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“Émotion et relation à autrui.

Dialogue interdisciplinaire autour des corps


en mouvement”, in F. Ferrugia et M.N. Schurmans (eds) Fonction
émancipatoire de la connaissance et construction sociale des émotions et
des sentiments. Paris : L’Harmattan, Logiques sociales, 2008.

Emotion et relation à autrui :


dialogue interdisciplinaire autour des corps en
mouvement

Denis Cerclet

La question des émotions est vraisemblablement une bonne


occasion de renouveler les approches théoriques dans les sciences
sociales et, plus généralement, de repenser la convergence entre les
disciplines.
La tension entre les modèles naturaliste et constructiviste, en
effet, est forte dans ce domaine, et peut conduire à une
fragmentation disciplinaire dans l’étude de l’humain. Entre des
émotions conçues comme générées par l’activité neurale,
universelle, déterminante du comportement humain, et des émotions
traitées comme des croyances déterminées par des systèmes
culturels, il y a place pour une conception processuelle du
constructivisme qui repose sur la mise en œuvre d’aptitudes
typiquement humaines dans le travail de fabrication sociale des
individus au cours des relations qu’ils entretiennent.
J’ai choisi d’aborder les émotions dans la relation à autrui. C’est-
à-dire de mettre en évidence le rôle que l’on peut leur reconnaître
dans le déroulement du processus social, et de les penser comme un
signe d’adaptation constante des individus. Intégrer les émotions
dans cette perspective me semble modifier la manière de voir, et
permet de s’attacher à penser le social comme une construction
permanente. En effet, il me paraîtrait dommage de penser la
construction dans les termes d’une poïesis, et de ne s’attacher qu’au
produit, aux formes du social, plutôt que dans ceux d’une praxis, ce
qui permet de prendre en compte la production de soi et la
continuité qui nous amène à la concevoir sans achèvement.
En reconsidérant la question « qu’est-ce qui fait tenir les
individus en société ? », j’ai pris le parti de contourner le recours
aux idées partagées, fondées sur la pensée, que sont les idéologies,

1
les discours, les théories, les représentations collectives, les
cultures, voire le langage, afin de privilégier le corps vivant. Ces
“liens” ont été élaborés en vertu de la séparation du corps et de
l’esprit, et selon l’idée que les individus sont séparés de corps : le
lien, voire l’unité, ne peut qu’être le résultat d’un travail de l’esprit.
Nietzsche s’inscrit en rupture avec ce mode de pensée. En référence
à lui, je porterai mon attention sur les corps en mouvement, en
projet, jamais réalisés parce qu’en continuelle adaptation, et tous
pris dans un jeu de réciprocité fondamentale1. Cette approche se
retrouve aujourd’hui au centre de nombreux travaux qui concernent
les sciences sociales, la neurobiologie, la philosophie et qui rendent
compte d’une préoccupation pour la reproductibilité des
phénomènes aléatoires ; il ne s’agit plus de considérer la totalité
comme un arrangement de parties mais bien d’observer la manière
dont les choses se font, afin de saisir la réalisation jamais achevée
du vivant.
Comme le pensent certains chercheurs, dont des
neurophysiologistes, l’être humain est en action. On ne peut pas
dire qu’il est mis en mouvement par des stimuli et que son action ne
serait que réactive. Il apparaît plutôt que l’être humain envisage
continuellement ce qu’il souhaite advenir et appréhende son
environnement dans cette perspective. Ruffié (1982) met en avant la
faculté d’adaptation des individus et des populations, faculté qui
leur permet de combiner leur existence avec les fluctuations de leur
environnement et de jouer avec l’éternel déséquilibre dans lequel ils
se trouvent: « L’homme n’a pas de nature, il n’a qu’une histoire »
(p. 720).
Notre projet est donc bien de saisir le processus social dans sa
dimension adaptative, comme expérience sociale du monde. Mais
tous les individus n’ont pas les mêmes tendances ni les mêmes
aptitudes. Ainsi, chacun est à même de trouver des solutions
originales à un même problème. La dimension adaptative est fondée
sur des aptitudes, telles l’invention et l’apprentissage, qui prennent
le pas sur une adéquation génétique entre une espèce et un
environnement.

1
Stiegler (2004) explicite la position de Nietzsche. Il « expérimente, comme
le corps vivant, une méthode où le seul phénomène donné, c’est l’énorme
diversité des affects, donné que lui-même appelle, comme une question appelle
une réponse, une unité toujours en train de se faire, de se défaire et de se refaire.
Parce que la philosophie de Nietzsche se trouve exactement dans la situation du
corps vivant, on comprend en quel sens ici ce n’est plus l’âme ou la conscience,
mais bien “le corps vivant [qui] philosophe” » (p. 85).

2
Ainsi, nous nous trouvons face à deux dimensions : celle de
l’individu en action et celle du processus social. Elles ne peuvent
être traitées séparément car elles disent bien ce qu’il nous faut
comprendre : le processus social est à entendre, parce que nous
nous situons à l’échelle des corps, comme un mouvement
d’échange constant de gestes entre des individus2. Ce mouvement
est extrêmement complexe car il est construction permanente de
l’espace social à travers la construction permanente des individus
qui le composent. L’espace social3 ou plutôt le champ social qui
serait un espace-temps, à géométrie variable, est en effervescence
continue, c’est-à-dire animé par une succession de modifications en
chaîne : modifications de l’individu à travers le déroulement de ses
actions qui entraînent une modification des autres individus qui
produisent eux-mêmes, conjointement, des modifications de leur
entourage et cela comme un frémissement exponentiel. Exponentiel,
non pas dans la démesure mais dans le renouvellement constant de
cette « relationalité ». Nous ne sommes pas dans une configuration
qui rappellerait celle des états de turbulence, car le mode de
fonctionnement que nous évoquons s’attache à une certaine
stabilité, seule garantie de la continuité de l’espace social et seule
assurance d’une validité des conditions de l’expérience.
Nous parlons de mouvement pour qualifier le rythme qui anime
les individus dans la production d’un espace social. Il n’y a pas de
rupture ; il n’y a que du rythme, disait Meschonnic. Mais, si nous
parlons de mouvement et de rythme plutôt que d’interaction, c’est
que nous nous situons à un degré d’observation qui implique les
individus en tant que totalité et non comme collection de sujets.
Parce que l’espèce humaine peut être perçue comme un espace
social en puissance, la relation entre les individus implique une
certaine forme de non séparabilité4. Le monde dans lequel

2
Dans ce cas, individu est à entendre comme non divisible ; individus : qui
ont le social en indivision, sont inséparables du social.
3
Condominas (1980) proposait d’abandonner la notion de culture parce
qu’elle s’avérerait peu apte à rendre compte de la dynamique des sociétés qu’il
avait observé. Cela le conduit à formuler une définition de l’espace social :
« L’espace social est l’espace déterminé par l’ensemble des systèmes de relations,
caractéristiques du groupe considéré. » (p. 14). Malgré l’intérêt de cette
définition, il me semble préférable de penser l’espace social à l’image d’une
pulsation, comme le produit éphémère des coagulations-décoagulations ou
d’attachements (Latour) et détachements sans référence à un groupe.
4
Selon Ortoli et Pharabod (2004), la non-séparabilité, notion issue de la
mécanique quantique, « exprime le fait que deux systèmes quantiques qui ont
interagi sont décrits par une fonction d’onde unique, quelque soit leur
éloignement ultérieur, et cela jusqu’à ce que l’un des d’eux fasse l’objet d’une
mesure » (p. 101). Cette référence à la mécanique quantique est là pour ouvrir

3
l’individu est plongé dès sa naissance et dont il doit faire
l’expérience est certes physique mais aussi social. Et il est, dès cet
instant si ce n’est plus tôt, impossible de le séparer de ce champ.
Lawler5, sociologue, a eu aussi recours à cette notion pour dire
que les individus, dans le cadre d’échanges productifs sont
difficilement séparables parce que les activités sont coordonnées
pour réaliser des résultats communs. Mais il me semble que l’on
peut aller plus loin en disant que deux individus ayant eu des
échanges s’appartiennent : ils se sont accordés et partagent des
manières de faire communes. Ainsi, ils peuvent se penser
semblables et être perçus comme semblables, mais se révèlent
différents à l’observation : les individus ne sont pas
interchangeables mais ils ne sont pas fondamentalement différents
non plus. Ce qui distingue alors leurs créations relève de
l’inframince6, de la successivité dans l’ordre du processus : rien
n’est jamais véritablement identique, ni même exactement répété.
La question de la mesure n’est pas à prendre à la légère, me
semble-t-il, car elle nous permet d’envisager la relation sous une
double construction : mesure d’autrui et de soi. L’échange n’a pas
pour seule fonction de faire circuler de l’information : il permet
aussi aux individus de confirmer leur ego. Si le processus social est
vu comme un mouvement, les interagissements amènent les
individus à organiser leurs gestes en concertation avec autrui: cela,
comme nous venons de le voir, permet de produire des gestes
partagés par les uns et les autres et, à chacun, de prendre la mesure
de soi et d’eux-mêmes. En effet, ce processus n’est possible que si
nous pensons l’individu en perpétuelle modification : celui-ci est
alors insaisissable comme tel et impossible à identifier clairement.
Ce n’est que la relation à autrui qui lui permet de prendre la mesure
de lui-même et qui contribue à la construction de son ego. C’est à
cette seule condition – d’une mesure constante de soi – que
l’individu peut s’inscrire dans la continuité du sentiment de lui-
même. Selon un principe non déterministe qui s’apparenterait à
celui énoncé par Heisenberg7, on peut dire que les conditions

l’horizon de la pensée et ne présage pas encore d’une relation entre le social et la


physique des particules.
5
« Les relations d'échange révèlent souvent la propriété de non séparabilité
par lequel la contribution d'une personne à un collectif assigné ne peut pas
facilement être isolée de la contribution d'autres. » (Lawler, 2001, p. 321-352).
6
« Tous les “identiques” aussi identiques qu’ils soient (et plus ils sont
identiques) se rapprochent de cette différence séparative infra mince » (Duchamp,
1999, p. 33).
7
Heisenberg stipule, qu’en micro physique, il est impossible de connaître en
même temps la vitesse et la position d’une particule.

4
d’existence de l’individu ne sont pas déterminées : il est en
mouvement, en continuelle génération, et c’est seulement par son
attitude réflexive qu’il parvient à se faire une idée de sa position à
un instant donné. L’individu, comme l’espace social, dans leur
définition coutumière, ne sont isolables qu’en référence à un point
d’observation, et sont le résultat d’un travail d’extraction. Cette
“manipulation” est comparable à ce que mettent en évidence les
travaux sur la construction du paysage : c’est seulement à partir
d’un point de vue qu’il peut y avoir émergence d’une unité et d’une
cohérence. L’approche que nous défendons entre en contradiction,
ou en complémentarité, avec celles qui privilégient l’entrée par la
culture, la société, les classes sociales, parce qu’elle en prend le
contre-pied. Nous partons de la totalité pour observer comment
l’individu et l’espace social sont constitués, et non pas des individus
pour observer comment ils se constituent en groupes sociaux.
Nietzsche (1978) a développé l’idée selon laquelle « Il n’y a pas
d’événement en soi. Ce qui arrive est un ensemble de phénomènes
choisis et rassemblés par un être interprétant » (1 [115], p. 47).
C’est dans cette action de construction que prend place la mesure
que nous évoquions. Elle équivaut à une prise de positions
successives. Berthoz, neurophysiologiste, développe une approche
du mouvement à partir de recherches sur le contrôle multisensoriel
du regard, de l'équilibre, de la locomotion et de la mémoire spatiale.
Il propose (1997) « de concevoir le cerveau comme un simulateur
biologique qui prédit en puisant dans la mémoire et en faisant des
hypothèses. » (p. 13). De ce point de vue la perception n’est pas de
l’ordre de la réception mais elle est une “action simulée”, voire une
imitation. Perception et action se recouvrent chez Berthoz à tel
point qu’il demande de supprimer cette dissociation en utilisant le
terme de “perçaction”. Cette position ne me semble pas éloigné de
celle de Wittgenstein qui récusait l’existence d’états mentaux
propres ou purement internes, sans corrélats comportementaux.
Cette imbrication de la perception et de l’action8 l’amène à saisir au
mieux comment les sens prennent la mesure de l’environnement. Et
surtout, Alain Berthoz (1997) précise qu’il « faut inverser
complètement le sens dans lequel on étudie les sens : il faut partir
du but que poursuit l’organisme et comprendre comment le cerveau
va interroger les capteurs en en réglant la sensibilité, en combinant

8
Bergson a insisté sur l’unité de la perception et de l’action et a inventé, pour
l’exprimer, le terme de “processus sensori-moteur” ; Merleau-Ponty (1942, p.11-
12) défendait déjà l’idée selon laquelle c’est l’organisme, « selon la nature propre
de ses récepteurs, selon les seuils de ses centres nerveux, selon les mouvements
des organes, qui choisit dans le monde physique les stimuli auxquels il sera
sensible. »

5
les messages, en en préspécifiant des valeurs estimées, en fonction
d’une simulation interne des conséquences attendues de l’action »
(p. 287).
Précisons tout de même que le cerveau n’est pas autonome et
qu’il est imprégné de l’existence sociale de l’individu. Mais
l’action, dans sa dimension cognitive, me semble importante à
retenir car elle donne un sens au mouvement et nous rapproche des
émotions.
La “perçaction” me paraît être une compétence du vivant. C’est
elle qui donne sens au mouvement et au processus adaptatif. Mais
elle ne peut être réduite à un simple calcul : émotion et cognition
sont étroitement liées et leur séparation conduit à des troubles du
comportement.
Rolls (2005) place le but au centre de sa réflexion sur les
émotions. Selon lui, « An emotion is usually caused by a person
consciously or unconsciously evaluating an event as relevant to a
concern (a goal) that is important » (p. 12), et relève d’un processus
cognitif. Rolls considère que les émotions motivent les
comportements pour aller vers le but, et soutiennent les choix liés à
l’accomplissement de n’importe quelle action. L’état émotionnel
n’est pas une réponse comportementale, mais il va favoriser la
cognition dans l’interprétation des événements à venir de la manière
qui apparaît la plus appropriée et la plus prometteuse dans la
situation. Les émotions auraient alors une fonction adaptative et
favoriseraient, par exemple, l’interprétation des intentions et des
dispositions d’un individu envers autrui. Cette aptitude est renforcée
par le fait que les émotions sont étroitement associées à la
mémorisation. La mémoire est un processus complexe : elle
fonctionne par paquets et ce n’est pas seulement le détail des
composants d’une situation qui est mémorisé mais bien aussi et en
même temps – peut-être même, avant tout – la manière dont la
situation a été envisagée dans le cadre de l’action qui était
accomplie. Et inversement, les émotions permettent la mise en
surface de ces mémoires d’épisodes qui peuvent servir au traitement
d’une action contextuelle présente. Ainsi, un état particulier
d’humeur peut favoriser la récupération de mémoires qui lui sont
liées. Cette aptitude joue un rôle indéniable dans la continuité des
états émotifs et des comportements, et elle donne aussi la possibilité
à autrui de les interpréter.
Lawler9 montre que, pendant que les individus éprouvent des
émotions positives ou négatives dans des relations d'échange, des

9
Cité dans Turner & Stets (2005, p. 207).

6
processus cognitifs sont également déclenchés parce qu’ils essayent
de comprendre les sources et les causes de leurs émotions. Le
processus est sans fin et contribue à l’exponentialité de l’activité
sociale : ainsi, produire un discours sur des émotions est une action
qui repose sur la mémoire de sensations éprouvées lors du
déroulement d’une situation, mais ce discours lui-même contribue
au déroulement des stratégies d’ajustement auxquelles se prêtent les
individus.
Les émotions sont bien là pour accompagner l’individu dans
l’effort qu’il fait pour aménager le mouvement que lui impose son
déséquilibre en vue d’améliorer sans cesse son adaptation à
l’environnement. C’est le fil de ce processus, comme moyen de sa
propre reconnaissance, de sa propre mesure, qui lui permet de
développer une attitude réflexive et de s’engager dans une
continuité de lui-même et de son environnement. Mais cette
expérience de soi-même n’est pas enfermement sur soi, ipséité,
puisque tout cela passe par le travail d’autrui.
Le processus social engage les émotions, la mémoire, la
cognition et l’ensemble du corps de manière à les combiner en
faveur de l’accomplissement d’une action. A bien regarder l’activité
mondaine des individus, nous apercevons un formidable travail du
corps qui, non seulement se déplace, se contorsionne, se gonfle, se
replie, se contracte, mais qui agit aussi de manières beaucoup plus
fines s’apparentant à des vibrations, des pincements. La parole
même est à entendre comme un geste, une production du corps
comme une autre. Pour expliciter cette affirmation, j’emprunte à
Bergson (1939) cette description d’un acte locutoire : « La
prononciation effective d’un mot exige l’intervention simultanée de
la langue et des lèvres pour l’articulation, du larynx pour la
phonation, enfin des muscles thoraciques pour la production du
courant d’air expiratoire» (p. 124). Je renforce cette citation par une
autre de Stetson (in Lindlom, 2004) pour qui « Speech is rather a set
of movements made audible than a set of sounds produced by
movements. » (p. B88).

Mais ces mouvements de corps ne sont pas qu’une gymnastique.


A travers eux, c’est tout un univers de significations qui s’échange
et évolue au rythme de la successivité des actions. Gergely,
Bekkering et Király (2002) ont réalisé un travail de recherche sur
des enfants non verbalisés de quatorze mois afin de comprendre la
manière dont ils traitent l’observation d’actions réalisées par des
adultes. Ils ne reproduisent pas les gestes comme tels mais, de
l’observation du déroulement de l’action, ils dégagent l’intention et

7
c’est celle-ci qui servira à envisager la façon d’élaborer de
nouvelles actions.
En même temps qu’il y a compréhension, il y a contagion des
emotions, voire plus si l’on compte avec les neurones miroirs
découverts par Rizzolatti et Arbib (1998).
Ces mécanismes de résonance qui consistent en l’activation des
zones cérébrales communes lors de la réalisation d’une action, sa
simulation mentale et l’observation de sa réalisation par autrui, me
permettent de rappeler ce que G.-H. Mead (1963) entendait par
processus : « On peut trouver dans ce processus ce que nous
appelons geste, c'est-à-dire ces phases de l'acte social qui amènent
une adaptation à la réaction de l'autre organisme. Ces phases de
l'acte incluent à la fois une attitude observable et ce qu'on nomme
attitude intérieure » (p. 39). Ces “gestes” nous amènent à penser
qu’au cours de l’interaction, la confirmation de soi ne vient pas
d’un regard que l’individu porterait sur lui-même comme sur un
objet : l’action d’autrui n’est pas un miroir tendu à soi. C’est, au
contraire, ce qui est vécu au cours de l’interprétation-action par
l’individu dans sa relation à autrui qui lui donne la sensation de lui-
même, que celle-ci soit positive ou négative. Alors, à lui de réagir,
soit en régulant l’échange à son profit, soit en cherchant à punir
autrui ou à subir, à abandonner la situation. Encore une fois,
émotion, cognition, mouvement étant tellement intriqués, nous
pouvons dire avec Averill (1980) que les émotions ne sont pas des
passions mais bien des actions ; et si l’on reprenait le déséquilibre
dans lequel se trouve l’être humain, maintes fois évoquée pour
légitimer le mouvement, nous pourrions dire que les émotions,
comme la cognition, sont des mécanismes en synergie qui
permettent de conférer une finalité et une durée à cette “fuite en
avant” que l’on ne peut pas penser à l’échelle de l’individu mais
bien de l’espèce humaine. C’est ainsi que se maintient
l’homéostasie d’un système non équilibré.
Hatfield, Cacioppo et Rapson (1994) ont consacré un ouvrage à
la contagion émotionnelle comme transfert rapide de l’émotion
d’une personne à d’autres dans le groupe. Leur approche est
intéressante car ils fondent cette contagion sur les mécanismes de
synchronization, par les individus, des expressions faciales, des
voix, des postures, des mouvements et des comportements
émotionnels des autres. L’imitation est à la base de ce travail de
rapprochement auquel s’adonnent les individus à des degrés divers.
Ainsi, reprenant le travail de Perper10, ils montrent que la

10
Sex signals. The biology of love, cité par Hatfield et al., 1994 : 41-43.

8
synchronisation peut être de “plein corps”, “liquide, continue et
toujours changeante”, et que des individus peuvent, à court terme,
adopter des comportements quasiment identiques sans que cela soit
dû à un processus imitatif délibéré.
Turner et Stets (2005) commentent la position théorique de
Collins et rapportent que, selon cette approche, « Individuals
become, after a certain level of rhythmic synchronization, entrained
in each other; their actions flow into each other, heightening the
shared mood and the sense of effervescence and excitement in the
interaction. As this collective effervescence is heightened, there is
an intensification of the mutual focus of attention and shared mood
as individuals become rhythmically entrained, feeding off each
others’ responses with greater rhythm and with heightened
emotions. […] rhythmic entrainment intensifies the effects of
shared mood and focus of attention on each other » (p. 78).
L’attirance et l’aversion peuvent être comprises en termes de
fusion ou de détachement, de proche et de lointain, d’amour ou de
colère pour ne pas dire de haine. Mais peut-on faire le lien avec les
stratégies de sauvegarde de soi qui peuvent aller jusqu’à être l’autre
ou s’en tenir à distance ? Selon Hatfield et al. (1994), les individus
dont les ego sont proches des autres devraient être plus sensibles à
la contagion émotionnelle, et ceux qui se distinguent devraient
l’être moins mais « People seem capable of mimicking other’s
facial, vocal, and posturals expressions with stunning rapidity and,
consequently, are able to “feel themselves into” other’s emotional
lives to a surprising extent » (p. 183). Les émotions sont influencées
par les feedback des mouvements musculaires faciaux, vocaux et
posturaux et, inversement, ces gestes ont des effets sur le processus
émotionnel. Les individus ne font pas l’apprentissage des
mouvements en dehors de celui des émotions. C’est bien dans le
cadre d’une situation qu’est faite l’expérience d’une signification –
ou plus exactement d’un complexe de significations – qui engage
autant le corps que l’émotion et la cognition. Il semble évident, en
lien avec le fonctionnement de la mémoire par paquets, que
l’élaboration d’une mimique, d’un geste, appelle une émotion et
réciproquement. Les contractions, voire les crispations des muscles
du visage et de toutes les parties du corps, les mouvements des yeux
et la densité du regard, les variations d’amplitude, la tonalité, le
tempo, les harmoniques de la voix sont autant de signes qui, en lien
avec les composants d’une situation, signifient l’action de
l’individu. Si celui-ci est imité pour diverses raisons (attirance,
respect …), ou s’il est particulièrement expressif, il pourra servir la
contagion émotionnelle, voire contribuer à son amplification. Mais
il semble qu’il faille qu’il y ait attirance ou recherche des manières

9
de se comporter, ou encore centre d’attention commun au cours de
la situation (dans le cas de spectacles, par exemple), pour expliquer
la contagion émotionnelle, l’écho postural, la résonance et les
phénomènes de synchronie faciale, vocale et posturale. Berger
(1988) évoque, de son côté, des états d’espérance d’affection qui
résultent, selon lui, de l’installation, avec le temps, de modèles de
réaction et de contre-réaction émotive : des individus en arrivent à
espérer des types de comportement et se conduisent en
conséquence. C’est plus un jeu fondé sur la complicité que la mise
en place de gestes immuables. Ce type particulier d’interaction ne
peut être figé, car les acteurs ne sont que processus, caractérisés par
une mutabilité constamment éprouvée.
J’ai tenté de montrer que les émotions, en lien avec la cognition,
sont au cœur du processus relationnel et que le “changement” de
perspective qu’offre le point de vue du corps permet d’envisager le
social d’une manière vivante et continue.
Je ne concluerai pas, car beaucoup trop de questions restent en
suspend, et je n’ai fait que présenter les grandes lignes d’un travail
en cours.

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