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Jean-François Pirson
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Cet ouvrage a été publié avec l’aide de la
Communauté française de Belgique.
Jean-François Pirson
À Florence
L’hospitalité inconditionnelle est impossible. Mais c’est
la seule hospitalité possible et digne de ce nom. […] Si
on fait seulement ce qu’on peut faire, ce qui est en son
pouvoir, on ne fait que développer des possibilités qui
sont en soi, on déploie un programme. Pour faire quelque
chose, il faut faire plus que ce qu’on peut faire. Pour
décider, il faut traverser l’impossibilité de la décision.
Si je sais quoi décider, il n’y a plus de responsabilité à
prendre. C’est vrai de l’expérience en général. Pour que
quelque chose ou quelqu’un arrive, il faut qu’il soit abso-
lument inanticipable. Un événement n’est possible que
comme impossible, au-delà du « je peux ». J’écris souvent
« impossible » avec un tiret entre im- et possible, pour
suggérer que ce mot n’est pas négatif dans l’usage que
j’en fais. L’im-possible est la condition de possibilité
de l’événement, de l’hospitalité du don, du pardon, de
l’écriture.
JACQUES DERRIDA 1
1. JACQUES DERRIDA, « Du mot à la vie : un dialogue entre Derrida et Hélène Cixous », Le Magazine
littéraire, n° 430, avril 2004, p. 28.
22 février 2005 7
Je pars de cette question, couchée sur une nappe en papier, au bord d’un
verre de vin, un dimanche pluvieux de septembre 2001, ouverte chaque
année aux étudiants, souvent reprise en exergue de textes écrits depuis :
« L’espace s’ouvre en vide à la terre. Sur cette terre, des êtres et des
choses, entre eux, donnent formes aux espaces. Comment, dans ce vide,
sur cette terre, entre le mouvement des êtres et des choses, entre le monde
et soi, traverser, habiter, produire quelque concrétion ? »
Georges Perec commence son livre par La page, il poursuit avec Le lit,
La chambre, L’appartement, L’immeuble, La rue, Le quartier, La ville,
La campagne, Le pays, L’Europe, Le monde, L’espace. Il présente aussi
un tableau dans lequel il qualifie l’espace comme L’espace du dedans,
Le piéton de l’espace, L’espace parcouru, L’espace d’un matin, etc.1
…………………………………………
8
…………………………………………
Deux ans plus tard, devant un verre de vin, j’énonce à Florence les idées
d’un nouveau commencement sous forme de plan : Nomade et séden-
taire / L’espace dansé [Pratiques exploratoires] / Parcours et tracés [des
cartes] / Territoires et limites / La terre, ses paysages / La cabane, une
place où se déposer.
Un nouveau cul-de-sac. Hier soir, j’ai relu les six pages rédigées sous
le titre Nomade et sédentaire, je me sens enfermé dans le plan.
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Trouver une forme plus libre. Reprendre ce que les jours apportent et
ce que je peux leur rendre. Aujourd’hui, le journal évoquait le Darfour.
L’urgence de bouger.
1. SYLVAIN TESSON, Petit traité sur l’immensité du monde, Sainte-Marguerite sur Mer, Équateurs,
2005, p. 51-59.
2. CATHERINE GROUT, « Au milieu de tout. Perception et vision du paysage dans l’art contem-
porain », in FRÉDÉRIC VARONE et DANIEL VANDER GUCHT (s.l.d.), Le Paysage à la croisée des
regards, Bruxelles, La Lettre volée, 2006, p. 89-107.
3. Ibid., p. 107.
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Certaines personnes remuent sans cesse, là où elles sont, d’un pied sur
l’autre, en rond, demi-tour assez rapide dans la pièce, une autre, le jardin,
la rue, parfois plus loin. Façon de reprendre ses esprits, de dégourdir sa
nervosité, de se quitter un peu. Bouger, s’asseoir, sortir, revenir. Se remuer,
remuer n’importe quoi, dans le temps qui s’écoule. L’espace importe peu, 15
Entre ici (le lieu où j’habite en amour) et ailleurs (le morceau de terre
où je me projette, où parfois je vais solitaire), l’écart me fait proche.
1. Ce qu’a fait Werner Herzog en novembre 1974. Lire WERNER HERZOG, Sur le chemin des
glaces (1978), trad. Anne Dutter, Paris, Payot / Voyageurs, 1996.
2. JEAN-FRANÇOIS PIRSON, « Dans la ville l’homme qui marche », in Aspérités en mouve-
ments, Bruxelles, La Lettre volée, 2000, p. 91-99.
sive. Je n’espérais pas de résultat, juste faire une boucle. Une belle boucle !
Plus tard, j’ai marché dans la falaise de Bandiagara, au Mali, puis pour-
suivi de petites incursions dans les Pyrénées, des marches dynamisantes.
C’est après avoir vu ces montagnes se jeter dans l’Atlantique que je les
ai suivies jusqu’à la Méditerranée.
1. Extrait d’une lettre envoyée d’Amélie-les-Bains, le 20 août 1999, à mes filles et aux proches.
22 mars 2007, journée de l’eau
Est-il possible que 25 000 personnes meurent chaque jour par manque
d’eau, de soif donc ? Combien de litres d’eau potable pour évacuer un
petit pipi ?
1. MARINA ABRAMOVIC et ULAY, The Lovers – The Great Wall Walk, Chine, 1988.
Marseille. Le groupe Stalker s’est promené à travers les territoires actuels
de Rome pour en rendre compte dans une publication. Je retiens les
traversées en tout sens dans Barcelone, Le Caire, Lomé et le tour de
Marrakech à l’extérieur des remparts) / canal / hutongs 1 avec cours et
abris / ligne à haute tension / pépinière / très hautes cheminées / château
d’eau / 15 h 30. Potagers – hangars – tours / hutongs / hauts murs /
espace confus / périphérique / gare de triage / grands arbres / murs /
silos / cheminée / [tous les terrains appropriés] / périphérique / cheminée
au milieu de ruines / tours en arrière-plan / terrain vague / tour en chan-
tier – cabanes au pied / tour – tour – tour / morceaux de hutongs déla-
brés / nœud routier / temple / grandes photos en affiches / grincement
du train qui saute d’une voie à l’autre – bruits de gare. 15 h 40. Le train
s’arrête. » 25
Arriver dans une ville la nuit. Entrer dans sa part d’ombre. En train, en
bateau, en voiture. Ainsi, il y a longtemps, la première fois à Marrakech,
traversant la médina. Le pare-brise du taxi cadre un débordement de vie,
hommes, femmes, enfants, bêtes, cris, klaxons, motos, morceaux de
viandes, tripes, légumes, drapeaux du roi, petites ampoules suspendues…
L’amplitude de ce mouvement continu me secoue autant qu’il m’en-
voûte. Suis-je devant un écran ? Derrière la caméra ? Jouant dans un
film comme un personnage qui entre dans une ville agitée, la nuit, en
taxi ; descend déposer ses bagages dans le lieu où il va habiter un peu ;
en ressort aussitôt pour entamer ses premières déambulations ; s’enfonce
dans la nuit qui transpire d’odeurs d’épices et de terre ? Les muezzins
lancent leur chant. L’ailleurs est ici, l’homme s’y présente ouvert, large.
1. Quartier traditionnel constitué de ruelles étroites (hutongs) et de maisons avec cour, fermées
par un mur.
Lisbonne un soir. Vers l’eau. Au bord. La force de la ville, une marée
dans les pieds, le corps éclaboussé de vagues, en recul puis de nouveau
au bord. Dans la fin du jour ce fleuve comme une mer.
Après dix jours de parcours dans la ville, j’avais dessiné et synthétisé une
vision de Lomé pour les étudiants de l’ÉAMAU 2 : les kilomètres de plages
séquencés d’est en ouest par le port, le village des pêcheurs, les potagers
en ville, les plantations d’allées de palmiers, le grand terrain de sport, une
zone de détente et des fêtes du dimanche, la zone de pêche jouxtant la
frontière avec le Ghana ; la lagune qui s’étend longuement au milieu de
la ville sur un axe est-ouest, deux lacs reliés par un bassin, longeant les
quartiers de Hanoukope, Doulassame, Amoutive, Be Apeyme où se trouve
la forêt sacrée, Be Hedje, Be Kpota… ; le chemin de fer dans la ville en
trois branches courbes du sud au nord – l’annonce bruyante de son approche.
Donné comme un paysage vivant, un fabuleux potentiel.
1. Chiffres provenant de différentes sources, publiés dans Mutations, Barcelone / Bordeaux, Actar / Arc
en rêve, Centre d’architecture de Bordeaux, 2000.
2. L’ÉAMAU, l’École africaine des métiers de l’architecture et de l’urbanisme, qui concerne huit
pays africains francophones, est installée à Lomé.
Trois morceaux de Libération du 10 octobre 2000 qui se répondent : À
Lisbonne, des HLM remplacent le Casal Ventoso en partie éventré
(« Avant, c’était une casbah d’Alger, un fortin labyrinthique imprenable,
où les dealers œuvraient en toute tranquillité »). // Istanbul, sur la liste
noire de la faille de Marmara, est illustré par quatre photos prises lors
du tremblement de terre de Yalova en Turquie, en août 1999. Même si
les normes antisismiques ont sauvé des vies, tout a chaviré. Je regarde
cette dynamique oblique présente dans le basculement d’une masse entière,
une maison soulevée à quarante-cinq degrés comme la cabine d’un bateau,
les plans de planchers en suspend. Dans la dernière photo, une construc-
tion en ruine émerge d’une immense masse de béton et de ferrailles
enchevêtrées en forme de socle /// À Dieppe, en Normandie, le choré-
graphe Alain Michard « réinvente formes et contenus à partir de l’inter- 27
23 mars 2007
1. JEAN-MARC BESSE, « Pétrarque sur la montagne : les tourments de l’âme déplacée », in Voir
la Terre. Six essais sur le paysage et la géographie, Arles, Actes Sud, 2000, p. 26.
Ai-je choisi l’espace ? M’est-il donné ? Une nécessité. Pour habiter.
Pour bouger – je bouge sans cesse – d’une pièce à l’autre, d’une pièce
au jardin, à la rue, au parc, plus loin, pour rien, pour marcher, penser,
travailler, voir des têtes, vivre plus large, chercher une épaisseur de l’air,
donner une consistance à l’âme, rendre quelque chose. L’espace de la
ville, celui de la montagne, de la steppe. L’espace de l’autre.
Émergence de densités.
1. GEORGES DIDI-HUBERMAN, Être crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Minuit, 2000, p. 46.
2. GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI, « Rhizome », in Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 13.
bouge. Le lecteur devrait pouvoir y ouvrir de nouveaux liens, déplacer
des morceaux, ajouter les siens.
1. BRUCE CHATWIN, Anatomie de l’errance (1996), trad. Jacques Chabert et Matthew Graves,
Paris, Grasset, 1996, p. 26.
Le point de vue de Pétrarque est différent. Comme Augustin, il oppose
« devant l’âme, deux manières de vivre : d’une part, vivre à la manière
de l’espace et, d’autre part, vivre à la manière de l’esprit ». L’espace
étant considéré « comme un principe de séparation et de déperdition de
l’être [qui] s’oppose à l’unité intérieure 1 ». « Dans cette vaine présomp-
tion à voir le monde, et faire le tour des choses, dans cette course l’âme
s’écarte d’elle-même et du soin qu’elle doit prendre d’elle-même. Elle
s’écarte de son vrai lieu. Mais c’est dans cet écart que l’espace trouve
sa naissance 2. » Finalement « la question qui est posée est explicite-
ment celle du choix du lieu où vivre 3 », poursuit Jean-Marc Besse. Un
lieu où trouver le repos.
Pétrarque oppose unité intérieure et espace. Je vis ces deux champs comme
complémentaires. Sans doute parce que je pars et reviens de et dans un
lieu que j’habite. M’écarter de ce lieu, c’est vivre l’espace large de la
terre habitée. L’espace est au monde, déjà là avant moi. Il m’est donné
pour m’y déployer et il vient me chercher. L’unité de l’être vient de sa
force de présence, là où il se trouve dans l’espace – dans la maison,
autour ou plus loin, entre. Je pars de cette hypothèse que pour appro-
cher l’unité intérieure, un écart est nécessaire. Qu’il s’agisse d’un petit
ou un long voyage chez soi ou ailleurs, c’est le chemin fait qui importe,
la consistance de l’écart et la charge du retour. Dans cette perspective,
1. JEAN-MARC BESSE, « Pétrarque sur la montagne : Les tourments de l’âme déplacée », loc. cit.,
p. 32. (Cf. PÉTRARQUE, L’Ascension du mont Ventoux, trad. Denis Montebello, Rezé, Séquences,
1990.)
2. Ibid., p. 31.
3. Ibid., p. 33.
4. ALEXANDRE LAUMONIER, « L’Errance ou la pensée du milieu », loc. cit., p. 20.
on peut savourer le moment où l’écart n’est plus considéré comme cette
distance prise par rapport au quotidien, mais bien comme une proxi-
mité que ce quotidien englobe.
1. Texte de Kafka publié dans le programme du spectacle Tout homme porte une chambre en lui.
Six rêves inspirés du récit Le Terrier de Franz Kafka, monté par Isabelle Pousseur, Théâtre Océan
Nord, Bruxelles, 1996.
subit, choisit, risque, un ancrage, une direction. En partant du postulat
que chacun tente des directions pour se rapprocher de sa vie, il serait
vain de comparer un chemin ouvert dans une immobilité dynamique à
un autre fondé sur le déplacement.
À 6 ans, j’ai déménagé vers une grande maison avec un grand jardin.
Un peu plus tard (je ne sais plus exactement l’âge) je me levais tôt, vers
quatre ou cinq heures (un été en tout cas) pour monter sur mon arbre.
C’était un pommier au tronc lisse. Avec quelques morceaux de bois,
j’avais bricolé un plancher. C’était un refuge, plus qu’un camp. J’aimais
ces matins calmes et frais, je parlais aux oiseaux. Ma figure amie était
saint François d’Assise. Plus tard j’ai eu beaucoup d’empathie pour la
tête de Charles de Foucauld, son visage surtout – je ressemblerais peut-
être un jour à ce visage. Avec le peu que je connaissais de sa vie, je
l’imaginais nomade.
L’homme qui marchait dans la couleur 1 s’ouvre par une fable. Un lieu
déserté, un « gigantesque monochrome », arpenté sans fin, par un homme
qui marche. « C’est un désert. L’homme marche dans le jaune brûlant
du sable, et ce jaune n’a plus de limites pour lui. L’homme marche dans 35
1. GEORGES DIDI-HUBERMAN, L’homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001.
2. Ibid., p. 10.
3. Ibid., p. 11.
4. Ibid., p. 15.
5. Ibid., p. 19.
26 mars 2007
1. « Des villes au bord de la congestion », Courrier international, n° 855, 22-28 mars 2007.
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De l’autre côté de la rue, une fenêtre sale un peu haute. Souvent, j’aper-
çois le visage fatigué d’une veille femme assise. Elle est, sans aucun
doute, originaire d’Asie. Elle porte des lunettes, sont regard est vague
et ne doit presque rien voir de la rue, sinon des piétons sur l’autre trot-
40 toir, les voyageurs du bus 54 et le toit de véhicules qui passent, freinent,
repartent. Parfois elle dort, d’autre fois la chaise est vide. Le 20 octobre
2003 (il y a donc trois ans et demi) je notais : « Depuis quelque temps,
la vitre est très sale. Je devrais aller la nettoyer, par surprise. » J’y pense
encore, mais ne le fais pas. Quand je suis devant, je n’ai pas le maté-
riel ; quand je suis ici, j’oublie.
L’air s’épaissit.
Un beau ciel bleu. La traînée blanche des avions. Un air frais. Les terrasses
s’animent.
davantage la tête que le corps. Je vais moins vers les choses, je me déplace
moins et dans des cercles plus restreints. Oui, l’espace s’est rétréci, et
je dois le toucher pour le connaître ou le repérer à son bruit. Cela est
gênant, surtout quand je songe au repos du corps et au plaisir, alors, du
regard qui se porte au loin. La loi de l’espace me régit à présent, même
si elle n’est pas absolue : je marche dans la ville, sur les chemins, je
peux monter à cheval, nager ou skier, mais au prix de certains prépa-
ratifs, de quelques arrangements et d’un peu de temps 1. » Avant de le
lire, j’avais aperçu Bavčar à la télévision. Il expliquait l’architecture de
Gaudi en manipulant un coquillage (c’est du moins le souvenir lointain
qu’il me reste). Je l’ai également entendu à la radio où il défendait,
contre ceux qui n’en ont aucune, sa vision du monde en général et de
l’art en particulier évoquant entre autres Malévitch.
Avec Vacances prolongées, Johan van der Keuken court après des images
du monde avant de mourir. Fondant sa vie dans le film, il part avec sa
compagne au Bhoutan, au Burkina Faso, au Brésil, passant par
Amsterdam, faisant halte à San Francisco. « Si je ne peux plus créer
d’images, je suis mort. » La perception rapprochée qu’il donne de son
parcours nous déplace entre des êtres en vies précaires et la sienne en
train de partir. De manière évidente, le cinéaste veut que son film prolonge
son cancer, témoigne d’un monde transcendant sa mort. « Il n’y a pas
de noyau en l’homme, simplement le vide 2. »
1. Cité par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE dans son article « D’après nature », Libération, 7 juin
2006. L’extrait est tiré de O-Yoné et Ko-Haru, réédité en 2005 par Phébus. Wenceslau de Moraes
a vécu de 1854 à 1929, dont trente ans au Japon.
2. Programme de cinéma distribué dans la salle de projection.
de vingt-six jours, Gandhi avait « brisé un pain de sel devant des milliers
de personnes. Une provocation symbolique, puisqu’à l’époque sa produc-
tion faisait l’objet d’un monopole réservé à la puissance coloniale 1 ».
En fermant les yeux, j’imagine des sons autour de ce geste, des cris de
joie, une violence étouffée. Peut-être un silence suffisant pour qu’une
oreille attentive entende le bruit du sel. Les villes possèdent des fonds
sonores propres, des petits bruits particuliers. Pour entrer dans cet univers
de l’audible, nous pourrions accompagner, quelques jours, le chasseur
de son qui parcourt des quartiers de Lisbonne en complicité avec Wim
Wenders 2 ; lui demander comment il prend, triture, rend les bruits ;
partir avec lui dans d’autres villes. À Marrakech, dans la nuit, le silence
de la médina se remplit du chant des muezzins, un moment où j’aime
être réveillé. Parfois, il se fait très long, avant de retomber dans le silence. 43
1. PIERRE PRAKASH, « Des milliers d’Indiens dans les pas de Gandhi », Libération, 14 mars
2005.
2. WIM WENDERS, Lisbon Story, France / Allemagne, 1994.
sous les étoiles dans l’Altaï, un gate le long du Gange, le pavillon cubique
à Himsel Hombroïch, un bord de la mer, un col dans la montagne; quelques
zones de silence (relatif) : cours de mosquées, cimetières, jardins, bord
d’un fleuve, terrain vague, colline haute ; des poches particulières où
foisonnent les échanges bruyants : la cour d’une école, un terrain de
jeux improvisé, plus souvent des marchés ; quelques personnes dont
j’ai reconnu le chant, au Maroc, en Syrie, en Inde (c’est à Kolkata que
j’ai dessiné Le chant de l’aveugle). Pour continuer, nous pourrions suivre
le vendeur de voix que Vandekeybus 1 montre à l’écran et écouter l’écho
des demandes. Cette nuit-là, dans le film, il fit entendre les cris du fœtus
à la mère enceinte, un dernier souffle au mourant, les paroles du poisson
à vendre, l’explosion d’un orgasme féminin simulé.
44
28 mars 2007
46 29 mars 2007
31 mars 2007
Éric Chauvier, s’attardant sur le visage d’une jeune fille qui fait la manche
entre les voitures : « L’ambivalence de son regard me foudroie. Il est
à la fois opaque et lumineux ; il semble verrouillé et infiniment léger.
Dans sa lumière, je crois reconnaître d’autres parties de ma vie. C’est
un visage à la fois effrayé, juvénile et dur, mais identifiable, revenu de
l’adolescence, de vacances lointaines, familières. Je nomme cela une
impression de familiarité rompue 1. »
19 mars 2001, Montréal. Partageant une pizza et une carafe d’eau avec
Célyne Poisson :
« À la fin du cours sur les territoires, une étudiante m’a demandé si
un objet pouvait être un territoire.
— C’est une belle question. 47
— J’ai répondu que le coffre dans lequel elle entrait, quand elle était
enfant, l’était ; la petite boîte peut en donner des métaphores.
— Tu dis dedans… En parlant de territoire, je dirais dessus. Dedans
pour l’architecture, dessus pour le territoire, à côté pour l’objet.
— Comment définis-tu l’architecture ?
— J’ai retenu une dizaine de définitions et j’aime celle de Loos. Se
promenant dans la forêt, il voit un monticule de six pieds de long et
trois de large, en forme de pyramide et il dit : “Un homme est enterré
ici. Voilà de l’architecture.”
— Je te donne la mienne (en chantier) : Des réponses spatiales au
souci d’habiter.
— J’aime le mot souci qui évoque la préoccupation et le soin apporté
à la chose. »
Nous poursuivons en triturant tout ça, simplement.
Trouvant souvent une inspiration dans les (autres) arts plastiques, l’ar-
chitecture s’est timidement ouverte aux démarches de l’esthétique rela-
tionnelle. Des expositions 1 et des publications ont comme fonds le paysage,
le territoire, le social ; sur ces fonds, des morceaux de villes, un habitat
précaire, des bidonvilles, des roulottes, des humains (pauvres). À cette
fragilité souvent prise en otage, quelques réponses, beaucoup de plani-
fications et d’objets autoritaires (ce constat m’incite souvent à écrire
quelque chose sur l’autorité de la forme).
Le temps est superbe, frais ce matin, chaud dès midi. Tout change, les
corps, la lumière, les odeurs, le jardin qui accueille le repas, le goût du
baiser, les déambulations dans la ville, l’approche du soir.
L’espace entre.
51
2 avril 2007
7 mars 2005. En marchant dans la rue, je pensais aux étoiles, aux constel-
lations, me souvenant de dessins esquissés une nuit sans nuage, quatre
mois plus tôt, lors du vol Bruxelles–Marrakech. Dans l’instant, j’ai vrai-
ment murmuré constellations, superposant le mot aux étoiles. En même
temps je suis remonté jusqu’aux dessins : des petits points qui donnent
formes aux ponctuations lumineuses des agglomérations et ont pour titre
Constellations urbaines. Connexion ou décalage de deux réalités
1. VICTOR SEGALEN, Essai sur l’exotisme (1955), Paris, Le livre de poche, 1986, p. 38, 41 et 44.
nocturnes dans une pensée à la dérive. Un flottement qui contraste avec
la présence immédiate du dessin dans l’avion. Même saisi, retenu, le
réel se transforme.
morte dix ans plus tôt, Ella Maillart écrit à son adresse : « Si le but de
la naissance est de vivre longtemps, alors je gagne. […] Mais si nous
sommes destinés à manifester, comme je le crois, ce que nous compre-
nons de notre plus profonde nature, alors c’est vous qui gagnez 1. »
3 avril 2007
Les mots de l’espace, en collaboration avec Aurore Després, atelier, Bruxelles, 2002.
ai alors donné ces quelques mots écrits dans Dessine-moi un voyage :
« Des temps, vécus, ordinaires : flottant (un certain ennui, la disponi-
bilité à ce qui vient, des promenades, flâner, attendre une journée un
hypothétique transport, voyager) ; consistant (des gestes, écrire, cuisiner,
marcher) ; dilaté (rester longuement dans une ville où il n’y a rien) ;
étiré (une longue traversée) ; crispé (attendre une amie qui est toujours
très en retard, tournant en rond, une certaine inquiétude) ; suspendu (dans
l’amour, au parc le soleil dans la gueule, dans d’autres circonstances
sans doute) ; brusque (un événement soudain, surprenant) ; écoulé (tout
ce qui se termine, la vie un jour) ; présent (celui que l’on recherche).
Exceptionnel : l’espace et le temps accordés (cela peut arriver dans le
dessin, plus rarement dans l’écriture, dans l’amour aussi, ou venir comme
ça – avec Alain, nous évoquons la grâce). Non expérimenté : l’errance 55
Où déposer avec ceux que l’on aime, son tapis, sa tente, son igloo, sa
case, ses cartons, sa roulotte ?
Un peu nomade.
Qu’elles prolifèrent !
Depuis plusieurs mois, à Paris, ce sont les tentes distribuées par Médecins
du monde qui bouleversent la ville. Elles permettent à leurs habitants
de s’abriter avec leurs affaires, de s’organiser en petits groupes, de se
fixer un peu. L’impact visuel et spatial qu’elles impriment à divers quar-
tiers force la réflexion et les décisions. Il y a quelques jours (le 31 mars),
je relevais le concept d’esthétique relationnelle. L’action de Médecins
du monde vient du même fond. Elle souffle dans le même sens que des 57
interventions initiées par des artistes comme Lucy Horta, le groupe Stalker,
Wim Cuyvers, Tadashi Kawamata. Ce dernier donne le nom de Field
Work à une série de travaux qu’il a développés dans différentes villes
(Tokyo, New York, Hanovre) depuis 1984. Ces termes sont empruntés
aux ethnologues et sociologues qui évoquent ainsi leur méthode de
recherche sur le terrain 2. Les photos de Tadashi Kawamata montrent
une série de petites constructions fragiles dans des milieux urbains divers,
peuplés ou déserts : le long d’un mur, contre une porte, en dessous d’un
pont, sur un trottoir, une place, dans le coin d’un énorme bâtiment, quelques
cartons et bouts de bois rassemblés, forment un espace où l’on pourrait
s’abriter de manière éphémère. Des contenants anonymes qui évoquent
à la fois, la cabane, le taudis, l’abri du SDF, le tas, la construction, la
démolition. Des objets parasites qui, dans la ville, avec beaucoup de
poésie, posent question aux habitants et aux passants. La même ques-
tion que Mario Merz avait écrite en grand sur un mur, en relation avec
l’un de ses igloos : « Que fare 3 ? »
1. VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE, Balades politiques, Paris, Les Prairies ordinaires, 2005, p. 22.
2. KARIN ORCHARD, Tadashi Kawamata. Field Work, Hannovre, Sprengel Museum Hannover,
1997, p. 10.
3. MARIO MERZ, Galerie de l’Attico, Rome, 1969.
Lors d’une exposition dans le parc d’Etterbeek, Wim Cuyvers implanta
« une maisonnette publique, avec un matelas pour deux personnes, une
couverture en duvet et des draps propres tous les jours, une petite ampoule
avec un bouton-poussoir et une petite table, qui peut être repliée pour
que la porte puisse se fermer. Ces éléments permettent de s’approprier
l’espace. Vous pouvez y penser, y écrire, y dormir, y faire l’amour, y
lire : en un mot comme en cent, vous pouvez y mener une existence 1 ».
Cette cabane démolie sur ordre du Bourgmestre a ensuite été recons-
truite, pour être aussitôt fermée au public. Ce projet s’inscrivait dans
l’intérêt que porte Wim Cuyvers aux espaces publics, en particulier à
ceux qui permettent la transgression, l’évasion solitaire et les rencontres.
Un autre côté de la ligne qu’à tout moment chacun pourrait avoir envie
58 de franchir. Pour lui, les frictions, que l’espace public lissé tente de
rejeter, doivent être envisagées comme un coefficient de frottement positif.
Ses analyses lui permettent de conclure que toute personne transgres-
sant des interdits semble rechercher un même type d’espace. « Il est
stupéfiant d’observer qu’un enfant décrypte ces endroits de la même
manière qu’un toxicomane ou un homosexuel. Si chaque lecteur peut
se forger sa propre interprétation d’un roman, nous interprétons les diffé-
rents lieux de la même manière 2. »
1. WIM CUYVERS (Tekst over tekst, La Haye, Stroom, 2005) cité dans le portrait que lui ont
consacré PIETER T’JONCK et JOERI DE BRUYN, « L’architecte en quête d’errance », A+, n° 200,
été 2006, p. 51-59.
2. Ibid., p. 53.
face à l’impossible repos des autres : les enfants dans les égouts d’Oulan-
Bator, les hommes et les femmes au bord du Gange, les familles agglu-
tinées sous une bâche ou sous le ciel à Kolkata. Oser faire face, et faire
si peu. La poésie et l’enseignement n’opèrent que des changements ténus.
Il y a une urgente nécessité à entreprendre autre chose. Oser dire : je
ne sais pas quoi, je ne sais pas comment, je ne suis pas encore prêt.
Poursuivre vers.
Le soir, je reçois une invitation à écouter Actes & Cités qui propose une
rencontre avec un promeneur : « Auteur de Zones, La Clôture et Terminal
Frigo, Jean Rolin explore les territoires délaissés à la frange de nos villes ;
il rencontre les gens qui les habitent, construit des relations à travers de
longs échanges et perçoit dans ces ensembles une humanité invisible au 59
5 avril 2007
Une éponge.
1. Dans le cadre du cours « Formes et sites » donné en première année à l’Institut supérieur
d’architecture Lambert Lombard, Liège, de 2000 à 2006.
Janvier 2004. J’écris Varanasi et pense Bénarès, qui domine le Gange
sur un bord, descend vers lui dans un espace labyrinthique à multiples
dimensions. Suivant les gates en partie inondés, je marche entre masses
en pierre, animaux, vivants, morts, sons, odeurs, lieux de cultes, esca-
liers, cours, anciens palais, maisons, espace habité pendant dix jours,
place de crémation, tissus, restes, chèvres, vaches, singes, bouses, crachats
rouges, fleurs par terre ; regarde femmes et hommes dans l’eau, au bord,
plus haut, parfois oubliés, dans des activités multiples, qui commen-
cent ou finissent par un bain de purification dans le fleuve si pollué,
enfants et jeunes qui jouent au ballon, demandent quelque chose, manient
de petits cerfs-volants en papier de couleur (activité qui s’étend du lever
au coucher du soleil et donne au paysage de la ville l’identité de son
ciel). Sur l’eau des barques, des bateaux de pèlerins, des cendres, des 63
offrandes. Cette nuit très froide, le reflet de la pleine lune, en face des
étendues plates et marécageuses qui fuient vers l’horizon.
Je suis sur une grande terrasse au-dessus de tout ça. Proches, des enfants
jouent au foot. Je dessine la masse fermée d’un temple planté là. Pour
voir le fleuve et le gate en dessous, je monte sur l’épaisseur du mur,
un homme y fait les cent pas en courant, comme une pénitence. C’est
de là que je pars. Mon but est de retrouver les cuiseurs de lait à travers
les ruelles étroites du labyrinthe. Je les ai découverts hier, en tentant
de trouver une maison imaginaire où pourrait habiter Pudja, la petite
vendeuse d’offrande de tous les soirs au fleuve. C’est un espace tout
noir percé de surfaces blanches. C’est plus mystérieux et plus beau que
ça. Le dessin rend mieux ce contraste primaire entre la blancheur des
surfaces et le noir des fonds, cette onctuosité du lait remplissant, à ras
bord, d’énormes marmites en forme de bol, les gestes des cuiseurs et
de leurs ustensiles, la béance de la scène débordant sur la ruelle. Cette
fois, un peu chorographe, je note l’itinéraire des pas et les éléments
remarquables du chemin jusqu’au lieu retrouvé. Au-delà, le corps se
fait plus fin, passe entre les murs, les vivants, les morts et les vaches
jusqu’au gate des crémations. J’écris, je gribouille. Depuis Kolkata, je
soigne mes carnets, dessine beaucoup, même des vaches, fais quelques
collages avec des restes de cerfs-volants, passe des heures, dans ces
pages, à regarder, poursuivre, partager, me réjouissant de les ouvrir à
quelques proches.
64 Porto est une ville dure, éclatée – masculine, dit Florence. Un chaos
d’édifices aux échelles diverses, de monuments plantés là, de zones
sauvages, jardins suspendus, perspectives tordues et tendues, pentes raides
vers le fleuve et plus loin l’océan. La nuit, tout est désert. La ville devient
le décor pour un film imbibé de mystère, encore plus prégnant sous la
pluie. Porto est le territoire de Manoel de Oliveira son « personnage de
cinéaste » : « Ce rapport à la ville est une chose biologique. J’ai vu un
jour un documentaire sur les poules et les poussins. Les poussins pren-
nent comme mère la première chose qui bouge. Moi, ce fut ma ville,
que je regardais des heures durant depuis la fenêtre de ma chambre d’en-
fance. Cet environnement urbain appartient à mon corps, fait partie de
ma vision, de mon esprit. Là est ma maison 1. »
Les pratiques des situationnistes, qui ne me sont apparues que très récem-
ment à travers des références croisées, révèlent quelques affinités avec
mes propres explorations. Les buts sont sans doute différents ; pour les
comparer, je devrais avoir une connaissance plus approfondie des leurs 65
1. Ibid., p. 30 et 31.
2. Ibid., p. 122. Le manifeste est publié dans Stalker. À travers les territoires actuels, Paris, Jean-
Michel Place, 2000.
3. FRANCESCO CARERI, « Transurbance », loc. cit., p. 166.
auditeur. Muni d’un walkman, celui-ci est invité à entrer dans un parcours
et un récit créé pour lui par Janet Cardiff. « L’enregistrement s’effectue
très près du corps. On entend sa voix, sa respiration, ses pas. Elle demande
souvent à l’auditeur de coordonner ses pas aux siens : Suivez mes pas
pour que nous restions ensemble. Une narratrice (la voix de Janet Cardiff)
raconte des histoires. Celles-ci sont extrêmement fragmentées car inter-
rompues sans cesse par des bruitages et autres récits. Elle raconte des
souvenirs et évoque d’autres déplacements 1. » La fragmentation des
informations sonores, souvent décalées par rapport au réel, pose un
problème au marcheur. Elle lui demande en tout cas une certaine concen-
tration pour faire le parcours. D’autre part, puisque la bande sonore n’im-
pose rien, il peut tout aussi bien s’arrêter pour écouter les bruits du jour,
la voix et les histoires de l’artiste, que se laisser aller dans une petite 67
dérive et se perdre.
« Je veux que vous veniez avec moi, il y a des choses que je dois vous
montrer
allez à droite, passez l’accueil et les tourniquets
je vais aller dehors
essayez de suivre le bruit de mes pas pour que nous restions ensemble
[…]
continuez tout droit
traversez la rue vers la gare de Liverpool Street, attention aux voitures
allez vers l’entrée à côté du McDonald’s
montez les escaliers, dépassez les lumières bizarres
il y a un homme en costume noir qui marche derrière vous 2 »
68 Walter Benjamin est souvent cité dans les ouvrages relatifs à la marche.
Ses écrits ont fait du flâneur baudelairien une figure emblématique des
pratiques exploratoires urbaine. Elles seront reprises plus tard par les
dadaïstes, les surréalistes et les situationnistes. « Après la visite dadaïste
et la déambulation surréaliste, un nouveau terme fut forgé : la dérive,
c’est-à-dire une action collective récréative qui ne vise pas seulement
à définir les zones inconscientes de la ville, mais qui – à l’aide du concept
de psychogéographie – cherche à étudier les effets physiques du contexte
urbain sur l’individu 3. »
à propos d’un bloc de glace que l’artiste pousse à travers la ville pendant
une journée, jusqu’à plus rien (je cite de mémoire) : « Il manifeste l’expé-
rience quotidienne de n’arriver à rien. »
7 avril 2007
Réunis depuis une semaine à Bruxelles, les experts du GIEC 3 ont remis
leurs conclusions sur l’évolution climatique. Les chiffres sont là pour
nous alarmer ou nous rassurer suivant notre situation géographique, comme
si certains pouvaient se réjouir d’être moins touché. L’Afrique va encore
être bousculée.
1. FRANCIS ALŸS, The Modern Procession, New York, Public Art Fund, 2004.
2. JULIEN DEVAUX, De larges détails, France / Belgique, 2006.
3. Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.
obligés d’intervenir en Chine. Dans la province du Ningxia, notamment,
ils luttent contre la désertification en plantant des milliers et des milliers
d’arbres.
17 avril 2007
Le ciel est très beau. Un fond bleu, des strates de nuages, un avion et
sa trace, le soleil couchant, sa lumière rosée.
72
18 avril 2007
Mon père avait laissé un petit mot pour son enterrement ; il souhaitait
que je lise un extrait de Job. J’ai découvert le texte ce matin. Il résonne
pour moi en questions d’un monde proche.
19 avril 2007
Il y a l’absence
qui expire
ses mots, ses gestes,
quelques moments évanescents.
Il y a sa présence vivante,
la charge d’un homme,
ma naissance.
1. Je reprends l’extrait dans la Bible de mon père : Job, 38 18/30 (Paris, Le Cerf, 1988, p. 986-987).
2. PIERRE GUYOTAT, propos recueillis par ÉRIC LORET in « Guyotat à cœur ouvert », Libération,
12 mai 2005. « Wordsworth est peut-être le premier à avoir fait de la marche un mode d’être au
monde. » (GILLES A. TIBERGHIEN, « Hodologique », Les Carnets du paysage, n° 11, op. cit., p. 7).
Une rue de Namur. Une belle touffe de myosotis sort du trottoir. Plus
loin des pissenlits prêts à souffler. À Pékin, le pollen tombe en pluie.
20 avril 2007
C’est Favier qui répétait que « les énigmes de la surface de la terre étant
presque toutes résolues, la géographie ne faisait plus rêver. Et qu’en
conséquence les poètes et les artistes devaient prendre le relais pour
retrouver la dimension onirique et fantastique qu’avaient autrefois les
grandes expéditions 1 ».
Le réel (ne faut-il pas dire des réalités ?) ouvre mes chemins. J’ai besoin
de voir, de sentir, de toucher, d’entendre des morceaux du monde. De
croiser ou de rencontrer des habitants qui y vivent. De marcher ailleurs
sur la croûte terrestre, grands paysages et petites friches qui résultent
d’une géographie en mouvement perpétuel. Cette pratique est un chemin
en soi.
21 avril 2007
Retenir qu’une ville n’a pas de centre, mais des pôles, des contractions,
des poches vivantes.
25 avril 2007
26 avril 2007
Départ pour le Québec dans l’été du printemps. Hier soir dans le jardin,
explication de l’arrosage à Florence, Matéo et Titouan. Ils prendront soin.
Les rues sont larges et longues. Arborées. Encore sans feuille. Beaucoup
d’escaliers extérieurs pour atteindre le bel étage, le premier, parfois le 79
Derrière les rochers, j’imagine les Indiens. Des hommes qui appartiennent
à la terre.
Un des exercices consistait à établir son territoire sur l’un des carrés de
180 centimètres de côté qui découpaient le sol lisse et noir de l’atelier.
La majorité des étudiants ont rempli tout le carré. Peu d’espace entre.
Sur l’un des carrés un vrai campement, chaleureux, offert à tous.
1. Dans Un livre blanc (Paris, Fayard, 2007), PHILIPPE VASSET rend compte des zones blanches
figurant sur la carte de la région parisienne, visitées et décrites une par une, pendant un an.
2. Cours de « Formes et sites » dispensé aux bacheliers de première année à l’ISA Lambert Lombard
de Liège entre 2000 et 2006.
l’appropriation de l’espace. En disposant la nappe et les objets, en se
plaçant, en relation avec des éléments du cadre (un arbre, un ruisseau,
un autre groupe) et des éléments de l’univers (le vent, le soleil), vous
orientez l’espace du repas. Peut-être, cet espace est-il limité virtuelle-
ment, concrètement ou symboliquement, régulé par certaines règles d’invi-
tation, d’exclusion (explicites ou implicites). Toutes ces opérations suivent
un certain rituel de gestes imités, inventés – vous établissez des rela-
tions, vous vous reliez, directement, symboliquement. Pour le retenir,
le communiquer, l’événement est représenté, raconté, dessiné, photo-
graphié. À cet espace et ce temps, vous donnez un sens, un but, une
fonction. Si vous ne voyez rien, regardez du côté de l’enfance. Cette
métaphore n’a d’autre but que de mettre en évidence des opérations et
82 des relations qui caractérisent l’appropriation d’un espace dans les sociétés :
fonder, orienter, limiter, franchir, habiter, aménager, scénariser, iden-
tifier, représenter, raconter, lier… 1
Peints sur le trottoir, des pieds, des mains, des chiffres, des flèches courbes.
De petites chorégraphies dispersées dans la ville pour nous inviter à
danser. 83
Mi mai 2007, avec des notes de mai 2005 (sur les cartes,
les parcours et tracés)
Le rhizome prolifère. 85
1. BRUCE CHATWIN, Le Chant des pistes (1987), trad. Jacques Chabert, Paris, Grasset, 1988, p. 22.
2. Cf. GILLES A. TIBERGHIEN, Finis Terræ. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris,
Bayard, 2007.
Août 2003. Au retour de Mongolie, je dessine des cartes qui me condui-
sent de nouveau en Asie. Des points, des taches, des lignes, beaucoup
de vide (un puzzle où il manque la plupart des pièces). Je tente de trouver
une cohérence exploratoire à travers des grandes villes, des montagnes,
des steppes, des fleuves. Tenter de repérer des lieux à habiter et des
régions à traverser. Je reprends ce que j’avais écrit en janvier 2001 :
« Le projet du voyage en Chine sur la carte est remonté jusqu’en Mongolie.
Je ne peux comparer des territoires inconnus, mais l’espace mongolien
me prend. Nomade, ouvert, plus large. Comment puis-je dire à propos
de la Mongolie : “J’y suis déjà” ? Sans doute parce que mon corps saisit
tout le territoire d’un bloc. Il ne s’embarrasse pas des détails, mais fait
le choix entier d’un espace. Avant d’entamer la haute traversée des
86 Pyrénées, se manifesta aussi, après quelques hésitations et questions,
ce temps où mon corps ramassa en bloc tous les morceaux qu’il dila-
terait dans la marche en montagne. Cette fermeté du choix vient d’une
adhésion du corps à l’espace. Cette adhésion repose sur des fragments
d’informations qui rebondissent sur des désirs multiples, touchent quelques
fondements de notre vie. La carte du territoire mongol est claire et me
le rend proche en long, en large et en haut. Elle montre bien la voie du
Transmongolien traversant le désert, la steppe, Oulan-Bator, les forêts ;
les quelques petites villes et villages écartés ; les deux chaînes de
montagnes à l’Ouest ; l’espace nomade. Une carte très différente de la
Chine, toute en morceaux confus, réseaux, points, où je me perds. »
Bien que limitée dans ses desseins et son cadre, la carte est un outil
privilégié des pratiques exploratoires. Avant de partir, elle permet de
cerner une étendue (une partie de la ville) ou de baliser une traversée
(un morceau de steppe ou de montagne). Pendant le parcours, elle devient
le guide d’une marche programmée ou le fond de déambulations aléa-
toires. À tout moment, elle nous fournit une vue d’ensemble et nous
aide à faire le point : situer où l’on est (longitude, latitude, altitude),
considérer la distance parcourue et celle qui reste à faire, risquer de
nouvelles directions, anticiper des obstacles infranchissables. Après le
parcours, nous pouvons partager son tracé, situer des lieux ou des événe-
ments. À petites et grandes échelles confrontées, les plans des villes
87
1. GUY-ERNEST DEBORD, « The Naked City. Illustration des plaques tournantes en psycho-
géographique » (1957), in Documents relatifs la fondation de l'Internationale situationniste. 1948-
1957, Paris, Allia, 1985.
les changements d’ambiance qui résultent des déplacements réalisés,
et qui sont la conséquence des passages entre des secteurs différents.
Surtout, elle met en valeur la rapidité et la discontinuité de la déam-
bulation, le fait qu’elle est construite à partir d’écarts 1. » Naked City
libère aussi la ville de son poids historique et de sa valeur de monu-
ment pour en révéler une signification plus affective.
Depuis les années 1960, notamment dans la mouvance du Land Art, les
artistes nous ont habitués à des interventions diverses en prise directe
avec la cartographie. On pense notamment à Richard Long, Denis
Oppenheim, Robert Smithson. Si je devais choisir un exemple, pour
illustrer la congruence entre le parcours et le dessin, je choisirai la carte
de Richard Long A six day walk over all roads, lanes and double tracks
inside a six-mile circle centered on the Giant of Cerne Abbas (1975).
Un réseau de lignes qui s’épanouissent à partir d’un centre et qui remplis-
sent un espace en rond. Une espèce de végétal au développement aléa-
toire. Ou, autre métaphore, la solidification d’un flux pâteux versé dans
le creux des chemins faits.
Si, comme l’a fait Stanley Brouwn 2, vous demandiez à des passants de
dessiner le trajet vers tel ou tel endroit de la ville, vous découvririez un
carnet de croquis surprenant : des trajets amputés, raccourcis, dispro-
portionnés, tordus, ramassés, elliptiques, désorientés. Pour de nombreuses
personnes, cet exercice reste difficile. La précision verbale ne semble
pas toujours plus aisée. Des récits se contredisent, parfois c’est un geste 93
20 avril 2005. Penché sur les projets des étudiants de dernière année, je
reprends la Lettre aux étudiants 1 écrite par Michel Courajoud, déjà ouverte
avec eux en première année : Se mettre en état d’effervescence, Parcourir
en tous sens, Explorer les limites, les outrepasser, Quitter pour revenir,
Traverser les échelles… Je reprends aussi les remarques de Michel de
Certeau concernant le plan et le parcours, le voir et l’aller. Le site sur
lequel nous travaillons est vaste, une ancienne citadelle liégeoise (la
96 Chartreuse), entourée d’espaces verts sauvages et de plusieurs quartiers,
mais le constat serait le même si l’on analysait l’élaboration d’un tout
petit projet. Très peu d’étudiants racontent, scénarisent l’espace projeté.
Ils sont plutôt du côté du plan. Je revois alors assez nettement un tracé
de Gus Van Sant 2, constitué de lieux (café, labo, librairie…) et des trajets
des personnages d’Elephant. Comme un dessin d’enfant, avec des lignes
de toutes les couleurs. Je me souviens aussi que le cinéaste évoquait son
attrait pour les faits divers, les cartes, les consoles de jeux qui explorent
un espace virtuel. Gus Van Sant serait plutôt du côté du parcours. Ainsi,
avec le crayon, je refais une nouvelle fois le dessin des cheminements
obligés, projetés, supposés, à 6 heures du matin, à midi, le soir, la nuit,
me perd dans des espaces non définis (sont-ils publics ou privés ?), trans-
gresse des limites, emprunte un raccourci, cherche l’entrée ou le seuil du
bâti. Si le récit ne devance pas la construction, comment anticiper un usage,
comment donner vie aux espaces et aux formes projetés ? Dans la foulée,
au cours théorique 3 donné à d’autres étudiants et consacré aux espaces
du repas, je demande de faire le récit et le dessin de l’usage de ces espaces
1. MARIE GUICHOUX, « L’Autre Guerre des pierres », Libération, 21 novembre 2003, p. 38-39.
99
La limite comme chemin, carte pour une Marche autour de Bruxelles, avec Florence Marchal,
juillet 2008.
100
Table de Ping-Pong in Marche autour de Bruxelles, Cité Bon Air, Anderlecht, 2 juillet 2008.
Biaussat utilise un large ruban de tissu de 12 mètres qu’il déroule dans
l’espace. Les photos qu’il prend du tissu allongé sur une route ou flot-
tant dans les arbres manifestent l’abstraction contenue dans les mots
Ligne verte et le tracé fluctuant de la frontière qui rend toute résolution
du conflit impossible. Cette guerre des territoires est encore dénoncée
par les photographies de Sophie Ristelhueber prises en Cisjordanie en
2004. Elles montrent simplement des rues barrées ou défoncées qui rendent
toute communication impossible, transformant le paysage désert en zone
de guerre. Dans ce paysage détruit, le lien est devenu coupure et la vie
qu’il sous-tendait a disparu. Comme pour ces travaux antérieurs, l’ar-
tiste parle de « traces, cicatrices, destructions de la présence humaine
ou encore constructions d’obstacles en tous genres pour se séparer de
l’autre ». Rassemblées dans un livre sans texte, les photographies portent 101
ces mots de l’artiste : « Qu’est ce que je fais là, anéantie, sur le toit de
cette voiture ? Est-ce que je me dis “qu’il est doux de se tenir sain et
sauf sur le rivage à regarder les autres lutter au milieu des courants
déchaînés et des vents furieux. Non qu’il y ait du plaisir à tirer du malheur
d’autrui, mais il est doux d’être épargné par un tel désespoir” ? Sans
doute, comme artiste, suis-je moi aussi en guerre 1. »
1. SOPHIE RISTELHUEBER (citant LUCRÈCE, De rerum natura, II,1-5), WB, Paris, Thames &
Hudson, 2005, quatrième de couverture.
le domicile. Mais à notre époque, peu de cités modernes sont entou-
rées de remparts et par conséquent chacun devrait contenir ses acti-
vités dans sa maison s’il n’était accepté que, telles des dérogations à
la Loi, des erouvim soient construits. Ils consistent en fils (ou cordes)
formant un mur imaginaire. Dans la plupart des cas, ces “frontières”
sont créées en érigeant des poteaux et en les connectant ensemble par
l’intermédiaire de filins en acier galvanisé (…). Selon la Torah, dans
toute ville entourée d’un erouv, le domaine public peut être considéré
comme un territoire privé 1. »
La limite est une ligne percée, traversée, aussi forte soit-elle, par les
mouvements de nomades, migrants, invités, commerçants, contreban-
102 diers, touristes, explorateurs, terroristes, guerriers. Leurs entrées et sorties,
licites ou illicites, passent par des points d’ouverture (seuil, porte, pont,
col, poste de contrôle), opèrent des fractures, inventent des subterfuges,
suivent des trajets. Au-dessus de cette terre découpée en territoires, flotte
des réseaux de communication virtuelle qui relient des communautés
et des individus séparés ou surveillent les mouvements suspects.
Conçue par Chantal Akerman pour la Documenta de Kassel (2002),
l’installation From the Other Side prolonge le film De l’autre côté, réalisé
la même année. L’autre côté est une petite ville de la frontière mexi-
caine qui fait face à une autre ville dans l’Arizona. Alors que des hommes
tentent de passer la frontière, d’autres hommes s’emploient à déjouer
leurs ruses, utilisant des moyens de plus en plus sophistiqués pour détecter
le moindre mouvement nocturne. D’un côté d’une interminable barrière,
l’expression de la peur de l’étranger (main-d’œuvre clandestine,
maladie, crime), de l’autre celle du rêve américain. Dans l’une des salles
de l’installation, six triptyques de moniteurs diffusent des images multiples,
prises de jour et de nuit, le long de la frontière. On y voit notamment
quelques migrants filmés depuis un hélicoptère de contrôle. « Ce dispo-
sitif, en démultipliant la frontière, élargit le regard. Il interroge inlas-
1. SOPHIE CALLE, L’Erouv de Jérusalem, Arles, Actes Sud, 2002 (rabat de couverture).
sablement le spectateur sur l’insensé et la violence d’une barrière qui
laisse tout passer (le vent, la poussière, les animaux…) sauf les hommes 1. »
tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqués par des “traits”
qui s’effacent et se déplacent avec le trajet 2. »
1. FRANÇOIS BONENFANT à propos de l’installation vidéo From the Other Side, www.cnac-gp.fr,
2004.
2. GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI, « Rhizome », loc. cit., p. 471, 472.
3. MICHEL DE CERTEAU, L’Invention du quotidien. T. I. Arts de faire, op. cit., p. 189.
4. Ibid., p. 190.
104
Le paysage n’a pas de limites. Il déborde celles que nous imaginons, les
bascule lui-même vers un autre horizon pour s’étendre à la terre et son ciel.
Le territoire et le paysage se distinguent l’un de l’autre par la présence
ou l’absence de limites, ou tout au moins à la manière dont celles-ci
sont posées. Peut-on alors effacer les limites en termes de paysage et
les marquer en termes de territoire, relier d’un côté et séparer de l’autre,
ouvrir et fermer, sans prendre conscience qu’on traite des morceaux de
la même terre, ou un même morceau de celle-ci ? À qui appartiennent
la terre et ses éléments ? Si le paysage n’appartient à personne, comment
106 un groupe, un individu peut-il dire : « Je prends cet espace ! » ? Comment
peut-il s’approprier un morceau, en faire son territoire, le prendre, le
reprendre, le garder, l’étendre.
1. JAMES JEROME GIBSON, cité par GIULO MACCHI in Cartes et figures de la terre. L’image
impossible, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, p. XI.
ou que j’en dessine dans mon carnet je ne pense évidemment pas à la
sphère, je vois une étendue en relief. Je ne peux la saisir qu’en regar-
dant et en touchant le globe dans l’atelier ou en gonflant l’un de ceux
que j’emporte en voyage. Quand je marche, parfois, je fais l’effort d’ima-
giner la grande courbure. Est-elle immense ? Est-elle petite ? Ni les
modèles, ni les images, ni les parcours ne permettent d’appréhender
l’échelle de la terre. C’est sans doute le temps qui en permet la meilleure
mesure. Mais la rapidité croissante avec laquelle les informations nous
inondent de partout à la fois, avec laquelle nous pouvons communiquer
ou nous rendre d’un point à un autre, tend à rétrécir l’espace en boule
qui nous est donné.
1. Augustin Berque emploie le terme écoumène « en rendant au terme grec oikoumenê (d’oikeô,
habiter) son genre féminin, qui en fait à la fois de la terre et de l’humanité : ce en quoi la terre
est humaine, et terrestre l’humanité » (AUGUSTIN BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude
des milieux humains, Paris, Belin, 2000, p. 13).
Écoumène en ces termes : « Si nous sommes géographiques, c’est dans
le sens où, bien au-delà de la définition physique de notre corps, il y va
en nous mêmes de la terre entière. Autrement dit, nous sommes humains
dans la mesure où ce qui se passe aux antipodes nous concerne. Cela
ne nous concerne pas seulement dans le sens moral […]. Cela nous
concerne ontologiquement, dans le sens où […] ce qui se passe “là-
bas”, très au-delà des limites de notre corps, et même dans l’éventua-
lité où nous n’y mettrions jamais les pieds, constitue notre existence
même 1. » C’est une terre habitée que j’éprouve le besoin d’explorer.
Une expérience – une exigence – ouverte vers ceux qui l’habitent et
l’espace qui les rassemble. Comment répondre à l’espace et à l’autre,
au plus juste de ce que je suis au monde ? Le monde est précisément
108 le mot qui donne sens à mon existence, celui que je retiens, auquel j’ac-
corde à la fois une dimension physique, humaine et spirituelle (païenne),
lorsque je me projette au-dehors (de moi). Pourtant, ici, en relation avec
l’espace du dehors et le paysage, je choisis le mot terre – l’étendue de
notre humanité.
La terre s’offre à nous par morceaux. Pour que l’un d’eux devienne
paysage, il est nécessaire que je le reçoive comme tel, que je l’invente,
le nomme, le regarde, l’écrive, le représente, le palpe, le relie. Le paysage
se construit dans une relation entre la terre habitée et soi. Dans cette
perspective, le paysage déborde du champ visuel dans lequel on l’en-
1. Ibid., p. 12.
2. DÔGEN, Instructions au cuisinier zen (1237), trad. Janine Coursin, Paris, Le Promeneur / Gallimard,
1994, p. 24.
ferme trop souvent. Morceau de terre, il exprime le monde dans ses
dimensions physiques, humaines, spirituelles. « Si le paysage rassemble,
comme le dit Dardel 1, tous les éléments géographiques 2 […] ; si le paysage
est comme il le dit encore, “le visage local de la Terre avec ses éloi-
gnements et ses directions” ; si donc, plus globalement, le paysage est
relatif à une certaine visibilité de la Terre, il n’en reste pas moins, rajoute-
t-il, que le paysage n’est pas d’abord un spectacle, il n’est pas “dans
son essence fait pour être regardé” 3. »
1. ÉRIC DARDEL, L’Homme et la Terre (1952), Paris, Éditions du CTHS, 1990, p. 44.
2. « L’eau, l’air, la terre, mais aussi les espaces construits selon Dardel », JEAN-MARC BESSE,
« Entre géographie et paysage, la phénoménologie », in Voir la Terre, op. cit., p. 135.
3. Ibid., p. 139.
morceau de la terre en relation avec des personnes qui le considèrent,
l’habitent, y passent, le font.
20 juin 2007