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I. La classe et sa signification 13
Classe et formation de classe 14
Classe et société 15
Société, classe et instrument de travail 16
La notion mondiale de classe 17
Notice
Les articles de la série « Parti - Internationale - État » sont parus dans les
numéros suivants de la revue « BILAN » :
Nous proposons ici une version « brute », sans appareil critique, conformément
aux objectifs du projet Smolny n°2 de numérisation et de mise à disposition
immédiate de l'intégrale « Bilan ». Nous ne nous sommes permis qu'en de rares
occasions des corrections syntaxiques, là où le sens de la lecture pouvait être rendu
difficile.
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Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 5
Prémisses
***
Après le 15e Congrès du parti russe s’était ouverte une situation où un travail
politique international aurait peut-être permis au prolétariat de faire l’économie
d’une nouvelle guerre, de sauvegarder l’État russe au prolétariat mondial afin de
traduire les immenses enseignements des défaites de l’après-guerre, au travers
d’une victoire de la gauche marxiste au sein de l’Internationale Communiste. Notre
voix, à ce moment, a été suffoquée au sein de l’Opposition de gauche et contre
nous ont triomphé les braillards proclamant notre sectarisme et leur capacité ( ! )
pour concrétiser immédiatement de grandes victoires contre le centrisme. Il serait
instructif de faire le bilan des anciennes polémiques : pour le moment, nous ne
voulons que rappeler de quel côté se trouvent les responsabilités politiques de la
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 7
déconfiture actuelle.
Notre travail ne cesse pas d’avoir sa raison d’être parce que, pratiquement, le
sort du prolétariat est déjà irrémédiablement joué et que le capitalisme pourrait
aboutir à la guerre. Les événements d’Autriche prouvent que les masses ne se
résignent nullement à devenir la proie du capitalisme : cela signifie que sur le fond
de la perspective capitaliste, des occasions peuvent se produire pour une reprise
victorieuse de la lutte du prolétariat. Mais, pour assurer cette victoire, aussi bien
que pour faire aboutir la guerre dans le triomphe de la révolution, le travail que
nous proposons et que nous ne pourrons, encore une fois nous le disons, effectuer
isolément, représente la condition préjudicielle et indispensable.
***
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de
classes » (Manifeste du Parti Communiste).
***
***
Tant que les moyens de production se prêtaient à une attribution aux individus
ou à la caste, la lutte de classe se déroulait autour de la possession des instruments
permettant de garantir le privilège de la formation ayant le pouvoir, et de conformer
ainsi tout le développement économique et politique autour de la défense de
l’organisation sociale existante. A un certain point de vue, pour toute l’histoire qui
précède la révolution prolétarienne, nous pouvons développer la formule de Marx :
l’histoire n’a été que l’histoire des luttes de classes, par cette autre formule :
l’histoire n’a été que l’histoire des classes pour s’emparer du pouvoir de l’État. Ce
dernier représente, en effet, un instrument nécessaire aussi longtemps que la
production ne suffit que pour une minorité de la population (minorité se retrouvant
dans la classe qui, à cette fin, établira un type donné de société). D’autre part, nous
assisterons également à une modification des classes qui se trouvent à la direction
de la société, mais une continuité subsistera pour ce qui concerne l’organe de l’État
qui, tout en se transformant dans les différentes époques, tout en se basant sur des
formules différentes, n’en restera pas moins l’organe permettant l’oppression des
classes travailleuses, et un organe historiquement nécessaire, au point de vue
général.
Il est évident que l’État ne peut pas être considéré comme un démiurge au-
dessus des classes, et l’élément de discrimination dans l’évolution historique : la
classe reste toujours le moteur du mouvement, mais jusqu’à la période où les forces
de production appellent le prolétariat au pouvoir, les classe livrent leur lutte autour
de l’enjeu que représente l’État.
***
Pour le prolétariat au pouvoir, l’État reste quand même une nécessité, mais sur
un tout autre plan que pour les classes précédentes : pour le capitalisme, l’État
représentait l’organe de domination sur les classes opprimées et dans sa phase de
déclin, sur les forces de production également ; pour le prolétariat, au contraire,
l’État n’est qu’un organisme d’appoint, nécessaire seulement pour orienter
l’ensemble des travailleurs vers les solutions d’intérêt général, alors
qu’inévitablement les masses pourraient subir l’attrait de solutions contingentes en
opposition avec le but final : un développement concret tellement intense que les
conditions seraient réalisées pour la disparition des classes.
Dès sa formation, le prolétariat ne luttera pas contre l’État capitaliste dans le but
d’y pénétrer. S’il le faisait, il arriverait jusqu’à renier non seulement ses buts
spécifiques et historiques, mais aussi à sacrifier ses intérêts immédiats pour la
résistance à l’exploitation capitaliste. Féodalisme et bourgeoisie croissaient dans la
mesure où se développait l’influence de leur classe au sein de l’ancien régime et des
institutions mêmes de l’ancien régime ; le prolétariat ne peut se former et croître
que dans la mesure où il concentre, sur son front de lutte, les plus puissantes
énergies pour livrer la lutte pour la destruction de tout le régime capitaliste et pour
fonder un État sur la base du programme complètement opposé que nous avons
indiqué.
Pour le capitalisme, l’État pouvait suffire avant sa victoire comme après. Par
contre, pour le prolétariat, il n’y a qu’un programme de destruction de l’État
capitaliste avant sa victoire et l’État ne peut représenter qu’un simple organisme
d’appoint après celle-ci.
***
Octobre 1917 s’est produit alors que les conditions idéologiques et politiques ne
pouvaient pas être réalisées pour permettre de conduire vers la victoire des
12 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
Après la Commune, encore une fois, la Russie Soviétique a prouvé que l’État
prolétarien ne peut garder sa fonction révolutionnaire qu’à la condition d’être relié
aux luttes du prolétariat international. Plus que la Commune de Paris, la Commune
russe a prouvé que dès que l’État prédomine le parti, les conditions se trouvent
posées pour la dégénérescence et enfin la victoire de l’ennemi. C’est seulement
dans le parti et dans l’Internationale que le prolétariat peut réaliser sa
conscience de classe et sa capacité révolutionnaire.
***
Notre opinion est que les problèmes inhérents à la gestion de l’État prolétarien
doivent être analysés sur la base de l’expérience soviétique et que la reprise des
luttes révolutionnaires, aussi bien que le salut des révolutions futures, sont reliés à
l’effort que les fractions de gauche doivent effectuer dans cette direction.
I. La classe et sa signification
Ce que les situations de l’après-guerre ont réduit à néant n’est pas le marxisme,
mais sa déformation, son interprétation grossière représentant hommes et classes
comme des simples instruments à la merci des forces économiques. Les bataillons
des nazis peuvent bien trouver des ouvriers s’extasiant devant le bûcher où brûlent
les œuvres de Marx, ils peuvent aussi trouver des bras d’exploités se levant pour
saluer à la romaine et applaudir le programme national-socialiste qui bannit
l’hérésie marxiste responsable de tous les maux ; mais ces bataillons fascistes n’ont
pu être fécondés que grâce à une adultération de la théorie marxiste que social-
démocrates d’abord, centristes ensuite, avaient pu effectuer en parvenant à
anéantir la fonction historique de la classe prolétarienne dans la situation actuelle.
Une fois brisée cette fonction, rien d’étrange que des membres de cette classe
apportent leur appui à un régime dirigé contre eux, qui se donne pour but de
rétablir un équilibre social autour de la classe capitaliste. Mais si le prolétariat a été
écrasé, avec lui est écrasé aussi toute forme de convivance sociale, tout contrôle
humain sur la force de production, et la « paix sociale » obtenue par la sujétion des
ouvriers à la cause du capitalisme agonisant comporte aussi la catastrophe de la
société toute entière, l’aboutissement de la société capitaliste dans la guerre :
l’éclosion d’un carnage pour un nouveau partage du monde, basé sur une économie
reposant sur le profit et qui ne peut trouver un souffle de vie que dans l’hécatombe
des classes opprimées, la destruction des forces de production et de montagnes de
produits.
Ceux qui s’étaient imaginés que la classe résultait d’une addition d’individus se
trouvant sur une position économique analogue seront certainement surpris par la
marche des événements actuels : leur arithmétique est contrariée par les
événements politiques de tous les pays. Les ouvriers, en effet, au lieu de se
concentrer autour d’un programme de lutte qui assure la défense de leurs intérêts
immédiats et profitent des circonstances de la crise économique pour asséner un
coup définitif au capitalisme, se voient incapables de s’opposer à l’attaque
bourgeoise et restent prisonniers des différentes formations politiques qui
proclament que le salut de la classe ouvrière réside dans la nécessité de ne pas
livrer la bataille révolutionnaire au capitalisme et de se cantonner dans la patrie
fasciste, démocratique, ou soviétique.
Une confusion initiale que l’on rencontre toujours est celle qui consiste à ne pas
établir de distinction entre la classe et la formation de la classe. Nous voulons
indiquer, par ces différentes formulations, deux catégories bien distinctes au point
de vue historique, afin de nous préserver de l’erreur consistant à faire appel à des
forces qui, ne représentant pas une classe, constituent des faux-fuyant autour
desquels finissent par s’égarer les possibilités de reconstitution des organes de la
formation sociale appelée à réaliser la révolution.
résultat inéluctable des contrastes sur lesquels les différentes sociétés étaient
bâties, ne comportaient nullement une modification de l’organisation de la société.
Nous pouvons encore ajouter que, parfois, il y eut aussi des regroupements sociaux
qui luttèrent avec la classe nouvelle, bien que la sauvegarde de leurs intérêts
économiques puisse être assurée plus par le maintien de l’ancien régime que par la
nouvelle organisation. Les révoltes des paysans qui finirent par accompagner la
lutte révolutionnaire de la bourgeoisie, seule classe progressive de l’époque,
aboutirent à ce paradoxe : avec l’ancien régime contre qui elles étaient dirigées
disparaissait aussi la possibilité de maintenir une position d’indépendance
économique. D’autre part, bien que les luttes d’esclaves aient rempli des pages
héroïques, ce n’est pas en fonction de ces luttes que l’esclavage sera éliminé, car la
victoire de Spartacus contre Rome n’aurait pu donner aux esclaves la capacité de
construire une nouvelle société.
Classe et société
Le tissu des contrastes de classe, leur aggravation, peut aussi conduire dans une
impasse comme celle ou nous nous trouvons actuellement ; d’aucuns peuvent
même établir que la tragédie d’aujourd’hui consiste dans le fait que le capitalisme
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ne sait plus gouverner alors que le prolétariat ne sait pas encore gouverner. Mais,
sur le terrain exclusif des contrastes de classe, nous n’arriverons pas à une
conclusion définitive, car tout en ayant démontré — ce qui n’est évidemment pas
difficile — que le prolétariat subit, avec la crise économique, une terrible
aggravation de sa situation, nous ne parviendrons pas ainsi à expliquer comment ce
même prolétariat ne peut parvenir à déclencher une attaque révolutionnaire pour sa
libération.
Dans son livre, L’État et la Révolution, Lénine, s’appuyant sur les enseignements
d’Engels, précisait l’idée fondamentale du marxisme touchant le rôle historique et la
signification de l’État qui « est le produit et la manifestation de l’antagonisme
inconciliable des classes. L’État apparaît là où les contradictions de classe ne
peuvent être objectivement conciliées, et dans la mesure où elles ne peuvent
l’être. Et inversement : l’existence de l’État prouve que les contradictions de classe
sont inconciliables ». En plus de cette idée essentielle, le livre de Lénine contient
des idées fondamentales quant au rôle de l’État, idées que les événements de
l’après-guerre paraissent, à première vue, démentir et qui, pour cela, doivent à
nouveau être mises en lumière.
Si, depuis Lénine, rôle et signification de l’État ont été précisés d’une façon
définitive, il n’en est pas de même pour ce qui est de la position occupée par les
classes envers l’État, dans l’époque des guerres et des révolutions prolétariennes,
ainsi que par l’État ouvrier envers l’évolution de la révolution prolétarienne
mondiale.
Notre étude a pour but d’indiquer, sur la base des rapports existant entre l’État
et la classe, les raisons pour lesquelles la doctrine marxiste ne souffre actuellement
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aucun démenti, alors que les situations nous permettent déjà de centraliser en des
formulations fondamentales les nouvelles données programmatiques pour la victoire
du prolétariat.
***
Nous avons mis en lumière, dans le premier chapitre, le fait que la classe, tout
en étant le reflet du mécanisme productif, n’accède au rôle de force historique qu’à
la condition d’être appelée à réaliser une forme particulière d’organisation de la
société. Ainsi, nous avons pu réfuter « l’automatisme économique » et mettre en
évidence le fait qu’aujourd’hui encore, la partie se joue entre le capitalisme qui
entend conserver ses privilèges par le maintien de la société bourgeoise, et le
prolétariat qui combat pour l’instauration de la société communiste. La lutte se livre
donc entre deux formes de sociétés radicalement opposées et non entre deux
classes luttant dans le cadre exclusif limité par leurs intérêts économiques
spécifiques. Les deux classes fondamentales antagonistes de la société actuelle ne
se disputent pas un organe de domination (l’État), parce qu’une fois conquis il
permettra à la classe victorieuse d’imposer violemment sa souveraineté (dans sa
signification de seule expansion illimitée de ses besoins économiques particuliers),
mais la bataille se mène sur un front bien plus large : la construction d’une nouvelle
société ou le maintien de l’ancienne. L’expérience de la domination capitaliste est
d’ailleurs la meilleure confirmation de cette affirmation. Sa société ne résulte pas
d’une simple coordination des multiples intérêts économiques des composants de sa
classe, mais d’une coordination qui embrasse toute la société et qui oblige des
éléments de la classe exploiteuse dominante à réfréner l’expansion de leurs intérêts
contingents en vue de la survivance de la société dans son ensemble. Les
interventions de l’État dans le domaine économique qui, actuellement, se font jour
dans tous les grands États impérialistes, ont précisément pour but de sauvegarder
la société capitaliste toute entière en contrôlant — pour la discipliner — la liberté
d’action économique de certains groupes — et non des moindres — du capitalisme.
Dans le chapitre déjà cité, nous nous sommes également efforcés d’établir des
prémisses qui prouvent que l’on peut parler de « classe » là, et seulement là, où
existe la possibilité historique, pour une formation de classe, d’identifier son
évolution, ses intérêts économiques et sociaux avec le développement de la société
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 23
elle-même. L’État qui surgit dans ce milieu historique, comme expression de cette
identité, est et reste évidemment « l’État de la classe la plus puissante, la classe
économiquement dominante qui, grâce à lui, (c’est-à-dire de l’État) devient
également la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens
d’opprimer et d’exploiter la classe dominée » (Engels).
L’on pourrait raisonner de même pour les États fascistes : ou ce sont des États
capitalistes et alors l’opposition que leur font des forces sociales et politiques
nettement contre-révolutionnaires, telles la social-démocratie et même les droites
libérales, devient incompréhensible ; ou bien encore, la théorie marxiste qui nous
permet de parler de capitalisme après un examen de la forme en cours de la
propriété privée doit, elle aussi, être révisée dans ses fondements.
Néanmoins, nous pensons que la définition : « l’État est l’organe d’une classe »
garde encore toute sa signification historique. Dans le premier chapitre de cette
étude (nous nous excusons auprès de nos lecteurs de devoir y revenir si
fréquemment), nous avons indiqué que, non seulement la classe est une notion
inséparable de la forme d’organisation sociale vers laquelle elle tend, et que
l’évolution des forces productives lui permet de réaliser, mais aussi que la classe est
une notion mondiale rattachant aux intérêts de sa conservation et à celle de la
société où elle règne, tous les phénomènes qui se produisent, même dans les pays
où elle est loin d’avoir triomphé, et, enfin, même là où elle a été écrasée par son
ennemi, le prolétariat.
Ces prémisses doivent être constamment considérées afin de ne pas nous égarer
dans les dédales propres aux situations actuelles. D’ailleurs, c’est sur une telle base
que toutes les écoles historiques (et non seulement la marxiste) opèrent la
classification entre les différentes périodes : barbarie, antiquité, moyen âge,
capitalisme, prolétariat en stades où la société ne connaît pas encore de classes, où
elle se concentre dans la domination des propriétaires d’esclaves, dans celle des
seigneurs féodaux et des propriétaires fonciers, de la bourgeoisie, et, enfin, de la
classe prolétarienne. Ainsi, toute cette immense multiplicité de phénomènes
historiques qui illustrent l’ascension de l’humanité entière pendant des millénaires,
peut se résumer dans l’idée maîtresse de la classe dominante au point de vue
historique, et qui va faire refluer autour d’elle toutes les manifestations de la vie
sociale, et cela sur l’échelle mondiale.
Envisagée ainsi, l’idée fondamentale que l’État reste l’instrument d’une classe ne
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souffrira aucun démenti. Et lorsque nous aurons précisé les positions, le chemin que
l’État prolétarien doit adopter et parcourir pour ne pas déroger à sa fonction, à son
but, il nous sera possible de déduire des expériences de l’après-guerre les éléments
permettant la reprise de la lutte révolutionnaire et, au-delà de toute confusion, il
nous sera possible de comprendre pourquoi la doctrine marxiste conserve sa valeur
inaltérable.
***
2. Constitution gentilice : basée sur la gens, c’est-à-dire sur des groupes consanguins se réclamant
d’une descendance commune et formant une tribu à forme de vie communiste.
3. « Toute fonction chez les barbares tend à s’immobiliser dans une même famille : on est tisserand,
forgeron, magicien ou prêtre de père en fils : de cette manière naissent les castes. Le chef chargé
du maintien de l’ordre intérieur et de la défense extérieure était choisi parmi tous les habitants ;
mais peu à peu on prit l’habitude de l’élire dans la même famille qui finit par désigner elle-même le
chef de la communauté sans qu’on passât à la formalité de l’élection » (Lafargue : « Origines de la
propriété »).
4. Dans son livre sur la propriété, Lafargue démontre : « qu’on serait dans l’erreur de croire que les
fonctions de chef constituaient au début un privilège enviable : elles étaient au contraire des charges
lourdes et dangereuses. Les chefs étaient rendus responsables de tout. Une disette était pour les
Scandinaves le signe certain du courroux des dieux : ils en faisaient porter la faute à leur Roi qui
était déposé et parfois mis à mort. Ces fonctions étaient si peu recherchées que l’élu de l’Assemblée
populaire ne pouvait s’y soustraire sans encourir le bannissement et la peine grave de devoir démolir
sa maison, le bien sacré et inviolable de la famille ». (Voir aussi à ce sujet, le chapitre concernant les
tribus iroquoises dans le livre d’Engels : « Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat »).
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La constitution gentilice n’a donc rien à voir avec une organisation étatique qui
présuppose l’utilisation de cette dernière dans le but de garder et
d’accroître une certaine domination au sein de la société.
***
Une fois dépassée cette phase, le mode de production change radicalement. Les
nouvelles formes de la production ne permettent plus d’établir entre l’homme et les
moyens de production un lien direct. Ce n’est plus qu’une minorité qui pourra
bénéficier de la production de tous, et ainsi apparaît la nécessité d’un organe
destiné à consacrer la domination de la classe maîtresse et d’assujettir toutes les
autres formations sociales. Voilà les conditions sociales qui engendrent l’État.
Mais, comme l’écrivait Lafargue, les forces économiques qui ont conduit à la
division de la société en classes, à la domination du capitalisme, portent en elles les
conditions d’un « communisme en retour », car, écrivait-il, « l’humanité ne
progresse pas en ligne droite, comme le pensait Saint-Simon ; ainsi que les corps
célestes autour de leur centre d’attraction et que, les feuilles sur la tige, elle décrit
dans sa marche une spirale dont les cercles vont continuellement en s’élargissant.
Elle arrive nécessairement à des points correspondants et l’on voit alors reparaître
des formes antérieures que l’on croyait éteintes à jamais ; mais elles ne
reparaissent que profondément modifiées par la succession ininterrompue des
phénomènes économiques et sociaux qui se sont produits dans le cours du
mouvement. La civilisation capitaliste, qui a réintroduit le collectivisme, achemine
fatalement l’humanité vers le communisme. L’homme, parti d’un communisme
simple et grossier des temps primitifs, retourne à un communisme complexe et
scientifique ; c’est la civilisation capitaliste qui en élabore les éléments après avoir
enlevé à la propriété son caractère personnel. Les instruments de production qui,
pendant la période de la petite industrie, étaient disséminés et possédés
individuellement par les artisans, arrachés de leurs mains, sont centralisés, mis en
commun dans de gigantesques fabriques et dans de colossales fermes. Le travail a
perdu son caractère individuel. L’artisan oeuvrait chez lui individuellement ; le
prolétaire travaille en commun dans l’atelier ; le produit, au lieu d’être individuel,
est « une œuvre commune ».
Ces considérations historiques nous permettent de fixer deux principes qui nous
paraissent fondamentaux dans la doctrine marxiste de l’État : 1°) c’est l’instrument
du travail qui pose les conditions pour la division de la société en classes, 2°) ce
sont ensuite les classes qui donnent vie à l’État.
Le caractère « en dehors des classes » que revêt l’État ne découle pas d’une
possibilité qu’offre la classe dominante (évidemment celle-ci profitera de cette
apparence pour tromper les exploités), ni d’une vertu intrinsèque de l’État lui-
même, mais, comme Engels le releva pour l’État Athénien considéré en général,
résulte directement de l’impossibilité d’établir un lien entre l’homme et les moyens
de production, dès que l’industrialisation de ceux-ci détermine les deux effets
contradictoires qui sont l’élargissement de la production d’une part et la possibilité
pour une minorité de la population seulement de s’approprier cette production
élargie.
La filiation qui fait découler la classe de l’État n’est donc pas seulement une
coïncidence ou une simple donnée historique intervertible, de telle sorte qu’il soit
possible de parler d’un État engendrant la classe ; mais, comme nous l’avons déjà
fait remarquer dans le chapitre premier, la classe précède l’État en tant que produit
direct de cette phase de l’évolution de la société humaine où le monopole des
moyens de production devient une nécessité pour asseoir un privilège et conformer,
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Ainsi que nous l’avons déjà expliqué, chaque période historique est caractérisée
par la classe qui se trouve au pouvoir. Étant donné que la fonction de l’État découle
du rôle de la classe et, qu’en général, pour toutes les classes qui ont précédé le
prolétariat, leur rôle consista toujours à asseoir leur domination économique,
politique, et à y conformer des types de sociétés : « l’État est l’organe de ces
classes » dans la mesure où il concrétise la domination de ces dernières.
Par conséquent, le rôle du prolétariat ne pourra être compris dans son ensemble
qu’à la condition de considérer qu’à l’opposé des classes qui l’ont précédé, les
fondements de son programme aussi bien que la politique de son État, instrument
de sa domination, ne peuvent être trouvés et réalisés que dans la vision constante
du processus de l’évolution progressive de la révolution internationale. Pour le
capitalisme, par contre, la substitution de son privilège au privilège féodal, l’époque
des révolutions bourgeoises, pouvait s’accompagner d’une coexistence permanente
entre les États capitalistes et les États féodaux et même pré-féodaux. De plus, Marx
a mis en lumière le fait que l’une des conditions pour la fondation et le maintien du
régime capitaliste consiste justement dans la coexistence entre des régimes
bourgeois et des colonies qui permettent un investissement de la plus-value ne
donnant pas lieu aux phénomènes et aux contrastes propres de l’économie
capitaliste. La vision historique du capitalisme ne peut donc, en aucun cas, être
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 29
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Tenant compte que l’État n’est, en définitive, que l’instrument de la classe, que
le prolétariat ne peut réaliser sa mission que sur la base de son triomphe à l’échelle
internationale, nous comprendrons mieux que la nature de classe de l’État
prolétarien ne garantit nullement le rôle prolétarien de cet État. Il faut considérer
qu’en définitive l’État ne reste qu’un des instruments de la lutte du prolétariat, bien
qu’il en soit un des instruments les plus importants. D’autres instruments de la lutte
prolétarienne offrent l’apparente contradiction entre leur nature de classe et la
politique qu’ils appliquent. Ainsi en est-il, abstraction faite du parti dont au point de
vue concret matériel, il est difficile d’indiquer les bases de classe, des syndicats
fondés sur des principes de classe et gardant cette nature, bien qu’ils appliquent,
sous la direction réformiste, une politique opposée aux intérêts du prolétariat et à la
révolution. Ce qui arriva avant la guerre, et ce qui se répète actuellement pour les
syndicats, s’est vérifié pour l’État Soviétique. Le syndicat, malgré sa nature
prolétarienne, avait devant lui une politique de classe qui l’aurait mis en opposition
constante et progressive avec l’État capitaliste et une politique d’appel aux ouvriers
afin qu’ils attendent l’amélioration de leur sort de la conquête graduelle (réformes)
de « points d’appui » au sein de l’État capitaliste. Le passage ouvert des syndicats,
en 1914, de l’autre côté de la barricade, prouva que la politique réformiste
conduisait justement à l’opposé du but qu’elle affichait : c’était l’État qui gagnait
progressivement les syndicats jusqu’à en faire des instruments pour le
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Ce qui nous intéresse, dans le passage cité, c’est que Marx indique que
l’organisation du prolétariat se réalise uniquement dans le parti et qu’il explique par
ailleurs pourquoi les autres formes d’organisation que se donneront les ouvriers ne
réaliseront pas leur constitution en classe. Qu’il ne s’agisse pas de déclarations
incidentelles du Manifeste, il est possible de le prouver par une rapide analyse de la
position occupée par Marx, à l’époque où il vécut, pour ce qui est de l’organisation
du prolétariat. Nous réservant de traiter les problèmes historiques que ce sujet
soulève dans le chapitre suivant destiné à l’Internationale, nous nous bornerons à
marquer ici que si Marx a participé à la constitution de la Ligue des Communistes et
prit ensuite, en 1864, l’initiative de la constitution de la Première Internationale, il a
aussi, en conséquence de la défaite de 1848, préconisé la dissolution de la Ligue
des Communistes et, avec Engels, en 1872, au Congrès de La Haye, après
l’écrasement de la Commune de Paris, proposé le transfert du Conseil Général à
New York, ce qui équivalait à la dissolution de l’Internationale, d’ailleurs prononcée
en 1876. En outre, nous voudrions aussi mettre en évidence le fait que Marx
s’opposa à ce que le seul parti subsistant, après la dissolution de la Première
Internationale, la social-démocratie allemande (Eisenachiens) fusionna dans la
confusion totale avec les lassaliens. Dans sa lettre à Bracke, Marx écrira à ce
propos : « si donc on se trouvait dans l’impossibilité de dépasser le programme
d’Eisenach — et les circonstances ne le permettaient pas — on devait se borner à
conclure un accord contre l’ennemi commun ».
5. Marx-Engels : Briefe an A. Bebel, W. Liebknecht, K. Kautsky und andere, 1870-1886 (édité par
l’Institut Marx-Engels-Lénine à Moscou).
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seule classe appelée à réaliser une forme supérieure d’organisation sociale devient
de beaucoup plus complexe. D’autres facteurs vont intervenir, que nous appellerons
« politiques », en opposition aux facteurs purement économiques engendrant les
formations de classe. Ces facteurs politiques se concentrent autour d’un axe
essentiel : le programme historique que se donnera le prolétariat pour réaliser sa
tâche finale, la fondation de la société communiste.
D’autre part, dans son livre sur « La lutte des Classes en France », Marx ajoutait
encore : « Au lieu des revendications, excessives de forme, mesquines de contenu,
bourgeoises encore, dont il voulait arracher la concession à la République de Février,
s’éleva (en juin) un cri de guerre audacieux, révolutionnaire : A bas la bourgeoisie !
Dictature de la classe ouvrière ! ».
Il est clair qu’entre 1850 et 1864, les situations ne permettaient pas à la classe
ouvrière, se relevant de ses premières défaites, de poser sa candidature à la
destruction de la classe capitaliste : le parti ne pouvait pas être fondé à cause de
cela. C’est donc à la Bibliothèque de Londres que Marx continue la fonction
historique du prolétariat, cette fonction qui pour ce qui est de l’effet direct sur les
événements avait été brisée par les massacres de 1848. La reconstruire par la
fondation d’un parti aurait été un procédé artificiel qui, loin de faciliter la reprise de
la lutte prolétarienne, aurait constitué un nouvel élément de trouble. En définitive,
cela aurait retardé la reconstruction d’une organisation réelle de la classe ouvrière.
En effet, même dans l’hypothèse que le travail que Marx a accompli en quatorze
années aurait pu être accompli en un temps plus limité, qu’il eût fini le « Capital »
et le programme de la Première Internationale en 1851 au lieu de 1864, le cours
des événements n’en aurait nullement été changé, car au cours de ces quinze
années se produisit l’épuisement historique de la classe bourgeoise en tant que
force pouvant harmoniser l’ensemble de la société sous sa direction, et le rôle
progressif de cette classe se renversa en rôle négatif. Nous avons émis cette
hypothèse pour poser plus amplement le problème, mais en réalité, puisque les
notions politiques ne sont, en définitive, que l’expression du processus de l’évolution
de la situation historique, il est évident que les travaux théoriques de Marx
apparurent seulement au moment où la maturation de cette évolution permettait la
compréhension de la situation objective et des tâches revenant au prolétariat. Mais,
ce que nous voulons surtout mettre en évidence, c’est qu’après la défaite de 1850,
le problème de la construction de nouveaux partis prolétariens se posait ainsi :
inventaire des données historiques précédentes, élaboration, sur la base des
défaites subies, des nouvelles conceptions fondamentales en vue de la fondation du
parti de demain. Ce travail théorique, s’effectuant en liaison avec la marche des
situations qui découlaient de 1848, avançait dans la mesure où le cours
contradictoire des événements permettait à la fois d’explorer le nouveau chemin
que le prolétariat devait parcourir et déterminait — parallèlement à l’apparition des
contrastes contenant les éléments de leur éclosion — les conditions réelles pouvant
permettre la reprise des luttes prolétariennes. Substituer à ce travail la fondation
immédiate d’un parti aurait signifié incruster l’édifice de demain dans un milieu
social et politique relié physiologiquement au même chemin qui conduisit à la
défaite de 1848. Il est clair que notre analyse des phases successives de la lutte
prolétarienne et de la phase actuelle tient compte des conditions historiques mêmes
et nullement des affirmations ou des proclamations de volonté que l’on serait tenté
d’émettre au sujet de la fondation de nouveaux partis. D’autre part, quand nous
affirmons que la proclamation hâtive d’un parti empêche sa réelle préparation, nous
visons ces courants qui prétendent fonder un parti pour féconder le travail théorique
et qui tombent, par là, dans une contradiction stridente : le parti étant une
organisation de combat et non un atelier de travail théorique.
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 35
pour briser l’exploitation qui pesait sur eux. Ce double concours de circonstances
objectives fermentera le génie de Lénine et posera ainsi les conditions pour la
victoire révolutionnaire.
Mais, encore une fois, l’ennemi de classe devait avoir raison de l’effort du
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 37
***
L’analyse que nous avons faite de la période succédant à 1848 nous a permis de
voir comment la classe engendre le parti sur la base du « comment » la situation
engendre la révolution prolétarienne. Poser le problème ainsi nous permettra
d’écarter toutes les solutions qui veulent nous déterminer à réagir immédiatement à
la situation en construisant des nouveaux partis. Ce qui, en définitive, ne peut nous
conduire que sur le chemin déjà parcouru et qui aboutit à la défaite de 1933. Le
parti, en effet, est un produit complexe de deux situations, mais qui est appelé à
réaliser une synthèse dans la direction de l’avenir. Il est tout d’abord un résultat de
la contingence dans laquelle il se trouve : par exemple, l’Internationale Communiste
ne posait pas le problème de la prise du pouvoir d’une façon abstraite, mais comme
une répétition d’Octobre 1917 et cela autour de la Russie Soviétique. L’I.C. était, de
ce fait, incrustée dans tous les facteurs agissant dans les différents pays, et si elle
possédait le sang novateur de la victoire révolutionnaire en Russie, elle aspirait
aussi tous les miasmes provenant des pays capitalistes. En définitive, la lutte entre
le capitalisme et le prolétariat pouvait se concentrer, à cette époque, autour de
l’alternative suivante : ou bien la poussée des révolutionnaires russes se reliait avec
les circonstances favorables dans tous les pays, pour faire de l’Internationale
Communiste l’organe de la victoire mondiale, ou bien les défaites révolutionnaires
des autres pays minaient les bases de cet organisme mondial et les bolcheviks
russes eux-mêmes étaient emportés par le courant de la contre-révolution
mondiale.
poussée des masses pour la conquête du pouvoir. A ce moment, ce ne furent pas les
formations militaires et d’extrême-droite qui brisèrent la victoire, mais le repli du
capitalisme sur des positions d’extrême-gauche pouvant voiler la vision de la
nécessité de la prise du pouvoir. Cela prouve que même lorsqu’existent les
conditions les plus favorables pour l’assaut des masses, le parti n’est pas certain du
succès, car à ce moment le danger ne réside pas dans le corps à corps de l’armée
prolétarienne contre les forces de l’ennemi, mais dans la désagrégation que
l’ennemi parviendra à déterminer au sein du parti, n’osant pas se décider à
emprunter le chemin de la lutte autonome et unique du prolétariat et se laissant
emporter dans des propositions d’alliance avec des partis ennemis.
Parce qu’il est un élément qui relève des situations où il se fonde, le parti n’est
nullement préservé du risque de devenir une partie intégrante du système qui
concrétise la domination du capitalisme, perdant ainsi toute capacité de réaliser la
conscience indispensable pour le succès de sa lutte. Lorsque la contamination de
l’organisation du parti en arrive à la victoire d’un courant opportuniste qui modifie
son programme initial, il s’ensuit également une modification dans la position réelle
de ce dernier et loin d’appeler le prolétariat à emprunter le chemin de la victoire, il
le dirigera vers une impasse où il deviendra la proie du capitalisme. A partir de ce
moment, toute analyse marxiste devra tenir compte du fait que, dans l’intérêt de
l’ennemi, joue la puissance de ce parti dégénéré et que le sort de ce dernier est
relié au sort du capitalisme. Cela jusqu’au moment où l’éclosion des contradictions
fera éclater l’ensemble du système. Notre pensée est d’ailleurs parfaitement
confirmée par le renforcement de la Russie Soviétique, contemporain au
renforcement du capital dans les différents pays.
parti peut surgir indépendamment des conditions historiques d’une époque donnée.
Tout en sachant d’avance que notre programme est sujet aux modifications qui
lui seront données par les nouvelles situations historiques, nous pouvons néanmoins
poser un point préalable, au sujet duquel aucune hésitation ou concession ne sont
possibles. Si le parti a fait faillite à sa tâche, si actuellement la Russie Soviétique
peut être admise dans le concert du capitalisme mondial, c’est que tout un système
sur lequel le prolétariat avait basé la vision de ses luttes se trouve être épuisé. Le
devoir des communistes consiste donc à vérifier, pour le parfaire, l’ensemble des
positions programmatiques surgies en 1917-21, en tenant compte de cette
nécessité essentielle : il ne sera plus possible de rebrousser chemin, ou d’aller en
deçà des programmes et des forces historiques qui ont été liquidés par l’évolution
historique. Il y a là, évidemment, une série de difficultés énormes à franchir. Mais le
meilleur moyen de voiler ces difficultés est d’affirmer qu’un parti sera fondé pour les
éliminer.
Dans les chapitres précédents, nous avons analysé des idées centrales qu’il
s’agit maintenant de confronter avec l’expérience du mouvement prolétarien. Ainsi
nous déterminerons les positions sur lesquelles la classe ouvrière pourra
reconstruire l’organisme qui la guidera dans la réalisation de sa mission historique :
l’Internationale Communiste.
***
La bourgeoisie actuelle est toute autre qu’en 1848. Le prolétariat n’a de chances
de victoires qu’à la condition d’être lui aussi, au point de vue de sa lutte matérielle
aussi bien qu’idéologique, tout autre que les prolétaires de 1848. En outre, le
capitalisme d’aujourd’hui est tout à fait différent de ce qu’il fut en 1918. Le
prolétariat ne peut donc vaincre qu’à la condition de suivre, à son tour, un chemin
progressif.
***
encore qu’une expression embryonnaire d’un prolétariat qui doit encore s’appuyer
sur la bourgeoisie, ou du moins sur certaines de ses couches, afin de revenir à la
Constitution de 1793, renversée par Thermidor. Le premier balbutiement prolétarien
de cette époque exprime bien la situation historique car le prolétariat, extrêmement
faible, se joint à la bourgeoisie et ne s’affirme pas en tant que classe indépendante
luttant pour ses intérêts propres.
Le coup de main de 1839, organisé par « La Ligue des Justes » et Blanqui et qui
échoua, comme l’on sait, représente en réalité la mesure exacte de ce que pouvait à
cette époque réaliser le prolétariat encore en formation. La Ligue des Justes est son
organisation de classe issue de la lutte contre un État qui exclut certaines couches
de la bourgeoisie de la direction de la société, et le prolétariat tout en comprenant
la nécessité de lutter pour ses revendications spécifiques, veut suppléer au manque
de réaction de la bourgeoisie libérale apeurée par le prolétariat, en effectuant « un
coup de main » contre l’État existant. L’échec de ses tentatives détermine
évidemment la chute de son organisation de classe, comme expression de
l’impossibilité de renverser l’État existant avant une pleine maturité des situations
et du prolétariat lui-même.
C’est Marx qui entre alors dans la lutte avec le développement du capitalisme
provoqué par le développement sur une grande échelle de la machine à vapeur et
qui préside à la fondation de la Ligue des Communistes qui représente enfin un
stade encore plus élevé de la lutte prolétarienne. La Ligue des Communistes
représente certainement deux choses : d’une part l’expression de la lutte du
prolétariat allemand ayant à ses côtés une bourgeoisie libérale luttant contre le
féodalisme et d’autre part une expression des capacités de lutte du prolétariat
international. Riazanov, dans son livre « Marx-Engels », affirme à ce propos que
« nous avons maintenant quelques renseignements sur la composition de cette
Ligue. Elle comprenait quelques belges, quelques chartistes anglais penchant vers le
communisme, mais surtout des allemands ». Et il conclut en affirmant que le
« Manifeste Communiste », plate-forme de la Ligue des Communistes, devait tenir
compte de ces particularités.
Le statut de la Ligue des Communistes dit déjà que « le but de la Ligue est le
renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, la suppression de
l’ancienne société bourgeoise, basée sur l’antagonisme des classes, et la fondation
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 45
encore une reprise de la lutte révolutionnaire en Europe. Le fait que cette reprise ne
se produisit pas, et qu’au contraire le capitalisme se consolida partout, en
Allemagne avec l’aide de Bismarck, qui fit une révolution bourgeoise « par en
haut », en France, où la bourgeoisie avec sa IIIe République prit enfin
vigoureusement les rênes du pouvoir en main, en Italie, l’unification se faisant sous
la direction de Cavour (en 1870), ces faits, joints à un essor du capitalisme,
rendirent nécessaire la liquidation complète de la Première Internationale, en tant
que liquidation des possibilités de lutte pour le pouvoir du prolétariat mondial.
Les bolcheviks russes, dès que la IIe Internationale se fut effondrée, purent
prendre l’initiative de la fondation de la nouvelle Internationale, parce que depuis de
longues années ils avaient accompli, au travers des fractions, le travail idéologique
indispensable. De plus ils furent le pilier de la nouvelle Internationale parce qu’ils
avaient dirigé la révolution en Russie. Et la IIIe Internationale ne précède pas,
n’accompagne pas, mais suit la victoire révolutionnaire qui a lieu en Octobre 1917.
Le Premier Congrès aura lieu seulement en mars 1919 et le Congrès qui élaborera
les conditions programmatiques de l’Internationale, en septembre 1920. Au point de
vue politique l’Internationale révolutionnaire se fonde par une lutte impitoyable
contre Kautsky, qui prétendait appliquer la même tactique que Marx défendit en
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 47
Cette rapide analyse historique confirme les conclusions de principes que nous
avons émises, au début de ce chapitre, et qui sont défendues par notre fraction. La
voie de Marx et de Lénine est en définitive la voie dans laquelle s’est développé le
mouvement prolétarien. Actuellement, la continuation ascendante de cette voie
programmatique du prolétariat, la fondation de la IVe Internationale, passe par la
solution principielle des problèmes relatifs à la gestion de l’État prolétarien et de ses
rapports avec le mouvement du prolétariat mondial, au travers de la critique du
chemin qui a conduit à la lente incorporation de l’État Soviétique dans le système
du capitalisme mondial. Cette lente incorporation prouve que les bases politiques
sur lesquelles s’était établi la première expérience de gestion d’un État prolétarien,
doivent être réexaminées, rectifiées et complétées. D’autre part, ce travail n’est pas
le produit de discussions académiques, mais d’une rupture du mécanisme des
rapports de force entre les classes, qui s’est institué après la victoire des centristes
au sein des partis communistes. Ces rapports ébranlés profondément par les
contrastes qui le minent, sera détruit par les luttes pour la révolution communiste
qui se concluront par une victoire, à la seule condition que les fractions de gauche
effectuent dès maintenant le travail idéologique et politique qui les rendra aptes à
diriger l’insurrection prolétarienne.
48 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
V. L'État démocratique
Aussi dans la critique de l'État démocratique, qui relève des fondements mêmes
de la doctrine marxiste, la pensée prolétarienne ne peut féconder une position qui
se situerait à l'extrême gauche des théories libérales ou démocratiques, mais doit
comporter la négation radicale de la construction démocratique dans son ensemble.
En outre, résultant d'une progression historique qui le pousse au pouvoir, en niant
l'État démocratique existant, le prolétariat ne pourra prendre pour base de sa
concentration des positions démocratiques, même si ces dernières sont devenues
désuètes et sont repoussées par la classe qui s'en était servie pour accéder à la
direction de la société. Sur la scène historique il n'y a pas de place pour des
compétitions oratoires : le jeu consistant à reprendre des revendications qui
appartinrent à l'ennemi et que ce dernier se trouve forcé d'abandonner, ne
représente donc guère une condition favorable au succès de la classe ouvrière. Nous
n'arriverons jamais à établir les lois qui régissent les institutions sociales en général,
et les institutions étatiques en particulier, en nous basant sur les principes qui furent
établis lors de l'apparition de ces dernières ou sur les modalités de leur
fonctionnement. Pour comprendre la vie d'un État il nous faudra déterminer les
conditions historiques dans lesquelles il fut fondé et d'où surgit la classe qui lui
donna vie. Ainsi il nous sera possible de constater qu'il n'y a aucune contradiction
dans le processus historique et que le capitalisme peut parfaitement rester au
pouvoir, même s'il a recours à des formes étatiques différentes, comme par
exemple, l'État fasciste et l'État démocratique. Une lutte révolutionnaire ne pouvant
être dirigée contre un État, extrait de son milieu social, mais contre la classe qui l'a
forgé et au service de laquelle il se trouve, aucune possibilité n'existe de confondre
la théorie marxiste de la dictature du prolétariat avec les autres théories
dictatoriales et anti-démocratiques. Enfin chaque classe protagoniste d'une époque
déterminée de l'histoire ne peut agir qu'à la condition d'être pourvue d'un
programme spécifique dont la réalisation ne peut jamais être reliée à ses formes ou
des institutions appartenant à l'ennemi. Dans la trajectoire d'une classe au pouvoir,
un moment arrive où elle ne peut plus rester fidèle aux engagements pris lors de
son apparition et de sa victoire, et le capitalisme, par exemple, ne peut plus
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 49
Tout le travail théorique de Marx, Engels et Lénine, aussi bien que les sanglantes
expériences des ouvriers pour atteindre une capacité et une conscience d'affirmer
leurs revendications historiques, n'empêchent nullement que la plus grande
confusion règne encore au sujet de la notion de l'État démocratique. Dans le
morcellement actuel du prolétariat payant la rançon cruelle de son incapacité à faire
de la guerre de 1914-18 et de la révolution russe le prologue de la révolution
mondiale, parmi les décombres qui obstruent le travail des communistes, il est
devenu impossible d'émettre des formulations qui nous paraissent élémentaires,
parce que jaillissant des terribles cataclysmes où le prolétariat a laissé des milliers,
si ce n'est des millions de victimes. Les défaites ouvrières ont amassé tellement de
ruines qu'il ne paraît possible d'échapper à l'isolement qu'à la seule condition de
piétiner dans les ténèbres ; maintenir aujourd'hui une fidélité aux conceptions
prolétariennes, c'est se condamner à un pénible travail, sans portée immédiate, et
assister impuissant aux cris des redresseurs de partis, des fondateurs d'avortons de
partis ou d'internationales, redresseurs et fondateurs qui se voient rejoints par les
traîtres à qui ils reprochaient auparavant de ne pas avoir compris que pour lutter
pour la révolution communiste il faut s'appuyer sur la révolution démocratique. Et
oui ! Encore une fois, nos maîtres sont vénérés par traîtres et « redresseurs » qui
déposeront sur eux la tiare pour en faire des saints qui, contrairement aux divinités
qui promettent le paradis dans l'au-delà, nous indiqueraient le salut dans un bond
en arrière, nous permettant de reprendre les programmes démocratiques apparus
lors des révolutions bourgeoises. Marx en 1848 et postérieurement, Lénine en 1917
et ultérieurement, n'avaient-ils pas engagé le prolétariat à lutter pour telle ou telle
force libérale, radicale ou démocratique ? N'est-ce pas là une preuve qu'on honore,
qu'on vénère, qu'on sanctifie ces maîtres, lorsqu'on reprend leurs positions
contingentes.
serait plus la lutte de classe qui déciderait, mais la lutte pour ou contre l'État
démocratique. Et les antimarxistes, les sectaires, seront ceux qui, comme nous,
s'obstinent à affirmer que les mêmes forces ou positions politiques qui pouvaient
avoir une valeur progressive passagère en 1848 ou en 1917, se sont démontrées,
par après, des forces de tout premier ordre de la contre-révolution, au moment où
l'évolution productive et politique ont posé un dilemme sans équivoque et opposé
désormais les classes essentielles dans une lutte qui ne connaîtra d'issue définitive
que dans l'écrasement du capitalisme, ou qui évoluera de catastrophe en
catastrophe si le prolétariat ne comprend pas que c'est lui avec son programme seul
qui pourra construire la nouvelle société.
Dans sa signification courante nous assistons donc à une marche que nous
pourrions appeler de « démocratisation », mais elle se borne uniquement et
exclusivement à la zone comprenant les exploiteurs et n'entame en rien la base de
toutes les sociétés fondées sur la division en classes antagoniques.
Mais même cette extension numérique des classes exploiteuses, ne signifie pas
qu'en leur sein le mécanisme démocratique déterminera la hiérarchie économique et
politique et que le consentement des membres de la classe établira l'échelle des
différentes formations dirigeantes. Tout comme pour l'ensemble de la société, au
sein de la classe exploiteuse c'est en définitive la position occupée par rapport au
mécanisme productif qui fera que le plus fort façonnera, suivant ses intérêts, le
cadre de l'organisation sociale. Le mécanisme démocratique n'aura de valeur
qu'uniquement dans un sens formel : toutes les individualités de la société pourront
accéder à une certaine puissance économique, mais alors il faut acquérir les
positions concrètes permettant l'ascension et cela n'est évidemment possible qu'à la
condition de détenir les leviers de commande indispensables. L'organisation sociale
n'étant pas une simple hiérarchie militaire, mais un processus vivant et continu
devant chercher le stimulant à son fonctionnement dans un horizon économique, il
est indispensable de présenter une perspective de position supérieure à atteindre
pour faire épanouir la vie de la société dans son ensemble. Aussi le mécanisme
démocratique n'est pas un simple masque du privilège social, mais représente un
52 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
ressort pouvant mettre en branle tout l'édifice social. Il n'a d'autre fonction que celle
de déterminer une vision d'amélioration possible parmi les membres de la société :
le mouvement réel étant commandé par la hiérarchie des positions détenues dans le
mécanisme productif.
***
En dehors des temps modernes que l'on présente en général comme étant l'ère
de l'État démocratique, nous trouvons surtout ce dernier en Grèce, particulièrement
à Athènes, et, au Moyen-Âge, dans la République Florentine. Mais dans ces deux
cas, nous voyons clairement que ces États démocratiques se fondent sur la
séparation brutale et l'exclusion légale d'une partie des classes composant la société
de ces époques. En effet, à Athènes, seuls les hommes libres sont considérés
citoyens et la démocratie fonctionne sur la base de l'exploitation éhontée des
esclaves. A Florence, la république est établie sur la base du bannissement des arts
considérés comme inférieurs de toutes les fonctions sociales. Ces derniers sont
d'ailleurs la base de la procréation du surtravail permettant l'exploitation des classes
maîtresses de la République. Dans les deux cas nous assistons à la construction
d'une cloison étanche fermant les frontières de la classe dirigeante à laquelle
n'auront aucune possibilité d'accès les éléments des autres classes opprimées. C'est
ce qui fera dire à Hegel que la république grecque fut établie sur le principe de « la
liberté d'un seul » voulant indiquer ainsi qu'aucune possibilité n'existait pour les
esclaves de briser les chaînes qui les damnaient à vivre comme des bêtes de
somme. Dans la république Florentine, la nature de cet État démocratique apparaît
si clairement que les couches de travailleurs de l'époque se dirigent vers l'appui à la
monarchie des Médicis pour se libérer de l'oppression des couches maîtresses de la
République. D'autre part lors de la révolte des Ciompi de Florence nous constatons
l'apparition de revendications qui n'embrassent pas les intérêts des véritables
exploités de l'époque, qui restent toujours bannis de la République, mais qui
tendent simplement à un dépassement intérieur de l'influence des arts composants
cet État démocratique.
Pour ce qui est des temps modernes, il faut commencer par établir que la notion
de l'État démocratique ne résulte nullement des théories des Encyclopédistes.
Suivant Rousseau, la république démocratique ne peut correspondre qu'à « un
peuple de dieux » : les différenciations sociales et intellectuelles inclues dans la
réalité, obligeant de construire l'État sur la base de la hiérarchie, des valeurs
existantes. La théorie de Rousseau, Le Contrat Social, comporte, en effet, non
l'abdication ou la renonciation des pouvoirs de la part de ceux qui les détiennent,
mais l'abandon nécessaire d'une fraction de liberté de chacun des composants de la
société afin de permettre la vie et le fonctionnement de l'État. Il est évident qu'en
sortant des termes indéterminés où se mouvaient les Encyclopédistes, nous
comprendront facilement que le sacrifice d'une fraction de liberté qui devait être
spontanément offerte n'était en définitive que la justification idéologique de la
domination des exploiteurs à qui l'on faisait cession du droit de gouverner la
société. L'État démocratique moderne ne trouve pas sa genèse dans les
élucubrations des théoriciens démocratiques et libéraux, mais dans les événements
qui accompagnent l'ascension du capitalisme au pouvoir. Les conceptions de la
déclaration sur laquelle se fondera l'État de Virginia en Amérique — qui servit de
base à la constitution américaine de 1787, et qui se retrouve ensuite dans la
déclaration des Droits de l'Homme de 1791 — ne se relie nullement avec la
philosophie des Encyclopédistes qui — comme le disait Montesquieu — considéraient
possible une république démocratique exclusivement pour des petits territoires et
non comme une forme d'organisation générale pouvant régir la société dans son
ensemble.
L'aliment de vie de la société dans son ensemble dut donc être trouvé ailleurs, et
54 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
Dans les premiers chapitres de ce travail, nous avons voulu mettre en évidence
le fait que les formes revêtues par les organisations sociales primitives ne donnent
pas lieu à la construction de l’État : c’est seulement beaucoup plus tard que surgit
ce dernier. La hiérarchie sociale primitive qui se construit sur la base du mécanisme
démocratique (les fonctions étant établies sur la base d’une délégation élective)
manque encore de fondements politiques, car l’autorité confiée aux chefs des
premières « gens » 9 ne signifie pas une possibilité de jouissance d’un pouvoir et
d’un privilège, mais comporte plutôt des risques pour les « basileus » appelés à des
fonctions de défense de la collectivité ou de direction dans les entreprises
dangereuses de la chasse et de la pêche. Dans ces sociétés, le procédé électif
existe, mais les fondements d’une véritable démocratie sont inexistants. En effet, sa
substance réside dans l’attribution d’un certain pouvoir politique et économique (a
priori considéré inévitable dans la société et même utile pour une rationnelle
organisation de cette dernière : dans l’intérêt « de tous »), alors que la
« démocratie pure » est, en définitive, non la suppression de ce pouvoir, mais une
garantie de pouvoir y accéder en dépit des différentiations de classe considérées
comme inévitables. Dans les premières sociétés, l’autorité sociale résulte donc d’une
délégation des charges et des risques, tandis que le régime démocratique — même
dans sa conception la plus extrême — ne connaît d’autorité que là où s’établit un
pouvoir économique et politique.
Bien plus tard, quand l’évolution productive aura éveillé des besoins supérieurs
alors qu’elle se manifestera incapable d’assouvir les besoins de la collectivité dans
son ensemble, surgira — en même temps que la nécessité de l’État — la théorie
démocratique elle aussi. Et ainsi, comme nous l’avons vu, le premier État, l’État
grec, qui se fonde sur l’exclusion (sanctionnée par les premières Constitutions) de la
majorité de la société (les esclaves), engendre aussi la théorie de la démocratie et
de l’État démocratique. Dans cette phase, déjà plus avancée de l’évolution
productive, la minorité qui s’appropriera les moyens de production doit non
seulement museler violemment les classes opprimées, mais aussi déterminer une
situation de sujétion de ces dernières, afin qu’elles ne puissent même pas percevoir
des besoins supérieurs à ceux qui conditionnent le maintien et la reproduction de
leur espèce sociale représentant la force de travail.
Pour nous limiter à l’époque actuelle, il ne nous sera possible de traiter dans ce
chapitre — au point de vue historique et théorique — que des États dirigés par les
classes fondamentales de notre société : l’État capitaliste et l’État prolétarien. Si
nous acceptons les formulations « État démocratique » et « État fasciste », c’est
uniquement parce que nous nous assignons pour but celui d’expliquer et d’analyser
les circonstances contingentes qui donnent vie, dans une phase donnée de
l’évolution de la société capitaliste, aux deux formes d’État qui, tout en étant
manifestation d’une même classe et des besoins de cette dernière, ne peuvent
toutefois être considérées comme identiques.
***
Nous avons plusieurs fois remarqué que la prétendue liaison entre « institutions
démocratiques » et « organisations ouvrières » non seulement n’existe pas, mais
tant au point de vue théorique qu’historique une opposition inconciliable existe
entre la démocratie qui suppose la classe et un pouvoir de classe, et l’organisation
ouvrière qui, en surgissant, brise l’unité de la société capitaliste et ne peut
s’assigner d’autre but que celui de la suppression (en même temps que les bases
mêmes de la société de classes) du procédé démocratique dont l’essence consiste
dans l’accès au centre dirigeant de la société ou dans l’acquisition d’une position
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 59
***
C’est uniquement au point de vue mondial que nous pouvons considérer tous les
mouvements — y compris la révolution russe — éclos dans l’après-guerre, comme
c’est uniquement par des données internationales que nous pourrons saisir
l’épilogue des terribles situations actuelles.
pouvoir, car ils avaient déjà posé ces revendications. Mais le problème était autre :
établir, sur la base de l’expérience acquise des possibilités de batailles
révolutionnaires, les données politiques qui — par la critique de la défaite —
pouvaient engendrer les conditions pour la victoire. Dans ces conditions concrètes,
la persistance de la moindre organisation élémentaire menaçait de se placer sur le
terrain de la bataille dirigée directement vers la lutte insurrectionnelle. Il suffira, à
ce sujet, de rappeler que le parti communiste, en Italie, fondé seulement en janvier
1921, pouvait réaliser des progrès considérables, jusqu’à menacer sérieusement les
positions de tous les courants contre-révolutionnaires, et cela en quelques mois, sur
la base d’un plan politique se rattachant aux revendications élémentaires du
prolétariat.
Il existe une filiation légitime de l’État démocratique en État fasciste. Nous avons
déjà remarqué qu’au point de vue théorique aucune contradiction n’existe entre ces
deux formes d’État capitaliste. L’une et l’autre excluent, en principe, la fondation
d’organismes de classe et c’est de haute lutte que les ouvriers ont conquis un droit
à leurs organisations, au sein des États démocratiques, en portant ainsi directement
atteinte aux bases mêmes des Constitutions bourgeoises qui élargissent les droits
des organisations, mais pour aiguillonner, dans l’enceinte des organismes étatiques,
les mouvements sociaux. Si l’État démocratique a pu subsister malgré la fondation
des institutions de classe qui lui étaient opposées, ce n’est pas grâce à ses
caractères spécifiques qui étaient irrémédiablement hostiles au prolétariat, mais
parce que la situation historique du capitalisme ascendant pouvait tolérer la
62 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
présence de ces formations. D’autre part, dès leur victoire, les ouvriers qui avaient
fondé leurs organismes, voyaient leur conquête directement menacée par l’œuvre
de corruption qui voulait faire déboucher leurs institutions dans le cadre du régime
étatique du capitalisme.
Nous avons déjà dit que la compréhension d’une situation n’est possible qu’en
fonction de deux éléments fondamentaux : l’action et le rôle du prolétariat, la
concrétisation de cette action en corrélation d’un système de principes. Nous avons
aussi indiqué que, pour l’État prolétarien, l’impossibilité s’était à nouveau
manifestée d’établir la politique de cet État sur la base de données
programmatiques établies dans la période qui précéda la victoire du prolétariat
russe et pouvant embrasser toute une étape de l’évolution historique. C’est pour ne
pas s’en être rigoureusement tenu — dans l’analyse des situations — au critère
fondamental de l’action et du rôle du prolétariat que l’expérience de l’État soviétique
se clôture actuellement par son incorporation dans le système capitaliste mondial.
Si le prolétariat mondial avait interprété les différentes situations de l’après-guerre
au travers de sa fonction politique et de l’inconciliabilité de ses contrastes avec le
capitalisme, les conditions objectives auraient été réalisées pour établir les
fondements théoriques de l’État ouvrier au cours de l’évolution des luttes de classe
du prolétariat mondial accompagnant l’expérience du prolétariat russe.
***
10. Nous estimons que l’opinion de Trotsky ne différait pas fondamentalement de celle de Lénine ; c’est
pourquoi nous n’en parlons pas ici.
66 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
Nous devons encore dire un mot pour Brest. Nous avons vu que, dix mois après
cet événement, des mouvements révolutionnaires débutent en Allemagne pour
s’épancher ensuite dans les autres pays, alors que les bolcheviks avaient décidé
d’accepter Brest, surtout parce que l’horizon international ne présentait pas des
perspectives de mouvements insurrectionnels. L’impossibilité dans laquelle se
trouvaient les bolcheviks de déterminer la perspective de la contingence n’était
nullement occasionnelle, mais dépendait des conditions dans lesquelles ceux-ci
agissaient, c’est-à-dire l’impossibilité où ils se trouvaient de puiser dans le
domaine théorique et des principes les armes leur permettant de dépasser
la vision de l’instant politique, et prévoir la perspective découlant des
centres moteurs de la situation, les seuls qui peuvent expliquer la
contingence elle-même. Nous apercevrons d’autant mieux la difficulté qui est à la
base de l’appréciation de la situation de 1917-18 que nous comparerons l’extrême
décision qui ressort des thèses de Lénine d’avril 1917, dans une situation où,
pourtant, le rapport des forces entre les bolcheviks et l’ennemi (sous ses différentes
formes) était autrement défavorable que ne l’était le rapport de forces en 1917-18.
Lénine, aussitôt arrivé en Russie, bien que minorité au sein du parti lui-même, armé
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 67
qu’il était par un arsenal de principes acquis au prix d’une lutte qui avait duré de
longues années, saisit immédiatement la signification de la réalité russe et, en dépit
de toutes les apparences momentanées, n’hésite pas à dresser un programme
d’action qui paraissait isoler le parti bolchevik des masses et des mouvements du
moment, mais qui, en réalité, correspondait directement à l’évolution des
situations : cinq mois après, les événements devaient parfaitement confirmer le
plan de Lénine d’avril. Mais, en 1917-18, Lénine ne possédait pas, sur le problème
de l’État soviétique, cet ensemble de principes qui lui avaient permis de comprendre
la situation du printemps 1917. Nous avons voulu insister sur ce point pour vérifier
la thèse que nous avons émise et qui consiste à considérer impossible l’analyse
d’une situation si elle ne se base pas sur des considérations principielles se
rapportant aux positions que doit occuper le prolétariat.
position occupée par l’État prolétarien dans le domaine de la lutte des classes sur
l’échelle mondiale. Entre 1918 et 1921 devait se déclarer et ensuite se résorber la
vague révolutionnaire déferlée dans le monde entier ; l’État prolétarien rencontrait,
dans la nouvelle situation, des difficultés énormes et le moment était venu où — ne
pouvant plus s’appuyer sur ses soutiens naturels, les mouvements révolutionnaires
dans les autres pays — il devait ou bien accepter une lutte dans des conditions
devenues extrêmement défavorables pour lui, ou éviter la lutte et, par cela même,
accepter un compromis qui devait graduellement et inévitablement le conduire dans
un chemin qui devait d’abord adultérer, ensuite détruire la fonction prolétarienne qui
lui revenait pour nous amener à la situation actuelle où l’État prolétarien est devenu
une maille de l’appareil de domination du capitalisme mondial.
Ces deux positions sont également fausses : celle qui voudrait retrouver dans
Octobre 1917, dans les principes mêmes de la dictature du prolétariat, les vices
originaires devant conduire inévitablement à la situation actuelle, et l’autre voulant
séparer formellement les deux périodes de vie de l’État prolétarien : la première du
temps de Lénine, où tout marchait à merveille, et l’autre, qui aurait été dévoyée,
corrompue par le Satan que serait Staline. La distinction entre les deux
périodes existe, mais nullement en fonction des qualités personnelles des
hommes qui les ont exprimées, mais par l’opposition entre la nature même
de ces deux situations dont l’une est contresignée par l’éclosion des
mouvements révolutionnaires dans tous les pays, l’autre par la résorption
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 69
Ces deux périodes sont directement reliées l’une à l’autre et nous devons
affirmer nettement que les germes fécondateurs du centrisme nous les retrouvons
dans les conditions d’immaturité idéologique dans lesquelles le prolétariat
international s’est trouvé lorsque les conditions historiques lui ont présenté
l’occasion de détruire le capitalisme mondial. Ces conditions d’immaturité
s’expriment par l’isolement des bolcheviks au sein du mouvement prolétarien où,
nulle part ailleurs, on avait procédé au travail de fraction qui avait permis au
prolétariat russe de retrouver dans les bolcheviks le guide de leurs batailles
révolutionnaires. Il ne paraît pas que la leçon des événements soit présente
aujourd’hui aux militants communistes survivants après le ravage du centrisme car,
encore actuellement, à part notre fraction, dans les autres pays on ne se dispose
nullement vers le chemin qui permit la victoire du prolétariat.
époque, une démonstration théorique de l’apport que pouvait fournir l’État russe
aux luttes ouvrières dans les autres pays, même avec la Nouvelle Politique
Économique, il est absolument certain que la conviction intime des bolcheviks était
qu’ils pouvaient, au travers de la NEP, contribuer, encore plus efficacement qu’avec
le communisme de guerre, à l’effort révolutionnaire du prolétariat mondial.
Les événements qui ont suivi après 1921 nous prouvent que l’opposition État
prolétarien / États capitalistes ne peut guider l’action ni du prolétariat victorieux ni
celle de la classe ouvrière des autres pays : la seule alternative possible reste
prolétariat / capitalisme mondial et l’État prolétarien n’est un facteur de la
révolution mondiale qu’à la condition de considérer que l’ennemi qu’il doit battre
c’est la bourgeoisie mondiale. Même provisoirement, cet État ne peut établir sa
politique en fonction des problèmes intérieurs de sa gestion, les éléments de ses
succès ou de ses défaites sont dans les progrès ou les revers des ouvriers des
autres pays.
Nous avons déjà dit que la fonction réelle de l’État prolétarien s’est manifestée
non en 1917, mais en 1918-21, lorsque les prémisses qui s’étaient manifestées en
Russie se sont épanouies dans toute leur ampleur et que s’est ouverte la situation
révolutionnaire dans le monde entier ; Octobre 1917 n’était donc qu’un signe avant-
coureur des tempêtes qui bouillonnaient dans les tréfonds de la société capitaliste.
Au point de vue principiel, les positions de Lénine contenues dans son étude sur
la NEP restent encore aujourd’hui, intégralement, pour ce qui concerne les
problèmes intérieurs de l’État prolétarien. Seulement les événements qui lui ont
succédé nous ont prouvé que l’antagoniste de l’État ouvrier est uniquement le
capitalisme mondial et que les questions intérieures n’ont qu’une valeur
secondaire. En 1921, Pannekoek écrivit que le résultat de la NEP portait une
modification du mécanisme intérieur de la lutte révolutionnaire. Il est dommage
qu’à cette époque il se soit borné à exprimer la conséquence d’un fait politique au
lieu d’embrasser l’ensemble de la situation pour y donner la seule conclusion
possible : une base de principe aux problèmes tactiques, base qui arrive à bâtir sur
les matériaux d’Octobre 1917 les positions capables de battre le capitalisme dans
les autres pays. La limitation de l’horizon politique de Pannekoek peut expliquer sa
chute actuelle dans la social-démocratie 11. Mais, aujourd’hui, les fractions de
gauche ont un horizon autrement vaste : il est de leur devoir d’essayer de se
montrer dignes des preuves d’héroïsme qu’ont données les ouvriers dans tous les
pays ; il est de leur devoir de puiser dans les grandioses événements qui ont
11. Cette appréciation sur Pannekoek sera corrigée dans l'article suivant (Note Smolny).
72 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
succédé à 1921, afin de garantir le sort des révolutions futures et d’établir en même
temps les conditions politiques qui pourraient faire faire au prolétariat mondial
l’économie d’une guerre avant d’arriver à la nouvelle situation révolutionnaire.
Il nous reste à traiter, dans la deuxième partie de ce chapitre, la partie qui a trait
aux problèmes économiques de la dictature du prolétariat et pour lesquels Marx
d’abord, Lénine ensuite, nous ont laissé des principes qu’il s’agit de confronter avec
l’expérience vécue.
Rosa Luxembourg
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 73
historique précédente. Cette justification n’existera plus pour les révolutions futures
et la prochaine victoire du prolétariat dans un autre pays ne pourra atteindre son
objectif : être un signal de la révolution mondiale, qu’à la condition de préparer dès
maintenant, par la critique de la révolution russe, le matériel principiel devant
guider l’action du futur État prolétarien. C’est la critique de la Commune qui permit
à Marx d’énoncer la nécessité de la fondation de la dictature du prolétariat, et à
Lénine ensuite de dresser — dans L’État et la Révolution - la théorie de
l’insurrection en vue de la destruction violente de l’État capitaliste. Sans la
Commune, ni Marx, ni Lénine, malgré leur génie, n’auraient pu donner ces œuvres
théoriques fondamentales, le prolétariat ne pouvant bâtir que sur le matériel
concret des expériences historiques.
de ces classes moyennes qui en seraient la base sociale, mais il n’y a ici qu’une des
nombreuses contradictions des prétendus fossoyeurs de Marx. Pour considérer
qu’actuellement ce sont les classes moyennes qui détiennent le gouvernement des
différents pays, il faut tout simplement se baser sur l’aspect extérieur de la réalité
et substituer à la loi de l’évolution historique un élément de la manifestation de
cette réalité.
A Brest, nous avons donc — chez Lénine — deux considérations qui se font jour :
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 79
Rien n’est plus suggestif — pour marquer les conditions où les bolcheviks
prenaient le pouvoir — que de reprendre la note dont Lénine fit précéder son
magistral exposé sur L’État et la Révolution. Lénine disait « J’avais aussi composé le
plan d’un chapitre VII : Expérience des révolutions russes de 1905 et 1917,
mais en dehors du titre, je n’ai pas eu le temps d’en écrire une seule ligne » et plus
loin : « La rédaction en devra sans doute être remise à beaucoup plus tard ; il est
plus utile de faire « l’expérience d’une révolution » que d’écrire sur elle ». Bien sûr,
il est plus utile de la faire que d’écrire sur une révolution, mais si Lénine a pu
conduire le prolétariat russe en Octobre, c’est parce qu’il a pu comprendre la
Commune (d’ailleurs L’État et la Révolution ne ressort que de l’analyse de cette
première expérience) et la condition pour faire les révolutions futures consiste
justement dans l’analyse, la compréhension et la critique de la révolution russe.
Bernstein s’était appuyé sur les mots « destruction du pouvoir central » pour
apparenter la lutte de Marx contre le pouvoir bourgeois avec les idées fédéralistes
de Proudhon. Et Lénine, qui fera remarquer qu’Engels veut indiquer par le mot
Commune, non point l’autonomie communale, mais le « système des communes »,
82 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
écrit : « Marx, lui, est centraliste, et dans tous les passages cités par lui, on ne
trouverait pas la moindre infidélité au centralisme. Il n’y a que les gens imbus d’une
« foi superstitieuse » en l’État qui peuvent prendre la destruction de la machine
bourgeoise de l’État pour la destruction du centralisme ». D’ailleurs, toute l’œuvre
de Marx est là pour nous prouver que la croissante centralisation qui s’opère sous le
règne du capitalisme lui-même constitue, en définitive, un argument gigantesque
en faveur de la nouvelle organisation communiste et contre le pouvoir de la
bourgeoisie devenue — à cause de cette concentration massive de la production —
un frein à l’évolution économique ne s’accommodant plus du mode de production
basé sur la propriété privée. Le morcellement de la production, pour restituer aux
molécules des usines ou du lopin de terre la « liberté de gestion », représenterait un
formidable retour en arrière qui ne correspond nullement avec le programme du
prolétariat. D’autre part, la diversité même des besoins économiques des différentes
parties composant un État prolétarien fait que le Comité d’usine local se trouve dans
l’impossibilité de saisir la vision de l’ensemble du territoire dont les nécessités se
heurtent très souvent avec les nécessités particulières et contingentes d’une localité
donnée. La centralisation permet de régler l’ensemble de la production suivant des
considérations à la fois économiques et politiques et, à cette fin, le seul organisme
pouvant permettre au prolétariat ou aux groupes de celui-ci de dépasser la vision de
la contingence, c’est seulement le parti de classe. Le problème de la nécessité du
contrôle continu de la classe ouvrière et de la croissante adaptation des ouvriers
dans la gestion de l’industrie et de l’économie, ce problème qui est, en définitive, la
clef de la révolution, ne peut être résolu qu’au travers du parti et nullement au
travers d’institutions qui, loin de pousser les ouvriers de l’avant (les comités
d’usines) menacent de les faire retourner vers des conceptions localistes s’opposant,
d’ailleurs, à toutes les nécessités du développement de la technique de production.
L’ouvrier « communiste » est celui qui parvient à situer le problème local dans
l’ensemble de la production et non inversement.
intérêts. Loin de vouloir faire, du jour au lendemain, de tous les ouvriers les gérants
de l’économie, loin de présenter aux masses ces desseins purement démagogiques,
il faudra affirmer carrément que l’ouvrier pouvant atteindre cette position dirigeante
est celui qui, devenu membre du parti, peut, du fait de l’appartenance à cette
organisation, retirer les données essentielles afin de diriger l’État prolétarien vers le
chemin de la révolution mondiale. Cela ne signifie nullement que l’ouvrier membre
du parti aurait une position économique supérieure à l’égard du sans-parti, car nous
savons tous que le communiste préposé au contrôle et à la direction économique et
politique ne peut être assimilé aux fonctionnaires administrant l’économie et
auxquels l’État prolétarien se trouve forcé d’allouer des rétributions supérieures.
Pour la masse ouvrière dans son ensemble, il faut sauvegarder son droit
d’intervention continu pour la défense de ses intérêts : les bolcheviks, lorsqu’ils
prétextèrent du danger de restauration bourgeoise à la suite des mouvements
possibles du prolétariat, en arrivèrent ainsi à prescrire le droit de grève et à étatiser
en fait les syndicats ; ils enlevèrent en réalité à l’État soviétique le seul contrôle réel
des masses.
Nous examinerons, dans la suite de cette étude, les problèmes de la NEP et ceux
de la dictature du parti du prolétariat.
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 85
***
Nous avons déjà mis en évidence les caractères historiques qui font naître et
développer l’État qui deviendra l’instrument essentiel de domination de la classe au
pouvoir. Nous aurons différentes formes d’États suivant les intérêts particuliers de la
classe maîtresse, mais l’État doit sa nature non aux intérêts particuliers d’une classe
donnée, mais au stade que traverse la technique de production et aux
conséquences qui en résultent : la division de la société en classes, l’accaparement
des moyens de production par la classe appelée à diriger la société. Les raisons
mêmes qui donneront naissance à la formation d’une classe donneront aussi vie à
l’État. Marx, dans la Critique du Programme de Gotha, indique nettement ce qui
distingue « la période de transition » de la société communiste. Il écrit : « Dans une
phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante
subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre
le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non
seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand,
avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront
13. Voir « Les classes dans la Russie Soviétique », rapport du camarade Hennaut pour la discussion sur
la question russe au sein de la « Ligue des Communistes Internationalistes de Belgique ».
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 89
dont les bases dépendent non de sa volonté, mais des conditions de la technique de
production et d’éléments mondiaux. Pour mieux comprendre le rôle de l’État au
cours de la période de transition, il faut considérer les raisons qui donnent lieu à la
naissance des classes ainsi que de l’État. Dans l’Anti-Dühring, Engels écrit : « La
division de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée, en une
classe régnante et une classe opprimée, a été la suite nécessaire du faible
développement de la production dans le passé. Tant que le travail total de la société
ne donne qu’un produit dépassant de très peu ce qui est strictement nécessaire à
l’existence de tous, tant que le travail revendique tout ou presque tout le temps de
la grande majorité des membres de la société, celle-ci est nécessairement divisée
en classes ». Il est vrai que Engels affirme par la suite que « l’appropriation des
moyens de production et des produits, et par là la souveraineté politique, du
monopole d’éducation et de direction spirituelle, par une classe déterminée de la
société sera devenue non seulement une chose superflue, mais au point de vue
économique, politique et intellectuel une entrave à l’évolution. Ce point est
aujourd’hui atteint ». Mais Engels parle ici d’entraves et nullement de la réalisation
déjà obtenue des prémices de la société communiste, ce qui n’est nullement
contredit par l’autre passage où il dit : « la possibilité d’assurer au moyen de la
production sociale à tous les membres de la société une existence non seulement
parfaitement suffisante et plus riche de jour en jour au point de vue matériel, mais
leur garantissant le développement de la mise en œuvre absolument libre de leurs
dispositions physiques et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd’hui pour la
première fois, mais elle existe ». Ce qu’Engels a en vue, ce sont toujours les
entraves qu’oppose le régime capitaliste à l’expansion productive comme cela est
d’ailleurs prouvé par la note où il reporte la statistique contenant la perte
économique conséquente aux crises économiques. D’ailleurs Engels, dans ce même
chapitre, expliquera la nécessité transitoire de l’État qui, par opposition à l’idéologie
anarchiste, n’est pas « aboli », mais « meurt », dans le mesure même où les
conditions se présentent où « au gouvernement des personnes se substituent
l’administration des choses et la direction du processus de production ».
L’État trouve ainsi son origine historique dans les mêmes causes qui déterminent
la division de la société en classes et la formation de classes exploiteuses. Si le
prolétariat est forcé d’y recourir, c’est parce que sa victoire contre le capitalisme ne
coïncide pas avec une expansion tellement haute de la production qu’il soit possible
de permettre le libre développement des besoins. De ce contraste entre les
conditions historiques (victoire contre le capitalisme) et des conditions économiques
que trouve le prolétariat surgit la période transitoire. Il est à remarquer que la
dictature du prolétariat hérite d’une situation économique qui a connu des
destructions immenses de richesses dues aux crises cycliques et aux guerres qui
sont l’apanage de la domination capitaliste. Au cours de cette période transitoire, le
grand changement qui s’est vérifié à l’égard du précédent régime bourgeois consiste
dans le fait qu’aucune entrave ne sera plus opposée au développement de la
technique de production. Mais cela ne comporte pas encore une modification dans la
structure même du mécanisme économique. Marx nous a donné, dans le Capital,
une explication complète sur le fonctionnement de l’économie capitaliste et nous a
surtout expliqué que ce n’est pas la classe capitaliste qui façonne à l’image de ses
intérêts la structure économique et sociale, mais que c’est cette dernière qui donne
vie à la formation et à la domination de la classe bourgeoise. De plus, dans toute
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 91
son œuvre, Marx nous apprend qu’il faut toujours faire abstraction de la position et
des intérêts du capitaliste individuellement considéré, et tenir constamment en vue
la société capitaliste dans son ensemble. Enfin ce ne sont pas non plus les frontières
étatiques d’un pays donné qui régissent l’évolution de sa société, mais cette
dernière est redevable de son fonctionnement aux lois historiques régissant
l’économie internationale. La pluralité des formations économiques loin d’être un
obstacle à la construction d’une économie capitaliste mondiale, représente par
contre une des conditions du fonctionnement du système dans son ensemble.
C’est dans le mécanisme productif que nous retrouverons les lois régissant
l’ensemble du processus économique : ainsi la nature même de « marchandise »
des produits dans l’économie capitaliste se manifestera dans l’échange, mais elle
germe dans la sphère de la production. Le marché dans l’économie soviétique
actuelle ne peut nullement être comparé à celui des pays capitalistes, mais cela
n’aura pas une importance définitive pour nous faire conclure que les lois
essentielles de l’économie capitaliste mondiale ne se manifestent pas en Russie
aussi. Si par contre nous constatons qu’en Russie le mécanisme productif est basé
sur des lois analogues à celles qui régissent l’économie bourgeoise, nous devrons en
conclure que les frontières géographiques (même si elles sont défendues par une
puissante armée rouge) n’auront pas permis à cet État de sauvegarder ses
caractères prolétariens.
Pour ce qui concerne la Russie, il est notoire que la règle instituée a été
justement celle de procéder à une intense accumulation en vue d’une meilleure
défense de l’État que l’on nous présentait menacé à tout instant d’une intervention
des États capitalistes. Il fallait armer cet État d’une puissante industrie lourde pour
le mettre dans les conditions voulues afin de servir la révolution mondiale. Le travail
gratuit recevait donc une consécration révolutionnaire. De plus, dans la structure
même de l’économie russe, l’accroissement des positions socialistes à l’égard du
secteur privé devait se manifester par une intensification toujours croissante de
l’accumulation. Or, cette dernière, ainsi que Marx nous l’a prouvé, ne peut dépendre
que du taux de l’exploitation de la classe ouvrière, et c’est en définitive grâce au
travail non payé que la puissance économique, politique et militaire de la Russie a
pu se construire. Seulement, parce que le même mécanisme de l’accumulation
capitaliste a continué à fonctionner, de gigantesques résultats économiques n’ont pu
être obtenus qu’au prix d’une conversion graduelle de l’État russe rejoignant enfin
les autres États capitalistes dans le giron dont la guerre est l’inévitable précipice.
L’État prolétarien, pour être conservé à la classe ouvrière, devra donc faire dépendre
le taux de l’accumulation non point du taux des salaires, mais de ce que Marx
appelait « la force productrice de la société », et convertir en une directe
amélioration de la classe ouvrière, en une augmentation immédiate des salaires,
toute élévation dans la productivité du travail. La gestion prolétarienne se reconnaît
donc dans la diminution de la plus-value absolue et dans la conversion
presqu’intégrale de la plus-value relative en salaires payés aux ouvriers. Cela a
évidemment pour conséquence que l’État ouvrier se trouvera dans des conditions
d’équipement industriel et militaire qui seront toujours inférieures à celles des États
capitalistes. Mais le problème reprend ici toutes ses proportions de principe et la
question se pose dans les termes suivants : qui pourra construire la société
communiste, le prolétariat international ou le prolétariat d’un seul pays ? Qui,
d’autre part, peut empêcher la victoire du capitalisme contre l’État prolétarien : la
classe internationale ou bien le prolétariat du pays vainqueur ? Ayant déjà traité ce
problème, nous n’insisterons pas sur ce sujet momentanément. Nous voulons
seulement indiquer que l’économie prolétarienne ne cesse pas d’avoir ses effets sur
le circuit de l’économie mondiale. A tel point que Lénine écrivait en mai 1921 :
« Aujourd’hui, c’est surtout par notre politique économique que nous agissons sur la
révolution mondiale. Dans ce domaine la lutte a été portée sur l’arène mondiale. Ce
problème résolu, nous vaincrons à l’échelle internationale sûrement et
définitivement ». Cette citation sert évidemment à la manœuvre que font
actuellement les centristes pour revêtir leur travail contre-révolutionnaire du cachet
de Lénine, mais cela n’est pas nouveau : les exécuteurs testamentaires des chefs
révolutionnaires sont toujours les exécuteurs criminels de la politique
révolutionnaire que nos maîtres lèguent au prolétariat révolutionnaire. Mais, dans
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 93
***
on devrait dire qu’aucun fondement n’existait pour l’État prolétarien), mais bien
dans la situation politique au point de vue mondial et dans la position qu’occupait le
prolétariat des autres pays en lutte pour la conquête du pouvoir. D’autre part, les
événements de 1923 en Allemagne et ceux qui suivirent par après en Angleterre et
en Chine surtout, prouvent que l’État prolétarien était redevable de son existence
non aux conditions intérieures de la Russie, mais à la position que détenait le
prolétariat international. Tout le problème consiste à voir si l’intervention de l’État
dans les luttes de classe se fera dans la direction de la victoire de la classe ouvrière,
ou bien si elle ne fournira pas à l’ennemi des conditions favorables à sa lutte contre
le prolétariat des pays capitalistes aussi bien que contre le prolétariat vainqueur.
C’est sur ce plan que nous devons considérer la NEP. Le problème lui-même de la
réorganisation économique à laquelle le prolétariat russe devait se consacrer après
la guerre impérialiste et la guerre civile ne peut être considéré « en soi », mais en
fonction de la lutte internationale. Dans l’Impôt alimentaire, il est clair que Lénine a
cru possible d’établir un plan de reconstruction de l’économie russe sans faire entrer
en ligne de compte — dans le processus même de cette réorganisation — les
réactions qui en résultaient sur la lutte de classe internationale : Lénine considérait
possible de procéder à cette construction économique pour doter le prolétariat
mondial d’un État capable de lutter pour la révolution mondiale. Mais tout le
problème consiste en ceci : si les conditions du développement de cet État sont
faussées, il en résulte inévitablement une altération de la fonction qu’exerce cet
État même au cours du processus de la reconstruction économique.
Les thèses essentielles au point de vue économique défendues par Lénine, dans
l’Impôt alimentaire, nous paraissent encore aujourd’hui absolument valables au
point de vue marxiste : nous qui considérons foncièrement fausse la théorie du
socialisme en un seul pays, nous concevons parfaitement que la gestion
économique de l’État prolétarien doive tenir compte de l’impossibilité dans laquelle
se trouve la classe ouvrière d’un seul pays de réaliser les fondements du socialisme
et la nécessité où il se trouvera de supporter, en son sein, des expressions sociales
correspondantes aux formations économiques, parce que n’ayant pas encore mûri
les conditions objectives pour une gestion socialiste. Seulement, Lénine considère
que l’État et son industrie puissent représenter le pôle de concentration de
l’économie socialiste. A ce sujet, il écrit : « Afin d’éclaircir davantage encore la
question, nous citerons avant tout un exemple concret de capitalisme d’État. Nul ne
l’ignore, cet exemple est l’Allemagne. Ce pays nous présente le dernier mot de la
grande technique et de l’organisation capitaliste modernes, mais sous la domination
de l’impérialisme junker et bourgeois. Supprimez les mots soulignés, mettez à la
place de l’État militariste, aristocratique, bourgeois, impérialiste, un État encore,
mais d’un autre caractère social, d’un autre contenu de classe, l’État Soviétique,
c’est-à-dire le prolétarien, et vous aurez tout l’ensemble des conditions que suppose
le socialisme ». Nous nous sommes déjà expliqués au sujet de la suppression des
mots soulignés. L’État ne change pas en changeant d’enseigne et ne change pas
non plus par la seule modification dans le domaine social et juridique (socialisation
des moyens de production), mais l’État change si une modification est intervenue
dans le processus même de la production où la loi de l’accumulation aura fait place
à l’autre loi de l’élévation constante du capital variable aux dépens de la plus-value,
c’est-à-dire de l’amélioration continuelle des conditions de vie de la classe ouvrière.
La réticence de Lénine à ce sujet devait permettre par la suite à Boukharine d’abord
98 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
Si donc les positions centrales contenues dans l’écrit de Lénine nous semblent
marxistes, pour ce qui concerne l’inévitabilité de la réapparition de couches et de
classes anti-prolétariennes, il n’en est nullement de même pour ce qui concerne la
direction, la tendance que Lénine croit pouvoir imprimer au cours économique et
politique nouveau. En l’absence du prolétariat mondial, Lénine estime pouvoir faire
appel à la collaboration des classes ennemies en vue de la construction des
fondements de l’économie socialiste. Il est vrai qu’en 1921, Lénine ne pose pas
encore la possibilité de la construction du socialisme en Russie, mais il est aussi vrai
que par la suite (Discours sur la Coopération), il en parle ouvertement. Le
capitalisme et les autres formations ennemies peuvent ne pas être liquidés par la
victoire prolétarienne et l’État peut donc se trouver dans la nécessité de les
supporter, mais jamais ils ne pourront se substituer au prolétariat des autres pays.
La classe ouvrière doit les considérer comme une émanation directe du capitalisme
mondial et jamais en tant qu’auxiliaires possibles de l’œuvre de construction d’une
économie socialiste. Les événements ont connu une simultanéité entre l’introduction
de la NEP et l’entrée de l’État russe dans le front des luttes des États impérialistes.
Il s’agit donc d’établir si cette simultanéité dépend de circonstances occasionnelles
ou bien s’il y a là une relation d’interdépendance nécessaire. Nous traiterons de ce
problème ainsi que de l’autre concernant la dictature du parti communiste dans la
quatrième et dernière partie de notre étude consacrée à l’État soviétique.
14. Page 613 de « Bilan », nous avions écrit ce qui suit : « La limitation de l’horizon politique de
Pannekoek peut expliquer sa chute actuelle dans la social-démocratie ». Nous nous étions basés, en
affirmant cela, sur la participation de Pannekoek à des manifestations culturelles de la social-
démocratie, la seule forme d’activité qui nous était connue de ce militant qui, pourtant, dans le
passé, avait fortement contribué au travail communiste dans son pays aussi bien qu’au point de vue
international. Le camarade Hennaut, après avoir pris des renseignements exacts, nous a dit que
Pannekoek n’est nullement tombé dans la social-démocratie et qu’il reste parfaitement cohérent avec
son passé. Notre erreur n’est nullement incidentelle mais politique, car nous avions inféré de ses
positions de 1921 une continuité qui l’aurait conduit jusqu’à la social-démocratie. La rectification
d’ordre personnel ayant été faite, il nous reste à traiter de l’autre problème de la position que
défendirent, en 1921, les camarades hollandais au sujet du parti de classe et de la position qu’ils
occupent actuellement sur ce même problème. A ce sujet, nous maintenons que l’heureuse vision
qu’eut Pannekoek en 1921, au sujet de la NEP, n’a pas conduit à une aussi heureuse position des
problèmes communistes dans la situation actuelle. En 1921, tout comme en 1935, la position des
camarades hollandais au sujet du problème central de la révolution prolétarienne — le parti de classe
— se ressent du fait que leur vision n’a pas pu atteindre les problèmes de la tactique communiste,
ceux qui, à notre avis, représentent la tâche essentielle que nous ont légué les bolcheviks.
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 101
conquête des masses devait miner les bases mêmes de la construction des partis
communistes, où les bolcheviks défendront un procédé en opposition brutale avec
celui qu’ils avaient appliqué en Russie et qui avait conduit à la formation du parti
non au travers d’adjonction des tronçons d’autres organisations agissant au sein des
masses, mais au travers du procédé sélectif de la lutte de fraction. A notre avis, ce
problème sera d’autant mieux résolu si, au lieu de retirer des expériences des
hypothèses historiques dont la valeur nous semble être fort discutable, nous
essayions d’établir les bases mêmes du problème. Les considérations exposées et
expliquées nous permettent d’affirmer tout d’abord que s’il est faux de vouloir
inférer une politique révolutionnaire des succès économiques et industriels de l’État
prolétarien, il en est de même pour ce qui concerne cette position prétendant faire
découler l’action communiste de l’établissement d’un rapport juridique entre les
classes et l’appareil productif, d’établir la source de cette politique dans
l’instauration, le maintien et l’extension progressive du droit de la classe ouvrière à
disposer de l’appareil économique et de l’exclusion rigide des formes de la propriété
privée. Les camarades hollandais (voir à ce sujet le résumé qu’a fait le camarade
Hennaut de leurs positions et que « Bilan » a publié dans les numéros 19-20-21)
soutiennent cette thèse centrale que l’instauration de la dictature du prolétariat ne
peut se dissocier de la réalisation d’une possession réelle de la part des ouvriers des
instruments de la production et de leur emploi successif. Or, bien que cette thèse
puisse s’appuyer sur de nombreuses citations d’Engels surtout, il est certain que le
fondement de la théorie marxiste ne se trouve nullement dans le domaine juridique
(établissement d’un droit de disposition), mais dans le domaine du fonctionnement
même du mécanisme économique. A tel point que s’il est parfaitement concevable
que la classe ouvrière de Russie puisse se grouper enthousiaste autour de Staline
pour défendre et étendre les bases du régime économique, il est tout aussi
concevable que le droit de disposition s’affirme réellement, de la part des ouvriers,
en une direction nullement révolutionnaire, mais contre-révolutionnaire. Car, dans
ce cas l’éventuel sacrifice, même volontaire, des ouvriers abandonnant une partie
toujours plus élevée de la valeur de leur travail ne cesserait pas de se manifester,
dans le mécanisme économique, dans la direction de l’attribution à l’accumulation
d’une partie dépassant la capacité contributive de la société et comportant, par cela
même, une baisse des conditions de vie des travailleurs alors que le principe d’une
économie socialiste consiste justement dans l’élévation croissante et continuelle du
standard of life des ouvriers ; bref, en une loi qui est l’opposée de celle qui régit
l’économie capitaliste et qui peut fonctionner même au sein d’un État ouvrier sans
en altérer les bases de la socialisation des moyens de production. Il est évident que
l’on pourrait objecter qu’une manifestation d’enthousiasme des ouvriers autour de la
politique du centrisme ne serait que le résultat final de toute une œuvre qui a
désarticulé profondément le prolétariat russe à tel point que l’on ne pourrait s’y fier.
Mais notre considération porte non sur des éléments d’une contingence politique
mais tend à établir que le fondement d’une économie ne réside point en un rapport
juridique de libre disposition par les ouvriers des instruments de production, mais
dans le mécanisme interne de fonctionnement de la production où intervient un
critère de direction remplaçant celui de l’accumulation capitaliste. Ce n’est pas en
faisant intervenir dans le domaine économique un critère d’ordre juridique que nous
pourrons résoudre le problème, mais c’est uniquement en assainissant le domaine
économique lui-même que nous pourrons sauvegarder la fonction révolutionnaire de
102 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
l’État ouvrier. Ainsi nous aurons réalisé une prémisse qui permettra au prolétariat
vainqueur de confier la défense de la conquête de l’État non à ses forces propres,
mais au prolétariat international lui-même et cela au travers de l’Internationale.
qualifiés pour affirmer nettement que, surtout dans des domaines aussi complexes,
ce qui conditionne la capacité de compréhension des problèmes historiques, c’est le
degré de maturité de la classe prolétarienne et non les qualités intellectuelles de ses
chefs. En 1921, le prolétariat mondial n’avait pas mûri les conditions lui permettant
de clarifier ces problèmes et cela parce qu’il lui manquait une expérience d’où aurait
pu partir l’effort de son parti de classe : de l’Internationale Communiste.
Aujourd’hui, ce sont uniquement les expériences vécues qui permettent à des
militants d’une force intellectuelle dérisoire en face de celle de Lénine et de Trotsky,
d’effectuer les efforts que nous osons faire dans cette direction. Le tout c’est de ne
pas négliger cet effort quand les conditions mûrissent pour son éclaircissement et
nullement de s’aventurer en une recherche de responsabilités individuelles ni, au
surplus, de se cantonner en une protestation véhémente contre Staline, en qui l’on
voudrait retrouver l’auteur de tout le bouleversement qui s’est accompli dans le
domaine de la lutte de classe en Russie et dans le monde entier. Que les situations
révolutionnaires poussent à l’apparition des génies prolétariens qui prendront la
direction du mouvement ouvrier, alors que les situations réactionnaires portent à la
tête des partis ouvriers les militants les moins qualifiés au point de vue intellectuel
et moral, cela ne doit pas nous faire oublier que c’est seulement sur le terrain de la
lutte des classes qu’il sera possible de retrouver les causes de la dégénérescence
actuelle, et, par conséquent, c’est ici seulement — et non dans des problèmes de
personnes — que nous pourrons reconstituer les conditions permettant la reprise de
la lutte ouvrière ou si celle-ci s’avère impossible dans les situations actuelles, la
victoire du prolétariat dans la nouvelle situation que créeront les contrastes qui
minent les bases mêmes du régime capitaliste mondial.
Ainsi que nous l’avons dit, l’État est l’instrument spécifique pour la lutte
prolétarienne arrivée à sa phase supérieure de la lutte pour la révolution mondiale.
Lorsque la résorption de la vague révolutionnaire mondiale, au cours de laquelle la
victoire d’un prolétariat avait été possible, enlève provisoirement les conditions
spécifiques à l’existence de l’État prolétarien, il ne s’ensuit nullement qu’il faille
envisager l’inévitabilité d’une victoire de l’ennemi qui enlèverait cet État au
prolétariat. Il en a été ainsi pour la Commune de Paris car cette expérience de
gouvernement prolétarien se vérifiait en une situation historique où les prémisses
n’existaient pas encore pour l’instauration de la dictature du prolétariat. Mais il n’en
était nullement de même pour la Russie soviétique qui s’est trouvée en face d’une
situation contenant les conditions pour la victoire du prolétariat et forcée de
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 105
***
Cette considération première nous permet d’affirmer que quand nous parlons de
dictature du parti communiste, nous ne voulons nullement entendre, par là, que
nous considérons cette formulation comme une imposition de quelque nature qu’elle
soit au prolétariat. Nous pas plus que quiconque ne possédons une investiture
d’ordre « marxiste » nous immunisant au point de vue prolétarien. Bien au
contraire, nous avons toujours soutenu la nécessité de confronter continuellement la
valeur des notions théoriques et politiques que le parti défend, et cela par une
confrontation des expériences où la participation des masses sera d’autant plus
possible et utile que les succès contre l’ennemi auront permis de lui faire conquérir
des positions de lutte capables d’éclairer sa conscience et de permettre le
fonctionnement de ses organes de classe. Dictature du parti du prolétariat, en lieu
et place de dictature du prolétariat, permet, d’un côté, de rendre plus nette la
dénomination d’une situation qui, pourtant, s’exprime au travers de l’existence du
seul parti communiste, mais aussi de réaliser une vision complète des tâches
incombant au parti et des dangers qui apparaissent devant lui.
Dans l’état tout à fait primaire de l’expérience historique où, à quelques jours de
la chute de la Commune, Marx écrivit la « Guerre Civile en France », et où, 20 ans
plus tard, Engels rédigea sa préface, le problème du parti n’est même pas effleuré
et Lénine, reprenant la doctrine de la dictature du prolétariat, devait diriger sa
critique sur le problème central issu de la Commune : la faiblesse extrême de la
lutte contre le capitalisme et ses institutions. Dans le cadre de la « dictature de
l’État », Lénine en arrivait à concevoir le dépérissement de l’État comme devant se
vérifier par la dissociation de ce qu’Engels avait considéré être les deux branches
essentielles de l’État, à savoir : la bureaucratie et l’armée. Au surplus, Lénine,
suivant en cela Marx et plus particulièrement Engels, considérait que les mesures
édictées par la Commune au sujet de l’éligibilité et l’amovibilité des fonctionnaires
représentaient les prémisses nécessaires à la sauvegarde de la nature prolétarienne
de l’État conquis par les travailleurs.
Nous croyons attribuer le fait que Lénine se soit fait, par la suite, le partisan le
110 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
plus résolu d’un renforcement des pouvoirs de l’État soviétique dans tous les
domaines, au stade rudimentaire où se trouvait la théorie de la dictature du
prolétariat au moment même où la classe ouvrière mondiale était portée, par les
situations, à affirmer sa victoire dans le secteur russe de l’économie mondiale.
La confusion entre ces deux notions de parti et d’État est d’autant plus
préjudiciable qu’il n’existe aucune possibilité de concilier ces deux organes, alors
qu’une opposition inconciliable existe entre la nature, la fonction et les objectifs de
l’État et du parti. L’adjectif de prolétarien ne change pas la nature de l’État qui reste
un organe de contrainte économique et politique, alors que le parti est l’organe dont
le rôle est, par excellence, celui d’arriver non par la contrainte, mais par l’éducation
politique à l’émancipation des travailleurs. Si les communistes revendiquent la
nécessité de l’État dans la phase transitoire, c’est parce qu’en se basant sur une
analyse historique portant sur tous les domaines, en fonction de l’évolution
productive, ils constatent que l’heure de la victoire du prolétariat n’arrive pas quand
les prémisses ont mûri pour la fonction de la société communiste, mais que cette
heure arrive bien avant et cela en conséquence du délabrement du régime
capitaliste dans son expression mondiale. Les communistes n’ont aucune peine pour
expliquer scientifiquement que les conditions pour la victoire se réalisent
auparavant dans les pays à économie retardataire et qui présentent, par cela
même, les conditions les moins favorables à l’établissement de la société
communiste. En marxistes, ils peuvent fort bien expliquer que le déroulement de la
vie d’une société divisée en classes permettra aux bourgeoisies, disposant de
l’appareil industriel le plus riche, de manœuvrer au sein de la classe ouvrière pour
corrompre son effort destiné à créer un parti de classe, alors que dans les autres
pays désavantagés sur l’échiquier mondial, ces possibilités sont infiniment
moindres, si ce n’est inexistantes et le seul moyen s’offrant au capitalisme sera celui
de la dictature ayant pour contrepartie la possibilité d’une sélection des cadres
formant l’ossature du parti de la victoire prolétarienne. Enfin, leur vision
internationale des situations permet aux marxistes de comprendre que le régime
capitaliste s’effondre dans ses parties qui, étant les plus retardataires, sont aussi les
plus faibles, et ne peuvent absorber les progrès techniques (s’étant vérifiés ailleurs
sur un rythme plus ou moins graduel) qu’au prix de bouleversements sociaux et de
révolutions. La loi de la révolution prolétarienne n’est donc pas régie par
l’automatisme économique, mais par l’éclosion des contradictions qui briseront le
mécanisme du régime capitaliste mondial en ses chaînons les plus faibles.
extraction de plus-value aux ouvriers du moment que l’on s’est placé sur le chemin
de l’augmentation continuelle du taux de l’accumulation. Il nous semble donc que
l’on ne peut rester marxistes qu’à la seule condition de considérer que la faculté de
poser tel ou tel geste demain est conditionné par ce que nous faisons aujourd’hui.
D’autre part, ainsi nous serons inévitablement entraînés à la suite de ces mêmes
tendances économiques, politiques et historiques que, loin d’avoir combattues, nous
aurons validées par une décision programmatique du parti. Sur le même plan, nous
avons expliqué pourquoi, au sujet de l’État soviétique, le dilemme ne se pose pas en
réalité entre communisme de guerre et NEP car, dans l’une aussi bien que dans
l’autre des deux politiques économiques, les germes pouvaient se glisser (et ils s’y
sont glissés) pour fausser le mécanisme économique en le faisant rouler au
désavantage des intérêts immédiats et historiques du prolétariat.
Pour terminer ce bref rappel des notions centrales que nous avons développées
précédemment, nous marquerons que la nécessité de préciser la formule générale
de « dictature du prolétariat » est une condition de tout premier ordre pour clarifier
le problème, si complexe, de l’État prolétarien, puisque l’expérience russe nous
prouve qu’elle ne s’est épanouie qu’au travers d’une dictature de l’État et cela après
que les travaux théoriques de Lénine eussent révélé les erreurs de la Commune,
l’insuffisance de cette fermeté nécessaire à la vie de l’État ouvrier dans ses
différentes manifestations, sans que ses travaux puissent entamer le problème
essentiel — à notre avis — celui du parti, de son action, des bases mêmes où il doit
s’asseoir pour s’acquitter de son rôle dans l’intérêt de la révolution mondiale.
S’il est vrai que le syndicat est menacé dès sa fondation de devenir l’instrument
des courants opportunistes, cela est d’autant plus vrai pour l’État dont la nature
même est d’enrayer les intérêts des masses travailleuses pour permettre la
sauvegarde d’un régime d’exploitation de classe, ou pour menacer, après la victoire
du prolétariat, de donner vie à des stratifications sociales s’opposant toujours
davantage à la mission libératrice du prolétariat. Toutefois, il ne peut être question
de se passer de cet instrument avant que la technique de production n’aura permis,
avec la possibilité de la pleine satisfaction des producteurs, de passer à la
destruction définitive des classes. Si, au cours de la vague révolutionnaire mondiale
qui a permis au prolétariat d’un certain pays de prendre le pouvoir, l’État ouvrier se
trouve, par la force même des situations révolutionnaires, devoir mettre au second
plan les questions économiques pour apparaître comme un instrument donné de la
lutte du prolétariat qui marche à l’écrasement du capitalisme mondial, il n’en est
nullement de même pour la seconde phase où l’assaut de la classe ouvrière
mondiale ayant été brisé momentanément par le capitalisme, une période s’ouvre
où il faudra non se jeter à l’aventure et livrer bataille à l’ennemi dans des conditions
devenues provisoirement défavorables, mais résoudre tous les problèmes
économiques et politiques propres à cette phase d’attente d’une nouvelle poussée
révolutionnaire de la classe ouvrière mondiale. Les problèmes de la vie de la
dictature du prolétariat, déjà très importants au début de la révolution, deviendront
extrêmement plus compliqués du fait de la modification de la conjoncture de la lutte
de classe internationale.
Dictature du parti ne peut devenir, par souci d’un schéma logique, imposition à
la classe ouvrière des solutions arrêtées par le parti, ne peut surtout pas signifier
que le parti puisse s’appuyer sur les organes répressifs de l’État pour éteindre toute
voix discordante en se basant sur l’axiome que toute critique, toute position
provenant d’autres courants ouvriers est, par cela même, contre-révolutionnaire,
ou, en germe, un attentat au pouvoir prolétarien, ou bien enfin une possibilité qui
s’ouvre pour l’ennemi de se frayer un chemin au travers de la division de la classe
ouvrière résultant d’une lutte de tendance, ou de fractions. Dictature du parti
communiste ne peut signifier autre chose qu’affirmation claire d’un effort, d’une
tentative historique que va faire le parti de la classe ouvrière. Ce parti ne posera
pas comme un axiome que tout ce qu’il fera est juste pour le prolétariat, ou que
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 115
c’est seulement de son sein que surgiront les solutions valables pour la cause
révolutionnaire. Par contre, ce parti proclamera sa candidature pour représenter
l’ensemble de la classe ouvrière dans le cours compliqué de son évolution en vue
d’atteindre — sous la direction de l’Internationale — le but final de la révolution
mondiale. Encore faut-il que les supports de classe existent et puissent agir dans
leur pleine ampleur, sans le moindre obstacle venant des organes répressifs de
l’État. Ainsi, le chemin spécifique où peut s’effectuer et s’épancher ensuite la
conscience de classe des ouvriers est celui de la lutte pour les revendications
immédiates qui constituent, d’autre part, un correctif indispensable pour retenir
l’État dans les rails de la révolution prolétarienne. Les organisations syndicales
représentent donc, à notre avis, un des supports essentiels pour l’œuvre du parti.
En leur sein, les prémisses nécessaires pour faire confluer l’activité déterminée
autour de la sauvegarde des intérêts immédiats des ouvriers vers les intérêts
historiques et finaux du prolétariat consistent dans la construction des fractions
politiques qui doivent être reconnues non seulement pour le parti communiste, mais
aussi pour tous les autres courants agissant au sein de la masse, qu’ils soient
anarchistes ou socialistes.
Ici nous voulons rencontrer de suite une réponse polémique qui semblerait
devoir détruire toute notre argumentation. Si l’on reconnaît la faculté aux
anarchistes ou aux socialistes de construire leurs fractions au sein des syndicats,
d’avoir, à cet effet, une presse, un réseau d’organisation, pourquoi ne leur donne-t-
on pas la possibilité de former des partis ? Et, dans ce cas, où va donc la théorie de
la dictature du prolétariat ? Ou bien encore, pourrait-on nous dire : les fractions au
sein des syndicats sont en même temps des organismes politiques et même, si on
ne leur donne pas la possibilité de former d’autres partis hors le parti communiste,
nous ne serions plus dans la période de la dictature du parti communiste, puisqu’il
existerait déjà des organisations au sein des syndicats, expressions médiates ou
immédiates des partis politiques. Nous avons déjà dit que l’idée même de la période
de transition ne permet pas d’arriver à des notions toutes finies et que nous devrons
admettre que les contradictions existant à la base même de l’expérience que va
faire le prolétariat se reflètent dans la constitution de l’État ouvrier. Si le syndicat
est reconnu comme un instrument nécessaire, même en période de transition, il est
évident que ce syndicat ne peut vivre qu’à la condition qu’y soit tolérée la plus
ample liberté de discussion entre tous ses membres et aussi la construction des
seuls organismes pouvant refléter les idées des ouvriers, à savoir les fractions
syndicales. Et dans le domaine des fractions syndicales, le parti ne devrait pas avoir,
dans la Constitution, plus de droits que n’importe quel autre courant agissant au
sein des ouvriers. Si l’on posait le problème en fonction du fait que les communistes
ont l’État dans leurs mains, il s’ensuivrait inévitablement que leur position au sein
des syndicats deviendrait en réalité monopoliste et qu’il serait puéril d’affirmer dans
la Constitution que les organes de la répression de l’État ne peuvent intervenir en
aucune des questions surgissant dans les syndicats. Ainsi l’on en arriverait non pas
seulement à détruire notre argumentation, mais à anéantir toute possibilité de
déterminer, dans n’importe quelle direction, des sauvegardes politiques : tout
devant finir en une inévitable dégénérescence de l’action du prolétariat ou de son
parti.
Le maintien des fractions au sein des syndicats se justifie donc par la nécessité
116 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
La thèse de Rosa contre les bolcheviks affirmant que même les institutions
parlementaires reflètent, aux moments révolutionnaires, les intérêts du prolétariat
et peuvent même servir ce dernier, est pleinement controuvée par les événements
que Rosa n’eut malheureusement pas la possibilité de vivre (pour le grand bien de
ses détracteurs actuels qui auraient ainsi perdu la possibilité de lutter contre le
« léninisme » en vue d’ébaucher le « luxembourgisme », nouveau canal pour la
corruption de la classe ouvrière). En effet, dans l’immédiat après-guerre, nous
avons vu que la seule voie qui restait au capitalisme pour briser l’attaque
révolutionnaire des ouvriers, c’était justement d’étendre à l’impossible la peau de sa
domination parlementaire pour y attirer les ouvriers, lesquels, étourdis par les
concerts des Assemblées Constituantes, furent ainsi détournés de leur chemin, qui
ne pouvait aboutir qu’à la condition de briser ces institutions bourgeoises. Au
surplus, en Hongrie, même après la victoire sur la bourgeoisie, c’est bien le recours
aux procédés parlementaires du partage du pouvoir avec la social-démocratie qui
est à la base de la victoire de la contre-révolution capitaliste. Les Parlements et les
Constituantes pouvaient être utiles pour les révolutions bourgeoises devant
construire leur édifice de classe et devant dissimuler aux masses la réalité de la
lutte des classes pour leur faire croire que leurs intérêts et leurs volontés allaient
enfin triompher. Il en est tout autrement pour le prolétariat qui n’a rien à dissimuler,
qui peut ouvertement affirmer que c’est seulement une minorité (son parti) qui l’a
guidé à la victoire et que c’est seulement dans la longue voie du progrès de la
révolution mondiale qu’il sera possible d’habiliter la majorité et l’entièreté des
masses à s’acquitter de la mission historique qui leur incombe.
la portant à sa perfection en se basant sur le fait que l’obstacle représenté par les
intérêts du capitalisme aurait disparu après son renversement. Ce qui empêche la
structure parlementaire de guider l’évolution historique, c’est la considération
fondamentale que la classe ne se configure nullement à l’image des volontés
s’exprimant par le vote à n’importe quel degré, mais dans le domaine productif.
jusqu’à l’impossibilité d’établir une position d’égalité parmi tous les membres de la
société quant aux besoins eux-mêmes ; l’héritage séculaire des régimes de
domination de classe fait que du paysan à l’ouvrier manuel, jusqu’à l’ouvrier
spécialisé, toute une gamme existe et les parties des travailleurs qui ont toujours
été les plus exploitées ne peuvent même pas parvenir à percevoir l’horizon des
besoins plus étendus que connaissent les parties les plus élevées, alors qu’elles se
trouvent dans l’impossibilité morale, intellectuelle et physique de pouvoir en jouir.
Enfin, la thèse que nous avons déjà rappelée sur l’inexistence des possibilités d’une
égalité dans le vote tant que l’évolution productive ne nous aura pas permis de
détruire les classes, et sur le caractère superfétatoire des élections dans la société
communiste, doit être toujours considérée comme valable, même après la victoire
du prolétariat. Ce dernier se devra de ne pas leurrer les travailleurs et de ne pas se
leurrer lui-même ; s’il fait recours au système électif dans ses organisations, c’est
parce qu’aucun autre procédé ne lui est offert et que, au surplus, quant au
fonctionnement définitif de ses organes de défense et de lutte, c’est le mécanisme
des cadres faisant apparaître et agir des minorités qui peuvent en être capables qui
assurera le fonctionnement, la vie et la victoire de sa classe et nullement le principe
démocratique et électif.
Il nous reste maintenant à réfuter un argument qui semble avoir une grande
importance et qui consiste à s’interdire tout effort d’élaboration idéologique
puisqu’au fond, du moment que l’État a été fondé et que celui-ci se trouve aux
mains du parti dont on a justifié la dictature, il serait inévitable que ce parti, ou sa
direction, aient recours à tous les moyens de la répression pour garder le pouvoir, et
cela en se situant progressivement dans le cours qui mène non au triomphe de la
révolution mondiale, mais à la consolidation du régime capitaliste. Nous avons déjà
expliqué que l’affirmation : tout le mal vient de la fondation de l’État, rien ne sera
fait tant qu’on n’aura pas supprimé l’État ; ou celle-ci : tout le mal vient de ce qu’on
ne permet pas aux travailleurs de disposer des moyens de production, que ces deux
affirmations reposent sur une équivoque historique, puisque les conditions
fondamentales pour l’anéantissement de l’État et de l’habilitation des travailleurs à
gérer la société ne se présentent pas au travers de la victoire insurrectionnelle en
un pays, mais qu’elles se trouvent au terme du processus du triomphe de la
révolution mondiale, ce qui est l’expression politique d’une élévation de la technique
de production capable de jeter les bases réelles de la société communiste.
Le prolétariat ne peut évidemment pas inventer les conditions historiques qui lui
permettraient de passer immédiatement à la destruction de l’État ou de laisser
s’épancher une conscience historique des ouvriers s’étendant à toute leur classe et
non seulement à une minorité d’entre eux. Par contre, le prolétariat, conscient de la
nature contradictoire du processus de la révolution mondiale, peut ériger des
bastions idéologiques, politiques, capables de ne pas le rendre prisonnier de l’État et
de l’ennemi capitaliste, mais de jalonner la route de la victoire internationale pour la
fondation de la société communiste. Tout autant qu’il a été capable de construire,
au sein même de la société capitaliste, les organes qui l’ont conduit à la victoire
insurrectionnelle, il pourra construire les organes qui lui permettront de ne pas être
la proie de l’État qu’il est forcé de supporter, de ne pas être vaincu par le
capitalisme mondial. Pas de fatalisme ou d’optimisme (l’État prolétarien conférerait
un cachet communiste à n’importe quel geste), ni pessimisme (le prolétariat ne
pouvant être que ligoté par le mécanisme de l’État). Sur la base de l’expérience de
la révolution bourgeoise de 1789-93, Marx et Engels ont dressé les premières idées
de la dictature du prolétariat. Sur la base de la Commune, Marx et Engels, Lénine
ensuite — se basant aussi sur 1905 — purent établir une première critique de
l’expérience de 1871 pour en arriver à la conclusion de la nécessité de la destruction
120 Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État
Nous basant sur les principes marxistes, nous avons repoussé toute solution se
trouvant dans la direction d’un élargissement du mécanisme de la démocratie, en
tenant compte de la considération fondamentale que le vote ne peut représenter
que l’expression d’un lien, d’une sujétion tant que les classes existent. C’est dans
une toute autre orientation que nous avons cherché la solution et indiqué des
solutions. C’est dans l’établissement de garanties pour la vie et le développement
des organismes de classe du prolétariat, ceux inhérents à la défense des intérêts
immédiats (les syndicats) aussi bien que les intérêts finaux de la classe ouvrière : le
parti. Si nous sommes pour la constitution des fractions syndicales des différents
courants politiques et non pour l’élévation de ces courants jusqu’au rang du parti,
c’est parce que cette dernière idée procède de l’institution d’un régime
démocratique et que nous estimons ce dernier foncièrement hostile au
développement de la mission historique du prolétariat ; si nous revendiquons la
liberté de la constitution des fractions syndicales, c’est parce que ces dernières se
rapportent à un organisme que nous considérons indispensable à la mission du
prolétariat, aussi bien qu’à freiner les tendances de l’État à s’échapper des mains du
prolétariat tout en ne bouleversant pas les bases d’un régime qui peut continuer de
se prévaloir des principes de la socialisation des moyens de production tout en
s'insérant dans le mécanisme du capitalisme mondial. Admettre la nécessité du
syndicat, c’est aussi admettre la nécessité de la fraction syndicale et la mise sur un
pied d’égalité, en leur sein, du parti communiste et des autres courants agissant au
sein des masses.
Quant aux soviets, nous n’hésitons pas à affirmer, pour les considérations déjà
données au sujet du mécanisme démocratique, que s’ils ont une importance énorme
dans la première phase de la révolution, celle de la guerre civile pour abattre le
régime capitaliste, par la suite ils perdront beaucoup de leur importance primitive,
le prolétariat ne pouvant pas trouver en eux des organes capables d’accompagner
sa mission pour le triomphe de la révolution mondiale (cette tâche revenant au parti
et à l’Internationale prolétarienne), ni la tâche de la défense de ses intérêts
immédiats (cela ne pouvant être réalisé qu’au travers des syndicats dont il ne s’agit
nullement de fausser la nature en en faisant des chaînons de l’État). Dans la
Ottorino Perrone — Parti — Internationale - État 121
Quant au parti lui-même, qu’il nous suffise d’insister que notre considération
fondamentale, qui voit en lui le pilier de la dictature du prolétariat, ne nous
empêche nullement de revendiquer la possibilité — sanctionnée au point de vue
programmatique — de constituer des fractions en son sein. Il est évident que le fait
même de la constitution d’une fraction au sein du parti représente un danger quant
à l’achèvement de la mission du prolétariat. Mais nous persistons à penser que,
même sans la constitution de la fraction, ce danger se présenterait et que, par
contre, la fondation de cet organisme représente la seule voie pouvant permettre,
en définitive, le salut du parti et peut exprimer les tendances historiques du
prolétariat qui réagit contre les déviations de l’organisation du parti ou de sa
majorité.
Nous sommes arrivés au bout de notre effort avec la pleine conscience de notre
infériorité en face de l’étendue du problème qui était devant nous. Nous osons
toutefois affirmer qu’une cohérence ferme existe entre toutes les considérations
théoriques et politiques que nous avons traitées dans les différents chapitres. Peut-
être cette cohérence pourra-t-elle représenter une condition favorable à
l’établissement d’une polémique internationale qui, prenant pour base notre étude,
ou l’étude d’autres courants communistes, en arrive enfin à provoquer un échange
de vues, une polémique serrée, une tentative d’élaboration du programme de la
dictature du prolétariat de demain qui, tout en étant incapable d’atteindre la
hauteur que les gigantesques sacrifices du prolétariat de tous les pays ont effectué,
tout en ne pouvant pas se mesurer avec les tâches grandioses de l’avenir de la
classe ouvrière, en arrive tout de même à représenter un pas vers cette direction ;
un pas nécessaire, un pas qui, si nous ne le franchissions pas, nous mettrait demain
devant les pires responsabilités, dans l’incapacité de donner une théorie
révolutionnaire aux ouvriers reprenant à nouveau les armes pour leur victoire contre
l’ennemi.