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DESAIMER

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Pas d’heure, les autres ont des montres. À la nuit, il doit être deux heures.

Il n’a pas de carte téléphonique et se sert aux cabines des bars. Il ne pose pas

de questions, la vie attend tant de réponses. C‘est une espèce d’acteur sans

rôle, un acteur de rien. Alors, il marche, il marche…

Blanche Neige croit. Elle a des vérités, enfin… elle les attend. Elle attend,

s’ouvre et se ferme comme un livre. À la montre et au téléphone de Blanche

Neige, il est deux heures de la nuit. Elle ne sait pas dormir. Alors, elle veille et

rêve de paysages que le soleil plombe et replombe. Elle croit que s’étonner est

apprendre. Elle est brune, bien sûr… Elle ressemble à quelqu’un, comme

beaucoup. Elle est avec ses « avec ».

Paris toujours imaginaire. Clair, glauque, voyage, prison… comme on veut.

Ils ne sont pas les premiers amoureux du monde, Paris fait son boulot. Ni plus, ni

moins. À Paris aussi il est deux heures et tout reste à dire.

Les femmes voient des fantômes et un homme crie sa fanfemme.

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IL ETAIT UNE FOIS

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« C’est toi ! » Promesse ou aveu ? Mais qui, vivant, saura le fin mot de

l’amour ?

« Je suis à toi. Toute à toi ». C’était du temps d’avant le sida, du temps

d’avant les préservatifs, au temps où l’on était malade d’amour. Du temps où

l’amour vous prenait tout nu, en Italie, à Corfou ou ailleurs et à Paris souvent.

Elle lui disait qu’il était incapable de se coucher sans la vouloir. C’est vrai. Ils

faisaient l’amour, souvent.

Un autre jour, du jour au lendemain, elle le chassa. Du jour au jour même !

Blanche Neige disait qu’une femme ne quitte jamais pour un autre, qu’elle

le laisserait pour rien, pour le temps. Mais, Blanche Neige l’abandonna pour un

autre. Et l’univers entier devint une pute. Pute comme la coke qui rend les filles

laides et l’amour trop lucide. Pute comme l’alcool quand on n’a pas de drogue.

Il voulait tuer. Mais qui ? Elle ? L’autre ? Lui ?

Il alla tuer, par colère, place du Maréchal Juin, là où les chauffeurs de taxis

dorment sur leur volant devant la lampe bleue de la station. Qui appelle

d’ailleurs ? Peut-être un autre lui, depuis la chambre d’une autre elle. La nuit…

Certaines nuits ne sont faites que de pauvreté. La nuit, certaines nuits ne sont

que des voitures qui n’arrivent jamais. Rue du Renard comme un renard. Rue

Ours comme un ours. Il tuera ce qu’il y a de plus près ! Il tuera un chauffeur de

taxi.

Il veut ouvrir une plaie aussi grande que la sienne, dédier un paysage de

sang, sacrifier une vie, saigner un homme sur la pierre de sa déesse. Saigner

pour toutes les femmes de ses souvenirs, y compris une pauvre petite caboche à

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qui des frelons de plomb décollèrent les cheveux. Saigner, pour ses tresses et sa

frange collées au plafond par un geste aussi injuste que prévisible.

Il le faut, il faut se laver. Sur le cadran solaire, à hauteur du nombril, la lame

aiguisée sonne la dernière heure du malheureux Maurice, chauffeur de taxi de

son vivant. Planter assez bas sur la droite. Pousser sur la poitrine de la main

gauche pour ne pas être prisonnier du poids du corps qui, en tombant, bloque le

poignet. Remonter jusqu’au cœur. Il faut que ça passe.

Ça s’est passé comme ça : il n’était plus beau et l’âpre neige fondait dans

l’hideux avec le sang chaud qui nettoie les mains.

Fini pour le mort le soleil. Finie, dérisoire dahu, sa grosse montagne de

chair perdant l’équilibre. Sur les laves du précipice il n’y a rien où s’accrocher.

Bien sûr, l’homme qu’il tue meurt. La vie dévale devant les yeux des deux. En cet

instant, les deux pensent à Venise.

Venise et ses kilomètres carrés de chefs-d’œuvre l’unissent à Maurice qui

refait son voyage de noces avec Denise. Il se souvient d’un Bellini qui coulait sur

la lumière frontale de sa femme. La vie a changé d’idée. Ce n’est rien… Quand

une immense plaie ouvre l’homme d’en face, la mort y apprend toujours quelque

chose, la mort y voit des armées de vivants, des cascades de visages, de

prénoms, de mains et d’yeux qu’on croyait avoir oubliés.

Ils sont là, dans l’eau d’ici, ceux qui sont sortis du temps. Grand amour de

nos vingt ans, fessées de nos enfances, chers êtres de chair, tous attendent au

bord de l’âme, réveillés par la lame du couteau et nous rappellent combien le

monde aurait pu être beau et combien non. Et, qu’elle soit double, triple ou plus

multiple, la vie menée n’est qu’une seule plaie. Aussi, plus vieillissent les

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hommes, plus ils souffrent. Ils souffrent de ne pas savoir oublier. Ils souffrent de

tous leurs T.G.V. parallèles qui déraillent dans un même accident. Ils souffrent

d’entendre mille voix et de ne rouler que sur un seul rail.

Ils souffrent parce que les parallèles se rejoignent à l’infini d’une plaie.

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BLANCHE NEIGE

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Toujours, elle pense en lui. Il la sait à chaque instant. Il la sait avec

Scarabée-Lézard, l’autre, celui qui lui a volée. Le coup ne pouvait venir que d’un

reptile, que d’un insecte.

Et merde !

Il est fou de jalousie. Il essaie de se convaincre que Scarabée-Lézard n’a

pas d’âme, qu’une espèce de géomètre qui gribouille dans le facile ne peut pas

avoir de l’âme.

« Maman, Maman, je voudrais tout recommencer, repartir de la case

départ. Ma Dieu m’a abandonné. Maman, si tu savais comme elle est belle.

Pardon maman, je dois tuer ce chauffeur de taxi pour oublier Scarabée-Lézard.

Pardon maman, j’ai aussi envie de tuer mon père, ton mari le boucher. Vendre

de la viande, c’est comme vendre du sexe, moi je deviens plutôt végétarien. Toi

maman, tu ne sais pas pourquoi je tue. Je tue, je tue pour me venger, sans que

les femmes le sachent, des cleptomanes de mon bonheur. Je tue pour oublier

qu’un autre lui fait l’amour.

Je tue, juste pour ne pas m’émasculer, pour ne pas me suicider, pour

donner un crime au crime qu’elle m’a fait. »

Ça y est, la lame est bien entrée. Maurice hurle, il n’a pas l’habitude de

mourir. Pour une fois c’est lui qui paie la note.

Venise et Bellini hurlent.

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Blanche Neige est au-dessus de tout, Blanche Neige est le cadeau de la Terre.

Mais, si elle avait accepté la déraison de leur amour seulement parce qu’elle ne

la voyait pas ? Et si, pour Blanche Neige c’était parce qu’elle n’avait pas d’autre

choix, qu’elle était endormie ? Ce serait dire qu’il aurait été seul, que ce n’était

pas elle qui l’appelait… Se dire cela, remuer ces hypothèses, serait désaimer,

devenir un vieux con. Ce serait croire que les princesses sont des histoires de

livres et qu’il ne faut que de l’encre pour écrire les livres. Ce serait une

catastrophe, une catastrophe emportant la bouche et les yeux de Blanche Neige

dans les boues du quotidien. Non !

Tout est vrai. Sa taille et ses seins aussi, tout est à chanter. Tout est vrai de

ce corps et de ce sexe tant embrassés, de cette femme qui s’offrait comme un

cadeau alors que les autres savent juste s’adonner.

Sans elle, tout est autrement.

Ça accroche un peu au niveau des côtes. La lame doit passer, il faut

couper les ponts. Couper. Agripper Maurice par la nuque. Gueuler plus fort que

lui. Donner un grand coup de genou dans les couilles pour qu’il s’abandonne,

mélanger les deux cris et très vite qu’il n’en reste qu’un, celui qui tue. Celui qui

tue veut un cri plus grand que celui de Scarabée-Lézard quand il jouira, un cri

d’amour. Un cri avec des yeux plus vrais que ceux de Blanche Neige quand elle

jouira aussi. Grimper dans la poitrine plus vite qu’elle grimpe les escaliers qui

mènent au sale nid. Serrer Maurice plus fort qu’ils se serrent. Gagner. Aller plus

loin dans le corps, plus loin que leurs sexes ; qu’il ne reste que son cri, son cri de

fou, de fou d’elle. De définitivement fou d’elle.

Et après ?

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Après, avec ses mains chargées de sang et de rage, il sait qu’il n’a plus le

droit de la toucher, qu’il n’a le droit d’aimer personne, sauf les calvas des derniers

bars encore ouverts côté Pigalle. Côté hommes gris, fumées vertes et femmes

truites, là où ses ombres bougent pour lui faire une place entre calva et calva.

Comme il est urgent parfois de se construire un nid avec sa propre déchéance et

de s’y blottir…

Demain, encore la vie, la sale vie ! Demain, encore l’enfer, les hommes et

les femmes, le poison des pensées, le poids des regards.

Tuer un homme, c’est déchirer une page, uriner à la raie de la vie, voler un

livre à l’univers. Voler, il a aimé ça. Il a aimé voler un homme à la vie. C’est

tellement efficace…

Voir toujours revenir le même amour, c’est relire une page volée. Volé, il

l’est. C’est tellement fragile un homme…

Combien c’est seul un homme quand ça se soûle les pieds dans la sciure,

quand ça oublie qu’après la nuit il y a encore demain. Combien c’est pauvre un

homme au nouveau glas du matin qui arrive avec ses rayons réglant leur compte

aux ivrognes et aux travestis. Combien ça titube un homme, ces nuits-là, entre

symbolisme et bandes dessinées pour adultes…

Meurs Maurice ! Meurs pour lui !

Le couple et l’amour ne sont pas compatibles, alors l’homme et le drame se

mentent, s’évitent, espérant ne jamais avoir à se retrouver face à face. Quand ils

ne peuvent faire autrement que s’embrasser, l’homme est effacé au bénéfice du

drame. Éjecté dans un univers noir, il gravite autour d’un clou : l’inutilité de sa vie,

l’obsession du parfait, l’inaccessibilité de la beauté.

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Pourquoi n’avait-il jamais amené Blanche Neige à Cabourg ?

Pourquoi ne se sont-ils pas aimés sur cette si douce plage ? Peut-être

parce qu’elle est frileuse et qu’il n’a jamais voulu qu’elle prenne froid. Au temps

d’avant il était une fois il croyait voir de la poésie dans tout ce qu’ils vivaient.

Maintenant il se disait que ça n’avait rien à faire avec la poésie. Se seraient-ils

serré les lèvres à Cabourg, aurait-ce été le même Cabourg ? Au moins, ça lui fait

une madeleine d’elle en moins… N’empêche qu’il y avait du romantisme, faute

de poésie.

Il y avait plus : même dans les moments qui ressemblaient le plus au

bonheur, au fond des yeux ils pouvaient lire que cet amour serait tué. Mais, tant

que ce jour n’était pas arrivé pourquoi changer la façon de s’aimer ?

Madeleine de Blanche Neige, tu l’étouffes ! Madeleine, qu’est-elle

devenue ?

Scarabée-Lézard se lustre les écailles sur la soie de sa peau. Ça le rend

plus brillant mais par moins con. Lui se sent spolié : « C’est de la soie, imbécile !

C’est blanche Neige, malvoyant ! Un jour tu ne l’auras plus ! »

Un jour, qui sait ? Et si un jour elle revenait couverte d’une toison de

regrets ? Il lui couperait la laine, démêlerait amoureusement les entrelacs des

pas faits, des pas compris et de cette si longue absence. En lui brossant le

mohair, il retrouverait sa vie, il aimerait à nouveau les hommes.

Avec des si, avec des si…

Mais si elle ne voit jamais plus combien il a besoin d’elle ? Si elle n’entend

jamais qu’il la dit être d’exception, femme dessinée par la main de Dieu ? Ce

futur s’éloigne à mesure que la suite tombe sur lui sans elle.

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Sait-elle ?

Tuer Maurice comme un suicide. Il a mal aux yeux. Scarabée-Lézard, il te

hait !

Se suicider, se faire tuer, mourir, en finir. Finir sans Blanche Neige, sans

personne, avec infiniment de laisser-aller. Infiniment de plus d’espoir. Avec une

fatigue absolue. Avec infiniment d’institutrices pour lui rappeler que les verbes en

« eler » et en « eter » doublent la consonne finale devant un « e » muet. Aimer

n’en fait pas partie.

Blanche Neige, il t’appelle. Scarabée-Lézard il te hait !

Même le manche du cran d’arrêt est mangé par la viande. Mangé, avalé,

aspiré, absorbé. Ce n’est pas un crime, c’est de la vie à mains nues. Que c’est

bon de gerber dans le trou, d’être de la chair vivante dans la chair qui meurt. Que

ça fait du bien de ne plus être qu’un poing.

Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait cela ? Pourquoi l’a-t-elle jeté aux

chiens comme une viande ?

Pourquoi les vivants se font-ils mal ? Pour qui ? Il marchait sur l’eau, lui ! Il

écrivait dans le ciel. Pourquoi ?

Pourquoi en a-t-elle fait de la barbaque abandonnée dans cette barque

sans elle ? Pourquoi cette mauvaise agonie ? À cause de quoi ? Ne l’avait-il pas

assez bouffé son panier de linge sale pour avoir droit à l’amour et à la paix.

Pourquoi doit-il rester là ? Pour témoigner de quoi ? Pour prouver quoi et à

qui ? Pour flinguer un Maurice par nuit ? Pour prendre les armes et tirer dans la

foule ? Pour se dire, sans y croire, que c’était inéluctable ? Pour prendre ses

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larmes et en faire de la foudre ? Pourquoi continuer ? Et pourquoi, déjà, faut-il

apprendre à parler d’elle au passé ?

Pourquoi fait-elle cela ? De quel droit ? De quel droit pousser dans les

orties ?

Blanche Neige a troué quelque chose dans le ciel. Quelque chose a

changé dans l’ordre du monde. Il sent son corps comme celui d’un soldat

paralysé par la mort. C’est sa guerre, sa peur, son froid.

Comment ne pas voir la femme que l’on aime viciée par le sperme d’un

autre ? Même les yeux fermés elle est là, fanfemme omnipotente. Elle lui fait

peur.

Le cadavre de Maurice a été retrouvé. Lui, a marché depuis Pigalle pour

aller se reposer, enfin s’ensevelir, n’importe où près de la Bastille. Avenue

Mozart, Blanche Neige dort nue dans les pattes de Scarabée-Lézard.

Sur tout Paris, il est six heures.

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De toute la journée il n’a pas pu quitter sa chambre d’hôtel. Sueurs,

diarrhées, syncopes et autres vomissements… que de temps passé à se vider de

tout, sans parvenir à se vider d’elle.

Plus il se vidait, plus il faisait de la place. Alors il s’est senti s’inverser

quand des créatures immondes ont pris ce dedans de lui. Il a eu mal et il a cédé.

Il a avoué ce qui n’était pas vrai : il a renié sa femme.

Sortir, sortir à tout prix.

Avancer de bars en bars, boire jusqu’à noyer toutes les sales bestioles qu’il

a dedans. Boire, non pour se consoler, non pour oublier, mais pour vomir encore

et encore. Pour vider la ménagerie par la gorge, pour cracher du feu. Pour en

crever, pour avoir mal ailleurs que partout, ailleurs qu’à elle. Pour être sale,

répugnant, haï, pour ne plus se regarder en face. Pour que Scarabée-Lézard et

Blanche Neige le poignardent sans le voir, sans croiser son regard, sans sentir

son haleine et sa langue noire. Sans savoir qu’il se pisse dessus, qu’il pleure,

qu’il ne comprend pas, qu’il ne veut pas admettre, qu’il veut mourir, qu’il ne peut

plus vivre, qu’il ne peut plus supporter sa jalousie, qu’il est devenu lépreux.

En route pour le chemin qui mène à la lèpre ! Le chemin qui traverse les

fichus masquant la bouche et les doigts gantés de laid cachant les yeux.

Regarder les fiches mâles de standardistes d’antan se plantant sans passion

dans les trous femelles d’appels d’une autre époque. Il s’arrête un peu, sent

passer des morceaux de vos passés. Il y voit lui et elle n’arrivant pas à nommer

leurs solitudes et gardant chacun leurs paysages au bord des lèvres. Tout est là,

inscrit à jamais dans le hall du monde noir.

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Le double de soi ne peut être un autre. Il ne multiplie pas, il divise par deux

en appuyant sur le haut du crâne et nous sentons nos doigts nous ouvrir la tête

comme un sexe de femme, et nous nous sentons inceste, parricide, rien qu’à

nous. Le double du couple n’est qu’illusion.

Y aller. La dire dans le désert de la peur, la dire en s’étouffant dans les

avalanches et les couloirs étroits de l’angoisse. Difforme, la porter toute belle en

soi, l’Intouchable, la Divine Blanche Neige, la Magnifique, la Bouche Adorée,

l’Idéale, la Tendre Illuminante, le Trésor Parfait. Il faut aller la dire de la place de

la Bastille à la fatigue, la dire au théâtre, la dire à la mer. La dire à Paris, la dire

aux hommes, au monde. Dire qu’il connaît cette femme, lui. Dire, qu’il y a

longtemps, il y avait des « Merci d’exister ». C’était quand ils se laissaient des

cadeaux dans la peau pour se sentir moins seuls sans l’autre. C’était quand ils

avaient tous pouvoirs. C’était avant Scarabée-Lézard et avant Maurice et avant

la lèpre. Quand ils n’auraient jamais cru que… et pourtant. Quand la mort de

l’amour ça n’arrivait qu’aux autres, qu’aux laids.

À quoi bon ces mots ? La vie les a vidés, en a fait des métaphores, de

pauvres sacs d’images.

Quelle métaphore ? Il lui a laissé son souffle.

Quelles images ? Il lui a laissé ses yeux.

Quel espoir ? Elle ne lui prend plus la main.

Maintenant le papier malade où il écrit ses mots tremble de froid.

Un autre avait le droit de mettre son nez dans Blanche Neige. C’est

étonnant combien l’un des deux êtres qui ont vécu tellement proches peut, du

jour aux lendemains, ne pas voir l’autre.

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Quand elle était partie, il n’était pas prêt.

Pour en revenir aux métaphores : la lèpre. Il devait griller des millions de

pauvres visions sur les barres rougies de son lui avec énormément d’alcool

encore pour que son flétan de foie y cuise au barbecue.

Dans son délire, il immolait Scarabée-Lézard, hurlait des histoires de fées,

de mondes à refaire, tapait contre les murs. Il gueulait qu’il savait qui élevait les

chiens qui bouffent les hommes, qu’il connaissait les grades et les matricules,

qu’il n’y avait de véritable acte initiatique que l’énergie du plus d’espoir. Il gueulait

qu’il gueulait du fond du trou de sa gueule parce que c’était là qu’il était.

Il ne voulait plus servir. Il lançait à Scarabée-Lézard qu’il le haïssait, qu’il lui

encombrait le trou du cul, que le monde entier allait brûler avec lui, qu’il ne

saurait jamais Blanche Neige comme il l’avait toujours sue. Qu’il fallait qu’elle

l’oublie. Qu’il fallait qu’elle le sème ailleurs, qu’elle l’avorte à tous vents, qu’il

voulait devenir le caillou d’un autre ventre, de tous les ventres.

Il fallait que Blanche Neige prenne conscience de l’iniquité qu’elle était

devenue, de l’inopportunité de son ex-innocence, qu’elle se munisse de l’idée

d’être pour cela, elle aussi, gobée comme une huître.

Il disait l’autre, c’était la seule thérapie.

C’était bon pour lui de se laisser arracher des pans entiers de cerveau.

C’était bon puisque ça faisait moins mal que Blanche Neige. Tant qu’à être

déchiqueté, que ce soit pour elle. Que les drogues soient dures, très dures. Que

l’alcool soit trop, colossalement trop. Toutes les souffrances, il les alchimisera.

Renaître et mourir. Y être enfin. Bouffer tout crus les œufs charnus de la

sexualité, briser les inconsciences et gober le jaune. Tuer encore. Se défaire, ne

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pas se trouver mais le savoir, être un homme déchu. Ce terrier, ce soir, sera dur

et trop crack et gin et il baise le monde entier, même les oreilles de Blanche

Neige, même la Lune, même les lumières, même la pluie.

Et s’en foutre. Et chanter. Laisser la lèpre décorer de ses guirlandes l’arbre

de l’adolescence éternelle. Les flics ou la syncope peuvent le gauler avant la

mort et lui piquer ses plumes, son corps est ailleurs. Encore un morceau de

perdu, un arbre brûlé dont les tisons se reconstitueront pour lui revenir comme

une secousse.

Il aurait dû être femme. Il aurait dû s’épouser et ne rencontrer personne

d’autre. Où est l’ange de sa destruction ?

Blanche Neige ?

Pour ses yeux et la bouche interne de sa bouche jamais fermée, pour les

dons de son sexe inoubliable, pour le larsen de ses mains qui jouent sur le

ventre et guident dans ses braises il l’avait appelée Blanche Neige. De quoi se

souvient-elle ?

Maurice se souvient-il du temps qu’il a mis pour mourir ?

Qui de Paris ou Venise se souvient le mieux ?

Il est vingt heures aux horloges du monde noir. Il avait perdu Blanche

Neige à jamais et devenait froid comme les pieds d’une morte.

Et il se déformait, rien ne sortait des flammes. Il se savait suivi pour le reste

des restes de sa vie. Tuer c’est être suivi pour toujours, c’est se débarrasser, se

délivrer de la douleur en la jetant dans des corps inconnus. Il se défonçait pour

ne plus être qu’un décor de carton-viande que fracassent de telluriques arcs de

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non-lumière. Tout ça, c’était pour se décharger de Blanche Neige, c’était de la

boucherie.

Il voulait se mélanger les viscères dans une autre logique, mourir vivant. La

drogue le soudait à vif avec ses sales lèvres qui le léchaient. Il était prêt à

charger ! À la guerre !

En avant, vivant ou mort ! Il n’ouvre plus exagérément les yeux comme les

cocaïnomanes heureux, le monde crade les lui a crevés.

À la charge, imbibé jusqu’au désamour ! Casque de laideur, en avant !

Guêtres de sang, en avant ! En avant ! Baïonnettes, en avant ! En avant ! En

avant dans sa guerre ! Il sait le nom des couteaux qui vident les orbites et leurs

annexes. Il se bat contre des images, des vies vides de sang, des migraines

osseuses. Les excréments broyés de la chair coulent en douche et en nouilles

par chaque pore. Ça pue ! Il se bouffe ! Toutes les portes claquent. Ça pue ! Les

rideaux s’arrachent, les vitres explosent. Il n’y a pas d’air, que du vent. Pour

respirer il faut se trouver des organes à vendre, ceux de l’amour sont très prisés.

À la guerre contre le corps ! L’inévitable corps aux trous horizontaux, le corps

scié, le corps qui se retourne comme une chaussette sale et collée. Il a la gueule

en dedans et ça pue. Il est tellement chargé qu’il ne se nourrit que de morceaux

de bois pour ne pas engraisser les vers qui l’habitent. Il n’est qu’un fil de fer

barbelé, une croûte sous la langue de la lèpre, un homme-épines.

Femmes, prenez tous les amoureux du monde avant qu’ils ne regardent

comme lui. Faites-les fondre avant qu’ils n’aspirent à d’autres dents et d’autres

lèvres que les vôtres. Ne les laissez pas seuls, ne les posez pas, comme l’a fait

Blanche Neige, buildings vides sur le boulevard du vécu. Car là le vécu

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n’apprend rien, il pèse. Il écrase les poumons, les arrache, prend leur place, puis

toute la place. Au bout, nous devenons des porteurs, des traîneurs de vécu, et

nous nous retrouvons là, dans cette grotte.

Nous y préparons et y consommons, entre lépreux, des potions d’amour

bien loin de celles, aphrodisiaques, qu’il partageait avec Blanche Neige. Là où le

soleil ne brille pas, dans cette vallée brune où l’on cuit sans la peau, on boit des

philtres de clous et de vis rouillés, de limaille de genoux, d’écrous, d’os de gorge

et de vertèbres. On boit sous les cris et les applaudissements, sous les cris des

morts et les clapotis de dents sans gencives.

Ici, dans la vallée fermée à clef, la lumière est loin et la magie agit droit au

corps. Ici, il n’y a pas de beauté, pas de fleurs, mais des murs de folie où

poussent des yeux. Il y a quelques arbres noirs qui ne sont que des doigts. On y

parle à des os et l’écho brise les tympans. Ici, nous sommes tous venus avec

notre vécu au fond du cul, on se laisse creuser et on n’en jouit pas. Chez nous,

tu as le front qui devient bas et ta vie se résume au fait d’être là. Tu es une main

de la meute et tu griffes, tu es un rire aigu, un monte-charge complètement

déréglé.

Dans cette sale journée, les épaules fatiguées de décharger, de traverser

le monde épais, de contenir son thorax où claquaient des bulles d’eau de

vaisselle, il arrivait quand même que Blanche Neige brille. Oui, il y avait eu cet

avant, cet avant lui maintenant, qui lui faisait un trou de lumière. Des années à

être heureux, des années où chaque jour Blanche Neige avait comblé son vide

jusqu’à devenir cette âme. Des années, faites du bout d’un jour au bout d’un

autre jour, dont il comptait, maintenant, les perles.

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Attention à la lumière ! Il ne faut pas qu’il la regarde trop.

Trop tard ! elle le reprenait : Blanche Neige était partie comme on

débouche un évier, trop vite, d’un coup. D’un coup, plus rien. Elle était partie si

vite que les bords du vide qu’elle laissait saignaient. Et ça recommençait : tout

son corps était en manque, l’appelait plus loin, lentement, indéfiniment brûlait

dans ce manque d’elle.

Combien de fois, combien de fois ça allait revenir ?

Encore une fois, il faut inverser la poussée, pousser de l’intérieur, être

bouffi, pas creusé.

Encore une fois, gonflez-le alcools descendant à pic ! Même si vous ne

faites que déformer, allez-y !

Tequila salée : alcool cheveux. Gin fou : les joues et le front. Cognac et

Armagnac : mâles bouteilles pour tout le corps. Ricard : habitudes et organes.

Re-gin : goût du sexe de la femme. Frappez ! Entrez ! Il vous aime. Il va vous

multiplier en se faisant une ligne de coke sur la cuisse en zinc d’une femme

malade, sur une cuvette de wc à poils. L’ecstasy du desesperado, le poppers du

laissé, les aiguilles de la folie lui redéfoncent les sinus. Poussez ! Il doit honorer

les femmes de la vallée noire. Rebandez son corps ! Il faut qu’il y croie, plié en

deux sur la fenêtre de la femme, avec les cheveux qui touchent le fond. Est-ce

que c’était comme ça l’amour ?

Essayer de se souvenir… Baisser le couvercle et s’asseoir. Allumer une

cigarette, non, deux comme avec elle. Comme pour… rien. Non, ce n’était pas ça

l’amour, c’était bien. Il est nu et son sexe pleure dans la poche d’un vieux tablier

gris. Il s’essuie sur une pomme de terre qui fut œil et se réhabille.

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Vite, se traîner jusqu'à un banc et s’y écrouler.

Il est vingt-deux heures et boulevard Beaumarchais. Tout paraît calme, sa

guerre est invisible. Si le monde était bien fait, il devrait y avoir Blanche Neige, un

sein découvert, en première ligne d’une armée ennemie. Il devrait y avoir sur le

trottoir d’en face Maurice, Scarabée-Lézard et Denise. Mais, c’est Paris vide, la

solitude tout seul. C’est quand on aimerait avoir des gourdes à la place des

doigts pour inviter les autres, être un peu entouré. Un banc c’est bien pour

régurgiter la grotte où la démence pèle la peau et laisse du parmesan sur les

mains. C’est confortable pour se préparer à être réhabité, pour devenir un lieu

prêt, un corps unique, un rythme autre que celui des tempes et leurs sirènes.

C’est fait pour rêver : une vie il ira en Orient prouver qu’il n’est pas fou. Dès que

la folie sent une place libre, elle s’installe et, un jour ou l’autre, les hommes de

bonne volonté sont vides. Mais lui il sera maître de son vide. Là-bas, en Orient,

quand elle arrivera sur lui comme une voix pour poser ses bagages, il rira et

s’éclatera dans ce rire. Elle reviendra dans le sommeil, lui susurrera de ne pas

bouger, de se détendre, de se laisser aller. Elle n’arrivera à rien. Quand il

l’entendra, rayon bleu-doux, lumière, bleuet, surprenante de dons, il lui coupera

la parole : « Tu ne me feras pas un asile dans le dos, je n’ai pas de place libre,

j’ai déjà rêvé de toi, je t’ai vue une nuit, là-bas, boulevard Beaumarchais à

Paris ».

En Orient, la seule place qu’il fera sera pour la femme au corps miracle.

Elle sera une esthétique au-dessus de toutes les lunes. Mais nous n’en sommes

pas encore là.

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Un banc, c‘est idéal pour regarder passer les idées. Tiens, Maurice et Denise ont

eu un fils, il s’appelle Edouard. Un jour il aura dix-huit ans, jeune et plein de lui il

voudra gober en le savourant le temps qui est devant lui et changer le monde

qu’on lui a fait, il en retirera quelques déceptions. A vingt-cinq ans, Edouard

voudra n’être que bon et partager le peu qu’il saura et il se prendra les pieds

dans les structures et les grillages devant lui. Edouard aura très peu connu son

père et pleurera chaque fois qu’il verra couper la branche d’un arbre.

Il s’en lave les mains de ce gosse ! Que vient-il foutre dans la nuit de ses

yeux ? C’est un étranger, il ne le veut pas en lui, il ne veut pas qu’il le mange, il

ne veut pas de cette blatte dans son sang.

Edouard n’aime pas les bûcherons, l’assassin de son père court les rues.

Sur le banc, Edouard, il y a un homme qui n’a plus de matin pour jeter son

visage et ses ongles. Celui qui a tué ton père ne porte jamais plus les mains à sa

poitrine, il ressent en silence et ferme les yeux quand les pleurs arrivent. Quand il

y pense, ses doigts pansent son front. Ses doigts où sous les ongles rien ne peut

effacer les restes d’autres vies…

Sur le banc, un bourdonnement bombarde la chair de ses oreilles. Il entend

des ventres danser et se demande jusqu’où ils peuvent descendre. Il demande à

l’amour jusqu’où va le ventre.

Au-dessus du banc, il y a une grosse boule, une de ces grosses sphères

qui sait démolir les immeubles condamnés. Il prend la boule de lumière dans son

plexus solaire. Ça le plie en angle droit, ça le recroqueville et, très vite, le grand

calme…

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Vidé et détendu, au ralenti, en ne revoyant rien, il allume une cigarette.

Très efféminé, du bout des doigts, du bout des lèvres, il fume. Tout doucement,

en la souvenant, en la savourant, il consume sa brune de cœur et s’en asperge

les poumons. Blanche Neige en lui, il est bien et demande qu’on lui ferme les

yeux, qu’on les lui couse avec les cheveux de la belle adorée, qu’elle soit partout,

qu’elle le remplisse et ne puisse plus sortir. Il n’ose pas bouger, il ne faut pas que

la boule parte. Il a chaud aux tempes et de nouvelles paupières fleuries comme

des tombes. Et à des milliers de kilomètres, aux bouts des fils de ses jambes,

ses pieds le regardent s’apaiser. Au bout d’une perspective, défilant tels des

phares sur les périphériques de la nuit, des traînées vertes, rouges, jaunes et

bleues éclairent de leurs faisceaux ses bottes posées au pied du lit d’autres

univers. Beau voyage pour de vieilles galoches. Il pose une main sur sa poitrine,

elle brûle, elle a touché le cœur de l’homme qui devra passer bien des hivers tout

seul.

Remettre les bras le long du corps, mieux poser la tête, ne pas essayer de

comprendre, continuer à être bien et noter.

Il sent deux points d’électricité, la clavicule droite et la clavicule gauche. Ça

devient de plus en plus intense, de plus en plus rapide : clavicule droite, clavicule

gauche, clavicule droite, clavicule gauche. Deux points précis, deux poignées

brûlantes pour être repris et ramené à la conscience. Et, il voit son corps partagé

en quartiers par les mêmes pointillés d’encre bleue que ceux qui redessinaient le

corps des bœufs dans l’abattoir familial…

Nous sommes découpés d’avance, nous ne sommes que des morceaux !

Qui veut le dépecer ? Il cède en haut et en bas, partout il craque. Qui veut le

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dépecer ? Les yeux collés, il appelle Blanche Neige, c’est Edouard qui vient, une

dent en or dans son poing serré.

- « Bouffe-la, elle est à mon père ! »

Il a mangé la dent jaune de Maurice jusqu’au dernier carat. C’était de la

bonne pépite, elle se fondait dans ses fissures et le recollait. Et, il se mit à

follement aimer Edouard. Dans les yeux de ce gosse, il pourrait se perdre sans

danger. Il entre en Edouard par les yeux et y descend jusqu’à la poitrine qui

renferme un bel indien noir, il entre dans l’indien… C’est un trou de lumière, une

lumière capable de fondre tout, il entre dans la lumière où piaffent les couleurs…

Elles l’étirent et il devient invisible, il flotte en banc au-dessus de la ville de Paris.

Il flotte dans les couleurs, les ondulations, dans une peinture vierge de tache et

s’endort au paradis. Dans la mer amnésie-amniotique du ventre de ce lit, il dort.

Edouard le veille un moment puis part après l’avoir embrassé sur la barbe.

Quel bon gros dodo dans la poche de lumière.

Est-ce la fessée glacée du froid de janvier qui l’a réveillé ? Sont-ce les

moustaches de ses grands-pères baptisant son front de nourrisson ? Est-ce une

larme ronde tombée de loin, d’un œil ami ? Non, c’est l’été ; Il a dormi des mois

sous le baiser du fils du mort. Sa cigarette fume encore et les pigeons ne l’ont

pas pris pour église.

Il avait rêvé d’yeux chats, de synapses odorantes, d’êtres forêts.

Pourquoi sa cigarette fume-t-elle encore ?

Qui étaient ces hommes peuplés de forêts, regorgeant de chants ? Ces

hommes sans souvenir que rien ne pouvait dissoudre ? Ils se disaient hommes-

jamais, hommes nouveaux, par inexpérience insensibles à l’amour, ils se

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demandaient ce que sont ces seins que l’homme ancien adorait. Il veut être des

leurs, que le visage de Blanche Neige s’évapore au-dessus de leurs cimes, être

un homme différent, celui qui ne se trompe pas.

Il avait vu ces hommes résister et ne pas se déchirer les jours de tempête,

lui prêter, quand il le fallait, leurs troncs pour qu’il y pleure Blanche Neige. Il avait

même vu, le long de certains, d’autres larmes couler. Ils lui avaient appris que

c’était le mal aux dents des arbres. Quand il était prostré, accablé par le mal de

l’amour, les arcades branchues et les frondaisons voulaient toujours de lui et

respectaient l’aura sourde qui l’emmurait. Les arbres savaient que c’était là qu’il

écoutait son âme blêmir et reprocher, ils cessaient alors leurs mélopées

profondes et laissaient le silence chanter.

En leur compagnie il était remonté vers des jours au soleil blanc et même

plus blanc que blanc, trait, un éclat de temps où l’on pouvait vivre des milliers

d’années-lumière d’amour en moins d’une riquiqui seconde. Il veut pour toujours

fuser vers le soleil, chanter là-bas, chanter pour le soleil. Pourvu qu’il soit sublime

ce chant. Pourvu, tout simplement, qu’il soit.

Il est sur le banc et sa cigarette fume encore. Les souvenirs de Blanche

Neige recommencent à lui faire un collier et elle n’est toujours pas là pour le lui

attacher. Ensemble, les arbres descendent dans les basses brumes,

disparaissent bras et feuilles, laissant place à un autre acte de sa dérive au-

dessus du boulevard Beaumarchais.

A tomber fou amoureux des arbres et des étoiles, à confondre en de

grands rêves sortilèges les grains de sève et les cheveux des comètes, il avait

perdu le sens du temps, la mémoire, et oublié pourquoi. Alors, de voyages en

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grains de sable ou vents de cheveux, de générations d’ADN en génocides contre

nature, il pouvait tout être et pourquoi pas un caillou cerné de poils durs qui

roulait dans le cou du monde et le faisait vocaliser à gorge déployée.

Dans le cou d’une oie, il rebondissait d’un mur à l’autre avec son sac à dos.

La bête saignait à l’intérieur et ne voulait pas de ce malade shooté au banc

municipal en lévitation. Le gésier chantait le flou et l’amorce de sensations

tièdes : le chant disait la vie qui s’en va.

A inventer des boules de lumière, refuges d’amoureux fous, à fondre

partout avec ses rêves de mers et de femmes, à émailler de mille décors les

fleurs des jardins et les princesses des balcons, il pouvait tomber n’importe où.

N’importe où loin de l’amour. Il était le mal à la gorge d’une boule de plumes

blanches. Les deux cherchaient l’air. Il sortit par le bec, devint le bec, un bec aux

fibres humaines, douloureux comme un nid d’épingles. L’agonisante sentait sa

tête éclater. Il se retourna vers la petite cervelle, s’y planta et dégusta. La drogue

était intéressante, elle montait dans la tête en faisant sentir les chemins du sang.

La presque morte n’entendait que le bruit que ça lui faisait, que l’homme-pou qui

lui bouffait la tête, elle invoquait l’avenir en espérant qu’il devienne enfin très

violent et que ce soit fini. Elle aimerait bien être un arbre après être sortie de sa

vie. Elle y repousserait unique branche sur son propre tronc et s’en envolerait

pour mener sa vie d’oie libre ailleurs. Elle commencerait par visiter le ciel de

Cabourg et quand elle serait haut, très haut, elle desserrerait les branches de

ses pattes et laisserait tomber celui qui lui a vidé le crâne. Il tomberait sur la

plage comme un homme qui ne fut jamais arbre.

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Il est à Cabourg, au jour d’après que le suicide n’a plus été un concept

mais une solution. En ce matin d’été, il a des coquillages collés aux genoux.

Blanche Neige n’en a rien su… Les enfants ont un peu peur, leurs petits cris ne

lui fond pas mal aux os des oreilles, leurs petites mains boudinées tournent

comme des marionnettes, ainsi font, font…, il est le goût du sel et n’a plus de

lèvres.

Il aurait suffi d’un mot, mais ce mot ne fut pas. Il s’accroche au gros

poisson de bois et de fer qui le porte et entreprend, humain, terriblement humain,

la descente vers le boulevard Beaumarchais.

Que cette ville paraît belle ! Que cette ville paraît facile !

Cette ville danse le tango sous son corps descendant, cette ville a les yeux

qui brillent et flèchent quelques mètres carrés de trottoir pour qu’il atterrisse. Il

crache une plume-signal comme balise et, aspiré par le bas, le banc plante de

vingt bons centimètres ses pieds dans le béton plat. Pris. Repris.

Est-ce que tout a changé ici ? Est-ce qu’il y aura moyen de faire

autrement ? Les choix seront-ils toujours binaires ? Qui se souviendra ?

C’était il y a longtemps, au temps des cyclopes, au temps où nous avions

plusieurs âmes.

Les passants passent comme s’il ne s’était rien passé. Ils ne lui demandent

pas de dire les paysages aperçus. Etaient-ils fabuleux ou bien noirs à pleurer ?

Comment s’y portent l’acuité et la vacuité ? Y trouve-t-on vraiment du nouveau ?

Il revenait dans son corps, dans son monde de fées. Il avait rêvé une route

apprenante. Il avait rêvé qu’à deux ils convergeaient vers quelque chose

d’unique. Il imaginait, dans l’énonciation de la nouvelle réalité, une route étoilée

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où il serait facile d’apprendre. On y aimerait des fées et, même quand tous

voudraient la même ça ne ferait pas de mal. On ne serait pas né, on attendrait

délicatement, on pagaierait dans le petit-lait des embryons. Il neigerait toujours.

De grands traîneaux tirés par des dragons nous porteraient.

Nous serions miroir pour le regard des autres, les autres seraient pareils. On

aurait le temps de voir passer les anges.

Il y aurait Blanche Neige…

La réalité est autre.

La réalité est autre et le décor ce qu’il est, mais il n’y en a pas d’autre et il

faut faire avec. L’histoire, vous en connaissez les raisons, il y a mieux sans

doute… On va essayer de faire avec ça, de tirer le rideau sur ce pauvre théâtre

en espérant que le vent racontera autrement quand il se réouvrira. Celui qui était

perdu dans sa vie y sera toujours, les coups de fouet de son sang, les coups de

gueule de l’alcool et de la drogue aussi mais, si le vent le veut, ça ne dira pas la

même chose. Le temps que ce vent arrive, laisse celui de revenir à soi, ou du

moins davantage à soi.

Devant le rideau, peu importe d’ailleurs de quel côté du rideau, nous tâtons

tous le tain de nos doutes. Le rideau est un miroir qui ne réfléchit pas et derrière

le mur duquel chacun espère découvrir son reflet.

Quels reflets espérait-il ? Les autres sentaient-ils une langue froide leur

faire mal à la mémoire ? Connaissaient-il la route vers l’humain ? Voulaient-ils

parler aux vents ? Et ces vents, ces vents, que vont-ils faire de Blanche Neige.

Il, elle, vous l’appelez comment la vôtre ?

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Il ouvre le rideau. Quoi de différent pour lui qui n’a été jusque-là qu’une

idée de Blanche Neige, que danger dans Paris, que fusées vertes faisant en

banc autopropulsé le tour du ciel, que gerbes de came et d’alcool ? Trop tôt, ce

n’est pas encore le bon vent, une tempête les a pris : ça tourne et ça traverse

des feux d’artifice de fers à souder, ça fait des bibliothèques garnies par les

peaux arrachées dans les virages, des portières de dents perdues contre les

barrières de sécurité du ciel. Il était, il y a pourtant deux secondes, de si bonne

volonté…

Il lui faut du temps pour vous rencontrer. Bouger de son banc et embrasser

les doigts de ceux qui l’aiment ne lui est pas encore possible, autant qu’il en

finisse avec les mauvais tours qu’il doit accomplir parce qu’il aime Blanche

Neige ; autant qu’il s’absente pour une autre virée dans sa tête. Quoi qu’il arrive,

celles d’après seront vos filles aussi, il partagera le ciel et le miel avec vous.

Regardez, une image s’incruste sur le rideau, le vent sait faire des choses que

les hommes ne peuvent pas… Regardez ce visage, il regarde la lune. Elles

auront la forme de vos pensées, il vous les présentera sur ce même rideau. Ne

l’oubliez pas, ça pourrait faire mal tourner le vent.

Et dans ce voyage, sans s’exploser hors de la route s’il pouvait y avoir la

chance de rencontrer un bon chaman qui prendra pour lui ses pierres de

cauchemars, ces projectiles chargés de tout ce qu’il croit avoir vécu, qui

accepterait sous ses ongles la terre de ses embardées, ça résoudrait le bon

vouloir du vent.

Il se dessèche, loin d’une Blanche Oasis où la neige n’était que pour lui.

Une paralysie nouvelle lui bloque l’arrière-train, on dirait une piqûre de

29
scorpion… Le rideau devra attendre, le venin le conduit dans le sexe du soleil, il

y tombe avec son mal à elle, sa soif d’elle, avec les trompettes de la jalousie et

leur cuivre qui se déforme, c’est-à-dire fait d’autres formes.

Salut à vous, nouvelles générations.

Première venue des nouvelles générations, si tu es tentée par le suicide,

dis-toi qu’il est difficile d’ouvrir le rideau avec un banc collé au cul.

Dans le sexe du soleil.

Blanche Neige, te souviens-tu ? Blanche Neige, Blanche Neige, l’homme troué

par tes mains tend ses doigts vers ta face.

Blanche Neige, Blanche Neige, c’est parce qu’il s’agrippe, qu’il se renifle,

qu’il veut se sortir de toi, qu’il t’appelle.

Et c’est ainsi, voulant te voir à tout prix, qu’il regardait le feu du soleil. De si

près pas besoin de microscope : y brûlent des enlevés de force, des agrippés,

des reniflés, des pris par le dos, des sortis de leur amour. Et tous qui furent

réveillés, sinon ce ne serait pas drôle. Blanche Neige, si ça peut être utile, si ça

peut faire que personne d’autre ne se sente harponné dans l’échelle de l’échine,

dans le chewing-gum à expériences : dans le dos distendu et amarré loin, loin

derrière, aux sexes mâles et femelles de la race humaine… Si ça peut être

utile… Il y a tant de soleils.

Blanche Neige, ici au milieu d’un soleil, les lacs rouges sont beaux, dessus

il y a des traces, des pattes de chats, de diplodocus, de chiens, d’éléphants, de

mouches. Si je le veux, je peux avoir tant d’amis… Il y a aussi, Blanche Neige, la

gueule ouverte d’un porte-voix : « Tu es à nous pour toujours, ça ne servirait à

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rien d’essayer de nous fuir ». La bouche noire et béante des sexes femelles du

soleil le voulait, ce mégaphone l’aveuglait.

Juste une fois pour se laisser faire, Blanche Neige, ce n’est pas une

énormité ? Crois-tu qu’il ne faille pas bouger, que les femmes du soleil n’ont pas

besoin de l’ombre d’un homme ? Et, suis-je encore un homme ?

Face à toutes celles qui sont au fond d’elles, face à tous ceux qui sont au

fond d’eux, face à la mayonnaise de l’amour qui ne prend pas, face à des fleuves

de questions qui noient la tête et font aimer les idées qui pourraient tout arrêter,

pas question de ne pas y être.

Comment, si cela est encore possible, vivre de toi et de lumière ?

Comment cela peut encore être possible ?

Au milieu du soleil, une rencontre :

Elle avance, les dents au creux de la main, mais pas comme Edouard, ses

dents lui trouent les paumes. Pour une histoire d’amour qui l’a noyée, elle aussi

est ici, séparée du bonheur. Elle est là, le voit-elle ? Pour elle aussi, la vie c’est

pour après, la vie c’est tout ce qui lui reste en moins. Et si, pour elle c’est comme

pour lui, elle a besoin d’eau. Alors, puisqu’ils sont deux à le vouloir, qu’il pleuve !

Il pleut. Il pleut et le soleil s’efface. Il pleut, rien de plus normal quand deux

qui se ressemblent le veulent. Il pleut vertical pour faire de la boue sous un banc.

Il pleut quoi ? Il pleut de ce qui glace le corps, de l’anti-désir, du mouillé froid.

Il pleut de la pluie et elle y voit certainement les mêmes choses. Peut-être

qu’elle saura écrire les refrains des plus belles chansons à sa place. Il tombe des

gouttes qui remontent vers le milieu de l’œil. Il semble qu’il y a un œil qui

n’appartient qu’aux fiancés qui souffrent. Il pleut dans les yeux une pluie d’ail, la

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vie fait sa cuisine. Il pleut loin : il neige de la pisse sur Cabourg et les cartes

postales déteignent sous les trombes. Il pleut et ça fait des trous dans Blanche

Neige. Il pleut sur deux pauvres malheureux, l’un ferme les yeux. Quand il les

réouvre, elle a disparu. L’a-t-elle vu ? Donc, des rencontres sont possibles.

Que d’enfants grandis trop vite voit-on depuis les bancs quand on y est

cloué. On tend l’oreille pour essayer d’entendre ce que Dieu raconte à leurs

mères. Mais on est peut-être trop loin, mais il ne se dit peut-être rien… Et, à force

de scruter ainsi des yeux et des oreilles toujours le même point, on finit par se

faire des idées, des idées qui restent même en fermant les yeux et en se

bouchant les oreilles, des idées qui bourdonnent, prennent toute la place. Il faut

se lever. Cette idée-là a les traits de celle du sable d’avant les pierres. Où mène-

t-elle cette fois-ci ? Espérons très loin du banc.

C’est un sale banc, un bar où aller boire serait encore mieux finalement.

Vite ! Un bar et aller boire, aller trouver du vent, une autre table, un autre soleil,

une autre couche de la vie. Il faut partir, aller se faire regarder ailleurs. Au diable

les promesses de sobriété ! Il y a plus fort qui le pousse : la vision de deux seins

blancs à jamais inaccessibles. Pourvu qu’il y ait des cigarettes aussi…

Sans banc, comment se déplacer ?

Tiens, voilà un cheval blanc.

Le cheval n’a peur de rien, ses fers claquent sur les rues, les pavés, les

impasses. Il se frotte les yeux et entraperçoit sa mère qui n’aime pas qu’il prenne

des coups.

Deux cents mètres. Cent. Cinquante. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Zéro. Un

éclair sec le déchire comme une feuille de papyrus. Les miroirs de la Grande

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Pyramide du Louvre lui montrent qui il est. Quelques sarcophages, n’ayant pas

eu depuis longtemps l’occasion de rire, viennent voir le pauvre con, la pauvre

naze qui n’avait même pas soif. Le sexuel triangle des Bermudes de Blanche

Neige comme seul point de repère, il rame.

Tans pis. Génération des fracas mec, génération fracassée. Qu’on lui porte

une guitare ou tout autre moyen de transport. Il s’écroule en boule devant la

porte vitrée qu’il a percutée et promet le pire à une momie s’ils se retrouvent un

jour.

Souvenirs : la reine des nains avait de si beaux yeux que tout était

possible. Elle avait de si beaux yeux.

Mal au crâne : envie de vomir des larmes froides et des steaks d’existence

par les yeux. Ne pas se gérer, se laisser couler du traumatisme comateux sur les

joues, comme ça, avec tout de noué : le dégueulis, la violence d’être, le fouet, le

couteau. Un instant, croiser du regard la porte de celui de Blanche Neige, ne pas

entrer. Si tout se passe normalement, on vous prend pour vous poser sur une

banquette sanguine, contre un mur. Ça laisse le temps, comme tout à l’heure

quand il voulait faire le bien, de s’abandonner aux idées qui passent, de lâcher

prise. Les rêves ont-ils un stérilet et, si oui, peut-on le sucer ? Les mers sont-

elles encapotées et, si même non, peut-on se les prendre au fond ? Pourquoi

tomber de cheval ? Ça joue de la trompette entre les morceaux cassés de sa

tête.

Qui vont-ils appeler ? Un médecin ? La police ? Non, il faut répondre

« Non ». Bon sang, où sont les mots quand la tête est pleine de feux d’artifice

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pour au moins mille ans ? Où sont les mots pour sortir de là ? Qui a chiffonné la

feuille qu’il faut lire ?

Les mots, il en avait un grand panier. À ses heures les plus instables ils ne

lui avaient jamais fait défaut. Preuves ou leurres, ils lui avaient toujours ouvert

leur lit et leur âme. Avec eux il avait mangé, bu, aimé, menti.

Deux seins blancs et un triangle mystérieux… Et si les mots lui

reprochaient d’avoir voulu se rincer l’œil sans eux ?

Ses mots, ses mots, pourquoi l’avez-vous abandonné ? Pourquoi n’étiez-

vous pas livrés avec le cheval ? Auriez-vous, vous aussi, trouvé mieux ? De l’eau

coule de la nuque de la vie et il ne peut pas dire Blanche Neige autrement, juste

la ressentir le trahir par le corps. Il avait voulu se rincer l’œil, la douche est dure.

Hé les mots, il ne lévite pas, il essaie de s’éviter !

Il veut répondre aux questions qu’on dépose sur son corps allongé mais ne

peut rien faire avec les millions de petites étiquettes qui se sont mélangées

quand il s’est évanoui. Ça fait : « Dou, Doudoum, Doumdoum ». Comme des

amis qui ne le veulent plus, les mots n’ont plus de sens. Essaims de billes

perdues, eux aussi ont un trottoir pour avenir, un trottoir à perte de vue… Les

mots ont du sang qui sort par les cheveux. Se sentent-ils rétrécir ?

Ton guerrier a perdu la bataille Blanche Neige, son bouclier Zoulou est à

terre et sa lance brisée. Il n’est même pas sûr de s’être bien battu, il faudra que

tu te renseignes.

Il n’est pas encore arrivé, ce n’est qu’une petite destination, il ne va pas

mourir pour un coup de tête dans une vitre de bar, l’histoire, les mots et l’orgueil

en veulent plus. Pourquoi te parle-t-il, tu n’es pas là ?

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Ce n’est qu’un entracte, un espace longiligne, une soupape pour la

longévité, pour vider les poches du pantalon. Il avait quoi Rimbaud contre la

jambe quand il poursuivait son salut ?

Blanche Neige, n’invoquons pas l’impossible, sa liberté d’alors était plutôt

Bukowskienne… Il doit reprendre ses esprits pour ne pas se laisser arrêter, pour

ne pas aller en prison, pour ne pas faire pleurer sa maman. Et, au cas aussi où il

y aurait un après toi, une forme qui le fera oublier un peu. Avec le vent aidant, qui

sait. Avec le temps et les miracles, ses joues oublieront, peut-être, les tiennes.

Ça vaut mieux que de se massacrer, après la tête, la bite à coups de marteau.

Avec les joues et les gestes, sa peau s’habituera.

Il a un accident au crâne. La liberté ne peut pas être cette individuelle

vacuité sur le chemin des poubelles. La liberté devrait dire non quand on se met

dans de tels états. L’idée doit être de devenir meilleur. Gloire aux sœurs et frères

d’innocence.

Essayer d’aligner quatre mots ….

- Merci

- Ça

- Va

- Aller…

L’idée, c’est de se lever et de pondre en courant des œufs aveugles, ovales

comme des souvenirs. L’idée, c’est de se lever et de valser avec sa femme

jusqu’à ce que le rideau s’ouvre. Impossible, les mots pour dire « Merci ça va

aller » ne viennent pas. Alors, l’idée vivante c’est la chasse, la paupière qui

tombe sous le coup de fusil, le corps qui fume, le gibier qu’on découpe. Cet

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animal est plein de liberté et son indivisible regard lui montre le chemin des

belles. L’envie est vertigineuse, blanche, sans passé, sans épreuve, ouverte à

son opaline conscience, il a envie de la suivre. Est-ce la bonne idée ? Personne

n’en veut après Blanche Neige.

L’envie c’est que tout cesse, que les ombres se taisent, qu’il y ait de la coke

qui écrasera son cercueil. L’envie de l’idée est que sa tête explose pour de bon

et l’urgence que l’hémorragie se tarisse. Il y a trop de monde autour de lui.

Ils ont appelé la police.

« Et le cheval ? Qu’est-ce qu’on fait du cheval ? On les embarque tous les

deux ?

Bon, il faut y aller, prendre sa respiration, se pincer les naseaux, donner un

coup de sabot dans la minuscule fourmilière bleue et plonger dans les

profondeurs pour aller pêcher des mots sans se laisser distraire par ceux qui

essaieraient de l’entraîner dans d’autres urgences. Son histoire, c’est de revenir

dans le visible de l’écume, à la surface, d’être présentable en sortant de chez les

coups tordus. La respiration, c’est d’avaler un grand bol d’air enfumé et de les

poser, ces satanés mots, sur la table, d’un coup de poing, en se redressant :

« Un : Merci. Deux : ça. Trois : va. Quatre : aller »

Et en prime, un grand sourire pour faire mieux.

Derrière le rideau, l’attendez-vous toujours ?

Pas de miracle, pas de crayons de couleur pour se dessiner ailleurs. Il

demande un morceau d‘elle pour se casser un genou avec, ils rient. L’urine d’or

rouge qui coule de son front lui fait gagner du temps. Ne pas leur laisser le temps

de brasser dans le stock vital des mots qui lui reviennent petit à petit. Pour éviter

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la grande partouze des violences, il est mieux qu’ils n’aient que du vide à mettre

en joue. Avant, il était avec Blanche Neige. C’est elle qui chantait quand il

dansait.

La situation en cours lui envoie de nouvelles images. À retenir, celle d’un

œil de femme collé sur un coude d’homme. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Que le rideau s’ouvre, il leur a dit que ça allait, qu’il s’excusait. Comme ils

n’avaient rien trouvé d’exploitable ils ne sont pas restés. Ils sont partis et

pourtant, quelque chose d’eux se manifestait, une phrase idiote accrochée à une

des pales du grand ventilateur : « Tout ça pour une histoire de cocu. »

Que le rideau s’ouvre ! Que le plafond s’envole !

Une toux sans retenue explosa dans le théâtre et emplit le boulevard :

« Cocu, c’est déjà un début pour comprendre ».

Le P.V. tournoyait avec sa mauvaise hélice, ses pales passaient dans les

têtes. Cocu, ce petit mot minable tranchait les consciences.

Non, messieurs de la police, nous ne sommes pas cocus, nous avons été

violés et nos corps sont rugueux. Violettes, mauves, oranges… dans tous les

sens nous fûmes perdus. Violés ! Violées ! Mais ici n’est peut-être pas le vrai

monde. Et ici ce théâtre… et partout ces amis… Il faut bien avoir des amis avec

qui se serrer contre. Il faut bien se serrer contre pour laisser passer le pont où

passent les vies. Mamans on pense à vous. Mamans, il vous a fallu quand même

bien jouir un peu dedans, avec sur vous les kilos de l’homme dessus ; il faut bien

que le temps fasse ses constructions, ses trous et ses bosses dans le ventre.

Il y a ici une foule de réveillés sans autre raison que la procréation. Mamans,

vous verriez nos colliers, nos montures d’idéaux à terre, notre mal qui frappe les

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jambes. Mamans, vous verriez les barbes de Scarabée-Lézard nous poussant

sur les joues entre éclats de verre et de rire, trouant notre idée de l’innocence. Le

décor n’est pas excellent, cette pièce se joue dans le vide, en des cloisons

mentales douloureuses, des aigreurs d’amour. Cocus.

Ce n’est pas suffisant, il faut encore ouvrir le corps. Blanche Ombre a

appuyé sur le mauvais commutateur sans se rendre vraiment compte de ce

qu’elle faisait. Froid. Les forces ne reviennent pas, ni tous les bons mots. L’air qui

colle au corps, la batterie qui couvre les guitares et une pauvre guinguette de

tête qui se demande si elle n’est pas sourde. Une pauvre guinguette de tête qui

arrose la banquette, les éclairs qui s’y stockent en attendant d’éclater, des

escargots qui traversent la route, les jambes des fleurs qui tombent, le ciel qui se

couvre de sang.

Sous les néons, on vient lui demander son nom. Il demande un bras pour

sécher le front cassé et éponger Blanche Neige.

Espérer que la vie n’ira pas se poser trop loin.

Merci à vous d’être là, ensemble nous pouvons lutter et entrebâiller le

corps pour quand viendra un verre d’eau.

- Un verre d’eau, s’il vous plait.

C’est de l’eau, c’est frais, c’est transparent. Il aime.

Le cocu aimerait se doucher aussi, se noyer, se laver. Demain qui sait ?

Demain sera-t-il mouche, fleur ou rocher ? Dans quel état le monde va-t-il laisser

demain ? Ce que le roi des cocus voit dans son avenir après le verre d’eau, c’est

un bon cognac pour se remettre, un bon ascenseur à mach mille qui fait péter les

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étoiles et envoie en l’air. Un bon cognac qui coule dans la gorge et va où il faut

pour faire du bien au sang.

- Cognac !

Cognac, Recognac… Images : un fleuve de tranquillité au bord duquel une

tente a été plantée, déborde. Un homme recopie sur une page blanche les jours

qu’il a devant, il recopie pour une femme, elle s’appelle Blanche Neige. Elle en

sort et se plante dans ses yeux.

Blanche Neige se balance dans mes yeux. Mes yeux vont cracher : c’est

un fleuve de colle qui lèche tout sur son passage. Le regard mute en sexe de

Blanche Neige projetant du feu gluant. Fixer intensément d’où ça sort. Sans

arrière-pensée, penser à un balcon couvert de fleurs sur lequel Blanche Neige

serait penchée. L’image prend le dessus, le sexe se ferme, le feu meurt.

Théâtre dans un recoin cérébral, spectacle venu d’un nid de plastique sous

le cortex. Il a trouvé le numéro direct des premiers secours. A tout moment il est

possible d’actionner la sonnette magique. Il me suffit d’appuyer dessus d’un doigt

et elle résonne au plus profond de la femme en feu que j’ai dans la tête. Ce

bouton, c’est la bosse fendue sur le front et le doigt, celui qui, il n’y a pas

longtemps encore, montrait Blanche Neige.

Sur commande on peut choisir « homme », « dieu », ou « anesthésie », à

chacun sa marionnette… Théâtre ou Guignol gagne toujours.

Guignol, des deux mains, s’arrache du cerveau des vers de verre. Guignol,

maître du monde, va dans toutes les têtes dont une. Il est dans ton cerveau pro-

forma, petite, celui qui t’a fait passer la douane de ta raison. Il te parle dans la

citrouille, il sait que tu es disjointe, qu’un homme t’a repoussée jusqu’au souvenir

39
de ta vieille fontanelle. Tu es jeune, tu es une montagne, ici nous sommes tous

soudés.

Il y a eu un avant ta nuit folle, la nuit qui t’a prise par surprise. Rien n’était

écrit se dit-on dans ces cas-là. N’est-ce pas ? Et l’autre n’en est pas devenu fou.

Comme si nous n’avions pas servi. Quand des destinées faites pour s’user

ensemble laissent une des deux places vide, comment sortir la dernière ?

Il te faudra, comme un arbre, résister à toutes les grêles, tous les cailloux,

tous les couteaux tatoueurs. Tu te demandes à quoi tu peux encore servir.

Que devient-elle sa Blanche Neige ? Il a épelé toutes les syllabes de son

doux front et elle n’est pas venue pour autant. Serait-elle devenue salope ?

Salope, cocu, le monde est sale…

Tu en as ta dose de la vie et des yeux dans le dos. Tu recules avec,

comme bouclier, le jerricane de tes souvenirs. Tu…

Tu es comme nous tous ici, devant un miroir au théâtre des guignols.

Tu incendieras des mondes en devenir à cause d’un corps, tu auras mal à

la boîte de la tête, tu y feras même quelquefois l’amour avec lui… Tu sens, ce ne

sont pas les mêmes sensations… Tu te sentiras très seule dans la peur et cette

peur ne te semblera qu’à toi. Tu traîneras ton fantasme jusqu’au bout. Ce

fardeau, ce mal à la boîte de la tête, ce gouffre dans le cœur, ce manque, cet

homme, cet autre toi, tu es prête à les porter jusqu’au bout. Quel bout ? Je te

vois marcher, ton crâne vide dans une main et ton bidon plein d’essence dans

l’autre. Tu en feras des kilomètres…

C’est le théâtre des guignols, la fête des miroirs.

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Tu en auras entendu des craquements, tu en auras vu des nuits se fendre,

et toujours ce miroir… Colombine.

Quand tu croiras être arrivée au terme de cette marche forcée, que rien

n’aura été reficelé, quand tu te retourneras, tu verras les nouveaux et les

nouvelles portant le même sac. Et, si tu sens aussi l’univers t’échapper en cet

instant, ce sera parce que ses mains n’étaient pas sur les tiennes pour les rendre

fortes. Tu te diras qu’il ne sert à rien d’être un sac de rien jusqu’à la vieillesse,

jusqu’à être morte, complètement sèche. Tu ne voudras plus fleurir.

Fixe bien le miroir. Derrière ton miroir, il y a une mer bizarre, une eau de

liens. Tu y vois un corps surprenant, un corps ardent… c’est ton corps. Ton corps

où sont déposés nos rendez-vous d’amour. Tu boiras toi aussi un cognac de trop

pour te soûler dans le non-amour. L’amer où tu es tombée est difficile à contrôler.

Blanche Neige, tu as corné une page de la vie, derrière c’est l’espoir. Que

cette mèche de cheveux bruns me manque…

Petite, je n’ai qu’une joue, son souvenir me balaie la barbe. On saute ?

41
Saut ?

Une petite Tarzanne trouvée dans les fils de l’écriture et un reste de mec

dans un jean, ça saute où ? Je ne le sais pas, mais ça ne saute pas sans vous.

Aussi loin de l’amour il y a forcément des volontaires. Elle et lui se serrent pour

ne pas que leur dernier ciel les défasse. Ils s’accompagnent. Saut ? Qui porte

l’autre ?

Saut ! Saut pour l’amour.

Se poser ensemble, dans le même ciel, dans le même coup de rein, sur la

plus haute tour de Notre Dame de Paris. Bien sauter, c’est-à-dire ne rien perdre

des cheveux que nous avons entre les doigts, ne pas égarer la mèche brune de

Blanche Neige. Sauter en regardant nos mains : nous avons les mêmes pour

longtemps. Sur une, il y a les traces du verre de trop : cet ixième verre de cognac

il l’avait écrasé dans sa main, ça saigne, mais pas trop, ça pique quand il faut

s’agripper.

Bienvenue chez les monstres qui gueulent vers la lune.

Pour Blanche Neige, je m’agripperai encore et encore à toutes les cordes.

Je ne peux pas la laisser tomber. En engueulant les planètes, portons notre

amour sur le dos. Bien sûr que ça fait mal aux dents, qu’il y a l’esquisse d’un étau

défigurant, d’un trismus, que le plus dur est l’énormité du manque.

Des mâchoires vont se perdre. Ce n’est pas de la poésie, juste de la colère

post coup sur la tête, de la solitude.

Colombine tu es folle, ce n’est que ton premier chagrin d’amour.

Oiseaux fous en vol vers les tours, je vous aime.

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Mais, nous volons mal… Oiseaux fous, serrons les dents, faisons-les

grincer et sentons l’émail qui casse pour avoir quelque chose dans le gésier.

Vous pouvez m’appuyer sur la bosse. Arrachez, sciez, volez, vos tours Notre

Dame sont en dedans, où l’être aimé nous manque. Allons l’y chercher, tendons

sans cesse vers notre double inné.

Sentez-vous la faim monter, l’envie de manger des pétales de rose et, d’un

doigt-plaisir, les frotter sur nos bouches ?

Quel est ce goût ? Bouton du front, dis-le ! Parle, bosse !

Vous avez sonné, réponse : c’est du mordu, du raisin sous la dent, du

mélange de soleils d’infidélité et de pureté. C’est le vin de certains baisers, le

souvenir du rouge des lèvres.

Vous avez sonné, ça réveille le plaisir de folles envies, l’envie de sortir de

l’anorexie d’amour, des regrets stockés, de l’adrénaline qui vole mal. La vie c’est

la vie et le fantastique le fantastique.

Où est la sonnette ? Nous montons ou nous descendons ?

Nous voulions nous tenir à des faucons de pierre, nicher dans les ailes des

gargouilles et nous ne sommes pas à nous. Pourquoi ce sexe et la peur du

vertige ? Pourquoi n’est-il pas possible de se faire aspirer comme une figue par

la vie ?

Nous ne sommes pas assez préparés.

Quasimodo et Esméralda ont-ils fait l’amour ? Comment t’en sortiras-tu

petite Colombine ?

Il n’y a pas de suicide heureux. Coule le long du fil que tisse une araignée

de tes yeux. Sera-t-il en bas le prince de tes questions ? Si tu es en train de

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descendre, accroche-toi au coton des nuages, aux arrêts de neige, aux miracles

bons à vivre. Tu n’es pas seule, je coule avec toi le long du fil de l’araignée, je

nous choisis de délicieux antipoisons. Nous avons rendez-vous avec des

papillons.

La pluie tombait, il a grêlé peut-être, elle avait le cœur qui saignait, son

cœur assis sur une pierre.

Où est la bouche parfaite pour la nôtre, le résumé et la fin, la Joconde de

tous, le pinceau pour toutes ?

En volant la tête en bas, apprenons à oublier. Un dragon bleu vif s’occupe

de tout, confions-lui nos restes en vrac : l’espoir, les regrets et le grand vide

entre. Il semble en savoir beaucoup sur la race qui ne veut pas s’éteindre.

Nous descendons, nous nous cognons à des saints morts, froissons leurs

ailes d’insectes secs et regardons : il tombe de la poussière d’étoiles, du fard de

chrysalides, une infinité de diadèmes qui pourraient parer avec bonheur le front

d’une minuscule femme. Il nous faudrait être magiciens et sur le front d’un petit

homme, d’une lillipute, attacher la couronne scintillante.

Restons encore un peu ensemble dans cet air. Nous sommes à un petit

millimètre du sol, appuyés à la lumière, à la dérive, irréels, essayant de parler à

l’amour par un trou, les uns contre les autres, contre une corde.

Mon bouton est cassé, n’appuyez plus dessus. Son sexe adoré faisait

grandir mon âme.

Pensées intimes, retrouvailles en amont : Blanche Neige il peine. Rideau !

Blanche Neige il part t’oublier.

44
DORA ET FLEUR

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- C’est combien ?

Le décor est planté. Ainsi l’a voulu le vent.

- C’est combien de quoi ? De temps, de souvenirs, de mensonges, de

malheur, de fois, d’étages, d’embrouilles, de raisons, d’années, d’espoirs,

d’enfants, de nuits, de peur, de pognon ?

- Combien pour te baiser et multiplier nos délires par le numéro de la rue où tu

travailles. Je veux que le compteur du monde explose, je veux oublier Blanche

Neige.

Combien ? Mes artères se bouchent, mon épinière se glace, ma luzerne

chante faux, mon chevalet ne se plie plus à mes désirs, mes olifants sont rouillés.

Combien ?

- Va voir ma copine, elle prend les détraqués.

La copine tapine devant le deux cent vingt-neuf et s’appelle Dora. Très

fardée, cheveux de poupée Barbie, elle le délivre de rien après qu’il l’eut payée.

Elle lui demande de rester un peu, puis de revenir. Puis de ne plus

prévenir, de savoir qu’elle serait toujours là pour lui. Régulièrement il venait chez

Dora et pressait contre elle les pas qu’il entendait dans sa tête. Elle lui disait qu’il

n’y avait aucun bruit là-dedans, qu’il se faisait des idées, que c’était la faute à

l’alcool, à la drogue et au mal manger, qu’il n’était qu’un de plus tombé de Notre

Dame. Quelques sueurs d’un vieil amour, quand ils s’embrassaient, raclaient la

gorge.

Un jour, elle le doucha au rouge à lèvres et lui fit revoir une question qu’il

s’était posée une nuit où il voulait voler. Il en avait partout, il était la rose qui lui

bouchait les yeux. Il était une rose, strip-teasait pour elle en lui dédicaçant des

46
pétales. Ensemble, ils regardaient les saisons défiler et elle riait… Plutôt rester

avec elle que de revoir comment c’est dehors.

À part l’amour, il n’y avait pas grand-chose à faire. Parfois, pour tuer le

temps, il sortait les deux djembés sur le palier et, assis, s’essayait à avoir le

rythme. Ça ne marchait jamais. Elle l’embrassait en lui disant qu’il se fatiguait

pour rien, qu’elle lui donnait de l’Afrique à chaque seconde passée avec lui.

Il lui arrivait d’entendre un village en fête, il la voyait chanter avec des

jeunes filles nues se rendant au mariage des corps. Face à elles, des

adolescents défoncés, le pénis cousu de perles faisant tourner leurs sagaies

majorettes. Chaque fois il ouvrait les yeux pour ne pas en savoir plus.

C’est entre eux, c’est chez elle. Dora sait se poser dans ses bras telle

l’image que laisse la buée qui illumine les baisers.

Dora, c’est la faim finie. Son corps s’appelle l’anti-faute, l’ensemble parfait,

une rencontre avec Dieu. Quand ce corps dort, il se crée autour un espace de

beauté inviolable où l’on peut voir une porte qui s’ouvre et se ferme au rythme de

Dora qui dort ; des anges entrent et sortent. Elle a, écrits sur la peau, des mots

qui, quand on les effleure, racontent l’histoire du monde. Au réveil, elle me dit

qu’elle a fait le tour des rêves et qu’elle est heureuse d’être en vie puisqu’elle

m’aime. Souvent la honte m’a submergé, souvent j’ai pris son tendre visage dans

mes mains pour admirer la pureté.

Ce sont des souvenirs tellement jolis… Des souvenirs où il fait bon flâner

comme quand, enfants, sur la route qui revenait du catéchisme, nous cueillions

des prunes au bon goût de péché.

47
Comme ils sont loin les cauchemars : la vraie pierre qui fait voler est en

Dora, au fond des souvenirs de Dora, il la veut et va la chercher. Dora se serre

jusqu’à se fermer quand il approche du caillou. Il continue à monter en nageant

de ses deux index, il ôte la cire protégeant l’âme des morts, fond le tampon des

ancêtres, tend la main et serre celle d’un vieil homme décharné comme un qui a

passé sa vie à avoir faim. Quand Dora le lache, il a un grain de beauté au creux

de la main. Il l’avale et se sent muter relique, regardé par son corps pesant,

comprimé par un vide énergique. Il n’est qu’en lui et voit qu’il n’est pas généreux.

Il veut changer : il ne veut plus s’envoler n’importe où, ne plus être nombreux.

Seul, il sera plus facile de s’évaporer. C’est quasiment du miel qui pousse

dedans, du coton, de la douceur maman, que de la grandeur, une immense

maman qui l’aime, du lait partout. N’avoir été que le cœur qui a l’âme en lui…

Flotter, ne jamais plus être pris à partie, bizuté par la réalité. Courir comme une

biche-homme, un peu gambader dans tout cela. N’être que naseaux. Être né

autrement, être le vent qui va et se soûle d’une fleur. Passer avec des doigts de

fée ses mains dans tout ce qui est beau. Ne plus s’électrocuter mais vaguer,

faner du soi jusqu’au bonheur absolu. Aimer à fond, se sentir rosée. Comme une

jolie fleur émerveiller les enfants et l’amour. Être la fierté d’une famille nouvelle, le

tout amour. Percer un passage naturel, une gorge sur l’écume des rêves. Ne pas

vouloir savoir que la voix de Blanche Neige peut revenir dans la gueule parce

qu’il n’est pas le sentiment absolu, la générosité parfaite, mais avoir fait un pas.

Être un peu magique aussi, invoquer les excès comme des esprits, un

chouïa revendiquer.

48
Encore un rêve ? Plutôt un changement d’altitude. Dans nos vies, s’il y a un

poids à porter suite à l’amour sans suite, il est bon qu’il soit empli de beaux

souvenirs, de choses d’avant regardables.

Un changement d’altitude : la poussée a été inversée, il s’est refait de la

poésie, il a réinventé grâce à une fille chez qui il est monté amoureux, s’est uni à

un cul par un sentiment d’abnégation et a découvert son âme, l’espoir d’être

dans la vie. Ce pari est harmonieux, il peut tout embellir, ne plus faire confondre

l’amour et la symétrie.

Un papillon blanc vient lui taquiner les joues, son long tube déroulé suce sa

barbe, lui fait du bien. Il sent la douceur lui rentrer dans le cœur et y couler des

thés à la fraise, à la myrtille, à la mandarine, tous les goûts du ciel. C’est un

papillon bédouin qui vient lui remettre les idées en place, le probocis dans le

cœur, les yeux dans la destinée.

Sourire plus beau que la bouche qui s’entrouvre, lumières éblouissant le

visage, matin fait d’eau et de soleil, bonheur des rives, vérité des rêves. Toutes

les greffes prennent sur ceux qui voient l’amour comme un espoir et crachent la

fève douteuse d’une vieille Eve Blanche Neige.

Dora a décidé de faire un tour en voiture, de m’emmener encore plus loin

de l’amour ancien et fécalome. Dans l’automobile verte elle me repousse

tendrement toutes les fois que je m’écroule sur son épaule droite. Nous nous

fondions dans un même espace vert. J’avais l’impression qu’elle roulait très

lentement. Trotinette a fait plusieurs fois le tour d’un périphérique que je ne

connaissais pas. Ce n’était pas un voyage astral, c’était comme une bulle qui ne

vient qu’une fois dans une vie. Par flashs il me semblait apercevoir et reconnaître

49
le vieillard qui m’avait tendu la main, il était toujours aussi maigre mais son

visage me faisait penser à de la magie qui aurait réussi et cette magie pouvait

marcher pour moi aussi : elle m’expliquait que j’en voulais trop à la vie qui ne

compte pas, qu’un camé est le résultat de plusieurs incendies, qu’un camé ça ne

brûle pas, ça ne peut continuer à vivre qu’en étant parano, que je ferais mieux de

ne me laisser prendre que par mes visions d’éternité, même si j’ai la sensation

qu’elles ne me prennent pas par le bon bout. Que si je continue à peser l’amour

et la mort, je n’y retrouverai jamais mes petits…`

Papy de Dora m’apprenait qu’avec le papillon j’avais déjà su laisser la

douceur entrer par de vieux trous d’acné sans savoir qui parlait à mon visage,

que j’étais donc capable de faire confiance, qu’il fallait que je ne confonde pas

jusqu’au bout la réalité et ce qui est vrai, que tout ce que je vivais était vrai, que

Dora était la première qui croyait que j’avais un chemin, qu’elle allait bientôt se

garer, nous ramener chez elle par le conduit de la cheminée, au numéro deux

cent vint-neuf de la rue Denis. Maintenant, le saint ce pouvait être moi…

Pères Noël noirs, nous nous enlaçâmes en touchant l’âtre froid et

enfouîmes nos corps dans un seul. Comme brigande et brigand nous jouîmes

sans retenue, un foyer de cendres comme lit de l’amour merveilleux.

Ne bougez-pas, Dora veut vous parler.

- « Merci. Merci pour tout. Je vous le rends mieux que je l’ai trouvé. Je le

remets sur la piste de Notre Dame de Paris. Je ne l’abandonne pas et le veillerai

de loin.

Je ne serai jamais la mauvaise déesse africaine qui aurait voulu le garder

rien qu’à elle. Il me semble qu’il est prêt à accepter que la vie vive mieux. Vous

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allez voir, il sait dire des petites phrases entières à la vie, il n’est pas trop tard, il

peut encore avoir des overdoses de bonheur. Son drame est d’avoir tout perdu

trop tôt, comme il l’a fait mille fois en bébé, mesdames, en mon sexe ami.

Laissez-le se cacher dans le vôtre, dans les arbres, les ours, les grands-pères.

Nous fîmes plus que nous croiser, nous avons réalisé une rencontre, une chose

à miracle à la croix des chemins. N’oubliez pas la Reine des Cheminées. »

Dernier baiser sur le front, vous permettez ?

- Dora : « Je ne suis qu’une ouvrière, une femme que l’on vient voir pour

ses quatre ailes. Je rends la liberté quand les mots me paraissent plus droits,

quand ils me semblent pouvoir servir aux autres ».

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Vers Notre Dame, alors, aller voir ce que nous avons à donner ?

Vers Notre Dame, se souvenir de Dora qui sait aimer pour rien et essayer

d’en faire autant.

Vers Notre Dame, se forcer à oublier Blanche Neige qu’on sent, malgré

nous, se sexuer à tout va…

Encore loin de Notre Dame, imaginer sur les marches un couple enlacé.

Les voir : il fait froid, ils sont tombés du ciel ou tout simplement venus de la ville,

eux ne grelottent pas, ce doit être du froid particulier. Frissonner à midi, suer du

givre, avoir froid comme un mort sans Dora et peur comme un lapin au bout d’un

fusil sans Dora, doit être avancer sans Dora.

C’est un couple tout simple, tout petit, tout bleu, et devant, invisibles, des

milliers d’assis, des milliers qui ont perdu l’autre avec l’autre qui dure dans leurs

ailleurs, et tous qui ont une bosse sur le front. En regardant vers Notre Dame, je

vois les Quasimodas et les Quasimodos qui portent l’amour qui fait mal devant

eux, les gibbeux et les gibbeuses à la protubérance sensible qui attendent que

ça passe.

Quel silence… Chaque consonne, chaque voyelle pourrait se jouer d’eux.

Et toujours ce couple immobile… Figé par le temps, comme un signe. L’amour

n’a nul besoin de témoin ; retournons-nous.

Blanche Neige avait quelques grains de beauté sur le dos. Le temps passe

tel un peigne. Les yeux loups de Dora comme des phares ont pourtant éclairé le

bord de ma route… Notre Dame de Paris aux quatre points cardinaux dresse ses

pointes sèches. Dora qui se shoote à l’eau de pluie, la chance de pouvoir tout

refaire, l’opportunité de vivre seul, d’aller voir tous les mondes…

52
Au fond de l’un de ces mondes, nous avons des pieds à laver pour montrer

que nous aimons. Ceci est dit sans preuves tangibles mais, envie de prendre les

mains qui présentent une palette d’eaux… surtout ne pas se tromper, choisir la

bonne, la transparente et froide avec de la bonne mousse verte sur les rives.

Dans celle-là, des sauterelles aussi prennent leur bain, des cailloux brillent, le

sable fait un fond uni. Buvons l’eau où l’âme des femmes peut venir se laver les

pieds, où des vies peuvent être sauvées. Si c’est la bonne eau, une tombée du

ciel nous éclaboussera en sentant bon le foin coupé.

Avant que Dora ne m’ait appris à lire, je ne savais rien de la rédemption.

Blanche Neige je pense à toi, la leçon est au bout de mon oubli de toi.

53
Vers Notre Dame avec le vide en nous, comme un diable, comme un

manque. Comme un manque… Sans faire escale dans des bars laboratoires,

sans se faire accompagner par les drogues bouledogues. Petite sanguine

frangine, petite Colombine est-elle encore sur la route ?

Je n’y vois qu’une Dora gigantesque, est-ce Dora ? Est-ce le diable du

manque qui me donne envie de la mordre là où la cheville est sèche, autour de

l’os rond, où je peux traverser ?

J’ai senti les dents du haut et celles du bas se toucher ; cette femme ne

grimaçait pas, ça me donnait la rage. Je ne tuais rien, les crocs dans la mort,

dans la vie, dans Scarabée-Lézard, je serrais, tirais, arrachais le morceau. Elle

aussi serrait les dents puis, de ses deux mains, déverrouilla ma bouche et

disparut. Je n’y voyais plus, mes yeux étaient sourds, j’imaginais Colombine les

embrassant. Pourquoi Scarabée-Lézard était-il revenu ? Quel os de l’amour me

suis-je déboîté ? Je n’ai plus qu’un nom dans tout le corps : Ravaillac.

Ravaillac, l’une des figures de mon adolescence. Ça veut dire qu’on ne doit

plus être loin du Pont Neuf. Pont Neuf, donc Notre Dame but de mon kilogramme

quatre de matière noire. Notre Dame… Une nuit, une petite dont j’ai oublié le

prénom m’avait donné rendez-vous sur le parvis. Béatrice ? Bénédicte ? Elle ne

portait qu’un voile bleu transparent, dessous les seins faisaient penser à la lune

quand les nuages passent devant. Deux petits seins, deux pommes pour moi

l’écraseur de grappes, le buveur de calva. Elle s’était fait violence et était venue,

toute jus, pas encore cidre, dans la patrie d’Esmeralda, et j’avais fait le bouc.

54
Du dos de la main, on me caressait les yeux, on m’effaçait les images

d’après que j’eu déchiré le voile bleu-ange. Je dansais un slow infini avec cette

caresse sur les paupières qui me donnait des yeux.

J’allais voir autrement, Colombine est mes mirettes, un peu de Dora coule

dans mes veines. On va s’appeler « Fleur ».

Entre Fleur et Notre Dame le pont, et ce pont nous allons le passer et en

raconter des tranches, même si parler du pont peut faire tomber.

C’est un pont qui sent le vieux rideau, le théâtre oublié, l’odeur de cire

fanée, qui a des relents de clou de girofle. Fleur se dresse face à lui, prête à le

prendre. Colombine et moi voulions juste faire l’assaut de Notre Dame, Fleur veut

passer le pont. Fleur c’est l’idée que Dieu n’attend que de venir nous aimer et

cette idée fait pleurer. Fleur, c’est Colombine qui veut tenir le coup ne serait-ce

que pour les chemins d’étoiles et les cheveux des indiens, c’est moi qui ne veux

plus m’écrouler avec un crâne entre les cuisses, c’est Dora qui attache nos

casques et vérifie les mentonnières. Fleur ambidextre se laisse aspirer, ses six

bras en croix. Dans la jugulaire Dora vient contenir nos parents, rien ne doit

fatiguer.

Fleur doit marcher et ne pas vomir, Fleur doit avancer. Si le pont se refuse,

on doit pouvoir le faire à genoux. Si le pont casse nous ne serons plus. Il peut y

avoir des clones de Blanche Neige partout, des visions appelantes, des frissons

blancs, tout un volcan froid et violent qui fait tourner sur les têtes des masses qui

tuent. Colombine n’a ni avant ni après, que du temps séché, des millions

d’angles qui poussent les yeux de Fleur hors de leurs orbites. C’est son temps à

elle qui revient comme le mien l’a fait avec moi, le temps où elle était pétrie

55
d’élans aboutissants, quand rien n’aurait pu la laisser seule. Elle saigne du nez.

Elle veut dire sa foi à Notre Dame. Petite Colombine est sous la mitraille des

remords. Je vous dis comme si c’était moi qu’elle se sent quittée à mort, il faut

qu’elle coure.

Cours, il y a des clous de Blanche Neige partout !

Petite Fleur, on se tient ? Petite Fleur, les trop cernés par l’amour peuvent

arriver à aimer à nouveau pour leur désir d’abrutissante sainteté.

Envie de raconter, pouvoir se souvenir : Toulouse, un pont, la Garonne à

dix-sept ans l’entraînent au fond de ses rêves.

C’est comme ça, tout le temps comme ça. Cette ville, Fleur des sommets,

Petite sœur, est la violence courte de nos combats.

En face un sauveur, c’est un pigeon de là-haut, loin dans sa bure de

plumes grises, il nous regarde.

-Va vite Fleur, fais tout redéfiler, pas trop de détails, juste le rythme, je t’en

prie.

- Fleur : « Pour l’amour, pour le souvenir de mon amour, pour les genoux

que j’ai collés à mes joues, ce pont. Cette fièvre. Suspendue, j’y suis. Imagine-toi

amour, le trou que tu me laisses »…

Du regard du pigeon vient de sortir une corde à bosses, elle pend.

« … Il est où le nirvana ? On se tient. Il faut espérer tenir le coup. Je suis

vivante. Je sens mon homme recroquevillé dans ma mangue glacée. C’est donc

être vivante que donner un nom au non ? La destinée n’est qu’une suite qui ne

s’enchaîne pas. »

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- Encore plus Fleur, raconte les images !

- Fleur : « Nulle part. Se peler le cul. Née. Dissoudre les chaînes. La nuit

qui me retrouve au pied du mur de l’amour. Envie de le renier. Plus de visage.

Être haute, partout, parmi. À l’amour ! Je ne suis pas que matière. Pas prévenue.

Juste amante. Je ne peux pas faire plus court, je ne suis qu’une trace de lait

prête à traîner longtemps dans les cieux regardables, la trace que cette nuit, ici,

mes yeux dessinent dans le ciel. Cette trace me fait penser. Je commence à voir

au travers de mes images. Oublier. Etre gardée au sec. C’est la vie ? Voilà mon

stylo. Au pigeon. »

Je ne sais pas quand. Je ne sais pas le tri entre les visions et les

souvenirs. Je ne sais plus demander aux ombres et aux chuchotements. Alors,

avec Fleur nous nous passons dans les idées les lettres mentales de Dora. Nous

les avons écrites. Elles sont nos tuyaux pour sortir d’ici, puis de la mémoire, puis

qu’on s’y perde. Le pigeon ne nous amène pas Notre Dame. Elle va venir la

foutue cathédrale ? .

Puisque le pigeon ne l’a pas pris, le stylo de Fleur écrit sans main : « A la

vie future, aux beaux et aux belles, aux incendiaires à venir, aux après, moi

instrument vais faire du bateau sur les escaliers du pont. Moi stylo, prends de

l’avance sur les jours qui obligeront à vivre sans amour, puisque personne ne me

veut, je prends des forces sur les jours où personne n’aura le temps de mourir.

Je ne suis qu’un vieux stylo qui a peur de l’escalade, il y a plein de vies que le

ciel au-dessus du pont n’a pas vidées, plein de couches de vies. J’aimais

tellement mettre le feu aux mains quand je n’étais que de l’encre. Chaque fois

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que quelqu’un meurt, si je ne suis pas trop loin, je vais lui regarder les yeux et lire

dans leurs coquillages.

Le pont, cette arche entre la tête et le travail d’amour… Fleur a une idée

qui éclot au creux d’une paume de main. On la cueille ? Dans la main de Fleur,

ça germe, ça pousse, ça grandit vite, le climat est tropical. Des mousses et des

lianes endiablées s’ennuagent, lévitent, ceinturent jusqu’à la taille. Qui que ce

soit qui me lie, qui que tu sois qui me lis, si tu as l’oreille aussi fine pour entendre

quand la femme crie, tu es forcément mon ami. J’essaie d’être, d’accrocher, de

me rapprocher. J’ai une étoile dans une poche, une plume, je te l’offre afin qu’elle

touche du bout des doigts tes vagues et tes âmes, je suis vierge, je suis ton

stylo, crois à la paix, au partage, au jour où tout le monde aura à manger. Être

stylo, connaître tous les secrets de Polichinelle, toutes les envies de Blanche

Neige. Etre stylo c’est être un astre ouvert qui laisse entrer les rêves : Blanche

Neige, un vieux vent de romantisme ne trouvant pas tes cheveux vient me

donner une main. Écoute, souviens-toi, ta rare séborrhée est-elle toujours

sucrée ? La musique est toujours là, mais aurais-tu changé d’odeur ?

Je ne suis qu’un stylo qui a le vertige, un point de suspension, une forme

de la peur, rien en somme. Je pense à l’hiver qui conserve les corps. Je pense

aux morts. Je rêve d’un glacier de liberté, j’imagine les perdus du pont se

recroquevillant en paix dans les igloos et y dormir pour franchir les siècles. Seul

et pauvre, j’ai peur du monde autour, peur de la paralysie, peur de Notre Dame

de Paris, confiance aux cribleurs d’amour qui sont avec moi sur le pont. Ils

bouffent de la vie et des cheveux. Ils ont un soufflet dans la gorge, l’envie d’une

cathédrale, ils poursuivent la quête d’un monde sans mal. Comment leur dire que

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la cathédrale, elle, ne s’est pas couchée depuis des siècles ? C’est le vertige, la

pierre ne se tourne pas vers le soleil comme une fleur. C’est à cause du vertige :

l’amour est une ombre du bien.

Il faut me parler, tout faire, je ne suis pas loup, juste stylo. Fermez ma

braguette.

Il faut me parler, tout tenter pour ne pas me laisser endormir sur ce pont.

Ne laissez pas tomber petit soldat stylo qui a froid sans le lait de maman Dora.

Mon encre est-elle noire ou rose ? Rose bébé ? Je vous le redis : l’amour est une

ombre du bien. À toi, le ciel. »

Le ciel aussi a ses idées :

« Je suis une trace sur la nuit, je ne sais pas quand. Je ne sais pas le tri

entre les visions et les souvenirs. Je n’ai personne à qui demander. Ils se sont

mis en boucle pour faire Fleur, je devais les laisser passer. Si je m’écroule, vont

passer des mains et des bateaux sans importance. Ailleurs, plus haut, des

martyrs creusent leurs fosses.

Je suis un cil, le vent à nouveau s’est levé et je ne sais pas voler. Je ne

suis pas le ciel, je suis le pont, le pont d’où les corps peuvent tomber.

Espérer que des corps, à n’importe qui, viennent se coller à moi et me

réchauffer. Pour le moment, le vent au-dessus de mes têtes charrie des pierres

mortes, des arbres en pleurs et l’envie d’être un autre, un tiers de Fleur.

Pour Dora, pour Colombine, pour Mademoiselle B, mes proches et mes

amitiés, je vais aller vers des ventres ouverts de chevaux morts et nous cacher

dans ces entrailles, nous y empoitriner à fond, y avoir chaud. Notre Dame

n’attend personne, Colombine et même peut-être Fleur auront des enfants, la

59
lune restera une tache blanche dans le ciel, la bulle où la vie s’accroche fera

toujours trembler d’effroi. Il y a tellement de scarabées qui lézardent vos femmes

quand vous allez vous faire pétales dans le ciel, quand vous tombez sur moi…

Quand un pétale tombe de moi il est des millions, est-ce le même homme, la

même femme qui vole ? Je ne le sais pas, je crois qu’il s’agit d’une autre saison,

que quand tombe le sel des âmes fanées il n’y a ni homme ni femme à vouloir

voir. Moi, j’ai pour têtes des murènes aux cheveux fous, pardonnez les vivants

d’avoir aimé, comprenez leurs larmes désordonnées.

Par bonheur il y a le vent des disjoints, le vent qui ramasse, le vent qui met

la mort d’un côté et Dieu de l’autre, le vent qui démélange, le vent qui passe là.

Je ne suis pas lui et n’ai que ce qu’il m’offre : mon torse de cheval mort, un

oreiller de pus, une couette d’intestins. Vous pouvez vous y réfugier en pelote, y

sucer votre pouce, en faire vos peluches-viscères de l’instant. Dora, si Fleur

existe, en est la tête et moi le corps. Avez-vous pied ?

Sur cette corde entre Dora et la terre où je pourrai marcher, je me souviens

avoir perdu Blanche Neige et ne pas m’en relever.

- Dora : « Il neige sur les cordes du pont, amour c’est à toi d’écrire la suite,

il est bien que tu ne sois pas encore plus ailleurs, que tu crois à la main que j’ai

mise dans la tienne pour entrer dans la beauté et les couleurs. C’est un aller

électrique dans la matière, je te protégerai dans ce supra coup de jus. Je vois de

moins en moins bien le bout de tes doigts ».

Le pont : « J’en tiens, sur mes cordes, tous les jours des qui disent avoir

les bras écartés et accrochés dans le dos, des qui disent avoir les jambes qui

leur sortent des oreilles, femmes ou hommes, ils sont paralysés, désarticulés,

60
hors du langage de la vie et pourtant ils marchent s’obligeant à souffrir par l’autre

alors que ce n’est que pour. Quand ils parlent, c’est à cet autre, ils lui disent que

s’il était là il n’y aurait pas de corde, qu’ils ne seraient pas là, que la vie irait

bien ».

Ils ont tous les mêmes mots : « Ensemble, nous serions allés au bout de la

ville. Regarde sous toi comme le monde est grand depuis ici, imagine tout ce que

nous avons encore à trouver ensemble. » L’autre leur répond toujours : « Je

m’accroche à ton cou, avec toi aucune route ne me fait peur ». Mais c’est dans

leurs rêves.

Mais.

Mais, illusions, vieux restes, vestiges des raisons d’une plaie pour toujours,

ils se sont ici quittés une fois pour toutes. Je ne suis pas un pont méchant, juste

extravagant, une espèce de forêt de métal, à mes branches on peut accrocher

tous les rêves. Disons que je suis une forêt magique et qu’il n’y a qu’ici que vous

pouvez voir autant d’arbres pousser ensemble et aussi vite. Si vous croyez

depuis toujours aux contes de fées, le merveilleux s’en souvient toujours une

nuit.

Ah ! Si je n’étais pas pont… Ah ! Si la mer et le soleil étaient visibles de

partout… Ah ! Si l’âme et l’éternité se trouvaient toujours…, le fantastique serait à

tous. Je ne suis qu’un pont bouffé par des poinçons de rouille, je les appelle mes

elfes, mes petits champignons attentifs. Moi aussi, j’ai envie de me laisser aller,

d’y perdre ma peau, mais je ne suis pas humain.

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Vos mains dans les leurs, ça ferait gagner du temps. Vos mains les étranglent.

Et ce froid éternel qui les damne depuis… C’est comme une prophétie

contre la tendresse.

Leur peau a des souvenirs de télescopes ayant pris des clichés de la vôtre.

Leur peau de lentilles et de miroirs optimise leur mémoire, leur supra sidérante

faculté à vous peindre dans leurs yeux oxydés, dans leurs bras coupés.

Rappelons-nous que nulle visite ne leur est maintenant permise. Comme gros

plans, il ne leur reste plus que ceux de l’eau ouverte du fleuve Seine. Il leur reste

à passer du big-bang de vos yeux chéris à celui des poissons morts. Ils auraient

leur main dans la vôtre. »

Dora, quand tu n’es pas là, érotique balise, on ne se voit pas bien. On n’a

plus de doigts, alors on compte sur toi pour se sentir. Toi qui as le front bleu des

grandes africaines, montre-toi pour que nous y voyions. Viens clarté musicienne,

toi qui as déjà su me faire faire un tour sur les toits de Paris et atterrir dans la

soie de nos sucs emmêlés. Dora, avec tes bras hanches et leur sueur cyprine, tu

es le seul repère… Dora, tu sens tellement bon… Dora, ce pont n’est qu’un

mirage qui attire, un mur.

Fleur veut sauter.

C’est la peau du pont, le biveau d’une vengeance hystérique. Elle se force

à penser à quelque chose de vrai mais des papillons s’écrasent contre la forêt de

son front, la mousse pousse et sort de son nez. Il y a des éléphants aussi près

de Fleur, dans une mauvaise maison du ciel.

62
Je cherchais un avenir, Dora dormait dans un de nos ailleurs. Elle en a

tellement…, dont le plus beau : son sommeil.

Sur le pont, un éléphant broute les clôtures de notre amour devenu fou.

Nos mains si imprudentes quand elles caressaient, cambriolaient les toits de

vous, ne sont que des étaux sur un câble. Alors, j’ai pris Fleur dans mes bras et

me suis serré les mains pour tenir bon.

J’étais sur le pont, je devenais femme par les doigts, je n’arrivais pas à me

dissoudre, je n’arrivais pas à désaimer. Quant à être femme, j’étais Dora dedans.

Je voulais qu’elle me fasse exploser plus profond, qu’elle me donne une épée à

me planter dans l’âme, j’aurais aimé dire des noms en forme de souvenirs. Qui

peut nous traverser ? Quel tisonnier ? À qui sera cet ailleurs-là ?

Il n’y a, pour se tenir sur ce pont qui m’a rendu la main, que des limaces

rouges et des braises.

Suite :

Je crois que je ne suis pas tombé. Agrippé aux câbles rouges des écailles

tournent dans ma tête, des cailloux pensent à ma place et Dora (était—ce elle ?)

qui me demande de me lancer.

Vêtements dans les cloques, cheveux brûlés et seulement de l’eau comme

peau, je viens me présenter, accusé de tout, très mouillé, plus que nu.

Et, ne toujours pas savoir à quoi je sers, et savoir que le fleuve ne se

souviendra pas de mon nom.

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Dora, précautionneusement, se lèche une cheville, Fleur s’écroule de fatigue et

vous êtes toujours là.

Le cœur transparent de Dora rayonne au-delà des cieux, il donne envie de

s’ouvrir à la grande spirale d’avant la vitesse, d’avant la lumière. Mais celle qui

arrive comme une grosse tempête est autre. C’est une spirale sans milieu, une

géante qui a faim de tout et me dit « : « Je vais te gober ».

Ça me tombe dessus. Ça a un trou qui avale aussi les mains de Dora.

L’avaleuse d’hommes nous aspire dans son ventre par le nombril. Il faut y passer

pour s’en sortir.

Dieu, qu’elle est grasse !

Un cheval mort se trouve un doigt pour m’indiquer une direction. Désolé, je

ne peux pas. Une cathédrale comme ça à engrosser, ça change la donne, ce

n’est pas la même histoire. Je n’ai pas envie d’engothiquer le cul de l’énorme

langouste.

Putain qu’elle est grasse ! Femmes, que de cuisses, que de courbes

obèses sur la déesse de l’adiposité, quelle triste madone. Que de lard comme

murs de cette ogresse, de cette forge ! Que d’huile durcie à trouer pour sortir !

J’essaie de négocier, elle me lache un pet retourné dans la gueule. Et ça pue !

Ça pue encore davantage que dans le ventre du cheval mort.

Aucun mystère ici, avec Dora nous sommes dans la vieille grosse

maquerelle de la terreur, la reine des sardines, la montagne effroyable de graisse

livide. Petite Colombine est-elle sortie du sommeil de Fleur ? Nous attend-t-elle ?

Qu’est-ce que c’était doux avant… Avant, quand j’étais deux et bizarre.

64
Dedans, Dora s’est mise à se caresser comme la mort qui va et qui vient.

Elle me dit qu’elle a une fille pour moi dans quelques pages, que je serais bien

inspiré de faire comme elle, que ce n’est pas parce que j’ai occulté (ou voulu

oublier) le ventre du cheval que je n’y traîne plus. Donc, si je me fais la grosse ?

Je crois me souvenir que Dora m’a répondu que je pouvais aussi me faire

le cheval avec l’apparition sur la bite, que dorénavant, elle croyait en tout

puisque, avant moi elle, ne croyait pas au bonheur.

Tout entier je suis tombé dans le ventre et y ai tiré mon coup pour que ce

soit le dernier. J’ai pleuré dans les cils de la grosse et chié dans la bouche du

cheval. J’ai regretté que la belle Dora ne soit pas là en vrai pour m’enlacer. J’ai

regretté que Blanche Neige ne soit pas aussi réelle que Dora. C’était moi le

prisonnier, mais pour sortir de l’anneau de ces deux femmes, la grosse devra se

lécher de l’intérieur.

La monstrueuse se contorsionna comme savent le faire les sales visions

qui traînent dans le vrai du rien de nous tous. Il serait bien que nous prenions

nos distances avec ces genres-là…

Je viens de me donner un coup de couteau. Ce n’est pas volontaire, je

tapais en aveugle. Ce qu’il y a de Dora, de Dora qui sait la vie, m’en

parle : « Quand tu as trompé l’amour, tu te retournes contre toi, tu fais l’amour

sans sens ».

S’il y a un endroit où il ne faut pas faire de l’auto-stop, c’est bien la pensée,

n’importe quoi vous invite à monter, à mélanger.

Je veux un millimètre de temps pour tenir entre mes pattes le doux visage

de Blanche Neige, je veux sortir du tas de nouilles qui n’a pas de prénom.

65
Tailler, tailler à coups de pensée, la tête prise entre deux ovaires enkystés,

pousser sans sortir. Tailler depuis un tambour de machine à laver, tailler comme

un tambour lui aussi emballé… La maquerelle des faux rythmes halète, râle et se

tait.

Maintenant, que le cheval aille où il veut. Madame pieuvre gît sous ses

sabots. Qu’il aille vers d’autres vertiges aspirants.

Dormons, laissons-nous porter ailleurs pourvu que nous reposions et que

brille la lenteur. Un immense et bon frisson vient, une petite vie engourdit, un fil

coud le cœur à sa blessure. La nuit est noire, une sainte pleure pour que ça aille

bien, les boucles de ses pensées passent toujours par les mêmes nœuds, ce

sont ses moutons à elle, elle les compte pour que le sommeil soit profond. C’est

doux, c’est miraculeux, tiens il neige en août à Paris…

Peut-être s’agit-il de cendres de neige, peut-être cela veut-il dire qu’il faut

regarder le ciel en reposant, qu’il a des choses à nous dire, à nous faire

comprendre, comme les laits oranges qui, au crépuscule, nous font lever

automatiquement les yeux vers lui et voir les sangs de soldats figés dans la neige

et la peur. Et, cette image est naïve comme une petite fleur perdue, une petite

Colombine.

Il neige en plein été. Est-ce une petite sanguine frangine qui nous a parlé ?

Il reste un peu de passé dans les doigts, un peu de goût : elle dormait

découverte et quand je posais le bout de mon index sur ses lèvres jamais

fermées, je croyais mieux en Dieu. C’était le goût du bonbon de la jeunesse de

Blanche Neige, cette dernière goutte de salive donnée qu’on passe le restant de

sa vie à sucer.

66
Tiens, il neige à Paris et Dora tousse dans son lit en prenant bien garde de

ne pas éteindre la petite flamme de la bougie. Elle a pris froid sur le pont et le

reste. Je suis certain maintenant qu’elle en avait profité pour aller parler à ma

mère. Laquelle des deux avait-eu l’idée de jeter mon couteau à l’eau ? Et oui, le

pourquoi du pont se résume peut-être à ce geste autoritaire et salvateur. Et oui,

le ventre mort n’était peut-être pas le cheval chamanique de la mort. Et pour

Notre Dame, l’une et les deux ont compris que je préférais tourner autour qu’y

entrer. C’est mieux ainsi et l’important est de croire à l’amour.

Le couteau prenait son temps. Nous étions trois quand la lame alla salir le

fond de la Seine.

Avant, pour prendre des notes, il y avait Fleur, le stylo, le ciel-pont. Les

yeux fermés, les cils passionnés, droits comme la vérité, ils écrivaient sur ce

carnet, leur vie ne me quitte pas d’une pensée. Je m’étais voulu fort, j’avais voulu

être celui qui se retourne dans sa tombe pour que la création explose, j’avais

construit un cheval pour que ses éclats fichés en moi poussent un cri à l’attention

d’une louve blanche. Dans le même temps, je rêvais que la Lune-Neige me

reprenne dans ses bras et me berce, me tienne la tête. Je voulais un petit baiser

sur le front, une preuve de bon amour, une certitude d’avoir été. Une caresse qui

pourrait m’absoudre face aux états qui m’absorbaient mais je n’arrivais pas à me

débarrasser du couteau qui avait tué Maurice. Maintenant, c’était fait.

Il est une place à Cabourg, tendrement amoureuse de tout.

Il est une petite Shiva pas Hindoue, notre tendre Colombine qui caresse

sur son pont l’inconscient de Dieu. Elle rêve. Elle ne rêve pas de la Normandie,

ni de bronzer de l’amour. Elle rêve d’être heureuse de tout et de se laisser

67
dépasser, de se souvenir d’avant autrement. D’être toujours un enfant qui

pardonnera tout.

Dora laisse faire. Comment naviguer sur les pleurs quand on est aussi

Fleur, Fleur qui sent le poivre ? Quand il y a Dora qui sait qu’il n’y a pas de bon

bardo mais un bon ou mauvais karma ?

La bouche de la belle Dora me regardait et je ne l’ai pas serrée. De toutes

mes forces, je suis parti. Que va devenir Colombine ? Fleur va-t-elle continuer ?

Où est la clarté ?

68
CLAIRE ET CLAIRE

69
Où est la clarté ?

Des jours et des jours de marche après. Des nuits et des nuits qu’il est

entre quatre heures et demie et cinq heures du matin dans tout Paris. Pas de

nouvelles de Dora, ni de Fleur. A qui est Colombine maintenant ?

La clarté vint d’un faible rayon de soleil fendant l’axonge de ce ciel sans

lumière, de ce monde rétréci. Du trait orange un chien aveugle sort, je ne

l’appelle pas, il me rappelle Claire. Qui est Claire ? Quels souvenirs ?

Claire pourrait être la grande sœur de Colombine… Mais il n’y aurait alors

pas de Fleur et Dora serait une autre. Il y a tellement de temps, Claire…

Elle s’appelait Claire et avait (j’imagine) versé dans l’évier le café que je

n’étais pas venu boire un matin. Claire et son prénom tout en envol…

Le chien s’approche, très haut sur pattes. Son pelage annelé de couleurs

vives tranche sur le gris de la ville.

Comme si nous étions encore sur le pont tous les cercles du chien n’en

font qu’un qui fait tourner la tête et chercher un balancier.

Sur le pont, Fleur aurait arraché les yeux blancs du chien, elle les aurait

mis dans ma poche et je serais en train de les faire rouler entre mes doigts.

Pouvez-vous me dire où nous sommes ?

Le haut sur pattes lui, même sans yeux, a des repères, la queue jaune et le

bout du museau vert. Est-ce de la peur ? Est-ce l’adrénaline ? Qu’est-ce que

l’adrénaline ? Entre la queue et le museau de ce chien roulent des incendies,

des ceintures rouges, violettes, bleues, blanches. Il y a comme une grande toile

devant les yeux, une grande peinture. Elle est noire, orange, mine de plomb,

marron moyen, couleur émeraude à trouver, noir glacier, blanc vide.

70
Si le chien a faim, il y a de la viande de moi en Blanche Neige. Il ne faut

pas se laisser distraire mais le regarder dans les yeux. Ce chien serait-il notre

propre agressivité ?

Reniflez, ça sent Claire. Dora dirait qu’il ne faut pas se laisser faire

diversion, mais Dora n’est pas là.

Ce n’est qu’un chien nous aurait dit Dora. Ce n’est qu’une suite d’anneaux

de couleur. Claire est tout près, mais où ?

Et pourquoi ce chien ridiculement efféminé ? Ses pattes ne seront jamais

des jambes de danseuse qui pourraient enfiler les bas de Claire. Les bas de

Claire… Ce doit être un chien à rafraîchir la mémoire…

Les bas de Claire l’hiver et leur bonne laine… Ses pieds si bons dans ma

bouche nue. Ce n’étaient pas tout à fait des bas mais des collants. Ils étaient

talons noirs avant chevilles vertes, puis bleus, puis mollets rouges. Il y avait du

violet et du blanc quand je remontais jusqu’à ses yeux. Il y avait des touches, je

crois, de jaune et de gris aussi.

Un peu mal à la langue, un peu froid aux doigts ; d’aussi loin qu’arrive ce

souvenir, seule Claire habillait ses jambes ainsi.

Étrange ce collant-chien… Avez-vous, comme moi, maintenant, envie de

lui tendre la main ? Claire aimait tant me tenir la main.

Elle avait dix-huit ans. Est-il raisonnable de la retrouver et d’aller nider

dans ses branches, de prendre ce tournant ?

Claire n’était pas désignée à la naissance, son grain de beauté lui était

venu sur l’omoplate à l’âge de dix-sept, par magie.

71
Comment s’y prendre pour que Dieu nous voit ? Peut-on lui offrir quelques

vierges nées des mains de notre imagination ? Quand nous ne savons pas si

nous avons chaud ou froid, avons-nous chaud ou froid ?

Claire, un jour il était parti pour ne plus pouvoir revenir, pour ne pas se

laisser tenter par ton corps tout chaud qui aurait su le retenir encore et encore,

pour ne pas laisser son regard le faire fondre dans les levers de soleil de tes

yeux. Il était parti parce qu’il avait honte.

Claire. Nous nous promenions main dans la main Jardin du Luxembourg.

Déjà et avant toutes, je te dédiais mes petits doutes ensoleillés. Tu riais à donner

envie de vivre cent ans de plus à tous les rouges-gorges du monde. Nous étions

la fraîcheur exemplaire et ne savions pas, en ces instants, que nous nous

construisions les démons qui obséderaient nos vies d’après l’amour. Peut-être

avais-tu des réponses toutes simples à apporter aux questions que j’aimais

compliquées pour que je me les pose comme importantes.

Claire, ce jeune homme que je ne suis plus t’inventait des poèmes idiots :

« Tes cheveux flambent vert Jardin du Luxembourg. Du vert qu’allume l’encre

aux plumes des sorciers. Ton corps crie et flanche sous l’automne sans nom

etc., etc. » Il te disait aussi qu’il ne savait rien faire de plus important qu’écrire et

que Rimbaud criait vers l’aine obscure de son corps. Qu’il ne savait pas vivre

autrement.

Ça vient de loin.

Les cheveux de Claire flambaient vert Jardin du Luxembourg. Cette muse

avait un père plus présent et plus jaloux qu’un dragon. Eux, avaient la foi

72
suffisante pour en rire. Ils avaient deux gueules à faire fondre les couples.

Surtout elle… Surtout Claire.

Si le prénom « Transparente » existait au calendrier des saints, sa famille

le lui aurait fait porter.

Elle n’avait pas cette dot mais encore davantage d’amour à faire vivre,

davantage de biens. Elle aurait du s’appeler « Translucide » tant elle était jeune,

tant elle était folle, tant elle aimait emmêler ses cheveux aux siens. C’était au

temps d’encore avant, celui où les hommes avaient les cheveux longs. Ces

années-fêtes étaient tombées comme une bonne pluie de la révolution des

étoiles : le sexe n’était plus un mur, Claire en toute confiance croyait en lui.

Ils s’étripaient un peu quand le vin ne servait à rien et se réveillaient,

comme suite, unis par les lèvres en se promettant de faire mieux et plus le

lendemain. Ils vivaient tout ensemble et se connaissaient par le cœur. Ce n’est

pas de la mémoire, ce ne sont pas des remords, c’est par ces souvenirs voir

Claire revenir de loin quand une autre l’a oublié hier.

Ils vivaient tout ensemble et se connaissaient par le cœur. Ce n’est pas de

la mémoire, ce ne sont pas des remords, c’est par ces souvenirs vouloir croire

que c’est Claire qui revient. Il n’arrive pas à se situer mais est sûr qu’elle est

restée comme le meilleur d’eux deux. Claire, c’est se demander s’il n’y a pas

erreur sur la suite. Il aime penser ces moments de vraie beauté. Il est dans cette

odeur, dans cette noisette, parties ailleurs dans le temps.

Et dire que je voulais être théâtral.

Peut-être que Claire est folle maintenant et que je n’ai pas été prévenu. Je

la cherche dans cet espace de non liberté.

73
L’hiver, Claire avait des pulls verts et l’été des pieds impatients. En ces

temps, il ne savait ni les couleurs, ni attendre. Il n’a rien compris d’elle.

Ils riaient. Ils aimaient tout de la nature et de leurs états. Ils ne détestaient

personne, ils avaient autre chose à faire.

Claire adorait monter à cheval, lui ne savait pas. Claire dansait très bien, lui

n’aimait pas ça. Rien ne pouvait les séparer et pourtant un papillon y arriva.

Pour une histoire de papillon, pour des ailes sur la peau, le café avait fini

dans l’évier.

L’histoire : une nuit de diète, à Montmartre, ils s’étaient promis de se faire

chacun tatouer un papillon bleu sur l’aine. Pour être noués à jamais où que l’un

de l’autre soit, ils avaient trouvé ça. Elle s’était fait dépuceler l’arcade veloutée,

lui pas. Peur de la première fois, peur d’une nature morte qui marque à vie, peur

de peureux…

Claire, vois-tu, aujourd’hui il prendrait bien ce signe plein de vos jeunes

âges en échange des années qu’il lui reste à vivre. Claire, saches que son aine

est toujours vierge, qu’au moins tu aies vécu toutes ces années d’après sans

fantômes…

Claire, maintenant c’est un vieil homme qui t’appelle, comme si tu étais

revenue où il t’a perdue… Son esprit défile entre les mailles de chaluts sidéraux.

Dans le vaste réseau des shampoings, sous les doigts détergents, il a mal au

crâne. À tous les esprits il parle de toi, comme Fleur offre des dessins, comme

Dora laisse des forces.

74
Il te ressemblait tant mais tu avais un papillon de plus que lui, tu étais la

plus forte des deux. Ses rêves de cire sont des océans et, dans les éclairs, ses

pieds de sucre, le pain de hautes fleurs.

Claire es-tu morte ? Qui aimes-tu aujourd’hui ? Crois-tu toujours aux

papillons.

Ce matin il revoit le nid de tes rêves et la démesure de ton regard. Il

regrette.

Où coule maintenant le trop-plein de tes yeux ? Où es-tu ? Quand il neige

sur ton nez, neige-t-il depuis le ciel ?

Plus tu es loin, moins il voit quelle cérémonie pourrait lui rendre la vie

indispensable.

Claire, t’interroges-tu toujours autant ?

Quand on ne sait rien, comme lui là, crois-tu Claire que le mieux est de se

faire des yeux prêts et capables de verser toutes les larmes du corps de Dieu, en

espérant qu’elles peuvent servir aux rigoles creusées sous les quinquets des

saintes ?

Claire ne revient pas, il n’y a que le besoin de parler avec les pleurs, l’envie

de dire au monde, avec des fleurs salées, qu’on l’embrasse. Pleurer sans

retenue, sans pont, sans barrage, sans aile. Chialer vers en haut, s’ouvrir le

cœur. Se casser les genoux contre une goutte, être un minuscule point bleu, une

toute petite burette oblongue accrochée à un poil à soi et se frotter la joue où ça

chatouille.

Se dire alors que nous n’avons pas assez parlé aux arbres, comme il parle

maintenant de Claire, sans violence, pour donner. Regardons au travers des

75
feuilles des arbres : on y voit un infini constellé de petits carreaux. Regardons-en

un et on se dit que l’infini est un vitrail tracé par des compas pleins, ayant chacun

dans leur mémoire des cercles de parfums inconnus. Claire, il aime toujours les

mots des arbres…

J’ai pleuré aux pieds de Claire avec des arbres plein le cœur et encore une

fois la Seine n’est pas montée d’un millimètre.

Claire, celui que tu as aimé est devenu, un matin, un amant qui a pu tuer,

un voué à l’échec, un qui n’a pas su éclairer sa route. Tu avais raison, on peut

tout faire avec chacun de nos gestes porteurs de sacré, sauf que je me suis

égaré. Ce matin, je n’ai qu’une chose à faire, regretter. Il ne neige plus, l’enfance

s’en va avec l’eau du bain, les égouts ont soif.

Claire suis-je en train de t’inventer ?

Claire, je crois qu’il y a deux Claire. Claire, si c’était sur nos pupilles qu’un

papillon est gravé à l’envers ? Claire, est-ce de te parler qui a changé le cours de

l’histoire prévue : le chien devait se montrer agressif, j’avais des mots pour écrire

que nous nous battions et il ne reste rien de ce bec à bec. Ces mots de combats,

prêts dans ma bouche qui pendait comme du miel mort, ma bouche crachée

depuis que Blanche Neige a fermé tous ses clapets pour moi, je veux les donner

à tous, ordonnés autrement, bons à manger j’espère.

Schiste, minaret, le désert est grand. Il s’attache à vous pour ne pas mourir

mauvais. Mica il énerva, bauxite il mina des raies. Un mineur sort de la mine et

boit un verre de lait. Talc, fais une route, traces de farine éclairez de vos

poussières, portez-nous. La vie a des colles. Doigts de fées, soudez des colliers

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à nos collants. Les vies ont des clous blancs pour nous fermer les yeux et nous

les coudre dans le dos. Amour. Pauvre matin que le soleil ? Matin que le soleil.

A-t-il tout perdu ? Il a surtout oublié de bien aimer.

Une révolution est-elle encore réaliste ? Oui, l’amour est libre, il peut être

fait à l’envers contre les autres. L’amour est phonétique, faisons du bruit dans les

prisons. L’amour n’est pas vengeance, allons au beau et à la belle. Allons-y sans

perclure de nos dards maladifs les visages qui nous font mal. Partout où que

nous soyons, que nous nous sentions interdits, proscrits, en danger, marchons

avec dans le cœur la seule couleur qui sait faire de l’amour, soyons porteurs de

douceur.

Claire, rien que parce que c’est toi :

Minerais, maladies, espaces infinis, cieux, mal aux astres, feuilles,

branches et nids, c’est ici qu’on peut espérer dès que tu montres une fenêtre

d’où regarder.

Minerais, morts dans la pensée, numéro. Numéro de téléphone, ville

exquise, havre bienfaiteur, ça tourne bien autour de moi, ça m’envahit, ça me

modifie le jus des hormones, il faut que je t’appelle. J’ai perdu ton numéro de

téléphone il y a plus de vingt ans, change-moi le sang.

Que la vie fasse silence, appelle-moi.

Que le jour ouvre un fuseau pour que je t’entende, que je te mérite les

mains tendues vers le soleil.

Claire fait pleuvoir.

77
Claire, la grêle tombe sur les tôles de mon crâne, troue des feuilles de fer,

c’est toi ? À qui sont ces mains tendues vers la pluie et le soleil ? Ces mains qui

veulent une volupté pure pour tous ?

Claire, je t’écris assis dans mes mémoires et mes souvenances, dans mes

mémères personnelles. Un autre moi, comme il y a Claire et Claire, sans lumière,

guette, poireaute dedans, ce ça est du sein d’une terre pleine, de la terre où l’on

naît masqué avant de devenir homme. Passe devant mes yeux.

On l’attend, il sent qu’on l’attend.

Je vais tout simplement attendre que ton numéro de téléphone me

revienne. Je ne sais pas bien le temps, mais puisque j’y suis avec mes

anecdotes et mon peu de savoir, je vais continuer à explorer le rien, à farfouiller

dans l’émo-tion à coups de doigts, à longueur de langue. Je suis au vent.

Le vent me veut, il est mon roi.

Un rideau métallique s’ouvre avec le bruit fort qui va avec. J’entre. Des

têtes-boucliers brillent. C’est l’impression d’un immense diadème. C’est un

monde de femmes, les lèvres tant cherchées sont maintenant gonflées, pleines

d’amour, prêtes à recevoir. Il n’y a que des reines. Les bras si vus dans nos

rêves nous semblent, alors, faciles à serrer en ce matin. Encore faut-il qu’ils ne

soient pas de sable. Encore faut-il qu’ils bougent et respirent dans le rythme de

la force d’amour.

Que de cercles impériaux venus, que de mondes, que de lumières, que

d’efforts à faire pour tout voir. C’est le vent.

Il est difficile d’inventer en se souvenant.

78
Tant de rêves touchaient l’amour quand nous étions appuyés contre le

début du monde. Nous-nous ouvrions, nous avions un génie dans les

constellations. Il nous rassurait, nous étions à lui. Nous-nous ouvrions, nous

étions tous des filles, nous le voulions. Sa queue dinosaure nous a fait bondir

trois cent mille millénaires plus tard.

Trois cent mille millénaires plus tard, portés par les femmes de lumière :

Qui va là ? Qui nous cherche ? Nous voulons vous raconter nos plumes

engluées, nos urgences de poésie et nos yeux malades. Certains de nous suent,

nébulisés, plantés verticaux, éternellement germants. Ils sont sans doute les

meilleurs. Les meilleurs… et pourtant ils suffoquent entubés par une vie qui ne

les voit pas comme nous.

Chez les femmes du vent et de la lumière :

Il y a des porches aussi, cerclés de pierreries. La lumière montre un peuple

déposant en cadeau des cageots d’yeux aux pieds de déesses magnifiques.

Cette horde a des corps de pierre. Pour aimer faut-il vivre dans l’autre ?

De porches en porches, nous voici arrivés à une forge : ça chante toujours

dans la lumière. Ça éclaire des entrelacs d’émois pas durcis, des intimités encore

marshmallow. Il est donc là le lieu idéal pour fumer sa propre gorge après l’avoir

roulée soi-même entre les doigts. Pas de mots amis mais pas d’agressivité non

plus quand vous êtes posés sur l’enclume, juste la précision et le

désintéressement de ceux qui l’ont déjà fait des milliers de fois. Il n’aura servi à

rien de se marteler de réalité… acceptons la vie comme reine même quand elle

est la peine la plus présente.

79
Claire, ces femmes m’ont ouvert cette porte, je veux être digne d’elles,

digne.

J’avais peur quand, sur ce signe, les belles passèrent la porte des ouvriers

de Vulcain pour demander du temps.

Le temps de quoi ?

Forgerons, il s’agit du temps qu’il faut pour raconter. Hommes aux muscles

rouges, nous sommes tous prisonniers ici et les belles aussi, il n’est pas question

qu’un seul de nous trahisse. Il est question d’écouter le vent et d’amour propre

en attendant le numéro de téléphone de Claire. Nous sommes du même peuple,

celui qui écrit, peint, chante et se vide. Nous avons la même liberté que celle des

aveugles pour pleurer. Nous sommes les laissées et les laissés à ceux et celles

qui ne sont plus là. De feu et déjà cendres, souvent apostasiant, convaincus

d’être reniés, nous demandons de brûler d’amour en paix. Peuplés de

disparitions, face à un futur révolu, devant un amour devenu fou, en parler à

tous.

Racontons, sous des soleils beaux comme les seins des femmes, des

yeux fardés par la palette des génies sous de saturniens diadèmes que le temps

a vieillis. Il faut persuader Claire. Tout qui tourne, qui brille et qui tonne. Tous

faire l’effort d’y croire. Je me souviens de Claire immobile face à un mur. La

lumière est à deux pas, elle est une sœur du vent, avançons. Sommes-nous près

d’elle ? Claire est la reine des disparus, notre phare, la patronne des mal-vivants.

Tout qui se tend, miaule. Tout qui explose. Des scies rondes, expulsées de

leur platine à tourner les disques, déchiquètent les cous, envoient voler les têtes,

rendent la liberté à des corps, font de la lumière.

80
C’est un nouveau jour du vent. En pleine lumière des faces de bougres

sont illuminées de la même foi. Disons que nous étions tous tortues, que nous

vivions tous le karma de la limace. Disons que c’était un matin où le soleil

soufflait sur les carapaces perdues sous un drôle d’angle, un matin révélant. Un

matin à chercher partout l’œil triangulaire où la bouche peut se poser. C’était réel.

Tant d’idées avaient déjà embrassé Claire sur la bouche.

Je passais de mains en mains. Quelque part dans les bras de Dora, porté

de princesses en princesses, Claire me voulait comme avant. Avant quoi ?

Un jour, âmes, quelqu’un vous reviendra, ses yeux seront si beaux que

vous les regarderez comme lui regarde les vôtres. Un jour vous vous

souviendrez de l’enfance et ses soupentes. Un jour, vous compterez vos amours.

Un jour je ferai l’amour à Claire comme personne, comme jamais. Un jour… Je

nous trouverai à tous une place à Cabourg, entre les morts. Un jour ne restera

que mon testament-tintamarre.

Ce sera comme avant.

Et les loups viennent prendre la forge.

S’il faut parler avec les loups, s’il faut nous couvrir de nos propres

excréments, s’il faut se faire humer l’haleine dans l’haleine, si les effluves

maudits et les vapeurs mortes doivent se manger par la gueule et que cela est la

promesse d’un baiser de Claire, pourquoi pas ?

Et les loups s’expliquèrent :

« Vous les gueux, les loulous, venez quelquefois vers nous pour être

propres, vous refusez depuis le début du monde la suavité où nos babines

cherchent leur mère. Vous avez peur du sang comme nous avons peur de vous.

81
Être proscrits ne vous rend pas plus proéminents mais juste comme nous,

malheureux. Mais nous, nous le savons : notre race est d’être loups. Vous nous

avez tellement exterminés que nous passons notre avenir à boucher des places

mortes. »

Le chef loup avait une femme qui me demanda qui j’étais de plus que le

fou de Blanche Neige.

« Je suis le passage plus du tout obligatoire, le presque plus jaloux, un

coup du vent, son homme si elle veut me soumettre. »

Animaux des errances nous vous devons le respect. Animaux des

errances, vous qui n’avez plus où dormir depuis si longtemps, avez-vous

rencontré Claire ?

Claire, Claire, il aimait tant s’envoler dans tes mèches de cheveux, se

griser dans ta crinière, en fumer les instants et puis, bien plein de la vie qui était

bonne, venir rouler dormir.

Petite Colombine, Dora, Fleur sanguine, petit tout petit, je n’arrive ni à sortir

ni à entrer dans l’humain, je n’arrive pas à voir loin. Je ne crois plus aux visions.

Une seconde sera celle de la tombe, mais est-ce un lit pour dormir tranquille ?

La porte est fermée, le seul air à respirer est Claire. Accrochons-nous à

tout ce qui bouge dans les murs. S’accrocher : wagon-poumons est cheval, chien

cou et nez bande de loups. Trop de trains roulent à vide. Trop de gares ne

jaillissent pas.

Martelons, amis, la peau du front. Il y a une possibilité de musique dans les

trous de l’amour, une musique qui tombe, qui crève la peau tendue du ciel.

82
Comme si nous étions ensemble, sans pour autant chercher à se connaître,

jouons là, dans le vide, dans les trous, à l’amour.

Partons d’ici avec les loups. Amis, chercheurs de Claire, femmes,

forgerons, sortons des carrefours, allons place Claire à Paris, comme avant.

Avant quoi ?

Comme avant, dans les bras qui protègent de tout, dans l’amour qui tient

chaud partout. Comme s’il n’y avait pas eu de début. Comme avant, la guitare

offerte aux orteils du sommeil pour des lendemains enchanteurs, pour bien jouir

de dormir, pour poser des promesses aux pieds du nouveau jour qui viendra

poindre avec nous. Masturbons-nous tous, surtout les mâles pour nous faire

femmes, pour ne faire qu’une seule race. Ne rougissons pas de nos excréments

roulés en boule, ne répudions rien, faisons tout ce que nous faisons comme des

preuves de nous, le numéro de téléphone de Claire peut briller à tout instant, la

bombe d’or d’elle peut sonner.

Nous ferons l’amour. Nous nous poserons comme les abeilles, nous

donnerons le bruit de nos ailes. Claire voudra-t-elle déposer nos enfants bleus

sur le haut des arbres qui poussent au firmament des montagnes ? Claire,

change-nous, nous voulons te porter toute de verre à nos lèvres.

Comme une coupe viking nous te viderons et sucerons l’os et tomberons

du drakkar et noierons le bestiaire fade qui nous ligote à une proue en forme de

Blanche Neige. Après t’avoir bue sous tous les noms, Claire, tu serais notre

seule idée. Cette idée serait du miel pour le cœur. As-tu toujours un peu de miel

à la commissure des lèvres ?

83
Claire, ou je vois double, ou tu es deux. Es-tu deux ? Claire, peut-être

connais-tu dans ce monde l’être à boire qui n’est pas toi. Celui où nous nous

rêvons suspendus aux lèvres, collés à la vitesse sacrée.

Je te vois en deux dans le même ciel : deux filles évadées se tenant par la

main, laissant les fleurs mêler vos longues aubes propres, deux aériennes, deux

femmes dans les fleuves du vent, une et la même, deux pour que par ce nombre

les yeux se reposent. Être triple archange en paix avec ces deux cœurs…

Dora caresse la photo de lui qu’elle porte autour du cou dans un cadre de

graines rouges. Dora nostalgique parle à son fétiche. Elle tient, entre le pouce et

l’index, cette tête qui, même morte, ne pourra pas la dégoûter. C’est Dora vue

depuis les tissus roulés du cœur, au-delà de l’horizon, dans une planète

anthropomorphe.

Claire et sa sœur peignent les cheveux du ciel…

Sur terre, les cobras se sont mis à battre dans les poitrines. Un jardin

recouvre le ciel. D’une fleur sort le père des abeilles venant demander de lui

sacrifier dix idées, dix images et dix doigts.

Suis-je dans la constellation des cerveaux malades ?

Le miel de Claire n’a rien de malade, ouvrons la bouche et cachons un peu nos

dents à faim, usées par la fin de l’amour. Monsieur le père des abeilles soyez le

bienvenu.

Il s’y colle. Et nous, nous aimons ses grosses cuisses butineuses qui font

gicler du sirop au goût de taxes féodales de vieux fainéant. Nous trouvons

important de ne pas l’abîmer, du plaisir à le lécher. Pour les dizaines d’idées,

Dieu, les images, les femmes et le vent, les doigts et les visages peuvent lui en

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parler pour nous. Ne le mangeons pas, c’est à lui de nous digérer sans que nous

en mourions. Confessons-nous. Notre pénitence est agréable : rester là,

longtemps, dans notre bouche emmêlée, pendus à un fil de sirop sucré. Nous en

partirons spectateurs et nous en relèverons. Il faut, en effet, qu’il y ait des avenirs

autres et pas trop loin dans les au-delàs, des pages avec lesquelles on danse et

que l’on finit par franchir puisque nous durons.

Une reine libérée vient jouer du tambour sur le toit de la maison de

l’apiculteur. Nous n’avons qu’une idée en tête : poser la main, notre main, sur la

beauté. La reine s’emballait, les tuiles écrasaient les ruches, ce n’était rien de

plus que le vent. Ce n’était que l’air des jupes de Claire et Claire. La beauté

n’avait pas le temps d’attendre pendue à rien. C’était comme la fin d’une histoire

où nous nous serions garés en passant. La beauté, selon Claire, n’avait pas le

temps d’attendre pendue au miel cérumen. La beauté aura un air de Claire

quand un autre vent passera.

Claire ne parle pas, même non dits, les mots de femmes savent faire mal

aux hommes.

Les abeilles ont laissé un dard dans le sang, du froid, aux doigts des

bagues sans pouvoir, des questions comme : « La beauté nous arrive-t-elle avant

ou après l’humanité ? »

Avec Claire c’était beau, les oiseaux chantaient jour et nuit. Libérez-moi en

pressant cinq femmes folles d’amour sur la terre vaincue et écroulée, je veux

monter au ciel avec les genoux des arbres.

Une fumée bleue monte vers le ciel, précédée des fusées de l’âme.

85
Refaisons-nous brindille. Des siècles, des semaisons, des Seines, des

muscles, des vins, d’autres seins de Vénus ont un fleuve Seine pour nous…

S’envoler… S’envoler du dos.

S’il n’y a pas de place là, en restant ici pauvres saints à roulettes qui se

sont fait voler l’amour, alors, continuons à marcher à l’envers, du mauvais côté

du pull de Claire, enfilés par les obstacles, le malheur dormant le désir contre la

peau.

Le ciel ne peut pas tout remplacer. Revenir en arrière fait peur, devant le

vent ventile.

N’ai-je pas bien appelé Claire, y a-t-il quelqu’un dans les pales de

l’horizon ?

Claire doit briller dans un autre ciel, il fait soleil.

Soleil, vas-tu bien ?

Tout du soleil est une ombre pacifique, magnifique. Tout de Claire lui fait

demander l’amour, de rester fâché avec la mort.

Tout du soleil de Claire montre un théâtre qui fait danser sous la pluie, où

l’on se sent tulipe en cueillant ses bonnes gouttes.

Il y a si longtemps qu’il n’a pas plu sur Paris.

Claire n’était pas venue parce que je ne lui avais jamais fait de la place.

Peut-être est-elle sur l’autre rive…

Et si nous étions simplement du mauvais côté de la Seine ? S’il fallait

passer à l’autre pour voir le cœur où les pétales se rejoignent ? Si c’était sur

celui-là qu’il fallait mettre le feu aux jardins, faire perdre la mémoire et en jeter la

86
terre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une trace au monde, aux yeux crever les

tempes ?

Avec ce temps où nous avons tant traîné, je ne sais plus si nous sommes

rive droite ou rive gauche. Droite ou gauche, sortons de cette rive, de ce pays

hippique où coulent des amazones, des forgerons en cage et des collants

abandonnés.

Claire dort dans son pull, un papillon de nuit pour compagnon. Que sont

jolies les lèvres d’une femme qui souffle sa brume bleue sur les ailes du sommeil

qui l’a prise.

Claire, à quoi rêves-tu ?

Claire vole, Claire migre. Claire, dans son sommeil, tricote des nuages.

Dans son écheveau, elle veut voir les pieds de l’ange qui a planté sa statue tout

en haut du Mont-Saint-Michel alors qu’elle n’était pas née. Elle veut, quand les

siens la font voir fermée, ouvrir les yeux de l’humanité qui a mal sous la torture

du vinaigre échaloté et du citron, qui sent le couteau et voit venir la bouche.

Notre Dame pleine de sens, les vieux dolmens qui germent, les forêts qui

chantent, les pierres qui racontent, tout est photographié par le rêve reporter de

Claire.

Je lis ce livre en marchant. L’amour vous est-il revenu ? On ne demande

pas assez souvent à Dieu s’il a besoin de nous.

A rive sans fleuve.

Paris s’ouvre sur une rue non répertoriée : la rue Z.

Nous y sommes.

87
Un vieil homme y est passeur. Très barbu, très arrière grand-père. Il se

pourrait que ce soit encore celui de Dora.

Il me dit : « Blanche Neige ne t’aime plus, Claire dort tout habillée, Dora a

mal aux pieds sans toi, tu avais fait une promesse à Fleur et elle se fane. Tu n’as

pas la bonne lumière en toi . »

Je me détestais. Il voulait que je lui offre des fleurs, il y avait si longtemps

qu’il n’en avait pas vu. J’irai marcher sur le vide aller et retour.

Claire, je lui ai montré mes mains, j’aurais aimé que tu sois avec nous. Il

m’a regardé passer. Ses yeux n’en savaient pas plus. J’ai aimé comme si tu étais

avec moi, à perte de vue, un champ de tulipes sucrées. En n’y passant que la

main, j’en ai coupé une délicatement, la lui ai tendue et l’ai laissé dans un grand

bonheur. Va-t-elle repousser ?

Cette rue Z en rappelle une empruntée en naissant. Combien de fois peut-

on la passer dans un sens et dans l’autre ? Je suis sur l’autre rive de la rue Z,

rue dont les deux côtés bordent le vide où passent les trains de la mémoire.

Ô tulipes. Ô chères tulipes. Il nous faudra, pour ne jamais vous blesser en

vous aimant, apprendre ce que vous mangez et quels sont vos états

fécondables. Pensons-y pour ne faire que le bien.

Après le jardinage, Claire, j’ai pensé avoir trouvé ma voie et ai dormi pour

mieux ouvrir les yeux. En plein au-delà de la rue Z, je cherchais ton numéro de

téléphone. Je t’aurai dit que les hommes sont nés pour lire, pour pouvoir se

sentir la tignasse inspirée, se surpasser, tomber sur eux.

Fermons les yeux pour mieux marcher.

88
Avancer, avancer, entrer dans la terre, se façonner une amie de glaise, une

amie qui ne disparaîtra pas. Cette femme sculptée même pas terminée, lui parler

et s’y planter. Lui dire que nous referons des enfants et la vie.

Pensées étamines, étreintes de terre, frissons poétiques, amour, rien que

l’amour.

De toute façon, Claire avait sans doute changé de numéro de téléphone

depuis longtemps.

89
CAMILLE ET SES DOIGTS QUI CHANTENT

90
Et après ?

Après Claire pas trouvée, s’éloigner de la Seine où nous n’avons jamais eu

pied, nous enfoncer rive gauche. Se poser devant un restaurant à chile. Bien sûr,

il est fermé à cette heure. Alors s’asseoir devant, serrer dans les mains la tête

pleine de femmes de cœur et les maroufler sur la neige et l’eau de notre peau

tendue par l’amour. Bien serrer à cause des aspérités : des nids à migraines où

sont prisonnières des photographies de Cabourg, de nuits sur la cheville de

Dora, de bouquets de fleurs pleurées, de cils tombés avec les larmes de

Colombine, de trous laissés par Claire. Ma tête est pleine de poudre d’argent

pour que, dans vos yeux gouttent à gouttent des perles de vent et de couleur.

Je vivais ce que je pensais, comme ça, quand une sculpteuse ivre me

tomba dans les bras. La chance sourit toujours à ceux qui aiment le vent. Ça

m’émeut.

Ça m’a tellement ému que l’envie de raconter me monte. Que le rideau se

réouvre, que le vent m’aide :

Elle avait trébuché sur lui, jolie Alice en quête de merveilles, dans une nuit

à elle qu’elle se refusait à voir finir.

La novice totalement dyslexique se prend les pieds dans les mains. Elle

veut grandir et continuer à croire au petit Jésus. Pour dire qu’elle compte faire

des trous dans les montages et libérer le feu des volcans, elle s’embourbe dans

un incroyable flot de mots où des manteaux et une mémé lui agacent la langue.

Elle ne veut pas rentrer. Il suffit de regarder ses yeux pour la traduire. Vous

souvenez-vous des mots que nous cherchions quand il s’était fait mal à la tête

contre une vitre ? Du flot des mots quand ils étaient secs ?

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Quand elle s’accrocha à son bras, il ressentit une blessure ouvrir sa

bouche pour crier et lui demanda de se taire. C’était vraiment du bon vent qui

soufflait là. S’étant exclu des états de vie et de mort, convaincu d’être incapable

de se situer, de trier les souvenirs et les devenirs, il mit de l’ordre dans ses

croyances : elle était belle et à son bras. Comme lui, elle avait un os de la tête

démis par les gens du jour.

Il était moins faible et la portait. Une bouteille pleine ça ne se refuse pas.

Bouteille, contiens-tu toutes les forces de la nouvelle nouveauté ? Elle était ivre

et se ressourçait en puisant à ses côtés du vieux vin qui creuse.

Cahin et caha vont donc clopin et clopant parce qu’elle avait de quoi fumer.

Ils ne font de mal à personne, ils veulent juste ne pas voir le jour lever trop haut

le soleil devant leurs yeux. Vint, obligatoirement, le passage aux confidences :

pour elle c’étaient deux mains qui tenaient un astrophone (contraction des mots

« astre » et « microphone »), pour lui un papillon et un flocon de neige. Ils

marchaient et le temps les laissait passer. Quand elle lui a dit que leur rencontre

tenait du miracle, la pensée de Blanche Neige lui est revenue.

Elle est ivre et fait tomber les graines de ses malheurs dans la main qu’il

pose sur sa poitrine. Elle appuie comme une folle sur la patte qui la touche, le

conduit sous l’étoffe. Que la femme est douce… que sa peau fait voyager loin

des guerres. Qui est cette petite oiselle ?

- Qui es-tu mademoiselle ? Tu t’appelles ?

- Aujourd’hui c’est Camille.

Camiiille. A capela, avec ses mains, elle chante son nom, fond en lui. Elle sculpte

dans l’air des chansons profondes, des statues musicales. Elle chante, chante la

92
folle sucrée et la vie se fait jolie. Il sort d’elle des formes, des couplets, des

refrains.

Ils s’embrassèrent et le monde vida dans leurs gorges des camions de

couleurs. Elle releva la tête, elle voulait voir ses yeux en face. Il les remit aux

bords de leurs terriers.

Sans Camille vers où aurait-il continué à marcher à jamais ? Quelque

chose de bien devait maintenant lui tenir la main. Le vent de ce matin-là sentait

bon.

Camille à envie de vomir. Elle dit qu’elle a voulu se suicider au buvant.

Impossible ou il le saurait. Mais Camille pleure et ça lui fait mal.

Après la dernière quinte elle se délivra de ses escarpins de star de

passage pour les offrir à un pauvre clochard qui n’avait rien demandé et les a

sucés au goulot en éructant une insulte misogyne. Cette anecdote n’apporte rien

à l’histoire mais, comme certains détails sans importance des rêves, elle est

restée gravée dans ma mémoire alors que tant d’autres faits, que j’imagine

primordiaux en l’instant, se sont effacés.

Elle le portait, il la portait. Ainsi, dans la ville de la fée électricité, la fresque

la plus laide au monde, il y avait à vivre encore beaucoup de merveilleux. Du

merveilleux bon comme un moment au coin du feu avec notre grand-père,

extraordinaire comme Camille dans sa fin de mauvaise nuit, de la lumière.

Il n’y a pas de risque, vous pouvez mettre les doigts dans la prise

électrique à éclairs bleus pour flashs d’enfance. Il commence à faire jour et

pourtant l’électricité ruisselle sur les cuisses de Camille. Il met le doigt sur son

nombril du milieu du jour, creuse un sillon d’amour dans les formes de la belle. Ni

93
l’un ni l’autre ne peut dire pourquoi la nuit passe si vite au jour, se couche sans

lutter davantage. Que la nuit et le jour s’emmêlent les pinceaux, Camille et lui

nouent autre chose. Leur main de vingt doigts, leur majeur de folie, leur nœud

colossal se dresse vers le haut. Que montrer ?

Camille sortait d’un mauvais plan à la télé, elle avait eu beau battre l’air de

sa gorge, aucune chanson n’était sortie de ses mains, pas la moindre poterie,

pas un seul bonhomme en fil de fer, le bide… Elle avait tant sué de honte et de

déception qu’elle avait couru dehors, puis marché et bu, doutant d’elle, en feu.

Tout aurait pu être un autre, elle était tombée, ou plutôt avait trébuché sur lui. Ça

aurait pu sentir les peines qui s’enlacent, les vies qui vont se réfugier dans un lit

fait, mais le bon vent les avait menés là. Ça fait ce binôme qui n’a qu’une jambe,

cette rencontre non contrôlée, ce couple. Il l’a montée sur son dos pour qu’elle le

porte chez elle. Chez elle peut-on remplacer Blanche Neige ? Il trottinait en

remerciant les hasards de la vie, une culotte large comme un doigt dans la

nuque, deux faces rebondies et joyeuses sur les épaules, c’était du temps

d’avant le string. Il avait la sensation qu’il y restait quelque chose à pouvoir

gagner au tiercé des étoiles. Plus haute que lui, elle respire le vent et tombe

amoureuse.

Camille. Camille hirondelle, ses éperons dans les côtes… Comme cocher,

elle est douce. Ça donne envie de lui laisser la vie à gérer et de n’avoir plus qu’à

aimer l’idée de l’horizon. Elle est l’oiseau-doute des rêves amoureux.

Quand chacun d’ici sera mort, quand plus personne ne comptera, quand il

n’y aura plus rien à énumérer, même plus les prénoms et leur double, même plus

les bras, même plus les doigts, quand les hasards n’auront plus de rencontre,

94
quand chacun de cet acte et de ce théâtre aura fini de passer par le temps,

porterons-nous le grand jour sur les épaules ? Nous laverons-nous ?

Camille évoque des arbres et des pluies. Il l’aspire par la nuque, elle

l’inspire. Elle lui musque son nez cervical, trouve des trous par où entrer. Elle est

comme l’eau de pluie qui coule d’une branche, une branche d’un arbre de vie.

Ils arrivent, Camille descend en amazone et pieds nus ouvre la porte de

son joli appartement.

Les siècles d’après, vus d’elle :

« Nous vécûmes pas mal de temps ensemble, souvent défoncés, sans

tension, ne nous accrochant jamais, quand il nous arrivait individuellement de

perdre l’équilibre, aux fils qui délimitent le bien du mal. Nous avions tellement

peur de nous électrocuter l’un sans l’autre. Je sculptais des chansons que je

voulais que les autres voient. Il était gentil.

Il y eu quelques disputes à cause de drogues qu’il m’interdisait jusqu’à

pouvoir en devenir violent, alors je faisais valoir mes obligations pour assurer le

quotidien, je les érigeais en droits, sortais mes griffes et finissais par me calmer.

Il me serrait dans ses bras : « Jeune Camille, tu vois, tu n’avais pas besoin de

celle-là . » Et je comprenais tout des histoires qu’il me racontait, tout des voyages

où le contenu de la valise est bien moins important que la force du vent. Quand

je lui disais qu’il avait bien fait, il était fier de lui. Nous nous adorions.

Nous nous adorions, n’avions pas peur de nous. Nous nous touchions

beaucoup et tout ce qu’on nous avait dit sur la pudeur tombait en poussière.

Nous nous sucions les doigts à en jouir, nous déguisions, nous reconnaissions

jumeaux et finissions épuisés dans la peau l’un de l’autre. Nous nous courions

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dessous, dedans, dans tous les sens, nous traversions nos vies en signe de

communion.

Nous nous amusions.

Nous étions tellement ensemble que je lui avais demandé d’écrire mes

sculptures. Il prenait plaisir à faire rimer l’angle d’un nez avec des volumes de

regards. J’étais sûre qu’il avait beaucoup de mots en lui pour moi, qu’il crevait de

l’envie de revivre. Quand je rentrais, je le retrouvais la main vivante sur des vers

ou endormi sur des feuilles froissées. J’aimais l’idée de cette chère âme qui

faisait tout pour trouver la longueur du vers-lasso qui, depuis la scène, les ferait

tous mes prisonniers.

Il en a pondu des œufs pour ma voix des mains. Il en a fait courir des petits

lapins dans ma gorge… Il les a tellement imaginés ceux du premier rang qu’il les

connaissait par cœur. Je ne voulais pas qu’il sorte.

Ce devait être un soir comme les autres, je devais sculpter doucement,

susurrer de la libido devant un micro. Chez moi il devait être dans la cuisine à la

pendule arrêtée. Il ne pensait pas à s’évader, il m’attendait. Il a éteint la télé et a

fumé dans le noir. D’où j’étais, je l’ai senti voir les îles que je racontais et me les

prendre. Il se passait quelque chose que je ne maîtrisais pas. J’ai jeté mon

torchon et pris un taxi pour vite le rejoindre. Et s’il posait des questions à mes

îles : < Pourquoi ne me donne-t-elle jamais les clefs. Pourquoi m’enferme-t-

elle ? > Une lune rouge brillait dans l’œil du taximan qui me ramenait.

Ce n’était pas très grand chez moi, il devait m’attendre, mes îles à ses

pieds.

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J’avais très mal aux pieds

Je rentrais vers mon homme

Tendue, assise, butée

Dans Paris, en môme

Fatiguée, seule, creuse,

Bateau pressé, femme-nœud

Je rentrais être heureuse

Vers ses creux verts et bleus.

Une nuit sur son dos amène

J’avais traversé sans peur ni vitesse

Des siècles de rues, des croisées de chemins

Je rentrais vers moi avec ma laisse. »

Il avait peur que Camille soit curieuse, qu’elle pose les questions qui visent

et touchent, qu’elle s’aperçoive qu’il devenait fou quand elle le laissait. Vous

souvenez-vous de cet étage qui donnait envie de se suicider en se jetant vers le

ciel ? Les voitures étaient si petites en bas. Le dix-huitième, je crois.

Mais, son taxi arrive. Mais, cette nuit continue.

Camille n’avait jamais voulu violer ses secrets, jamais essayé de casser la

coquille d’une larme enfoncée et bien bloquée dans son écrin. Cette nuit-là… A

peine arrivée, sans un mot, elle se jeta dans ses bras pour flipper avec lui. Nous

nous tenions les mains, nous réchauffions les coins, nous taisions. Camille se

97
lançait vers l’eau de lui comme si ça pouvait la consoler. Quel silence

l’oppresse ?

Ce silence a un don, tout simple, tout bon :

Nager dans les eaux où nous ne voyons pas.

Je l’appelle le vent, il faut bien un prénom

A donner à celui qui nous habite comme ça.

Camille minuscule, infiniment brisée,

Morte quasiment, avec ce qu’il faut de vivant

Pour écouter, être, respirer

Entend ce qu’est le vent, le vent, le vent.

Le vent est cet anneau autour de la structure,

Il est main, œil, formes. Camille

Se perd, Camille est en rupture,

Elle voit le vent qui passe et joue aux quilles.

Les doigts de Camille étaient chez eux, sur lui. Des nuits et des nuits, sans

sortir, nous avons lancé de loin des caramels à Notre Dame de Paris. Nous-nous

transportions loin, nous fumions les ailes, nous relevions réveillés, nous

enfouissions dans les rosiers que ces doigts faisaient pousser. Et, dans cet

appartement, devant nos silences, tous les prénoms du monde étaient écrits sur

les murs.

98
Ce n’était pas une nuit comme les autres. Un jour, un jour, l’un des deux de

la même vie ne prend pas la même fusée. Où va l’amour quand il part ?

Rien de Camille n’est de trop, partir sans elle doit être se désintégrer au

décollage. Elle regarde dehors avec ses yeux immenses et leur envie de tous

nous sauver. Elle habite à deux pas du mont Parnasse et fait quelques provisions

pour les souvenirs, pour après.

J’aurais aimé lui avoir écrit des chansons de Léo Ferré, des sculptures sur

mesure pour la the nana qu’elle est. Tous les jours –dans ma tête- j’avais porté

mes bagages sur les rives toutes proches du confort amoureux pour qu’ils

prennent l’air. Mes mains, en ces temps-là, étaient lestées d’envies d’évasion.

De crépuscules en heures qui arrivent, je doutais de moi, tendais vers la mer.

Camille me faisait souvent couler un bain et je m’écroulais dans la mousse

si bonne de cette chanson blanche. Je coulais de beaux jours avec toi Camille,

au temps des très belles heures à ne rien être de plus, à juste faire semblant de

penser, d’être heureux ou malheureux et d’écrire pour toi. Au temps du plaisir

qu’il y avait à entendre revenir les mots quand ils étaient passés de la tessiture

de l’encre à celle de tes mains.

Au temps où ça te faisait marrer comme une gosse de souffler sur l’écume

de la petite mer que tu avais faite pour lui. Et, comme d’habitude, la savonnette

lui échappait des doigts et tu plongeais avec lui dans un fou rire. Au temps où tu

allais mettre en forme une cigarette que vous fumeriez ensemble quand il

sortirait, tout neuf, de la salle de bain, de mer, d’océan, d’eaux. Tu roulais, il

profitait de ce temps pour essayer de faire passer Blanche Neige et une Claire

99
par le trou de la baignoire. Au temps où il reniflait la serviette pour s’assurer

qu’aucun siècle, qu’aucun matin, qu’aucune poudre de femmes d’avant ne s’y

étaient posés.

Propre, venir fumer et regarder les choses avec toi, ensemble.

Mais, mais depuis une nuit tu es là tout le temps. Je ne peux plus t’écrire

des prières pour orants en quelques minutes et quand elles étaient faites, qu’ils

avaient les genoux secs, me promener tout au long des longues enfilades des

heures et parler à ton chat. Fasciné par les ongles rétractiles de ton petit tigre, il

faisait les questions et les réponses et, quand ils ne trouvaient plus rien à se dire,

il le payait en le peignant, ça durait jusqu’à ce que tu reviennes.

Te souviens-tu, ton sacré Mistigri avait les poils les plus ordonnés du monde, ça

faisait au moins quelques choses que j’arrivais à démêler… Tu étais au front,

chez toi nos ronrons griffus draguaient des déesses ; nos pensées, par ces

gestes repues, et nos panses aussi, momifiaient leur savoir sans se soucier de

fouilles possibles à venir. Quelqu’un chez toi s’occupait de ton chat. Tu t’étonnais

de leur histoire, sans plus, juste ce qu’il faut.

Quand tu n’étais pas là tout le temps, l’alcool, la drogue, le Gourmet et les

litières tombaient du ciel. Mistigri et moi nous serrions, j’en renaissais. Puis tu

arrivais et j’allais avec toi dans une autre chaleur. Nous avancions, devenions

chatons, jouions à faire l’amour, nous amusions avec les plumes qui toutes les

nuits tombent du ciel.

Au temps où Camille n’était pas là, des plumes à Mistigri et moi faisaient

éternuer les anges. S’il peut se souvenir, il a sur le dos des poussières gonflées

d’histoire. Miaou…

100
Une veste, un sac, des pompes en vrac au pied du canapé…, ce doit être

banal mais combien de fois ai-je contemplé ce tableau de toi comme le chef des

chefs d’œuvre, la perfection de l’instant qui arrête le temps, un point de suture

sur « il était une fois. »

Camille savait arrêter le temps avec ses mains qui chantaient.

Maintenant qu’elle était collée à Mistigri et moi, le quotidien était moins

généreux, de moins en moins de cadeaux tombaient du ciel mais, riches de

nous, elle ne chantait que chez elle. Alors, la vie naissait là et faisait oublier les

bruits de la création du monde. Le souvenir du choc des vertèbres empilées en

force dans le fleuve du dos était loin, très loin. Elle avait pouvoir de démurer

l’oued pour qu’il déborde du ventre de l’échine. Et le ventre n’était plus aride…

Mistigri joue avec les collants de Camille, je me moque de lui, les lui vole et

les mets en bandeau autour du front. Je lui fais l’indien, elle bat la mesure,

frappe dans ses mains, rit.

Elle avait des doigts superbes. De longs doigts fins et pleins sur lesquels

venaient se poser des papillons, des doigts d’où l’on aurait aimé pouvoir

s’envoler pour ne suivre qu’elle. Camille nous couvait, je me spécialisais dans la

ponte de chansons pour chat et amour. Nous ne faisions plus que lui, elle ne

suait jamais et, plus elle allait jouir, sentait bon… Et, et… et la petite Camille

m’affirme qu’elle m’aime parce que je la fais rêver, bien rêver.

Voilà pourquoi Camille et ses doigts qui chantent sont de ma vie. Petite

oiselle, une nuit, était rentrée définitivement pour être là quand je sortirais de la

sienne. Ce temps que l’on pouvait imaginer sans fin et qui nous fût bon, Camille

en comptait les pas en se retournant pendant que Mistigri et moi le regardions

101
passer, en cons de mecs, comme il le faisait de nous. Que pouvait-il se passer ?

Il se passait que Camille s’occupait de mon affranchissement depuis qu’elle avait

senti, une nuit, une douleur dans ses îles et avait été sûre, après, qu’elle venait

de moi. Si je me sens son esclave, elle me donnera toute sa liberté pour que je

sorte. Je n’étais pas plus enchaîné que Mistigri, juste chéri, mais il y avait si

longtemps que je n’avais pas regardé le jour dans les yeux.

- Camille : « Il faut que tu vois le jour autrement, avec Mistigri nous te

demandons de m’écrire encore une chanson. Regarde, j’ai mis ma tenue de

scène, la même qu’il y a plus d’un an, celle des adieux, la boucle est bouclée. »

Rien n’est sorti, j’avais perdu l’habitude. Elle n’a pas pleuré, est restée

droite dans son short de spectacle et m’a demandé, en me disant merci, de lui

laisser tout le sable de mon cœur avant de partir boucher la mer. Elle m’a dit, elle

m’a dit qu’elle aurait beaucoup de mal, dorénavant, à chanter. Mes bras

désordonnés battaient dans le vide.

J’entends encore Camille : « Tu vas apparaître ailleurs. Tu vas me

manquer, tu vas être autrement qu’en moi, tu ne vas plus jouer sur moi avec tes

cheveux. Qui après toi voudra encore de moi ? Nous n’avons pas à nous

plaindre, il y a presque deux ans j’aurais pu tomber sur un con et toi aussi. » Elle

déposa un baiser sur mon front et me tourna le dos. J’avais un beau timbre

comme frange, j’étais bien affranchi.

Au petit matin j’ai poussé la porte qu’elle avait laissée ouverte et suis

descendu, sans Mistigri, jusqu’à l’air libre, libre. J’avais eu l’idée qu’une odeur de

café moussu m’attendait. Mais non. Qu’est-ce qui avait changé depuis qu’elle

m’avait aidé à monter chez elle un matin très tôt ? Les arbres et les oiseaux

102
avaient-ils eu d’autres enfants, des enfants feuilles, des enfants gazouillis, de

nouvelles vies ?

En bas, après l’ascenseur et les miroirs du hall, au rez-de-chaussée sans

musique, avec un autre cœur, lever les yeux vers les baies vitrées du dix-

huitième étage. La façade pleure en silence et ce silence me fait peur. En haut,

tout le long de l’immeuble de Camille, des yeux de chat éclairent les taches du

caveau en béton. Un mur laid me montre ses langues tranchées à vif à coup de

truelles. Camille douce est là-haut toute douleur. Vous souvenez-vous ? Entre

deux lames d’un rideau à jalousies vous pouvez l’apercevoir vous regarder. Elle

est là-haut avec ses doigts qui ouvrent tout, avec son front qui nous a recueillis

et protégés. Chantons pour les oreilles des murailles et des vitres !

C’est du théâtre, ce sont des mots lancés, c’est ce que veut le vent.

Partir, poser une larme de plomb aux pieds d’où elle habite.

Marcher.

Qui nous veut avec nos pieds brûlés, nos pieds irisés aux orteils de corne ?

Qui peut avoir envie de nous demander l’heure ou du feu avec ce vent ? Qui veut

se laver les mains devant tous ? Qui a les réponses emplies de compassion ?

C’est à genoux qu’on prie, à genoux qu’on se connaît.

On ne part pas facilement de Camille.

Au plus profond des secrets est la source de vie, les femmes sont comme

des puces sous mes ongles. J’ai des idées d’été, des pulls à tricoter aux

araignées de la conscience, envie de retourner à la source des vies, voir se

coucher le soleil et la paix sur les murs de l’amour.

Qui s’occupe des doigts de Camille depuis ?

103
Quand nous étions petits enfants, poser des questions sans sens nous

faisait pouffer, nous harcelions de nos rires saugrenus la surveillance de celles

qui, pour nous, étaient vieilles. La vie immense, comme un fil est aussi passée

par ces petits trous en délivrant son permis d’être là, le droit à chacun de

réinventer son théâtre.

Et vous luttez, pris dans les traces d’une aspiration propre, non

partageable. Vous essayez de remonter dans votre poitrine, vers vos yeux, de

remonter le regard transparent du vent. Mais, il reste dans l’ascenseur humain la

morve qui coince de son gras l’entonnoir de la voix, des larves de pensée, des

résidus d’étés où seule et silencieuse vous protégeriez tous vos bébés dans

votre poitrine.

Sans Camille, je n’aimais pas l’idée que la terre tourne et la rendait

responsable de ma fatalité à être aimé vite. La folie du vent venant sans cesse

attiser les amours cuites était aussi de la faute à cette terre qui se sentait obligée

de tourner toujours, toujours et toujours plus vite au plus profond de moi et en

sortait, alors que j’en rêvais d’autres, des mots ongulés et fourchus. Mon corps

en nécessité de grue ? Toujours de la faute à la terre !

Seul en bas, la vieille obsession d’agression sur celui qui m’avait volé

l’amour me reprenait. Il serait toujours fautif. Allez ! dans le même sac que la

terre, le reptile !

Paris sans Camille, Camille là-haut dans son appartement. Une réflexion

posée tout en délicatesse sur son toit : ceux qui ont des maisons sentent-ils

quelquefois en rentrant chez eux que quelqu’un y est passé en leur absence ?

104
Les fleurs ont bougé, une chaise veut parler, ce n’est pas comme en partant.

Une présence a changé le paysage pour quelque temps…

Plus aucune drogue, difficile de peindre des paysages où l’on n’est pas.

Plus de drogue c’est ne plus avoir horreur des questions et de la vie. C’est

descendre avec étonnement dans une couche de vent où le corps a sa place, où

la vie n’est plus une ennemie. Camille frappe en moi et je lui réponds. En lui

écrivant cela je me sens tout près d’elle, loin de la peur, vivant.

Envie de folles jeunesses encore quelque temps. Envie d’une maison en

couleur qui pourra me couvrir jusqu’aux fesses. Envie d’une veste rouge.

À la quête de cette sacrée veste.

Une veste rouge, un pantalon vert, une boule Neste, car cet été je dois être

beau et avoir tellement grandi qu’à l’automne elle m’arrive aux coudes. J’ai

encore un cil de Camille sous la langue, où puis-je aller le faire briller ? Jusqu’à

maintenant je n’ai joué qu’aux billes (aux filles ?) en m’écorchant les genoux

jusqu’aux poumons et pris la peau comme elle me tombait dessus. Avec la veste

rouge tout va changer, je ne l’enlèverai pas pour faire l’amour à celle qui a du

temps devant moi. Puisque ma conscience ne peut être nouvelle, que cette

tenue prenne sa place sans culpabilité, le silence de neige ne me ressuscitera

pas.

De mes femmes, à l’heure qu’il est au vent, je n’ai pas de nouvelles. Si

l’une d’elles a poussé sa route jusqu’aux couleurs des mystères pourquoi ne

m’a-t-elle pas prévenu ? Je suis un marcheur, je l’aurais revue et aurais dansé

avec elle sur la palette de ses découvertes.

105
Je veux une veste rouge pour couvrir mon nombril maman, mes épaules

peuplées de mondes, mes cartilages forts où nichent les amoureux. Je veux, un

brin de paille dans la bouche, souffler du bon jazz et faire pleurer de bonheur.

Une goutte vient de tomber sur mes bras demandants, elle est à vous. Une

goutte salée vient de tomber des yeux de Camille sur le bras de personne, elle

doit avoir froid. Au diable les larmes de la terre, la mer de l’amour m’attend !

Camille a entre deux dents de devant un espace dit « du bonheur » permettez

que je lui offre et y glisse cette branche de graminée née depuis deux lignes de

bonheur.

Où porter la vie ? Où vivre ? D’où voir que seule l’immensité accueille ?

À Cabourg la terre est plus profonde, l’océan joue et ses vagues

métronomes mettent une musique dans le ciboulot. Il va recopier cette chanson

pour Camille et la lui déposer dans la boîte aux lettres : pas vu, pas pris.

Cette chanson verte, il ne sait où, les unit tous les deux à la vie.

D’où voir que seule l’immensité accueille ? Un petit arrangement avec le

vent pourrait le faire passer en Egypte, ou ailleurs. C’est comme le veut la vie.

Les doigts de Camille savent-ils encore chanter ? Camille lui avait souvent

demandé le nom de l’eau blanche qu’elle buvait dans ses rêves. Ce breuvage

serait-il le sens du tout ?

Il aura toujours dans sa plus petite tache blanche sur le cœur l’odeur de

Camille. Arrivera-t-il à sortir des énonciations que leur vitesse même fait sentir

creuses ? Il va faire comme s’il n’y avait plus que l’amour. Il va aller vers une

autre eau, ailleurs en cet automne.

Camille, il en est sûr, apprendra à voler.

106
LUZ ET PERLE

107
Ailleurs, là où un œil s’est posé entre deux seins, là où attend Luz.

A-t-elle des réponses dans ses doigts ou un chien dans la poitrine ?

Portons-nous là-bas, où vit celle qui n’a pas peur, celle qui pousse la vie à coups

de tête.

Dans la rue après Camille et l’envie d’une tenue baba cool comme sur-

peau météorite, s’envoler… Ce n’est plus très loin, l’air tourne sans vent,

dessous la terre a craqué.

En bas, elle avait l’œil de sa maman chérie cloué sur la poitrine, celui de sa

grand-mère, de l’arrière arrière et plus si hérédité. Les yeux cloués au ciel elle

attendait un avion depuis longtemps.

Les hélices envoyaient un vieux fado dans le dos. Baissons les gaz pour

que l’atterrissage soit sentimental.

Il fait doux, c’est un bon présage pour déployer les ailes afin que rien ne

bruisse dans le ciel. Être là alors qu’on continue à marcher dans Paris pour aller

se rhabiller en rouge et vert c’est simplement être deux fois la même chose.

Dans une boutique de la montagne Sainte-Geveniève une veste rouge vient

d’être vendue pour une belle vie.

Envie de se poser.

C’est en un palais grandiose en Turquie. Le cœur arrive le premier, il a

tourné en rond et en a mal à la tête, ses caves et ses aortes, encore à

Mouffetard, lui sourient bêtement. Drôle d’avion que celui de la bilocation par

hasard.

Elle est plus brune que Blanche Neige, beaucoup plus sauvage. Il est sûr

que ses larmes seront plus fécondes. La magie irradie cette femme terre, la

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transperce de lumière de lune. Peut-elle tout changer en mieux ? L’avenir, aussi,

espère.

Fin de l’été ou début de l’automne, c’était entre juin et novembre, la nuit se

fout du calendrier.

Qui traîne-t-elle chez elle, la limace sans veste rouge livide sur un banc

parisien ou un aviateur maboul ? Elle a couché ça chez elle et le gagnant a dormi

en boule contre elle. Au réveil, le premier bouger a été de l’embrasser sur les

lèvres, de la mélanger à la salive comme on colle l’enveloppe qui contient une

lettre chère.

L’aviateur reprenait ses esprits… se réveillait ailleurs.

En collant une oreille sur la terre de chez elle il est possible de discerner

comme un souffle d’authenticité. Ce n’est pas encore une lumière très forte mais

en cherchant plus loin dans cette femme ça peut donner une saison au-dessus

de toutes, un été sans limite. Elle dit qu’elle est d’accord pour ces fouilles-là.

Sans arrêt elle lui sert de l’alcool arabe au goût de regret qui fait replonger dans

l’amour. Ces liqueurs qui reposent et posent l’esprit dans un ciel de douceur font

partir au loin regarder… On s’occupe de lui. Une femme lui enlève la peur qu’il a

sous la peau. Il s’accroche un peu, en souvenir, à celles du temps passé contre

qui ses oniriques pensées flottent, tout à coup en paix. Sur son corps revenu,

une fée fait chanter ses doigts. Il est encore fatigué, pas très conscient, il avait

bien fait de croire au jour qui pouvait se lever encore.

Si elle le veut, si le vent revenu les cache aux chasseurs, ils pourront savoir

un peu des lunes qui éclairaient de près les premières heures, ils marcheront un

peu dans les traces, maintenant oubliées, des pas des loups. Ils auront quelques

109
clefs pour les strates de ces nuits où de fiers mammifères mangeaient de

l’homme en maîtres, et même un peu du vrai de la légende de la fée Morgane.

Ne rien savoir d’elle et reprendre chair. Fixer l’œil bleu de sa famille qui ira

à sa fille si elle en aura une, ou à sa sœur, ou dans une boîte. Prendre son

sourire dans la mémoire du dessous des ongles, celle qui enchâsse du henné

qui y vit longtemps et finit par faiblir à mesure que l’arthrose empêche les doigts

de jouer avec le bonheur. Rien que la destinée…

Marcher dans des silences ovales et se promener sur la nuque de la belle.

C’est fou comme nous sommes petits. Elle est seule depuis longtemps, ne le

connaît pas encore et va lui faire oublier sa mémoire. Dans sa nuque comme un

nouveau pays, s’attarder question de voir s‘il n’y a pas de vieux époux qui

traînent. Elle vient de parler d’un ange. Qui est là ? Elle dit aussi que puisque

l’avion est venu, les anges ne mentent pas. Elle parle une langue qui fend le ciel

d’un grand sourire. En regardant sa bouche, bouche contre elle, on voit des

flashs de l’enfance d’elle. On y entend loin, des respirations enfantines brisées

par l’horreur.

Un poème serait le bienvenu.

Montrez-moi l’immense dit le corps aux yeux ouverts

Je veux une fusée fraîche, un vrai sourire

destination la mer, obligatoirement la chair.

Je n’ai que deux rails de dents, à toi de les dire.

110
Oh ! le bien montre que sa bouche est

de ce monde, qu’elle est capable

de boire toutes les soifs. Et dans ce palais

pour elle je renverserai les tables.

Oublions les trous de la vie, choisissons une amie

capable d’enfoncer le passé

et de nous conduire en pleine pluie

dans le rêve qui a pour nom « Immensité »

Son sourire est un ciel de promesses. Dessous

l’homme lui demande pourquoi et est-ce que

elle vit toute seule, dans ce palais perdu, fou

où froufroutent aux murs bruits et arabesques.

Ici c’est grand et encore plus lui a-t-elle répondu

Ici il n’y a que moi et mes petites vies.

J’y vis dans chaque mur, toutes les avenues,

J’y vis tout en dedans, dans toutes les folies.

Ils s’en allèrent marcher dans les galeries entre les narguilés et les

paravents oubliés, il y buvait beaucoup prenant les rats morts pour des loukoums

séchés et les toiles d’araignées pour des squelettes à effriter. Sûre qu’il

l’attendra, la femme quitta son bras, s’éclipsa dans les veines caves du palais

111
mastodonte en lui laissant tant à boire que sans elle là le temps peut y passer

jusqu’à la fin du monde. L’homme est-il remonté ou est-elle revenue ? Qu’importe

la revoilà, elle lui tend un cadeau sur une mosaïque de carreaux tout menus.

Croyez ces mots : elle avait dans la main un vieux cran d’arrêt. Manche en corne,

lame aux sales centimètres, douze exactement. Toujours la vie doit-elle rattrapée

par le pire ? Il dit à Luz qu’il n’a pas peur et à Blanche Neige qu’il va la laisser

dormir en paix. Luz et lui vont de plus en plus se rassembler et aller au bout de

leurs rêves.

Il avait bu comme le faisait avec raison l’homme du début, elle l’aimait

puisqu’il allait la venger, il n’y avait personne d’autre.

Est-ce une baignoire ? Non, ce n’est pas Camille. Dans le pays d’elle elle

remplit une piscine. Dans le pays d’elle, sur la troisième marche qui attend que

l’eau vienne, elle pose le couteau qui a tué Maurice. Il ne serait jamais aussi bien

lavé. En attendant que l’eau monte ils s’endormirent mouillés.

Ils dormaient tous les deux sans grain de sable dans les idées, le jour vint

pour les réveiller comme deux bébés. Elle dormait encore quand il sortit du

sommeil, le couteau à la main. Il prit le temps d’essayer de laver cette lame

putain dans l’eau d’ici en faisant attention de ne pas la réveiller. L’eau sur les

doigts lui est venue l’idée d’un dieu, à la mort de son fils, saignant, implorant. Son

âme ne voulait pas de cette image : c’est Jésus qui avait saigné et Dieu pleuré.

Luz dort toujours, Dieu et Jésus dans ses frémissements. S’il se lavait les mains

pour Luz et lui ? Le couteau à la main il s’attendrit devant Luz belle et dormante,

Luz miroir, s’allonge de nouveau près d’elle et glisse l’arme sous la tête en rêvant

qu’au réveil la petite souris l’aura remplacé sur l’oreiller de pierre pour un sou

112
neuf. Luz est dans un sommeil épais, un sommeil qui sent bon, sur lequel on

peut poser le front. Elle a aussi, si on s’en souvient bien, la bouche de Blanche

Neige, en plus orientale, ni sombre ni éclairée. Il regarde ses rêves monter aux

ciel, ses cils aller vers son front d’étoiles, croire. Son sommeil chante l’amour, elle

l’est, il l’écoute… Son chant lent fait le bateau, traîne et enroule ses ailes sur le

paysage et les murs. Luz chante par les cheveux : l’œil bleu tend sa chaîne

jusqu’aux plafonds, marque la mesure, tombe, monte. Ses seins pleins la font se

raidir.

Mon Dieu, il a envie de vous demander votre avis : « Cette face de Beauté et

cette femme me voient-elles comme je suis vraiment ? Et si elle cauchemardait ?

Si elle regrettait de m’avoir pris ? » Elle est dans son sommeil et ne le renvoie

pas d’où il vient. Luz, en plein dans le mille, apparaissante, le veut là. C’est avant

elle que nous n’aurions pas du être nous. Finalement il n’y a que la poésie qui

compte. La poésie à le « po » des garçons et le « ésie » des filles, des sommeils

à retraduire le matin. La poésie est fréquence, rimer riche est devenu tellement

rare que les mots ont la peur au ventre.

Ici, dans le palais de Luz.

Ici comme ailleurs, ça gratte, il se décroche quelques eunuques du corps

pour les coller au plafond. Qu’ils y restent à vie et qu’ils gardent le sommeil de

Luz avec lui ! Mille Luz, magnifiques apparitions, attendent. C’est avant qu’il

aurait dû s’endormir là, mais il ne le savait pas.

Il se rendort dans le temps de Luz, ils dorment en même temps. Ils veulent

le reste du monde loin de ce palais. Ici, Scarabée-Lézard serait mangé par un

grain de sable. Mais Scarabée-Lézard ne viendra jamais lui voler Luz.

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Contre elle on se sent fleur, en rêvant on apprend à ouvrir les doigts pour

aller mieux, ne plus trembler, ne rien faire qui risquerait de la réveiller.

Luz se réveille en le sentant se défendre et, avec amour, embrasse ses

engelures de l’esprit et du théâtre sous la peau. C’est elle, c’est lui qui dort.

Seule, elle avait des réveils encerclés d’éléphants collés aux murs et avait pris

l’habitude de ne plus y prendre garde.

Il faut croire que ce lieu ne tenait que par elle, au premier coup d’ongle de

lui contre un mur il leur fit savoir, en tonnant dans son échine, qu’il n’était pas

d’accord. Luz l’ignore, lance son regard bleu autour des bras de l’homme,

promesse de traverser l’amour en troubadours, le quitte pour un peu marcher. Il

dort dans le creux chaud d’une Terre-Lune réveillée. C’est vers où le désert ? Elle

est grande comment ?

Si tu es sûre que marcher nous rend plus libre, marche Luz, marche et fais

tomber la nuit, tu as tant de pouvoirs.

Le palais tremble, Luz avance en tapant contre les murs. Des mers rouges

coulent et inondent. Elle crie. Une eau de mort ronronne dans un oued mis à jour.

Il imaginait plus qu’il n’entendait et voyait. Ils étaient seuls dans le palais en

transes, elle est remontée dormir, la joue contre l’autre, pour être deux enfants.

Petite Vénus à la peau ambrée, petite perle de sable et moi.

Ce que j’aime le plus de ses mains sont ses ongles. Cette guerrière est la

tendre féminité à laquelle on n’arrête jamais de rêver. De sable, de grains à

compter un à un, Luz est.

Luz dans son petit sommeil me pose deux étoiles de mer dans la main,

une rouge et une jaune. Elle a deux réponses à deux de mes questions :

114
- Question un : Luz, c’est bien que je sois venu ?

- Réponse : Tu n’es pas venu, je t’ai trouvé et je t’ai emmené ici.

- Question deux : Qu’est-ce que tu me racontes ?

- Réponse : Tu étais dans un sale état, je t’ai ramassé. C’est bien que tu

ailles mieux.

Il y avait un œil bleu qui nous regardait. Et le désert, je me souviens, brûla

ma langue pour qu’aujourd’hui je puisse prononcer le nom de Blanche Neige

sans avoir mal, celui de Scarabée-Lézard sans me souvenir.

Ma Luz toute bleue pleure, tangue. Des pierres transparentes déboulent de

ses yeux, les murs éclatent d’un rire à fendre les têtes, un palais s’éboule.

Le couteau sous eux, l’homme à l’âme ouverte et Luz au talisman clair et

pur volent, se marient cent fois, se trouvent. Un doigt de Dieu entre leurs lèvres,

ils respirent. Leurs poumons aussi font l’amour, brûlent sucres contre sucres. Ils

sont un œil de cristal au-dessus de tout, deux minuscules morceaux de sucre

prêts à prendre l’amour comme il se présentera. S’ils ont raison une fleur peut en

naître. Ils veulent faire une fleur, être cette fleur, ce calice qui sauve, une fleur qui

dit, une fleur digne de Van Gogh, et tanguer avec. Important de tout refaire

joliment avec les sillons creusés dans l’Atlas de Luz. L’avenir d’amour est que

tout vienne d’elle. L’avenir espère avoir assez de doigts pour serrer ses cheveux,

même loin et vieux d’elle, comme seul souvenir.

Alors qu’on se demande encore de quoi on sera un jour le noyau, Luz lui

sert du dedans d’elle un litre de folie froide dans la bouche. C’est de l’alcool de

figue de fille. Boire Luz désinfecte, après Blanche Neige ça brûle Scarabée-

Lézard. C’est elle qui me l’a dit : « Je te veux propre de tout. »

115
- Laisse tomber Luz, la terre nous boira après ici.

Sur une idée d’elle, dans les ruines, il arrache le bijou bleu et l’avale. Sur

Luz sans lune la chaîne brisée flotte et les maillons disjoints viennent écrire sur

ses dents. Elle sourit : « Tu étais entré dans un bar, complètement dépendant,

défait. Tes histoires de cheval et de chien cahotaient, tu étais agressif et

vomissais de la violence, ceux qui étaient là ne rêvaient que de te la rendre. Je

leur ai fait croire que je t’emmenais à l’hosto. En souvenir, ne me demande

jamais d’où je viens. »

C’étaient des mots comme des portes dures à passer, même si elles voient

du côté où elle sont, naître des anges.

- Où volent Luz, de ces anges les ailes espérantes, généreuses, blanches,

réelles.

Il pleuvait sur ses dents et sur Istanbul. L’envie d’attaquer un train nous

donnait l’idée de partir. Les murs pleuraient du fer, du plomb, tout un dictionnaire

de projectiles. Ils devaient en sortir. Pour eux, il était inconcevable de mourir ici. Il

veut finir libéré, s’imaginer ailleurs avec Luz qui l’accompagne.

Luz : « Nous sommes en train de tourner sur nous-même… deux

minuscules toupies… »

C’était vrai, ils étaient nulle part en train de se créer des points cardinaux.

Boussoles folles ils s’envoient dans l’air avec prétention. Orgueilleux, ils fixent et

défont le vide, le front en avant. Leur double langue lèche le vent qui peut passer

entre les nuages. Ils ne vont nulle part mais ne sont plus acculés. Ils sentent

leurs os blanchir. Ils ne font plus de miel en bas, leur rencontre en demande plus.

116
Que peuvent espérer deux marionnettes de l’impossible ? De choisir les tireurs

de fils ?

Dans la nuit noire où chacun peut entendre la terre chanter en mangeant la

pluie, Luz la divine mauresque, gazouille et papille pour moi. Luz danse le

couteau pendu entre les seins. Luz danse, elle a les mains dans l’air, sur les

hanches ou à moi. Ça dit sa mère morte en couches et la culpabilité ombilicale.

Pour que Luz soit, à des kilomètres de cordon, en bas, exactement à la verticale,

à deux pas de nous, une chanteuse de buleria était enterrée. Les pleurs de Luz,

pleins d’une mère qu’elle ne peut qu’imaginer, sortent. Je la sens ma jumelle

dans l’impossible, la prend dans mes bras et la regarde encore. Comme nous

n’existons pas elle lève les yeux et me soulève. Ses bras de vingt mètres me

portent au-dessus des têtes dans une musique à elle seule.

- Luz, penses-tu encore à ton père ?

Nous écrivions avec faim, sur nos fronts de rien du tout, nos fronts de

papier, des mots qui n’engageaient à rien. Nous nous promettions des images

sur les buvards de nos maux de tête, nous nous unissions et aussi vite

gommions le dit. Nous étions cordes sur une même guitare… bien sûr

espagnole, comme sa maman.

Nous marchions sur les toits, nous inventions des notes pour notre

musique. Et les bras de Luz se contractèrent pour nous poser près de sa mère :

« Nous partirons définitivement plus tard, il reste encore quelques bouteilles. Je

veux que tu les finisses. Ma mère mérite mieux qu’elles comme compagnes

éternelles. Je me souviendrai que c’est toi qui l’a fait quand, dans un temps qui

ne viendra peut-être pas, l’appel d’un envol nuptial et reproducteur pourra me

117
prendre à toi et que je croirai avoir de plus belles ailes qu’avec toi pour nager

vers les soleils, une idée sur le dos. »

C’était avec Luz en Turquie, à la verticale underground d’un ancien palais.

Luz veut vider le restant de cette cave dans mon cou.

Ils se tenaient par un cheveu tellement il était soûl. Luz riait-elle ou pleurait-

elle ? Luz ne boit pas… son mal n’en a pas besoin.

Elle va chercher, dehors, de la terre mouillée, (des baisers de maman ?) et

avec dessine sur lui, fait l’amour. On prétend que la mandragore est le fruit de

l’amour fait à la terre, quel sera celui de l’amour fait avec de la terre ?

Luz qui avait peur du vide voit qu’elle a réussi quelque chose, se mange les

mains avec la terre qui y reste et vomit des gouttes d’or par les trous de nez. Luz

pissait de l’or par les naseaux, l’homme y enfila ses oreilles. Pendant qu’elles

entraient elle s’envola un rien de temps et posa sur lui, au retour, une veste

rouge.

- Luz, comment fais-tu ?

- Tu étais dedans à Bastille, tu es venu avec.

La veste rouge monta au ciel. Il la suivit des yeux jusqu’à ce que fixer le

minuscule point qu’elle était devenue parmi les points des étoiles devienne

impossible. Ainsi Luz lui avait fait faire un petit bout de chemin chez les anges.

Maintenant sa veste rouge était chez eux et ne reviendrait pas.

Des pieds aux oreilles ils étaient couverts de boue et se retrouvèrent au

plafond, curieux, essayant d’entendre ce qu’il se disait, avant, en bas. Il était

posé sur l’une de ses ailes et se laissait tomber dans le bruit de ce vol.

118
Avec mille précautions Luz l’a déposé sur le tapis, a vérifié son pouls,

mouillé ses lèvres d’un baiser puis, s’est mise à danser. Elle danse, il a les yeux

rouges comme une question, se sent vieux comme une barbe… Elle lui danse

qu’il suffit d’une main vivante sur quatre pour faire du feu en les frottant. Luz,

lumière infatigable, feu follet, sait tout faire et l’éternel devient ami. Trouver Luz

c’est l’amour trouvé avant d’être morts, c’est la réalité dans une des extases de la

vérité. C’est la lueur de vie qui brûle pour tous, c’est maintenant que ce souvenir

a dévoré tous les autres, ce qu’il reste, ce dont il faut être sûr de se souvenir

jusqu’au dernier souffle… en n’oubliant pas d’écrire beau.

D’écrire en rouge, de se baisser pour laisser passer les mains à tuer les

remords. Des mains, des mains en devenir, des ombres claires avec chair

palmant les doigts, des mains pinceaux. Nous voulons laisser passer du rouge

qui va vers une vie où les étoiles ne souffrent pas.

- Luz, donne-moi ce couteau qui, au fait, me fait peur. Je vais sortir sa

lame, prendre ta main chère et tendre, choisir un doigt comme si j’allais le couper

et de son ongle cueillir dans l’onglet de la lame une croûte. Puis je fermerai le

couteau, roulerai la croûte en boule et te la donnerai en te disant : « Ceci est du

lépreux. Avec cette goutte de souffrance, cette bosse d’injustice, nous

ressouderons ta chaîne ».

Et Luz nous réenvola. Le palais est vide pour toujours, abandonné aux

vents et aux pillards. Pour toujours.

Luz et son homme remontent l’histoire, main dans la main, jusqu’à une sale

vallée. Tout y est aussi laid qu’avant.

119
Mêmes visages, même odeur de pomme de terre crue, mêmes serrures à

sexe… ils débarquent chez des générations de rouille, dans la peur. La peur

prend aussi la peau de Luz nez à nez avec une femme mille fois laide qui lui

montre une poche verte ronde de bébés : son ventre. Il y a cent ans qu’elle aurait

dû accoucher sur la vie.

- Bétail de mes chimères où es-tu ? J’ai à manger pour toi, pour tous tes

chevaux et tous les chiens. Luz…

Pendant ce temps, Luz, l’incroyable Luz, prodigue des soins et dédie sa vie

d’alors aux murs de là.

Des murs qui n’avaient jamais vu ca.

Une côte d’elle et moi, une Eve-mère, dormait encore en Turquie.

Luz, pour soigner, cherche dans les murs qui n’ont jamais entendu parler

d’elle, les murs contre lesquels son père, depuis loin dans le temps, tue à tour de

bras. Ce n’est pas un papa rupestre, il n’y a pas une image de lui sur les parois.

Son père à tuer n’est pas un héros d’il y a cent mille ans mais un con bien vivant,

son géniteur.

- Gratte les aurochs musiciens ma Luz et ne regarde pas.

C’était entendu depuis qu’ils s’étaient trouvés… Il fallait effacer du jeune

corps de Luz à le mémoire bleue deux genoux jaunes, pires que jaunes, couleur

pisse. Le jeune corps de Luz demande à être vengé et je l’ai promis à sa mère.

Dans cette putain de boîte de night nous attirons l’attention.

Je regarde le bijou fou qu’elle porte au bas du cou et lui fais l’amour devant

les malades du souterrain.

Devant tous ils font l’amour sur tout.

120
Ce n’est qu’après que je crois pouvoir dire que nous étions dans le vrai.

Elle est la seule au monde, la seule branche de cannelle que Scarabée-

Lézard, les sept nains et les tueurs d’ours ne baiseront jamais.

Il lui fait l’amour avec une lépreuse collée sur le dos. Ça arrive : son père

me présente des oursonnes à baiser.

- C’est ta fille, imbécile, celle qui a besoin de ta mort pour vivre. Je l’aime,

je vais te tuer.

Le père a une langue qui traîne sur la terre de la cave, je l’y cloue.

La lécheuse expie où elle se plaisait à vivre.

La tribu lépreuse chante et danse, elle n’a pas besoin d’exemples, elle

espère une bagarre. Du couteau de Luz j’en tue douze. Les formes s’effritent en

petits bruits. Luz magnifique n’a bougé ni d’un cil, ni d’un pas. Enfin son père est

mort, une tombe est fermée.

- Merci. Quand je t’ai ramassé dans le bar de mon oncle, j’ai

immédiatement su que tu le tuerais. Une de mes multiples, plus que ça, toutes

mes sœurs sont sorties avec moi. Ensemble, nous t’avons dit : « Viens, on se

tire, il n’est pas bon de traîner ici. Tu as des poèmes et nous un père. » Je suis la

plus jeune sœur de Claire, l’atlas où tu peux rebondir, une double biche. Ma

sœur fatiguée voulait savoir si celui qu’elle aimait avait un fond, si ce n’était pas

qu’un trou.

Il faut un feu à cette grotte et un enfant à Luz.

Et faire un enfant à Luz…

121
La plus jeune des sœurs de Claire. Suis-je dans l’inceste ? Tout est-il

sale ? La petite sœur de Claire c’est comme… comme si je touchais dedans la

fille de Luz. Claire tu n’as pas le droit, Claire tu m’as tendu un piège…

Au feu !

Impossible de refaire le chemin en sens inverse, la grotte aux lépreux est

gonflée de tous les pompiers de Paris. Le bar, les gens devant et derrière le zinc,

le coma éthylique, le pantalon vert et la veste rouge, le cheval, le chien, tous

étaient-ils de Claire ? L’œil bleu sur la poitrine était-ce encore elle ? Les femmes

de la rue et du pont, celle du chat et des vocalises étaient-elles vraies ?

Chez lui, maintenant, tout est re-rêvé avant d’être écrit. Pourquoi a-t-il fallu

que ce soit elle, celle qu’il avait fait sauter sur ses genoux aux temps clairs.

Bébé arabe, chargée de temps, tricote quelques chiffres sur un morceau de

papier. Claire me semble vieille. Petite main de henné veut foncer voir si l’air est

plus respirable ailleurs. Ses doigts n’arrivent plus à tenir les siens, leurs mains se

quittent.

Tout n’est pas perdu, j’ai enfoncé dans une oreille un petit mot-numéro

tracé par la main de Luz. Tout n’est pas perdu, les pompiers sortent sur un

brancard une langue frite.

La grotte où ils ont fait l’amour vient d’exploser. Luz doit marcher vers

des plafonds, la face joliment inondée de lumières rouges. Luz doit courir et ses

cheveux s’étendre dans le vent. Luz doit avoir les yeux mi-clos et les bras fous. Il

ne faut pas appeler Claire, même si Luz a donné son numéro de téléphone.

Sa peau maure et sable doit l’envelopper d’une aura d’intouchabilité. Il

voudrait être un épi de vent sur tout d’elle, que personne ne la touche par

122
hasard. Luz ! Il voudrait être accroché aux arabesques de ses boucles d’oreilles.

Sa place serait d’être un éclat sur la chaîne d’or qui coule sur sa taille. Luz ! Il

voudrait être une partie d’elle, qu’ils ne se perdent pas. Il voudrait de cette

musique émanant du corps de Luz avoir le droit de poser le doigt sur la corde

d’un violon. Il voudrait revenir en Luz goutte de salive et que sa voix sorte. Il veut

vivre. Il veut danser le flamenco avec elle quand elle est possédée. Il espère tout

et surtout qu’elle ne soit pas la petite sœur de Claire. Comment faire dans toute

cette fumée ?

Il voudrait se serrer contre elle, qu’elle redescende du ciel, que tout

redevienne sexy.

Il voudrait la rattraper, la débarrasser d’une raclure de couteau qu’il a eu la

prétention de vouloir maillon. Elle mérite tellement mieux…

Pourquoi lui avait-il coupé des dents le collier qui tenait l’œil bleu de sa

famille maternelle ? Pourquoi avait-il fait sur elle cette soudure très personnelle ?

- Luz, tu l’as toujours ?

Luz fermait des trous, il ne pensait qu’aux siens.

- Luz, si tu me le demandes, je te rends ceux que je t’ai gobés.

Il faut entrer dans le ciel où qu’elle soit, aimer se brûler. Il veut retomber

dans l’amour, n’être que le fil qui tient le soleil au-dessus de la tête pour le guider

vers elle.

Après tout l’amour ouvre à tout, même l’amour qui manque : il veut avoir un

doigt pour deux mains. Pouvoir le passer, sans la déranger, sous la bretelle de

son soutien-gorge et laisser l’ongle admirer, même si cet ongle n’en appelle

qu’aux visions surréalistes.

123
Il veut déposer des milliards de pensées sur ses paupières immenses. Elle

n’est pas là.

Il veut l’embrasser dans le cou.

Il ne lui veut que du bien, il lui demande de le laisser entrer dans ses

couleurs.

- Luz qui a si bien su mettre le feu à la malédiction, en bleu, en vert, en

rouge, je t’attends.

Prenez ce qu’elle vous donne, surgissez de vous. Surgissez les nés.

Surgissez et révélez-vous à elle. Le ciel se couvre.

Depuis que je suis certain de l’aimer ce ciel ne peut plus avoir de mouches

qui s’y collent.

Son âme ne cille plus, elle doit être prisonnière.

Dire pour obscurcir n’est pas révéler.

124
Et Maurice dans tout ça ?

Maurice a le cerveau bourré de clous de vent. Maurice a des mouches de

plomb qui lui bouchent la vue et l’empêchent d’enfiler les tubes du ciel.

Maurice est terriblement lourd dans sa mort.

125
Il se sent cousu à l’amour par des fils verticaux et à Luz aussi.

Il ne peut pas se décrocher de sa tendre Luz, de sa douceur qui a

déguerpi, elle est son sang. Elle est son sang. Est-elle dans le monde où il perd

toujours ses femmes de vie ? Dieu, que Luz avait un beau palais d’où sa sublime

voix montait…

- Luz, c’est toi ? J’en suis sûr, c’est toi ! N’arrête pas de parler, j’arrive.

Luz : - Délivre-moi…

Il sent qu’elle a soif, il a soif.

Il la sent comme un hologramme et a envie de faire l’amour à cet

hologramme.

Il la sent lui dire qu’elle l’aime sans le voir, qu’elle l’attend dans son infini,

infiniment tout de suite, qu’il est sa suite, qu’elle n’est pas sa sœur, que d’ail-leurs

il ne doit pas haïr Claire, qu’il doit entrer en lui pour polir l’homme qu’il cherche,

qu’il peut voler à l’intérieur, qu’elle est à deux pas, qu’elle a besoin d’air.

- Oui, où es-tu ma lumière ?

Luz : - Je ne vois rien, j’ai peur aussi. Je suis la voix pas de toi quand tu

parles. Je crois que je suis en toi. Je te dis que l’autre voix c’est moi. Tu

m’entends ?

Comment la sortir de là, l’air va finir par dangereusement lui manquer ?

Il la porte jusqu’à un petit hôtel, y entre, ferme la porte de leur chambre et

en s’y reprenant une, deux, mille fois, la sort de son sac.

Elle a encore embelli. Elle est toute mouillée, rassurez-vous aucun

placenta ne lui colle à la peau.

126
La sécher, l’embrasser, l’embrasser, l’embrasser… Elle veut qu’ils se

fassent une vie comme personne.

Ils étaient entrés dans un tout petit hôtel. Luz est là, assise sur un couvre-

pieds marron-hôtel. Il l’admire, allongé, calme, sur le lit de cette cage tapissée.

Elle le remercie et lui s’excuse d’avoir cru qu’elle avait pu vouloir partir loin de lui.

Luz : - Loin de toi, tu as pensé loin de toi, mon amour ?

S’il pouvait être parfait…

Si leur chambre pouvait être moins minable.

Elle s’en fout ! Vive Luz !

Vive cette vie avec Luz, cette ville avec l’eau de Luz ! Elle se cambre face à

lui en position tailleur. Il ne bouge pas, elle le déshabille sans décroiser les

jambes, le glisse gentiment entre les draps et se couche tout contre. N’importe

qui aurait pu la sauver.

Après et ensuite, un monde de lèvres a effacé les sales couleurs de la

tapisserie. Les souvenirs de la grotte qui couvraient leur peau fondaient et

couvraient les draps de suie. Bonjour Dora… Ça sentait la bonne fumée, celle qui

bonifie les jambons, celle où la sale mouche ne se met pas.

Ils étaient aussi de tendres joueurs-menteurs : elle lui avait donné le

numéro de téléphone de Claire et il l’avait gardé, mais faisaient comme si non.

Luz sur lui, c’est l’immensité vraie, l’exacte, celle qui pense à tout, et c’est

lui qui a sa peau contre. L’amour s’est vengé.

Elle est là, beaucoup plus nouvelle que lui.

Qui sait comment ils pleuraient ensemble ? Qui sait combien ils aimaient

pleurer en même temps et éclater de rire pendant ?

127
Ils feront des nuages, des boules

Et des constellations

Pour leurs yeux. Leurs cœurs croulent

En une même émotion.

Ils se connaissent de mieux en plus avec cette petite chambre d’hôtel qui

les congrue.

L’amour est, ils croient à une idée folle

La fenêtre fermée

Ils ne font que vider le bol

Qui fait pleurer l’été.

Nous tentions, sans voir personne d’autre, de tout faire bien. Nous avions

une chambre, autant s’y aimer avec la belle liberté qui nous inondait, autant

toujours mieux s’y aimer en ne regardant que nous. Chez nous le temps ne pou-

vait pas s’arrêter, nous n’en faisions pas partie. Notre temps était de nous

enlacer toujours plus, toujours mieux, laissés pour compte.

L’air ne pesait jamais sur les nerfs et quand ça arrivait, ils faisaient l’amour

jusqu’à ce qu’ils ne puissent faire que dormir (par amour aussi Luz décidait de

s’endormir comme lui…)

Elle le fait étoiles en lui parlant directement dans le cœur et… et il se

laissait faire avec passion dans son sommeil.

Ne crois pas, homme, que je veux

te transformer, te difformer

pour t’emmener dans un deux

où l’amour ne sait pas aimer.

128
Elle ne mentait jamais. Ils vivaient ce « deux ». C’était une histoire d’amour,

alors ils n’étaient plus là pour avoir des idées. Les idées… il sera toujours temps

de les offrir à la vie quand elle les touchera autrement.

Ils se tendaient vers une naissance et l’un nettoyait l’autre toujours. Ils

avaient envie d’y croire.

À quelques mots du cœur, un grain de beauté se dessinait de plus en plus

dur sur l’épaule de Luz, un grain dans lequel il regardait la vie bouger. Un grain

transparent d’où il avait parfois l’impression d’être regardé par Claire.

Qu’en penser ? Est-ce parce que deux sœurs ont un grain de beauté sur

l’omoplate droite qu’il faut en faire toute une histoire ? Il y a comme du

dédoublement pas loin, comme de l’air inspiré et jamais expiré qui nourrit une

double vie.

Vous vous souvenez d’eux ? Etes-vous encore là ? Il était un peu question

de théâtre au début de ces histoires, ils sont un peu vous tous ceux qui sont là,

en cet hôtel Nénuphar, dans une chambre sans charme que Luz qui peut tout

avoir a transformé en la plus réussie des fleurs.

Portez-les en Onirique, préservez soigneusement leurs doigts odorants,

leurs pierres de foi, leurs lumières fendues, leurs os et leurs vies, leur sac, leurs

plumes. Doucement, le passé !

Emmenez-les loin de la conjonctivite du temps. Dites-leur qu’ils y ont déjà

pleuré. Pour vous remercier, ils vous donneront de l’amour qu’ils font. Vous ne

pouvez pas les perdre, ils ne partent qu’où chacun est pétale éternel de la même

fleur. Ils s’imaginent bien en rose. Comme chez eux, à part cet hôtel, ils n’ont que

129
votre amour. Il y avait ce palais, là-bas loin en Turquie ; mais ce palais ne laissait

pas pousser les fleurs. Ils sont au Nénuphar.

Au Nénuphar le gros con de la réception a les yeux qui bavent et le regard

qui glue sur les fesses de ma Luz. Je vais descendre.

Il va descendre et sortir, faire des courses pas très catholiques pour payer

la chambre. Maintenant, tous les trois jours, il descendait et regardait de haut, à

la réception, le tas de graisse, le salisseur de mondes qui donnait le droit de

monter et de descendre.

- Ce n’est pas Luz, mate-moi le cul connard !

Luz prenait aussi les escaliers pour aller chercher l’alcool, les clopes, les

savonnettes, les shampoings et la bouffe minimum. Il gagnait un peu plus que le

montant du loyer. Pas de journaux, pas de disques, pas de livres… la chambre

sept de l’hôtel Nénuphar n’était que pour eux et l’interdiction qu’on vienne en

faire le ménage respectée.

Ils vivaient avec bonheur ce temps qui leur faisait pousser les cheveux, Luz

parlait et il n’écoutait qu’elle.

Luz lui disait qu’il était la chance de sa vie, il en doutait…

Comment font les autres ? D’où vient sa chance, sa Luz ?

Luz l’hallucinait en bien, il était prêt à tout oublier, à ne croire qu’elle. Et si

Luz, chakapa pour âmes à hommes, savait faire du bien ?

Ils en avaient parlé et elle ne lui avait jamais trouvé de faute grave.

Je sombrais dans l’admiration d’elle, y noyait ma vieille croyance d’avoir

été pour toujours vidé de l’amour.

130
Non, ce n’était pas de la Blanche Neige, c’était plus blanc, ça n’avait rien à

voir avec les nuits seul et tordu, c’était droit. C’était sain et admirablement blanc.

C’était une confiance énorme, une présence magnifique. C’était une confiance

énorme, une présence magnifique, c’était la beauté qui avait su tenir compte des

vieux délires, c’était enfin et vraies, devant le bout de ses doigts, des paupières

immenses qui accueillaient les rêves. Plus rien n’était impossible.

La longueur des pouvoirs de Luz lui donnait une autre tête. Et les lèvres de

Luz étaient comme des ailes de papillons, légères et puissantes. Comme des

papillons le portant, les lèvres de Luz faisaient voler son corps. Son corps deve-

nait d’un autre bois.

Si elle en avait envie elle faisait pousser, d’un battement de cil, n’importe

où dans le monde, un arbre, qu’ils voyaient de leur chambre.

Il avait de petits besoins de magie, elle plantait des séquoias souriants

dans des forêts souterraines.

Il la regardait. Luz nue et tout le monde à envie de savoir peindre. Elle

disait que ça s’apprend.

Ah ! Si j’avais un pinceau aujourd’hui…

Il n’y avait pas un seul « oui mais » à l’horizon. Elle ne voulait pas le remplir

mais lui laisser le temps de dormir. Il n’y avait plus d’avants disponibles, ça faisait

si longtemps qu’elle rendait la vie belle. Il aimait par dessus tout quand elle était

rouge, arbre, soleil, qu’elle jaillissait d’elle. Tout passait par elle, elle n’était pas

folle, juste prête à eux.

Se terraient-ils contre une plinthe de la chambre sept de l’hôtel Nénuphar,

se cachaient-ils ? Se préservaient-il d’un regard débile fixé sur eux, un étage en

131
dessous ? Oui. Ils bouchaient tous les trous pour que le palais et la grotte ne

reviennent pas, que gros cerbère ne monte pas. Peut-être qu’ils n’auraient dû y

voir que des trous de souris, mais. Mais ils préféraient être un barrage dressé

contre le flot inondant de l’humanité. Ils ne voulaient prendre aucun risque.

Contre, ils se gardaient des autres.

Luz est plus nue qu’une énigme, avec elle nous sommes dans un autre

courant de l’air, avec elle il est regrettant. Elle est pure, remède avec lui et pour

nous. Luz caressait le monde et le rendait pur. Il regardait l’innocence et ne se

prenait plus pour un autre.

Luz disait à ses cheveux qu’il n’avait rien fait d’irréparable, qu’il avait voulu

seulement quitter le mal. Il essayait de faire pousser, d’un claquement de doigts,

une montagne. Elle riait : « Tu ne vaux vraiment rien comme magicien. »

Fées, ils se cachaient jambes contre tête. Magiques, ils faisaient l’amour en

marchant. Ils vont bien arriver à descendre de leur chambre ensemble, un jour.

Un jour.

Ils essayaient toujours de faire mieux.

Un jour, en rentrant au Nénuphar avec Luz, retenant la folle envie d’elle, il a

éjaculé à la gueule du portier qui visait le cul de Luz. Luz avait failli en mourir de

rire : « Tiens lui la tête, moi aussi je peux le faire. » Et Luz pisse sur la gueule du

con à mouiller comme si elle vidait toutes les femmes, ça n’en finissait pas :

« J’en avais envie depuis si longtemps… »

Ils avaient des jeux comme ça, des farces, des trucs qu’ils n’avaient pas pu

faire enfants. Ils décidèrent de l’appeler « Foutré Et Pissé Au Visage ».

132
Ils riaient à s’en crever la panse. Ils se félicitent cent fois et s’embrassent

mille. C’était l’évènement du trou à rats où ils faisaient tout pour ne jamais

marcher à quatre pattes et toujours avancer à quatre jambes. Depuis, le tas de

graisse au bas de l’escalier n’a jamais osé lever les yeux sur l’un des deux. Ils

étaient toujours ensemble et pouvaient descendre et monter à quatre jambes, sur

une main, sur une oreille, selon que l’inspiration leur venait. Ils faisaient comme

ils voulaient et le gros baissait les yeux et Luz devenait de plus en plus femme.

Elle ne voulait pas entendre parler de Blanche Neige, la Blanche Neige qu’il avait

tant aimée. D’ailleurs, il ne se souvenait pas très bien de cet amour. Il ne savait

pas où le ranger vraiment. Dans les sentiments ? Dans les états baroques ? Ce

n’était plus important.

L’important est l’âme de Luz qui enveloppe leurs deux cœurs avec des

soleils compagnons. Accompagnés par ces lumières très longues ils s’aimaient

en toute vérité. Dans leurs doigts qui se croisaient et se serraient en des preuves

d’étreintes, toutes les histoires du monde passaient et parlaient. Ils apprenaient

beaucoup, elle lui demandait d’expliquer, il lui disait qu’elle en savait plus que lui

puisque c’était elle qui créait tout ça. Elle lui disait que non, que ça se passait

ainsi parce qu’elle était avec lui et que, plus ça avançait, plus c’était fort, plus il

devenait évident que, finalement, l’amour rend tout plus simple. Que, en y

réfléchissant bien, la vie est une étreinte et qu’ils ne se prenaient pour personne

d’autres qu’eux en se serrant fort. Elle disait cela comme si les mots sortaient de

la peau de ses lèvres. Elle ne parlait pas vraiment, elle laissait sa bouche

respirer. Où qu’il posât la main sur elle, il y avait des mots. Elle parlait de partout.

133
Luz de ces instants perlait de mots et les mots flottaient, visibles, tout

autour. Dès qu’il voulait en saisir un, celui-ci s’évaporait. De l’air, tu n’es que de

l’air et tu retourneras air. Les plus beaux étaient les mots des

paupières, arrondis, gonflés de voyelles, ils donnaient l’impression de ne pas trop

vouloir s’éloigner d’elle. Ils ressemblaient à des colliers de bulles de savon

préférant le bonheur à la liberté. Les plus durables étaient, aussi, les mots des

paupières de Luz, encore bien des jours après on pouvait les écouter… Sachant

combien Luz était de chair, il n’osait plus faire de mal au moindre mot, même aux

plus petits, même à ceux que nous avons l’habitude d’écraser d’un doigt parce

qu’ils nous grattent. Maintenant, il marchait dans la foule des mots sans jouer des

épaules. Luz n’avait pas à prendre ce genre de précaution, les mots la laissaient

passer avec respect et allégeance.

La Musulmane, l’Espagnole, lui avait offert un œil bleu qu’il portait à son

cou. Lui, le jour même, avait remplacé sur la chaîne de Luz la trace laissée par la

croûte des vieux mondes par une petite pierre rouge et cabossée qui s’était

imposée météorite à son esprit.

A l’extérieur, c’est-à-dire après être passés devant Foutré et Pissé Au

Visage, (FEPAV comme ils l’appelaient) ils adoraient se marrer.

C’étaient toujours des jeux de mômes, des jeux de complicité, des jeux

d’imagination, tous les jeux aux dépens des passants, qui les éclataient. Ils

allumaient beaucoup les gens de la vie et souvent sexuellement. Ils se

moquaient de tous, sauf de ceux dont mesdames et messieurs se moquent

toujours. Ils se firent, ainsi, une cour des miracles d’amis qui, s’ils avaient dû

marcher contre les autres, auraient peint sur un drap blanc le visage de Luz.

134
Mais, ces deux-là n’avaient pas besoin de drapeau, n’avaient rien d’extérieur à

attaquer. Une part d’ombre était leur dessert. Il devenait de plus en plus rare

qu’ils sortent du Nénuphar l’un sans l’autre.

Ils pouvaient s’aimer partout. Ils ont montré qu’ils pouvaient faire l’amour un

samedi après-midi sous l’ombre du plus bel arbre du Jardin du Luxembourg. Est-

ce ainsi que l’automne est arrivé ? Ils revinrent le lendemain, sous l’arbre se

recouvrirent de colle à bois et sortirent du jardin habillés de feuilles en feu. Ils

étaient l’automne qui portait la bonne nouvelle : l’été était fini. Seul ou seule tout

cela n’aurait pu être et, si même oui, n’aurait pu marcher. Et dire qu’à deux c’était

si facile, si naturel… C’est Luz qui trouva les bons termes : ils étaient en bizutage

permanent, le monde devait les considérer comme nécessaires et providentiels.

Qu’elle soit lune ou luciole, Luz n’est jamais une autre, Luz voit toujours mieux

que les autres. Qu’elle soit lutine ou lyrique, Luz semble connaître par cœur le

début de toute chose. Quand Luz prend une main pour lire ce que la vie a écrit

sur ses lignes, rien à voir avec les diseuses de bonne aventure qui vous picorent

la paume comme une mangeoire, Luz fait dans le vivant, Luz se recrée au-

dessus de votre main et se souvient de tout ce que l’on a pu vous faire et vous

dire avant. Ça fait se poser de sacrées questions. Il n’y a qu’une Luz, elle est

avec lui. Comme il est important de ne pas être mort avant ou ailleurs…

Luz espagnole avait une idée simple sur « el pasado » et « las atrocitades» : il

ne sert à rien de vouloir remonter en arrière, le passé est en nous, indestructible

et nous avons tous le droit de le faire descendre.

Alors, qu’il descende !

135
Leur premier passé commun était Claire. Luz fut la plus courageuse, vous

vous en doutez : « Descend ! Brise la glace » Sur cet ordre, Claire,

immédiatement vint dans le champ de leurs visions : « Je ne suis pas votre

passé. »

Les feuilles du grand arbre étaient tombées d’eux. Luz qu’il tenait se mit à

vomir : « Excuse-moi, j’avais de sales mots, pas à moi, dans la bouche ». Elle

reprit vite le dessus : « Celle qui s’est ainsi présentée est bien ma sœur. Elle

nous prend comme parloir, il faut qu’elle soit moins catégorique, qu’elle me laisse

faire. » Et, elle lui envoya quelques mots cheveux, quelques araignées

éclaireuses et transparentes. Ce faisant, Luz laisse les vagues emporter ses

yeux et part un peu. Pour un instant, ils vont décroiser leurs doigts. Combien de

temps ça durera ? La mesure de ce temps dépend de par qui l’esprit sera pris.

Sans Luz :

Que de seins de trop, que de mères, que de noyés. Qu’est-ce que Luz lui

manque déjà… Le regard éteint il regarde comment le soir tombe et toutes ces

histoires qui pour un oui, pour un nom, changent les couleurs de l’horizon. Rien

ne parle dans cet horizon-là et il lève les bras au ciel, il étudie. Il étudie son effet

sur la vie, il a envie de prier. Il prie et voit deux voies : celle où l’on traduit la

poésie et celle où l’on croit à la poésie pour que la poésie soit la poésie. Puisque

c’est si évident, pourquoi n’y arrive-t-il pas même si, accessoirement, il rime un

peu ? Il regarde vers ses mains, ne les voit pas, les appelle.

Luz : - Elles sont dans les miennes, j’étais juste partie m’essuyer les lèvres.

Je suis là, je te tiens les mains.

136
Et pourquoi serait-ce Luz ? Après la sœur de Claire il y a peut-être la sœur

de Luz. Il va se suicider à Cabourg et invite la famille, à cette occasion, à visiter

ses trous pleins d’amour.

Luz : - C’est avec moi que tu iras au bout.

Est-ce elle seule qui parle ?

Sans doute que c’était Luz, qui d’autre d’ailleurs ?

Luz la magnifique, la jolie Luz. Pourquoi penser « jolie » ? Par

comparaison, à cause des ongles de pieds à lui, de ses cheveux sans forme, de

ses oreilles difficiles qui le faisaient disgracieux et vieillissaient mal, le fatiguaient.

C’était Luz : « Mange un peu et ne fais plus n’importe quoi dès que j’ai le

dos tourné. Si je n’ai pas le droit d’aller me laver les dents, qu’allons nous

devenir ? »

Le temps, ou Claire, ou un esprit, lui avait encore joué un de ses tours. Luz

lui dit qu’elle ne l’avait pas épousé par esprit de famille, qu’il devait se laisser

complètement aller en elle, qu’elle avait tout le temps pour qu’il apprenne à voir,

qu’il… Elle a bien dit « épousé » ?

Il avait cherché Claire au-dedans de mottes de chair, de corps de terre, de

diadèmes perclus d’yeux et là il sent, dedans, Luz Luzerne germer en

l’embrassant, en le regardant, en l’attendant… C’est comme s’ils s’étaient mariés

se disait-il…

Luz de ses yeux un peu rougis, de ses yeux vrais bijoux, lui offre la terre et

la chair pour le réunir. Il y lisait que depuis le début d’eux elle n’avait fait que

l’attendre.

137
Et puis j’ai trop honte, lisez Luz pour moi.

« Je vous raconte, il n’était pas en Turquie mais dans le bar de mon oncle.

J’ai dix-sept ans de moins que Claire et ai lu toutes les lettres qu’il lui avait

envoyées. Enfin… J’ai lu celles qui étaient restées dans la boîte aux lettres. J’ai

toujours voulu lui demander ce qu’il voulait dire quand il écrivait qu’il était là pour

clamer jusqu’au fond de chacun, qu’il voulait que personne d’autre que lui le

pense, qu’il pouvait tout laisser de la vie pourvu que la mort soit pleine. Je crains

que lui-même ne le sache pas mais je l’aime. Et moi, à moi que va-t-il m’écrire ?

Que va-t-il faire grandir de l’amour que je donne par amour ? Surtout qu’il ne

m’en rende rien, j’ai vingt ans, je veux savoir ce que veut l’homme avec qui

j’essaie quelques pans de la vie ».

Certaines lettres n’étaient pas pour Claire, elles étaient à la mer, à Luz

inconnue, à rien, aux arbres, à tout ce qui peut porter du papier. En ce temps-là

d’avant la peur, avec Claire nous avions des histoires acides, nous en prenions

beaucoup pour nous faire un paradis de papier pavé de petits buvards.

Luz : - Aime-moi, je le veux.

Aucune envie n’est plus forte que Luz.

Les paupières de Luz, ma femme des dunes et des oasis qu’elle a voulu

vous faire passer pour un bar, se sont baissées. Ses lèvres se sont trouvées et

ne gardent d’ouvert –pour mes yeux- qu’un sas, un « ça » qui me rappelle

Blanche Neige.

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Blanche Neige, vous vous souvenez ?

C’est elle qui pose les questions, qui regarde autour, qui serre mes mains

pour se serrer et qu’avoir un peu mal fasse juste du bien. Elle m’embrasse par

les doigts, s’unit à toutes mes âmes… Tout cela, les yeux fermés, sans témoin

intérieur…

En jouissaient-ils jusqu’à la sorcellerie qui fait tourner le cou et met les yeux

du même côté que les talons ?

Elle lui mord les lèvres, il sent le sang au goût de salive d’elle. C’était leur

sang, c’était leur bouche, c’était l’amour qui ne pleurait plus parce qu’il arrivait à

sortir. Ils sont ensemble, Luz lui demande son avis sur le nouveau parfum qu’elle

essaie. Parfum accepté.

Ce nouveau sur sa peau sentait exactement le vent chaud sur les sables et

les desserts aux baisers, ça sentait le soleil, le désert et ses roses des sables.

Cette fille sert le secret des fleurs sur la grande nappe des familles. Elle le

connaît, il est à elle. Sa sœur l’avait préparée à quoi ?

Avec ou sans elle ce n’est pas le même amour. Il voulait en savoir moins

de Claire et plus de Luz. Luz qui me réveillait, me voulait. Que ses lèvres soient

bleues, rouges, jaunes ou noires, elles sont pleines de bonne eau. Elle chante

pour se couler en moi.

La chambre numéro sept de l’hôtel Nénuphar commençait à en avoir marre

de nous, sa porte était ouverte à tous les souffles, des sables et des burnous

voulaient la prendre. Ça ne volait pas forcément haut, ça essayait de nous

désunir. Luz les prenait par le sexe pour les tenir quelque temps loin de nous, les

139
chéchias volaient, les épouses poussaient leurs youyous, les chameaux se

couchaient le museau sous le coude et l’absolu rigolait.

Luz, la rose des vents, la vivante, la greffe sur ses doigts était avec lui et il

lui suçait les oreilles. En douce la vie les traversait. Je crois, je pense plutôt, que

Luz était immunisée contre la persistance rétinienne. Pourvu que le temps ne

retombe pas…

Parce que, chaque fois que le vent retombait il lui disait l’âge qu’il avait, elle

lui disait qu’elle était de l’autre sexe et que pour celui-là l’âge est celui de l’avenir

possible. Quel avenir dans son regard ? Elle lui demandait de fermer les yeux et

de ne voir que la beauté du bonheur.

- « J’ai cru si longtemps, Luz, que l’amour était le père des plaies. »

- « Tu feras un bon père. »

Depuis longtemps elle le soignait, l’amour était leur tente, ils y oubliaient

tout. Forts de l’envie de vivre, forts d’avoir remonté des courants contraires, forts

comme des siamois, ils n’avaient plus de force et faisaient l’amour, pire que

chiens. Et toujours, toujours, Luz l’aidait à écrire : « Question de suerte niño, la

chance nous l’avons ensemble. Elle est pour nous qui savons que la vie peut se

répéter, mais ni où ni quand. Pour le moment nous sommes un tout. »

Il se sent plus beau que tout.

C’était l’intelligente beauté de Luz.

Ensemble, nous avons une tête pleine de grains de sable, des ponts

surréels qui relient des idées à des trous. Nous aimerions tant être des millions.

Vous venez ?

140
Plus nombreux ensemble nous serons une force pour la vie. Sans nous

unis la vie ne deviendra qu’une vieille croyance. Nous aurons les cartes en main,

à quatre mains nous sommes déjà un nœud d’amour. Je l’aime avec vous.

Ils s’aiment ensemble, à deux, la porte ouverte. Dans l’amour rien au

monde ne peut les tuer. Ils le font, ils le veulent comme preuve de la construction

possible de l’amour qui sème dans l’âme de l’autre des grains de ciel, de

tendresse, de vie et de terre jolie. Ils font tout pour bâtir l’amour comme ça parce

qu’ils l’aiment. Ils se sont bouleversés, ils se sont rentré dedans par les yeux et

ils ont admiré la nature. Aimer un paysage c’est se fondre sans retenue en lui et

le peindre jusqu’à y laisser la vie, y espérer vivre. Elle m’apprend.

Peu importe comment ils s’étaient rencontrés. L’exactitude de ce point ne

vaut guère plus qu’un fait divers. Ils s’étaient rencontrés parce qu’ils avaient en

commun un dinosaure en travers de la gorge, une drogue big bangdeuse,

d’immenses failles d’origine intersidérale, ils avaient des atterrissages en

commun. Ils avaient en commun l’idée que les corps ont besoin d’amis pour se

dire, pour savoir et de se savoir retranchés dans l’idée de ne pas y avoir droit

dans leur état de faim.

Ils se donnaient des mots à manger.

La porte était ouverte, tétanisés ils ne faisaient que se marcher sur la

langue. Pétrifiés ils se lèchent les pieds et recrachent de la fumée par le nez.

Brûlants, ils se fument la langue et en deviennent soûls. Comme ils n’arrivaient

plus à vomir depuis l’escapade de Luz une fois, ils recrachaient des banquises

mâchées. Ils faisaient du surplace dans l’extase, la main dans la main, et

couraient sur le monde avec un cœur pour tous. Ils avaient fait le même rêve d’or

141
d’un plomb universel qui voulait que tout le monde vienne se fondre. Ils avaient

toujours cru avoir fait le plus dur quand ils s’étaient trouvés. Ils aimaient leurs

corps collés que l’amour justifiait. Luz n’arrêtait pas d’embellir et ils avaient peur

au bonheur. Pour quelle raison ? Que leur arrivait-il ?

Il leur arrivait qu’ils avaient faim et qu’ils avaient fini les provisions depuis

longtemps.

- Luz.

Luz fait apparaître un grand chaudron d’humanité geignante qu’elle touille

de ses longs bras.

- Je peux toujours te sortir quelque chose à te mettre sous la dent.

Après, requinqué, il faisait l’amour. Etait-ce Luz ? Il faisait la fête après

avoir mangé de l’humain mort.

Petit à petit il se mit à croquer de vieilles pelures d’orange en cachette.

Puis, il y a eu des doigts dans la soupe et des objets qu’il entendait parler. Et

toujours le chaudron qui travaillait… Il se sentait de moins en moins à lui et de

plus en plus dépassé. Il en fit part à Luz, sa femme lumière : « J’ai l’impression

de me vider de moi, de m’enfoncer dans une lumière qui ne brille que parce

qu’elle me pompe la vie. » Ces derniers jours, sans doute la faute à la porte

toujours ouverte, des musiciens cuivrés, beaucoup de musiciens vivaient avec

eux sans faire attention à lui alors que Luz faisait d’eux ce qu’elle voulait. Ils

avaient l’air de lui appartenir.

- Luz, vais-je devenir un objet ?

Et Luz, accompagnée par ses musiciens des sables s’est mise à danser et

à chanter : « Qui peut croire ? Qui peut croire ? »

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Les notes étaient prenantes, il lui disait « encore »

Elles reprenaient : « C’est toi qui m’a baptisée. Je suis ta vérité. » Il veut

s’accrocher à sa chanson. Mais va-t-il l’agripper elle ou alors un de ses

musiciens ou l’une des créatures de la soupe ? Luz s’est déjà posée dans le

creux d’une de ses oreilles : « Tes questions te fatiguent encore plus bébé,

laisse-toi faire bébé, fais-nous confiance. »

La porte était ouverte, les rideaux tirés comme au jour de leur arrivée ;

l’orchestre des grains de silice se mit à jouer ; il courbait la tête et se laissait

caresser les idées. Orchestre des sables ou musiciens de métal blanc ? Quand

vont-ils arrêter de cabrioler ces mariachis ? Il a mal à la nuque, comme sur un

certain banc chaque pièce de lui est nuque.

Dans la chanson il est question de femmes à oublier, Luz serpente entre

leurs noms. Il voit Camille qui l’attend boulevard Beaumarchais. Il se met à

chanter avec Luz, à la servir avec ferveur. Comment les arracher l’un de l’autre

sans que ça saigne ?

Ça « jurjutait » dans le chaudron au milieu de la chambre, ça chantait et ça

dansait. Combien étaient-ils ? Ça sentait le danger, le prédateur, le diable. Cette

bête qui voulait gagner sur eux ne devait pas bien les connaître, c’est elle qui

allait être labourée par leurs désirs. La bête qui voulait leur trouer les yeux serait

vieille avant eux.

Luz est tombée du plafond le regard semé de poudre d’os. Il la sentait en

danger elle aussi et sans elle il n’était rien. Cette nuit ou cet après-midi-là, le

sexe de Luz lui grimpa sur le crâne et sans autre forme de présentations essaya

de le pomper par là. Luz ne s’était rien cassé en tombant, tant mieux. Il la

143
massait entre les cuisses quand il eut l’impression d’être dans un ascenseur. Le

ciel leur était-il tombé sur la tête et par la même occasion sur le toit de l’hôtel ?

Luz s’était évanouie. Le Nénuphar s’enfonçait dans la terre, quelques gravats et

sacs de poussière descendaient du plafond de la chambre numéro sept. Vite, la

prendre sur les épaules, lui serrer bien fort les jambes, la porter elle et ne rien

essayer de sauver d’autre. Luz, cassée en deux, respirait fort sur son occiput, il

lui conseilla de faire comme si elle était morte. Peut-être l’est-elle…

Revoilà le monde du dehors, le Nénuphar ne mesure plus qu’un demi

étage et le gris de ses larmiers va bientôt, en pauvres corolles, se confondre

avec celui du trottoir.

Luz me dit dans l’os le plus haut de mon crâne qu’elle va bien et a envie de

me mordre le cou. Elle me dit qu’elle va nous chercher une maison.

Luz me battait les flancs de ses jambes : « Hue ! Hue ! Cheval d’amour, j’ai

envie d’être encore plus heureuse. Hue ! Hue ! »

Derrière, plus d’hôtel Nénuphar, plus de pistil, plus d’étamines, seul un

espace pour promoteurs qui laisse un nuage pulvérulent l’inonder.

Nous n’étions nulle part.

Je me souviens lui avoir demandé de siffler pour que quelqu’un m’aide à la

porter. Elle a sifflé, personne n’est venu, j’ai couru longtemps encore.

Luz : - Tes épaules n’en peuvent plus, on peut s’arrêter ici, ça sent le

nougat.

Je m’écroulai plus que je ne fis descendre Luz. Tout allait redevenir simple,

la vie par amour allait reprendre. Luz debout il redevenait évident qu’il n’y avait

pas de code, pas de secret, rien à faire de mieux qu’aimer. Oui, ça sentait le

144
nougat ici et j’aimais. Pourquoi s’obséder à renaître alors que cela nous est déjà

arrivé en naissant ?

Voyez-vous ?

Elle était belle, avec elle tu étais en même temps en Andalousie et au

Harar, ce temps était le tien, il était normal que ça sente comme ça. Elle est tout

ce qui est nécessaire à la vie : la mer, le sommeil, les bulles d’air, le vin,

l’espérance. Elle est une allée pavée de soleil où tu creuses, trouves et te fais un

joint en or. Tu fumes, Luz brille, tu as toute la chaleur du monde bon dedans. Tu

as devant toi des yeux clairs qui te font battre le cœur, ton cœur lave tes mains.

Et, si un jour tu as eu un couteau, tu le fumes en elle… et, encore une fois, tu

sais que tu l’aimes. Ça sent la noisette.

Ils étaient en liberté. Elle jeta dans la Garonne une clef marquée d’un

numéro, ce ne pouvait être qu’un sept.

- C’est la vie qui coule, c’est ta Garonne, amour

- Tu es mon seul fleuve de lumière

- Rien n’est à moi

- Je devine notre maison dans un fleuve immense qui, mieux que couler,

lave le dedans.

Où qu’ils soient ne changeait rien, elle aimait l’odeur de là, qu’ils soient

vivants, le bonheur. Le but à atteindre et la mémoire n’étaient que des mots qui

ne disent pas, seule l’envie la portait. Elle avait raison, rien n’était grave pourvu

qu’on veuille vivre à vue.

Pour mieux aller en elle il était venu au bord du fleuve. Autour de lui la vie

avançait vers l’extérieur, les ombres étaient effacées.

145
Ils étaient partis nus du Nénuphar. Elle voulait aller plus loin.

Qu’on y aille

Elle a appelé puis passé une robe bleue tombée des mains du ciel.

Luz : - « Maintenant il faut déguerpir, c’est infesté de scorpions ici. Je

connais bien leurs yeux, seul le bleu leur fait peur. »

- Et moi ?

- Viens sous ma robe.

Elle m’avait dit il y a quelques dunes, me rappelait-elle, que son père

mangeait du scorpion. J’étais nu et ne m’en souvenais pas.

Il y a chez le scorpion la transparence des lampes des années trente et le

harnachement des chevaliers, avec les poils en plus disant qu’ils sont vivants.

Même pas scarabée, même pas lézard, juste putain d’animal crochu. Le père de

Luz en mangeait ? Il va lui montrer que c’est lui l’homme, le vrai de sa fille. Il

meurt d’envie de les niquer, d’envie d’écraser la nuit, leurs nids de sperme

arachnide et d’envie de baiser leurs femelles à coup de dard.

- Luz !

- Que veux-tu faire ?

- Que risquons-nous Luz ? Nos bébés ne seront jamais scorpions. Nos

œufs se traînent depuis le début et nous nous voyageons sur le dos de notre

mère l’ivresse. Tu es plus forte qu’eux puisque tu es vraie. Si tu veux que nous

devenions oiseaux, tu as le pouvoir de le faire dans l’instant, alors qu’eux ils

peuvent quoi à part se reproduire ? Ce ne sont pas quelques têtards des sables

qui vont nous bouffer la chatte ! Après ce que nous avons vécu, ce que nous

avons mangé, tout ce qui nous est tombé sur la gueule dans ton palais, puis

146
après dans la grotte, puis dans la chambre, nous avons la mort bloquée, la

piqûre indolore, la peur non recevable. Nous sommes les plus forts !

- Soufflons leur un peu dans le cul. Si nous avons tout faux, j’essaierai de

siffler un morceau de ciel bleu pour te faire une robe et que nous décampions.

Ne crois pas que je m’y connais en miracles. Et, si nous avons envie de nous

embrasser, jetons-nous l’un sur l’autre. On reste à nous, d’accord ?

L’image du père de Luz maté, la langue clouée sur son lieu de mort était un

peu ici…

À une pensée près tout aurait pu être autrement, mais Luz releva sa jupe

bleue jusqu’aux épaules et me demanda gentiment, en souriant, en me

caressant, d’entrer en érection. Elle voulait voir ce qu’est une femelle scorpion

ouverte et comment ça mouille chatte et cul.

C’était la première fois, pourvu qu’elles ne le confondent pas avec un de

leurs frères. Il commence à en baiser sans conviction, ne comprenant pas cette

race qui se féconde sans réellement s’accoupler. Son sexe gonflé de vie se

retournait vers son cul. Luz témoin, qui lui tient la queue, le force dans l’autre

sens, l’y bloque, il éjacule dans une femelle scorpion et redevient petit garçon.

- C’est fini amour, elle est morte et les autres partis : elle le nettoie de son

indéfinissable amour.

Luz lui racontait qu’elle n’avait connu de ces bêtes que leur piqûre sous un

ongle, qu’en principe l’homme en perdait le doigt et le jetait aux chiens, qu’elle

allait faire de sa robe des bas bleus et qu’il avancerait, toujours plus loin du

passé, avec sa femme sur les épaules, tranquille comme une jument assouvie.

Luz lui disait qu’elle en avait connu d’autres ici, qu’il aurait pu cette fois même

147
pleuvoir des scorpions et que la peur devienne un gène, qu’elle aimerait toujours

avancer la tête nue.

- Dors encore un peu Luz, je veille. Tu as tellement travaillé.

Plus loin avec Luz

Avec Luz à l’ADN salvateur, la sans sommeil qui ne prend pas de temps

pour rêver parce qu’elle n’a pas peur d’en perdre, la fleur qui pousse en avant

pour que tout ce qui ne sert à rien soit en dehors de tout ce que l’on aime ; il est

avec quand Luz ouvre les yeux. Douceur en chef de la maison des caresses, elle

rasait sa barbe d’un doigt tendre, il avait envie d’arrêter de respirer. Ils se

respiraient et le reste de l’air était moins bien. Avant, l’un sans l’autre, ils aimaient

le danger, maintenant ils étaient bien pour deux. Ils avaient envie de se revoir

naître seulement à deux, de se répéter, de ne pas écouter, d’être toujours l’un

pour l’autre des ailleurs, des déviants extrêmes vers la vie. Quand la vie les

videra, ils y auront pensé. Elle passera par là la vie qui les vidangera.

On parle, on parle et on perd du temps pour consacrer le corps sacré de

Luz dans les yeux de l’amour. Elle n’est pas contre mais doute : « Il est vrai que

le temps va, il est certain que le temps n’est pas rejoignable, pas contestable,

pas soudable dans le bonheur, pas flexible, pas prêt. »

D’accord, toujours d’accord, défiants et épuisés de la belle idée de vouloir

être beaux pour la beauté. Il n’est pas toujours agréable de savoir que l’espace

regarde le trou du cul de nos yeux et qu’il se vide en nous par là. Il est rare

d’oublier sans se souvenir. Il ne fait jamais le bon temps pour se sortir de soi par

l’œil. Il n’est pas facile de s’arracher du sang. Il est, avec Luz, au bout du monde,

hésitant à se reproduire, là où chacun se pince le nerf de l’amour pour prendre

148
bateau, voiles et vent. Elle est à lui au bout des monstres, aux lèvres d’intenses

inductions, là où le passé peut s’étendre tel un invité. Ils sont dans la terre à

venir, l’amour malade de tout. Ils vivent la fin et n’ont qu’eux au monde. À chaque

fois qu’ils se décident à placer un pion sur l’échiquier, ils se retournent pour aller

le toucher dix fois et se rassurer. Ces deux-là n’aiment que la solitude et l’instant,

c’est-à-dire le fragile.

Ces deux-là font beaucoup avec rien, dans les contretemps, les difficultés à

se poser et à écouter les cœurs…

- Je suis sa guerrière, sa Massaï blanche, sa mangeuse de scorpions, sa

mille fois sur mille, ses pleurs pour rien, le désir éternel, je suis une copie de son

âme.

- Oui, Luz.

Ces deux vivants font pousser le sable et les cailloux. Ces deux-là se

bouturent sur tout. Ces deux présents ne font rien de la vie et font de la vie avec

rien. Leur travail est de pousser les murs du monde, d’épouser les formes qui

passent, de regarder en face tout ce qui transforme. Leur force est dans la

beauté de Luz. Pourvu que ça marche, pourvu que ça flotte pour toujours…

Pourvu que l’amour ait le temps de continuer à crier dans l’oreille du monde.

Pourvu que leur vie ait servi. Pourvu que Luz soit éternelle. Luz, si la vie est bien

faite il mourra avant toi. Après, Luz chantera à la proue d’autres bateaux pour

faire revenir la pluie quand il n’y a qu’elle qui peut sauver. Après eux, Luz sera

toujours là et dans l’espace, elle aura des réacteurs dans les poches et se les

collera aux cuisses quand il sera urgent de décoller pour chercher –comme il

disait- la vérité des profanes.

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Luz : - J’ai trouvé, je suis ta femme.

Il se vit marin vêtu de bleu pilotant un bateau blanc qui passerait par

Cabourg. Il se vit faisant monter l’eau et hissant Luz sur les toits qui dépassaient.

Il voulait la faire rire. Il voulait la protéger et sans rien décevoir d’elle faire le tour

du monde en s’émerveillant de tout. Il voulait ce toit qui ne serait qu’à eux. Il

voulait étirer le temps et ricocher en eux. Le vent tournait en rond, Luz dormait, il

cassait des idées dans sa tête. Il fallait croire pour que tout arrive.

Avec elle tout arrivait. L’œil bleu était revenu danser au-dessus de ses

seins. Elle aimait tant la mer qu’elle les y avait portés. Sous l’eau il n’y a pas de

bêtes qui ne savent pas la vie.

Il respire encore un peu par la bouche.

Il croyait qu’elle dormait et elle avait fait passer le temps. Tout cela est au

passé, ils sont mouillés. Ils nageaient dans l’eau, dessous, et ne pouvaient plus

être pris ailleurs. Ils étaient bien.

- Hein amour que nous sommes bien sous cette Garonne sans fin, réussie,

réunis… ? C’est la mer.

Cet ailleurs sera le but, l’eau et le sel, la faim annulée. Luz et lui vont au

bout de leur vie athlétiquement. Ils voulaient vivre un an d’amour car ils pensaient

d’un commun amour qu’il faut au moins un an à l’amour pour rester en deux. Ils

ne voulaient pas être partagés. Ils n’avaient pas envie de trouer la mousse, de

remonter à la surface. Ils étaient bien sous ce drap du monde, jouant aux doigts

dans les cheveux et à la peau sur la peau. Ils faisaient l’amour au-dessous de

tout, sans se voir, en allant vite. Ils regardaient celle qui allait leur venir, le bébé

150
de la fusion, la perle qui naissait de leurs salives et lui donnèrent par avance le

nom de « Peau Douce », pour qu’à jamais sa mère envahie soit honorée.

Luz leur avait trouvé une maison dans le sable du dessous de la mer d’où,

de la nuit de là, ils regardaient passer le ventre noir des bateaux et le dos des

requins. Dans ce morceau d’eau l’amour faisait des miracles. Et dire qu’avant il

avait eu besoin de drogues… D’ailleurs, il traînait encore un peu de lui dans les

rades du bord de ce qu’il reste à gratter quand on n’a qu’elles. C’était humain et

le passé passait aussi sur le dos de Luz. Le passé avait une échine pas belle. Ils

s’écroulaient l’un sur l’autre comme des anciens, étaient fous d’amour, n’avaient

plus d’autre repère vivant que l’envie. Luz lui disait qu’il fallait se méfier de tout,

qu’on pouvait leur voler le temps qui fait respirer dans l’eau. Quand il n’y aura

plus d’air il tombera, pas question d’aller en prendre en haut. Il tombera sur Luz,

il n’y a pas de femme après Luz. Le temps avec ses millimètres humains a peur

de tout, pas Peau Douce. Le temps est vide d’eux, la beauté est moins belle que

Luz, ils avaient une enfant.

Ils étaient très famille, se découvraient de filiations avec les étoiles de mer

et avaient du sel devant leur porte. Luz qui savait invitait et quand il le fallait

chassait les démons à coups de pieds au cul. Peau Douce disait à ses copines

transparentes que ses parents étaient fous mais qu’elle les aimait encore plus

que l’eau. Certains jours, ils s’écroulaient et dormaient dans les cendres de leurs

souvenirs. Luz lui soufflait qu’il serait bien que leur enfant s’appelle « Perle ».

Peau Douce ou Perle avait planté un arbre qu’elle avait baptisé « soleil ». Alors,

les peuples de l’eau aimèrent Soleil sur les cheveux de Luz, qu’au gré des

marées ils rejoignaient. L’enfant était un regard clair, une vraie fille. Une fille qui

151
jouait aux osselets avec des morceaux de sable et à la marelle avec la craie des

poissons. Qu’il est bon d’être posé dans le monde sans tempête, de ne peser

que le pour…

Luz fleurissait et parlait aux arbres ; quand ils tendaient la main en signe de

faim les arbres leur donnaient des feuilles.

Pour manger, ils suçaient aussi des cailloux palmés. Les plus belles

montagnes sont ici dans les cœurs culminants et les chants d’avant Blanche

Neige, avec sa petite sœur d’amour et leur fille sucrée, leur perle d’âme. Il n’est

le mieux de personne, il a Luz et maintenant Perle devant les yeux pour que

poussent le cœur, l’amour et l’âme.

L’enfant regard, ou Perle, ou Douce, grandissait et notait tout. Elle avait

appris, toute seule, à écrire avec une pierre sur le dos des poissons. L’œil de

Luz, sur lui, écrivait sans fin à l’univers. Luz étirait le soleil et en faisait un hamac.

Le monde était en haut et tous les trois, inondés de bonheur, le regardaient en

tournant la tête. Ils n’étaient jamais à court d’épitaphes joyeuses et de souvenirs.

Ils se regardaient en se dévissant. Luz et lui couvraient Perle à la peau douce de

baisers et la sucraient dedans. Tout allait bien à la maison, c’est peut-être plus

bas que la vie naît.

Univers ensevelis, mondes des abysses que je vous ai appelés ! Que

d’enfants d’eau sortant des failles comme des nés ici ne furent que poissons. Ici,

ce sont des soleils tombés du monde du dessus qui fusent. Ici chez les poissons

Luz l’a épousé et collé aux œufs que pondait leur arbre. Elle voulait une autre

fille, il objectait qu’il était trop tôt pour aller déclarer tant de nouvelles identités.

152
En haut il n’y a pas de plage où rêver les bras mouillés sur la femme et les

enfants, en haut il n’y a rien de bon. En haut, tous les charmes sont rompus. En

haut l’eau ne sait que pleuvoir, ici elle est mieux. Ici, où il n’y a ni drogues ni

alcools, elle leur crame les neurones. Ici, il n’est pas important pour eux de

savoir, tout attend.

Luz deviendrait blonde que les enfants et les requins l’aimeraient encore.

Brune, blonde ou blanche, elle aurait toujours la peau douce des arbres d’ici. Ici-

bas tout prenait de la place, les seins de sa folle ne tenaient plus dans ses

mains, ses mains ne tenaient qu’à elle. Et, il y avait la petite Perle qui trouvait de

plus en plus de place en eux. L’Espagne jouait sur le toit de leur maison et ils

aimaient ce vent d’amour qui les unissait. Parfois un naufragé tombait dans le

jardin, comme le plus souvent il n’avait rien à dire dans sa chute ils n’en tenaient

pas compte, l’enjambaient durant quelques jours jusqu’à ce qu’il soit redevenu

sable sans un seul regard d’eux. Tout ce qui laissait leur passion grandir en paix

n’était pas ennemi. Il y eut bien quelques engloutis qui bougeaient encore un peu

à l’arrivée, c’était facile Soleil s’en occupait. Soleil était un bon arbre : potence

juste et jamais supplice.

Si vous saviez comme ils auraient aimé voir venir un suicidé qui aurait fait

ça pour rien, mais tous coulaient chez eux chargés d’un fardeau qui ne les

intéressait pas. Ce qu’ils aimaient avant tout c’était la générosité, la folie des

flammes, les haciendas qui brûlent parce qu’avec Luz l’été est toujours là. Le

vent de l’eau dessine des tournants imprévisibles que seule Luz connaît par

cœur. Ils sont chez elle, ils s’aimaient et Perle –née Peau Douce- leur disait qu’ils

étaient le meilleur de ce qu’elle avait vu jusqu’ici. Sous vous, chez eux, le sol est

153
meuble, amis vous vous y enfonceriez comme des piquets. Luz et lui y sont et y

ont fait Perle, ils n’ont plus le poids de la vie, seuls l’amour et le mystère leur

appuient dessus. Sous la vie, vous ne choisissez pas votre rue, vous ne pensez

à rien d’utile sauf à une bonne révolution qui ferait du haut un nouveau haut. Ils y

avaient cru très fort aussi en haut, prêts à vivre autrement. Comme vous ils ne

voyaient pas d’autre solution. Luz –avant que Perle soit- avait tout essayé. Trop

d’interférences là-haut…, trop de religions.

Luz à la perle bleue disait que ce n’était pas la peine de se faire des trous

aux mains pour avoir un père, que le pire est de faire peur au monde. Quoiqu’ils

tentent ils étaient, au moment même, dans le même temps. No passé à jamais !

Ici il meurt pendu au soleil. Ici, le passé est du temps qui s’est perdu dans leur

jardin.

Doucement l’inséparabilité chantait sous la terre. Tendrement ils

n’écoutaient qu’eux. Ils n’avaient conquis aucun nouveau territoire, juste un peu

appris de l’eau et du sable sans rien demander à la vie. Cela était déjà bien.

Luz pour le rendre jaloux lui susurrait : « Je ne suis pas une femme, petit,

je suis ta femme. »

Elle était sa femme livrée, son allongée au soleil, la maman de Perle, celle

qui le prie de dire à tous et en une seule phrase où il a mis les autres. Il

s’exécute avec fierté : « Pour toujours Luz est ma femme, celle qui a renvoyé

Blanche Neige aux oubliettes, Dora aux hommes, Camille au destin et Claire au

retard. »

Ça fait du bien.

Perle passait sa vie à planter des soleils dans les collines.

154
- Papa ?

- Oui Perle, je suis ton père, ton père aux feuilles séchées.

Dans l’eau et la poésie l’amour divague.

Il dormait sur les bras de sa femme et sa fille, la tête dans l’inconnu, les

pensées écoutant tout ce qu’elles se disaient.

Il dort dans son pays et ses femmes adorées, joliment des soleils

empoussièrent le bleu de l’eau : ça brille ailleurs. Il rêve, le tuba mental loin de

tout, respirant des coquillages, presque libre, presque le sexe en dedans,

presque fou. Presque île en terre. Quand il aperçoit un hasard sculpté en forme

”de” par le temps et la magie, il l’embrasse sur la bouche. Il entend des voies. Il

sait ce qui n’est pas réglé, il sait qu’il n’y a pas de retour pour lui, qu’ils seront en

danger. Tant que les humains seront, il aura peu. Luz et lui ont des tonnes de

souvenirs, six milliards et plus d’êtres humains ne peuvent plus les décicatriser.

Le danger lui dessèche les lèvres. Perle Douce peut, un jour, revenir d’excursion

avec un CD de Camille, un grand-père mort, un cheveu de Blanche Neige, un fait

divers de taxi, une lettre de sa tante, le nom de la rue où elle a trouvé un tube de

rouge pour les lèvres de tous les instants.

Il dort protégé par sa guerrière maure, telle une feuille dessinée trop tôt

l’avenir tremble. Elle est sa toujours debout, son garde du corps quand le corps

tremble. Elle est celle qui lui a donné à boire pour qu’il ne décrive pas trop, pour

qu’il déssoûle simplement en apprenant à respirer où il était alors, elle est le don

dont ses mains ont besoin. Elle est celle où l’on peut dormir pour reprendre des

forces, celle à qui, celle où, celle à qui l’on peut confier ses yeux en sachant

qu’ils seront bien gardés. Luz, Perle et lui…

155
Perle s’envola sur son arbre préféré pour jouer, hors d’eux, avec les nids

que l’eau et ses habitants creusent vite dans les crânes des noyés. Alors, étant

moins mère, Luz se coucha contre lui et fit jouer ses doigts dans les cheveux de

son homme, et puis ses lèvres, et puis ses cils, et puis son œil bleu et ses

mémoires, et puis le flamenco et les bulerias, et puis ses seins et les martyrs, le

Sahel et les ongles, les arbres et les poissons.

Il adorait la boire et lui raconter ses ivresses. Elle lui disait qu’elle aimait le

voir sourire, s’emporter et tout mélanger. Il lui demandait si Perle Douce ne

prenait pas trop de risques, s’il n’y avait pas de morts trop vivants entre deux

eaux, s’il leur restait encore une eau où aller.

- Quand tu seras prêt amour, quand ton âme sera complètement

ressoudée, quand Perle ne craindra rien.

Ce sera quand la vie voudra. Il y mangera des huîtres, des moules et des

oursins avec vous sur les genoux. Pour l’instant ils sont dans leur eau du bas où

Perle semble pouvoir vivre pour toujours. Cette eau du bas qui veut boire le ciel

et nager sans soif et brûler et fumer et avoir quelqu’un d’elle sur la croix. Cette

eau qui veut être à la table du soleil. L’eau voulait rire. Luz fit pousser un champ

de jacinthes et Perle des fleurs de mer. Pour qu’il ne se mêle de rien mère et fille

lui avaient glissé une amande d’elles dans la bouche. Ses femmes sous la

langue, il alla voir où en étaient les plantations de sirènes, où en était le jardin de

sa fille. Belles à pleurer, toutes respiraient à l’unisson. Il s’agenouilla et, sans

réveiller les autres, embrassa une endormie sur les lèvres. Baiser volé, baiser

tendresse, baiser timidité, tu ne peux exister qu’ici. Si un jour il doit partir il te

redéposera où il t’a pris. Il croqua l’amande pour boire Luz et Perle, les faire

156
couler dans sa gorge puis, désœuvré, pas foutu de transmuer, déchira une

vague naissante et la mangea tel le voyageur le fait au ventre de sa femme

quand il rentre chez lui. Dans la vague il s’accrochait au fil qui le conduisait à sa

maison et avançait. Il savait qu’au bout Luz donnait le sein à Blanche Perle. Il

avait envie de les tenir toutes les deux par la main et de voler vers où ils

pourraient se blottir, se cacher, se serrer encore davantage. Luz l’attend et

prépare du bonheur sans limite. Il a froid aux pieds donc mal aux orteils, quand il

arrive, Luz lui en coud des neufs. Elle le cajole, lui répète qu’elle sait d’où il vient,

que le repas est prêt et servi sur la table que gardent les poissons. Tout est

calme, tout est rose et le temps passe.

Maintenant, leur douce enfant, leur Perle adorée construit des cathédrales

et leur demande des conseils pour. Ils lui disent de faire l’amour aux pierres pour

qu’elles se souviennent qu’elles sont. Elle leur rappelle qu’elle n’a pas de

poumons pour grimper aux murs.

- Je ne suis qu’une bulle, une perle à la peau claire.

Une nuit Luz, aussi, pleura.

Cette nuit-là, ils prirent Perle dans leur lit et la couvrirent d’amour sur sa

peau claire. Cette nuit-là ils ne firent pas le monde autrement, ils bercèrent

l’amour en attendant le matin. Ils désharcelaient Perle.

- Je n’ai que deux ans mais je me sens vieille quelquefois.

Le père : - Petite bulle, tes pieds sont brûlants.

- Je fais comme vous, je marche sur les braises de l’amour. J’ai, peut-être,

été un peu cassée à la naissance... Papa, il y a une fleur qui t'aime bien.

157
Ça fait du bruit, ça galope en Luz, ça fait des trous dans le corazon, c’est

leur fille qui saigne.

Perle est belle comme le cœur des pures, leur miracle à protéger contre

vents et marées, mais Perle saigne du nez. La mer est rouge et il n’y a rien au-

dessous d’eux.

En haut, Blanche Neige a des yeux rouges de lapin malade, Camille

s’appuie pour chanter, Dora pleure sur tous et Claire doute.

A trois, ils vont jaillir de l’eau rouge du dessous de Cabourg. Ils vont aller

jouer aux pierres précieuses au casino, gagner encore plus d’amour et se le

partager. Ô Perle, ma Bulle née en mai, Perle pas enfantée mais faite par le

bonheur…

Ils regardèrent leur royaume dur à quitter. Bulle aux multiples prénoms mit

le feu à la maison. Luz cherchait des bagages à remonter, il n’en voyait pas. La

magie pouvait, sûrement, arranger ça. Perle était pressée, lui vidé. Luz s’arracha

un ongle et le planta dans le front d’une sirène qui s’éveillait.

Lui : - Là-haut, tu m’aimeras encore ? Vous m’aimerez toujours ?

Luz : - Je suis sûre qu’il y a une porte pas loin.

C’est un mérou, vieux et glauque, qui ramena sa fraise : « Ici, il n’y a que

des poissons qui chantent et des parfums sans fleurs, les seules portes sont

celles de mes ouïes, vous avez rêvé les enfants, l’amour vous a tourné les

sens. »

Les paroles de Mérou des sables noirs laissaient un froid dans leur jeune

sang d’eau. Ils sont au grand complet, ils sont trois et à trois ils ne peuvent se

perdre.

158
Luz shoota dans le mérou pour le renvoyer d’où il s’était permis

d’apparaître : « Ici, c’est moi qui décide qui peut venir nous parler d’amour. »

Cette femme est l’évidence, les murs bleus et les fleurs blanches.

Personne ne peut se séparer de Luz si elle ne le veut pas.

Donc, continuons encore un peu en mer, faisons confiance aux pulsions

créatrices de Luz, peignons la mer comme des fauves et, quand Luz le sentira,

remontons à trois. Comment pourrait-il en être autrement ? Perle et lui attendent.

Ils feront ce qu’elle veut. Ils lui cachent leur peur.

Luz la devina et leur dit que le plus dangereux serait de partir d’ici sans

bagage, « sans le strict minimum vital » précisa-t-elle. Elle rajouta qu’elle allait

leur remettre la tête à l’endroit pour qu’ils oublient qu’ils ne sont pas.

Ils se soumirent à son massage crânien. Elle leur trouva des failles

retournées, des trous oubliés que ses doigts pouvaient inverser. Elle cherchait et

jetait les cérémonies, les reliquaires, les sifflets et les masques imprésentables

en haut. Elle noyait la magie dans l’océan de sa bonne volonté. Ses seins se

déplaçaient et lui couraient dessous des pieds à la tête. Ça faisait un peu peur à

Perle, pour elle la magie était beaucoup plus naturelle : elle était ce qui lisse

l’eau, pas ce qui fait des bosses à sa maman. Quand Perle se referma, Luz lui

reprocha de ne pas l’aider. Lui, écoutait les cœurs.

Lui, doutait qu’il y ait en Perle une faute à trouver, même par anticipation ou

repentir. Luz leur apprenait qu’ils n’étaient pas assez attachés à ce qu’ils

croyaient et que c’était pour cette raison qu’ils avaient si souvent peur de tout.

Les doigts dans les cervelles elle les soignait et gagnait le temps qu’il faut en

sachant ce qu’elle faisait. Lui, était à sa place et se laissait chercher, fouiller et

159
extraire et ne pas mourir. Il l’aimait au plus profond des ongles. Aimée elle leur

sortait des têtes de la tête, des plombs des nageoires et des vers de la bouche.

Aimer l’amour est son travail.

L’aimer jusqu’à ce que chacun de nous croit en soi…

Sa femme parle aux couleurs et à une petite valise. Et les vents et les

couleurs, la petite valise et les liens de l’amour savent ce qu’elle dit. Et, ça fait le

bonheur qui le calme plus que tout. Perle fond et rêve en des rêves d’amour, des

rêves à elle.

Ami, entends-tu, après coup, la pureté qui passe ? Entends-tu les mains de

Luz qui chante devant toi ? Vois-tu ce monde sous-marin qui éteint ses lumières

pour ne garder que les doigts de Luz ? Tout le monde veut garder Luz et Luz

n’est qu’à elle, qu’à lui, qu’à leur fille. Luz est libre. Il pense à tous ceux qui sont

seuls et ont froid aux bras, il pense aussi à ses amis les arbres qui ont froid aux

oiseaux. Il nage dans sa tête, les poumons palmés et les cheveux au vent. Il est

prêt pour la rencontre de la nouvelle vie puisque les idées de Luz

l’accompagnent, il se sent attendu par des fronts où Luz laissera toujours une

mèche de cheveux luire. Encore une fois il lui fait l’amour avec les nageoires,

dans cette eau où tout était si bon quand le temps s’y était perdu. Encore une

fois tout va être neuf, il sera bon de vivre et de s’écouter aimer. Dans les bras de

Luz il n’y a que le bien qui vient et donne.

Elle l’appelait au désordre, il ne voulait que la suivre et se laisser dévorer.

Elle lui donna sa langue et le temps de la manger. Les adieux à l’eau nageaient

entre deux cieux. Elle prit ses yeux entre ses mains et les embrassa tendrement.

Perle planait entre leurs deux têtes, le sommeil mélancolique.

160
Luz : - On y va !

Ne bouge pas Cabourg ! Ils arrivent où personne ne les attend. Ouvrez vos

cœurs. Ils remontèrent, Perle cachée dans la bouche, tantôt de l’une, tantôt de

l’un. Ils sortirent en plein printemps loin de la mer et de la plage et posèrent Perle

sur une feuille ouverte, près d’un grain de rosée. Déjà, elle se ridait sans se

plaindre : « Maman… »

Maman Luz le regardait pour que ce soit lui qui la sauve : « C’est dans la

valise. »

Il ne voyait pas de valise. Il était en train de passer à côté d’une des plus

belles preuves de l’amour de Luz, à côté aussi de la vie de Perle.

Luz était en larmes : « Pauvre père de ta fille, tu n’avais même pas pensé

qu’elle aurait besoin de sel. »

Et Luz, de l’une de ses jambes de fée, sortit le chlorure de sodium et

redonna la vie à Perle. Puis, elle se lécha la plaie et lui balança la valise à la

gueule.

Il venait de tout rater.

Le pire de tout fut quand Luz , visiblement, s’est dissoute devant ses yeux,

protectrice, en emportant Perle…

Il a attendu longtemps que le miracle revienne dans l’autre sens, lui tombe

dessus. Il a imploré leur pardon, il les a appelées dans toutes les langues. Il a

même essayé de reprendre contact avec Mérou des sables noirs. On ne le

voulait nulle part et tout lui interdisait de mourir. Doit-il dorénavant vivre avec ses

pleurs pour seule pitance ?

Il insiste : « Luz ! Perle ! »

161
Ça va être celui-là son nouveau monologue ? Lui qui rêvait d’aimer sa

femme comme le meilleur des hommes se demande qui l’attend dans son dernier

lit. On le chasse du champ où il voulait refaire la vie avec Luz et Perle. De là

aussi il doit partir, les coups de fourche dans le cul ne sont plus de son âge. Il

n’est toujours pas arrivé au bout et Luz est dans d’autres mondes. Merde, c’était

quand même bien lui le mari de Luz, le père de Perle !

Il trace la route sans être ému par les étoiles, il y en a deux qui devraient

être à ses côtés. Plus ça va, plus c’est loin. Que la vie et d’autres racontent Paris

si ça les amuse, lui ne parie plus sur rien. La folie de son amour est plus grande

que la folie des fous. Il faut bien arriver au bout de ce désamour quoi qu’il arrive.

Il a tout appris en vous racontant sa petite vie d’homme, il doit conclure loin de

vos yeux lisants. Il y va, il est sur la route.

Perle, Luz, je boite de vous. Je vous aime pour toujours.

Il ne va pas vite, il n’est pas pressé, seulement perdu. Il n’y a pas de

témoin, Perle, juste ton goût sur ses joues, les phares de ta mère dans sa

gueule, le prix à payer pourvu que vous viviez. Et, tous ces cheveux de Luz qu’il

retrouve dans ses poches… Et toutes ces heures qu’il ne te prendra pas… Tu

sais, il aurait bien aimé avoir longtemps des habitudes à trois.

Il se dit qu’il a toujours aimé tout de suite pour ne pas avoir à attendre un

demain qui ne viendrait peut-être pas. Qu’est-ce qu’il a pu se faire comme

horoscopes à la con… Il n’a plus personne et sait très bien que c’est son passé

qui commence à défiler devant ses yeux : il a été un tueur en forme, le garçon et

la fierté de sa maman, un primate nécessaire aux perfections et aux nuages des

162
femmes. La dernière l’a traversé et posé sur l’ourlet des miracles, pour lui c’est le

bout du chemin.

D’idées, de mémoire, de consciences nomades, il est criblé. Il avance

hypnotisé. Il n’a pas vu ceux qui l’attendaient et leur demande pardon.

Tiens… encore un pont par lequel il faut passer. Il y a des dangers qu’il

croyait morts. La vie est difficile dans les deux sens et tous les ponts ont les

mêmes défauts.

Ce qui le désespère au plus profond est la défiminisation de l’amour sans

elle, la perte d’âme.

Ça défile, c’est sur l’écran qu’il regarde en marchant, en marchant vers sa

naissance. Ça défile, il veut aimer le miroir et non son reflet. Miroir, son laid

miroir, commence à se faire clair : « Si tu as été aimé et que tu ne crois plus

l’être, c’est que tu n’es pas digne de l’amour. Tuer n’est pas tuer la mort, tes

guerres saintes ne valent pas un clou. Les distances que tu as trouvées pour

t’éloigner de la souffrance sont-elles de l’ordre de Dieu ou de celui de la chair ?

Entre ce qui t’a appelé et ce qui t’a tenté qu’as-tu choisi ?

Il était sur un chemin saillant hors de la terre, un autre chemin d’eau.

Qu’est-ce que la mémoire ? Quelle mémoire gardera l’eau de Venise engloutie ?

Il y a longtemps que le vent n’est pas venu. Ne le veut-il plus ? Il y a

longtemps que Colombine et Fleur ne sont plus là. Étaient-elles mirages ?

Mistigri de Camille ne le sait pas. Mon vieux chat, j’aimerais que tu épouses

Perle, que tu lui fasses des enfants lions loin de mes mains, de ma mer, des

nombres pairs, de l’hiver, que tu les fasses dans la jungle de vos trois cœurs, en

vrai, en spirale, pour moi. Il me plairait aussi que tu ailles faire régulièrement pipi

163
dans les chaussures de Blanche Neige, que tu lèches quotidiennement les doigts

de Dora, que tu griffes la cathédrale putain, que tu laboures l’aisselle de Claire

numéro un, que tu sois le chat de Luz. J’aimerai, mon chat être près de toi quand

je serai au paradis des chats. J’aimerai aussi qu’avec mes doigts tu serres la

main d’un squelette, de mon éternité prolongée, étrangère, au paradis des

grands-pères.

Je ne veux qu’un chat.

J’aimerai, chat, que tu trouves Claire, que tu vois loin, que tu protèges

Colombine et Mlle B., que tu te blottisses dans les yeux de Dora et le front de

Claire. J’aimerai que mon paradis des poètes soit avec toi, mon chat, ma

montagne de souvenirs, ma neige des étoiles, ma pluie de larmes, ma

réincarnation si… ma réincarnation si…

Mon chat du chant d’ici enfin, je ne me souviens que de toi. Je me

souviens des rats que nous débusquions à deux chez Camille. Je me souviens

de ton frère aussi qui m’accompagnait dans les champs quand j’étais petit

homme et qui m’a fait ainsi, ainsi, plus vous que chien dans l’ordre des ans et

l’œuvre de la vie. Mon chat, sans toi je serais quoi au paradis des puces ? J’y

suis presque, ni abyssin ni de gouttière et je crois à ton ciel, à tes étoiles et à tes

soleils.

Ça miaule dans le ventre, les yeux deviennent verts, l’angélus résonne et

fait bouger de rares nuages venus de la mer. Les mots se nouent en tendant une

toile aux poings serrés, aux langues sèches et dures comme des os. Il n’en veut

pas pour peindre Perle et Luz. Il aimerait tant avoir réalisé, une fois dans sa vie,

164
un portrait d’amour… Mais là, ce serait de l’amour cannibale qui, trou dans la

couche d’ozone, mangerait tout ce qui est vital à l’amour.

Je veux un gros chat pour boucher le trou aspirant de la couche d’amour,

un matou qui fait le gros dos, la grosse queue, les gros yeux, les gros poils, les

grosses dents, les grosses babines, un bon gros matou qui sort de ces lignes et

s’assied sur le livre que vous êtes en train de lire. Il s’appelle « Gros Manitou » et

vous empêche de tourner les pages, il peut aussi en faire des confettis que le

vortex de la blessure de l’amour enverra dans le tuyau du cœur régulièrement

boosté par le ”Destop” des sentiments. Il avale tout cet œil perfide, aussi bien les

petites grenouilles d’un premier bécot que les bisons de la passion et les

éléphants de la communion des cœurs. Il avale femme Luz et enfant Perle. Il va

où, il va où l’amour ? Dans l’herbier de qui est-il étiqueté, une épingle dans

chaque aile et un clou dans le dos ? Qui est ce collectionneur ? A-t-il aussi des

planches de chats punaisés dans ses boîtes ? Du vent en cryoconservation ?

Des nuages passés par les tables des taxidermistes ?

- Gros Manitou, nous avons du pain sur la planche, tu m’accompagnes ?

Tu me laisses passer avec toi par la chatière ? (D’ailleurs, ce mot ne viendrait-il

pas de « châtiment » ?) Viens, on se donne la même langue au chat, faisons un

caprice, une grosse colère d’enfants.

Il n’a plus Luz pour lui inventer la vie, ni Perle pour être fier de lui.

Sur une route dure sous ses pieds encore un peu poissons des visages

affluent. Il y reconnaît sa sève qui a pleuré dans les bras d’elles, sa lèvre

cherchant la leur, leurs yeux. Il y voit le bout du reflet de Blanche Neige sur

toutes. Il marche un chat sur l’épaule, le goût de Luz dans la bouche et le

165
souvenir chaud de la petite main de Perle dans la sienne. Que d’amour… Merci à

la vie bleue qui a si souvent su le relever. Merci aussi aux voleurs de Dieu et de

chevaux. Merci aux arbres. Merci aux chats.

On doit être un quatorze juillet à majorettes et légionnaires, tout veut

défiler.

Nous sommes un quatorze juillet. Il se souvient, il marchait sur une route

nationale. C’était un quatorze juillet où il n’était pas à la fête, le vertige le

travaillait comme une pelure d’orange.

Est-ce qu’il parle ? Est-ce qu’il braie ? Il vient de se manger les oreilles, de

te passer, ma Luz, la main dans les cheveux. Il marche avec ton sexe dans ses

mains et vous brillez tous les trois dans un doute-horizon de mer et de poissons.

Comme un chapelet de bouquets de violettes est accroché au plafond de son ciel

il y enfouit ses narines et se régénère les poumons en les tapissant de pétales

tremblants que, alors qu’il ne s’attendait à rien, une bonne brise marine vient

transcender de ses deux voix.

Perle : - Je ne peux être née que de l’amour

Luz : - Perle, sa bulle, sa claire, nous nous sommes fait une vie comme

personne et c’est en admirant l’amour que nous avons peint cette idée de nous

trois. Soleil était nos campagnes, tu faisais de la botanique, nous étions le feu, la

fête, nous étions l’un à l’autre et à trois plus forts que tout. Nous avons connu la

lumière qui sort des cœurs, nous ne voulions pas être partagés ni qu’on nous

appuie dessus. Je te le jure, il aime ce bouquet de violettes avec nos baisers

posés dessus.

166
Luz avait tous les dons, savait comment il entrait et sortait, lui avait fait faire

son plus grand voyage, l’avait aimé dans la vie et même se souvenait de lui.

Soyons digne d’elles.

À l’œuvre !

Ça défile. Il aperçoit les premières brumes annonciatrices de la mer plus

très loin. Il avance. Elles sont son étoile du berger, son signe venu de l’eau. Il

entre dans Cabourg et se l’enfile jusqu’à la plage. Maintenant, c’est tout droit…

Alors, se dire qu’on peut bien s’asseoir un peu sur le sable pour regarder le défilé

jusqu’au passage de la voiture-balai. Peut-être apprendre encore quelque chose

de plus en se concentrant avec Mistigri et Gros Manitou sur la fin près de Luz et

Perle.

Rien de plus ne lui revient.

Il commence à s’ennuyer, la fin du corso de ses vies est assurée par des

deuxièmes couteaux. Des chevaux même pas bons pour l’abattoir, des chiens à

vieilles bourges, des papillons aux ailes fades, des forgerons d’opérette, des

cathédrales en carton-pâte, des lépreux de carnaval, des boîtes et des bars sans

défoncés, des flics rigolos, des fers à souder qui ne collent rien, des blacks made

in America, des homos parce que déguisés, des dieux de catéchisme, des étaux

en caoutchouc, des cordes en papier crépon, des putes de douze ans, des macs

moustachus au cirage, des révolutions pour le principe, des incendies

d’artificiers, des pendus qui se marrent, des cécités à la pirate, des anges qui ont

des ailes, des saintes qui draguent, des coquillages en sucreries, des histoires

d’amour qui finissent bien, des fleurs qui n’ont rien à dire, des spirales qui

n’aspirent pas, des ponts immobiles, des réveils qui ne passent jamais sur quatre

167
heures du matin, des cloches en barbe à papa, des déserts sans profondeur, des

cailloux sans histoire, du miel sans sucre, des dolmens sans histoire, des forêts

sans papier ni incendies, une chanteuse sans trac, des chats sans amour dans

les yeux, des poubelles vides, des bains sans plaisir, des fesses sans promesse,

des avions sans rêve, des indiens sans passion, des sacrifices sans sang, des

refrains sans chanson, des étoiles sans souvenir, une veste rouge pour lui, un

œil bleu mais pas turc, juin et juillet qui n’ont jamais entendu parler de Luz, des

souris qui ne font rien pour les dents perdues pour toujours, des oueds pour

camper, des derviches paralysés, des flamencos pas possédés, du rouge à

lèvres qui ne se mange pas, un sosie de Luz sans pouvoirs, Spermato Premier

pas jaloux, et puis, et puis, plus d’images : rien que le bien de Luz, Perle et lui…

Il entend les pétarades du camion nettoyeur. Il doit juste se lever et faire

quelques mètres. Il n’en sait pas plus.

- Luz, je t’en prie, dis-moi.

- Luz : - Amour de moi et de ma seule fille, tu dois noyer Blanche Neige, je

ne t’ai pas quitté, j’ai fait mon dernier tour de magie. Tu es un homme qui va

marcher dans la mer, je ne serai plus qu’une femme revenue à l’étroitesse de la

vie. Ne t’en fais pas, Perle est une fille de sang et de corps aujourd’hui, elle

ressemble aux autres mais a les yeux de toi. Elle voit, rien n’est fini, je t’aime.

- Luz, encore une faveur, puis-je dire au monde qui tu es ?

- Dis-leur, amour, que je suis l’amour.

Je l’aime.

Il se prit pour Venise et, avec ses chats, marcha dans la mer jusqu’à sa fin.

Il avait confiance. Il ne l’avait pas fait que pour Blanche Neige.

168
Que sa vie, mangée par l’eau de la mer, le dos tourné à Cabourg, devienne

du sel pour l’amour de tous et apprenne à faire désaimer toutes les Blanches

Neiges mortes et à venir.

169

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