VALERY Discours Sur Lesthetique

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' Discours
sur lÈsthetique
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dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"
dirigee et Iondee par Jean-Marie Tremblay,
proIesseur de sociologie au Cegep de Chicoutimi
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Paul-Emile-Boulet de lÙniversite du Quebec a Chicoutimi
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Paul Valery, Discours sur lÈsthetique (1937) 2
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pour Les Classiques des sciences sociales
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Une edition electronique realisee a partir du texte de Paul Valery, Discours sur
lÈsthetique (1937). Discours prononce au deuxieme congres international dÈsthetique
et de Science de lÀrt, in Jariete IJ, NrI, Gallimard, 1939, 265 pages, pp. 235-265.
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' Discours sur lÈsthetique
par Paul Valry (1937)
DISCOURS
PRONONCE AU DEUXIEME CONGRES
INTERNATIONAL
DÈSTHETIQUE
ET DE
SCIENCE DE LÀRT
Discours prononce a Paris en 1937.
MESSIEURS,
Votre Comite ne craint pas le paradoxe, puisquìl a decide de Iaire parler
ici, comme on placerait une ouverture de musique Iantaisiste au commen-
cement dùn grand opera, un simple amateur tres embarrasse de soi-mme
devant les plus eminents representants de lÈsthetique, delegues de toutes les
nations.
Mais, peut-tre, cet acte souverain, et dàbord assez etonnant, de vos orga-
nisateurs, sèxplique-t-il par une consideration que je vous soumets, qui
permettrait de transIormer le paradoxe de ma presence parlante a cette place,
au moment solennel de lòuverture des debats de ce Congres, en une mesure
de signiIication et de portee assez proIondes.
Jài souvent pense que dans le developpement de toute science constituee
et deja assez eloignee de ses origines, il pouvait tre quelqueIois utile, et
presque toujours interessant, dìnterpeller un mortel dèntre les mortels,
dìnvoquer un homme suIIisamment etranger a cette science, et de lìnterroger
sìl a quelque idee de lòbjet, des moyens, des resultats, des applications
possibles dùne discipline, dont jàdmets quìl connaisse le nom. Ce quìl
repondrait nàurait generalement aucune importance ; mais je màssure que les
questions posees a un individu qui nà pour lui que sa simplicite et sa bonne
Ioi, se reIlechiraient en quelque sorte sur sa navete, et reviendraient aux sa-
vants hommes qui lìnterrogent, raviver en eux certaines diIIicultes elementai-
res ou certaines conventions initiales, de celles qui se Iont oublier, et qui
sèIIacent si aisement de lèsprit, quand on avance dans les delicatesses et la
structure Iine dùne recherche passionnement poursuivie et approIondie.
Quelque personne qui dirait a quelque autre (par laquelle je represente une
science) : Que faites-vous ? Que cherche:-vous ? Que voule:-vous ? O u
pense:-vous darriver ? Et en somme, qui tes-vous ? obligerait sans doute,
lèsprit interroge a quelque retour Iructueux sur ses intentions premieres et ses
Iins dernieres, sur les racines et le principe moteur de sa curiosite, et enIin sur
la substance mme de son savoir. Et ceci nèst peut-tre pas sans intert.
Si cèst bien la, Messieurs, le rle dìngenu a quoi le Comite me destine, je
suis aussitt a mon aise, et je sais ce que je viens Iaire : je viens ignorer tout
haut.
Je vous declare tout dàbord que le nom seul de lÈsthetique mà toujours
veritablement emerveille, et quìl produit encore sur moi un eIIet dèblouis-
sement, si ce nèst dìntimidation. Il me Iait hesiter lèsprit entre lìdee
etrangement seduisante dùne Science du Beau , qui, dùne part, nous Ierait
discerner a coup sur ce quìl Iaut aimer, ce quìl Iaut har, ce quìl Iaut accla-
mer, ce quìl Iaut detruire ; et qui, dàutre part, nous enseignerait a produire, a
coup sur, des ouvres dàrt dùne incontestable valeur ; et en regard de cette
premiere idee, lìdee dùne Science des Sensations , non moins seduisante,
et peut-tre encore plus seduisante que la premiere. Sìl me Iallait choisir entre
le destin d`tre un homme qui sait comment et pourquoi telle chose est ce
quòn nomme belle , et celui de savoir ce que cèst que sentir, je crois bien
que je choisirais le second, avec làrriere-pensee que cette connaissance, si
elle etait possible, (et je crains bien quèlle ne soit mme pas concevable), me
livrerait bientt tous les secrets de làrt.
Mais, dans cet embarras, je suis secouru par la pensee dùne methode toute
cartesienne (puisquìl Iaut honorer et suivre Descartes, cette annee) qui, se
Iondant sur lòbservation pure, me donnera de lÈsthetique une notion precise
et irreprochable.
Je màppliquerai a Iaire un denombrement tres entier et une revue des
plus generales, comme il est conseille par le Discours. Je me place (mais j`y
suis deja place) hors de lènceinte ou sèlabore lÈsthetique, et jòbserve ce
qui en sort. Il en sort quantite de productions de quantite dèsprits. Je
mòccupe dèn relever les sujets ; jèssaye de les classer, et je jugerai que le
nombre de mes observations suIIit a mon dessein, quand je verrai que je nài
plus besoin de Iormer de classe nouvelle. Alors je decreterai devant moi-
mme que lÈsthetique, a telle date, cèst lènsemble ainsi assemble et ordon-
ne. En verite, peut-elle tre autre chose, et puis-je rien Iaire de plus sr et de
plus sage ? Mais ce qui est sr et qui est sage nèst pas toujours le plus
expedient ni le plus clair, et je màvise que je dois a present, pour construire
une notion de lÈsthetique qui me rende quelque service, tenter de resumer en
peu de paroles lòbjet commun de tous ces produits de lèsprit. Ma tche est
de consumer cette matiere immense... Je compulse ; je Ieuillette... Quèst-ce
donc que je trouve ? Le hasard mòIIre dàbord une page de Geometrie pure ;
une autre qui ressortit a la Morphologie biologique. Voici un tres grand nom-
bre de livres d`Histoire. Et ni lÀnatomie, ni la Physiologie, ni la Cristal-
lographie, ni lÀcoustique ne manquent a la collection ; qui pour un chapitre,
qui pour un paragraphe, il nèst presque de science qui ne paye tribut.
Et je suis loin de compte, encore !... Jàborde lìnIini indenombrable des
techniques. De la taille des pierres a la gymnastique des danseuses, des secrets
du vitrail au mystere des vernis de violons, des canons de la Iugue a la Ionte
de la cire perdue, de la diction des vers a la peinture encaustique, a la coupe
des robes, a la marqueterie, au trace des jardins, que de traites, dàlbums, de
theses, de travaux de toute dimension, de tout ge et de tout Iormat !... Le
denombrement cartesien devient illusoire, devant cette prodigieuse diversite
ou le tour-de-main voisine avec la section dor. Il semble quìl n`y ait point de
limites a cette proliIeration de recherches, de procedes, de contributions, qui,
toutes, ont cependant quelque rapport avec lòbjet auquel je pense, et dont je
demande lìdee claire. A demi decourage, jàbandonne lèxplication de la
quantite des techniques. Que me reste-t-il a consulter ? Deux amas dìnegale
importance : lùn me semble Iorme dòuvrages ou la morale joue un grand
rle. Jèntrevois quìl y est question des rapports intermittents de lÀrt et du
Bien, et me detourne aussitt de ce tas, attire que je suis par un autre bien plus
imposant. Quelque chose me dit que mon dernier espoir de me Iorger en
quelques mots une bonne deIinition de lÈsthetique gt dans celui-ci...
Je rassemble donc mes esprits et jàttaque ce lot reserve, qui est une
pyramide de productions metaphysiques.
Cèst la, Messieurs, que je crois que je trouverai le germe et le premier
mot de votre science. Toutes vos recherches, pour autant quòn peut les grou-
per, se rapportent a un acte initial de la curiosite philosophique. LÈsthetique
naquit un jour dùne remarque et dùn appetit de philosophe. Cet evenement,
sans doute, ne Iut pas du tout accidentel. Il etait presque inevitable que dans
son entreprise dàttaque generale des choses et de transIormation systematique
de tout ce qui vient se produire a lèsprit, le philosophe, procedant de deman-
de en reponse, sèIIorant dàssimiler et de reduire a un type dèxpression
coherente qui est en lui, la variete de la connaissance, rencontrt certaines
questions qui ne se rangent ni parmi celles de lìntelligence pure, ni dans la
sphere de la sensibilite toute seule, ni non plus dans les domaines de làction
ordinaire des hommes ; mais qui tiennent de ces divers modes, et qui les
combinent si etroitement quìl Iallut bien les considerer a part de tous les
autres sujets dètudes, leur attribuer une valeur et une signiIication irreduc-
tibles, et donc leur Iaire un sort, leur trouver une justiIication devant la raison,
une Iin comme une necessite, dans le plan dùn bon systeme du monde.
LÈsthetique ainsi decretee, dàbord et pendant Iort longtemps, se deve-
loppa in abstracto dans lèspace de la pensee pure, et Iut construite par assi-
ses, a partir des materiaux bruts du langage commun, par le bizarre et
industrieux animal dialectique qui les decompose de son mieux, en isole les
elements quìl croit simples, et se depense a ediIier, en appareillant et contras-
tant les intelligibles, la demeure de la vie speculative,
A la racine des problemes quèlle avait pris pour siens, la naissante
Esthetique considerait un certain genre de plaisir.
Le plaisir, comme la douleur (que je ne rapproche lùn de làutre que pour
me conIormer a lùsage rhetorique, mais dont les relations, si elles existent,
doivent tre bien plus subtiles que celle de se Iaire pendant ) ce sont des
elements toujours bien gnants dans une construction intellectuelle. Ils sont
indeIinissables, incommensurables, incomparables de toute Iaon. Ils oIIrent
le type mme de cette conIusion ou de cette dependance reciproque de
lòbservateur et de la chose observee, qui est en train de Iaire le desespoir de
la physique theorique.
TouteIois le plaisir dèspece commune, le Iait purement sensoriel, avait
reu assez aisement un rle Ionctionnel honorable et limite : on lui avait assi-
gne un emploi generalement utile dans le mecanisme de la conservation de
lìndividu, et de toute conIiance dans celui de la propagation de la race ; et je
n`y contredis pas. En somme le phenomene Plaisir etait sauve aux yeux de la
raison, par des arguments de Iinalite jadis, assez solides...
Mais il y a plaisir et plaisir. Tout plaisir ne se laisse pas si Iacilement
reconduire a une place bien determinee dans un bon ordre des choses. Il en est
qui ne servent a rien dans lèconomie de la vie et qui ne peuvent, dàutre part,
tre regardes comme de simples aberrations dùne Iaculte de se sentir
necessaire l`tre vivant. Ni lùtilite ni làbus ne les expliquent. Ce nèst pas
tout. Cette sorte de plaisir est indivisible de developpements qui excedent le
domaine de la sensibilite, et la rattachent toujours a la production de
modiIications aIIectives, de celles qui se prolongent et sènrichissent dans les
voies de lìntellect, et conduisent parIois a lèntreprise dàctions exterieures
sur la matiere, sur les sens et sur lèsprit dàutrui exigeant lèxercice combine
de toutes les puissances humaines.
Tel est le point. Un plaisir qui sàpproIondit quelqueIois jusquà commu-
niquer une illusion de comprehension intime de lòbjet qui le cause ; un plaisir
qui excite lìntelligence, la deIie, et lui Iait aimer sa deIaite ; davantage, un
plaisir qui peut irriter lètrange besoin de produire, ou de reproduire la chose,
lèvenement ou lòbjet ou lètat, auquel il semble attache, et qui devient par la
une source dàctivite sans terme certain, capable dìmposer une discipline, un
zele, des tourments a toute une vie, et de la remplir, si ce nèst dèn deborder,
propose a la pensee une enigme singulierement specieuse qui ne pouvait
echapper au desir et a lètreinte de l`hydre metaphysique. Rien de plus digne
de la volonte de puissance du philosophe que cet ordre de Iaits dans lequel il
trouvait le sentir, le saisir, le vouloir et le faire, lies dùne liaison essentielle,
qui accusait une reciprocite remarquable entre ces termes, et sòpposait a
lèIIort scholastique, sinon cartesien, de division de la diIIiculte. Làlliance
dùne Iorme, dùne matiere, dùne pensee, dùne action et dùne passion ;
làbsence dùn but bien determine, et dàucun achevement qui pt sèxprimer
en notions Iinies ; un desir et sa recompense se regenerant lùn par làutre ; ce
desir devenant createur et par la, cause de soi ; et se detachant quelqueIois de
toute creation particuliere et de toute satisIaction derniere, pour se reveler
desir de creer pour creer, tout ceci anima lèsprit de metaphysique : il y
appliqua la mme attention quìl applique a tous les autres problemes quìl a
coutume de se Iorger pour exercer sa Ionction de reconstructeur de la
connaissance en Iorme universelle.
Mais un esprit qui vise a ce degre sublime, ou il espere sètablir en etat de
suprematie, Iaonne le monde quìl ne croit que representer. Il est bien trop
puissant pour ne voir que ce qui se voit. Il est induit a sècarter insensiblement
de son modele dont il reIuse le vrai visage, qui lui propose seulement le chaos,
le desordre instantane des choses observables : il est tente de negliger les
singularites et les irregularites qui sèxpriment malaisement et qui tourmentent
lùniIormite distributive des methodes. Il analyse logiquement ce quòn dit. Il
y applique la question, et tire, de làdversaire mme, ce que celui-ci ne soup-
onnait pas quìl penst. Il lui montre une invisible substance sous le visible,
qui est accident : il lui change son reel en apparence ; il se plat a creer les
noms qui manquent au langage pour satisIaire les equilibres Iormels des
propositions : sìl manque quelque sufet, il le Iait engendrer par un attribut ; si
la contradiction menace, la distinction se glisse dans le jeu, et sauve la
partie.
Et tout ceci va bien, jusquà un certain point.
Ainsi, devant le mystere du plaisir dont je parle, le Philosophe justement
soucieux de lui trouver une place categorique, un sens universel, une Ionction
intelligible ; seduit, mais intrigue, par la combinaison de volupte, de Iecondite,
et dùne energie assez comparable a celle qui se degage de làmour, quìl y
decouvrait ; ne pouvant separer, dans ce nouvel objet de son regard, la
necessite de làrbitraire, la contemplation de làction, ni la matiere de lèsprit,
touteIois ne laissa pas de vouloir reduire par ses moyens ordinaires
dèxhaustion et de division progressive, ce monstre de la Fable Intellectuelle,
sphinx ou griIIon, sirene ou centaure, en qui la sensation, làction, le songe,
lìnstinct, les reIlexions, le rythme et la demesure se composent aussi inti-
mement que les elements chimiques dans les corps vivants ; qui parIois nous
est oIIert par la nature, mais comme au hasard, et dàutres Iois, Iorme, au prix
dìmmenses eIIorts de l`homme, qui en Iait le produit de tout ce quìl peut
depenser dèsprit, de temps, dòbstination, et en somme, de vie.
La Dialectique, poursuivant passionnement cette proie merveilleuse, la
pressa, la traqua, la Iora dans le bosquet des Notions Pures.
Cèst la quèlle saisit lÌdee du Beau.
Mais cèst une chasse magique que la chasse dialectique. Dans la Iort
enchantee du Langage, les poetes vont tout expres pour se perdre, et s`y
enivrer dègarement, cherchant les carreIours de signiIication, les echos
imprevus, les rencontres etranges ; ils nèn craignent ni les detours, ni les
surprises, ni les tenebres ; mais le veneur qui s`y excite a courre la
verite , a suivre une voie unique et continue, dont chaque element soit le
seul quìl doive prendre pour ne perdre ni la piste, ni le gain du chemin
parcouru, sèxpose a ne capturer enIin que son ombre. Gigantesque, parIois ;
mais ombre tout de mme.
Il etait Iatal, sans doute, que làpplication de lànalyse dialectique a des
problemes qui ne se renIerment pas dans un domaine bien determine, qui ne
sèxpriment pas en termes exacts, ne produist que des verites interieures a
lènceinte conventionnelle dùne doctrine, et que de belles realites insoumises
vinssent toujours troubler la souverainete du Beau Ideal et la serenite de sa
deIinition.
Je ne dis pas que la decouverte de lÌdee du Beau nàit pas ete un eve-
nement extraordinaire et quèlle nàit pas engendre des consequences positi-
ves dìmportance considerable. Toute l`histoire de lÀrt occidental maniIeste
ce quòn lui dut, pendant plus de vingt siecles, en Iait de styles et dòuvres du
premier ordre. La pensee abstraite sèst ici montree non moins Ieconde quèlle
là ete dans lèdiIication de la science. Mais cette idee, pourtant, portait en
elle le vice originel et inevitable auquel je viens de Iaire allusion.
Purete, generalite, rigueur, logique etaient en cette matiere des vertus
generatrices de paradoxes, dont voici le plus admirable : lÈsthetique des
metaphysiciens exigeait que lòn separt le Beau des belles choses !...
Or, sìl est vrai quìl n`y a point de science du particulier, il n`y a pas
dàction ni de production qui ne soit, au contraire, essentiellement particuliere,
et il n`y a point de sensation qui subsiste dans lùniversel. Le reel reIuse
lòrdre et lùnite que la pensee veut lui inIliger. Lùnite de la nature nàpparat
que dans des systemes de signes expressement Iaits a cette Iin, et lùnivers
nèst quùne invention plus ou moins commode.
Le plaisir, enIin nèxiste que dans lìnstant, et rien, de plus individuel, de
plus incertain, de plus incommunicable. Les jugements que lòn en Iait ne
permettent aucun raisonnement, car loin dànalyser leur sujet, au contraire, et
en verite, ils y ajoutent un attribut dìndetermination : dire quùn objet est
beau, cèst lui donner valeur dènigme.
Mais il n`y aura mme plus lieu de parler dùn bel objet, puisque nous
avons isole le Beau des belles choses. Je ne sais si lòn a assez observe cette
consequence etonnante : que la deduction dùne Esthetique Metaphysique, qui
tend a substituer une connaissance intellectuelle a lèIIet immediat et singulier
des phenomenes et a leur resonance speciIique, tend a nous dispenser de
lèxperience du Beau, en tant quìl se rencontre dans le monde sensible.
Lèssence de la beaute etant obtenue, ses Iormules generales ecrites, la nature
avec làrt epuises, surmontes, remplaces par la possession du principe et par la
certitude de ses developpements, toutes les ouvres et tous les aspects qui nous
ravissaient peuvent bien disparatre, ou ne plus servir que dèxemples, de
moyens didactiques, provisoirement exhibes.
Cette consequence nèst pas avouee, je nèn doute pas elle nèst guere
avouable. Aucun des dialecticiens de lÈsthetique ne consentira quìl nà plus
besoin de ses yeux ni de ses oreilles au-dela des occasions de la vie pratique.
Et davantage, aucun dèux ne pretendra quìl pourrait, grce a ses Iormules, se
divertir a executer, ou du moins a deIinir en toute precision dìncontestables
cheIs-dòuvre, sans y mettre autre chose de soi que làpplication de son esprit
a une sorte de calcul.
Tout, dàilleurs, nèst pas imaginaire dans cette supposition. Nous savons
que quelque rve de ce genre a hante plus dùne tte, et non des moins puis-
santes ; et nous savons, dàutre part, combien la critique, jadis, se sentant des
preceptes inIaillibles, a use et abuse, dans lèstime des ouvres, de làutorite
quèlle pensait tenir de ses principes. Cèst quìl nèst pas de tentation plus
grande que celle de decider souverainement dans les matieres incertaines.
Le seul propos dùne Science du Beau devait Iatalement tre ruine par
la diversite des beautes produites ou admises dans le monde et dans la duree.
Sàgissant de plaisir, il n`y a plus que des questions de Iait. Les individus
jouissent comme ils peuvent et de ce quìls peuvent ; et la malice de la sensi-
bilite est inIinie. Les conseils les mieux Iondes sont dejoues par elle, quand
mme ils soient le Iruit des observations les plus sagaces et des raisonnements
les plus delies.
Quoi de plus juste, par exemple, et de plus satisIaisant pour lèsprit que la
Iameuse regle des unites, si conIorme aux exigences de làttention et si
Iavorable a la solidite, a la densite de làction dramatique ?
Mais un Shakespeare, entre autres, lìgnore et triomphe. Ici, je me per-
mettrai, en passant, dèmettre une idee qui me vient, et que je donne, comme
elle me vient, a lètat Iragile de Iantaisie : Shakespeare, si libre sur le thetre, a
compose, dàutre part, dìllustres sonnets, Iaits selon toutes les regles, et
visiblement tres soignes ; qui sait si ce grand homme nàttachait pas bien plus
de prix a ces poemes etudies quàux tragedies et aux comedies quìl improvi-
sait, modiIiait sur la scene mme, et pour un public de hasard ?
Mais le mepris ou làbandon qui Iinirent par extenuer la Regle des
Anciens, ne signiIie point que les preceptes qui la composent soient denues de
valeur ; mais seulement, quòn leur attribuait une valeur qui nètait quìma-
ginaire, celle de conditions absolues de lèffet le plus desirable dùne ouvre.
Jèntends par eIIet le plus desirable (cèst une deIinition de circonstance)
celui que produirait une ouvre dont lìmpression immediate quòn en reoit,
le choc initial, et le jugement que lòn en Iait a loisir, a la reIlexion, a lèxa-
men de sa structure et de sa Iorme, sòpposeraient entre eux le moins
possible ; mais au contraire, sàccorderaient, lànalyse et lètude conIirmant et
accroissant la satisIaction du premier contact.
Il arrive a bien des ouvrages (et cèst aussi lòbjet restreint de certains arts)
quìls ne puissent donner autre chose, que des eIIets de premiere intention. Si
lòn sàttarde sur eux, on trouve quìls nèxistent quàu prix de quelque incon-
sequence, ou de quelque impossibilite ou de quelque prestige, quùn regard
prolonge, des questions indiscretes, une curiosite un peu trop developpee
mettraient en peril. Il est des monuments dàrchitecture qui ne procedent que
du desir de dresser un decor impressionnant, qui soit vu dùn point choisi ; et
cette tentation conduit assez souvent le constructeur a sacriIier telles qualites,
dont làbsence et le deIaut apparaissent si lòn sècarte quelque peu de la place
Iavorable prevue. Le public conIond trop souvent làrt restreint du decor, dont
les conditions sètablissent par rapport a un lieu bien deIini et limite, et
veulent une perspective unique et un certain eclairage, avec làrt complet dans
lequel la structure, les relations, rendues sensibles, de la matiere, des Iormes et
des Iorces sont dominantes, reconnaissables de tous les points de lèspace, et
introduisent, en quelque sorte, dans la vision, je ne sais quelle presence du
sentiment de la masse, de la puissance statique, de lèIIort et des antagonismes
musculaires qui nous identiIient avec lèdiIice, par une certaine conscience de
notre corps tout entier.
Je mèxcuse de cette digression. Je reviens a cette Esthetique dont je disais
quèlle a reu de lèvenement presque autant de dementis que dòccasions ou
elle a cru pouvoir dominer le got, juger deIinitivement du merite des ouvres,
sìmposer aux artistes comme au public, et Iorcer les gens dàimer ce quìls
nàimaient pas et dàbhorrer ce quìls aimaient.
Mais ce nèst que sa pretention qui Iut ruinee. Elle valait mieux que son
rve. Son erreur, a mon sens, ne portait que sur elle-mme et sa vraie nature ;
sur sa vraie valeur et sur sa Ionction. Elle se croyait universelle ; mais au con-
traire, elle etait merveilleusement soi, cèst-a-dire originale. Quoi de plus
original que de sòpposer a la plupart des tendances, des gots et des produc-
tions existantes ou possibles, que de condamner lÌnde et la Chine, le gothi-
que avec le mauresque, et de repudier presque toute la richesse du monde
pour vouloir et produire autre chose : un objet sensible de delice qui It en
accord parIait avec les retours et les jugements de la raison, et une harmonie
de lìnstant avec ce que decouvre a loisir la duree ?
A lèpoque, (qui nèst pas revolue), ou de grands debats se sont eleves
entre les poetes, les uns tenant pour les vers que lòn nomme libres , les
autres pour les vers de la tradition, qui sont soumis a diverses regles conven-
tionnelles, je me disais parIois que la pretendue hardiesse des uns, la preten-
due servitude des autres nètaient quùne aIIaire de pure chronologie, et que si
la liberte prosodique et seule existe jusquàlors, et que lòn et vu tout a coup
inventer par quelques ttes absurdes la rime et làlexandrin a cesure, on et
crie a la Iolie ou a lìntention de mystiIier le lecteur... Il est assez Iacile, dans
les arts, de concevoir lìnterversion des anciens et des modernes, de considerer
Racine venu un siecle apres Victor Hugo...
Notre Esthetique rigoureusement pure màpparat donc comme une inven-
tion qui sìgnore en tant que telle, et sèst prise pour deduction invincible de
quelques principes evidents. Boileau croyait suivre la raison : il etait insen-
sible a toute la bizarrerie et la particularite des preceptes. Quoi de plus
capricieux que la proscription de l`hiatus ? Quoi de plus subtil que la justiIica-
tion des avantages de la rime ?
Observons quìl nèst rien de plus naturel et peut-tre de plus inevitable
que de prendre ce qui parat simple, evident et general pour autre chose que le
resultat local dùne reIlexion personnelle. Tout ce qui se croit universel est un
eIIet particulier. Tout univers que nous Iormions, il repond a un point unique,
et nous enIerme.
Mais, Iort loin de meconnatre lìmportance de lÈsthetique raisonnee, je
lui reserve, au contraire un rle positiI et de la plus grande consequence reelle.
Une Esthetique emanee de la reIlexion et dùne volonte suivie de comprehen-
sion des Iins de làrt, portant sa pretention jusquà interdire certains moyens,
ou a prescrire des conditions a la jouissance comme a la production des
ouvres, peut rendre et a rendu, en Iait, dìmmenses services, a tel artiste ou a
telle Iamille dàrtistes, a titre de participation, de Iormulaire dùn certain art
(et non de tout art). Elle donne des lois sous lesquelles il est possible de ranger
les nombreuses conventions et desquelles on peut deriver les decisions de
detail quùn ouvrage assemble et coordonne. De telles Iormules peuvent,
dàilleurs, avoir dans certains cas, vertu creatrice, suggerer bien des idees que
lòn nèt jamais eues sans elles. La restriction est inventive au moins autant
de Iois que la surabondance des libertes peut l`tre. Je nìrai pas jusquà dire
avec Joseph de Maistre que tout ce qui gne l`homme le IortiIie. De Maistre
ne songeait peut-tre pas quìl est des chaussures trop etroites. Mais, sàgis-
sant des arts, il me repondrait assez bien, sans doute, que des chaussures trop
etroites nous Ieraient inventer des danses toutes nouvelles.
On voit que je considere ce que lòn nomme lÀrt classique, et qui est
lÀrt accorde a lÌdee du Beau, comme une singularite, et point comme la
Iorme dÀrt la plus generale et la plus pure. Je ne dis point que ce ne soit point
la mon sentiment personnel ; mais je ne donne pas dàutre valeur que d`tre
mienne a cette preIerence.
Le terme de parti pris que jài employe signiIie, dans ma pensee, que les
preceptes elabores par le theoricien, le travail dànalyse conceptuelle quìl a
accompli en vue de passer du desordre des jugements a lòrdre, du Iait au
droit, du relatiI a làbsolu, et de sètablir dans une possession dogmatique, au
plus haut de la conscience du Beau, deviennent utilisables dans la pratique de
lÀrt, a titre de convention choisie entre dàutres egalement possibles, par un
acte non obligatoire, et non sous la pression dùne necessite intellectuelle
ineluctable, a laquelle on ne peut se soustraire, une Iois que lòn a compris de
quoi il sàgissait.
Car ce qui contraint la raison ne contraint jamais quèlle seule.
La raison est une deesse que nous croyons qui veille, mais bien plutt qui
dort, dans quelque grotte de notre esprit : elle nous apparat quelqueIois pour
nous engager a calculer les diverses probabilites des consequences de nos
actes. Elle nous suggere, de temps a autre, (car la loi de ces apparitions de la
raison a notre conscience est tout irrationnelle), de simuler une parIaite egalite
de nos jugements, une distribution de prevision exempte de preIerences
secretes, un bel equilibre dàrguments ; et tout ceci exige de nous ce qui
repugne le plus a notre nature, notre absence. Cette auguste Raison voudrait
que nous essayions de nous identiIier avec le reel aIin de le dominer, imperare
parendo ; mais nous sommes reels nous-mmes (ou rien ne lèst), et le som-
mes surtout quand nous agissons, ce qui exige une tendance, cèst-a-dire une
inegalite, cèst-a-dire une sorte dìnjustice, dont le principe, presque invinci-
ble, est notre personne, qui est singuliere et diIIerente de toutes les autres, ce
qui est contraire a la raison. La raison ignore ou assimile les personnes, qui,
parIois, le lui rendent bien. Elle est seulement occupee de types et de compa-
raisons systematiques, de hierarchies ideales des valeurs, dènumeration
d`hypotheses symetriques, et tout ceci, dont la Iormation la deIinit, sàccom-
plit dans la pensee, et non ailleurs.
Mais le travail de làrtiste, mme dans la partie toute mentale de ce travail,
ne peut se reduire a des operations de pensee directrice. Dùne part, la matiere,
les moyens, le moment mme, et une Ioule dàccidents (lesquels caracterisent
le reel, au moins pour le non-philosophe) introduisent dans la Iabrication de
lòuvrage une quantite de conditions qui, non seulement, importent de
lìmprevu et de lìndetermine dans le drame de la creation, mais encore con-
courent a le rendre rationnellement inconcevable, car elles lèngagent dans le
domaine des choses, ou il se Iait chose; et de pensable, devient sensible.
Dàutre part, quìl le veuille ou non, làrtiste ne peut absolument pas se
detacher du sentiment de làrbitraire. Il procede de làrbitraire vers une
certaine necessite, et dùn certain desordre vers un certain ordre ; et il ne peut
se passer de la sensation constante de cet arbitraire et de ce desordre, qui
sòpposent a ce qui nat sous ses mains et qui lui apparat necessaire et
ordonne. Cèst ce contraste qui lui Iait ressentir quìl cree, puisquìl ne peut
deduire ce qui lui vient de ce quìl a.
Sa necessite est par la toute diIIerente de celle du logicien. Elle est toute
dans lìnstant de ce contraste, et tient sa Iorce des proprietes de cet instant de
resolution, quìl sàgira de retrouver ensuite, ou de transposer ou de prolonger,
secundum artem.
La necessite du logicien resulte dùne certaine impossibilite de penser, qui
Irappe la contradiction : elle a pour Iondement la conservation rigoureuse des
conventions de notation, des definitions et des postulats. Mais ceci exclut du
domaine dialectique tout ce qui est indeIinissable ou mal deIinissable, tout ce
qui nèst pas essentiellement langage, ni reductible a des expressions par le
langage. Il n`y a pas de contradiction sans diction, cèst-a-dire, hors du
discours. Le discours est donc une Iin pour le metaphysicien, et il nèst guere
quùn moyen pour l`homme qui vise a des actes. Le metaphysicien sètant
dàbord preoccupe du Jrai, en lequel il a mis toutes ses complaisances, et
quìl reconnat a làbsence de contradictions, quand il decouvre ensuite lÌdee
du Beau, et quìl veut en developper la nature et les consequences, il ne peut
quìl ne lui souvienne de la recherche de sa Verite ; et le voici qui poursuit
sous le nom du Beau, quelque Jrai de seconde espece : il invente, sans sèn
douter, un Jrai du Beau ; et par la, comme je lài deja dit, il separe le Beau
des moments et des choses, parmi lesquels les beaux moments et les belles
choses.,.
Quand il revient aux ouvres dàrt, il est donc tente dèn juger selon des
principes, car son esprit est dresse a chercher la conIormite. Il lui Iaut donc
traduire dàbord son impression en paroles, et il jugera sur paroles, speculera
sur lùnite, la variete et autres concepts. Il pose donc lèxistence dùne Verite
dans lòrdre du plaisir connaissable et reconnaissable par toute personne : il
decrete lègalite des hommes devant le plaisir, prononce quìl y a de vrais
plaisirs et de Iaux plaisirs, et que lòn peut Iormer des juges pour dire le droit
en toute inIaillibilite.
Je nèxagere point. Il n`y a pas de doute que la Ierme croyance a la
possibilite de resoudre le probleme de la subjectivite des jugements en matiere
dàrt et de gots, nàit ete plus ou moins etablie dans la pensee de tous ceux
qui ont rve, tente ou accompli lèdiIication dùne Esthetique dogmatique.
Avouons, Messieurs, que nul dèntre nous nèchappe a cette tentation, et ne
glisse assez souvent du singulier a lùniversel, Iascine par les promesses du
demon dialectique. Ce seducteur nous Iait desirer que tout se reduise et
sàcheve en termes categoriques, et que le Jerbe soit a la Iin de toutes choses.
Mais il Iaut lui repondre par cette simple observation que làction mme du
Beau sur quelquùn consiste a le rendre muet.
Muet, dabord ; mais nous observerons bientt cette suite tres remarquable
de lèIIet produit : Si, sans la moindre intention de juger, nous essayons de
decrire nos impressions immediates de lèvenement de notre sensibilite qui
vient de nous aIIecter, cette description exige de nous lèmploi de la contra-
diction. Le phenomene nous oblige a ces expressions scandaleuses : l a
necessite de larbitraire ; la necessite par larbitraire.
Plaons-nous donc dans lètat quìl Iaut : celui ou nous transporte une
ouvre qui soit de celles qui nous contraignent a les desirer dàutant plus que
nous les possedons davantage (nous nàvons quà consulter notre memoire
pour y trouver, je lèspere, un modele dùn tel etat). Nous nous trouvons alors
un curieux melange, ou plutt, une curieuse alternance de sentiments nais-
sants, dont je crois que la presence et le contraste sont caracteristiques.
Nous sentons, dùne part, que la source ou lòbjet de notre volonte nous
convient de si pres que nous ne pouvons le concevoir diIIerent. Mme dans
certains cas de suprme contentement, nous eprouvons que nous nous trans-
Iormons, en quelque maniere proIonde, pour nous Iaire celui dont la sensibi-
lite generale est capable de telle extremite ou plenitude de delice.
Mais, nous ne sentons pas moins, ni moins Iortement, et comme par un
autre sens, que le phenomene qui cause et developpe en nous cet etat, et nous
inIlige sa puissance invisible, aurait pu ne pas tre ; et mme, aurait du ne
pas tre, et se classe dans lìmprobable. Cependant que notre jouissance ou
notre joie est Iorte comme un Iait, lèxistence et la Iormation du moyen, de
lìnstrument generateur de notre sensation nous semblent accidentelles. Cette
existence nous apparat lèIIet dùn hasard tres heureux, dùne chance, dùn
don gratuit de la Fortune. Cèst en quoi, remarquons-le, une analogie parti-
culiere se decouvre entre lèIIet dùne ouvre dàrt et celui dùn aspect de la
nature, d a quelque accident geologique, a une combinaison passagere de
lumiere et de vapeur dèau dans le ciel, etc.
ParIois, nous ne pouvons imaginer quùn certain homme comme nous soit
làuteur dùn bienIait si extraordinaire, et la gloire que nous lui donnons est
lèxpression de cette impuissance.
Or, ce sentiment contradictoire existe au plus haut degre dans làrtiste : il
est une condition de toute ouvre. Làrtiste vit dans lìntimite de son arbitraire
et dans làttente de sa necessite. Il demande celle-ci a tous les instants ; il
lòbtient des circonstances les plus imprevues, les plus insigniIiantes, et il n`y
a aucune proportion, aucune uniIormite de relation entre la grandeur de lèIIet
et lìmportance de la cause. Il attend une reponse absolument precise (puis-
quèlle doit engendrer un acte dèxecution) a une question essentiellement
incomplete : il desire lèIIet que produira en lui ce qui de lui peut natre.
ParIois le don precede la demande, et surprend un homme qui se trouve
comble, sans preparation. Ce cas dùne grce soudaine est celui qui maniIeste
le plus Iortement le contraste dont on a parle tout a l`heure entre les deux
sensations qui accompagnent un mme phenomene ; ce qui nous semble avoir
pu ne pas tre sìmpose a nous avec la mme puissance de ce qui ne pouvait
pas ne pas tre, et qui devait tre ce quil est.
Je vous avoue, Messieurs, que je nài jamais pu aller plus avant dans mes
reIlexions sur ces problemes, a moins de me risquer au-dela des observations
que je pouvais Iaire sur moi. Si je me suis etendu sur la nature de lÈsthetique
proprement philosophique, cèst quèlle nous oIIre le type mme dùn deve-
loppement abstrait applique ou inIlige a une diversite inIinie dìmpressions
concretes et complexes. Il en resulte quèlle ne parle pas de ce dont elle croit
parler, et dont il nèst pas demontre, dàilleurs, que lòn puisse parler.
TouteIois elle Iut incontestablement creatrice, Quìl sàgisse des regles du
thetre, de celles de la poesie, des canons de làrchitecture, de la section dòr,
la volonte de degager une Science de làrt, ou du moins, dìnstituer des me-
thodes, et, en quelque sorte, dòrganiser un terrain conquis, ou que lòn croit
deIinitivement conquis, elle a seduit les plus grands philosophes. Cèst pour-
quoi il mèst arrive naguere de conIondre ces deux races, et cet egarement nà
pas ete sans me valoir quelques reproches assez severes. Jài cru voir dans
Leonard un penseur ; dans Spinoza, une maniere de poete ou dàrchitecte, Je
me suis sans doute trompe. Il me semblait cependant que la Iorme dèxpres-
sion exterieure dùn tre It parIois moins importante que la nature de son
desir et le mode dènchanement de ses pensees.
Quoi quìl en soit, je nài pas besoin dàjouter que je nài pas trouve la
deIinition que je cherchais. Je ne hais pas ce resultat negatiI. Si jèusse trouve
cette bonne deIinition, il et pu màrriver d`tre tente de nier lèxistence dùn
objet qui lui corresponde, et de pretendre que lÈsthetique nèxiste pas. Mais
ce qui est indeIinissable nèst pas necessairement niable. Personne, que je
sache, ne sèst Ilatte de deIinir les Mathematiques, et personne ne doute de
leur existence. Quelques-uns se sont essayes a deIinir la vie ; mais le succes
de leur eIIort Iut toujours assez vain : la vie nèn est pas moins.
LÈsthetique existe ; et mme il y a des estheticiens. Je vais, en terminant,
leur proposer quelques idees ou suggestions, quìls voudront bien tenir pour
celles dùn ignorant ou dùn ingenu, ou dùne heureuse combinaison des deux.
Je reviens a làmas de livres, de traites ou de memoires que jài considere
et explore tout a l`heure, et dans lequel jài trouve la diversite que vous savez.
Ne pourrait-on pas les classer comme je vais dire ?
Je constituerais un premier groupe, que je baptiserais : Esthesique, et j`y
mettrais tout ce qui se rapporte a lètude des sensations ; mais plus parti-
culierement s`y placeraient les travaux qui ont pour objet les excitations et les
reactions sensibles qui nont pas de role phvsiologique uniforme et bien defini.
Ce sont, en eIIet, les modiIications sensorielles dont l`tre vivant peut se pas-
ser, et dont lènsemble (qui contient a titre de raretes, les sensations indispen-
sables ou utilisables) est notre tresor. Cèst en lui que reside notre richesse.
Tout le luxe de nos arts est puise dans ses ressources inIinies.
Un autre tas assemblerait tout ce qui concerne la production des ouvres ;
et une idee generale de laction humaine complete, depuis ses racines psychi-
ques et physiologiques, jusquà ses entreprises sur la matiere ou sur les indivi-
dus, permettrait de subdiviser ce second groupe, que je nommerais Poetique,
ou plutt Poetique. Dùne part, lètude de lìnvention et de la composition, le
rle du hasard, celui de la reIlexion, celui de lìmitation ; celui de la culture et
du milieu ; dàutre part, lèxamen et lànalyse des techniques, procedes,
instruments, materiaux, moyens et suppts dàction.
Cette classiIication est assez grossiere. Elle est aussi insuIIisante. Il Iaut au
moins un troisieme tas ou sàccumuleraient les ouvrages qui traitent des
problemes dans lesquels mon Esthesique et ma Poetique sènchevtrent.
Mais cette remarque que je me Iais me donne a craindre que mon propos
ne soit illusoire, et je me doute que chacune des communications qui vont ici
se produire en demontrera lìnanite.
Que me reste-t-il donc dàvoir, pendant quelques instants, essaye de la
pensee esthetique, et puis-je, du moins, a deIaut dùne idee distincte et resolu-
toire, me resumer la multiplicite de mes ttonnements ?
Ce retour sur mes reIlexions ne me donne guere que des propositions
negatives, resultat remarquable en somme. N`y a-t-il pas des nombres que
lànalyse ne deIinit. que par des negations ?
Voici donc ce que je me dis :
Il existe une Iorme de plaisir qui ne sèxplique pas ; qui ne se circonscrit
pas ; qui ne se cantonne ni dans lòrgane du sens ou il prend naissance, ni
mme dans le domaine de la sensibilite ; qui diIIere de nature, ou dòccasion,
dìntensite, dìmportance et de consequence, selon les personnes, les circons-
tances, les epoques, la culture, l`ge et le milieu ; qui excite a des actions sans
cause universellement valable, et ordonnees a des Iins incertaines, des indi-
vidus distribues comme au hasard sur lènsemble dùn peuple ; et ces actions
engendrent des produits de divers ordres dont la valeur dùsage et la valeur
dèchange ne dependent que Iort peu de ce quìls sont. EnIin, derniere nega-
tive : toutes les peines que lòn a prises pour deIinir, regulariser, reglementer,
mesurer, stabiliser ou assurer ce plaisir et sa production ont ete vaines et
inIructueuses jusquìci ; mais comme il Iaut que tout, dans ce domaine, soit
impossible a circonscrire, elles nònt ete vaines quìmparIaitement, et leur
insucces nà pas laisse d`tre parIois curieusement createur et Iecond...
Je nòse pas dire que lÈsthetique est lètude dùn systeme de negations,
quoiquìl y ait quelque grain de verite dans ce dire. Si lòn prend les pro-
blemes de Iace, et comme corps a corps, problemes qui sont celui de la jouis-
sance et celui de la puissance de produire la jouissance, les solutions positives,
et mme les seuls enonces nous deIient.
Je tiens, au contraire, a exprimer une tout autre pensee. Je vois a vos
recherches un avenir merveilleusement vaste et lumineux.
Considerez-le : toutes les sciences les plus developpees invoquent ou
reclament aujourd`hui, mme dans leur technique, le secours ou le concours
de considerations ou de connaissances dont lètude propre vous appartient.
Les mathematiciens ne parlent que de la beaute de structure de leurs raison-
nements et de leurs demonstrations. Leurs decouvertes se developpent par la
perception dànalogie de Iormes. A la Iin dùne conIerence donnee a lÌnstitut
Poincare, M. Einstein disait que pour achever sa construction ideale des
symboles, il avait ete oblige dìntroduire quelques points de vue dàrchi-
tecture ...
La Physique, dàutre part, se trouve a present dans la crise de lìmagerie
immemoriale qui, depuis toujours lui oIIrait la matiere et le mouvement bien
distincts ; le lieu et le temps, bien discernables et reperables a toute echelle ; et
elle disposait des grandes Iacilites que donnent le continu et la similitude.
Mais ses pouvoirs dàction ont depasse toute prevision, et ils debordent tous
nos moyens de representation Iiguree, ruinent mme nos venerables catego-
ries. La Physique pourtant a nos sensations et nos perceptions pour objet
Iondamental. TouteIois, elle les considere comme substance dùn univers
exterieur sur lequel nous avons quelque action, et elle repudie ou neglige
celles de nos impressions immediates auxquelles elle ne peut Iaire corres-
pondre une operation qui permette de les reproduire dans des conditions
mesurables , cèst-a-dire liees a la permanence que nous attribuons aux
corps solides. Par exemple, la couleur nèst au physicien quùne circonstance
accessoire ; il nèn retient quùne indication grossiere de Irequence. Quant aux
eIIets de contraste, aux complementaires, et autres phenomenes du mme
ordre, il les ecarte de ses voies. On arrive ainsi a cette interessante consta-
tation : tandis que pour la pensee du physicien lìmpression coloree a le
caractere dùn accident qui se produit pour telle valeur ou telle autre dùne
suite croissante et indeIinie de nombres, lòil du mme savant lui oIIre un
ensemble restreint et Ierme de sensations qui se correspondent deux a deux,
tellement que si lùne est donnee avec une certaine intensite et une certaine
duree, elle est aussitt suivie de la production de làutre. Si quelquùn nàvait
jamais vu le vert, il lui suIIirait de regarder du rouge pour le connatre.
Je me suis demande quelqueIois, en songeant aux diIIicultes nouvelles de
la Physique, a toutes les creations assez incertaines quèlle est contrainte de
Iaire et de remanier tous les jours, mi-entites, mi-realites, si, apres tout, la
retine nàurait pas, elle aussi, ses opinions sur les photons, et sa theorie de la
lumiere, si les corpuscules du tact et les merveilleuses proprietes de la Iibre
musculaire et de son innervation ne seraient pas des interesses tres importants
dans la grande aIIaire de la Iabrication du temps, de lèspace et de la matiere ?
La Physique devrait revenir a lètude de la sensation et de ses organes.
Mais tout ceci, nèst-ce point de lÈsthesique ? Et si dans lÈsthesique
nous introduisons enIin certaines inegalites et certaines relations, ne serons-
nous pas tres voisins de notre indeIinissable Esthetique ?
Je viens dìnvoquer devant vous le phenomene des complementaires qui
nous montre, de la sorte la plus simple et la plus aisee a observer, une vertable
creation ? Un organe Iatigue par une sensation semble la Iuir en emettant une
sensation symetrique. On trouverait, de mme, quantite de productions
spontanees, qui se donnent a nous a titre de complements dùn systeme dìm-
pressions ressenti comme insuIIisant. Nous ne pouvons voir de constellation
au ciel que nous ne Iournissions aussitt les tracements qui en joignent les
astres, et nous ne pouvons entendre des sons assez rapproches sans en Iaire
une suite, et leur trouver une action dans nos appareils musculaires qui subs-
titue a la pluralite de ces evenements distincts, un processus de generation
plus ou moins complique.
Ce sont la autant dùvres elementaires. LÀrt, peut-tre, nèst Iait que de
la combinaison de tels elements. Le besoin de completer, de repondre ou par
le symetrique, ou par le semblable, celui de remplir un temps vide ou un
espace nu, celui de combler une lacune, une attente, ou de cacher le present
disgracieux par des images Iavorables, autant de maniIestations dùne puis-
sance qui, multipliee par les transIormations que sait operer lìntellect, arme
dùne Ioule de procedes et de moyens empruntes a lèxperience de làction
pratique, a pu sèlever a ces grands ouvrages de quelques individus qui
atteignent a et la le plus haut degre de necessite que la nature humaine puisse
obtenir de la possession de son arbitraire, comme en reponse a la variete
mme et a lìndetermination de tout le possible qui est en nous.
FIN DU TEXTE

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