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Quatrevingt-treize: Roman
Quatrevingt-treize: Roman
Quatrevingt-treize: Roman
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Quatrevingt-treize: Roman

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About this ebook

Le dernier roman écrit par Victor Hugo, dans une nouvelle édition numérique.

Quatrevingt-treize est le dernier roman de Victor Hugo, paru en 1874. Il a pour toile de fond les plus terribles années de la Révolution française : la Terreur.

Découvrez le dernier roman d'un des plus grands écrivains de langue française.

EXTRAIT

Dans les derniers jours de mai 1793, un des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillait le redoutable bois de la Saudraie en Astillé. On n’était pas plus de trois cents, car le bataillon était décimé par cette rude guerre. C’était l’époque où, après l’Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui était de six cents volontaires, il restait vingt-sept hommes, du deuxième trente-trois, et du troisième cinquante-sept. Temps des luttes épiques.
Les bataillons envoyés de Paris en Vendée comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pièces de canon. Ils avaient été rapidement mis sur pied. Le 25 avril, Gohier étant ministre de la justice et Bouchotte étant ministre de la guerre, la section du Bon-Conseil avait proposé d’envoyer des bataillons de volontaires en Vendée ; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport ; le 1er mai, Santerre était prêt à faire partir douze mille soldats, trente pièces de campagne et un bataillon de canonniers. Ces bataillons, faits si vite, furent si bien faits, qu’ils servent aujourd’hui de modèles ; c’est d’après leur mode de composition qu’on forme les compagnies de ligne ; ils ont changé l’ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous-officiers.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Victor Hugo est un poète, dramaturge, prosateur et dessinateur romantique français, né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris. Il est considéré comme l'un des plus importants écrivains de langue française.
LanguageFrançais
PublisherNoblishing
Release dateJan 25, 2019
ISBN9782889391431
Quatrevingt-treize: Roman
Author

Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885) is one of the most well-regarded French writers of the nineteenth century. He was a poet, novelist and dramatist, and he is best remembered in English as the author of Notre-Dame de Paris (The Hunchback of Notre-Dame) (1831) and Les Misérables (1862). Hugo was born in Besançon, and became a pivotal figure of the Romantic movement in France, involved in both literature and politics. He founded the literary magazine Conservateur Littéraire in 1819, aged just seventeen, and turned his hand to writing political verse and drama after the accession to the throne of Louis-Philippe in 1830. His literary output was curtailed following the death of his daughter in 1843, but he began a new novel as an outlet for his grief. Completed many years later, this novel became Hugo's most notable work, Les Misérables.

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    Quatrevingt-treize - Victor Hugo

    noblishing

    Victor Hugo

    Quatrevingt-treize


    Publication: 2018

    VICTOR HUGO


    QUATREVINGT-TREIZE

    J. Hetzel, A. Quantin, 1880-1926

    Édition définitive d’après les manuscrits originaux. Œuvres complètes de Victor Hugo. Roman. XIV. Quatrevingt-treize. Édition ne varietur. Paris. J. Hetzel & Cie. 8, rue Jacob. A. Qantin & Cie. rue Saint-Benoît, 7. 1880

    PREMIÈRE PARTIE

    EN MER

    LIVRE PREMIER

    LE BOIS DE LA SAUDRAIE

    Dans les derniers jours de mai 1793, un des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillait le redoutable bois de la Saudraie en Astillé. On n’était pas plus de trois cents, car le bataillon était décimé par cette rude guerre. C’était l’époque où, après l’Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui était de six cents volontaires, il restait vingt-sept hommes, du deuxième trente-trois, et du troisième cinquante-sept. Temps des luttes épiques.

    Les bataillons envoyés de Paris en Vendée comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pièces de canon. Ils avaient été rapidement mis sur pied. Le 25 avril, Gohier étant ministre de la justice et Bouchotte étant ministre de la guerre, la section du Bon-Conseil avait proposé d’envoyer des bataillons de volontaires en Vendée ; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport ; le 1er mai, Santerre était prêt à faire partir douze mille soldats, trente pièces de campagne et un bataillon de canonniers. Ces bataillons, faits si vite, furent si bien faits, qu’ils servent aujourd’hui de modèles ; c’est d’après leur mode de composition qu’on forme les compagnies de ligne ; ils ont changé l’ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous-officiers.

    Le 28 avril, la commune de Paris avait donné aux volontaires de Santerre cette consigne : Point de grâce. Point de quartier. A la fin de mai, sur les douze mille partis de Paris, huit mille étaient morts.

    Le bataillon engagé dans le bois de la Saudraie se tenait sur ses gardes. On ne se hâtait point. On regardait à la fois à droite et à gauche, devant soi et derrière soi ; Kléber a dit : Le soldat a un œil dans le dos. Il y avait longtemps qu’on marchait. Quelle heure pouvait-il être ? à quel moment du jour en était-on ? Il eût été difficile de le dire, car il y a toujours une sorte de soir dans de si sauvages halliers, et il ne fait jamais clair dans ce bois-là.

    Le bois de la Saudraie était tragique. C’était dans ce taillis que, dès le mois de novembre 1792, la guerre civile avait commencé ses crimes ; Mousqueton, le boiteux féroce, était sorti de ces épaisseurs funestes ; la quantité de meurtres qui s’étaient commis là faisait dresser les cheveux. Pas de lieu plus épouvantable. Les soldats s’y enfonçaient avec précaution. Tout était plein de fleurs ; on avait autour de soi une tremblante muraille de branches d’où tombait la charmante fraîcheur des feuilles ; des rayons de soleil trouaient çà et là ces ténèbres vertes ; à terre, le glaïeul, la flambe des marais, le narcisse des prés, la gênotte, cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier, brodaient et passementaient un profond tapis de végétation où fourmillaient toutes les formes de la mousse, depuis celle qui ressemble à la chenille jusqu’à celle qui ressemble à l’étoile. Les soldats avançaient pas à pas, en silence, en écartant doucement les broussailles. Les oiseaux gazouillaient au-dessus des bayonnettes.

    La Saudraie était un de ces halliers où jadis, dans les temps paisibles, on avait fait la Houiche-ba, qui est la chasse aux oiseaux pendant la nuit ; maintenant on y faisait la chasse aux hommes.

    Le taillis était tout de bouleaux, de hêtres et de chênes ; le sol plat ; la mousse et l’herbe épaisse amortissaient le bruit des hommes en marche ; aucun sentier, ou des sentiers tout de suite perdus ; des houx, des prunelliers sauvages, des fougères, des haies d’arrête-bœuf, de hautes ronces ; impossibilité de voir un homme à dix pas. Par instants passait dans le branchage un héron ou une poule d’eau indiquant le voisinage des marais.

    On marchait. On allait à l’aventure, avec inquiétude, et en craignant de trouver ce qu’on cherchait.

    De temps en temps on rencontrait des traces de campements, des places brûlées, des herbes foulées, des bâtons en croix, des branches sanglantes. Là on avait fait la soupe, là on avait dit la messe, là on avait pansé des blessés. Mais ceux qui avaient passé avaient disparu. Où étaient-ils ? Bien loin peut-être ? peut-être là tout près, cachés, l’espingole au poing ? Le bois semblait désert. Le bataillon redoublait de prudence. Solitude, donc défiance. On ne voyait personne ; raison de plus pour redouter quelqu’un. On avait affaire à une forêt mal famée.

    Une embuscade était probable.

    Trente grenadiers, détachés en éclaireurs, et commandés par un sergent, marchaient en avant à une assez grande distance du gros de la troupe. La vivandière du bataillon les accompagnait. Les vivandières se joignent volontiers aux avant-gardes. On court des dangers, mais on va voir quelque chose. La curiosité est une des formes de la bravoure féminine.

    Tout à coup les soldats de cette petite troupe d’avant-garde eurent ce tressaillement connu des chasseurs qui indique qu’on touche au gîte. On avait entendu comme un souffle au centre d’un fourré, et il semblait qu’on venait de voir un mouvement dans les feuilles. Les soldats se firent signe.

    Dans l’espèce de guet et de quête confiée aux éclaireurs, les officiers n’ont pas besoin de s’en mêler ; ce qui doit être fait se fait de soi-même.

    En moins d’une minute le point où l’on avait remué fut cerné ; un cercle de fusils braqués l’entoura ; le centre obscur du hallier fut couché en joue de tous les côtés à la fois, et les soldats, le doigt sur la détente, l’œil sur le lieu suspect, n’attendirent plus pour le mitrailler que le commandement du sergent.

    Cependant la vivandière s’était hasardée à regarder à travers les broussailles, et, au moment où le sergent allait crier : Feu ! cette femme cria : Halte !

    Et se tournant vers les soldats : — Ne tirez pas, camarades !

    Et elle se précipita dans le taillis. On l’y suivit.

    Il y avait quelqu’un là en effet.

    Au plus épais du fourré, au bord d’une de ces petites clairières rondes que font dans les bois les fourneaux à charbon en brûlant les racines des arbres, dans une sorte de trou de branches, espèce de chambre de feuillage, entr’ouverte comme une alcôve, une femme était assise sur la mousse, ayant au sein un enfant qui tétait et sur ses genoux les deux têtes blondes de deux enfants endormis.

    C’était là l’embuscade.

    — Qu’est-ce que vous faites ici, vous ? cria la vivandière.

    La femme leva la tête.

    La vivandière ajouta, furieuse :

    — Êtes-vous folle d’être là !

    Et elle reprit :

    — Un peu plus, vous étiez exterminée !

    Et, s’adressant aux soldats, la vivandière ajouta :

    — C’est une femme.

    — Pardine, nous le voyons bien ! dit un grenadier.

    La vivandière poursuivit :

    — Venir dans les bois se faire massacrer ! a-t-on idée de faire des bêtises comme ça !

    La femme stupéfaite, effarée, pétrifiée, regardait autour d’elle, comme à travers un rêve, ces fusils, ces sabres, ces bayonnettes, ces faces farouches.

    Les deux enfants se réveillèrent et crièrent.

    — J’ai faim, dit l’un.

    — J’ai peur, dit l’autre.

    Le petit continuait de téter.

    La vivandière lui adressa la parole.

    — C’est toi qui as raison, lui dit-elle.

    La mère était muette d’effroi.

    Le sergent lui cria :

    — N’ayez pas peur, nous sommes le bataillon du Bonnet-Rouge.

    La femme trembla de la tête aux pieds. Elle regarda le sergent, rude visage dont on ne voyait que les sourcils, les moustaches, et deux braises qui étaient les deux yeux.

    — Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge, ajouta la vivandière.

    Et le sergent continua :

    — Qui es-tu, madame ?

    La femme le considérait, terrifiée. Elle était maigre, jeune, pâle, en haillons ; elle avait le gros capuchon des paysannes bretonnes et la couverture de laine rattachée au cou avec une ficelle. Elle laissait voir son sein nu avec une indifférence de femelle. Ses pieds, sans bas ni souliers, saignaient.

    — C’est une pauvre, dit le sergent.

    Et la vivandière reprit de sa voix soldatesque et féminine, douce en dessous :

    — Comment vous appelez-vous ?

    La femme murmura dans un bégaiement presque indistinct :

    — Michelle Fléchard.

    Cependant la vivandière caressait avec sa grosse main la petite tête du nourrisson.

    — Quel âge a ce môme ? demanda-t-elle.

    La mère ne comprit pas. La vivandière insista.

    — Je vous demande l’âge de ça.

    — Ah ! dit la mère. Dix-huit mois.

    — C’est vieux, dit la vivandière. Ça ne doit plus téter. Il faudra me sevrer ça. Nous lui donnerons de la soupe.

    La mère commençait à se rassurer. Les deux petits qui s’étaient réveillés étaient plus curieux qu’effrayés. Ils admiraient les plumets.

    — Ah ! dit la mère, ils ont bien faim.

    Et elle ajouta :

    — Je n’ai plus de lait.

    — On leur donnera à manger, cria le sergent, et à toi aussi. Mais ce n’est pas tout ça. Quelles sont tes opinions politiques ?

    La femme regarda le sergent, et ne répondit pas.

    — Entends-tu ma question ?

    Elle balbutia :

    — J’ai été mise au couvent toute jeune, mais je me suis mariée, je ne suis pas religieuse. Les sœurs m’ont appris à parler français. On a mis le feu au village. Nous nous sommes sauvés si vite que je n’ai pas eu le temps de mettre des souliers.

    — Je te demande quelles sont tes opinions politiques ?

    — Je ne sais pas ça.

    Le sergent poursuivit :

    — C’est qu’il y a des espionnes. Ça se fusille, les espionnes. Voyons. Parle. Tu n’es pas bohémienne ? Quelle est ta patrie ?

    Elle continua de le regarder comme ne comprenant pas. Le sergent répéta :

    — Quelle est ta patrie ?

    — Je ne sais pas, dit-elle.

    — Comment ! tu ne sais pas quel est ton pays ?

    — Ah ! mon pays. Si fait.

    — Eh bien, quel est ton pays ?

    La femme répondit :

    — C’est la métairie de Siscoignard, dans la paroisse d’Azé.

    Ce fut le tour du sergent d’être stupéfait. Il demeura un moment pensif. Puis il reprit :

    — Tu dis ?

    — Siscoignard.

    — Ce n’est pas une patrie, ça.

    — C’est mon pays.

    Et la femme, après un instant de réflexion, ajouta :

    — Je comprends, monsieur. Vous êtes de France, moi je suis de Bretagne.

    — Eh bien ?

    — Ce n’est pas le même pays.

    — Mais c’est la même patrie ! cria le sergent.

    La femme se borna à répondre :

    — Je suis de Siscoignard.

    — Va pour Siscoignard ! reprit le sergent. C’est de là qu’est ta famille ?

    — Oui.

    — Que fait-elle ?

    — Elle est toute morte. Je n’ai plus personne.

    Le sergent, qui était un peu beau parleur, continua l’interrogatoire.

    — On a des parents, que diable ! ou on en a eu. Qui es-tu ? Parle.

    La femme écouta, ahurie, cet — ou on en a eu — qui ressemblait plus à un cri de bête fauve qu’à une parole humaine.

    La vivandière sentit le besoin d’intervenir. Elle se remit à caresser l’enfant qui tétait, et donna une tape sur la joue aux deux autres.

    — Comment s’appelle la téteuse ? demanda-t-elle ; car c’est une fille, ça.

    La mère répondit : Georgette.

    — Et l’aîné ? car c’est un homme, ce polisson-là.

    — René-Jean.

    — Et le cadet ? car lui aussi, il est un homme, et joufflu encore !

    — Gros-Alain, dit la mère.

    — Ils sont gentils, ces petits, dit la vivandière ; ça vous a déjà des airs d’être des personnes.

    Cependant le sergent insistait.

    — Parle donc, madame. As-tu une maison ?

    — J’en avais une.

    — Où ça ?

    — A Azé.

    — Pourquoi n’es-tu pas dans ta maison ?

    — Parce qu’on l’a brûlée.

    — Qui ça ?

    — Je ne sais pas. Une bataille.

    — D’où viens-tu ?

    — De là.

    — Où vas-tu ?

    — Je ne sais pas.

    — Arrive au fait. Qui es-tu ?

    — Je ne sais pas.

    — Tu ne sais pas qui tu es ?

    — Nous sommes des gens qui nous sauvons.

    — De quel parti es-tu ?

    — Je ne sais pas.

    — Es-tu des bleus ? Es-tu des blancs ? Avec qui es-tu ?

    — Je suis avec mes enfants.

    Il y eut une pause. La vivandière dit :

    — Moi, je n’ai pas eu d’enfants. Je n’ai pas eu le temps.

    Le sergent recommença.

    — Mais tes parents ! Voyons, madame, mets-nous au fait de tes parents. Moi, je m’appelle Radoub, je suis sergent, je suis de la rue du Cherche-Midi, mon père et ma mère en étaient, je peux parler de mes parents. Parle-nous des tiens. Dis-nous ce que c’était que tes parents.

    — C’étaient les Fléchard. Voilà tout.

    — Oui, les Fléchard sont les Fléchard, comme les Radoub sont les Radoub. Mais on a un état. Quel était l’état de tes parents ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ? Qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils fléchardaient, tes Fléchard ?

    — C’étaient des laboureurs. Mon père était infirme et ne pouvait travailler à cause qu’il avait reçu des coups de bâton que le seigneur, son seigneur, notre seigneur, lui avait fait donner, ce qui était une bonté, parce que mon père avait pris un lapin, pour le fait de quoi on était jugé à mort ; mais le seigneur avait fait grâce, et avait dit : Donnez-lui seulement cent coups de bâton ; et mon père était demeuré estropié.

    — Et puis ?

    — Mon grand-père était huguenot. Monsieur le curé l’a fait envoyer aux galères. J’étais toute petite.

    — Et puis ?

    — Le père de mon mari était un faux-saulnier. Le roi l’a fait pendre.

    — Et ton mari, qu’est-ce qu’il fait ?

    — Ces jours-ci il se battait.

    — Pour qui ?

    — Pour le roi.

    — Et puis ?

    — Dame, pour son seigneur.

    — Et puis ?

    — Dame, pour monsieur le curé.

    — Sacré mille noms de noms de brutes ! cria un grenadier.

    La femme eut un soubresaut d’épouvante.

    — Vous voyez, madame, nous sommes des Parisiens, dit gracieusement la vivandière.

    La femme joignit les mains et cria :

    — O mon Dieu seigneur Jésus !

    — Pas de superstitions ! reprit le sergent.

    La vivandière s’assit à côté de la femme, et attira entre ses genoux l’aîné des enfants, qui se laissa faire. Les enfants sont rassurés comme ils sont effarouchés, sans qu’on sache pourquoi. Ils ont on ne sait quels avertissements intérieurs.

    — Ma pauvre bonne femme de ce pays-ci, vous avez de jolis mioches, c’est toujours ça. On devine leur âge. Le grand a quatre ans, son frère a trois ans. Par exemple, la momignarde qui tette est fameusement gouliafre. Ah ! la monstre ! Veux-tu bien ne pas manger ta mère comme ça ! Voyez-vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans le bataillon. Vous feriez comme moi. Je m’appelle Houzarde. C’est un sobriquet. Mais j’aime mieux m’appeler Houzarde que mamzelle Bicorneau, comme ma mère. Je suis la cantinière, comme qui dirait celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu’on s’assassine. Le diable et son train. Nous avons à peu près le même pied, je vous donnerai des souliers à moi. J’étais à Paris le 10 août. J’ai donné à boire à Westermann. Ça a marché. J’ai vu guillotiner Louis XVI. Louis Capet, qu’on appelle. Il ne voulait pas. Dame, écoutez donc. Dire que le 13 janvier il faisait cuire des marrons et qu’il riait avec sa famille ! Quand on l’a couché de force sur la bascule, qu’on appelle, il n’avait plus ni habit ni souliers ; il n’avait que sa chemise, une veste piquée, une culotte de drap gris et des bas de soie gris. J’ai vu ça, moi. Le fiacre où on l’a amené était peint en vert. Voyez-vous, venez avec nous. On est des bons garçons dans le bataillon, vous serez la cantinière numéro deux, je vous montrerai l’état. Oh ! c’est bien simple ! on a son bidon et sa clochette, on s’en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant : Qui est-ce qui veut boire un coup, les enfants ? Ce n’est pas plus malaisé que ça. Moi, je verse à boire à tout le monde. Ma foi oui. Aux blancs comme aux bleus, quoique je sois une bleue. Et même une bonne bleue. Mais je donne à boire à tous. Les blessés, ça a soif. On meurt sans distinction d’opinion. Les gens qui meurent, ça devrait se serrer la main. Comme c’est godiche de se battre ! Venez avec nous. Si je suis tuée, vous aurez ma survivance. Voyez-vous, j’ai l’air comme ça, mais je suis une bonne femme et un brave homme. Ne craignez rien.

    Quand la vivandière eut cessé de parler, la femme murmura :

    — Notre voisine s’appelait Marie-Jeanne et notre servante s’appelait Marie-Claude.

    Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier.

    — Tais-toi. Tu as fait peur à madame. On ne jure pas devant les dames.

    — C’est que c’est tout de même un véritable massacrement pour l’entendement d’un honnête homme, répliqua le grenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le seigneur, leur grand-père galérien par le curé, et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d’un petit bonhomme ! et qui se fichent en révolte, et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi !

    Le sergent cria :

    — Silence dans les rangs !

    — On se tait, sergent, reprit le grenadier ; mais ça n’empêche pas que c’est ennuyeux qu’une jolie femme comme ça s’expose à se faire casser la gueule pour les beaux yeux d’un calotin.

    — Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d’éloquence.

    Et il se tourna vers la femme.

    — Et ton mari, madame ? que fait-il ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

    — Il est devenu rien, puisqu’on l’a tué.

    — Où ça ?

    — Dans la haie.

    — Quand ça ?

    — Il y a trois jours.

    — Qui ça ?

    — Je ne sais pas.

    — Comment ! tu ne sais pas qui a tué ton mari ?

    — Non.

    — Est-ce un bleu ? Est-ce un blanc ?

    — C’est un coup de fusil.

    — Et il y a trois jours ?

    — Oui.

    — De quel côté ?

    — Du côté d’Ernée. Mon mari est tombé. Voilà.

    — Et depuis que ton mari est mort, qu’est-ce que tu fais ?

    — J’emporte mes petits.

    — Où les emportes-tu ?

    — Devant moi.

    — Où couches-tu ?

    — Par terre.

    — Qu’est-ce que tu manges ?

    — Rien.

    Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches.

    — Rien ?

    — C’est-à-dire des prunelles, des mûres dans les ronces, quand il y en a de reste de l’an passé, des graines de myrtille, des pousses de fougère.

    — Oui. Autant dire rien.

    L’aîné des enfants, qui semblait comprendre, dit : J’ai faim.

    Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit à la mère. La mère rompit le pain en deux morceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirent avidement.

    — Elle n’en a pas gardé pour elle, grommela le sergent.

    — C’est qu’elle n’a pas faim, dit un soldat.

    — C’est qu’elle est la mère, dit le sergent.

    Les enfants s’interrompirent.

    — A boire, dit l’un.

    — A boire, répéta l’autre.

    — Il n’y a pas de ruisseau dans ce bois du diable, dit le sergent.

    La vivandière prit le gobelet de cuivre qui pendait à sa ceinture à côté de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu’elle avait en bandoulière, versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des lèvres des enfants.

    Le premier but et fit la grimace.

    Le second but et cracha.

    — C’est pourtant bon, dit la vivandière.

    — C’est du coupe-figure ? demanda le sergent.

    — Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.

    Et elle essuya son gobelet.

    Le sergent reprit :

    — Et comme ça, madame, tu te sauves ?

    — Il faut bien.

    — A travers champs, va comme je te pousse !

    — Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.

    — Pauvre paroissienne ! dit la vivandière.

    — Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis tout entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu’on se veut. On m’a tué mon mari. Je n’ai compris que ça.

    Le sergent fit sonner à terre la crosse de son fusil, et cria :

    — Quelle bête de guerre ! nom d’une bourrique !

    La femme continua :

    — La nuit passée, nous avons couché dans une émousse.

    — Tous les quatre ?

    — Tous les quatre.

    — Couché ?

    — Couché.

    — Alors, dit le sergent, couché debout.

    Et il se tourna vers les soldats.

    — Camarades, un gros vieux arbre creux et mort où un homme peut se fourrer comme dans une gaîne, ces sauvages appellent ça une émousse. Qu’est-ce que vous voulez ? Ils ne sont pas forcés d’être de Paris.

    — Coucher dans le creux d’un arbre ! dit la vivandière, et avec trois enfants !

    — Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien du tout, ça devait être drôle d’entendre un arbre crier papa, maman !

    — Heureusement, c’est l’été, soupira la femme.

    Elle regardait la terre, résignée, ayant dans les yeux l’étonnement des catastrophes.

    Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misère.

    Une veuve, trois orphelins, la fuite, l’abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l’horizon, la faim, la soif, pas d’autre nourriture que l’herbe, pas d’autre toit que le ciel.

    Le sergent s’approcha de la femme et fixa ses yeux sur l’enfant qui tétait. La petite quitta le sein, tourna doucement la tête, regarda avec ses belles prunelles bleues l’effrayante face velue, hérissée et fauve qui se penchait sur elle, et se mit à sourire.

    Le sergent se redressa, et l’on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s’arrêter au bout de sa moustache comme une perle.

    Il éleva la voix.

    — Camarades, de tout ça je conclus que le bataillon va devenir père. Est-ce convenu ? Nous adoptons ces trois enfants-là.

    — Vive la République ! crièrent les grenadiers.

    — C’est dit, fit le sergent.

    Et il étendit les deux mains au-dessus de la mère et des enfants.

    — Voilà, dit-il, les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge.

    La vivandière sauta de joie.

    — Trois têtes dans un bonnet ! cria-t-elle.

    Puis elle éclata en sanglots, embrassa éperdument la pauvre veuve, et lui dit :

    — Comme la petite a déjà l’air gamine !

    — Vive la République ! répétèrent les soldats.

    Et le sergent dit à la mère :

    — Venez, citoyenne.

    LIVRE DEUXIÈME

    LA CORVETTE CLAYMORE


    I

    ANGLETERRE ET FRANCE MÊLÉES

    Au printemps de 1793, au moment où la France, attaquée à la fois à toutes ses frontières, avait la pathétique distraction de la chute des Girondins, voici ce qui se passait dans l’archipel de la Manche.

    Un soir, le 1er juin, à Jersey, dans la petite baie déserte de Bonnenuit, une heure environ avant le coucher du soleil, par un de ces temps brumeux qui sont commodes pour s’enfuir parce qu’ils sont dangereux pour naviguer, une corvette mettait à la voile. Ce bâtiment était monté par un équipage français, mais faisait partie de la flottille anglaise placée en station et comme en sentinelle à la pointe orientale de l’île. Le prince de La Tour-d’Auvergne, qui était de la maison de Bouillon, commandait la flottille anglaise, et c’était par ses ordres, et pour un service urgent et spécial, que la corvette en avait été détachée.

    Cette corvette, immatriculée à la Trinity-House sous le nom de the Claymore, était en apparence une corvette de charge, mais en réalité une corvette de guerre. Elle avait la lourde et pacifique allure marchande ; il ne fallait pas s’y fier pourtant. Elle avait été construite à deux fins, ruse et force ; tromper, s’il est possible, combattre, s’il est nécessaire. Pour le service qu’elle avait à faire cette nuit-là, le chargement avait été remplacé dans l’entre-pont par trente caronades de fort calibre. Ces trente caronades, soit qu’on prévît une tempête, soit plutôt qu’on voulût donner une figure débonnaire au navire, étaient à la serre, c’est-à-dire fortement amarrées en dedans par de triples chaînes et la volée appuyée aux écoutilles tamponnées ; rien ne se voyait au dehors ; les sabords étaient aveuglés ; les panneaux étaient fermés ; c’était comme un masque mis à la corvette. Ces caronades étaient à roue de bronze à rayons, ancien modèle, dit « modèle radié ». Les corvettes d’ordonnance n’ont de canons que sur le pont ; celle-ci, faite pour la surprise et l’embûche, était à pont désarmé, et avait été construite de façon à pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batterie d’entre-pont. La Claymore était d’un gabarit massif et trapu, et pourtant bonne marcheuse ; c’était la coque la plus solide de toute la marine anglaise, et au combat elle valait presque une frégate, quoiqu’elle n’eût pour mât d’artimon qu’un mâtereau avec une simple brigantine. Son gouvernail, de forme rare et savante, avait une membrure courbe presque unique qui avait coûté cinquante livres sterling dans les chantiers de Southampton.

    L’équipage, tout français, était composé d’officiers émigrés et de matelots déserteurs. Ces hommes étaient triés ; pas un qui ne fût bon marin, bon soldat et bon royaliste. Ils avaient le triple fanatisme du navire, de l’épée et du roi.

    Un demi-bataillon d’infanterie de marine, pouvant au besoin être débarqué, était amalgamé à l’équipage.

    La corvette Claymore avait pour capitaine un chevalier de Saint-Louis, le comte du Boisberthelot, un des meilleurs officiers de l’ancienne marine royale, pour second le chevalier de La Vieuville qui avait commandé aux gardes-françaises la compagnie où Hoche avait été sergent, et pour pilote le plus sagace patron de Jersey, Philip Gacquoil.

    On devinait que ce navire avait à faire quelque chose d’extraordinaire. Un homme en effet venait de s’y embarquer, qui avait tout l’air d’entrer dans une aventure. C’était un haut vieillard, droit et robuste, à figure sévère, dont il eût été difficile de préciser l’âge, parce qu’il semblait à la fois vieux et jeune ; un de ces hommes qui sont pleins d’années et pleins de force, qui ont des cheveux blancs sur le front et un éclair dans le regard ; quarante ans pour la vigueur et quatrevingts ans pour l’autorité. Au moment où il était monté sur la corvette, son manteau de mer s’était entr’ouvert, et l’on avait pu le voir vêtu, sous ce manteau, de larges braies dites bragou-bras, de bottes-jambières, et d’une veste en peau de chèvre montrant en dessus le cuir passementé de soie, et en dessous le poil hérissé et sauvage, costume complet de paysan breton. Ces anciennes vestes bretonnes étaient à deux fins, servaient aux jours de fête comme aux jours de travail, et se retournaient, offrant à volonté le côté velu et le côté brodé ; peaux de bête toute la semaine, habits de gala le dimanche. Le vêtement de paysan que portait ce vieillard était, comme pour ajouter à une vraisemblance cherchée et voulue, usé aux genoux et aux coudes, et paraissait avoir été longtemps porté, et le manteau de mer, de grosse étoffe, ressemblait à un haillon de pêcheur. Ce vieillard avait sur la tête le chapeau rond du temps, à haute forme et à large bord, qui, rabattu, a l’aspect campagnard, et, relevé d’un côté par une ganse à cocarde, a l’aspect militaire. Il portait ce chapeau rabaissé à la paysanne, sans ganse ni cocarde.

    Lord Balcarras, gouverneur de l’île, et le prince de La Tour-d’Auvergne, l’avaient en personne conduit et installé à bord. L’agent secret des princes, Gélambre, ancien garde du corps de M. le comte d’Artois, avait lui-même veillé à l’aménagement de sa cabine, poussant le soin et le respect, quoique fort bon gentilhomme, jusqu’à porter derrière ce vieillard sa valise. En le quittant pour retourner à terre, M. de Gélambre avait fait à ce paysan un profond salut ; lord Balcarras lui avait dit : Bonne chance, général, et le prince de la Tour-d’Auvergne lui avait dit : Au revoir, mon cousin.

    « Le paysan », c’était en effet le nom sous lequel les gens de l’équipage s’étaient mis tout de suite à désigner leur passager, dans les courts dialogues que les hommes de mer ont entre eux ; mais, sans en savoir plus long, ils comprenaient que ce paysan n’était pas plus un paysan que la corvette de guerre n’était une corvette de charge.

    Il y avait peu de vent. La Claymore quitta Bonnenuit, passa devant Boulay-Bay, et fut quelque temps en vue, courant des bordées ; puis elle décrut dans la nuit croissante, et s’effaça.

    Une heure après, Gélambre, rentré chez lui à Saint-Hélier, expédia, par l’exprès de Southampton, à M. le comte d’Artois, au quartier général du duc d’York, les quatre lignes qui suivent :

    « Monseigneur, le départ vient d’avoir lieu. Succès certain. Dans huit jours toute la côte sera en feu, de Granville à Saint-Malo. »

    Quatre jours auparavant, par émissaire secret, le représentant Prieur de la Marne, en mission près de l’armée des côtes de Cherbourg, et momentanément en résidence à Granville, avait reçu, écrit de la même écriture que la dépêche précédente, le message qu’on va lire :

    « Citoyen représentant, le 1er juin, à l’heure de la marée, la corvette de guerre Claymore, à batterie masquée, appareillera pour déposer sur la côte de France un homme dont voici le signalement : haute taille, vieux, cheveux blancs, habits de paysan, mains d’aristocrate. Je vous enverrai demain plus de détails. Il débarquera le 2 au matin. Avertissez la croisière, capturez la corvette, faites guillotiner l’homme. »

    II

    NUIT SUR LE NAVIRE ET SUR LE PASSAGER

    La corvette, au lieu de prendre par le sud et de se diriger vers Sainte-Catherine, avait mis le cap au nord, puis avait tourné à l’ouest et s’était résolûment engagée entre Serk et Jersey dans le bras de mer qu’on appelle le Passage de la Déroute. Il n’y avait alors de phare sur aucun point de ces deux côtes.

    Le soleil s’était bien couché ; la nuit était noire, plus que ne le sont d’ordinaire les nuits d’été ; c’était une nuit de lune, mais de vastes nuages, plutôt de l’équinoxe que du solstice, plafonnaient le ciel, et, selon toute apparence, la lune ne serait visible que lorsqu’elle toucherait l’horizon, au moment de son coucher. Quelques nuées pendaient jusque sur la mer et la couvraient de brume.

    Toute cette obscurité était favorable.

    L’intention du pilote Gacquoil était de laisser Jersey à gauche et Guernesey à droite, et de gagner, par une marche hardie entre les Hanois et les Douvres, une baie quelconque du littoral de Saint-Malo, route moins courte que par les Minquiers, mais plus sûre, la croisière française ayant pour consigne habituelle de faire surtout le guet entre Saint-Hélier et Granville.

    Si le vent s’y prêtait, si rien ne survenait, et en couvrant la corvette de toile, Gacquoil espérait toucher la côte de France au point du jour.

    Tout allait bien, la corvette venait de dépasser Gros-Nez ; vers neuf heures, le temps fit mine de bouder, comme disent les marins, et il y eut du vent et de la mer ; mais ce vent était bon, et cette mer était forte sans être violente. Pourtant, à de certains coups de lame, l’avant de la corvette embarquait.

    Le « paysan » que lord Balcarras avait appelé général, et auquel le prince de La Tour-d’Auvergne avait dit : mon cousin, avait le pied marin et se promenait avec une gravité tranquille sur le pont de la corvette. Il n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’elle était fort secouée. De temps en temps il tirait de la poche de sa veste une tablette de chocolat dont il cassait et mâchait un morceau, ses cheveux blancs n’empêchant pas qu’il eût toutes ses dents.

    Il ne parlait à personne, si ce n’est, par instants, bas et brièvement, au capitaine, qui l’écoutait avec déférence et semblait considérer ce passager comme plus commandant que lui-même.

    La Claymore, habilement pilotée, côtoya, inaperçue dans le brouillard, le long escarpement nord de Jersey, serrant de près la côte, à cause du redoutable écueil Pierres-de-Leeq qui est au milieu du bras de mer entre Jersey et Serk. Gacquoil, debout à la barre, signalant tour à tour la Grève de Leeq, Gros-Nez, Plémont, faisait glisser la corvette parmi ces chaînes de récifs, en quelque sorte à tâtons, mais avec certitude, comme un homme qui est de la maison et qui connaît les êtres de l’océan. La corvette n’avait pas de feu à l’avant, de crainte de dénoncer son passage dans ces mers surveillées. On se félicitait du brouillard. On atteignit la Grande-Étape ; la brume était si épaisse qu’à peine distinguait-on la haute silhouette du Pinacle. On entendit dix heures sonner au clocher de Saint-Ouen, signe que le vent se maintenait vent-arrière. Tout continuait d’aller bien ; la mer devenait plus houleuse à cause du voisinage de la Corbière.

    Un peu après dix heures, le comte du Boisberthelot et le chevalier de La Vieuville reconduisirent l’homme aux habits de paysan jusqu’à sa cabine, qui était la propre chambre du capitaine. Au moment d’y entrer, il leur dit en baissant la voix :

    — Vous le savez, messieurs, le secret importe. Silence jusqu’au moment de l’explosion. Vous seuls connaissez ici mon nom.

    — Nous l’emporterons au tombeau, répondit Boisberthelot.

    — Quant à moi, repartit le vieillard, fussé-je devant la mort, je ne le dirais pas.

    Et il entra dans sa chambre.

    III

    NOBLESSE ET ROTURE MÊLÉES

    Le commandant et le second remontèrent sur le pont et se mirent à marcher côte à côte en causant. Ils parlaient évidemment de leur passager, et voici à peu près le dialogue que le vent dispersait dans les ténèbres.

    Boisberthelot grommela à demi-voix à l’oreille de La Vieuville :

    — Nous allons voir si c’est un chef.

    La Vieuville répondit :

    — En attendant, c’est un prince.

    — Presque.

    — Gentilhomme en France, mais prince en Bretagne.

    — Comme les La Trémoille, comme les Rohan.

    — Dont il est l’allié.

    Boisberthelot reprit :

    — En France et dans les carrosses du roi, il est marquis comme je suis comte et comme vous êtes chevalier.

    — Ils sont loin les carrosses ! s’écria La Vieuville. Nous en sommes au tombereau.

    Il y eut un silence.

    Boisberthelot repartit :

    — A défaut d’un prince français, on prend un prince breton.

    — Faute de grives... Non, faute d’un aigle, on prend un corbeau.

    — J’aimerais mieux un vautour, dit Boisberthelot.

    Et La Vieuville répliqua :

    — Certes ! un bec et des griffes.

    — Nous allons voir.

    — Oui, reprit La Vieuville, il est temps qu’il y ait un chef. Je suis de l’avis de Tinténiac : un chef et de la poudre ! Tenez, commandant, je connais à peu près tous les chefs possibles et impossibles ; ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain ; pas un n’est la caboche de guerre qu’il nous faut. Dans cette diable de Vendée, il faut un général qui soit en même temps un procureur ; il faut ennuyer l’ennemi, lui disputer le moulin, le buisson, le fossé, le caillou, lui faire de mauvaises querelles, tirer parti de tout, veiller à tout, massacrer beaucoup, faire des exemples, n’avoir ni sommeil ni pitié. A cette heure, dans cette armée de paysans, il y a des héros, il n’y a pas de capitaines. D’Elbée est nul, Lescure est malade, Bonchamps fait grâce ; il est bon, c’est bête. La Rochejaquelein est un magnifique sous-lieutenant ; Silz est un officier de rase campagne, impropre à la guerre d’expédients ; Cathelineau est un charretier naïf, Stofflet est un garde-chasse rusé, Bérard est inepte, Boulainvilliers est ridicule, Charette est horrible. Et je ne parle pas du barbier Gaston.

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