Professional Documents
Culture Documents
Avril 2005 - No 44
Numéro spécial
1945 : LA LIBERATION DES CAMPS
E D I TO R I A L
1
Le 27 janvier 2005
NOS SEANCES-DEBATS • NOS SEANCES-DEBATS
UNE JOURNEE AU
LYCEE
S21, LA MACHINE DE ALI ZAOUA HELENE-BOUCHER
MORT KHMERE ROUGE Film de Nabil Ayouch.
Film de Rithy Panh. Séance du 17 mars 2005.
Séance du 10 février 2005. Thème : les enfants des rues. Dix-huit jeunes filles du lycée Hélène-
Thème : le génocide cambodgien. Boucher (Paris 20e) ont été déportées
Le film, fiction qui se passe à Casablanca, pendant l’Occupation parce qu’elles
Rithy Panh est un rescapé des camps de décrit avec réalisme et sensibilité la vie quoti- étaient juives ; deux seulement sont
rééducation des Khmères rouges où il a été dienne, de jour et de nuit, des enfants de la rue. revenues. Deux autres avaient été
enfermé à 15 ans. Il y a perdu une partie de sa Ce sujet, difficile par la cruauté et la violence cachées par la directrice de l’époque,
famille. malgré la générosité développée par les Mlle Fontaine, qui a d’ailleurs aussi été
« Dans tuer, il y a encore une certaine enfants pour leur survie, a passionné les élèves arrêtée. Une aile du lycée était accapa-
valeur, dans destruction il n’y a plus rien d’hu- de cinq classes de la 6e au Bac. rée par l’administration allemande…
main ». Cette phrase terrible est prononcée par Le scénario tourne autour d’une bagarre qui Bien évidemment tous les ans nous
l’un des intervenants au cours du débat qui a se termine par la mort d’un des enfants que ses commémorons le souvenir de la Dépor-
suivi la projection du film devant 220 élèves trois copains les plus proches veulent enterrer tation avec une solennité particulière.
médusés. « comme un prince ». Bien sûr, il n’ont pas Cette année pour le 60ème anniversaire
Ce film confronte trois victimes rescapées d’argent, et pour réaliser leur projet, font ce de la libération d’Auschwitz, grâce à la
du centre de torture S21 et leurs bourreaux, qu’ils savent faire : voler, mendier, proposer mobilisation de toute l’équipe de
gardiens. Très vite des questions ont été des cigarettes, des colliers qu’ils fabriquent. Mémoire 2000, nous avons pu donner
posées, les élèves ayant eu le privilège d’avoir Trois débatteurs, Joël Rousseau, président au souvenir de cette période noire de
devant eux, deux témoins cambodgiens très de l’Association ESPPER, Vincent Lardy, notre histoire un relief encore plus mar-
émus dont les familles ont été victimes du coopérant au Maroc et Attal El Kadiri de l’As- qué. Toute la journée a été consacrée à
génocide, et Mme Chambeau qui a écrit un sociation Emmaüs ont répondu avec précision la Mémoire, pour les 350 élèves des 10
livre avec le réalisateur, afin de poursuivre la aux questions qui ont fusé jusqu’à la fin de la classes de première.
réflexion sur le film : séance. Ces questions ont porté sur le film et Le matin, Mémoire 2000 nous a permis
— Rithy Panh a-t-il volontairement voulu sa réalisation, sur la vie des enfants des rues, et de voir le film de Lanzmann, Shoah, en
nous épargner les scènes de torture ? sur les aides qui leur sont apportées. version de trois heures, au cinéma
— Les gardiens ont-ils été jugés après la L’éclatement de la cellule familiale et la Publicis Champs Elysées. Il fallait trou-
guerre ? carence totale d’affection sont les causes prin- ver une salle de 400 places car il y avait
— Les acteurs du film jouent-ils ou ressen- cipales du phénomène ; la pauvreté, due en les professeurs accompagnateurs, une
tent-ils le besoin de refaire leurs gestes mons- partie à la migration des campagnes vers les quinzaine de témoins, dont une des
trueux ? villes, se révèle secondaire. Dans certains élèves rescapées...Trouver une si gran-
— On ne sent pas le remords, ils rejettent la pays, la vente d’organes par les parents préci- de salle n’a pas été facile et je remercie
faute sur leurs supérieurs. pite la rupture. La solitude est compensée par vivement l’équipe de Mémoire 2000
— Comment les autres pays ont-ils laissé la vie en bande qui implique un chef tout puis- d’avoir, après bien des péripéties, réussi
faire cinquante ans après la Shoah ? sant et jaloux de ses prérogatives. La drogue cet exploit !
— Saviez-vous ce qui se passait au Cam- est une échappatoire (les enfants « sniffent » Après un repas rapide pris au lycée
bodge ? de la colle dans le film). Beaucoup meurent avec toute l’équipe de direction de
— Comment la population a-t-elle réagi à avant 20 ans. Les causes en sont la précarité, la celui-ci, qui s’est beaucoup impliquée
la chute de Pol Pot ? maladie, la violence intra- et inter-bande, et la dans la préparation de la journée, avec
— Aucun procès n’a été fait contre les diri- volonté de certains gouvernements de les faire les témoins, les professeurs et l’équipe
geants comme à Nuremberg jusqu’à ce jour. disparaître comme au Brésil. de Mémoire 2000, l’après-midi a été
Pourquoi ? Le nombre des enfants vivant dans la rue consacré aux témoignages directs,
Effectivement, comment le Cambodge a-t- est évalué dans la région parisienne à 3 000 ; dans les classes, et aux questions des
il pu siéger à l’ONU et garder son droit de ils sont essentiellement d’origine étrangère. élèves. Dans la mesure du possible
vote. Informer, raconter, expliquer, témoigner, Les filles n’apparaissent pas dans le film, mais nous avons tenté d’aborder les deux
lutter contre l’oubli, entretenir la mémoire de les travailleurs sociaux signalent leur présence aspects de la Déportation : raciale et
ce génocide-là est la force de ce documentaire dans la rue depuis une dizaine d’année. résistante.
qui nous fait réfléchir sur la nature de l’hom- L’aide est surtout apportée par les associa- Cette journée a été une étape particu-
me. tions, les Etats eux-mêmes interviennent peu. lièrement importante dans le travail de
Ce film est un « espace de dialogue où cha- La réussite d’une réintégration réside dans le mémoire que nous effectuons au lycée
cun assume ses responsabilités vis-à-vis de respect de l’enfant, sa personnalité, sa liberté par ailleurs.
l’histoire » dit Rithy Panh. et sa culture. Les effets de la drogue rendent la Yves Blondeau,
Cela permet-il de comprendre ce témoigna- réinsertion encore plus difficile. professeur d’histoire.
ge de l’un des gardiens : « Nous nous appli- V. Lardy souligne que contrairement à ce
quions à tuer... » que l’on pourrait croire, le désir d’école est
Dany Dibo-Cohen. très fort, chez ces enfants, car c’est un moyen
d’acquérir la considération.
Françoise Lévy, Claire Chahine.
Sam Braun nous a adressé un très beau texte relâche, plutôt qu’un « devoir de mémoire », qu’ils font. Si j’utilise le présent, c’est que je
sur son expérience et nous l’en remercions un véritable « travail de mémoire » et espérer veux parler de tous les bourreaux et pas seule-
infiniment. Mais, faute de place, nous avons qu’à la suite de nos rencontres, conscients des ment des SS qui sévissaient à Auschwitz.
dû procéder à quelques coupes. Nous présen- pièges que leur tendra inévitablement la vie, Tous les hommes ordinaires, s’ils se lais-
tons nos excuses à l’auteur en l’assurant que ils puissent tout faire pour les éviter.[...] sent entraîner, endoctriner, par une idéologie
nous avons fait tout notre possible pour ne pas Arrive le moment où plus aucun témoin de d’exclusion, peuvent devenir des bourreaux si
altérer le sens de son message. ce qui fut ne pourra opposer un démenti formel les théoriciens de telle idéologie savent flatter
aux truqueurs de l’Histoire, aux maquilleurs leur ego et faire grandir à leurs yeux, leur peti-
N CETTE ANNEE 2005, ponctuée de de la réalité. tesse. Ils deviennent alors des tueurs qui font,
E nombreuses cérémonies à l’occasion de
la célébration du Soixantième Anniversaire de
Arrive le moment enfin où, avec la dispari-
tion du dernier témoin, les descriptions de
du mieux qu’ils peuvent ce qu’ils considèrent
comme leur travail.[...]
la libération d’Auschwitz, une grande question l’abomination humaine poussée à son Ce que nous avons aussi appris là-bas, c’est
se pose à nous, témoins du drame nazi : paroxysme rencontreront plus de septicisme à lutter contre la haine, d’où qu’elle vienne et
Qu’est-ce que la mémoire ? En quoi consiste- que d’oreilles attentives, plus de doutes que de quelle qu’en soit sa forme. [...] Ne pas être
t-elle ? Quels messages devons-nous laisser à convictions, plus d’indifférence que de com- habité par la haine, ne veut pas dire rester les
nos enfants ? passion, si nous ne savons pas former à temps, bras ballants et accepter sans réagir toutes les
N’ayant pas le recul nécessaire pour nous pour le bien de l’Humanité, les passeurs de formes de violence et d’exclusion. Le combat
substituer aux professionnels du passé et trop mémoire de demain. […] pour la liberté c’est aussi et surtout débusquer
impliqués dans la réalité de l’événement tou- Fallait-il comme l’ont fait certains dès le le fanatisme partout où il se terre. Fils de la
jours trop présent dans nos sensibilités, ce retour, s’appesantir sur la quotidienneté de la haine, dont souffrent toutes les victimes, le
n’est donc pas d’histoire au sens général dont vie concentrationnaire au point d’abreuver fanatisme, de quelque nature qu’il soit, doit
nous devons parler. leurs auditoires d’anecdotes cruelles qui ris- être combattu sans relâche.
Dans le même ordre de pensée, laissons quaient, au fil du temps de rejoindre la banali- Méfions-nous également des certitudes
aux sociologues le soin d’expliquer pourquoi té, mère de l’indifférence ? dont l’exacerbation mène au fanatisme.
et dans quelles conditions, la bête immonde Fallait-il revivre, avec nos interlocuteurs, « Lorsque la foi devient haine, a écrit Amin
décrite par Brecht peut se réveiller et mordre, certains détails de ce cauchemar comme si Maalouf, bénis soient ceux qui doutent »[...]
voire dévorer tous ceux qu’elle désigne à la nous avions vécu une épopée, comme si ce fut Nous avons aussi appris dans tous les
vindicte publique. le seul moment glorieux de notre vie ? camps de concentration et d’extermination, ce
Notre message devrait nous aider à analy- Fallait-il nous placer en héros, alors que que vous me permettrez de nommer une vertu.
ser ce qu’il serait possible de faire pour qu’une nous n’étions que des victimes ? Nous avons appris l’espérance et l’amour de la
fois nos enfants devenus adultes et respon- Ou ne fallait-il pas plutôt revivre tous les vie.[...]
sables de leur avenir, ils puissent être des indi- jours, dans l’action permanente, la pensée de Et puis une fois libérés, toute notre espé-
vidus conscients de l’importance de l’autre, Sartre lorsqu’il a écrit: « On ne te demande pas rance s’est alors portée sur la vison d’un
pour que partout dans le monde le respect de la ce qu’on t’a fait, mais ce que tu as fait avec ce monde meilleur dans lequel l’homme cesserait
dignité de chacun remplace la violence, la qu’on t’a fait ».[...] peu à peu d’être un loup pour les autres
tolérance remplace le fanatisme, l’acceptation A qui doit-on, de façon privilégiée, passer hommes.[...]
des autres, de tous les autres, remplace le rejet le relais ? Ainsi se formeront des passeurs de mémoi-
et l’exclusion . Plusieurs voies nous sont offertes. J’ai re. Par leur exemple, par la mission dont ils se
Evitant la confusion entre le concept de choisi, quant à moi, de m’adresser aux enfants sentiront investis, ils pourront peu à peu
Mémoire et celui du Souvenir, nous devrions des écoles pour essayer de leur apporter tout ce vaincre la barbarie qui se cache au fond des
leur passer le relais du souvenir afin qu’entre que j’ai appris là-bas sur la vie et ses hommes.[...]
leurs mains, ce souvenir devienne la mémoire valeurs.[...] L’échec des nazis c’est notre espérance,
de l’Humanité. J’essaye de les impliquer dans ce « travail notre amour de la vie, notre enthousiasme,
Si les souvenirs conditionnent en le préci- de mémoire » qui, comme l’a dit Pierre notre émotion devant les rires ou les pleurs des
sant le savoir historique, s’ils appartiennent à Ricœur « ne sert pas à ressasser de vieilles enfants, notre refus de la souffrance de l’autre,
ceux qui les ont vécus, s’ils témoignent du choses, mais à mettre le passé obsédant et trau- notre engagement contre les injustices faites
passé et sont l’histoire de notre monde comme matisant à distance, à l’empêcher de cor- aux êtres humains, notre combat contre toutes
elle s’inscrit dans les pierres et s’écrit dans les rompre le présent. A ce travail qui permet de se les formes de violence et d’intolérance. Nous
livres, la Mémoire, tout en puisant ses réfé- tourner vers l’avenir car il retourne la mémoi- essayons d’utiliser pour le bien de l’humanité
rences dans le passé, s’inscrit essentiellement re en projet »[...] tout le mal qu’on nous a fait, et surtout nous
dans l’avenir et ambitionne de donner à l’en- Que doit-on alors leur dire lorsque l’on prouvons que la vie est le plus beau des
semble de l’Humanité, les méthodes et les intervient auprès d’eux ? cadeaux, qu’elle est, sera et restera toujours
moyens pour éviter qu’elle ne souffre et pleu- Tout d’abord je leur explique que les bour- plus forte que la mort.
re à nouveau.[…] reaux sont des hommes ordinaires, comme Sam Braun
Nous devons, bien sûr, avec les enfants, nous le sommes nous-mêmes et ne sont pas
évoquer nos souvenirs, mais surtout faire, sans génétiquement programmés pour faire tout ce
Mémoire 2000. No 44 - Avril 2005 3
COURAGE ET DIGNITE
1919-1933 : la République de Weimar
BIRKENAU, vide absolu a déteint sur mon esprit, et en me prome- tout simplement plus là, disparaissent dans le néant.
nant dans ces lieux terribles mon cœur est anesthé- Je me retourne, et mes yeux creux scrutent au loin
31 JANVIER 1999 sié, mes yeux sont secs et ma gorge nouée. Mais l’œil unique du mirador. Les rails arrivent à leur terme,
Charlotte avait dans les 15 ans quand elle a visité chaque parcelle de terrain gelé, chaque paillasse, et leur terme marque la fin de l’humanité. […] Y a-t-il
Auschwitz et en a ramené un témoignage émouvant, chaque barbelé assassin, chaque ruine, si réelle, une justice ? les chambres à gaz sont là, devant moi,
lucide et profond, paru dans notre numéro 21. Nous ne chaque vestige de mort crie par son effroyable réalité souillées encore de l’asphyxie de pauvres malheu-
pouvions éditer ce numéro spécial sans en republier et se grave dans ma mémoire. J’emprunte le chemin reux, et le soleil ose venir promener ses rayons dorés
quelques extraits. qui menait à la chambre à gaz. C’est sur la droite. Les parmi les morceaux calcinés. […] C’est remuant, cette
barbelés toujours m’accompagnent et maintenant un vision, ça retourne l’estomac et l’esprit et mon cœur
La silhouette noir brique du mirador se détache nette- rayon de soleil frileux joue dans les fils de fer. On est à jamais meurtri. […] Maintenant j’entends des cris
ment sur le ciel blanc. Je la regarde, je l’affronte, j’es- pourrait presque croire qu’il ne s’est rien passé ici. qui me rappellent vers le confort de la vie civilisée. La
saie de la comprendre. Les rails enneigés s’engouf- Peut-être à cette hauteur sentaient-ils l’odeur des « visite » s’achève dans une sombre lumière de fin du
frent sous le bâtiment et accompagnent le vent tout au cadavres qui brûlent et réalisaient-ils... […] Je marche. monde, car les nuages voilent le soleil durant mon
long du camp ; doucement, je les suis en marchant à Comme des automates, mon pied gauche, puis le retour. […] La nuit est tombée maintenant. Je vais par-
petits pas. Il fait froid, très froid, un froid de glace qui droit, puis le gauche passent puis repassent l’un tir et des gens continueront à habiter le village d’Au-
brûle à force de geler ; le vent se lamente et transper- devant l’autre et me font lentement progresser vers le schwitz, à se réveiller le matin et ouvrir les volets pour
ce jusqu’au cœur des fous qui s’aventurent dans cet bout du camp. Bout du monde. Maintenant j’y suis. se retrouver nez-à-nez avec un complexe de mort
endroit maudit ; et le silence, le silence ici est plus Les rails brusquement s’arrêtent, et cet arrêt peut-être industrialisée. A chacun sa misère… Il paraît que
assourdissant que partout ailleurs.[…] Tout est vide et est le plus terrible. Soudain, ces rails qui représen- l’herbe ne repousse plus dans le camp.
inexistant. C’est ça qui m’impressionne le plus. Ce taient malgré tout la vie des pauvres martyrs ne sont Charlotte Rachline.
Soixante ans. C’est cet anniversaire que l’on a Mais depuis que les rescapés de la Shoah ont sible à quiconque de s’identifier aux bourreaux
choisi pour célébrer en grande pompe, la libéra- pu commencer à raconter, depuis l’instauration devenus l’incarnation du mal absolu. Or, ce
tion des camps d’extermination nazis. Pourquoi du « devoir de mémoire », on a multiplié com- sont bien des hommes et des femmes, et non des
soixante ans ans ? On dit que c’est parce que les mémorations, visites de camps, témoignages monstres sortis des ténèbres, qui ont agi. Au
témoins se font de plus en plus rares et que plus avec l’espoir que « plus jamais » si inlassable- lieu de répéter que le nazisme est l’exemple
tard, il sera trop tard. Certes. Mais alors pour- ment martelé, nous ne verrions ce genre d’hor- paroxysmique de ce que « l’Homme peut faire
quoi n’avoir pas choisi de fêter le cinquantenai- reur récidiver. à l’Homme ». Il aurait fallu aussi et surtout,
re de cette libération ? Les témoins étaient plus L’histoire récente a prouvé le contraire. expliquer, analyser les raisons, toutes les rai-
jeunes encore et sûrement plus nombreux ! Toute la seconde moitié du XXe siècle a été sons : politiques, sociales, idéologiques, psy-
On peut penser que par l’éclat particulier jalonnée de massacres et de génocides plus chologiques… qui ont présidé à l’avènement de
donné à cette commémoration, on essaie de odieux les uns que les autres, et comme jadis, cette idéologie, qui a permis à des hommes et
faire d’une pierre deux coups et utiliser cet évé- personne n’a rien fait pour les empêcher. des femmes très raffinés, très civilisés, à un
nement pour agir aussi contre un antisémitisme Il semblerait que l’on n’ait rien appris, ou moment de leur histoire, d’exercer en toute
qui se fait de plus en plus sentir en Europe et qui alors très peu. Mais peut-être la méthode de légitimité et bonne conscience, les plus inima-
commence à inquiéter sérieusement nos diri- transmission n’a-t-elle pas été suffisamment ginables horreurs sur d’autres humains.
geants. En outre, il a sans doute fallu ce temps claire ? Une mémoire schématique, simplificatrice
à l’ex-bloc soviétique pour pouvoir renouer En ce qui concerne le « plus jamais ça », et uniquement dénonciatrice, risque de ne servir
avec une histoire moins trafiquée. cette phrase est devenue au fil du temps un slo- à rien. Pour faire œuvre utile et pour permettre
A l’occasion de cet événement unique, tout gan, employée pour tout et n’importe quoi, à cet événement de survivre aux derniers resca-
le monde s’est accordé pour faire appel à la récupérée même par des syndicats : elle ne veut pés, il faut désormais, aux témoignages qui en
mémoire et l’ériger en objet pédagogique. plus rien dire. Quant aux témoignages, ils sont appellent à l’émotion éphémère, sans cesse
Cette idée, Mémoire 2000 l’a eue, il y a trei- toujours poignants, mais ils font davantage associer l’histoire, la littérature, l’art, la culture
ze ans et elle a même été à l’origine de la créa- appel à l’empathie, à la sensibilité qu’à l’intelli- qui imposent une distanciation indispensable,
tion de l’association. Mais aujourd’hui on peut, gence ou à la réflexion et l’on connaît les rempart contre l’oubli.
sans renier quoi que ce soit, se demander si limites de l’empathie... C’est un vrai travail dont l’historienne
nous avons fait bon usage de cette mémoire. Par ailleurs, depuis que l’on évoque ces évé- Annette Wieviorka vient de poser, par son der-
S’agissant des commémorations, elles sont nements, les valeurs comme le Bien et le Mal nier ouvrage, les premières bases.
légitimes, utiles. Elles sont un hommage néces- ont été présentées de façon si manichéenne, si Lison Benzaquen.
saire aux morts et aux survivants. simplificatrice, si caricaturale, qu’il est impos-
Au travers d’une analyse riche et concise, nique, faisant préciser avec minutie le Lanzmann ne se confond pas en théo-
Amos Oz rend compte de sa lecture de rôle de chacun, authentifie l’abomination ries métaphysiques, pour lui, ni diable, ni
Shoah, le film irremplaçable de Claude des camps d’extermination. Satan rien que des hommes persuadés
Lanzmann. « C’est un voyage dans la mémoire qui d’avoir agi « selon les ordres ».
Que nous en dit-il ? « Une création qui aspire à tout documenter : chaque fraction Sa caméra, d’après Amos Oz, nous dit :
transforme le spectateur », et il entreprend de seconde multipliée par quatre ans, par « Auschwitz était... Le passé est toujours
d’expliciter par quelle exceptionnelle six millions ». Donc toute la stratégie de présent. Rien n’est terminé. Voici l’assas-
démarche Lanzmann parvient à cette la « solution finale » consistait à traiter sin et voici la victime qui a survécu à cet
transformation. Sa façon d’interroger de ces problèmes, « conduire des millions de assassin. Voici les témoins, voici le lieu,
par le monde témoins indifférents, acteurs gens à la mort... grâce à une formule fon- voici où cela s’est passé et voici exacte-
déterminés, simples exécutants ou tor- dée sur une dose calculée et mesurée de ment comment c’est arrivé ».
tionnaires nazis et survivants, nous tromperie, d’intimidation et de ruse et sur Et le silence.
conduit à son point de vue : ce passé la destruction de la volonté des victimes, Pas de leçon, pas de morale. Aucun
monstrueux est une « affaire entre l’hom- éviter tous gestes désespérés, évasions, commentaire. Voilà Shoah, voilà sa force,
me et l’homme » qui s’est déroulée sur résistance ou explosion de paniques col- la force de douze ans de volonté impi-
notre planète et pas sur une autre. lectives ». Le recours à des moyens tech- toyable, sur les lieux mêmes de l’horreur,
Images et silences s’entrecroisent, se niques a rendu tout possible. douze ans d’efforts pour tout voir, tout
succèdent selon la détermination délibé- Parmi les moyens, la volonté de « cor- savoir.
rée de Lanzmann d’exiger des personnes rompre les mots » et pousser les exécu-
interviewées les détails, les moindres tants à exterminer pour « purifier » ; les Elyett Rodrigues.
détails. Tout s’est donc passé sur notre convaincre que les êtres humains dépla- D’après un chapitre de l’ouvrage
terre au milieu de paysages idylliques où cés, transportés, transférés, assassinés, d’Amos Oz publié en 1995 :
ont vécu des gens tout occupés à leurs enterrés, déterrés n’étaient que parasites, Les Deux Morts de ma grand-mère.
tâches quotidiennes. poux, souris, termites, bêtes de proie, leur
Se concentrer sur les faits, la tech- faisait alors accomplir un acte nécessaire.
Mémoire 2000. No 44 - Avril 2005 7
A LIRE… l’hôtel par l’Abwehr, le service d’espionnage
LE COIN DES AMIS
et de contre-espionnage dont le fonctionne-
GUY S’EN VA, ment parfois étrange fait froid dans le dos, et Je sais que ce n’est pas la mission de
DEUX CHRONIQUES PARALLELES enfin l’arrivée des « rapatriés » que l’on met- Mémoire 2000 de s’occuper des sans-abris
Francine Christophe. tra longtemps à appeler « déportés ». C’est la et de ceux d’entre eux qui meurent dans la
Préface du général André Rougerie. partie la plus émouvante, bien sûr, qui donne rue de froid, de faim, de maladie.
Ed. L’Harmattan. des détails incroyables sur cet accueil parfois Mais devant la multiplication de ces morts,
formidable, parfois aussi déplorable. devant l’abandon de ces êtres, leur solitude,
Si l’on ressent tant de souffrance dans les On apprend énormément grâce au travail le déni social et humain dans lesquels ils
deux belles histoires que nous conte l’auteur, énorme de l’auteur et, malgré la gravité du sont tenus de leur vivant et encore plus lors
c’est qu’elle-même est passée par là et qu’elle sujet, on lit ce récit agréablement grâce au de leur décès, on ne peut rester silencieux.
a souffert elle aussi, bien que petite fille dite style alerte de l’auteur. « Les droits de l’homme » c’est aussi le
« privilégiée ». C.H. droit de vivre et de mourir dignement. Ce
Histoire de Guy, tout d’abord, son copain devrait même être le premier des droits.
de Drancy, qui part pour un interminable voya- Il existe une association remarquable qui
s’appelle Les Morts de la Rue, dont
ge, dont on connaît la fin..., et celle de Michel, MES DEUX VIES
le jeune résistant qui, entre deux séances de quelques membres, lors de l’inhumation d’un
Isabelle Choko.
torture, revoit son enfance, son mariage, sa de ces SDF, se rendent au cimetière et pro-
Editions Caractères, « Témoignages ».
courte vie, avant de partir lui aussi pour le noncent des paroles d’accompagnement
camp, dont le plus dur lui sera réservé jusqu’à pour ces morts abandonnés de tous et dont
Ce n’est pas « deux vies » qu’elle raconte,
ce qu’il en meure. les tombes ne portent qu’un matricule.
mais trois. Bien sûr, il y a celle d’avant et celle
L’auteur emploie des mots durs et forts Cette cérémonie, si modeste soit-elle,
d’après, mais entre les deux il y en a une autre
pour décrire la terrible réalité, mais elle y mêle redonne identité et dignité à des êtres qui en
qui ressemble plutôt à la mort ou à l’enfer,
aussi de l’humour, de la poésie, et surtout toute ont tant manqué de leur vivant.
selon l’idée que l’on peut s’en faire.
la compassion que lui inspirent ces deux des- On sait, par les personnes qui travaillent
De celle-là, qui est loin d’être une paren-
tins fauchés. sur le terrain, que la réinsertion des SDF est
thèse, elle rapporte avec une sobriété et une
Claudine Hanau. illusoire, voire impossible. Alors, c’est le
précision inexorable sa déportation à Ausch-
moindre des devoirs de la société qui, dans
witz en même temps que celle de sa mère, le
l’indifférence générale, les a exclus que de
travail forcé au commando de Celle, puis son
LUTETIA leur accorder, au moment où ils quittent ce
séjour au camp de Bergen-Belsen au cours
Pierre Assouline. monde, une once d’attention.
duquel elle perdra sa mère, « le seul être qui
Editions Gallimard. C’est ce que j’ai tenu à faire par ce petit
lui restait au monde » et qui pourtant lui a
billet ; et aussi saluer l’œuvre que mène
donné le courage de survivre.
Pierre Assouline est assurément un conteur cette association qui mérite notre considéra-
Libérée par les Anglais, elle a pris
et aussi un bon historien. Son enquête sur tion et notre soutien.
conscience du sacrifice de ses parents « morts
l’histoire de l’hôtel Lutétia avant, pendant et Lison Benzaquen.
pour qu’elle vive ». Elle ne s’en privera pas et
juste après la guerre fourmille de détails le l’énergie qui l’anime depuis l’enfance heureu-
plus souvent inconnus, d’une variété se en Pologne la transporte et lui fait, en Fran-
incroyable. Il nous fait vivre, comme si nous y ce où elle va s’installer, se marier et fonder une Pour comprendre la banalité et la cruauté
avions habité, trois époques complètement dif- famille, croquer la vie à belles dents. de l’horreur, il fallait connaître l’avant et
férentes. La leçon qu’on en retire tient précisément à l’après.
L’avant-guerre, mondain et littéraire, l’unité de son combat pour résister et survivre, Merci Isabelle, la championne, d’être
puisque l’hôtel se situe au cœur du quartier de elle a toujours été « là où il fallait quand il le aujourd’hui parmi nous.
l’édition ; la guerre avec l’envahissement de fallait ». Bernard Jouanneau.
Elyett Rodrigues.
Tél.: 01 40 47 73 48. Fax: 01 47 23 56 64. Réalisation : Pierre Gailhanou.