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Pourquoi je suis communiste

par Picasso
M on adhésion au parti communiste est la suite logique
de toute ma vie, de toute mon oeuvre. Car, je suis fier
de le dire, je n'ai jamais considéré la peinture comme
un art de simple agrément, de distraction ; j'ai voulu, par le
dessin et la couleur, puisque c'étaient là mes armes, pénétrer
toujours plus avant dans la connaissance des hommes et du
monde afin que cette connaissance nous libère tous chaque
jour davantage ; j'ai essayé de dire, à ma façon, ce que je
considérais comme le plus vrai, le plus juste, le meilleur, et
c'était naturellement toujours le plus beau, les plus grands
artistes le savent bien.
« Oui, j'ai conscience d'avoir toujours lutté par ma 'pein-
ture en véritable révolutionnaire. Mais j'ai compris mainte-
nant que cela même ne suffit pas; ces années d'oppression
terrible m'ont démontré que je devais non seulement combattre
par mon art, mais de tout moi-même...
« Et alors je suis allé vers le parti communiste sans la
moindre hésitation, car au fond j'étais avec lui depuis tou-
jours. Aragon, Eluard, Cassou, Fougeron, tous mes amis le
savent bien; si je n'avais pas encore adhéré officiellement,
c'était par e innocence » en quelque sorte, parce que je croyais
que mon oeuvre, mon adhésion de cœur étaient suffisantes,
mais c'était déjà mon parti. N'est-ce pas lui qui travaille-le plus
à connaître et à construire le monde, à rendre les hommes
d'aujourd'hui et de demain plus lucides, plus libres, plus heu-
reux? N'est-ce pas les communistes qui ont été les plus cou-
rageux aussi bien en France qu'en U.R.S.S. ou dans mon
Espagne ? Comment aurais-je pu hésiter ? La peur de m'en-
gager ? Mais je ne me suis jamais senti aussi libre au contraire,
plus complet ! Et puis, j'avais tellement hâte de retrouver une
patrie : j'ai toujours été un exilé, maintenant je ne le suis
plus ; en attendant que l'Espagne puisse enfin m'accueillir, le
parti communiste français m'a ouvert les bras, j'y ai trouvé
tous ceux que j'estime le plus, les plus grands savants, les
plus grands poètes et tous ces visages d'insurgés parisiens si
fragmente, disperse, insiste beaux, que j'ai vus pendant les journées d'août. Je suis de
sur l'accident et l'angle, n'em- nouveau parmi mes frères, »
ploie guère la courbe que par
(« L'Humanité », 29-30 octobre 1944.)
humour et dérision, évite tou-
jours la profondeur et le beau
volume gonflé et caressant
d'un Matisse par exemple.
Mais l'humeur change et dans la série des danseuses ques, ou cette merveilleuse
j'en reviens à ces dames. et des maternités, le visage lithographie de 1954, la
Qui ne voit en effet que déchiré par l'angoisse de « Danse avec les banderil-
ces ruptures de style sont Dora Maar dit la guerre qui las ». Que font ces person-
très souvent liées à un épi- vient et je ne crois pas qu'il nages ? Pourquoi ce gros
sode sentimental de la vie du y ait, avec la « Salle à man- homme nu, ce singe, cette
peintre et à la personnalité ger » orange de Bonnard, de affreuse vieillarde ? Un tel
intrinsèque d'un de ses mo- plus poignant symbole de mystère est celui des grands
dèles-épouses ? Il y a une l'Europe nocturne et faméli- conteurs romantiques.
période Olga : famille, séré- que de l'Occupation que la Il y a enfin la peinture.
nité (pas pour longtemps 1), « Nature morte au crâne de « Matisse ne s'intéresse qu'à
confort, eurythmie, luxe, calme taureau » de l'ancienne col- la peinture, Picasso qu'a lui-
et « Lac des cygnes » (Olga lection Lefèvre. même. Cette formule de
était danseuse). Une période Picasso est la vie même, sa Uhde que j'ai citée doit être
Dora Maar : Europe cen- vie, et un peu la nôtre. Si un peu corrigée car si Pi-
trale, « Totem et Tabou », psy- abominable que puisse vous casso ne s'est en effet jamais
chopathologie de la vie quo- paraître telle ou telle défor- intéressé, sauf au m'ornent du
tidienne. Une période Fran- mation, dites-vous bien qu'elle cubisme, à la peinture en soi,
çoise. Une période Jacqueline part toujours de la nature et il s'est beaucoup intéressé à
(celle d'aujourd'hui). Et lors- contient toujours une part de la peinture des autres. Max
qu'en 1932, l'artiste s'éprend vérité, même si cette vérité Jacob disait que Picasso et
d'une belle jeune femme pla- n'est pas tellement agréable. ses amis étaient décidés à
cide dont le charme est pour Vous trouvez ces femmes faire « beaucoup de pasti-
lui, semble-t-il, plus végétatif trop grosses ou trop membra- ches volontaires pour être
qu'intellectuel, Picasso qui neuses ? Allez donc vous sûr de n'en pas faire d'in-
est en général rythmiquement promener sur une plage. Et, volontaires -». Qui en effet
si capricieux (« arabe », disait bien sûr, ce n'est pas seule- Picasso n'a-t-il pas utilisé ?
Guillaume Apollinaire), s'aban- ment pour cette vérité-là que L'Afrique et la Crète, la pré-
donne pour une fois au plai- nous aimons Picasso. Il y a histoire et le XXe siècle, tout y
sir des belles courbes volup- aussi l'extraordinaire imagi- est passé. Et les variations
tueuses et tendres qui évo- nation de l'artiste, sa mytho- célèbres sur « les Ménines »
quent le repos, le sommeil, le monde sait quel parti magni- Mais il me semble qu'il y a logie personnelle, qui est une ou les « Femmes d'Alger »
simple plaisir d'exister (« le fique Picasso a tiré du sur- aussi dans l'ceuvre de Picasso mythologie de la danse et du montrent qu'à cet égard les
Rêve », « le Miroir ») et ses réalisme, auquel se rattachent une période Max Jacob, cauchemar, de la solitude et plus grands ne l'intimident
scupltures, jusque-là si déchi- la série des Minotaures et une période communiste et du délire dionysiaque. Un nullement. Le plus révolution-
quetées et filiformes, devien- tout le symbolisme érotique qu'aucun peintre n'a su remarquable talent narratif, naire des peintres du XXe siè-
nent de beaux fruits de de sa peinture autour de 1930. comme lui exprimer en pro- qui organise à merveille des de est celui aussi qui est
bronze, lourds, étrangement On a même pu dire que, sans fondeur la couleur et les hu- scènes et des rencontres sans resté le plus prcohe de la
dilatés et pulpeux. le surréalisme, un tableau meurs d'un siècle, avec ses jamais tomber dans l'anec- tradition, l'a interprétée de la
Il y a aussi bien sûr les comme « Guernica » n'aurait nuages, ses éclaircies et ses dote. Voyez les dessins du façon la plus vivante et la
amis et les événements poli- pas été peint sous la forme tempêtes. Toute l'euphorie « Romancero du Picador », plus intelligemment infidèle.
tiques, ou littéraires. Tout le que nous lui connaissons. des années 20 se retrouve les familles de saltimban-

Le Nouvel Observateur Page 33

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