Catalogue Mutations, Actar, 2000. François Chaslin. Rem Koolhaas, vous êtes un architecte et quelque chose comme un théoricien ou un idéologue. C'est lui que nous rencontrons aujourd'hui, celui qui s'efforce de comprendre le monde et son évolution avant de prétendre le façonner, le plier à une géométrie, à une esthétique, une rationalité ou une poétique, ce qui est l'attitude traditionnelle et peut-être la responsabilité de l'architecte. On se demande si vous lisez le monde tel qu'il est effectivement, ou si vous ne le lisez pas en l'esthétisant à outrance, en soumettant vos questions à des hypothèses trop radicales et spectaculaires pour être vraiment crédibles. Nous en reparlerons. Aujourd'hui, vous travaillez sur les grandes mutations de la société et de la ville, notamment au sein d'un séminaire que vous conduisez à l'université de Harvard. Vous annoncez périodiquement que l'urbanisme vit ses dernières heures, que sa mort est programmée en raison de "la résistance qu'il oppose aux phénomènes observés et du retard qu'il prend à les mesurer". Ce jugement à l’encontre d’une discipline bien plus que centenaire, diverse dans ses approches et ses méthodes, paraît sévère. Rem Koolhaas. Dans tout ce que je fais, et dans ce que je dis, il y a une part de rhétorique, de jeu et de provocation. Je prétends rarement à la parfaite objectivité. Mes analyses offrent une composante de manifeste, et toujours un mélange de réflexion rétroactive et de démarche prospective. Cela suppose que je ne sois ni particulièrement sévère ni pessimiste face à une profession à laquelle il revient, en effet, de comprendre la formation des villes, de l’analyser et de les transformer. Mais je suis convaincu de ce que l’urbanisme tel qu’il est pensé aujourd’hui n’est plus tenable, car il suppose des systèmes de maîtrise et de contrôle des phénomènes qui n’existent plus. Cette incapacité présente divers aspects. Le plus important est peut-être dans cet écart entre la conception de leur rôle qui anime les professionnels (qui se considèrent traditionnellement comme représentant la chose publique et la volonté collective) et ce que nous vivons maintenant, une logique totalement opposée, celle du marché qui, par définition, ne laisse aucune place à ce genre de préoccupations. Là-dessus se greffe le scepticisme qui règne aujourd'hui presque universel face à la modernisation (qui n’est plus considérée comme une source de progrès),
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scepticisme qui se double d’une incertitude quant à notre aptitude à en contrôler les mouvements. Et il y a d’autres explications. D’abord le fait que le cadre intellectuel, le vocabulaire, les valeurs et les références les plus intimes de nos professions sont très anciens, souvent bimillénaires. Ils sont impropres à saisir les événements qui se déroulent, cette accélération des choses qui fait que toute action qui prétendrait régulariser le développement urbain selon des critères esthétiques, sociaux ou éthiques est vouée à l’échec. Aucune activité de composition formelle, aucune ambition de composition urbaine ne tient le choc face à une telle accélération des phénomènes, alors que tant de changements interviennent dans un temps raccourci. C’est donc l’ensemble les valeurs anciennes, devenu inopérant et contre-productif, qui ne fonctionne plus et qui, aujourd’hui, paralyse ceux qui doivent penser la ville. Un peu comme si nous, professionnels, étions programmés pour freiner tout ce qui arrive et dont nous savons bien que le triomphe est inéluctable. Notre culture d’architectes se hérisse et nous dresse face à ces nouveaux paysages des mégalopoles mondiales, notamment asiatiques. Nous n’y voyons que laideur, abandon et échec, et nous en souffrons. Echec formel, échec fonctionnel, échec du social, échec dans le sentiment même de notre incapacité à maîtriser les processus, échec de cohérence, échec dans la qualité propre de chacune des constructions, échec partout. Nos métiers ne savent comment se consoler des ambitions perdues. FCh. Vous revendiquez ce que les scientifiques appellent depuis vingt ou vingt-cinq ans un changement de paradigme. Un monde entier basculerait et nous forcerait à reformuler nos pensées, très profondément. RK. C’est dans ce sens que portent mes efforts. Comprendre cette rupture, ce changement de la condition urbaine. C'est le champ même de nos interventions qui a changé, davantage peut-être que nos paradigmes, qui sont longs à se mettre en place. FCh. Ce type de révision radicale s’est produit plusieurs fois dans l’histoire des pensées urbanistiques. Déjà dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, puis au début de celui-ci, et dans l’après-guerre avec le triomphe du rationalisme, et encore dans les années soixante-dix au moment du postmodernisme et des visions typomorphologiques et historicistes. Ce n’est pas une chose nouvelle. Le point de vue des urbanistes quant à la fabrication de la forme urbaine ne vous paraît plus viable. Mais cela ne prouve pas que leur discipline ne puisse retrouver de nouvelles bases, plus adaptées aux réalités. D’ailleurs, elle s’en préoccupe sérieusement. Dans le monde entier, on multiplie recherches
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ou colloques sur ce qu’en France, par exemple, on désigne comme la ville "émergente". RK. Mais les professionnels ne vont pas assez loin dans l’observation lucide des phénomènes. Surtout, ils n’en tirent pas les conséquences qui conviendraient pour appréhender le futur de nos propres cultures et pour réviser de fond en comble les modalités de leurs actions. FCh. Vous exposez qu'il faut d'abord regarder, fuir les a priori, et ne "pas trop chercher de réponses". Est-il vraiment possible, pour ces praticiens, de ne pas chercher les réponses alors même qu’ils portent en eux (comme par automatisme et souvent inconsciemment) des tas de réponses, ou de réflexes? RK. Nous avons réussi à l'OMA, dans les dernières années, à séparer d’une façon radicale (presque schizophrénique) travaux spéculatifs, projets et démarches d’observateurs ou d’interprètes. L’architecte agit sur des bases absurdes. A chaque fois qu’il est appelé à se prononcer sur telle ou telle situation, il croit devoir la modifier complètement. Incapable de la laisser telle quelle, ou de commencer par l'analyser, il est emporté par une espèce d’activité bestiale qui suppose la nécessité d'une transformation et le désigne comme véhicule du changement. J'ai donc voulu découpler clairement nos deux activités, et ménager dans la vie de notre agence une sorte de droit d’abstention, une liberté d'analyser, voir et comprendre, sans que cela ait nécessairement de répercussion professionnelle. FCh. Que ces recherches aient un rapport avec votre propre activité et vos propositions d’urbaniste, c’est manifeste. Que votre projet d’Euralille ait un rapport avec ces hypothèses, et qu'il soit notamment une tentative de rendre compte de la culture de la congestion, des flux circulatoire et des réseaux, c'est évident. Mais ils est plus difficile de comprendre jusqu’à quel point ces menées théoriques nourrissent votre production proprement architecturale, ce travail sophistiqué, très élégant, dont témoignent, par exemple, vos villas et vos réalisations de petite échelle, un travail joueur et presque maniériste. Y a-t-il une relation entre cette activité d’observation du monde, ce travail de commentaire, et l’esthétique de vos villas? RK. C’est difficile à dire. Il y a toute une série de questions auxquelles j’ai chaque jour plus de mal à répondre et je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour expliquer comment nous travaillons. Nous tenons à maintenir dans notre activité un domaine inconscient. Si nous avions sans cesse à l’esprit le fait que, même dans nos plus petits bâtiments, il y pourrait y avoir une dimension critique, le métier deviendrait infernal. Ce que je peux dire, c’est que l’ensemble de nos préoccupations se trouve d’une manière ou
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d’une autre présent au tréfonds de chacun de nos projets. Evidemment, on pourrait lire la maison de Bordeaux comme une maison avec une infrastructure urbaine, comme un mélange, la rencontre entre un élément vraiment domestique et un monde plus mécanique. Mais j’hésite à expliquer ces caractéristiques par une obsession de l’urbanisme. Il y a par contre des bâtiments d’une échelle sensiblement plus grande où nous-mêmes avions l’impression d’être plus urbanistes qu’architectes. Pour ce qui est du palais Congrexpo à Lille ou du projet de la bibliothèque de Jussieu, nous avions adopté une approche urbaine, avec tout ce que cela implique en termes d’ouverture des possibles, plutôt qu’architecturale, laquelle suppose pour moi une définition précise des choses et l'intention d'en contrôler ultérieurement jusqu'aux moindres détails. Ce que nous avons fait, dans presque tous nos projets, c’est que nous avons utilisé l’urbain contre l’architectural, pour le vivifier. FCh. Mais si l’on prend une petite maison, comme la villa Dall’Ava à Saint-Cloud, on lui découvre une allure désarticulée et syncopée qui pourrait être tenue, à certains égards, pour un reflet de l'état du monde ou au moins du regard que vous portez sur le monde, et pour sa transcription en termes esthétiques. RK. Sur ce type de questions, l’opinion des critiques importe plus que ma propre réponse. C’est à eux d’en juger et d’interpréter notre travail. FCh. Nous sommes dans une période d'explosion extraordinaire du phénomène urbain. Et paradoxalement de creux théorique, de panique peut-être devant l’ampleur des enjeux et le caractère déroutant des changements. Mais la course à la théorie est très engagée et toutes sortes de disciplines, depuis plusieurs années, se plongent dans l’analyse de cette ville émergente ou de l'apparent chaos qui semble gouverner aujourd’hui les phénomènes urbains. Toute explication ancienne se défait. La dernière grande mobilisation volontariste, parmi les architectes, a été celle du postmodernisme européen, au milieu des années soixante et dans la décennie qui a suivi. C’était un effort pour élaborer des instruments de lecture de la ville historique et une ultime tentative d’en poursuivre la fabrication. Comme si la rupture moderne n'avait pas existé, ailleurs que dans l'idéologie et dans les formes, comme si la sociabilité elle- même n'était pas bouleversée, comme si de rien n'était. Trente ans plus tard, nous voici à mille lieux de ces problématiques-là. Vous avez été parmi les premiers à prendre ces questions à bras le corps, d'une façon radicale et délibérée. Ces mutations, beaucoup de gens se demandent si vous en êtes un simple explorateur, un annonciateur, ou si vous vous en faîtes l'avocat. Si vous vous contentez d’en être l'observateur lucide, ou si vous prétendez en devenir le
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prophète. Avouez que ces mutations vous fascinent et que vous leur trouvez une certaine beauté, un caractère excitant. RK. Je joue probablement tout à tour ces divers rôles, selon le contexte. Il s'agit d'un engagement pour une certaine transformation des villes mais aussi d'une volonté de réduire en miettes certaines conceptions occidentales, de révéler quelles potentialités existent dans des conditions urbaines qu'un regard hâtif jugerait dégradées ou compromises, comme l’urbanisation chinoise ou celle de Singapour. Deux mobiles me conduisent : l’intérêt que j’éprouve à saisir ces transformations, à les voir se dérouler, à les comprendre, et le plaisir que j’aurais à détruire certaines perspectives intellectuelles qui me semblent devoir être condamnées. L'un des problèmes de notre profession réside dans toutes ces supposées valeurs qui nous mènent à refuser systématiquement, a priori, tout ce qui se passe. Mon travail vise notamment à nous libérer de cette obligation. FCh. On sent chez beaucoup de nos contemporains une fascination devant ces phénomènes de rapide transformation. Même un urbaniste de culture traditionnelle appréciera un film rendant compte des paysages de Hong Kong ou du Japon moderne, ou à lire un roman qui reflète un certain état des villes, voire leur dégradation. Il y trouvera la matière d’une jouissance esthétique. Cette exploration artistique ou documentaire de territoires en mutation est l'un des registres préférés de l'époque. Nous en avons soif mais nous la refoulons dans nos approches professionnelles. Il y a peu de spécialistes qui s’avoueraient à eux-mêmes les qualités spatiales, humaines, oniriques de ces formes urbaines. Il y a un dévoilement à accomplir, et peut-être un effort de sincérité. Nos contemporains ne voient pas comme les photographes, comme les écrivains ou comme les artistes voient. Ou comme voit chacun d’entre nous, dès lors que nous voyageons, ou dès lors que nous sommes les spectateurs d’un film. RK. Il est évident que l’on trouve maintenant partout, chez chacun, la compréhension de ces phénomènes. Mais il existe pourtant une masse de connaissances qui demeurent inaccessibles à notre compréhension et à nos actions d’architectes. Cette espèce de déconnexion fondamentale traduit le super ego de la profession, un mécanisme moral plus ou moins réfléchi qui exclut que nous puissions participer à ces mouvements de la société contemporaine. FCh. Commençons, si vous le voulez bien, par une rapide rétrospective. Dans vos premiers travaux, vos projets théoriques du tout début des années soixante-dix, on repérait diverses sources, notamment certaines inspirations sadiennes et surréalistes (collage sur le mode du cadavre exquis, paranoïa critique, nous y reviendrons). Ces inspirations côtoyaient de fréquentes références à Nietzsche, au
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renversement des valeurs établies, une invitation tacite plus qu’explicite à penser "par-delà bien et mal". Mais ce n’était jamais de manière ouverte et vous n’avez jamais, à ma connaissance, renvoyé à telle ou telle thèse de Nietzsche. Pourtant, sa position philosophique est présente chez vous. RK. Qu'il faille ou non affirmer ses sources est une question que je me suis posée très tôt. J’étais attiré par les gens comme Charles Jencks ou Kenneth Frampton, très préoccupés par leurs lectures, et dont le travail fonde sur des références explicites. Et j’ai trouvé leur démarche erronée; je n'ai jamais été impressionné par leurs lectures, même si je l'étais par leur travail critique. Il y a souvent une relation abusive, en architecture, entre la lecture que l’on fait des différentes sources et les conséquences que l’on en tire. Pour m’éviter ces travers, j’ai revendiqué le droit à m’inspirer de telle ou telle pensée, sans être obligé de le faire de manière affichée. FCh. Mais lisez-vous de la philosophie, ou bien en avez-vous lu dans certaines périodes de votre vie? RK. Oui, simplement parce que je lis tout. FCh. Donc, vous avez lu Nietzsche? RK. Oui. FCh. Mais son œuvre ne figure pas sur votre table de chevet. RK. Non, mais elle est bien là. Une autre raison pour ne pas être explicite dans l’évocation de mes références, c’est que cela me permet de manipuler plus aisément, manipuler ce que j'appellerais le matériau génétique de ces diverses sources. FCh. Parmi ces sources, je ne pense pas qu'il y ait Heidegger. RK. Non, en effet. FCh. Ni Christian Norberg-Schulz, heideggerien tardif, et son génie des lieux. RK. Non. Sauf qu’il y existe pour moi des sources positives, et des négatives. L’univers heideggerien m’inspire une sorte d’angoisse. Je le trouve très malsain, mais il peut être aussi une occasion d'inspiration. Peut-être. FCh. Il y a plus de vingt ans déjà, dans New York Délire, qui était à la fois une recherche historique et une sorte de fiction dédiée à Manhattan que vous qualifiiez de "capitale de la crise permanente", vous faisiez l'apologie de la crise. En ces années-là, faire l’apologie de la crise était chose nouvelle. Le livre se présentait comme le manifeste rétroactif (posthume en quelque sorte) d'un processus urbanistique "sans retenue" et par là même fascinant qui aurait toujours été refoulé bien qu’ayant inspiré une
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véritable "extase" à ses spectateurs, à ses contemporains, aux gens qui le vivaient directement (il n’est que de voir le nombre extraordinaire de cartes postales de Manhattan éditées dans les années vingt, que vous collectionnez d’ailleurs). Ce processus grandiose et stimulant aurait été occulté par la pensée architecturale. Cette volonté de dévoiler, de montrer et d'accepter, d'aimer peut-être ce qui est, constitue chez vous un thème récurrent. La vérité de ce qui est, de ce que chacun vit comme prodigieux mais que les architectes ne veulent pas voir. Ce qui est partout, flagrant, irrépressible, mais que personne, et surtout pas les professionnels, ne veut admettre et encore moins tenir pour positif. C’est une démarche presque méthodologique. Vous vous proposez de voir pour les contemporains, et de leur désigner ce que vous avez vu, comme Le Corbusier au tout début des années vingt lorsqu’il incriminait dans l’Esprit nouveau "des yeux qui ne voient pas". RK. Je n'ai pas le même type d’ambition pédagogique. Ce n’est pas chez moi une opération didactique, plutôt une façon de susciter une autre lecture. Chez Le Corbusier, il s’agissait vraiment d'une obligation, il fallait témoigner d’un autre monde et convaincre. Chez nous, il n’y a pas cette inquiétude. Nous présentons l’état des choses, on pourra l’accepter ou non. Il n’y a dans nos intentions aucune dimension moraliste ou didactique. FCh. Parce que la fin de ce siècle est plus désabusée, moins programmatique, et moins bâtisseuse d’idéaux. Le Corbusier espérait contribuer à ce que s'établisse un monde rationnel, à l’image de ses spéculations intellectuelles. RK. Pas seulement. Je pense notre stratégie plus habile parce qu’on adhère plus volontiers à une opinion lorsqu'on on est invité à la pénétrer d’une manière séduisante, plutôt que sur un mode trop polémique et du ton d'un donneur de leçons. FCh. D’où ces jeux, ces paradoxes, ces slogans et ces démarches parfois plus poétiques que vraiment didactiques. New York Délire annonçait un plan pour une "culture de la congestion", culture que vous avez plus tard tenté de mettre en œuvre. De quoi s'agissait-il? RK. Tous les projets d’urbanisme que je connaissais à l’époque s’attachaient à réduire, voire à démanteler la complexité fondamentale des choses. Il s’agissait de prendre à part chaque niveau de problèmes, d’organiser les flux sur plusieurs strates, de prétendre que tout ce qui était complexe constituait une espèce de nœud gordien qu’il fallait trancher. Nous avons adopté une position plus positive, affirmant qu'il ne fallait pas défaire cette contradiction, cette complexité, mais au contraire l’exacerber".
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FCh. Fallait-il du même coup exacerber la rythmique du monde, son battement? Les grands sociologues de la fin du siècle passé, comme Georg Simmel, ont insisté sur le rythme particulier du monde moderne et de la grande ville en général, sur l'intensification de la vie nerveuse qui en naissait. RK. Je ne l’avais pas pensé exactement en ces termes, mais il y a un peu de ça. FCh. Il y a une quinzaine d'années, comme beaucoup de contemporains, et pas seulement parmi les architectes, vous donniez volontiers dans un certain jargon scientiste, scientiste plutôt que scientifique. Vous empruntiez par exemple à la physique moderne la notion de saut quantique. Ce trait, assez caractéristique des années quatre-vingt, accompagnait le mouvement de découverte des théories du chaos, des fractals et de la complexité en général, théories d’ailleurs suffisamment confuses pour que les scientifiques en débattent encore. Votre regard sur le chaos a-t-il changé, maintenant qu'il s'est établi de manière si universelle, si visible et qu'il est presque universellement admis? RK. En fait, j’ai très peu parlé de chaos, mais surtout de notre incapacité à pleinement participer à ce domaine de discussion. Et je suis rétrospectivement toujours étonné que l’on m’associe à ces démarches alors que je pense ne rien avoir à y faire. Je n’en ai jamais été l’avocat, et c’est une de ces lectures un peu bizarres que les gens font de mon parcours. FCh. Quand même, vous vous êtes souvent référé au saut quantique, cette théorie de Max Planck. RK. Oui, mais ça n’a rien à faire avec le chaos. FCh. Il y a eu cette curiosité simultanée pour Heisenberg, Max Planck, le chaos, toutes théories qui ont été découvertes en même temps par nos milieux intellectuels. Et pas seulement par les architectes, mais aussi bien par les philosophes, les artistes, les écrivains. Tout le monde s’est rué dessus comme sur une nouvelle explication, ou plutôt une nouvelle description du monde. RK. Je pense que l'on gagne à être précis et, à l’école, j’étais orienté sur les mathématiques et la physique plutôt que vers des domaines plus culturels. FCh. Votre position quant au contexte vous est souvent reprochée. Essentiellement à cause du slogan "fuck context". Il se trouve qu'à un certain moment, particulièrement en France, le contexte a constitué la seule dimension susceptible de réconcilier les diverses tendances architecturales. Dans un milieu hétérogène et éclectique, dont les doctrines cohabitaient tant bien que mal, il y avait
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un seul mot d'ordre sur lequel les gens s’accordaient : "Sauvegardons le contexte". S'agissait-il du contexte physique, naturel ou urbain, ou bien du contexte historique? On ne savait pas exactement. Et Jean Nouvel pouvait s’en réclamer aussi bien qu’un architecte traditionaliste, pour des raisons évidemment différentes. Votre slogan était-il une réaction polémique, dans ce moment particulièrement contextualiste des mentalités architecturales, ou bien en faites-vous aujourd'hui encore un principe? RK. Ce n’est pas la question. J’ai utilisé cette formule dans un article particulier, celui sur les gros bâtiments, bigness. Ce qui est bizarre, et vraiment paradoxal, c’est que le slogan a toujours été pris hors du contexte dans lequel il avait été écrit. Il faut se rapporter à son contexte pour comprendre "fuck context". Je disais que, dans certains cas, il n’y a tout simplement pas de relation possible entre ce qui est nouveau et ce qui existe. Et qu’en plus, ce qui existe n’a pas toujours de qualité particulière et qu’il faut donc se réserver la liberté d’avoir une attitude flexible, au cas par cas. Il y a des situations où l’on peut prendre en compte le contexte, et même lui rendre hommage. Et d’autres fois où il vaut mieux l’ignorer. Ce qui n’était qu'un élément parmi d'autres dans un ensemble de réflexions plus complet a servi en France, d’une manière trop commode, à caricaturer notre travail et permis de déclarer qu'il fallait cesser de prendre au sérieux ce type qui appelait à brutaliser le contexte. FCh. Je me souviens qu'en 1998, lorsque a été inaugurée la maison de Bordeaux, certains découvraient que vous l'aviez excellemment inscrite dans son contexte physique. Et ils ne comprenaient pas que vous puissiez avoir proclamé "fuck context" et dessiner pourtant une maison qu'ils jugeaient parfaitement contextuelle. C'est bien qu’ils n’avaient pas compris ce que vous entendiez par là. Lorsque vous dessiniez les premières esquisses du projet urbain d'Euralille, il y a un peu plus de dix ans, vous insistiez de manière alors nouvelle et inaccoutumée sur les réseaux. Les voies ferrées, bien sûr, puisque le projet s’établissait entre deux gares, mais aussi les voies routières, autoroutières, les parkings, les bretelles et les rampes. C'est normal du point de vue circulatoire, surtout dans ce site de frange entre réseaux ferroviaires et boulevard périphérique. Mais vous en tiriez un effet proprement esthétique et architectural. Votre urbanisme constituait une sorte de road movie littéral, une exaltation de la circulation, au sens le plus matériel du terme. Un peu comme si vous aviez voulu émanciper les chaussées de leur rapport au sol, désir particulièrement lisible dans les croquis d'intention, que vous dessiniez à la manière de bandes dessinées. Certains rubans routiers montaient à
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l'assaut des équipements, taillaient dans la nouvelle gare, grimpaient sur le toit de la grande ellipse du palais Congrexpo. De la station de métro de la gare T GV, vous attendiez qu'il soit un espace piranésien. Elle devait être le point d'orgue, le moment de concentration sublime de cette rencontre du fer, de la route, du parking, des ascenseurs et des escaliers mécaniques, bref, de tout le circulatoire. D’où vient cette fascination? RK. Ce n'est pas une obsession, mais justement une réponse contextuelle à la situation lilloise. Tout le monde suppose qu’un architecte qui débarque sur un site, sur un terrain nouveau, y apporte ses propres marottes, plus générales, des a priori qui le poussent à travailler de telle ou telle manière. Or, dans le cas d’Euralille, c’est le contraire. Nous avons développé le thème du circulatoire parce que nous étions dans une zone de voiries et de réseaux, avec déjà, latente, une incroyable présence de cette esthétique du circulatoire, généralement tenue pour négative bien qu'elle si elle fasse fonctionner la ville. C'est une contradiction caractéristique de l’Europe contemporaine : nous dépendons de ces systèmes de réseaux, ils nous sont indispensables et pourtant nous les détestons, sans évidemment être à même de leur opposer la moindre alternative. Notre volonté était justement de rendre un statut, y compris un statut esthétique, à ce qui était considéré comme terrible et devant être caché. Nous voulions tenter de l’intensifier, de façon à ce que naisse peut-être une manière de terribilità dans le genre du sublime. Nous étions là en parfaite cohérence avec le site et les enjeux de la maîtrise d’ouvrage. Car tous les éléments dont nous jouions, tous les ingrédients du projet, étaient des contraintes techniques impératives avec lesquelles nous devions composer. Il s’agissait de prendre en compte des données fonctionnelles légitimes et inévitables, et de les faire accéder à une dimension supérieure. En même temps (et c’était peut-être la plus importante de nos motivations), il y avait le désir d’utiliser ces éléments d'infrastructure pour annoncer à cette agglomération qu’elle allait changer, qu’elle entrait dans une nouvelle période de son développement, et pour lui indiquer certaines clés de ce changement. Ce même site avait connu toute une série de projets antérieurs qui avaient cherché à réprimer ces modifications, à les cacher, on pourrait presque dire les refouler dans le sens freudien du terme. Un petit temple posé sur le terrain était supposé préfigurer les gares. J’ai trouvé ça inacceptable, surtout dans l’euphorie qui dans cette période-là s'était emparée de la France en matière de transformations et d’infrastructures. Nous pensions jouer avec une certaine mentalité française, cette ambiance grand projet, train à grande vitesse, modernisation du pays.
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FCh. Certains dessins étaient fascinants. Ils montraient des chaussées vues par-dessous, avec les voitures qui semblaient rouler sur un ruban de verre, comme dans ces perspectives "à la Choisy" dans lesquelles les bâtiments étaient figurés de sous leurs jupes. Ils ont développé dans l’imaginaire des jeunes architectes l’idée que peut-être un jour la voirie serait une chose extrêmement flexible et qu’on pourrait éprouver une jouissance de ces mouvements de rampes. Cela tient du rêve, la route est évidemment demeurée lourde, matérielle et très encombrante. Et ces intentions ont largement échoué à Lille, notamment parce que l’architecture proprement dite vous a échappé. L’espace piranésien n'a pas tenu ses promesses d’exaltation des temps nouveaux et de la congestion urbaine. On est même, ce printemps, en train de le barbouiller des fresques que vous aviez refusées. RK. Le projet a souffert de ce qu’il a démarré dans une période où l’économie française était entrée en crise. La récession a duré pendant toute sa réalisation. Il a également pâti de ce que l’environnement politique a changé. A un certain moment, il est devenu clair qu’il faudrait faire face à une autre perspective politique. J’admets tout ça. Et je crois qu’il reste quand même là-dedans des moments de grandeur, surtout lorsque, depuis la tour de Christian de Portzamparc, on voit toute cette voirie disparaître à l’intérieur de nos bâtiments. Ce sont des moments urbains d’une certaine force, en dépit de la laideur ambiante, des infrastructures, de la durée de la procédure et de tant d'autres éléments qui ont desservi l'opération. C’est pourquoi je pense qu’il faut accepter l’idée qu’un certain degré de laideur est inévitable dans les conditions actuelles. C'est évidemment difficile à expliquer et à faire admettre. FCh. Nous reviendrons sur la laideur. Le seul bâtiment que vous ayez véritablement dessiné et construit à Euralille, c’est le palais Congrexpo, qui est à la fois un palais des congrès, un centre de colloques, un grand hall d’expositions et une salle de concerts rock. Ce palais illustrait cette théorie de la grandeur (que vous appelez bigness) selon laquelle, au-delà d'une certaine taille, toute construction devient en quelque sorte impersonnelle et échappe de manière irrépressible au dialogue avec le contexte urbain. RK. L’essentiel de la thèse de l'article bigness c’est qu’à partir d’une certaine dimension, on ne peut plus parler d’une seule architecture mais plutôt d’architectures plurielles. Il y a effectivement dans ce bâtiment beaucoup d’architectures différentes. D’un côté, cela crée une espèce d’éclatement des différentes valeurs, quand même intégrées dans une entité, un tout. Le jeu était entre cette tendance à l’éclatement et cette insistance sur l'entité. Je ne crois pas que le bâtiment soit pour autant devenu faussement impersonnel, je
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le trouve au contraire très personnel. Mais il échappe à l'articulation architecturale au sens classique et relève d’une forme d’urbanisme qui contiendrait de nombreux moments architecturaux plutôt que d’un objet d’architecture stricte. Et même si, à son propos, j’ai pu déclarer "fuck context", je le trouve tout à fait contextuel dans la mesure où, entouré par les voies ferrées et routières, il se nourrit énormément de ces fortes présences. FCh. Beaucoup de critiques, et notamment la célèbre spécialiste de l’urbanisme et théoricienne Françoise Choay, vous ont reproché de négliger une sorte d'invariant des comportements humains, une échelle d'appréhension de l'architecture et de l’espace qui serait d'ordre quasiment anthropologique, celle-là même que vos compatriotes (notamment Aldo van Eyck) défendirent dans les années soixante. C’est-à-dire échelle humaine, "clarté labyrinthique" des espaces, seuils et transitions, intimité, attention presque maniaque aux usages, avec l’idée que d’une part on servait des invariants mais aussi qu’il y avait là une sorte de condition de la démocratie architecturale. Vous seriez donc ainsi par-delà toute idée de démocratie, et votre architecture serait d’une certaine façon inhumaine puisque vous blesseriez ces invariants qui nous seraient essentiels, presque consubstantiels. RK. Ce qui m’a frappé, en analysant le phénomène de la consommation moderne, le shopping, c’est que toutes les valeurs qu'affiche la grande distribution sont des valeurs que l'on pourrait qualifier d'humanistes. Il y a bizarrement une forte analogie entre la qualité labyrinthique des lieux du shopping contemporain et les théories d’Aldo van Eyck. Cela traduit clairement un problème : est-ce la petite échelle des architectures qui leur confère une dimension d’humanité ou faut-il admettre qu'il existe des programmes qui impliquent nécessairement certaines échelles? Parce qu'on parle d’une échelle inhumaine pour ce bâtiment de Congrexpo, mais où a-t-on vu qu’une salle pour des concerts rock et un hall d’exposition étaient des programmes qui se prêtaient à une articulation de cet ordre? On a souvent tenté de réduire l'échelle, prétendument afin d'humaniser la grande dimension. Cela a toujours plus ou moins échoué, par l’incapacité des concepteurs à reconnaître que nous sommes confrontés aujourd’hui à beaucoup d’échelles simultanées et qu’il faut les prendre en compte simultanément. FCh. Beaucoup d’entre vos aînés, parmi ceux de la génération d’Aldo van Eyck, étaient structuralistes, avec un arrière- plan de culture anthropologique, parfois spécialistes de la préhistoire. Il y avait donc, dans les invariants qu’ils invoquaient, l’idée que l’homme ne changeait pas. Que, pour l’essentiel, il restait le même, qu'il vive au seizième siècle ou au vingt-et-unième. Sans renvoyer une fois encore à
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cette idée de la rythmique et de la nervosité chez Simmel, ou sans évoquer cette longue dérive historique vers la vie nocturne qu'a décrite Wolfgang Schivelbusch, on sent bien que nous sommes différents de ce furent d'autres générations, et même de ce que nous fûmes. Et que peut-être était-elle illusoire, cette idée anthropologique selon laquelle il y aurait en nous des invariants, idée qui semble au moins partiellement remise en question par notre acceptation de nouvelles conditions de vie. RK. En partie oui. Mais ils avaient aussi en partie raison. L’architecture du shopping le montre d’une certaine façon, sauf qu’elle n’est pas lisible telle quelle. J’ai eu très tôt des polémiques avec Aldo van Eyck et Herman Hertzberger. Elles sont oubliées et n'ont d'ailleurs jamais été très connues en dehors des Pays-Bas. Comme je venais de revenir de New York, j’ai souligné que leur terrain d'action privilégié, celui sur lequel ils construisirent leurs plus célèbres projets, visait à pallier des difficultés sociales, il s'agissait de bâtiments pour des mères célibataires, pour des vieillards, pour des orphelins. Et je leur reprochais cette manière d’inventaire des handicaps humains qui servait à prouver le caractère démocratique et humaniste de leur approche. Ils avaient toujours une tendance à généraliser des cas très spéciaux pour en faire l'emblème de cas universels que je n’ai pas trouvée bien convaincante. FCh. Il s'agit de savoir si, dans les comportements, il y a de l’invariant ou si tout est flexible et provisoire, et si, finalement, l’homme sera tout à fait remodelé. Les jeunes architectes sont aujourd’hui fascinés par l’hybridation et les prothèses. Ils pensent que nous allons changer, du point de vue biologique, dans les vingt ou trente années à venir, et ils le désirent. Ils aspirent à ce nous soyons différent, y compris dans chacun de nos gestes, dans nos corps. Et une partie de l’évolution de la science semble leur donner raison. La condition humaine évolue à une vitesse que nous n'aurions pas soupçonnée il y a quelques années et ce n'est, de toute évidence, qu'un début. Y a-t-il quand même des invariants, une dimension minimale, anthropologique pour reprendre ce terme un peu désuet? Y a-t-il quelque chose qu'il faille protéger comme étant le noyau même de l'identité humaine? On vous traite souvent de cynique, nous reviendrons plusieurs fois dans cet entretien sur la question de ce cynisme. On vous traite de cynique à cause de votre acceptation de ce qui est, de tout ce qui arrive, et de votre refus supposé d’endiguer le déferlement de ce qui arriverait de bien comme de mal. De votre idéalisation, de votre héroïsation peut- être, de l'ordinaire, du banal et du "laid". Il y a chez vous une oscillation entre l'invocation de la plus totale des banalités, le côtoiement d'une certaine laideur peut-être, la
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prise en compte de la pauvreté, et l'exploit plastique, ou structurel, qui confine au maniérisme. Est-ce le goût de la contradiction qui vous conduit, par une sorte de dandysme? Et que veut dire cette acceptation du laid? Pensez-vous être cynique, ou simplement lucide? S'agit-il seulement de comprendre? RK. Je ne pense pas être ouvert à n’importe quoi autant qu’on le prétend. Je ne pense pas être quelqu’un qui accepterait tout, sans la moindre critique, comme tout le monde le suppose. Generic City est un essai très critique à l’encontre du phénomène que j’analyse. Comme d'ailleurs Junkspace, le texte que je suis en train d'écrire sur l’espace architectural contemporain. Dans tous les travaux que nous menons, à Harvard par exemple sur le shopping, il y a une forte dimension critique. Bien sûr, elle ne mène pas toujours au rejet explicite, explicitement critique, parce que je trouve que le refus pur et simple est complètement stérile dans ce genre de contexte. J’ai été étonné de voir à quel point la dimension critique de mes positions a toujours été noyée derrière cette accusation de prétendu cynisme. La simple quantité de mes travaux militerait contre l’idée d’un cynisme de ma part. FCh. Un certain nombre de théoriciens modernes, je pense notamment à l’épistémologue Bruno Latour, développent aujourd’hui une théorie sur le peuple des objets. Cette théorie me fait penser à ce slogan du groupe Haus-Rucker que vous avez souvent aimé citer : " Amnistie pour l’existant ". Pourquoi faudrait-il amnistier l’existant? RK. C’est un propos que j’avais trouvé très profond en ce sens qu’il proposait une attitude vraiment libératrice, tellement en contraste avec cette idée qui voudrait que le simple fait d’être architecte donnerait droit à juger de tout. La formule d’Haus-Rucker était passionnante simplement par son invitation à résister à l'obligation de condamner ce qui est. FCh. Le cynisme que l'on vous prête est supposé menacer la ville dans sa dimension la plus humaine. Ainsi Eurallile a-t- il été mal reçu par la majorité des architectes français. Notamment par les professeurs et notamment par les critiques. "Déception massive, collage dont les principes semblent simplistes, héroïsme vain, grisaille", écrivait Jean-Louis Cohen. Quant aux autres, ils vous ont presque unanimement reproché un manque d'urbanité, sans jamais véritablement préciser ce qu'ils entendaient par là. Avez-vous personnellement une notion de ce qu’est l’urbanité? RK. La notion d’urbanité est une espèce de code, de mot de passe en Europe. Il amalgame la lecture des thèses de gens comme Maurice Culot. Et tout le spectre de pensée architecturale qui s’étend d’Antoine Grumbach, Henri Ciriani
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à Bernard Huet répète ce mot clé, comme si ces architectes possédaient les instruments qui permettraient de fabriquer cette condition d’urbanité à laquelle ils aspirent. Je pense que personne n'a cette connaissance aujourd’hui. Il y a dans Euralille des conditions urbaines que je trouve totalement convaincantes, même si elles n’ont aucun rapport avec la notion d'une urbanité conventionnelle qui est au cœur de cette demande mal formulée, et de ce reproche que l'on me fait. FCh. Tout comme cette notion floue d’urbanité, apparue assez tôt (dans les années 1975), celle de contexte dont nous parlions tout à l’heure et qui est apparue en France un peu plus tard, sans doute vers le milieu des années quatre-vingt, est au nombre des expressions à connotation magique qui, dans les périodes d’éclectisme comme celle que nous avons traversée, ont le mérite de réconcilier le monde dispersé des architectes. Ils s’accordent enfin sur quelque chose, cette urbanité dont ils ne savent pas très bien de quoi il retourne exactement, aussi indicible que l'était l’espace pour Le Corbusier. Et la plupart d’entre eux n’ont pas trouvé cette urbanité à Euralille. Cela dit, on n'a pas toujours bien saisi, ou pas voulu comprendre ce que vous vouliez dire exactement lorsque à propos d'Euralille encore, dans le catalogue Poser-Exposer édité à la fin de l’opération, vous écriviez qu'il était incompréhensible que "dans ce siècle de la laideur", le vingtième siècle, le laid comme catégorie reste toujours si mal compris. RK. Vous connaissez cette étrange statistique selon laquelle, si l’on considérait tout ce qui a été construit dans ce siècle, on ne trouverait trace de la participation d’un architecte que pour 2 % du total peut-être. Lorsque je parle du laid, je ne parle pas forcément d’une valeur esthétique ; plutôt de constructions sans esthétique explicite ou dans lesquelles l'ambition esthétique n'est pas primordiale. C’est plutôt le générique, l’ordinaire qui m’intéresse là-dedans, la neutralité ou le fait que l’on puisse très bien construire des choses intéressantes dépourvues de la moindre valeur esthétique. Eliminer le beau et le laid comme catégories nous permettrait de mieux percevoir toute une série d’autres qualités. FCh. Là, vous êtes tout à fait à l’opposé de Le Corbusier. Lui disait, en 1925 : "Regardez comme ce bidet est beau, il est beau comme la Victoire de Samothrace". Vous disiez plutôt : "Regardez comme les choses, finalement, sont laides et ordinaires". C’est un peu le même discours, mais renversé. Et vous poursuiviez : "Evidemment, Euralille est laid; il aurait été pathétique (oserais-je dire malhonnête) s'il ne l'avait pas été." RK. Je laisse cette idée exactement comme je l'ai formulée; et je ne veux rien en dire de plus. J’en reste là parce que
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je ne pense pas que l’on puisse gagner quoi que ce soit à une explication complémentaire. Comprenne qui voudra. FCh. Vous êtes, à certains égards, un architecte français. Par plusieurs de vos références intellectuelles qui ont d’ailleurs marqué toute la jeunesse occidentale des années soixante, ces philosophies dites du "soupçon". Par Foucault, par exemple… RK. Et Roland Barthes peut-être encore plus. FCh. Architecte français aussi par certains concours auxquels vous avez participé (celui de la Villette, Melun-Sénart, le Grand Axe de la Défense, la Bibliothèque de France pour laquelle vous avez fourni l’un de vos plus extraordinaires projets, conceptuellement, et celui de la bibliothèque universitaire de Jussieu). Et puis par ces deux superbes maisons individuelles que vous y avez construites, l’une à Saint-Cloud, l'autre près de Bordeaux, vos chefs d'œuvre peut-être. Enfin par le quartier Eurallile. Or, c'est un pays où vous êtes particulièrement peu aimé par l'establishment architectural et universitaire. RK. C’est un paradoxe que j’ai du mal à comprendre. Il est certain que j’ai fait mon meilleur travail en France et que j’ai répondu à des conditions spécifiquement françaises. Je pense que les projets que nous avons faits pour Paris sont peut-être les plus contextuels, les plus précis, les plus nuancés parmi tout ce que nous avons fait. Les plus polémiques et en même temps les plus crédibles. Alors, je tiens cette difficulté de relation avec le milieu architectural français pour une espèce de quiproquo, de tragédie inexplicable. Mais aussi pour le fruit d'une insondable bêtise. FCh. Vous avez pourtant beaucoup de supporters dans ce pays. Depuis le début, des critiques, intellectuels, administrateurs, clients et maîtres d’ouvrage, vous ont aidé et soutenu, et bien compris. Mais il y a toujours en France ce problème qui plane, la grande ombre de votre supposé cynisme, de votre satanisme. La France est un pays de tradition assez rationnelle, qui semble ne pas supporter la manière étrange dont vous lui paraissez jouer et dériver sur les sentiers de l'irrationnel, de la dérision et du sarcasme. RK. Je ne sais pas ce que c’est. Sans doute essentiellement un problème avec les architectes, parce qu’avec d’autres milieux j’ai d’excellentes relations. Bruno Latour, par exemple, s’intéresse absolument à ce que nous faisons. FCh. Est-ce que cette situation de mal amour existe aussi dans d’autres pays européens? En Italie, peut-être? RK. Non, l’Italie nous témoigne plutôt une espèce d’indifférence, ou même un manque de connaissance. Je n’en
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suis pas trop préoccupé parce que ce sont des choses instables et parce que je n’ai pas envie de m’impliquer trop dans tout ça, mais je rencontre des versions du même problème aux Pays-Bas ou en Allemagne. Presque partout, pourrait-on dire, sauf en Amérique. FCh. C’est une chose intéressante parce qu’elle permet de dessiner une sorte de géographie mentale de l’état de la pensée architecturale. D'ailleurs, si je vous pose ces questions, ce n’est pas en termes de ragots ou de cancans, ou pour mesurer l’état de votre notoriété, mais bien par désir de mieux connaître l’état d’esprit qui règne dans divers pays d’Europe. RK. Aux Pays-Bas, il y a une sorte d’acceptation, ou plutôt de tolérance, qui, en fait, contient plus de réticence à mon égard que la franche détestation française. FCh. Vous disiez être principalement apprécié aux Etats-Unis. Que c’est l'un des pays dans lesquels vous rencontriez le moins de critique. C’est paradoxal parce que vous êtes justement un intellectuel européen, avec ce que cela suppose d’attachement à la dimension politique et sociale des choses. Et à une certaine héroïsation du métier d’architecte, à une conception idéologique de son rapport à la société. Comment l'expliquer alors que la modernité est en Amérique du Nord sensiblement plus formaliste, moins politique et sociale. Qu’il s’agisse de Richard Meier ou de Peter Eisenman, l’approche du moderne y est parfaitement apolitique. RK. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il existe actuellement une espèce de résonance entre la culture américaine, et même celle des grandes compagnies, et l’architecture. Parce que les composantes les plus importantes de la société américaine sont en cours de redéfinition. Il y a un mot américain, reengineering, qui signifie que le concept de toute organisation peut être en permanence remis en cause, ce qui entraîne que n’importe quelle entreprise se transforme, achète, vend, licencie des gens et réembauche. Dans cette situation d’instabilité permanente, notre capacité d'analyse idéologique joue un rôle positif car elle nous permet de dialoguer avec ce type de position. Ainsi, pour la bibliothèque de Seattle, avons-nous été capables de nous accrocher à une angoisse touchant aux relations du virtuel et du réel, particulièrement intense dans cette ville qui est un peu la capitale de ce type de rapport de forces. Pour notre projet pour les studios Universal, notre capacité à produire une analyse à caractère social et à formuler une lecture politique de ce qu’est un projet de siège social, a été une des choses qui les ont convaincus. Il existe là-bas, au cœur de beaucoup d'opérations, une espèce de contrecoup né de l'expansion et, parallèlement, un doute énorme.
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FCh. Vous avez noué pas mal de contacts avec l’Asie et beaucoup de vos élèves ou de vos thésards sont asiatiques. Cette approche politique si spécifiquement européenne, comment la prennent-ils? Parce les jeunes architectes d'Extrême-Orient sont souvent très amateurs de spéculations, de théories et de littérature européennes, et même très sophistiquées. Ils lisent Derrida, Mallarmé, Raymond Roussel et ils s'en inspirent dans leurs projets. Mais ils conçoivent assez différemment la question politique. RK. Cela dépend. Elle est sans doute peu présente dans le milieu de mes clients, c’est clair. C’est un genre de préoccupation qui leur est presque inaccessible. Il faut donc expliquer les projet sans trop insister sur cette dimension. Mais, en même temps, on peut parler des phénomènes d’instabilité ou de leur impossibilité de maîtriser les mécanismes, réalités qu'ils admettent parfaitement. FCh. La ville générique est un texte de 1994, que vous avez republié l'année suivante dans votre phénomène de livre S,M,L,XL, imprimé à 130 000 exemplaires en trois ans. Phénomène, par son poids, sa nouveauté graphique et son message doctrinal. Vous y exposiez donc cette théorie d'une ville "générique", qu’on voit parfois reprendre çà et là hors de notre milieu, cette idée d’une ville sans qualité ni identité particulière, amnésique, appelée à se répandre inexorablement dans le monde entier. Et vous y demandiez si la ville contemporaine était vouée, comme déjà l'aéroport, à être toujours "pareille", identique à elle-même, notamment parce que la croissance urbaine exponentielle que nous connaissons condamnerait immanquablement la ville historique et le passé en général (et peut être l'ensemble de la culture historique européenne) à être en quelque sorte "trop petits" pour contenir tant de destinées humaines et tant de phénomènes, et tant de mouvements économiques. Faut-il pour autant rompre avec ce que vous appelez d’un terme assez péjoratif et négatif des "dépendances" (dépendance au centre, au patrimoine, à toutes sortes d’héritages)? Ces villes sont, d’une certaine façon, plus libres que les nôtres, bien sûr. Mais pourquoi faudrait-il libérer le monde de ses nostalgies? RK. Ce n’est pas forcément nécessaire. C'est dans cette même perspective d’une malheureuse obligation de condamner que je l’ai suggéré. Parce nous sommes contraints de décréter tout ce qui se fait maintenant inférieur aux divers types de villes anciennes ou historiques. C’est seulement d'une émancipation du contemporain qu'il s'agit, sans qu'il faille nécessairement abandonner l'idée d’établir des relations entre les deux. L’Europe est destinée à devenir une espèce de machine à tourisme de masse à l'usage du monde entier. Elle est vouée à représenter la culture. Et c’est une raison supplémentaire pour célébrer ce qui est contemporain. Parce qu’évidemment ce rôle de centre touristique mondial sera
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toujours plus pesant, toujours plus présent et plus déterminant pour l’appréciation que nous ferons de la ville historique et pour l’usage que nous en ferons. Il s'agit d'un effort pour rééquilibrer les regards plutôt qu'admettre la séparation définitive et l'incompatibilité de ces deux âges de la ville. FCh. Mais la ville générique rompt, plus généralement, avec tout ce qui n'a plus d'utilité marchande, fonctionnelle ou ludique (ce qui est aujourd’hui une catégorie du marchand). Pékin, ainsi, dont il ne restera bientôt plus aucune trace, sinon quelques monuments emblématiques, des alibis, des logos. Vous reconnaissez qu'admettre cette ville générique, implique le renoncement à l'identité. L'identité est souvent un mythe. Les villes n’avaient pas forcément autant d’identité qu’on le dit. Elles étaient souvent très semblables les unes aux autres. Mais il reste que nous les voyons rétrospectivement avec l'idée que chacune était différente de la voisine ou paraissait l'être, ou rêvait de l'être. Cette identité était une sorte de condensation héritée de l'histoire, du contexte et de la géographie, de ce que certains théoriciens plus ou mois influencés par Heidegger ont appelé le génie du lieu. Même sans chausser les bottes de Christian Norberg-Schulz, il y a bien un certain génie des lieux. RK. Il y a aussi des identités dans la ville générique. C'est parce que l’on se réfère au modèle de la ville historique que l'on est contraint d'analyser la ville générique comme totalement dépourvue de qualités particulières. Mais, dès que l’on dépasse ce type de lecture obligée, cette définition univoque de l’identité, il y a plein d’identités nouvelles qui se manifestent. Il s’agit de capter divers autres types d’identité et c’est le propos de ce texte. Il s’agit de comprendre qu’il y a des identités particulières à Singapour ou à Shenzhen, et qu’il est trop facile de les lire comme des villes de série B, des villes sans qualités. FCh. Dans le même texte, vous appeliez à rompre avec ce que vous appelez "l'asservissement au centre". Cela veut-il dire que ce que l'on avait mis des centaines d'années à consolider, ce que nous croyions assez pérenne, ce que nous maintenons sans cesse à grande difficulté et que nous appelions la ville, doive partir en lambeaux? RK. On ne les maintient pas, les villes anciennes. On ne les maintient pas exactement, parce qu’elles ont à assurer toutes sortes de nouvelles tâches. Elles sont en permanente transformation et modernisation. Toutes présentent un décalage absolu entre leur apparence physique et leur contenu effectif. Ce décalage, je le trouve chaque jour plus pénible, tel qu'on peut le découvrir à Paris, à New York même où de grandes parties de la ville sont devenues des malls, des shopping centers et rien d’autre. L’urbanité séculaire qui
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était là a été emportée par les phénomènes de la consommation et du tourisme. C’est aussi pour réfléchir à une autre façon de vivre la ville que j’ai écrit ce texte. FCh. Il est vrai que si l'on considère une ville comme Montpellier, on voit qu'elle n’est plus qu’artifice. Posée sur tout un réseau de tramways, de gares et de parkings souterrains, c’est une sorte d’artifice ludique, presque un Disney Land. C’était une ville extraordinaire il y a encore cinquante ans. Amsterdam, que je n’avais pas vue depuis longtemps, m'a parue largement réduite à une machine à tourisme local ou international. Mais cette concrétion stable qu'est la ville ancienne (dispositif à certains égards rassurant) fonctionne encore malgré tout à Paris, ou dans des grandes villes comme Milan ou même Rome. Il y a un certain intérêt à la maintenir, vous en conviendrez. À lutter pour qu’elle ne s’écroule pas, ne serait-ce que parce qu’un jour peut-être la fonction ludique pourrait disparaître et des populations de toutes sortes, on ne sait pour quelles raisons, s’établir dans le cœur de villes et donner un statut moins agaçant à leur décor. RK. Sans doute, mais il faut analyser la question attentivement. Chaque ville a des valeurs différentes. Amsterdam est passée de l’autre côté. Milan a une résistance incroyable parce qu’elle n’est pas très séduisante. Rome a peut-être mieux résisté parce qu’elle a été un parc d’attractions depuis le tout début et qu’elle a toujours vécu avec cette dimension. FCh. À Venise, c’est depuis le dix-huitième siècle. La ville générique paraît quand même supposer la fin de l'architecture, son inutilité, son caractère microscopique et dérisoire dans la marée des choses existantes. Pourtant, vous prétendez encore faire de l’architecture, aux différentes échelles de cette discipline. Comment justifier ce pessimisme et conserver néanmoins ce désir d’agir? RK. Je n’ai pas besoin de justifications, ou peut-être n'ai- je pas la capacité de les formuler. Mais ce type de contradiction apparente nous a conduits à restructurer notre agence d’une façon assez drastique. Elle connaît maintenant deux composantes, l’OMA, qui fait de l’architecture au sens plein du mot, et l’AMO qui mène un travail purement conceptuel de recherche architecturale, sans se préoccuper de construire. Ceci fonctionne depuis le début de l’année et c’est le premier résultat manifeste de cette tension. FCh. À part l’inversion de votre sigle OMA, AMO, ça veut dire quoi? RK. Je ne l’expliquerai pas, cela peut signifier beaucoup de choses.
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FCh. Pékin est plein d’architecture, grêlé, mitraillé d’architectures plutôt que composé d’architecture. Cela veut dire sinon la fin de l'architecture, au moins de son rôle comme responsable de l'ordonnancement des villes, et de leur identité. Et pourtant, en tout cas en Europe, les pouvoirs locaux se tournent encore vers les architectes à forte notoriété pour inventer, remodeler, triturer l'identité, ou au moins l'image de leur cité. Ainsi Piano à Berlin, Buffi à Paris-Bercy, Bohigas à Barcelone, Aix-en-Provence ou Lyon, Bofill à Montpellier, autrefois à Bordeaux, etc. Et vous pour Euralille. Parce que l'architecture a ses manières à elle de signifier. En cela elle est efficace, même dans le monde du marché et du marketing. RK. C’est évidemment un phénomène duquel nous dépendons, que nous n’essayons peut-être pas de contredire mais d’approfondir. Je déteste toujours plus l’idée d’être celui qui propose une image. Je suis très gêné par l’idée que l’architecte possède une signature et qu’il puisse être apprécié pour cette seule signature. C'est une des raisons pour lesquelles nous travaillons de plus en plus dans le cadre d'associations, permanentes ou occasionnelles. Par exemple en ce moment avec Herzog et de Meuron pour un projet à New York, simplement afin de contredire ce type d’utilisation de l’architecte. Nous commençons aussi à collaborer avec d’importantes agences américaines qui, sans être nécessairement très grandes, possèdent une compétence spécifique, et nous montons avec elles des partenariats. Nous sommes donc en train de mettre en place un autre système. FCh. A Euralille, vous aviez été en compétition avec d’autres équipes. Si un certain nombre de personnes ont poussé Jean- Paul Baïetto et le maire à vous retenir, c’est parce qu’elles pensaient qu'il fallait choisir un architecte dont l’image pourrait signifier que le Nord n’était plus en train de patauger dans la dépression et ses décors de briques et que quelque chose de nouveau pouvait surgir dans cette partie de l’Europe. Ce qui a fonctionné d’ailleurs puisque les sondages d'opinion menés par l'Express au moment des élections municipales de 1995 montraient que la population locale l’avait bien compris. Il s'avérait que les gens n’aimaient pas nécessairement votre architecture mais qu’elle signifiait néanmoins à leurs yeux que Lille n’était pas seulement la vieille agglomération croulant sous les effets de la crise économique mais aussi la capitale d'une région qui pouvait s'inventer un destin nouveau, en l'occurrence européen. De ce point de vue, votre réalisation avait été jugée efficace. Et puis, vous nous dites ne pas être favorable aux signatures. Mais, quand vous décidiez que sur la gare d’Euralille il y aurait cinq ou six tours sympathiques, ce qui voulait dire un peu torturées ou un peu dégingandées, c'était bien leur apposer une signature?
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RK. Une mise en scène, plutôt qu’une signature. FCh. Ce n’est pas de votre écriture proprement dite qu'il s'agissait, puisque ce n’était pas vous qui alliez construire chacune de ces tours, mais c’était quand même jouer d'une capacité un peu prométhéenne à faire que quelque chose naisse. RK. Etant donnée la quantité aberrante d'obstacles que nous avons rencontrés, le mot prométhéen ne s’applique pas du tout au cas d'Euralille. FCh. La globalisation est vécue en Europe (notamment par les intellectuels) comme la fin d'un monde, comme un deuil. Comme la disparition de ce qui était l'essence de nos cultures (et qui assumait aussi leur hégémonie, mais c’est une autre affaire). Elle est perçue différemment dans d'autres régions du monde, où elle signifie au contraire modernité, émancipation et projection dans l'avenir. Ce que, pour notre part, nous appelions autrefois le progrès. RK. En Afrique, il est sans doute trop tôt pour le dire. Et je ne prétendrai pas être capable de lire ainsi la perception que les gens s'y font du progrès ou de la mondialisation. En revanche, en Asie, et même en Amérique, il paraît certain que la population projette sur la globalisation d’autres valeurs que nous. FCh. C’est-à-dire que pour eux, elle veut dire futur. RK. Et progrès, oui. Ce qui est bizarre, c’est qu'ici tout le monde participe de ce mouvement et en profite mais que tout le monde le décrie. A mon avis, il y a là une espèce d’hypocrisie plutôt qu’une émotion authentique. FCh. Depuis 1996, vous animez à la Graduate School of Design de l'université de Harvard, avec chaque année une poignée d’étudiants et de thésards, des séminaires de recherche consacrés aux questions urbaines dans le monde contemporain. RK. C’est un projet documentaire, un travail de pure recherche, que nous conduisons sans trop de réflexion proprement architecturale, très loin aussi des préoccupations de l’urbanisme appliqué ou de toute intention prescriptive. Nous essayons de capter les mutations qui sont à l’œuvre dans les conditions urbaines, ces mutations qui se déroulent sous nos yeux mais ne sont pas toujours bien comprises. Notamment parce que, s’il y a un énorme travail spéculatif quant au devenir des villes, on s'interroge peu sur leur état réel et on recueille peu d'informations précises sur leurs conditions actuelles. Il s’agit de nous attaquer à ce décalage, toujours plus grand, qui règne entre le monde formel de l'architecture au sens étroitement disciplinaire et le phénomène urbain. Les années soixante-dix restent comme la dernière époque au cours de laquelle le monde architectural eut une confiance
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absolue en sa capacité à faire des hypothèses précises sur les villes du futur. Rétrospectivement, on s’aperçoit qu’il a été incapable d’en prévoir le devenir. Il existe des documents cartographiques de Doxiadis qui montrent trois conditions urbaines. Les zones d’urbanisation totale, figurées par une trame noire qui recouvre les régions les plus développées du monde, une zone grise qui indique une condition intermédiaire, et le reste en blanc, suggérant le vide, les territoires non urbanisés. On se rend compte aujourd'hui que ce type de regard a été inefficace, il n'a pas su apprécier ce qu’allait devenir la réalité urbaine. Il est devenu inutile de parler simplement de ville et de non- ville, en opposant ces deux catégories, parce que la ville est devenue un phénomène universel. Elle est partout, elle règne partout, même là où elle ne le paraît pas. C’est pour tenter de capter cette nouvelle réalité que nous menons notre projet. Il s’agit de décrire cette modification qui fait qu'aujourd'hui nous travaillons et vivons tous dans un système régi par le marché, et que cela bouleverse les valeurs qui, traditionnellement, dominaient la théorie architecturale et urbaine. FCh. Vous avez d’abord étudié l'urbanisation d'une région du Sud-Est asiatique, le delta de la Rivière des Perles. Puis ce que vous nommez le shopping, et que vous qualifiez d'activité "ultime" de l'espèce humaine, c'est-à-dire le commerce moderne et mondialisé, mais aussi le loisir moderne et mondialisé, ce bain de consommation et de loisirs que d'autres, en d'autres temps, ont pu appeler la société de consommation, ou bien la situation unidimentionnelle de l'homme, et d'autres encore la société du spectacle. Un phénomène, ce shopping, que vous décrivez comme touchant de manière indistincte le mall commercial, l'aéroport et jusqu'au musée. Enfin la ville africaine, que vous explorez en ce moment, saisie dans son point le plus apoplectique et pourtant le plus fluide peut-être, du moins à vous entendre, en l'occurrence Lagos, la proliférante capitale du Nigeria. Pourquoi travailler de préférence sur des mondes où la réalité urbaine apparaît si confuse? RK. Il est possible d'identifier trois couches et trois phénomènes caractéristiques de ce système global, trois phénomènes qu’en effet nous avons successivement analysés, en trois étapes. D’abord l’accélération, que nous avons explorée en Chine du Sud. Ensuite le phénomène planétaire du shopping. Enfin la situation de villes qui se fabriquent selon des processus plus légers que ceux que nous connaissons en Occident, ce que nous avons étudié avec Lagos. FCh. Vos groupes d'étudiants sont multiethniques, de toutes origines géographiques et culturelles : encore un fruit de la globalisation.
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RK. C’est un choix délibéré. Lorsque je suis venu pour la première fois à Harvard, j’ai découvert qu’il y avait des professeurs qui enseignaient un certain savoir théorique à des étudiants parfois plus informés qu’eux sur tel ou tel sujet. Ainsi y avait-il un atelier où l’on se demandait comment renouveler une zone portuaire qui avait périclité. Dans la classe se trouvaient des étudiants originaires de Singapour où l’idée d’un port tombé en déshérence est complètement incompréhensible. En plus, certains d’entre eux avaient déjà connu dans leur propre pays une carrière durant laquelle ils s’étaient montrés capables de planifier une partie de ville. Il n’y a plus à concevoir forcément l’enseignement comme la transmission aux étudiants d’une connaissance préétablie; eux-mêmes sont porteurs de connaissances particulières que l’on peut facilement mobiliser à l’occasion d’un travail de recherche. J'ai découvert là un effet indirect de la mondialisation. À Harvard, l’enseignant peut recruter ses dix élèves parmi une soixantaine de candidats. Cela permet de constituer des équipes cohérentes, avec des étudiants aux compétences spécifiques, susceptibles de bien maîtriser le sujet qu’on se propose d’aborder. Et de distribuer les rôles au sein des équipes. Ainsi, dans le projet chinois, chaque étudiant était-il à la fois en charge d’une ville particulière et d’une problématique d'ordre général : architecture, paysage, aspects idéologiques ou économiques. Une ancienne communiste roumaine était chargée de découvrir tout ce qui dans ces régions subsiste du communisme. Elle a pu en identifier partout les traces et dans un très beau texte, Infrared (l'infrarouge), analyser comment cette condition rouge continue derrière toutes les apparences, occultée aux regards dans le spectre invisible du politique. Car le communisme a toujours su justifier les difficultés et les souffrances du présent en jouant sur le sacrifice, le sublime de la finalité, la promesse du lendemain, etc. FCh. Avec ces étudiants, vous étudiez les mutations, à votre avis définitives, qui bouleversent les villes mondiales et bientôt l'ensemble de la condition urbaine, c'est-à-dire l'ensemble de la condition humaine. C'est le Harvard Project on the City, ou plus exactement The Project For What Used to be Called the City, le projet "pour ce que l'on avait l'habitude d'appeler la ville". RK. C’était le titre original, mais on me l’a refusé, le jugeant trop provocateur. FCh. On the City paraît plus objectif et plus approprié car votre projet n’est pas précisément un projet "pour" la ville. Enfin cette année, en manière de paradoxe, vous étudiez un sujet sur lequel on ne vous attendait guère, la Rome antique. Ce travail est en cours, et vous le présentez sous forme d’une sorte de manuel, ou de logiciel, ou de jeu interactif,
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le Roman System qui salue le lecteur : Welcome to the Roman System, puis lui explique comment bâtir la ville. Quelle forme physique aura-t-il? RK. Ce sera principalement un livre imprimé mais accompagné d'un logiciel. FCh. Qu'apprenez-vous de Rome? RK. L’amour de l'architecture romaine a toujours été l’une de mes sources secrètes, une affinité particulière. Rome me fascine. Ce qui m’a ici plus particulièrement frappé, c’est combien les Romains ont été capables, sur la base d’un vocabulaire urbain prescriptif, limité et très strict, avec peu de variations, de bâtir une telle diversité de villes. La qualité systématique et générique de leur approche m’a toujours attiré et le projet d’Harvard vise à vérifier si la situation urbaine s’est transformée depuis l'époque antique ou si elle s’est modifiée moins qu’on ne le pense généralement et si, au contraire, dans le système romain, il n’y avait pas déjà, sous une forme embryonnaire, presque toute la densité, tous les moyens, toutes les conditions que nous connaissons maintenant. Parallèlement, nous essayons d’interpréter l’empire romain comme une préfiguration du processus actuel de mondialisation. Parce que c’est une situation qui, de la même façon, offrait à partir d’un point central une extension presque infinie. Et parce que ce phénomène d’extension suscitait, aux limites des territoires connus de l’époque, des conditions hybrides développées sur la base des schémas reconnus. Notre lecture envisage l’empire romain et la diffusion de ses modèles comme une sorte de prototype de la modernisation, susceptible de fournir l’occasion d’en conduire une approche plus neutre et détendue. Ce n’est pas tant Rome qui nous concerne en l’occurrence que le système romain. FCh. Il y a plusieurs modèles de Rome, bien sûr, dans notre culture d'architectes. Celui du cardo et du decumanus, celui du plan réglé, du quadrillage à base militaire, de la ville tracée et fondée. Et puis il y a cet autre modèle qui a beaucoup captivé nos générations, celui qu’a développé Colin Rowe dans son livre de la fin des années soixante-dix Collage City, c’est-à-dire l’évocation d'édifices gigantesques et prodigieux, flottant dans une espèce de substance urbaine (justement) presque labyrinthique. RK. C’est pourquoi je me suis plutôt attaché à l'empire qu'à la ville de Rome. Colin Rowe est le grand théoricien de Rome et il s'est intéressé à la collision entre les différents systèmes, pas seulement entre les objets architecturaux d’une certaine période, mais vraiment entre ceux de toutes les
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périodes. Mais c'est d'une lecture archéologique qu'il s'agit chez lui, ce qui, nous, ne nous intéresse pas tellement. FCh. Une archéologie esthétisante, littéraire, et très fine. RK. Cela nous intéresse peu. Colin Rowe pratiquait un type de lecture vraiment postmoderne qui a d’ailleurs constitué l’un des manifestes de la postmodernité, dans sa dimension la plus crédible. Nous ne faisons pas du tout la même chose. FCh. Vous intéressez donc plus au modèle de la ville tracée, fondée et maniant des paramètres répétitifs… RK. Et surtout au modèle d’une ville qui fonctionne comme une collection de types et de prototypes qui (bien qu’individuellement assez rigides), lorsqu'ils sont mis ensemble, engendrent des conditions différenciées. C’est pourquoi nous jouons avec une sorte de jeu vidéo inspiré de SimCity dont toutes les typologies, connues et répétitives, n’évoluent guère durant les mille ans que nous étudions. On a trouvé de formidables documents, par exemple un écrit de Ménandre, rhétoricien d'origine grecque du quatrième siècle qui, dans Laus Urbis, explique que, lorsqu'on s'adresse à une ville et à sa population, il faut toujours commencer par lui rendre justice et par vanter ses mérites. Cette façon de considérer toute ville est très proche de mon texte sur la ville générique. N’importe quelle ville peut être louée et décrite de façon positive. FCh. Je me souviens d'une conférence que vous avez donnée à Vienne, dans le bâtiment de la Caisse d'épargne d'Otto Wagner, en novembre 1997 Devant un public incrédule, ne sachant avec quel degré de sérieux il fallait considérer vos propos, vous exposiez les travaux menés l'année précédente dans le Sud-Est asiatique. RK. Nous avons travaillé sur la région de Pearl River Delta, en Chine du Sud, qui gravite autour de Hong Kong, ville que nous n’avons d’ailleurs pas étudiée car elle est ne connaît plus cette croissance hystérique d’il y a quelques années et sa population a été stabilisée autour de cinq ou six millions d’habitants. La région comprend Guangzhou (autrefois Canton), vieille capitale provinciale, deux villes récentes, Shenzhen et Zhuhai, nées du développement des zones économiques spéciales, Dongguan et l’ancienne colonie portugaise de Macao. C'est une zone urbaine de quelque douze millions d'habitants qui, dans vingt ans, en aura trente-six. Shenzhen est passée en quinze années de zéro à trois millions d’habitants. On y assiste à une explosion du phénomène urbain qui rend toutes les histoires d'urbanisme, toutes les approches anciennes, toutes les notions habituelles complètement inopérantes, décalées, et même absurdes. C’est jusqu’à notre langage qui est défaillant face à cette nouvelle réalité. Il
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fallait notamment établir un catalogue de concepts adaptés. D’où ces 75 termes que nous avons proposés et chacun frappés d’un copyright pour leur donner un certain relief (et bien sûr aussi par provocation). Copyrights sans valeur ni conséquence légale, simplement destinés à insister de façon frappante sur le nouveau statut que nous proposions pour ces diverses notions. FCh. Un siècle s'est véritablement achevé, un monde imprévisible déferle et les exemples que vous donniez étaient stupéfiants. Il y avait dans votre exposé ce jeu constant de caricature, de fiction, de narration exemplaire qui est récurrent dans votre manière de présenter les choses. Cent gratte-ciel par an à Shenzhen, 900 en une décennie : vous mettiez en valeur, d’abord, le prodigieux développement de ce que vous appelez d'un terme parfaitement matériel, objectif et même clinique, la "substance" urbaine, substance dont il serait produit annuellement 500 km2 dans cette zone géographique. RK. C’était pour reconnaître le phénomène. Pour en prendre la mesure avec la volonté de le comprendre comme participant effectivement de l’urbain, d’une sorte de substance urbaine en effet, sans trop nous interroger sur le point de savoir s’il présente les caractéristiques classiques de la ville, alors que ce processus de construction va tellement vite, et dans une telle accélération historique, qu’il ne prend même pas la peine de veiller à son bon achèvement (et il ne s’achèvera d'ailleurs probablement jamais). Cela fait qu’à l’intérieur des plus grandes métropoles, il y a des alternances d’endroits de creux et de vide et des territoires non utilisés. Par cette expression de substance urbaine, nous voulions simplement marquer notre intention de saisir ces territoires en tant que ville. FCh. Dire substance, c’est aussi une façon de débarrasser la ville de tout ce qu’elle a de sentimental ou d’historique, de la présenter comme moins qu’une matière biologique. Et lorsque vous parlez de substance vous êtes en deçà des métabolistes japonais des années soixante. La lave est une substance, la boue en est une autre. Si cette objectivisation n’a pas de caractère franchement péjoratif, on pourrait au moins y lire une dépréciation du vitalisme du phénomène urbain. RK. Ce n’est pas de la ville au sens d’un objet fini. On y voit cohabiter un centre urbain, un carrefour des plus denses avec une atmosphère vraiment métropolitaine et, juste à côté, des rizières. Cette nouvelle condition urbaine n’établit pas la même relation entre le centre et la périphérie, entre les points de concentration et la banlieue, elle se présente plutôt comme une espèce de catalogue, un assemblage, le montage de toutes les conditions dans le même cadre. Les plus diverses coexistent dans un seul paysage.
qui puisse expliquer la beauté de la Chine actuelle, cette juxtaposition monstrueuse d'éléments incompatibles. FCh. Mais le pittoresque était toujours, en bonne théorie de l’art (chez Burke et d’autres), opposé au sublime. Il y avait ce qui dépasse l'entendement humain dans ce qu'il a de raisonnable, ce qui est grand et beau et un peu terrible aussi, et puis le pittoresque qui serait fait de choses touchantes dans le genre d’une ruine, d’un moulin, de petites références humaines et nostalgiques. Dans la peinture anglaise du dix-huitième siècle, le sublime exaltait et le pittoresque était là pour rassurer. Quel genre de pittoresque que avez-vous découvert en Chine du Sud? RK. Il s'agissait d'essayer de comprendre comment, dans ces régions, on parvient à assembler une situation invraisemblablement hétérogène. Car le pittoresque, c’est aussi l’art d’incorporer des juxtapositions fortes, comme ici ces vastes golfs, ces theme parks et ces fragments de rizières mélangés avec les zones construites, sans le moindre souci de les articuler. FCh. Encore une fois, le maelström de l'urbanisation asiatique est un événement qui devrait ébranler toute cette doctrine de la ville que les architectes ont eu tant de mal à reconstituer il y a une trentaine d'années. Vous parlez d'impasse de la théorie, et même ceux qui adhèrent à ces théories de la ville traditionnelle avoueraient leur impuissance face à l’urbanisation actuelle, et face à ces paysages. Toutes les digues doivent-elles pour autant céder? Faut-il abandonner le volontarisme positiviste qui était à la base de toute pensée aménageuse, dont l'urbanisme? Pensez- vous qu’il soit un frein au libre développement des villes? RK. Absolument pas. Je pense qu’il faut se définir des buts et se donner des ambitions. Mais nous souffrons d’un décalage complet entre les moyens dont nous disposons et les ambitions que nous nous fixons. Il s'agit de plaider pour une adaptation systématique aux faits, plutôt que pour l'abandon de nos ambitions. FCh. Vous ne pensez donc pas que le corps français des ingénieurs des Ponts et Chaussées ou ses équivalents néerlandais ou anglais devraient être affaiblis? Vous n’êtes pas en urbanisme, et notamment pour l’Europe, un tenant du libéralisme à tout crin? RK. Pas du tout! Je trouve au contraire que les Pays-Bas, par exemple, souffrent terriblement, en ce moment, du quasi- libéralisme auquel ils sont livrés et qui nuit vraiment et de manière visible à tous les aspects de la vie. FCh. C’est bon à entendre, car la plupart des gens ne s’attendent pas à ce genre de réponse de votre part. Vous êtes donc toujours désireux de vous appuyer sur des hommes
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politiques et des maîtres d’ouvrage puissants, volontaires et informés? RK. Puissants n'est peut-être pas le mot. Il est évident que la réputation de l'OMA nous attire certains types de client, mais ce n'est pas nous qui en appelons à un certain type d’hommes ou de femmes. FCh. Avec Shopping, qui explore le grand commerce et la consommation, c'est un nouveau chapitre que vous ajoutez à l'histoire, ancienne, du rapport des techniques et de l'architecture. Ceci un demi-siècle après le Mechanization takes command de Giedion, trente ans après The Architecture of the Well-tempered Environment de Banham, qui a tellement compté dans le monde anglo-saxon pour ce qu'il annonçait de la culture des réseaux, des gaines et de la climatisation, et vingt ans après votre propre New York Delire qui est (en partie) une fable, une fiction et une réflexion sur l'ascenseur et ses effets. En tant qu'industrie moderne, la consommation est née de certains développements techniques, la construction métallique, le grand magasin à étages et l'ascenseur au siècle dernier, puis l'escalier mécanique, la climatisation et le hangar de surface quasi illimitée aujourd'hui, qui est une conquête moderne de la technique, laquelle nous permet de construire des surfaces de plusieurs dizaines, voire centaines d’hectares sans façades ni cours. Sans compter, dans les aéroports notamment, le tapis roulant, qui introduit une autre dimension, à la fois fonctionnelle et sensorielle, de la mécanisation. RK. Le phénomène du shopping a introduit une mécanisation toujours plus forte dans l'existence des villes. C’est une sorte de bombardement de technologies, qui a commencé aux alentours du début du siècle, autour de deux inventions clés, celle de l'escalator d'un côté (il y en a 300 000 dans le monde et leur nombre double tous les dix ans), l’escalator qui établit une continuité des plans urbains et crée une indifférenciation des niveaux, et l'air conditionné, ensuite, qui permet aux bâtiments d'atteindre une taille presque sans borne. On peut multiplier les surfaces, on peut les relier et les connecter d'une façon presque insensible. Et les escalators, dont le rôle dans les villes modernes reste vraiment à étudier, sont devenus des machines à fabriquer dollars, euros ou francs. FCh. On lira dans votre livre Harvard Guide of Shopping, lorsqu’il paraîtra, des pages curieuses sur l'ampleur des grandes surfaces commerciales. Aux Etats-Unis, la surface construite totale des grandes surfaces (772 millions de m2) équivaut à 12,7 fois celle de la presqu'île de Manhattan. Ils pèsent 7 558 fois le centre Pompidou. En Asie, il y aurait 12,1 fois Manhattan. En Europe, trois fois. Dans le monde entier, 33 fois. Vous insistez beaucoup sur le factuel, et sur le quantitatif. Parce que évidemment cela fait
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extraordinairement image. Qu'attendez-vous de ces statistiques? RK. Elles ne sont là que pour établir le contexte et pour donner une idée de l'échelle du shopping. Parce que l’un de nos premiers constats a été qu’il y a aujourd’hui un fossé entre la profession d’architecte et le shopping. Cette profession veut ignorer la véritable apothéose d’un phénomène social essentiel, et feindre qu’il n’existe pas. Dans sept universités, j’avais regardé à quelle date on avait pour la dernière fois inscrit ces questions au programme et organisé un atelier de projet consacré au phénomène de la consommation : pas une fois en douze ans, ce qui révèle un décalage catastrophique entre ces deux mondes. Nous avons donc d'abord eu un regard quantitatif sur le shopping et mesuré sa répartition dans le monde, pour vérifier l’échelle du phénomène et, du même coup, l’échelle de ce fossé. Il y a évidemment beaucoup de surfaces vouées au shopping en Amérique, beaucoup en Asie, relativement peu en Europe, encore moins dans l’ex-Union soviétique et très peu en Afrique. Nous avons essayé de calculer combien il en existait dans le monde et de se représenter la chose, et c'est en effet 33 fois le contenu de Manhattan. Voici donc un phénomène urbain qui, en termes quantitatifs, risque de devenir dominant. Nous avons également chiffré la quantité de shopping disponible par habitant et par pays. C’est un peu comme si, dans beaucoup de pays, les habitants possédaient inconsciemment une espèce de résidence secondaire, un certain nombre de m2 qu'il leur fallait assumer durant toute leur vie, sans cesse en train de s'élargir, comme une espèce de taxe invisible à supporter. En lui-même, le poids de cette activité est une dimension essentielle de notre relation avec la ville. Car la ville, traditionnellement gratuite, devient de plus en plus quelque chose qui se paye. FCh. Les techniques du commerce sont sans cesse mieux rodées : façonnage de nos comportements et de nos désirs, avec le marketing, ses slogans, ses logos, ses musiques, ses atmosphères, ses dispositifs d'organisation physique et paysagère de l'espace, avec l'arrivée récente des techniques olfactives, avec de puissants moyens de cartographier les populations, de cartographier l'argent mais aussi les diverses catégories humaines, classes, âge, sexes, désirs et préférences, imaginaires, avec le branding, avec les moyens logistiques et les stratégies de manipulation de chacun d'entre nous en tant qu'acheteur. Le branding et la surexposition de la marque vous intéressent beaucoup, notamment en ce qui concerne l’architecture. Et vous en employez même certaines techniques à l’appui de vos démonstrations, détournées, bien sûr. RK. C’est un phénomène important qui façonne aujourd’hui beaucoup d’identités. Il y a deux écoles : celle qui imagine
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que le branding nécessite une espèce de définition définitive de l'identité de la marque, qu'il convient donc d'insister et de toujours la réaffirmer, et l'autre, qui interprète une marque comme quelque chose de vivant, mobile et susceptible de changer de caractère. En Amérique, c’est plutôt la première attitude qui est à l'œuvre et l'on essaye généralement de trouver et renforcer une identité stable. En Europe, par exemple pour la société Prada, les entreprises sont plus intéressées par une définition qui puisse évoluer, muter d'elle-même, avec une certaine marge de changement d’approche. FCh. Il y a dans votre étude une réflexion sur la guerre et le commerce. Vous remarquez que, dans beaucoup de grandes entreprises privées, on embauchait des experts venus du domaine militaire (vous citez l’exemple de la firme Sears qui, lorsqu'elle allait mal, a fait appel aux compétences du général Gus Pagonis qui s'était illustré durant la guerre du Golfe). Mais, en même temps, les spécialistes de la guerre la décrivent parfois comme une branche, un sous-ordre du commerce mondial, du marketing et de la communication. Dans une certaine mesure, comme technique, elle est sans cesse plus articulée à celles de la communication, dans ses méthodes comme dans ses fins. RK. Ce qui nous intéresse aussi, c'est qu’en plus des personnalités impliquées dans ce système, il a maintenant des techniques dérivées de la guerre des étoiles qui y sont mises en œuvre, afin de contrôler la fidélité du consommateur. Il est dramatique de voir à quel point les stratégies militaires ou les technologies militaires ont pénétré le domaine du commerce. FCh. Ce système de la consommation semble connaître son apothéose. Mais ça pourrait être aussi son chant du cygne, avec la venue du virtuel et du net qui déjà transforment radicalement commerce, loisir, érotisme, diffusion et consommation culturelles. RK. A terme, le e-commerce risque de rendre encombrantes, inutiles et donc désuètes toutes les manifestations physiques du shopping. L'économie du shopping connaît en ce moment un mouvement angoissant. Elle est triomphante et pourtant en risque permanent d'extinction. Déjà les gens passent moitié moins de temps qu’il y a dix ans dans le shopping. Et les theme parks, les Disney Land, Planète Hollywood, etc., parties intégrantes de ce phénomène, pourraient bien s’effondrer si survenait une lassitude ou une révolte soudaine. Le système de la grande consommation actuelle serait alors comme un éléphant à l’agonie qui pourrait devenir dangereux, brutal et incontrôlable. On voit se développer en Amérique une gangrène du monde des parcs thématiques qui annonce peut-être la fin de cet univers de villes synthétiques et artificielles.
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C’est ce que nous avons voulu décrire, ce moment d’apothéose et de crise du shopping, moment où, pour survivre, il se voit contraint de s’associer avec de tout autres programmes, de se faire omniprésent, d’utiliser le virtuel pour renforcer la consommation traditionnelle, de créer des interdépendances qui feront que l’un ne tuera pas l’autre. Le phénomène atteint une échelle inimaginable et, en même temps, il est déjà menacé par d'autres phénomènes parallèles; cela lui donne une dimension encore plus désespérée. Il lui faut s'infiltrer dans toutes les activités urbaines, dans tous ces programmes qui font le territoire de l'architecture. Et l'on trouve maintenant la consommation infiltrée dans les musées, dans le divertissement, dans les aéroports, comme s’il était le ciment invisible de notre condition urbaine, fondant les activités humaines en une sorte de grand tout. On sait avec quel sérieux on a, il y a quelques années, reconstruit le pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone, l'un des plus purs mythes de l'architecture. Dans cette reconstruction figure maintenant une grande boutique à destination des touristes. Paradoxalement, alors qu’on souhaitait établir avec l’édifice une relation respectueuse, on la détourne immédiatement par l'obligation du shopping. D'un phénomène relativement isolé, c’est devenu un phénomène universel qui risque de complètement gouverner l’urbain. FCh. Que devenons-nous, en tant que citadins, dans cette transformation? RK. Très peu de gens admettent aujourd’hui qu’ils sont des consommateurs, qu’ils se livrent au shopping. Cette activité constitue une sorte de continent refoulé que l’on fréquente durant une partie de son temps et que l’on préfère ignorer le reste du temps. Il est bizarre que la participation des contemporains à la consommation engendre si souvent chez eux un sentiment de culpabilité. Très peu de gens assument cette dimension de leur vie, même si, pour presque tout le monde, elle constitue un vif plaisir. FCh. J'enseigne à Villeneuve-d'Ascq, la ville nouvelle lilloise, tout près du centre ville : station de métro, hôtel de ville, une chapelle, trois équipements, quatre petits restaurants qui sans cesse périclitent, un parc, une médiathèque, un théâtre public, un espace scientifique François-Mitterrand. Tout ce que l'on veut, et jamais personne. Tout contre ce centre (qui a été conçu par les architectes de l'AUA), est tapi un centre commercial immense, enchanté, peut-être horrible (ce que vous appelez du junkspace) mais climatisé, offrant une atmosphère de luxe et de suavité sans la moindre aspérité. Il s'y promène une foule constante. Les gens y viennent en voiture, pénètrent directement du parking dans le centre commercial et ne sortent jamais dans la ville nouvelle, pleine de qualités pourtant, de bonnes intentions architecturales et urbaines,
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ne serait-ce que pour y prendre un verre. Du coup, l'espace public, que les urbanistes occidentaux valorisent tant, n'a plus guère de statut, ni d'intérêt. C'est à peine si on peut l'entretenir. Les collectivités locales ont du mal, les espaces sont abîmés ou dégradés, usés, tagués, alors que les marbres du centre commercial sont parfaitement astiqués. Que doit faire le collectif? Que peut-il contrôler, maîtriser? Que doit-il abandonner? Cela se pose aussi dans votre quartier d’Euralille, qui connaît une grande difficulté à entretenir les abords, la voirie, le parc, le bassin devant la gare, l’arbre sur la dalle en pente qui sèche et qui meurt, tandis que le centre commercial, lui, est nickel. RK. C’est l’élément le plus dramatique. Notre conception de ce qu’est le caractère public d’un espace est devenue illusoire. Il nous faut admettre que ce statut a changé de caractère et en assumer les conséquences. Les villes, dont la fabrication et le contrôle furent longtemps le fruit d’un processus public, se transforment en un phénomène de plus en plus privé. Et cette mutation fondamentale modifie complètement leur statut. C’est pourquoi j’étais tellement excité lorsque à Euralille Jean Nouvel s'est dit intéressé par l’idée de construire le centre commercial. Et sa réalisation prouve que ce n’est pas si difficile, qu’il n’est pas impossible de récupérer ce type d'équipement par l'architecture, au profit de l’architecture, qu’il n’y a pas nécessairement un conflit a priori entre l’un et l’autre. FCh. L'une des raisons du reproche que l'on fait à votre quartier d’Euralille, ce reproche selon lequel il manquerait d’urbanité, est que l’urbanité s'y trouve, incontestablement, mais intériorisée, refoulée à l’intérieur du centre commercial plus que distribuée dans les espaces publics extérieurs. RK. Je l’ai toujours conçu comme ça. FCh. Vous consacrez dans vos travaux une place importante à l'aéroport moderne. Ce n'est plus un diagramme, une machine fonctionnelle à distribuer des flux. C'est devenu un dédale marchand délibéré, savamment combiné, qui organise une expérience légèrement onirique d'errance (mais d’errance surveillée, manipulée), de dépaysement et de rêve consumériste. On y circule, captif, fragile et médusé. Vous avez étudié ces plans d’aéroports et vous nous expliquez qu’il s’agit d'y offrir la plus grande surface possible de contact avec les vitrines. RK. Même le plus sérieux et le plus rationnel des équipements, l'aéroport qui, il y a encore dix ans, relevait principalement d'une exigence de clarté et d'efficacité, se voit maintenant transformé en un labyrinthe de consommation. La lisibilité qui était traditionnellement exigée pour ces infrastructures, cette fonctionnalité qui, par exemple, nous
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conduisait très directement de l'entrée à la sortie d'un aéroport, sont détournées au profit d'un cheminement. Tout le réseau des éléments organisationnels est aujourd'hui masqué derrière des attributs commerciaux qui bouleversent la logique de la production architecturale de ce type de construction. On assiste à une transformation de l'architecture elle-même, puisqu’elle doit produire des espaces comme ceux-là, toujours plus séducteurs, plus arbitraires, plus manifestement dédiés au spectacle. FCh. Dans votre travail sur le shopping, vous esquissez aussi une nouvelle "leçon de Las Vegas". Trente ans après Venturi, Scott Brown et Izenour, ce n'est plus tant de signes qu'il s'agit, mais d'un total patchwork d'activités, en fondu- enchaîné. On y est noyé dans le commerce, comme dans une coulée de boue tiède, en continu. RK. C’est un des thèmes qui se sont imposés à nous au cours de la recherche. Nous étions à Las Vegas pour une semaine avec les étudiants, à l’occasion d’un congrès immobilier focalisé sur le shopping. Et nous nous sommes rendu compte qu’il nous fallait effectuer une relecture de Learning from Las Vegas. Pour Venturi, Las Vegas était une ville du futur parce qu’elle était immatérielle, parce qu’elle avait toutes les apparences d’une ville sans en avoir la matérialité, grâce à toute une série de phénomènes comme la lumière qui en donnaient l’illusion. On se trouve aujourd'hui dans une situation absolument différente où c’est devenu une énorme masse urbaine agglomérant des bâtiments gigantesques (notamment des hôtels plus grands que n’importe où ailleurs, des hôtels de 5 000 chambres), tout cela pris dans une sorte de magma, un patchwork d’activités indistinct et soumis à la loi du shopping. Il fallait complètement repenser Venturi et réviser ses pronostics quant aux villes du futur. D’une certaine manière c'était décevant, puisque nous préférons tous une ville immatérielle, et il est un peu triste qu'en ce début du vingt-et-unième siècle ce soit toujours la matière qui soit la manifestation la plus flagrante d’une situation urbaine. Il s'agissait donc aussi de réagir à l’espoir que le virtuel devait alléger la situation urbaine. On voit au contraire le virtuel incorporé dans une architecture plus lourde que jamais. FCh. Ce qui était frappant chez Venturi, c’était aussi ce paysage du Strip, ce paysage plat semé de symboles, de signes, de panneaux routiers, de hangars décorés dans un environnement finalement assez vide. RK. Le Strip est devenu complètement stalinien, avec des bâtiments colossaux qui font que les signes ne peuvent plus représenter quelque chose de plus important que les bâtiments eux-mêmes et les constructions elles-mêmes sont redevenues les signes.
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FCh. Vous semblez trouver regrettable que les architectes constituent la seule profession à ne pouvoir admettre cet univers du commerce. Voudriez-vous vraiment qu'ils l'aiment? RK. J’ai moi-même des difficultés à l’admettre. C’est pourquoi j’ai écrit mon article sur le junkspace, un texte assez dur qui essaie de comprendre les nouvelles lois et souligne en même temps la difficulté qu’il y a à les admettre. Mais il est assez tragique que les architectes constituent la seule catégorie humaine à ne pouvoir aimer ces atmosphères, à ne pas voir ce qu’il pourrait peut-être y avoir de riche et foisonnant dans une telle situation urbaine, une sorte d’équivalent moderne du forum romain, en un sens. FCh. Finalement, quelle est la place de l'architecte et de l'architecture dans cette affaire? Vous reconnaissez qu'elle insulte la plupart de nos valeurs établies, notre culture et même notre intelligence de ce qu'est un espace, une lumière, un son, un décor, toute beauté et toute rigueur. RK. Pour moi, ce n’est pas tellement une question d’insulte, mais d’incapacité. Simplement, comme tout le monde, je ne parviens pas à l'aimer, je n’ai pas l’imagination qui serait nécessaire. Je perçois mon attitude comme une carence plutôt que comme la marque d'une résistance. FCh. Qu'entendez-vous par junkspace? RK. Junkspace veut dire qu’il y a une expérience contemporaine de l’espace qui est universelle et qui est fondée sur des valeurs complètement non-architecturales. Et sur le fait paradoxal qu'elle exploite et recycle tous les thèmes architecturaux sans conserver aucune de leurs qualités. On assiste à une espèce de démantèlement de l’architecture, à l'exacerbation de ses qualités spectaculaires (et donc en un sens architecturales) mais avec un tout autre effet conceptuel ou physique. Je trouve hallucinant que, si l'on identifie le junkspace comme la production d’espace probablement la plus importante des vingt dernières années, il devient possible de lire l’architecture de Frank Gehry ou l’architecture de mes contemporains, ou même la mienne, comme du junkspace. Il règne un arbitraire complet dans la manipulation des signes. FCh. On dirait en français "tout ce bordel ambiant"? RK. Ce n’est pas forcément un bordel. Les barres de logement social, ce n’est certainement pas du bordel mais cela participe quand même d'une esthétique sauvage qui ne se reconnaît que peu de règles. FCh. Les règles traditionnelles de connivence et de cohabitation. Mais junkspace, n'est-ce pas dans votre esprit
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un terme péjoratif? Ne veut-il pas dire cette camelote, cet environnement de mauvaise qualité, ce sous-produit? RK. Pas forcément, non, vraiment. On assiste à l'émergence de conditions hybrides. Ce que j'ai appelé junkspace (je ne saurais absolument pas traduire le mot, quand même architecture-bordel peut-être) est le réceptacle de la modernisation, une sorte de dépotoir, de désordre. Ce paysage évoque un lieu jadis bien ordonné qui aurait été secoué par un ouragan. En fait il n’ait jamais été ordonné, ce n’est pas son problème, et nous nous trompons quand pour nous rassurer nous y voyons un désordre passager et rattrapable. Produit du vingtième siècle, le junkspace connaîtra son apothéose au vingt-et-unième. Et ce sont les résidus des organisations antérieures, tout ce qui dans cet espace relève du plan, du tracé, de la géométrie, qui lui confèrent un sentiment morne et attristant de résistance inutile, qui en plus en gêne les mouvements et les flux circulatoires. Le caractère presque sans fin de cette architecture est fascinant. Elle ne peut jamais y être considérée comme achevée, car il y a toujours des parties dans ces édifices qui sont en train de se reconstruire. Il y a, face-à-face, ceux qui utilisent l'architecture, la consomment, et, derrière, ceux qui sont en train de la produire. C'est presque devenu un phénomène permanent, cette reconstruction au sein de la même architecture. Le plus choquant, dans tout ça, c'est peut-être que l'architecture de ce junkspace- architecture-bordel, bien que parfois intense, violente, parfois belle entre guillemets, ne peut pas être mémorisée. Elle est instantanément et totalement oubliable, et je vous mets au défi de vous souvenir du moindre de ses aspects, de ses détails. C'est l'architecture du futur. FCh. Vous nous décrivez au sein de ce système comme des boules agitées dans un flipper. Vous avez parfois pourtant des formules assez tendres à son égard. Ainsi, celle selon laquelle vivre dans le junkspace, ce serait comme "être condamné à un perpétuel jacuzzi avec ses meilleurs amis par millions". Le rêve fait cauchemar, American Beauty, le meilleur des mondes, y compris dans sa dimension sensuelle. RK. J’essaie toujours de comprendre ce qu’il y a de positif là-dedans. Parce que je veux expliquer l’attraction que ces phénomènes suscitent chez tellement de monde. Et pas forcément chez les seuls Américains. FCh. Le junkspace est souvent doux, scintillant, clos et chaud (maternant). RK. Souvent, mais je découvre qu’il peut aussi être radicalement nu et dépouillé. Par exemple Malpensa, le nouvel aéroport de Milan, est vraiment du junkspace, sans aucune
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chaleur, junkspace par l’indifférence complète, l’absence de honte avec laquelle il a été composé. FCh. Ce junkspace est filtré, contrôlé, aseptisé, chauffé et bien éclairé. N'est-ce pas ce qu'autrefois on appelait simplement être conditionné : l'air, l'espace et nos comportements? RK. Il ne conditionne pas à ce point nos comportements. Le penser, ce serait croire à une espèce de manipulation manichéenne et parfaitement efficace. Le public du junkspace est tellement divers qu’on ne peut prétendre qu’il ait un seul genre d'effet. FCh. Parce qu’il s’adresse à l’homme universel, indistinct, à tous. Le junkspace est furtif, musique douce, marbre au sol, escalators silencieux, tout glisse. C’est l’atmosphère du shopping? RK. Et de n’importe quoi. Le junkspace c'est tout ce qui est contemporain. FCh. Revenons au conditionnement. Avec l'air conditionné, les volumes construits n'ont plus besoin de façade, d'aération ni de lumière. Il sont donc virtuellement sans fin. On peut associer des immeubles côte à côte en surfaces infinies. RK. C'est l'une des qualité du junkspace. Elle implique qu’un bâtiment ne peut plus être terminé. Et ça introduit une lecture opposée à toutes les lectures traditionnelles de l’architecture. Donc une rupture qu'il est urgent de théoriser. FCh. Il n'y a pas de typologie de cet univers informe, car il est instable par nature, en devenir. Il est expansif, flexible, adaptable et donc (en son principe même) informe. RK. Parce que l’infini ne peut jamais être une typologie. FCh. Sauf qu’il a une façon particulière de constituer ses réseaux, ses flux, par exemple le mouvement des personnes. RK. C’est presque comme une écologie. Il faut comprendre la consommation comme un système global, comme une sorte d'écologie. Et il faut avouer que nous ne pouvons pas plus facilement la critiquer que nous ne pouvons critiquer l'oxygène de l'air, car nous y baignons. FCh. Pourtant, à sa manière, cet univers aime l’architecture. Il aime les signifiants architecturaux de base, les poncifs : dômes, pyramides, nefs et voûtes en cylindre, verrières, escaliers et coursives, mezzanines. RK. Il utilise l’architecture. Il emploie les portes, les axes, les piazzas et joue de tout l’héritage de l’architecture. Il habite le passé et le contemporain en même temps.
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FCh. Cet espace mue sans cesse. Sans cesse, le junkspace change d’allure, il change de peau, il se dévêt de son architecture, qui n'est pas à proprement parler immatérielle mais qui est d'une matérialité légère, une matérialité d'apparence, ou plutôt d'enveloppe. RK. C’est une matérialité provisoire, fondée sur des formes plutôt qu'élaborée à partir de vrais matériaux. Cela a complètement changé le fait de construire. Ce qui était un travail lourd est devenu une activité comparable à celle d'un tailleur. On ne se sert plus du marteau, mais on emploie le scotch, les agrafes et c'est c’est une transition radicale quant au caractère traditionnel de solidité et de masculinité de l’architecture. Il n’y a plus de structure ou d’ossature. Ou s'il y a une ossature, elle est invisible, brutale et invisible. Ou elle est devenue symbole, esthétique, et décoration. FCh. Tout est provisoire. Pas de parois fixes, pas de mur, guère de façades, une maigre structure invisible qui, avez- vous écrit d’une jolie formule, "gémit sous la décoration"; des parois provisoires, de simples membranes que vous dites n’être faites de rien, mais "couvertes d'or". On ignore alors l'une des plus anciennes exigences de l'architecture, la firmitas de Vitruve, la pérennité, le désir et le devoir de durer. Et c’est une chose que vous imaginez se répandre dans d’autres domaines que le shopping? RK. Je pense qu’elle s'est déjà partout répandue, parce que le placoplâtre est dans toutes les constructions. FCh. Vous travaillez actuellement sur Lagos, la capitale du Nigeria, dix à quinze millions d'habitants. Vous considérez cette ville comme exemplaire de la ville moderne en Afrique de l'Ouest (son paradigme) mais aussi comme son point de plus extrême pathologie. RK. Je ne sais pas encore comment la considérer. Je suis seulement convaincu que c’est une ville importante avec des conditions particulières qui la rendent différente des autres agglomérations africaines. Ce qui m’attire aussi en elle, c’est qu’elle est inconnue parce qu’elle a sombré dans une espèce d’occultation politique, du fait de sa terrible histoire, faite de corruption et de régime militaire. FCh. Elle est difficile à appréhender parce qu’elle est mal cartographiée, mal analysée par les disciplines traditionnelles. C’est finalement en hélicoptère qu’on la voit le mieux. RK. Oui mais aussi sur la route. Nous faisons beaucoup d’efforts pour en recomposer les éléments. Lagos a connu des couches de planification antérieures, des projets américains, des projets israéliens, tchèques, bulgares, et même un plan directeur de Doxiadis. On y trouve donc une sédimentation des
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théories de la planification urbaine. Cela nous permet de revisiter aussi les idées de Team Ten, l’influence de Brasilia et tout ce qui s’est joué par le biais des régimes communistes. En cela, c'est un terrain d'étude vraiment riche. FCh. Cette urbanisation est fascinante parce qu’elle est fluide, en même temps que souvent saturée et embouteillée, elle est provisoire et mobile. Les habitants paraissent s'y débrouiller souplement mais, en même temps, c’est une ville d’une grande pathologie, une ville qui souffre peut-être beaucoup. RK. Qui souffre certainement. FCh. Vous intéressez-vous à Lagos parce que c’est une ville africaine, ou bien parce que ce serait aussi, d’une certaine façon, une sorte de modèle de la ville en devenir? RK. L’absence manifeste d’urbanisme et même d’architecture est peut-être un avant-goût de ce qui pourrait se répandre dans nos pays. J’ai l’intuition (mais ce n’est guère plus) que ce pourrait être prochainement une ville très importante. Parce qu’il y a là, dans toutes les actions, une intelligence qui pourrait avoir des effets considérables dès qu'il s'y sera accumulé une certaine couche de technologie (et cette couche est actuellement en train de se constituer, ne serait- ce que parce qu’il y a beaucoup de téléphones mobiles et d’ordinateurs et une incroyable capacité à marier l’un avec l’autre). Le marché des appareils électroniques y est le plus important point d’importation de technologie dans le monde, celui de plus grande échelle, le plus efficace et le plus réactif. On rencontre dans cette ville une série d’éléments annonciateurs de la manière dont la situation urbaine pourrait se développer, en combinant une capacité technologique avec une présence matérielle tout à fait légère. On sait par ailleurs que Microsoft commence à recruter des programmateurs nigériens, nouvelle vague de techniciens venant après les Indiens. FCh. Ce serait à la fois la détresse d’une grande ville africaine et l’espoir de la globalisation. RK. Oui, la globalisation comme issue. Paradoxalement, même en Afrique, règne le phénomène du marché. Là aussi, il dicte sa loi. Comme, au Nigeria, on a beaucoup dévalué la monnaie et jamais imprimé de nouvelles coupures, chaque transaction exige l’échange d’une liasse de billets de banque, d'un énorme volume de papier et ces échanges rendent encore plus tangible l'effet de marché. FCh. Mais vous n’en tirez pas de leçons effectives pour l’urbanisme contemporain dans d’autres régions du monde?
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RK. Je ne sais pas encore, parce que je suis au milieu de la recherche. Nos survols en hélicoptère nous ont permis de mieux prendre la mesure de cette ville qui, d'un côté, consiste en des éléments que nous reconnaissons traditionnellement comme relevant de la ville (aéroports, routes et autoroutes, échangeurs), mais aussi de tout autres conditions, sans doute plus urbaines encore mais qui ne relèvent pas des critères habituels de l’urbanité. FCh. C'est une ville sans guère d'infrastructure, mais elle est pourtant le support d'une intense activité, notamment économique. Elle est faite de misère et d'excitation. RK. J’ai découvert un endroit où cette autre condition urbaine était particulièrement dramatique. C'est au débouché d'une autoroute, qui se terminait dans une sorte de carrefour labyrinthique, très dangereux (surtout le soir) comme l’est d'ailleurs toute cette ville. Il y a neuf mois encore, ce n'était qu'une sorte de grande décharge, avec des tas d'ordures mêlés d'agriculture, des maisons de voleurs et de criminels, une sorte d'interface entre le monde civilisé et un monde d’une certaine sauvagerie. Neuf mois plus tard, quand j'y suis revenu, cela ressemblait encore à une décharge, mais on commençait à y repérer des éléments de tri, de démantèlement. On découvrait que maintenant des gens y travaillaient, en train d'affiner les différentes zones, les différents éléments. Même au Nigeria, du fait du nouveau régime politique, il y a une forte tendance et une capacité à s'accrocher au monde de la globalisation et du YES. On voit donc qu’en neuf mois, sur cette décharge, s'était établie une manière de nouvelle condition urbaine. Parmi ce désordre commençait à se faire jour une activité d’une grande précision et le début d'une véritable condition organisée. J’ai pensé qu'un changement survenu en si peu de temps était le signe d’une énorme explosion du potentiel local. FCh. Vous y voyez la preuve de l'efficacité des systèmes informels, irrationnels parfois, marginaux et même illégaux. Vieille fascination des urbanistes pour les systèmes organiques (quasiment biologiques) et pour la capacité de tout système à s'adapter, à se réguler. Déjà, dans les années soixante, vos aînés admiraient pour les mêmes raisons les urbanisations sauvages, les favellas et les bidonvilles. RK. Les photographies aériennes montrent comment cette évolution d'une ville plus légère peut s'imaginer, comment peut s'établir une condition urbaine minimale. Ainsi dans une zone de marché, le long d’une intersection routière qui semble embouteillée et en proie à une paralysie permanente, une paralysie non pas accidentelle, mais plutôt voulue. Il y a là, sur le même site, une voie de chemin de fer, qui n’est visible que lorsqu'il y passe des trains et disparaît immédiatement quand il n'y en a pas, immédiatement noyée sous la foule et les marchandises. C'est une utilisation du
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terrain intensive, telle que nous ne pouvons pas l’imaginer ici. J’ai voulu montrer ce type d'interface, de coexistence qui est en train de s'installer là-bas et la densité humaine qui s'y déploie. L'embouteillage apparent des véhicules est plutôt une espèce de ralentissement, de décélération, de mécanisme efficace qui permet le contact entre ceux qui sont dans la rue et ceux qui sont dans les voitures. Même le parcours du train, le plus souvent invisible, devient dès qu’arrive le train l'interface intensif entre le monde des voyageurs et les étals des marchands. Car tout ça, en plus, est un marché. Tout un territoire organisé en couches : une zone construite, une bande de marché puis une autre zone construite, les traces du chemin de fer, la trace de bandes de décharge avec des ordures qui brûlent, à nouveau une zone de marché, une route, un espace de marché encore. FCh. Mais vous considérez aussi Lagos, par-delà l'Afrique (qu'elle soit ou non en voie de développement ou de modernisation, la question n'est pas là), comme l'une des plus frappantes matérialisations de la ville en devenir. Vous prétendez en tirer des leçons pour l'urbanisme contemporain, y compris occidental, l'un des plus ordonnés, coordonnés, gérés qui soient. RK. Il s'agit de comprendre qu'au Nigeria, à Lagos et dans d'autres situations encore, pourrait apparaître une nouvelle condition urbaine, avec cette manière d’occuper le sol, combinée avec une capacité qui commence juste à être alimentée par les moyens de communication mobiles et les ordinateurs. Elle est latente, déjà prête à exploser, plus mobile que la nôtre car elle n'a pas la responsabilité de ce lourd héritage historique que nous sommes, dans nos cultures, obligés de porter. FCh. Lorsque, dans les années soixante qui étaient anti- impérialistes, Jean-Luc Godard cadrait les deux lettres centrales du mot Esso, il nous y donnait à lire le sigle SS. Vous jouez, de la même façon, avec l'interprétation sémantique du symbole des trois principales monnaies : le Y du yen, l'E étrange de l'euro, et le S barré du dollar. À eux trois, lorsqu'on les associe, ils composent une sorte de mot, YES. Vous y lisez une allégorie de l'intégration économique, Y plus E plus S égale YES, c'est-à-dire acceptation de tout, érosion de toute idéologie, de toute résistance possible. RK. Non. Comme les choses sont tout à fait instables, il n’est pas inimaginable que l’idéologie puisse revenir très vite. Il y a partout déjà des signes de ce que cette idolâtrie du marché ne peut pas tenir indéfiniment. Je pense que , l'idée qu'il serait définitif un mythe très efficace à l’intérieur même du système du marché. J'ai déjà vécu quatre périodes idéologiques dans ma vie et que je n'ai pas de raison de croire que ça se terminera un jour. Nous avons inventé ce régime du YES pour donner une dimension clairement
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idéologique au système. C'est, pour le moment, quelque chose qui définit nos paramètres, et notre marge de manœuvre. FCh. Y a-t-il une autre langue envisageable que l'anglo-saxon international du business, shopping, etc… et d'autres icônes que celles des logos? RK. Je ne sais pas si le monde devient définitivement anglo- saxon, mais il est évident que la langue anglaise est notre instrument commun. Que nous participons à sa dissémination universelle. Et que cela s’accompagne, pour le moment, d’une vague de pragmatisme qui étouffe les velléités d’expression plus idéologique. Et aussi que cela menace, pour le moment, l’existence d’autres cultures, minoritaires, résistantes ou non conformes. FCh. Quelques questions, pour conclure, qui auront un caractère plus personnel. Vous associez à un point rare dans le monde de l’architecture la théorie et l’ironie (parfois même l’auto-ironie), une espèce d’arrogance et une manière d’autodérision si je puis dire, l’utopie et le réalisme, un ton souvent proclamateur, héroïque, et les pas d’esquive d'un danseur. Etes-vous conscient de cette image que vous offrez? Et ressemble-t-elle à ce que vous pensez être? RK. Que puis-je répondre? Evidemment, je dois être comme ça puisque c’est l'effet que je produis. Pourtant, même si tous mes textes ne sont pas forcément objectifs ni même sincères, même si je manipule des éléments autobiographiques dans une espèce de dense tissu de significations, et même s’il y a une touche d'ironie dans toutes mes actions, cela correspond à mes diverses facettes. FCh. Ce qui fait que votre théorie, comme toute théorie d’ailleurs, est en partie autobiographique, et marquée par une psychologie particulière, la vôtre. RK. C’est un type de commentaire que vous, les critiques, pouvez faire et auquel je peux pas répondre. Je reconnais que les choses sont ainsi, mais je n’ai rien à ajouter parce que je bénéficie d'une situation assez luxueuse, j’ai plein de moyens de m’exprimer et, pour ce type de communication tout de même assez contrôlée, je mets de côté l’expression de mon moi. FCh. Ce qui est intéressant, dans ces contradictions elles aussi plus ou moins contrôlées, c’est qu’elles concernent un individu bien sûr, vous-même, mais également une société. On s’y reconnaît. Vous êtes emblématique du comportement que beaucoup aimeraient avoir. Vos lectures de la réalité précèdent celles qu'ils aimeraient avoir faites. Votre attitude et certaines de vos ambiguïtés elles-mêmes sont celles du moment. Elles sont historiques aussi, pas seulement individuelles donc mais historiques. Pourquoi, dans vos réalisations, ce désir constant de bousculer la topologie :
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nappe imbriquée de Fukuoka, masse très pleine, évidée, du projet pour la bibliothèque de France, structures feuilletées du projet de Jussieu, structure pliée de l'Educatorium d'Utrecht? C’est une approche dont vous avez été l’un des pionniers, mais qu’on voit se répandre absolument partout. Il faut bien que quelque chose soit à l’œuvre, à ce propos, dans l’inconscient collectif. RK. Je pense que, dans l’inconscient collectif, cela représente simplement le signe d’une certaine modernité et de retrouvailles éventuelles avec une manière fonctionnelle de concevoir l’architecture. Quand j’entends Greg Lynn et surtout Ben van Berkel à ce propos, ils invoquent une architecture qui serait redevenue efficace et opérationnelle. Moi je doute très fortement que cela marche vraiment comme ça. Je crains que ce ne soit là qu'une espèce de retour au fonctionnalisme, au slogan Form follows fonction. FCh. Il y a aussi chez beaucoup d’entre eux une part d’ivresse, d’ivresse topographique et topologique RK. Topologique, sauf que l’ivresse est toujours justifiée chez ces architectes par des connexions très précises et par une analogie avec l'idée de flux. C'est une architecture de flux, qui ne reconnaîtrait pas la qualité nécessairement impermanente de tout flux. FCh. Quelle est, dans votre architecture, la part de la narration? Il y a cette phrase de Mark Taylor que vous citez dans les marges de S,M,L,XL : "I have always wondered why layers of a building are called stories, Je me suis toujours demandé pourquoi les couches d'un immeuble sont appelées étages (ou histoires, puisque c'est le même mot en anglais, stories)". RK. C’est ma seule affinité avec le cinéma. J’ai toujours été frappé par l’effet de montage que donne le découpage d’un bâtiment en étages successifs. J’ai toujours pensé que cela correspondait exactement au même phénomène, et que l’on pourrait imaginer de structurer un édifice en séquences, soit prévues, soit aléatoires. FCh. Le cinéma nous influence tous. Nous ne cessons de parler à tout propos de flash-back, d'arrêt sur image, de fondu enchaîné pour exprimer les moindres de nos idées, ceci que nous soyons écrivains, philosophes, architectes ou n’importe quoi. Beaucoup de vos propres notions sont venues du cinéma. Sauriez-vous les décliner? FCh. Je pense qu’il y a chez moi une influence importante du cinéma italien des années soixante, Antonioni, Pasolini et tout ça. Plus importante sans doute que celle du cinéma français, parce que j'y trouvais l'exemple d’une modernité sans illusion, et très sceptique, qui m'a toujours extrêmement séduit.
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FCh. Une dimension poétique ou morale, un rapport au monde? RK. Ce sont plutôt les systèmes et les techniques internes au cinéma, et surtout celles du montage, qui ont joué le rôle clé. Il y a toujours en architecture une volonté de continuité alors que le cinéma est au contraire fondé sur un système de ruptures systématiques et intelligentes. C’est mon affinité avec ce système de la rupture plus qu'avec l'imaginaire de la continuité qui constitue l'essentiel de mon engagement avec le cinéma. FCh. Pour finir, quelques questions sur vos sources, votre généalogie. Que devez-vous au surréalisme? RK. Pas beaucoup de choses, sauf que, d’une certaine manière, je ne l’aime pas. Et beaucoup de surréalistes me paraissent profondément ennuyeux. La seule exception, c’est Salvador Dali, comme écrivain surtout. Ce n’est pas son langage visuel qui m’a intéressé mais sa manière d’analyser les choses qui correspondait en même temps à une espèce de production d’idées. Et surtout sa systématisation de la paranoïa. FCh. La source de la paranoïa critique selon Dali, c’est la thèse de Jacques Lacan, qui était parue l’année précédente, en 1932. Elle a donc bien une dimension psychanalytique. Or, vous vous n’êtes pas extrêmement mêlé à l’inconscient, à la psychanalyse. Un peu, comme tout le monde, mais, dans vos raisonnements, elle ne revient pas constamment. RK. Comme tout le monde, sans plus. FCh. La paranoïa critique, Salvador Dali la décrivait lui- même comme un "indestructible système délirant interprétatif". On pourrait dire que, d’une certaine façon, votre travail est un système délirant interprétatif. RK. Oui, New York, le delta de la Rivière des Perles, Singapour, Lagos, tous mes sujets. FCh. Et il avouait : "Je suis dans cette constante interrogation : je ne sais quand je commence à simuler ou quand je dis la vérité". N’est-ce pas d’une certaine façon ce que vous nous disiez tout à l’heure à propos de vous-même? Les techniques du hasardeux, du collage et du cadavre exquis ne vous ont-elles pas marqué? RK. Non, pas du tout. FCh. Par exemple, dans la maison Dall’Ava, n’y a-t-il pas un côté collage? RK. Pas pour moi, pas du tout. Les techniques du découpage et du montage cinématographique, sans doute, mais pas celles du collage surréaliste. La maison de Saint-Cloud est assez cohérente, les choses proviennent du même univers. Un aspect de sa bizarrerie tient au règlement d’urbanisme qui était complexe et rendait difficile d'y inscrire le volume. Nombre
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d'aspects qui peuvent paraître bizarres sont directement venus de cette situation. FCh. Que devez-vous au situationnisme qui fut, en partie, un mouvement hollandais? RK. Il a été très influent, mais pas forcément pour moi d’une manière explicite. Le critique hollandais Bart Lootsma vient de publier dans le premier numéro de Hunch, la nouvelle revue du Berlage Institute, un article qui consiste en une relecture de mes travaux de jeunesse. J’étais à cette époque assez critique à l’encontre de Constant et des autres, mais évidemment, en même temps, énormément inspiré par leur exemple. Et Lootsma a été étonné de mon ton critique à l’égard de ce courant. Le plus important, c’est que j’ai toujours pu combiner une critique de leurs positions avec l'intérêt sincère que je leur portais. FCh. C’est un de vos traits constants, critique et fascination, critique et intérêt. Amnistie pour l’existant, y compris dans les idées. Nous avons déjà évoqué Nietzsche. J’ai trouvé cette phrase où Zarathoustra déclare que "toutes choses [...] préfèrent danser sur les pieds du hasard". Il y a chez vous comme chez Nietzsche une vision tragique du monde, tragique et gaie, et innocente, c'est-à-dire sans ressassement, sans ressentiment, sans négation de la vie. Alors que nombre d'idéologies architecturales souffrent de ce que ce philosophe reprochait au christianisme : mauvaise conscience et culte du négatif.