudrait dire que chaque processus signifiant impliquerait une série
infinie de nouveaux interprétants. Par conséquent, Peirce a suggéré que cette série
infinie prenne fin avec un interprétant final, une habitude, c.-à-d. une promptitude pour
agir d'une certaine manière. Le monde sémiotique est-il ainsi fermement relié au monde
de l'action. Cette idée d'habitude comme "promptitude" peut être illustrée par un
problème que Gregory Bateson a essayé de résoudre dans le livre "crainte d'anges"
(éditée post mortem par sa fille Mary Catherine Bateson 1987). Bateson s'est demandé
si quelque chose comme une question existait dans le domaine biologique. Et il tire
comme conclusion que l'oeuf non fécondé représente en fait ce genre de question en
attente d'une réponse par le spermatozoïde. Son argument se présente comme suit,
prenant l'oeuf de grenouille comme exemple: l'oeuf de grenouille non fécondé est un
système à symétrie radiaire dans lequel les deux pôles (le haut ou pôle "animal" et le
pôle inférieur ou "végétal" sont différenciés parce que le pôle animal a plus de
protoplasme et est en effet la région du noyau, alors que le pôle végétal est plus
fortement doté en jaune. Mais l'oeuf est, apparemment, semblable tout autour de son
équateur. Il n'y a aucune différentiation dans l'oeuf pour indiquer la future asymétrie
entre la face antérieure de la grenouille et son dos. Le plan de la symétrie bilatérale du
bi-pôle est déterminé par l'entrée du spermatozoïde, habituellement légèrement au-
dessous de l'équateur, de sorte qu'une ligne tracée par le point d'entrée et reliant les
deux pôles définit la future ligne ventrale médiane de la symétrie bilatérale. Comme
Bateson l'indique : "l'environnement fournit ainsi la réponse à la question: Où ? ce qui
semble être latent tout autour de l'oeuf non fécondé." En d'autres termes, l'oeuf ne
contient pas l'information nécessaire, et le spermatozoïde non plus, cette information
n'est incorporée d'aucune manière dans l'ADN du spermatozoïde. En effet, avec l'oeuf
d'une grenouille, un spermatozoïde n'est même pas nécessaire. Le même effet peut
être obtenu en piquant l'oeuf avec la fibre d'une brosse à cheveux. Un tel oeuf non
fécondé se développera alors en grenouille entièrement développée, quoiqu'haploïde
(ayant seulement la moitié du nombre des chromosomes). Et vient maintenant la
conclusion de Bateson : "il m'a semblé que nous pourrions penser à l'état de l'oeuf juste
avant la fécondation comme état de question, un état de promptitude pour recevoir une
certaine information." Le point d'entrée du spermatozoïde fournit les informations
nécessaires.(5) Maintenant, nous pourrions reformuler ceci selon la conception
Percienne en impliquant que la question de l’oeuf, c.-à-d. sa "promptitude", est la
même chose que Peirce a appelée une habitude. L'oeuf est une structure
extrêmement compliquée avec une chimie structuralement organisée dont l’apparition a
nécessité deux milliards d'années d’évolution. En d'autres termes, la structure interne
de l'oeuf montre une régularité ou une reproductibilité historiquement établie qui
donnent la signification à la réponse fournie par la position du spermatozoïde entrant.
C'est l'interprétant final ou l'habitude finale. Et il ne peut y avoir aucun doute sur le fait
que Peirce a en fait employé le mot d'habitude dans ce sens large. Permettez-moi juste
une suggestion. Dans le contexte d'une analyse de la puissance du fait de prendre des
habitudes, Peirce indique : "... si la même cellule qui a été excitée dans le passé, et qui
par une certaine chance, est arrivé à se décharger elle-même le long d'un certain
chemin (ou de certains chemins), venait à être excitée une deuxième fois, elle se
déchargerait la deuxième fois plutôt le long de ces chemins, le long desquels elle
s'étaient précédemment déchargée, avec une plus forte probabilité que celle d’avant sa
première décharge(7). C'est le principe central de l'habitude ; et le contraste saisissant
de sa modalité par rapport à celle de n'importe quelle loi mécanique, est le plus
signifiant. Les lois de la physique ne savent rien des tendances ou des probabilités ; ce
qu'exigent les lois physiques, c’est leur application absolument totale et sans exception,
elles ne sont jamais « désobéies ». Si on remplaçait la tendance à prendre des
habitudes par une condition absolue. . . ou selon toute condition fixée avec rigidité,
toute possibilité d’habitude se développant en intelligence serait stoppée dès le
départ; la vertu de la triade serait absente. Dans un certain sens, il est essentiel qu'il
y ait un élément de hasard. . . et puis que cet alea ou incertitude ne soit pas
entièrement effacée par le principe de l'habitude, mais seulement légèrement affecté.
(CP 1.390 (1890)).

4. Les habitudes deviennent des signes

Les biochimistes disent couramment que partout où il y a un stock d'énergie, il


existera également des espèces capables de vivre à partir de la dégradation de cette
réserve d'énergie. En ces périodes de pollution, ceci ne peut pas toujours être tout à fait
vrai parce que l'évolution fonctionne trop lentement, mais de façon générale, cette règle
semble tout à fait fiable. Maintenant, je suggère qu’une règle générale semblable
puisse être appliquée aux habitudes: Partout où s'est développée une habitude,
alors il existera également un organisme pour qui cette habitude est devenue un
signe. Cette règle s'applique évidemment au domaine humain. Ainsi, dans mon
voisinage par exemple, vit un homme que nous appelons l'horloge. Chaque fois que
nous regardons par la fenêtre et voyons cet homme sortir son chien, nous pouvons être
sûrs qu’il est 18h. Son habitude est devenue un signe de l'heure du dîner. Les espions
ou les résistants doivent connaître ceci, bien sûr, ou bien ils se retrouvent vite capturés.
Mais la même règle s'applique à la nature animée dans l'ensemble. Je vais vous
donner juste quelques exemples de la façon dont elle peut fonctionner. Un exemple
bien connu est l'oiseau qui essaye de leurrer un prédateur loin du nid en feignant
d’avoir une aile cassée. Dans ce cas particulier, le prédateur est dérouté parce qu'il
interprète habituellement le comportement de l'oiseau comme signe que l'oiseau est
une proie facile. Mais les signes peuvent être faux! Cet exemple implique en fait au
moins deux niveaux "l’habitude devient un signe". D'abord pour de bonnes raisons, les
oiseaux blessés ont l'habitude de faire des mouvements maladroits, qui signifient alors
la présence d'une proie facile pour le prédateur. Après l'oiseau tire profit de sa
"connaissance" du fait que le prédateur a l'habitude d'aller vers la proie facile. Notez
que peu importe que ce mécanisme dépende de la connaissance neurale ou génétique.
Dans les deux cas, ce qui se produit est qu'une régularité comportementale est
efficacement devenue un signe. Permettez-moi maintenant de vous donner un exemple
qui doit être purement génétique dans sa fonction (Mason 1993). Avant qu'une colombe
(streptopelia risoria) ne ponde ses oeufs, elle et son compagnon passent par une série
de parades nuptiales. Pendant que cette cour se déroule, les changements hormonaux
de la femelle déclenchent la croissance des follicules dans ses ovaires, dont chacun
éclate par la suite pour libérer un oeuf. Jusqu'ici, les biologistes ont pensé que le
comportement du mâle était crucial, mais maintenant ceci semble beaucoup moins sûr.
Mme Mei-Fang Cheng, de l'université de Rutgers, a fait quelques expériences où elle a
empêché des femelles de faire le "roucoulement du nid". Par exemple elle a coupé des
voies nerveuses dans le cerveau de la femelle de sorte que la commande du
roucoulement ne puisse pas être transmise du cerveau au syrinx (organe vocal de
l’oiseau). Cheng a constaté que de telles opérations ont arrêté l’ovulation de la femelle,
en dépit de la poursuite enthousiaste des mâles. Dans l’expérience, elle a ensuite fait
jouer des enregistrements de roucoulements de nid aux femelles sans les mâles. Alors
les follicules ont commencé à se développer! La conclusion est simple : Les colombes
femelles qui roucoulent pendant la cour ne roucoulent pas en s’adressant au mâle -
elles roucoulent pour leurs propres ovaires, pour déclencher la libération des oeufs.
Bien sûr, on peut seulement deviner comment un mécanisme aussi étrange a
réellement évolué. Mais il semble indiquer au minimum que l'ensemble des habitudes
impliquées dans la cour et le roucoulement sont en fait bien plus synchronisées avec la
période nuptiale que n'importe quel système endogène simple de déclenchement ne
l’aurait été. C’est une preuve, bien que fondée sur une spéculation, que le
comportement roucoulant est une mesure de l'état de la relation entre deux
oiseaux, qui est supérieure à une mesure simple de l'état de l'organisme femelle.

Mon dernier exemple concerne le maïs et a été discuté par Martin Krampen.
(Krampen 1992, Hoffman 1992). Les jeunes plants de maïs sont particulièrement
vulnérables à l'attaque des chenilles, qui, si elles ne sont pas réprimées, dévorent
presque le plant entier. Mais les jeunes plants de maïs ont une arme mortelle : ils
attirent une guêpe parasite. Les guêpes pondent leurs oeufs dans les chenilles, et les
larves de guêpe font leur chemin en mangeant de la chenille, tuant de ce fait beaucoup
de chenilles. Le mécanisme a été récemment élucidé : pendant que la chenille mâchent
les feuilles du plant de maïs, un certain composant de la salive de la chenille induit dans
la plante la libération d’un produit chimique volatile, un terpénoïde. Ce terpénoïde est
alors interprété par les guêpes comme indicateur de la présence de chenilles. Non
seulement les feuilles endommagées mais aussi toutes les feuilles de tout le plant
émettent le terpénoïde, si bien qu’il doit certainement exister une forme de
communication interne au plant propageant ainsi le message. On a suggéré que le
terpénoïde soit un composant de la plante équivalent à un système immunitaire.
Curieusement, bon nombre de guêpes élevées en laboratoire ne sont pas plus attirées
par le terpénoïde que par n'importe quelle autre substance. Mais on peut enseigner aux
guêpes à distinguer diverses odeurs et à les associer à de la nourriture. Là aussi,
même à ce niveau, l'interprétation de l'habitude du plant de maïs dans l'émission de
terpénoïde doit être apprise.

Je pense qu'il n’y a aucun doute que ce principe des habitudes d'un
organisme devenant des signes pour d’autres organismes est au coeur même du
processus évolutionnaire. À tous les niveaux de la nature vivante, de la cellule à
l'écosystème, des processus biochimiques sont reliés ensemble au réseau des
"habitudes", sur lequel sont bâties d'autres "habitudes" dans une diversité
infinie. J'ai suggéré le terme d’"interaction sémétique" (du grec semeion = signe et
etos = habitude) pour désigner cette chaîne sans fin des signes devenants des
habitudes, donnant naissance à de nouvelles habitudes etc... (Hoffmeyer 1994).
Comme je l’ai dit, l'évolution a passé deux milliards d'années pour créer cet
enchaînement très compliqué des habitudes chimiques que nous appelons la cellule
eucaryote, et le génome ne fonctionnerait pas s'il n'étaient pas mis dans le
contexte de la compétence historiquement appropriée de cette cellule (8). Les
écosystèmes ne seraient pas stables s'ils n'étaient pas basés sur des millions de
processus sémiotiques établis sur des habitudes qui ont été elles-mêmes autrefois
établies sur d'autres habitudes. Et le cerveau humain ne fonctionnerait pas sans
patterns de communication historiquement développés entre beaucoup de milliards de
cellules nerveuses fortement organisées.

Notes du traducteur

(1) Umwelt est une représentation du monde propre au sujet (un modèle du monde, un univers
subjectif)
(2) c’est moi qui rajoute les guillemets, car il ne s’agit pas vraiment d’un «espace» au sens d’un
espace en trois dimensions tel que l’occupe la biosphère mais de quelque chose de plus
abstrait car, à mon avis, non-local.
(3) «vertical» au sens métaphorique de «descendance» pour parler des générations qui se
succèdent dans le temps (c’est d’une façon purement arbitraire, me semble-t-il, que le langage
a décidé que le passé d’une lignée était «en haut» et son futur «en bas»)
(4) comme le rappelle Pierre BRICAGE : «Vivre c’est transformer les inconvénients en
avantages et éviter que les avantages ne deviennent des inconvénients », c’est ce que
permettraient une meilleure organisation sociale et une liberté sémiotique accrue.
(5) métaphore empruntée à la musique que j’ai du mal à traduire : duos qui se synchronisent
spontanément ?
(6) la brisure de la symétrie correspond à l’introduction d’une nouvelle information
http://didier.seban.free.fr/k/DPSign.doc (v.o :
http://www.fdavidpeat.com/bibliography/essays/bermuda.htm)
(7) cette base du mécanisme d’apprentissage a été précisée par le neurobiologiste Henri
KORN au niveau des synapses : la probabilité de libération du neuromédiateur dans la
synapse augmente avec la répétition. Le caractère aléatoire - "les synapses jouent aux dés
pour transmettre l'information"- confirme la nécessité d'une participation du hasard pour
créer de l'intelligence à partir d'habitudes, ce que J.HOFFMEYER rappelle plus loin.
(8) ce qui fait dire à Henri ATLAN que ce ne sont pas - pour reprendre la métaphore
informatique du vivant - les gènes qui contiennent le "programme" mais bien le réseau
métabolique de la cellule (véritable réseau évolutif à mémoire). Les gènes sont plutôt les
données.

Références
• Bateson, G. and M. C. Bateson: 1987, Angels fear. Towards an epistemology of the sacred, Macmillan,
New York.

• Edelman, G. M.: 1989, Neural Darwinism. The Theory of Neuronal Group Selection, Oxford University
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• Emmeche, C.: 1991, "A semiotical reflection on biology, living systems, and artificial life", Biol. Phil. 6, pp.
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• Hoffman, M.: 1992, The enemy of my enemy is my friend, American Scientist, November-December, pp.
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• Hoffmeyer, J.: 1992, "Some Semiotic Aspects of the Psycho-Physical Relation: The Endo-Exosemiotic
Boundary", in T. A. Sebeok and J. Umiker-Sebeok (eds.), Biosemiotics: The Semiotic Web 1991, Mouton
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• Hoffmeyer, J.: 1993, En snegl på vejen. Om betydningens naturhistorie, Rosinante/Munksgaard,


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• Hoffmeyer, J.: 1994, "The Swarming Body", Paper presented at the 5th Congress of The International
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Merrell (eds.), On Semiotic Modelling, Mouton de Gruyter, New York, pp. 117-166.

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