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Françoise Fromonot
Tours de passe-passe
Françoise Fromonot La première bombe a éclaté pendant l’été 2002. « Une mini-Défense
est architecte, critique, prévue sur la ZAC Paris-Rive-Gauche » titre Le Parisien sur une pleine page1.
enseignante à l’Ensa
L’article vise la proposition lauréate d’Yves Lion pour l’aménagement de
de Paris-La Villette. Son
dernier ouvrage paru (La l’ultime tronçon de cette opération qui, de la gare d’Austerlitz au boulevard
Campagne des Halles — Les périphérique via la Bibliothèque de France, a métamorphosé en « morceau
nouveaux malheurs de Paris, de ville » le dernier grand secteur industriel en bord de Seine du Paris
2005) relate les péripéties
intra-muros. Une perspective plongeante prise depuis la banlieue montre
politico-urbanistiques de la
récente consultation une dizaine de tours de 20 à 25 étages, carrées ou rondes, plantées au bout
pour la rénovation du de l’avenue de France sur un socle habillé de verdure qui recouvre les
centre de la capitale. voies ferrées entre le boulevard de ceinture et le périphérique. Les activités
programmées, apprend-on, totaliseraient quelque 400 000 mètres carrés.
L’article donne la parole aux principaux protagonistes de l’affaire, chacun
dans un rôle qu’ils ne quitteront plus. Les services d’urbanisme de la Ville
se montrent convaincus (« il faut proposer un nouveau paysage et de
nouveaux usages de ce lieu qui doit constituer un des liens avec Ivry »). Les
associations de riverains fulminent (« le Conseil de Paris a décidé en juin
de réduire la circulation automobile dans le quartier Seine-Rive-Gauche […]
et voilà que l’on nous propose de construire les tours que nous avons déjà
avenue d’Italie »). L’architecte affiche une bonhomie commerçante (« nous
proposons un ensemble de gratte-ciel modérés, dispersés dans un grand
parc »), tandis que son client, la Semapa, feint de relativiser la portée de
analyse
5
son choix pour désamorcer la controverse : « ce n’est pour le moment qu’un 1. Éric Le Mitouard, « Une
mini-Défense prévue sur
concept ».
la ZAC Paris-Rive-Gauche »,
Le Parisien, 5 août 2002.
Une révision sans projet
En mettant en avant cette proposition qui outrepasse manifestement les
règles de constructibilité prescrites par le plan d’occupation des sols dans ce
secteur, la Ville, la SEM et l’architecte veulent lancer par l’exemple un débat
qui pèserait sur les futures dispositions du plan local d’urbanisme. À Paris,
le PLU doit remplacer le POS, document qui fixe depuis 1977 les termes du
retour, amorcé sous Giscard d’Estaing, à un urbanisme basé sur le modèle de
la ville régulière, aux constructions alignées sur les voies et plafonnées en
hauteur : de 25 mètres, dans le centre et l’ouest, jusqu’à 37 mètres, maximum
absolu sur certains quartiers du croissant allant du nord au sud-est. La
survivance dans le POS d’une zone dite UO (urbanisme opérationnel) qui
recouvre des secteurs dont l’aménagement a été engagé dans les années
1960–19702, inscrit de fait le sort de leur hauteur construite à l’ordre du jour 2. Par exemple le secteur
Italie XIIIe, qui inclut
des consultations pour le PLU. Mais la majorité plurielle rassemblée par le
l’ensemble sur dalle des
nouveau maire manque d’un projet politique urbain capable de structurer Olympiades, le secteur
Beaugrenelle, avec le Front
cette révision, car les désaccords entre ses différentes composantes sont
de Seine, etc.
légion sur ces sujets. Les dissensions entre les Verts d’un côté, et les socia-
listes et communistes de l’autre, palpables avant l’élection, vont être portées
à incandescence pendant le déroulement de la procédure. Elles concernent
en particulier l’évolution de la densité humaine et construite, ce qui
explique l’adoption tardive d’une résolution sur cette question. Encadrée
par des délais trop courts pour que puisse se construire un vrai projet
(processus que favorise pourtant ce nouvel outil réglementaire offert aux
municipalités par la loi SRU), privée de la possibilité de faire émerger un
discours de substitution au type de « projet urbain » mis au point et appliqué
dans tout Paris par l’Apur depuis trente ans, la confection du PLU va surtout
revêtir un caractère technique. Cette absence de pensée neuve, due à ces
divergences de fond, explique que l’idée de construire des tours ait resurgi
au gré des circonstances durant toute la mandature et qu’elle ait absorbé à
elle seule ce manque de projet pour Paris.
analyse
6 criticat 01
Portzamparc et plusieurs maîtres d’ouvrage, dont Léon Bressler, président
du groupe immobilier Unibail. Le consensus pro-tours, qui sans surprise
s’exprime du côté scène, se heurte à la rancœur des représentants associatifs
présents dans la salle, contrés en retour par des propos favorables aux
immeubles modernes de grande hauteur de certains habitants. La dispute
tourne à la caricature et les positions se figent. Marc Ambroise-Rendu,
secrétaire de l’association Île-de-France Environnement, déclare dans les
colonnes de L’Humanité : « Il s’agit d’un ballon d’essai testé par la Ville. À
cette provocation, je réponds : vous aurez la guerre. »
Quelques jours après, sur les ondes d’Europe I, Bertrand Delanoë
demande qu’on puisse reconsidérer le « tabou de la hauteur », jugeant que
« ce n’est pas [elle] qui pose problème, mais l’esthétique et comment on y
3. Le 23 octobre 2003. vit3 ». Le Conseil de Paris émet bientôt un vœu dans le même sens. Le conflit
va diviser tout l’exécutif municipal, opposant aux socialistes les formations
politiques aux positions idéologiques plus affirmées sur la question. Pour
les Verts, farouches opposants de la première heure à ces constructions
anti-écologiques, « c’est un casus belli » ; pour les communistes, la libération
analyse
Déconvenues
Si la polémique fait long feu, ses effets incitent le maire à la prudence, ce
dont pâtit la consultation urbaine la plus sensible du moment : le réamé-
nagement du quartier des Halles, à l’étude depuis 2002, dont le résultat est
rendu public à la fin 2004 au terme de mois d’empoignades médiatiques et
de tergiversations politiques. Le non-respect du plafond des constructions
au centre (25 mètres) par l’auvent habité de Jean Nouvel (28 mètres) et les
« derricks » de Rem Koolhaas (jusqu’à 37 mètres) a été l’un des chevaux de
bataille des associations de riverains les plus bruyantes. Il contribue à la
victoire du projet Mangin et de sa toiture basse : 9 mètres, soit à hauteur
d’arbres, explique cet architecte. Le maire, crédité d’ambitions présiden-
tielles par beaucoup d’observateurs, compte sur le succès de la candidature
de Paris à l’organisation des Jeux olympiques de 2012 pour donner quelque
lustre à sa politique urbaine, largement critiquée dans la presse et par les
Parisiens pour son manque d’initiative prospective et sa vulnérabilité aux
diktats des « Khmers Verts ».
Mais en juillet 2005, Paris perd la compétition des Jeux au profit de
Londres. Les mêmes voix s’élèvent pour accuser la timidité du projet parisien
en regard de celui de la capitale britannique, présentée a contrario comme
un paradis de dérégulation créative dans tous les domaines. Le film réalisé
par Londres pour promouvoir sa candidature montre la fameuse tour
Swiss Re de Norman Foster (The Gherkin, le cornichon) à l’égal de Big Ben,
et insiste sur l’audace plastique et écologique de son parc olympique dont
les bâtiments sont promis à une écurie d’architectes internationaux très
médiatisés. Même les autres grandes villes françaises se mêlent alors de faire
passer Paris pour un bourg de province. Marseille vient de confier à Zaha
Hadid le « plus grand immeuble de la cité phocéenne », le nouveau siège de la
compagnie de transports maritimes CMA CGM (147 mètres) dans le secteur
Euroméditerranée. Quelques mois plus tôt, Lyon a annoncé la construction
par Arte-Charpentier de la tour Oxygène (117 mètres) dans le quartier de la
Part-Dieu. Et Le Havre s’enorgueillit de la tour de 120 mètres (elle « créera sa
propre énergie grâce à des micro-éoliennes ») que Jean Nouvel va ériger sur
son port dans le cadre du réaménagement des docks, un motif tout trouvé de
railler le snobisme de la vieille capitale : « Alors que les Parisiens ont refusé
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8 criticat 01
les projets d’immeubles de grande hauteur prévus par Bertrand Delanoë au-
4. L’express, 27 juin 2005. delà des 37 mètres réglementaires, les Havrais n’ont pas ces préventions.4 »
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10 criticat 01
de l’architecture verticale passionne jusqu’au journal gratuit du TGV, qui
s’extasie sur sa modernité tout en regrettant que « la France reste à la
7. Nadia Hamam, « Archi-
traîne : les tours ont toujours eu mauvaise réputation dans l’Hexagone »7.
tecture verticale, la folie des Le soir de l’ouverture de la Cité de l’architecture et du patrimoine à Chaillot,
grandeurs », TGV Magazine
n° 97, septembre 2007,
la 5 diffuse en prime time un documentaire axé sur la célébration de leur
pp. 34–40. performance technologique et formelle8. Nicolas Sarkozy profite de son
discours d’inauguration de cette institution pour réclamer sur la question de
8. Tours d’aujourd’hui et
de demain, documentaire la hauteur une « réflexion sereine et ouverte » en liaison avec celle du Grand
écrit par Catherine Terzieff
Paris, félicitant ostensiblement Thom Mayne, présent dans l’assistance,
et réalisé par Bertrand
Stéphant-Andrews, 2007. pour sa future tour Phare à la Défense, le quartier aux 71 tours dont il a initié
un an plus tôt, alors qu’il était président du conseil général des Hauts-de
Seine et donc de l’Epad, un ambitieux plan de relance qui a porté la hauteur
maximale des constructions à 300 mètres.
De son côté, la Ville hésite toujours à publier les images produites avant
l’été par son « groupe de travail des hauteurs », pesant le pour et le contre
au regard de sa stratégie de campagne pour les élections municipales,
repoussant de semaine en semaine leur révélation tout en ne cessant de la
déclarer imminente. Après quelques fuites, grâce auxquelles Le Figaro puis
Le Monde éventent le scoop, des images très choisies sont officiellement
9. Cité par Marie-Douce divulguées fin novembre lors d’une conférence de presse, couplée avec
Albert, « Paris envisage la
construction de nouvelles une abondante couverture de l’événement dans le supplément parisien du
tours », Le Figaro, 22 novem- Nouvel Observateur. L’opération déclenche une nouvelle salve d’articles et de
bre 2007.
réactions. Cinq ans après la polémique déclenchée par le premier projet pour
10. Propos de Sylvain Seine Rive Gauche, rien n’a changé : ni la volonté du maire (« la pertinence
Garel, élu Vert du XVIIIe
arrondissement, du maire
saute aux yeux pour Bercy et Masséna9 »), ni le rejet viscéral des Verts
(PS) du XIIe arrondissement et des militants associatifs (« le principal pour nous, c’est que ces affreux
et de l’adjoint à l’urbanisme
(PS) Jean-Pierre Caffet, cités
projets ne voient pas le jour ; le conseil de quartier a rejeté massivement
par Marie-Anne Kleiber et l’idée de construction de tours »), ni les dénégations apaisantes des services
Bertrand Greco, « Les tours
et des élus concernés : « des projets, juste des projets » (le maire du XIIe) ;
refont polémique », Le JDD,
4 novembre 2007. « ces réflexions ne nous engagent pas » (l’adjoint à l’urbanisme)10, « des
esquisses strictement virtuelles » (le maire dans son communiqué). Seule
nouveauté peut-être, les élus parisiens de l’UMP ont fini par tremper leur
conservatisme naturel dans le sarkozysme ambiant. Françoise de Panafieu,
qui quelques mois plus tôt fustigeait les intentions architecturales de son
rival socialiste, s’estime « prête à regarder » d’éventuelles propositions de
Projet de Brénac & Gonzalez « très beaux gratte-ciel » pour les portes de son XVIIe arrondissement.
pour la porte de la Chapelle,
Le Monde, 30 octobre 2007.
Panacée
Projet de Barthélémy &
Polarisé autour de positions tranchées, le débat continue de diviser Paris
Grino pour la porte de Bercy,
Le Figaro, 22 novembre 2007. en deux camps. Pour les avocats de la construction de ces nouvelles tours,
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12 criticat 01
implants, contradictoire à leurs yeux avec l’échelle d’une vie de quartier. Les
élus Verts, et plus largement la mouvance environnementaliste à laquelle
adhèrent ou se rattachent bon nombre de ces associations, pourfendent
ces « projets pharaoniques ». Ils craignent un accroissement de la densité
de leurs quartiers, cause selon eux de promiscuité et vecteur d’entropie, et
leur envahissement en proportion par l’automobile, phénomène que la
politique des Verts s’emploie depuis cinq ans à juguler par tous les moyens
à l’échelle de la capitale. Les gratte-ciel génèrent, selon leurs détracteurs,
des exclusions en tout genre. Les coûts de construction, de fonctionnement
13. L’expression est d’un et d’entretien prohibitifs de ces bâtiments « énergivores »13 font grimper
élu Vert. La consommation
les prix à l’achat et les charges au quotidien, réservant ce mode d’habitat
énergétique d’une tour
de bureaux peut dépasser aux plus aisés. La concentration de tant d’appartements dans un même
300 kW/h par m2 de Shon
bâtiment ne peut que multiplier les conflits de cohabitation, comme la
et par an (tours première
génération). Les études pour gestion de la copropriété des dalles sur lesquelles reposent de manière
la tour Phare de la Défense,
presque systématique les tours en France. Ce dispositif reste associé dans
par exemple, visent à la
réduire à 140. L’objectif l’imaginaire de beaucoup de Parisiens à l’univers étranger des banlieues,
fixé pour les bâtiments à contraire à l’urbanité de la ville-centre qui résume toujours pour eux l’idée
l’horizon 2020 par le Plan
Climat de la Ville est de 50. de la capitale tout entière. L’anonymat, l’indéfinition, l’inconfort de ces
espaces publics hors sol, balayés par les courants d’air dus au célèbre effet
14. Marc Ambroise-Rendu,
cité par Le Monde, 8 novem- Venturi, font des tours de véritables « destructeurs de vie sociale14 ». Last but
bre 2003. not least, les conditions de vie et de travail imposées par la hauteur seraient
étrangères à la culture française, voire incompatibles avec ce que d’aucuns
nomment les « fondements anthropologiques de l’habiter ».
Chassé-croisé
En parallèle, les gardiens de l’identité historique de Paris repoussent toute
nouvelle atteinte au caractère de son tissu, mis à mal par l’urbanisme
opérationnel des années soixante, alors qu’il avait échappé aux destructions
pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette sensibilité croise en fait deux
traditionalismes : l’un inné, qui voudrait prolonger un statu quo, l’autre
acquis, qui chercherait plutôt à préserver une conquête. Les tenants du
premier sont des conservateurs classiques pour lesquels « habiter dans
l’ancien » est un automatisme culturel, un devoir patrimonial ou un signe
extérieur de richesse. Mais leurs sympathies politiques les portent en
général à endosser les schémas néolibéraux : comme leurs pères avaient
accueilli dans Paris, au nom de la modernisation précédente, les emblèmes
architecturaux de la prospérité nationale, ils seraient prêts, au nom du
nouvel esprit du temps, à en laisser pousser quelques autres, qu’ils pourront
admirer depuis les quartiers où ils continueront de vivre. Les seconds,
à l’inverse, se recrutent parmi les fidèles du « retour à la ville », dont la
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Densité ?
Prendre parti serait plus facile si quelques faits ne venaient contredire
certaines idées reçues. La densité ? Étrangement, les deux camps partent
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14 criticat 01
du postulat que la hauteur en est synonyme. Or si une tour est bien un
objet architectural dense (elle engendre un volume potentiellement
illimité par extrusion verticale de son empreinte au sol), le dispositif urbain
qu’elle implique l’est beaucoup moins, surtout s’il faut « dégager à son
pied des espaces verts », comme on ne cesse de l’entendre. Historiquement,
l’augmentation de la hauteur des constructions à Paris a été un outil de
15. Voir Rémi Rouyer, Les desserrement urbain15. Dans les anciens secteurs d’aménagement de la
hauteurs à Paris — Synthèse
zone UO du POS, le rapport entre le nombre des mètres carrés construits et
réglementaire, typologique et
environnementale, mairie de la surface des terrains oscille entre 3 et 3,5. Malgré toutes ses tours, le coeffi-
Paris, janvier 2007.
cient d’occupation des sols du Front de Seine approche à peine celui d’un
16. « Quelle forme urbaine quartier haussmannien ordinaire. Seule une forêt de gratte-ciel comme celle
pour la densité vécue ? »,
de Hongkong (cos = 6,5) dépasse nettement la densité du quartier de l’Opéra
Apur, Note de 4 pages n° 10,
juin 2003. (cos = 5), mais au prix d’une proximité entre les tours jugée inacceptable
sous nos latitudes. Selon une enquête commanditée par l’Apur à l’occasion
de l’élaboration du PLU, la densité est surtout affaire de perception : les
personnes interrogées disaient en souffrir davantage dans le tissu compo-
site du secteur Falguière (XVe) que dans le vieux quartier Rochechouart (IXe)
dont le COS représente plus du double16.
En la matière, les craintes des détracteurs des tours comme les espoirs de
leurs partisans s’avèrent largement infondés. En Europe, les caractéristiques
de la ville dense sont en général inverses de celles de l’urbanisme inspiré
du mouvement moderne : un tissu compact plutôt qu’une réunion d’objets
solitaires, une hauteur homogène plutôt que des variations extrêmes qui
s’annulent, des activités mélangées plutôt que séparées en entités fonction-
nelles distinctes. Quelques projets remarquables ont récemment testé avec
succès des modes d’urbanisation horizontale dense conjuguant la mixité
des programmes avec l’économie des sols et des énergies. À Amsterdam, par
exemple, l’ensemble de Borneo-Sporenburg, terminé voici quelques années
sur de longues darses vacantes du port, atteint la densité d’un quartier de
tours avec des maisons individuelles mitoyennes à patio, complétées sur
chaque île par un sculptural immeuble de logements collectifs en anneau,
de sept à onze étages.
Échec ?
Autre certitude partagée par les deux camps, l’« échec généralisé des
17. Jean-Sébastien Stehli, opérations de rénovation des années 1960 et 1970 à Paris17 », un avis si
L’Express, 26 janvier 2004.
unanime que les journalistes le reprennent à leur compte comme un fait.
Les opposants aux tours prédisent en cas de reprise la répétition des mêmes
difficultés (mal-être social, délinquance…), prouvant qu’ils partagent avec
les modernes qu’ils critiquent la même croyance déterministe en l’impact
analyse
leur découvre peu à peu des qualités. La jeune génération ne cultive pas
à l’égard du legs moderne les mêmes préventions ataviques que les vieux
Parisiens. Le secteur du XIIIe arrondissement qui inclut les Olympiades
est devenu l’un des lieux les plus vivants de la capitale. L’économie qui s’y
est développée a réussi à catalyser un paysage hybride, collage de bribes
de faubourg et de grands immeubles ternes laissés par la rénovation du
quartier, et à fabriquer une sorte de micro-métropole asiatique. Quant aux
habitants de ces tours, ils ont pris goût à la vie en hauteur21. Leur taux de 21. Voir le rapport « Audi-
tions des usagers et de cons-
rotation, l’un des plus faibles du parc immobilier parisien, est d’autant plus
tructeurs d’immeubles de
lent que leurs appartements occupent un étage élevé. Ils disent en apprécier grande hauteur », groupe de
travail des hauteurs, mairie
la lumière, les vues panoramiques lointaines, la sensation que donne cette
de Paris, 7, 24 novembre et
domination géographique, mais aussi la sécurité due à un gardiennage 18 décembre 2006.
permanent (obligatoire dans les IGH), même si le coût de ce service, ajouté
22. Le surcoût d’exploitation
à celui des ascenseurs et autres équipements indispensables aux tours, dans les IGH de bureaux et
augmente jusqu’à le doubler le montant des charges22. Dans le cas des IGH des charges dans les IGH
de logements se situe en
d’activités tertiaires, les appréciations sont plus mitigées : la hauteur est moyenne entre 50 et 60 %.
une contrainte de plus imposée par le travail de bureau. Mais à écouter le
concert de jugements négatifs sur la tour Montparnasse, il est évident que
la certitude de son échec est surtout gagée sur le constat de sa laideur, une
opinion plus qu’une critique, figée en théorème par l’impossibilité de sa
démonstration.
analyse
16 criticat 01
les ingénieurs et les architectes savent maintenant réduire cet inconvénient.
Mais le coût énergétique des matériaux nécessaires pour y parvenir
annule en retour cet avantage. Et la sophistication technologique de ces
immeubles en fait grimper le prix, compromettant leur capacité à accueillir
des logements abordables, sans parler d’habitat social, donc à prévenir le
départ des familles vers les pavillonnaires de la périphérie et à assurer la
mixité sociale des nouvelles opérations. La mixité d’activités ? Une tour
regroupant différents programmes, comme il s’en construit depuis un siècle
aux États-Unis (et maintenant partout en Asie : un même fût superposant
couramment des logements, un hôtel, des équipements, un centre
commercial…), est difficilement compatible avec la culture d’investissement
en France, méfiante des copropriétés qui compliquent, donc ralentissent,
les décisions de gestion. Une tour de bureaux, modèle le plus réaliste car le
plus rentable, ne permet qu’une mixité collatérale : ses plateaux tertiaires
financent indirectement la réalisation ailleurs des logements qu’elle ne peut
abriter, une forme de ségrégation fonctionnelle qui rappelle davantage les
années soixante qu’elle ne s’en distingue. On peut cependant envisager des
logements dans de petites tours de moins de 50 mètres (17 étages), certes
moins extraordinaires mais inférieures à la limite au-delà de laquelle les
contraintes du classement IGH (dispositifs de sécurité, de distribution
intérieure…) ramènent aux dilemmes précédents.
L’altération du Paris canonique ? La capitale intra-muros compte déjà
158 tours — certaines en plein centre —appartenant après tout à cette
histoire urbaine au nom de laquelle on voudrait les récuser. D’autant qu’en
reconduisant les plafonds du POS au prétexte d’en éviter de nouvelles, le
PLU tend paradoxalement à figer en patrimoine celles qui existent déjà. En
cas de démolition, la loi SRU oblige à reconstruire une quantité identique
de mètres carrés ; or, en fixant des gabarits moindres et en protégeant
les espaces verts existants, le nouveau règlement rend impossible cette
restitution. Et dans un futur proche, la plupart des communes limitro-
phes — Issy-les-Moulineaux, Levallois-Perret, Clichy, Charenton, et même…
Neuilly — vont construire à leur guise des tours qui participeront de fait à
Paris : le paysage de la capitale ne s’arrête pas net au périphérique. On le voit,
de nouvelles tours ne seraient sans doute pas plus à même de répondre sur
le fond aux problèmes que leurs partisans prétendent leur faire résoudre
que de déclencher le chaos qui obsède tant leurs détracteurs.
Un autre Paris
La reproduction de ces antagonismes passés, loin de ressusciter leur
radicalité, témoigne d’une incapacité à les rapprocher des questions qui se
analyse
De l’îlot à la tour
Les travaux de l’« atelier des hauteurs » organisé par la Ville portaient juste-
ment sur ce genre de terrains, situés dans des opérations en cours de ce type,
où les projets d’éventuelles tours avaient temporairement germé durant
la polémique. Cette fois, la créativité des architectes était sollicitée pour
produire en quelques semaines des esquisses d’aménagement capables de
justifier par l’image les tours désirées, tout en apportant par le chiffre les
preuves de leur efficacité quantitative. Quelques formules maudites étaient
analyse
18 criticat 01
tout de même exclues : pas de tours sur dalles, pas de quartier de tours, pas
de tours, d’ailleurs, mais « quelques éléments verticaux ». Les réponses mises
en avant par la sélection de « visuels » diffusés aux médias montrent ces
tours pour la plupart associées aux mêmes formes urbaines (l’îlot, l’espace
vert…) qui font la substance ordinaire de tous les autres quartiers neufs. On
découvre des tours dans un grand parc sur la Seine, des tours sur des socles
d’activités, des tours au fond d’un double Palais-Royal (porte de la Chapelle)
et même des tours en proue d’une batterie d’îlots néo-haussmanniens
(porte de Bercy !) : de la composition opportuniste avec les types urbains
liés à la modernité et à la tradition. À la tour de signifier le panache, à l’îlot
d’assumer la densité tout en exprimant l’extension civilisatrice, jusque dans
ces jungles urbaines, d’un certain éternel parisien : tous artifices calqués sur
les goûts et les exigences de la maîtrise d’ouvrage française, dont les équipes
berlinoise et madrilène se sont visiblement un peu moins souciées, sans
plus de bonheur d’ailleurs.
Les pages consacrées par Paris Obs aux « onze projets de Delanoë »
font un savoureux pendant au célèbre numéro de Paris-Match, paru voilà
24. « Exclusif, Paris dans juste quatre décennies24 pour promouvoir le « Paris dans 20 ans » prévu
20 ans », Paris-Match n°951,
par Delouvrier. Cette fois, les vues quelque peu terrifiantes de la capitale
1er juillet 1967, enquête de
Marc Heimer. gaullienne ont fait place à des perspectives plus avenantes. De grands jouets
colorés en forme d’obélisque, d’eskimo ou de pile d’assiettes, recouverts
d’écailles, de résilles et autres filtres solaires (signes extérieurs de conformité
aux normes de la haute qualité environnementale) se dressent au-dessus
du tissu plus ou moins rassurant déroulé à leur pieds pour tempérer leur
impact. Au final, rien de très neuf comparé aux projets urbains produits
partout ailleurs par les mêmes architectes urbanistes, sauf la hauteur des
architectures (plus grandes que d’habitude, puisqu’il s’agit de grands sites)
destinée à satisfaire la demande officielle en « gestes exceptionnels ».
Représentation, communication
Mais comment réfléchir sur le fond lorsqu’une aussi formidable nouvelle
(des tours !) suffit à tenir lieu de nouveauté ? Les équipes embauchées par
l’« atelier des hauteurs » devaient fournir à la Ville de quoi séduire l’opinion
en créant des images de réponses à un semblant de question. Les rares
tentatives pour déroger à cet impératif n’ont pas réussi aux téméraires. Les
associés flamands de Dominique Perrault, UapS, ont tenté de mettre au
point pour la porte de la Chapelle une organisation linéaire de gros blocs
mitoyens denses, de gabarits très inégaux, capables de fabriquer une combi-
natoire d’activités très diverses et de libérer une grande artère verte pour les
desservir : une proposition conceptuelle difficile à « rendre » en perspective,
analyse
20 criticat 01
Paris Obs, 28 novembre 2007 :
Couverture.
Projet de Abalos & Herreros
pour la porte de la Chapelle.
Projets de Nicolas Michelin et
de Dietmar Feichtinger pour
la porte de Bercy.
analyse
analyse
22 criticat 01
possibles commanditaires à la polémique binaire sur « la hauteur » qui tient
lieu de débat à l’urbanisme parisien. Conscients que trop d’interrogations
risquaient d’embrouiller à leurs dépens quelques poncifs commodes, les
stars les plus sollicitées ont même vendu aux deux camps l’argument
imparable qu’on attend des artistes : leurs tours seront belles. La promesse
suffira-t-elle à racheter le péché originel des tours modernes — leur
laideur —, responsable de la chute de la profession dans l’estime de l’opi-
nion ? En tout cas, elle a été reprise au vol par le maire, qui veut inscrire Paris
par le look sur la carte des villes-mondes en compensant par quelques coups
d’éclat le peu de perspectives autres que gestionnaires offertes par son PLU,
et par les investisseurs, qui aimeraient pouvoir élever à Paris les mêmes
totems qu’à Londres ou à Francfort afin de profiter des opportunités offertes
par le marché local florissant de l’immobilier tertiaire. Des projets de ce type
attendent leur heure dans les cartons, à l’exemple des deux tours de 150
mètres dessinées par Herzog & De Meuron pour agrandir à la verticale le
parc des expositions de la porte de Versailles. Il y a malheureusement fort
à parier que tous ne seront pas aussi beaux.
Finalement, les prétextes sous lesquels on la déguise masquent mal la
seule raison indiscutable de vouloir construire des tours à Paris, évidem-
ment la moins rationnelle de toutes, mais bien la plus réelle : la puissance
spectaculaire de ces fétiches, dont la simple dimension, la présence
iconographique et la magie de la performance technologique paraissent
rendre possibles toutes sortes d’autres miracles. Fantasme d’entrepreneur,
désir d’élu, rêve d’architecte… L’agitation créée de toutes pièces autour de
cette innovation plus qu’hypothétique a réussi une fois encore à évacuer
la question du futur Paris Métropole, tout en prétendant se pencher sur
elle. Plutôt que de chercher à rendre crédible leur force de proposition sur
ce sujet, les professionnels se sont soumis en toute complicité à la logique
du spectacle pour pouvoir en participer. Quant au politique, saura-t-il enfin
demander aux architectes de lui montrer la lune plutôt que les obliger à
regarder son doigt ? F.F.
analyse
perles
24 criticat 01
Le Monde, 30 octobre 2007
perles
1867 1891
À l’Exposition universelle, Léon Édoux À Chicago, le Monadnock Building construit
présente le premier ascenseur (français). par Burnham & Root atteint 16 étages ;
La hiérarchie des étages est abolie ; mieux, Burnham sera l’architecte en chef de l’Expo-
les étages supérieurs commenceront sition universelle de 1893.
bientôt à être préférés.
À cette même exposition, un ballon 1897
captif (amarré au sol) permet aux visiteurs Pour l’Exposition de 1900, Louis Bonnier,
de s’élever à 300 m. L’Impératrice tient à Élisée Reclus et Patrick Geddes projettent
y monter… la reproduction d’un globe terrestre au
500 000e : 60 m de hauteur, 46 m de
1878 diamètre sur la place du Trocadéro. Projet
Pendant l’Exposition universelle, un ballon abandonné faute de financement.
captif amarré dans la cour du Carrousel
s’élève à 600 m, faisant découvrir Paris à 1902
35 000 personnes. Le décret du 29 octobre limite la hauteur
des immeubles parisiens proportionnel-
1886 lement à la largeur des voies, « sans qu’en
Instruit par ces succès et à la recherche aucun cas, cette hauteur puisse dépasser
d’un événement marquant le centenaire 20 m ».
de la Révolution, Édouard Lockroy, ministre
du Commerce et de l’Industrie, lance le 1904
2 mai un concours libellé de façon à Auguste Perret habite au dernier étage de
déjouer les nombreux opposants à l’Expo- l’immeuble qu’il s’est fait construire rue
sition, à la célébration du centenaire et Franklin. À 33 m de hauteur, sur la colline
à la Tour, afin de faire gagner le projet de Chaillot qui surplombe la Seine de 66 m,
présenté par les Établissements Eiffel. il apprécie de dominer Paris.
« Nous rêvons de faire mieux et nous
1889 espérons bien un jour construire une
C’est le triomphe ! La Tour de 300 m reçoit maison de vingt étages…
1 968 287 visiteurs payants en six mois. – Comme aux États-Unis ?
Elle est équipée de trois types d’ascenseur, – Parfaitement et soyez persuadé que
dont le plus délicat est réalisé par l’améri- l’esthétique de Paris n’en souffrirait pas.
cain Otis. Imaginez-vous notre capitale entourée
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l’étude d’une ville contemporaine de Henri Bouchard et Paul Landowski. Seul
3 millions d’habitants. sera réalisé le nouveau pont de Neuilly,
plus large que le chef-d’œuvre de Perronet
1925 dont il prend la place.
Financé par le constructeur automobile
Gabriel Voisin, Le Corbusier présente à L’Empire State Building à New York atteint
l’Exposition des arts décoratifs et industriels 378 m (448 m avec l’antenne), record mondial.
modernes l’application, à Paris, de son étude Architectes : agence Shreve, Lamb et Harmon.
théorique de cité contemporaine. Il ne Soixante-quatorze ascenseurs peuvent
s’agit rien de moins que de reconstruire la transporter 10 000 personnes à l’heure.
cité d’affaires de Paris sur elle-même, sous
forme de gratte-ciel : 400 000 employés 1931
travaillant dans des conditions de commo- Début des travaux de la cité-jardin de
dité et de confort inconnues jusque-là. Le Châtenay-Malabry par l’Office public
centre de la capitale s’en trouverait valorisé d’HBM du département de la Seine, dirigé
dans des proportions que Le Corbusier par Henri Sellier, sur les plans de Bassom-
évalue en milliards. pierre, de Rutté et Sirvin. Les immeubles
de quatre niveaux sont dominés par un
1930 beffroi « laïc » de dix étages.
L’ex-diamantaire Léonard Rosenthal, qui, à
coups de rachats, vient de transformer les 1933
Champs-Élysées en artère commerciale, Le même Office de la Seine commence
lance un concours de deux gratte-ciel la construction de la cité de la Muette à
de logements à la porte Maillot ; son but Drancy sur les plans de Beaudouin et Lods.
évident est d’augmenter la population La crise économique et l’augmentation du
afin d’accélérer la commercialisation des coût de la construction consécutive à la
Champs-Élysées et de le faire aux limites loi Loucheur contraignent à augmenter la
de la ville pour échapper à la réglemen- densité de l’opération avec cinq tours de
tation des hauteurs. Le concours est 15 étages de logements d’habitations à bon
restreint à douze architectes dont Sauvage, marché améliorées.
Perret, Mallet-Stevens, Le Corbusier… Mais,
instruit de la crise qui vient de frapper les 1934
États-Unis, Rosenthal ne donne pas suite. Le rocher du zoo de Vincennes culmine à
65 m pour abriter les deux châteaux d’eau
1931 nécessaires à l’alimentation des animaux,
La Ville de Paris, ne voulant pas être en accueillir les espèces montagnardes
reste, lance un concours ouvert pour (chamois, isards…) et servir de belvédère
l’aménagement de la voie allant de la place au public. Architectes : Charles et Daniel
de l’Étoile au rond-point de la Défense, Letrosne.
voie qualifiée de triomphale. Il y aura 80
inscrits mais seulement 35 projets déposés 1945
le 28 décembre. Sans surprise, les lauréats Le 28 juillet, un avion bombardier américain
sont les grands prix de Rome Paul Bigot, perdu dans le brouillard percute l’Empire
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State au 78e étage ; il y a 14 morts et 30 autour de l’axe selon une trame régulière
blessés mais le bâtiment est sauf. sous forme de composition symétrique « à
la française ». Les édifices bas abritent les
1948 commerces et équipements ; les bâtiments
Auguste Perret achève une tour de 104 m moyens (12 à 14 étages), les logements ;
de hauteur (30 étages) sur la place de la les immeubles hauts (tous identiques :
gare à Amiens. 24 ú 42 ú 140 m), les bureaux. Face au
Cnit, une tour en acier et en verre de 250 m
1956 dessinée par Zehrfuss (en fait, un bouquet
L’interdiction de construire au-delà de 31 m de quatre tours reliées entre elles par des
est abrogée le 22 mars. plates-formes) doit devenir le point fort
du quartier.
1958
Le 9 septembre, création de l’Épad, 1961
Établissement public pour l’aménagement Création de la Semea XV pour l’opération
de la Défense, dont la mission est de créer Front de Seine. Son objectif est de réaliser
une « cité d’affaires » qui permettrait un quartier complet avec tours de bureaux,
de décongestionner le centre de Paris, tours de logements, commerces, le tout
d’améliorer la circulation routière de la sur dalle pour séparer la circulation des
capitale et de moderniser l’habitat local. piétons et des voitures ; ces tours sont
On espère un « Manhattan français ». L’un toutes limitées à 30 étages.
des premiers plans-masses approuvés
(Camelot, de Mailly, Zehrfuss) distribue 21 juillet : publication du plan d’urbanisme
de part et d’autre de l’axe triomphal des directeur (PUD), coordonné au plan d’amé-
barres, régulièrement espacées perpendi- nagement et d’organisation de la région
culairement à lui, et quelques tours, près parisienne (Padog). Le PUD commencera
de la Seine et sur un parvis face au Cnit. d’être appliqué dès cette date avant même
d’être voté ; il protège le centre de Paris
1960 pour mieux « nettoyer » la périphérie :
La hauteur de la tour de la Maison de la « quartiers rasés, déplafonnement des
radio est ramenée à 65 m. Architecte : H. constructions (le gabarit est porté à 37 m
Bernard. dans les quartiers périphériques, soit 12
étages), autorisation des tours, dissociation
Juin : à la Défense, Camelot, de Mailly, rues-bâtiments, incitation au recul
Zehrfuss s’associent à deux urbanistes, d’alignement ».
Robert Auzelle et Paul Herbé, pour
améliorer le système de circulations de leur Le coefficient d’utilisation du sol (CUS), de
premier plan-masse vite abandonné. Si 3 pour les habitations, est admis à 3,5 pour
les principes de ce second nouveau projet les bureaux d’affaires ou d’administration.
sont directement inspirés par la charte
d’Athènes (séparation des flux par un sol Premier « gratte-ciel » parisien, la tour
artificiel, ceinturé d’un boulevard rapide), Croulebarbe, dans le XIIIe, est une fille
les bâtiments sont répartis sur la dalle de la réglementation… Les promoteurs,
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Michel Holley et sa
maquette de l’opéra-
tion Italie XIIIe.
1930
Le futur ministère de
l’Éducation Nationale
(180 mètres), prévu en
1967 à l’emplacement 1940
de la prison de la
Santé, Paris XIVe.
Paris-Match, spécial
« Paris dans 20 ans »,
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a-t-on pu dire [André Chastel], et c’était Super-Italie, 40 étages dont les derniers
fort bien dit. » sont mansardés, 121 avenue d’Italie, XIIIe
arr. Architecte : Maurice Novarina.
Septembre : l’Archange, pseudonyme de
Gabriel Aranda, dont on saura qu’il est un 1973
conseiller du ministre de l’Équipement Deuxième dévaluation du dollar,
Albin Chalandon, révèle des pratiques le 12 février.
immobilières dont certaines frisent la
malversation. 8 mars : Jacques Duhamel, ministre des
Affaires culturelles, fait inscrire la gare
1er septembre : Valéry Giscard d’Estaing, d’Orsay à l’Inventaire des monuments
ministre de l’Économie et des Finances, historiques, contrecarrant ainsi le projet
juge nécessaire de réduire la hauteur d’hôtel tour.
des tours de la Défense dans une lettre
publique au Premier ministre. 21 mars : Olivier Guichard, ministre
de l’Équipement, limite le nombre de
17 octobre : le président Pompidou déclare, logements de chaque opération, mettant
en forme de réponse à son ministre, dans fin à la réalisation des grands ensembles.
un entretien publié dans Le Monde : « On
n’a pas d’architecture moderne dans les Juillet : Jacques Dominati, président du
grandes villes sans tours. Tout dépend de Conseil de Paris, préfaçant un numéro
la qualité de ces tours : il y en a de laides, spécial de L’Architecture française consacré
il y en a de superbes. C’est un problème de à la capitale, écrit : « L’architecture est par
réussite architecturale, non de principe et excellence la projection dans l’espace des
la hauteur doit être calculée en fonction du ambitions d’une nation. Elle témoigne de la
reste et non pas sur des bases préétablies volonté d’exprimer, très au-delà du présent,
valables partout […]. J’estime qu’il y a une la plus haute image qu’un peuple veut
bonne chance pour que le résultat soit donner de lui-même aux siècles futurs. »
meilleur si l’Arc de triomphe se détache sur
une forêt de tours. » 17 octobre : pendant la guerre de Kippour,
l’Organisation des pays arabes exportateurs
23 octobre : François Mitterrand note (en de pétrole prend des décisions qui aboutis-
privé) : « J’aime, je le confesse, les tours sent à la multiplication par 3 puis par 4 du
de la Défense et ne déteste pas celle de prix du pétrole.
Montparnasse. »
Tour Montparnasse, 58 étages, h : 209 m,
La tour Zam de la faculté de Jussieu, Ve arr., 25 ascenseurs. Dès 1933, le réseau de l’État
85 m, du nom du recteur Zamansky, est avait reporté les grandes lignes à l’angle de
réalisée par Urbain Cassan et René Coulon l’avenue du Maine ; les lignes de banlieue
sur un dessin édulcoré d’Édouard Albert ont suivi. Le terrain libéré le long du boule-
qui prévoyait un mouvement tournant vard Montparnasse a conduit la Ville de
dans les façades dont les sous-faces Paris à imaginer un centre d’affaires et de
devaient être confiées à Georges Braque… commerce pour faire contrepoids à la rive
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droite. D’où l’idée de concentrer sur ce lieu Vincent-Auriol, dans le XIIIe. Architectes :
2 2
310 000 m de plancher dont 116 000 m Jérôme Delaage et Fernand Tsaropoulos
de bureaux, le reste étant dévolu au centre pour la Siem-Saci.
commercial et au centre sportif en sous-sol.
Jean-Claude Aaron s’est chargé de réunir 1975
31 compagnies d’assurances et mutuelles Arrivée des « Chinois » dans le triangle de
pour financer l’opération qui fut réalisée Choisy, à la suite de « l’évacuation » des
sous la conduite d’Eugène Beaudouin, 3 millions d’habitants de Phnom-Penh par
Urbain Cassan, Louis Hoym de Marien et les Khmers rouges au cours du premier
Roger Saubot. trimestre. Cinq ans plus tard, on comptera
20 000 Cambodgiens, Vietnamiens,
Tour du Nouveau monde, 69 rue Dunois, Laotiens et Chinois mélangés. De 1980 à
XIIIe arr., par Philippe Deslandes pour 1981, plus de 100 commerces s’ouvrent,
l’Ocil. tous tenus par des Chinois (qui, déjà dans
l’ancienne Indochine, avaient le monopole
1974 du commerce), contribuant ainsi à donner
Inauguration, le 1er mars, du Palais des vie au quartier.
congrès, construit par la chambre de
commerce et d’industrie de Paris sur les Arrêt de l’opération Italie. Les tours Antoine
plans de Guillaume Gillet. La tour atteint et Cléopâtre, 17 av. d’Italie et 189 av. de
130 m. André Fermigier la juge caractéris- Choisy (35 étages ; architecte : Michel
tique du « style Ve République ». Holley), sont « les vestiges esseulés d’opéra-
tions inachevées ».
19 mars : condamnation du député Rives-
Henry à trente mois de prison avec sursis. 31 décembre : loi instaurant un plafond légal
de densité, limitant ainsi la spéculation.
19 mai : élection à la présidence de la
République de Valéry Giscard d’Estaing, 1976
contre les scandales immobiliers et Les tours jumelles du World Trade Center
contre les tours. La dévaluation du dollar dominent New York de leurs cent dix étages.
et les « chocs pétroliers » ont donné de Cinquante mille employés, quatre-vingt
toute façon un coup d’arrêt à la fièvre mille visiteurs par jour et quatre-vingt-
immobilière. quinze ascenseurs dans chaque tour.
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Simulation de la tour
Sans Fins (depuis la
Tour Montparnasse), 1960
Jean Nouvel, 1989.
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décor une tour de la Défense ; don Juan dans trois ZAC en limite de Paris (Masséna,
meurt défenestré. Bercy, Paris Nord-Est). Remises en juillet, les
images produites sont rendues publiques
À la Défense, Unibail lance un concours à l’automne pour relancer le débat sur le
international pour « le plus haut gratte-ciel sujet.
français », la tour Phare de 300 m. Il est
gagné par l’Américain Thom Mayne : L’Epad sollicite de grandes agences interna-
2
surface exploitable de 130 000 m , budget tionales d’architecture pour concourir sur
prévisionnel de 900 millions d’euros, ouver- une « étude d’urbanité relative au position-
ture en 2012 dans une volonté affichée nement urbain du quartier d’affaires de la
d’émuler la hauteur de la tour Eiffel. Défense » à l’horizon 2015.
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causeurs, des orchestres, des Roland Barthes thème du voyeur), ou bien des
danseurs. Calme. À ce même La tour Eiffel, spectacles qui sont eux-mêmes
niveau de deux cents mètres signifiant pur aveugles et sont laissés dans la
au-dessus du sol, d’autres toits- pure passivité du visible. La Tour
1964
jardins, très loin, partout autour, (et c’est là l’un de ses pouvoirs
ont l’air de plats d’or suspendus. mythiques) transgresse cette
Les bureaux sont obscurs, façades Ce signe pur — vide, presque — il séparation, ce divorce ordinaire du
éteintes, la cité semble dormir. est impossible de le fuir, parce voir et de l’être vu ; elle accomplit
On perçoit la rumeur lointaine qu’il veut tout dire. Pour nier la une circulation souveraine entre
des quartiers de Paris demeurés tour Eiffel (mais la tentation en les deux fonctions ; c’est un objet
dans leur croûte ancienne. est rare, car ce symbole ne blesse complet qui a, si l’on peut dire,
C’est ici la Cité intense des rien en nous), il faut s’installer sur les deux sexes du regard. Cette
affaires, la City. elle, et pour ainsi dire s’identifier position rayonnante dans l’ordre
Les chiffres valident cette à elle. À l’instar de l’homme, qui de la perception lui donne une
hypothèse. Réaliser la Cité est le seul à ne pas connaître propension prodigieuse au sens :
d’affaires de Paris n’est pas une son propre regard, la Tour est le la Tour attire le sens, comme un
chimère. C’est, pour l’État, gagner seul point aveugle du système paratonnerre la foudre ; pour tous
des milliards en valorisant le centre optique total dont elle est le les amateurs de signification, elle
de Paris. S’emparer du centre centre et Paris la circonférence. joue un rôle prestigieux, celui d’un
de Paris, dans une opération Mais dans ce mouvement qui signifiant pur, c’est-à-dire d’une
concertée, c’est faire des milliards ! semble la limiter, elle acquiert forme en laquelle les hommes ne
une nouvelle puissance : objet cessent de mettre du sens (qu’ils
L’Intransigeant, 20 mai 1929. lorsqu’on la regarde, elle devient à prélèvent à volonté dans leur
son tour regard lorsqu’on la visite, savoir, leurs rêves, leur histoire),
et constitue à son tour en objet, à sans que ce sens soit pourtant
la fois étendu et rassemblé sous jamais fini et fixé : qui peut dire ce
elle, ce Paris qui tout à l’heure que la Tour sera pour les hommes
la regardait. La Tour est un objet de demain ? Mais à coup sûr elle
qui voit, un regard qui est vu ; sera toujours quelque chose et
elle est un verbe complet, à la quelque chose d’eux-mêmes.
fois actif et passif, en qui aucune Regard, objet, symbole, tel est
fonction, aucune voix (comme l’infini circuit des fonctions qui
on dit en grammaire, par une lui permet d’être toujours bien
ambiguïté savoureuse) n’est autre chose et bien plus que la
défective. Cette dialectique n’est tour Eiffel.
pas banale, elle fait de la Tour Pour satisfaire à cette grande
un monument singulier ; car le fonction rêveuse, qui en fait une
monde produit ordinairement ou sorte de monument total, il faut
bien des organismes purement que la Tour échappe à la raison.
fonctionnels (caméra ou œil) La première condition de cette
destinés à voir les choses mais qui, fuite victorieuse, c’est que la Tour
alors, ne s’offrent en rien à la vue, soit un monument pleinement
ce qui voit étant mythiquement inutile. L’inutilité de la Tour a
lié à ce qui reste caché (c’est le toujours été obscurément sentie
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© The New York Times
de vie de la ville sont bien autre Ces bâtiments qui étaient des grands méchants bâtiments ?
chose que des objets d’art. Sauf à reliés par des arcades autour de la Tout le monde, parce que nous
être totalement irresponsable et plaza ont été séparés afin d’ouvrir ignorons tant de choses du
à habiller les solutions communes des vues sur le fleuve et le front gigantisme. Le pari du triomphe
à bon marché du spéculateur de mer quand — espérons-le — la ou de la tragédie — car, en dernier
moyen d’un statut monumental, rocade de la rive ouest aura été ressort, c’est un pari — exige une
leur rapport à ces modes de abaissée. Ils donnent l’impression contrepartie considérable. Les
vie doit être la préoccupation d’avoir été simplement cassés et tours du WTC pourraient être le
première. l’immense plaza a maintenant début d’un nouvel âge des gratte-
Personne ne croit cependant des espaces ouverts secondaires. ciel ou les plus grands tombeaux
que l’esthétique des tours est sans Espérons que ce sera une amélio- du monde.
importance. Ni que l’esthétique ration, mais au lieu d’apporter
de Minoru Tamasaki, l’architecte un espace intime et reposant, New York Times, 29 mai 1966, traduit
de Detroit, est du goût de tout le ils risquent de désarticuler cet de l’anglais par Mathilde Bellaigue et
Bernard Marrey.
monde. Il a un style plutôt étrange immense plateau de 2 ha […].
qui amalgame des résidus exoti- La plaza a maintenant été
ques pour décorer les structures. réduite à un rôle ornemental, une
L’ajout de détails raffinés à la sorte de promenade pavée pour
masse de la construction pour les jours de beau temps, la plupart
réconcilier la modernité de la de ses fonctions se trouvant
structure avec le spectateur est reléguées en sous-sol, relié au
plus inquiétant que rassurant. métro ; c’est de là que partent tous
Cela fait perdre les pédales à plus les ascenseurs. Reste à améliorer
d’un architecte compétent. C’est sérieusement le cheminement
l’architecture la plus mignonne au des piétons au niveau de la rue car,
monde pour les bâtiments les plus avec le doublement de la chaussée
grands du monde. Reste qu’aucune de Church Street, le WTC est isolé
commission ne pourrait refuser par la circulation. Un passage
de les admettre, même par souterrain doit être enfoui sous
nostalgie des chefs-d’œuvre d’un la rue pour conduire au parvis
Le Corbusier ou d’un Mies. souterrain ; un pont serait plus
Le projet a été revu ces deux facile d’accès et plus vivant.
dernières années de manière Le point final et incontour-
importante. L’habillage des tours, nable demeure : l’architecture
avec d’incroyables modules brise aujourd’hui partout l’échelle
d’aluminium de 1 m, miroitera et le style. (Au fond de lui-même,
encore comme des grilles sans aucun architecte n’a sans doute
fenêtres. Les quatre bâtiments bas, envie de le faire). Objectivement,
conçus à l’origine avec le même le XXe siècle est une transition
habillage, sont maintenant en vers une technique nouvelle
béton brunâtre, reliés aux tours remarquable et un nouvel
par des écoinçons d’aluminium. environnement formidable, avant
Sur la maquette, la relation n’est même que nous ayons appris à
pas définie et troublante. nous servir de l’ancien. Qui a peur
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Le plan-masse de la Défense Robert Auzelle un immeuble de six planchers
respectait la perspective des Oui, mais… par exemple. Dans le milieu du
Tuileries et de l’Arc de triomphe. 1975 grand rectangle de 91 m de large
Ce sont des dérogations par- sur 225 m de long, un système
dessous la table qui ont gâché de deux tapis roulants de 90 m
un beau projet et, bien pis, un J’ai déjà montré que les meilleures de long assure les translations
admirable site. La beauté est un densités résultaient d’une occupa- mécaniques de la majorité des
art de vivre. L’argent, hélas, se tion du sol par des immeubles de déplacements au niveau 3. Cette
moque de l’art et de la vie. quatre à cinq étages car l’écarte- fente longitudinale est éclairée par
ment entre les bâtiments restait un jour zénithal qui offre en outre
François Mitterrand, La Paille et raisonnable1. Malgré l’évidence l’éclairement des deux derniers
le grain, Paris, Flammarion, 1975. de ce graphique, on2 ne veut voir étages. Les quatre surfaces
dans l’immeuble en hauteur que de bureaux ainsi délimitées
l’intérêt immédiat de la densité bénéficient de patios entièrement
pour le terrain du promoteur ouverts ou demi-fermés à certains
sans prendre en considération niveaux suivant les orientations.
l’ensemble de l’environnement. Ces patios permettent l’éclairage
Or, si l’on souhaite que les tours zénithal des espaces paysagers
ne se nuisent pas les unes les des premiers niveaux, le premier
autres, il faut bien respecter ou le deuxième suivant les
certaines règles d’écartement. dispositions adoptées.
Et l’application de ces règles Les circulations verticales
fait qu’en définitive, il eût été sont assurées en trois points par
possible, sur une surface d’une des escalators et des ascenseurs
certaine importance, de produire pour l’ensemble de l’immeuble
le même nombre de mètres carrés et les communications avec les
utilisables avec un immeuble de stationnements.
cinq ou six planchers. Les arrivées dans l’immeuble
[…] Une comparaison peut se font au milieu des quatre côtés
être faite en prenant la tour du rectangle pour les visiteurs
Montparnasse qui a été justement venant de l’extérieur.
implantée dans un quartier L’esquisse (p. 50) montre
urbain dont l’adaptation reste à que les surfaces utilisables
parfaire, alors que ce n’est pas le cumulées pour les six niveaux
cas de la Défense où la multiplica- sont légèrement supérieures
tion des infrastructures justifie la aux surfaces utilisables des
densité. Nous pouvons supposer cinquante-six niveaux de la tour3.
que la grande plate-forme sur Il est certain qu’il ne s’agit là que
laquelle elle se dresse supporte d’une première approximation
anthologie
Raisons de prestige
Le culte de la puissance technique
est aujourd’hui plus profond
peut-être que la diversité des
idéologies ou que toute culture
traditionnelle ; la concurrence
entre les peuples, qui n’a jamais
été plus vive, ne trouve de meilleur
champ d’expression que dans le
domaine du mythe et celui de
l’économie.
Raisons de financement
Construire une tour exige un
effort financier important certes,
mais cet effort peut être prévu et
programmé avec précision, d’où
une autonomie d’action, une
autonomie dans le planning de
chantier ce qui est une condition
majeure de réussite.
Mettant le réalisateur, quel
qu’il soit, face à des responsabi-
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50 criticat 01
lités financières globales bien Et comme longtemps après James Graham Ballard
déterminées, l’unité de chantier- l’Amérique, les autres pays sont Une psychopathologie
tour permet une saisie d’ensemble enfin équipés pour financer, vraiment « libérée »
de toutes les conséquences des concevoir et réaliser des tours, on
1975
décisions prises : prévisions en construit partout sans réfléchir
concernant le rythme de dévelop- suffisamment à ce qui les justifie.
pement de la firme, conjoncture Il est certes des cas où À huit heures, Laing se mit en
internationale et opportunité. Ce la construction en hauteur route pour la faculté. L’ascenseur
qui n’exclut pas, évidemment, des constitue la meilleure réponse était plein de débris de verre et
risques d’appréciation erronée : aux intentions du promoteur, de boîtes de bière. Une partie du
certains buildings new-yorkais au programme, aux données du tableau de commande avait été
par exemple ont souffert de la milieu physique, aux impératifs endommagée dans le but évident
Dépression de 1929. financiers et aux contraintes d’empêcher les locataires d’en
techniques de toutes natures et bas d’appeler la cabine. Laing se
La précarité qu’elle s’intègre dans un ensemble retourna dans le parking pour
Cette troisième raison fondamen- conçu spécialement à cet effet. regarder l’immeuble une dernière
tale résulte de l’autonomie du Mais ce n’est pas toujours le cas et fois. Il savait qu’il laissait derrière
building isolé et de la souplesse il m’a semblé important d’attirer lui une partie de son cerveau. Le
de ses modalités de financement. l’attention sur ce point. monde au-delà de la tour semblait
Ce qui fait qu’en définitive, il appartenir à une sorte de rêve.
peut être aisément détruit et L’Architecture d’aujourd’hui, mars– En marchant le long des couloirs
reconstruit. Il n’est pas inutile avril 1975. déserts de la faculté, il éprouva
d’insister sur ce phénomène quelque peine à remettre en place
car, en Europe, on a trop souvent dans son esprit chaque bureau,
tendance à construire pour chaque amphithéâtre. Il passa
l’éternité. New York est une ville dans les salles de dissection du
en constante mutation et en département d’anatomie, longea
perpétuel renouvellement ; et il en les tables de verre, observa les
va de même dans les autres villes cadavres partiellement découpés.
américaines. L’amputation régulière par les
Il est incontestable que ce groupes d’étudiants des membres,
que l’on appelle parfois le tissu des thorax, des têtes et des
urbain se renouvelle morceau abdomens, qui réduirait en fin de
par morceau et que l’immeuble trimestre chaque corps à un sac
tour présente à ce point de vue le d’os muni d’une plaque d’identi-
même avantage que l’immeuble fication, reproduisait idéalement
classique. le processus d’érosion du monde
autour des quarante étages de
l’immeuble.
Ci-contre:
Plan-masse de l’ensemble Maine-
Laing donna normalement
Montparnasse (haut) ; proposition de son cours, déjeuna au réfectoire
Maine-Montparnasse par Auzelle et en compagnie de ses collègues,
Patriotis pour une hauteur maximale
de six étages en remplacement de la mais à chaque instant il repensait
tour Maine-Montparnasse (bas). à la tour, à cette boîte de Pandore
anthologie
anthologie
52 criticat 01
Rem Koolhaas le simple fait d’imaginer à cet environnantes. Pourtant, elle est
Un nouveau chapitre endroit un projet comme celui-là. bien implantée. Toute la qualité
dans l’histoire des Par exemple, la tour Eiffel est du projet réside dans la subtilité
bizarre, le terrain si isolé et aigu, d’un bâtiment qui crée des liens
que ce geste-là à cet endroit-là avec ce qui l’entoure, était donc
permettait de sauver le lieu, interdite au projet. Et la tour Sans
d’inclure ce territoire dans la ville. Fins rompt effectivement avec
Dans ce sens, bien qu’il ne suive son environnement, d’autant plus
pas une logique contextuelle, il nettement qu’elle est vingt fois
a un effet très contextuel. Par plus haute que les constructions
anthologie
document
Rem Koolhaas
Bigness, ou le problème
de la grande taille
1994
document
56 criticat 01
Théorèmes à un point tel que la façade ne
peut plus révéler ce qui se passe au
Initialement alimentée par l’énergie dedans. L’« honnêteté » attendue
irréfléchie du pur quantitatif, la Bigness des humanistes est condamnée : les
a été durant près d’un siècle une architectures intérieure et extérieure
condition presque sans penseurs, une deviennent des projets séparés, l’une
révolution sans programme. traitant de l’instabilité des besoins
programmatiques et iconographiques,
New York Délire en contenait une l’autre — l’agent de désinforma-
« théorie » latente basée sur cinq tion — offrant à la ville la stabilité
théorèmes. apparente d’un objet.
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58 criticat 01
qui transforme le particulier en système. l’architecture sera le premier « solide
Derrière cette désintégration du soluble dans l’air », sous les effets conju-
programme en particules fonctionnelles gués des tendances démographiques, de
les plus petites possibles, pointe la l’électronique, des médias, de la vitesse,
revanche perversement inconsciente de l’économie, des loisirs, de la mort de
de la vieille doctrine fonctionnaliste, Dieu, du livre, du téléphone, du fax, de la
qui conduit implacablement le contenu richesse matérielle, de la démocratie, de
du projet — sous couvert d’un feu la fin des Grands Récits…
d’artifice de raffinement intellectuel
et formel — vers la débandade du Devançant la disparition véritable de
diagramme, doublement décevant l’architecture, cette avant-garde fait ses
puisque son esthétique suggère la riche expériences avec la virtualité, réelle
orchestration du chaos. Dans ce paysage ou simulée, et récupère, au nom de la
de démembrement et de faux désordre, modestie, son ancienne toute-puissance
chacune des activités est mise à sa place. dans le monde de la réalité virtuelle (où
le fascisme peut être poursuivi en toute
Les hybridations/proximités/frictions/ impunité ?).
recouvrements/superpositions
de programme possibles dans la Maximum
Bigness — en fait, l’ensemble du
dispositif de montage inventé au début Paradoxalement, la Totalité et la Réalité
du siècle pour organiser des relations ont cessé d’exister comme entreprises
entre des parties indépendantes — sont possibles pour l’architecte, précisément
maintenant défaits par une partie lorsque l’approche de la fin du deuxième
de l’avant-garde actuelle, dans des millénaire vit une ruée effrénée vers
compositions d’une pédanterie et d’une la réorganisation, la consolidation,
rigidité presque risibles derrière leur l’expansion, la revendication bruyante
extravagance apparente. de la méga échelle. Engagée ailleurs, une
profession tout entière fut finalement
La seconde stratégie, la disparition, incapable d’exploiter les événements
transcende la question de la économiques et sociaux dramatiques
Bigness — de la présence massive — par qui, si elle les avait affrontés, auraient
un engagement tous azimuts dans la pu restaurer sa crédibilité.
simulation, la virtualité, l’inexistence.
L’absence de théorie de la Bigness — quel
Une mosaïque d’arguments braconnés est le maximum que l’architecture
depuis les années soixante chez les puisse faire ? — est la faiblesse la plus
sociologues américains, les idéologues, débilitante de l’architecture. Sans elle,
les philosophes, les intellectuels français, les architectes sont dans la position des
les cybermystiques, etc., suggère que créateurs de Frankenstein : les instiga-
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60 criticat 01
À première vue, les activités amassées reliant à d’autres disciplines dont la
dans sa structure exigent d’interagir, performance est aussi critique que celle
mais elle les maintient également disso- de l’architecte : comme des alpinistes
ciées. Comme des barres de plutonium attachés les uns aux autres par des
dont le degré d’immersion retarde ou cordes de survie, les faiseurs de Bigness
favorise une réaction nucléaire, elle forment une équipe (un mot absent
régule les intensités de la coexistence du débat architectural de ces quarante
programmatique. dernières années).
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N.D.T. :
« Bigness, or the Problem of Large » a été publièrent en avant-première des
écrit en 1994, année de consécration pour commentaires et des traductions de
Rem Koolhaas. À tout juste cinquante certains textes théoriques du livre,
ans, il terminait le quartier Euralille et parmi lesquels « Bigness ». À New York,
son gigantesque Congrexpo. Le musée ANY Magazine consacra à l’événement
d’Art moderne de New York lui dédiait un numéro spécial (« The Bigness of Rem
une importante rétrospective (OMA at Koolhaas — Urbanism vs Architecture »),
MoMA) qui devait coïncider avec la publi- tandis qu’en Europe, Domus (octobre
cation de S,M,L,XL. Cette monumentale 1994) publiait « Bigness » en italien.
monographie, conçue avec le graphiste Les heurts et l’ironie du ton, la
canadien Bruce Mau, regroupe les travaux compacité de certaines expressions en
de l’architecte depuis New York Délire rendent délicate la traduction. Cette
(1978). Sa parution fut finalement reportée version a cherché à en respecter la
à l’année suivante, mais plusieurs revues syntaxe originale jusque dans la rudesse
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délibérée de certains passages. Le mot trouve l’explication du fameux « fuck
Bigness n’a pas été traduit : Grandeur context », souvent brandi en France pour
aurait été trop équivoque, Grosseur résumer, et condamner, les positions de
trop concret, Grande Dimension trop l’architecte néerlandais sur la ville. Voilà
connoté. Conserver le terme anglais donc le slogan replacé dans son contexte.
accusait la tension entre l’abstraction Koolhaas, on le sait, fut journaliste et
du phénomène décrit (revendiqué ?) et scénariste avant d’entamer ses études
la volonté attestée par la majuscule d’en d’architecture à la fin des années
personnifier le caractère vaguement soixante. « Bigness » fait coïncider la
monstrueux. Il a été féminisé, comme théorie d’un architecte avec l’ambition
les substantifs anglais en -ness lorsqu’ils d’un auteur : articuler un ensemble de
deviennent en français des mots en -eur, réflexions programmatiques sous une
-esse, -itude ou -ité. forme dense et énigmatique, capable
Ce texte était jusqu’ici resté inédit de provoquer des interprétations plus
en français, en tout cas dans sa version instables et plus larges — bigger — que
intégrale. Curieuse lacune puisqu’on y la somme de ses arguments. F.F.
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Valéry Didelon
Les tribulations du 51 rue de Bercy,
première œuvre de Frank O. Gehry à Paris
Valéry Didelon est À l’automne 2006, l’annonce de la prochaine construction d’un bâtiment
architecte, enseignant de Frank Gehry dans le Jardin d’Acclimatation à Paris a fait grand bruit1.
à l’Ensa de Nantes et
Pour donner la mesure de l’événement et souligner le retour de la capitale
critique d’architecture.
Il termine actuellement dans la compétition mondiale que se livrent les villes, la presse unanime a
une thèse d’histoire de énuméré les spectaculaires réalisations de l’architecte californien à travers
l’art à l’université Paris I- les continents, de Bilbao à Los Angeles. Curieusement, ni l’architecte, ni
Panthéon-Sorbonne sur
son commanditaire, ni les journalistes n’ont jugé bon de faire référence au
la réception du livre de
Robert Venturi, Denise premier bâtiment construit au 51 rue de Bercy à Paris par Frank Gehry il y
Scott Brown et Steven a une quinzaine d’années2. Comment l’expliquer si ce n’est par l’histoire
Izenour, Learning from tortueuse de cet édifice réalisé pour le compte de l’American Center au
Las Vegas.
début des années quatre-vingt-dix et qui, depuis deux ans, accueille la
Cinémathèque française ? Une telle omission mérite en tout cas quelques
éclaircissements.
Enquêter sur un bâtiment de Frank Gehry pose certaines difficultés.
L’architecte répète à qui veut l’entendre qu’il n’a pas de doctrine. Ainsi,
est-on invité à juger sur pièce du talent de l’un des plus grands artistes
américains vivants. L’histoire des styles peut être un temps utile. Moderne
tardif au début de sa carrière, puis pop, et enfin déconstructiviste3 au
tournant des années quatre-vingt-dix, Frank Gehry a baptisé sa première
œuvre parisienne « Danseuse relevant son tutu ». Faut-il pour autant filer la
métaphore et se contenter de disserter sur la composition et la plastique de
enquête
65
l’édifice ? Doit-on s’en remettre à une analyse de ses secrets de fabrication 1. Frank Gehry va construire
le siège de la nouvelle
en guise d’explication ? Ce pourrait être commode, mais cela ne rendrait à
Fondation Louis-Vuitton
l’évidence pas compte de la complexité du processus qui a conduit à une pour la création.
reconversion si précoce pour un bâtiment contemporain. Ainsi, plutôt que
2. Le bâtiment ne figurait
de rabattre simplement l’œuvre sur son auteur, je m’intéresserai ici d’abord pas dans la liste des projets
présentés lors de la grande
à ses destinataires successifs — l’actuel occupant et son commanditaire
exposition consacrée à
initial. Gehry par la Fondation
Guggenheim en 2001 et
2002.
De Chaillot à Tokyo
La Cinémathèque française est une association fondée à Paris en 1936 par 3. En 1988, Frank Gehry fut
l’un des sept architectes
Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry, avec pour objectif de conserver, présentés lors de l’exposition
montrer et enseigner le cinéma. Après diverses localisations dans Paris, Deconstructivist Architecture
au MOMA à New York.
elle s’installe en 1963 au palais de Chaillot qui abrite dès lors sa mythique
salle de projection et plus tard son musée du Cinéma. En 1968, « l’affaire 4. Pour plus d’explications,
4 voir Patrick Olmeta, La Ciné-
Langlois » révèle les contradictions de cet organisme privé qui sollicite mathèque française de 1936
l’aide financière de l’État mais lui refuse tout droit de regard sur ses activités. à nos jours, CNRS éditions,
Paris, 2000.
Après la mort de son fondateur, en 1977, la Cinémathèque semble sur la voie
du déclin. Mais avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, Jack Lang à la tête 5. Sous la direction de l’archi-
tecte Franck Hammoutène.
du ministère de la Culture décide de relancer l’association et d’en faire une
puissante et moderne institution de dimension internationale. Il imagine
alors de regrouper dans un Palais de l’image : une Cinémathèque rénovée,
la nouvelle École supérieure du cinéma et le Centre national de la photogra-
phie. Costa-Gavras, président de la Cinémathèque, suggère le Louvre que
l’architecte I. M. Pei réaménage, mais le projet s’annonce trop onéreux et
n’est pas retenu. En 1984, il est finalement décidé d’installer l’institution au
palais de Tokyo, où trois salles de projection doivent être construites. En 1988,
on entame d’importants travaux5, mais le projet de déménagement s’enlise
progressivement, victime de la méfiance réciproque entre certains membres
de l’association et l’administration publique.
Les alternances politiques ne facilitent rien, et c’est avec le retour des
socialistes aux affaires, en juin 1997, que l’avenir de la Cinémathèque
s’éclaircit à nouveau. Dans le cadre d’une réflexion d’ensemble sur les
grands travaux, la nouvelle ministre de la Culture, Catherine Trautmann,
entérine l’abandon du projet au palais de Tokyo. Le déménagement de la
Cinémathèque reste cependant urgent car le 24 juillet 1997, un incendie
ravage le toit du palais de Chaillot et les collections du musée du Cinéma
sont sauvées in extremis. La ministre charge un spécialiste de l’économie
du cinéma, Marc Nicolas, de trouver un endroit pour faire cohabiter les
institutions rivales et antagonistes que sont les services des Archives du film
et du dépôt légal, la Bibliothèque du film (Bifi) et la Cinémathèque. Assisté
enquête
66 criticat 01
de la Mission des grands travaux, il se met en quête d’un lieu dans Paris qui
offre 15 000 à 20 000 mètres carrés utiles. Il visite un garage automobile, un
site boulevard Raspail, le théâtre de la Gaîté lyrique et en avril 1998 à Bercy,
un bâtiment flambant neuf, conçu par Frank Gehry pour l’American Center
et abandonné deux ans plus tôt.
De Raspail à Bercy
Le Centre américain est une institution privée, elle aussi fondée au début
des années trente. À l’époque, c’est un projet bien pensant, anticommuniste
et prohibitionniste qui ambitionne de fournir aux jeunes Américains de
Paris un lieu de rencontre et d’échange plus respectable que les cafés de
Montparnasse. En 1934, un bâtiment construit par l’architecte américain
Welles Bosworth est inauguré boulevard Raspail, à l’ombre d’un cèdre planté
par Chateaubriand. Dans les années 1960, l’American Center connaît une
atmosphère beaucoup plus dionysiaque et devient le point de ralliement des
enquête
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68 criticat 01
incendie exigeante. La verrière qui le surmonte respecte donc les distances
imposées et ne donne pas toute son ampleur au volume. L’escalier central du
bâtiment, qui descend jusqu’à la mezzanine depuis les étages supérieurs, a
dû être encloisonné. Les finitions laissent enfin à désirer, sacrifiées peut-être
au grand geste de l’architecte.
Ce hall reste cependant un espace sensationnel, tout comme le théâtre à
l’italienne auquel il permet d’accéder. Celui-ci occupe sur cinq niveaux toute
la partie est de l’édifice. Il comprend une magnifique salle de 400 places
avec balcons et régie à mi-hauteur, et une scène très haute et profonde.
L’acoustique y est très bonne et la configuration d’ensemble permet une
grande intimité entre le public et les comédiens ou danseurs. Pour concevoir
cette salle sans équivalent à Paris, Gehry s’est inspiré du Joyce Theater, un
ancien cinéma reconverti en théâtre pour la danse à New York. Le bâtiment
compte également un espace polyvalent (black box) sous la mezzanine du
hall d’accueil, une salle de projection sur son flanc ouest et une vaste galerie
d’exposition au cinquième étage, éclairée zénithalement. Un certain nombre
d’autres espaces complètent le centre culturel dont la superficie dépasse
9 000 mètres carrés. Sans oublier enfin le complexe résidentiel auquel on
accède depuis la rue de manière totalement indépendante. Sur le parc, dans
la structure que Frank Gehry appelle le pineapple, on trouve trois apparte-
ments de grand standing destinés aux riches donateurs, que le Centre se
réserve la possibilité de louer occasionnellement. À l’angle nord-ouest du
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70 criticat 01
grand, soit trop petit. Sa scène est surdimensionnée par rapport à la salle
qui ne peut accueillir que 400 spectateurs ; les coûts de production y sont
disproportionnés. Les cuisines du restaurant sont plus vastes que la salle de
service, ce qui rend la concession difficile. Bien que fonctionnel, le bâtiment
se révèle en partie inadapté à l’usage qu’en fait le Centre américain.
L’inventaire des causes du naufrage ne serait pas complet si l’on négli-
geait le contexte urbain défavorable à l’institution. Au milieu des années
quatre-vingt-dix, la ZAC de Bercy dessinée par l’architecte Jean-Pierre Buffi
n’a pas encore « pris » ; en cours de lotissement, elle est toujours isolée, sans
lien avec la rive gauche et en attente de l’ouverture de la ligne 14 du métro.
Tête de pont, le nouvel American Center n’a pas tenu assez longtemps pour
s’installer dans le paysage culturel parisien.
La Cinémathèque à Bercy
Lorsqu’il est abandonné par les Américains, le bâtiment de Gehry tend les
bras à qui saura en tirer le meilleur parti. Parmi ceux qui le visitent, Marc
Nicolas qui, en avril 1998, est à la recherche d’une implantation pour la
Cinémathèque, est tout de suite séduit par la beauté et la simplicité du lieu.
Celui-ci tranche avec la solennité intimidante des grands travaux mitterran-
diens ou de la « grotte » du palais de Chaillot. Son ouverture sur la « prairie »
et les platanes du parc de Bercy, sa proximité avec la zone commerciale
de la cour Saint-Émilion et le complexe de cinéma attenant, la perspective
d’un futur raccordement par une passerelle à l’esplanade de la Bibliothèque
nationale ; tout invite à choisir l’édifice dessiné par Frank Gehry. Il semble
pouvoir être transformé facilement : le théâtre et les studios en salles de
projection, les logements en bureaux et la grande galerie en musée. Seul
bémol, le bâtiment est un peu petit et il faut trouver davantage de surface
pour accueillir les collections d’Henri Langlois. À l’issue d’une seconde visite,
les travaux sont estimés entre 100 et 150 millions de francs (15 à 23 millions
d’euros). Le contact est établi avec le président de l’American Center et les
deux parties s’entendent sur un prix de vente de 154 millions de francs (23,5
13. L’acte d’achat est signé millions d’euros)13. Pour l’État, c’est une aubaine ; tout compris, l’opération
le 26 février 1999.
est censée lui coûter la moitié de ce qui était prévu au palais de Tokyo14. La
14. Le coût de l’aména- ministre de la Culture, convaincue, annonce le 30 juin 1998 l’installation au
gement est estimé à 160
51 rue de Bercy de la « Maison du cinéma ».
millions de francs (24,24
millions d’euros), et le Pour ce nouveau site, il faut en effet un nouveau programme : salles de
coût total de l’opération
cinéma, médiathèque, espaces pour les enfants, musée, surfaces d’expo-
à 47,7 millions d’euros.
sitions temporaires, restaurant, librairie, etc. Des discussions s’engagent
avec les responsables de la Cinémathèque, de la Bifi et des Archives du film
sur le fonctionnement du bâtiment. Un avant-projet de programmation se
enquête
enquête
72 criticat 01
enquête
74 criticat 01
du programme crée un problème de structure. Dans la principale salle de
cinéma, la simple mise en œuvre de la baie de régie implique des prouesses
techniques. De la même manière, toute addition d’un espace et d’un
plancher supplémentaire a pour conséquence la création de poutres-voiles
de grande portée. La construction initiale traditionnelle — si ce n’est archaï-
que — du bâtiment, à base de murs refends, rend celui-ci très peu flexible. La
liberté des formes se paie au prix d’un déterminisme excessif de la fonction.
Au fil des études puis du chantier, qui s’étend sur vingt-deux mois, le
budget du gros œuvre est multiplié par cinq et le projet de réaménagement
intérieur de l’American Center se transforme en une reconversion lourde.
Le chantier institutionnel
À l’automne 1999, un autre chantier est lancé ; il s’agit de déterminer la
forme juridique que doit prendre le nouvel ensemble : association d’associa-
tions, fondation, groupement d’intérêt public, établissement public, etc. Au
printemps suivant, Marc Nicolas et son équipe présentent un schéma insti-
tutionnel qui prévoit de marier la Bifi et le service des Archives du film en
un nouvel établissement public, lequel cohabiterait avec la Cinémathèque
dans une Maison du cinéma. Ce projet « grand public » propose de faire
15. Voir Élisabeth Lequeret, du 51 rue de Bercy une maison ouverte à tous15. Pour certains, c’en est trop.
« Que faire de la Cinémathè-
Dominique Païni, directeur de la Cinémathèque depuis neuf ans, qui incarne
que ? », Les Cahiers du cinéma,
janvier 2001. une approche plus élitiste et voit dans l’institution un lieu de résistance à la
banalisation de la cinéphilie, démissionne. D’autres membres de l’associa-
16. Préservant l’indépen-
dance de chacune des insti- tion s’inquiètent de la possible mainmise de l’État sur le nouvel ensemble et,
tutions, un GIP, Groupement
en juin 2000, le président récemment élu s’oppose fermement à la formule
d’intérêt public pour le
cinéma, est constitué. Il sera proposée. Conséquence du blocage, Marc Nicolas est évincé en octobre et le
dissous en juillet 2004. projet d’établissement public et de Maison du cinéma est abandonné.
La cinémathèque connaît là une de ces crises dont elle est coutumière
et entre dans une énième phase d’incertitude. En février 2002, un cadre
juridique peu contraignant est finalement adopté16 et après quelques
hésitations, le ministre de la Culture confirme le déménagement dans le
bâtiment dessiné par Frank Gehry. Il confie alors une mission d’expertise sur
le devenir du 51 rue de Bercy au critique Serge Toubiana. Celui-ci lui remet
rapidement un rapport dans lequel il préconise le rapprochement de la Bifi
et de la Cinémathèque. Dans la foulée, il est nommé directeur général de
l’association, alors que Claude Berri est élu président. Le nouveau tandem
peut alors écrire le dernier chapitre d’une histoire vieille de vingt ans.
Claude Berri intervient lourdement dans la programmation du bâtiment
Le chantier de la
et bouscule le chantier qui bat son plein. Il souhaite en effet consacrer la
Cinémathèque française.
© Véronique Lalot grande galerie du cinquième étage à l’organisation d’expositions d’art
enquête
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76 criticat 01
L’American Center en 1994.
Photo : Valéry Didelon
enquête
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78 criticat 01
22. Voir Hal Foster, “Why all l’image à un tel degré d’accumulation qu’il en devenait capital22. S’il n’en a
the hoopla ?”, London Review
rien été, c’est peut-être parce l’architecture n’avait pas encore fait son grand
of Books, vol. 23, n° 16, 2001.
retour au cœur des enjeux culturels ; il était trop tôt pour un « effet Bilbao ».
On parle ainsi de l’impact positif — économique et symbolique — que
produit un bâtiment sur son environnement, depuis l’inauguration en 1997
du musée Guggenheim de Bilbao conçu lui aussi par Frank Gehry. Tenues
pour évidentes, les causes de cet effet sont pourtant rarement établies.
Dans quelle mesure et selon quelles modalités cet édifice a-t-il vraiment
contribué au succès de l’institution ? À qui en revient le mérite : à Frank
Gehry ? à Bilbao ? à la Fondation Guggenheim ? ou à Frank Lloyd Wright qui
a dessiné son premier musée ? En attendant de démontrer l’influence réelle
de l’architecture sur l’institution, on peut constater l’effet produit par une
commande aussi prestigieuse sur la carrière de l’architecte californien dont
le génie semble indexé sur la magnificence de ses clients.
Dans le cas qui nous a particulièrement intéressés ici, on a d’abord
assisté à un effet Bilbao à l’envers ; l’édifice de la rue de Bercy a indéniable-
ment précipité la chute de l’American Center. Pour autant, il a, après recon-
version, contribué avec éclat au renouveau de la Cinémathèque française.
En conséquence, la même architecture ne peut être tenue pour responsable
ni de l’échec de la première institution, ni du succès de la seconde. Et c’est la
« magie », noire ou blanche, de l’architecture de Frank Gehry qui s’en trouve
relativisée : pas plus que d’autres, ses bâtiments ne transcendent finalement
les aléas techniques, programmatiques et financiers. Si la danseuse a
trébuché en relevant son tutu, c’est que l’architecture, aussi spectaculaire
soit-elle, reste le produit d’un faisceau de déterminants en regard desquels
le génie d’un artiste, aussi grand soit-il, pèse bien peu. V.D.
enquête
—Jean Rolin
carte blanche
81
Alan Colquhoun, mai 2007.
Photo : Françoise Fromonot
Architecte, critique, enseignant et historien,
l’Écossais Alan Harold Colquhoun (né en 1921)
est à la fois l’acteur et le témoin attentif de cinq
décennies d’histoire de l’architecture. Esprit libre,
calme et curieux, Colquhoun a su garder son
indépendance vis-à-vis des figures qu’il a côtoyées
(Banham, Smithson, Eisenman…) et des courants
qu’il a traversés (Team X, postmodernisme, critical
theory…). Rencontre avec un « guetteur du siècle ».
Pierre Chabard
Entretien avec Alan Colquhoun
Pierre Chabard est Pierre Chabard : Votre livre, comme une progression logique
architecte, critique et L’Architecture moderne, porte un vers un dénouement triomphal.
historien. Maître-assistant
titre tout simple. Cependant, dès la Je voulais entreprendre quelque
à l’École nationale
supérieure d’architecture première phrase, vous prévenez le chose de plus objectif, détaché,
de Marne-la-Vallée, il ter- lecteur : « l’expression “architecture dépassionné1. Je voulais démontrer
mine une thèse de doctorat moderne” est ambiguë ». L’une des que ce mouvement a hérité d’une
sur Patrick Geddes et le
singularités de votre livre n’est-elle situation historique complexe dans
town planning anglo-saxon
à l’université Paris-Est. pas précisément d’explorer le laquelle plusieurs traditions contra-
modernisme dans ce qu’il a d’impur, dictoires, certaines émergentes,
de paradoxal ? d’autres déclinantes, sont entrées en
concurrence. Parmi elles, deux sont
Alan Colquhoun : En effet, mais ce d’une importance historique capitale,
livre est avant tout une histoire, en particulier pour l’architecture : les
c’est-à-dire un compte-rendu chrono- Lumières et l’idéalisme germanique.
logique des principaux événements
qui ont marqué les avant-gardes PC : Deux traditions qui reposent
architecturales entre 1890 et 1965. justement sur des visions très contra-
En cela il n’est pas différent de la dictoires de l’histoire elle-même.
plupart des précédentes histoires du
mouvement moderne. Cependant, AC : Les Lumières, marquées par
celles-ci l’ont traité presque toujours la prééminence de la pensée
rencontre
83
scientifique, ont introduit une dans mon livre est la tentative de 1. C’est le sous-titre de
l’édition espagnole du livre :
conscience du progrès historique certains théoriciens modernistes —
Alan Colquhoun, La arquitec-
mais pas, selon moi, de l’histoire en par exemple Hermann Muthesius tura moderna. Una historia
desapasionada, Barcelone,
tant que telle. Au XVIIIe siècle, l’his- ou Le Corbusier — de créer un
Gustavo Gili, 2005.
toire prenait encore la forme d’une modèle d’architecture moderne
collection de modèles fixes, chacun qui combine des éléments de ces
pouvant réapparaître, inchangé, dans deux traditions. D’un côté, en droite
un tout autre contexte historique. ligne des Lumières, ils insistent
En architecture, cela a légitimé sur l’importance du progrès
l’usage des styles du passé, comme technologique. Mais de l’autre, dans
extension du système classique des un esprit typiquement romantique,
arts qui codifiait jusqu’alors tous les ils veulent retourner à un modèle
rapports entre les formes et les idées. social organique caractéristique
e
L’idéalisme et le romantisme, au XIX des sociétés pré-industrielles. Ils
siècle, ont amené une vision tout oublient seulement à quel point le
à fait différente de l’histoire, selon progrès technologique est inextri-
laquelle chaque culture, historique- cablement lié à l’âge capitaliste et
ment située, est une totalité unique libéral. Or celui-ci, par nature, est
et organique. Dans ces conditions, essentiellement individualiste, donc
l’idée d’un « style » qui circulerait héroïque, même lorsqu’il a cédé
d’un temps à un autre est absolu- à des mythes collectivistes. Cela
ment impensable. Les formes n’ont explique, il me semble, certains
de « signification » qu’à l’intérieur de errements du mouvement moderne
l’esprit du temps. comme, par exemple, l’attirance de
rencontre
84 criticat 01
Le Corbusier pour le syndicalisme circonscrits, éclairant chacun à leur
régional et le fascisme dans les manière le propos général du livre.
années trente.
AC : Pendant les années où j’ai
PC : Est-il possible de dire quand enseigné en troisième cycle aux
commence et quand finit l’architec- États-Unis, j’ai pris l’habitude
ture moderne ? d’appréhender le flux continu de
l’histoire de manière discrète et
AC : Toute périodisation est bien thématique. Cela consistait à donner
entendu arbitraire. Mais, pour le livre, à chaque séminaire ou cycle de cours
j’étais plutôt d’accord avec le choix une forte identité (pas vraiment
de l’éditeur (Oxford University Press) original comme idée !). J’ai adopté
qui proposait 1890–1968. D’abord, je la même technique dans le livre,
suis hostile à la tendance des histo- faisant de chaque chapitre un tout
riens du mouvement moderne à en quasi indépendant. Par ce moyen
repousser les origines de plus en plus je cherchais avant tout à produire
loin dans le passé. Par ailleurs, j’ai un livre lisible, ce qui n’est pas une
obtenu de l’éditeur d’avancer la date caractéristique notable de bien des
terminale à 1965, esquivant ainsi le histoires du mouvement moderne.
post-modernisme. Je savais en effet
que celui-ci devait faire l’objet du PC : Les chapitres du livre sont autant
prochain livre de la même collection de coupes opérées sur ce « flux » de
sous le titre (d’ailleurs quelque l’histoire. De l’un à l’autre, vous
peu étrange) de Contemporary faites également varier l’échelle
2. Oxford University Press Architecture2. La raison pour laquelle d’analyse du point de vue tant
avait commandé ce livre
mon livre n’a pas d’épilogue et spatial (d’une ville à un continent)
à Anthony Vidler, collègue
d’Alan Colquhoun à l’univer- s’achève de manière plutôt abrupte que temporel (de sept à trente ans).
sité de Princeton (NDLR).
est que je voulais suggérer une
continuité entre les deux livres. AC : Je souhaitais avant tout que le
Finalement, il se trouve que le second livre ait les qualités d’un collage.
n’a jamais été écrit. Les changements d’échelle entre
les chapitres, que vous mentionnez,
PC : Vos précédents ouvrages sont en sont le résultat. Cet effet est
des recueils d’articles. Jacques probablement renforcé par le fait
Gubler, dans la préface de ce livre-ci, que la recherche et l’écriture ont été
salue d’ailleurs chez vous un certain menées un chapitre après l’autre.
art anglo-saxon de l’« essay ». De Je nourrissais mon éditeur avec les
fait, l’une des particularités de manuscrits des chapitres au fur
L’Architecture moderne est de juxta- et à mesure que je les écrivais. Le
poser des chapitres très distincts et processus d’écriture a été incroya-
rencontre
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PC : Dans la « bibliographie PC : Sur un plan plus personnel,
choisie » qui clôt le livre, vous comment avez-vous découvert vous-
indiquez trois « ouvrages d’intérêt même l’architecture moderne ?
général » : Theory and Design de
4. Reyner Banham, Theory Banham4, Espace, temps et archi- AC : Mon initiation aux mystères de
and Design in the First
tecture, de Giedion5, Architecture l’architecture moderne date de 1938.
Machine Age, New York,
6
Praeger, 1960. contemporaine, de Tafuri & Dal Co . Je la dois à Thomas (Sam) Stevens,
Quelle relation entretenez-vous l’un de mes camarades au Bradfield
5. Siegfried Giedion, Espace,
temps, architecture, Paris, avec ces auteurs et avec ces trois College, qui a considérablement
Denoël, 2004 (1941).
livres ? compté dans ma formation intellec-
6. Manfredo Tafuri et tuelle. Grâce à lui, dès l’âge de 16–17
Francesco Dal Co, Architec- AC : Giedion, Banham et Tafuri ont, ans, j’ai entrevu un monde d’idées
ture contemporaine, Paris,
Gallimard/Electa, 1991 (1976). selon moi, introduit de nouvelles que je n’avais jamais soupçonné. À
références culturelles et intellec- l’époque, les passions de Sam concer-
tuelles dans l’analyse de l’architec- naient aussi bien les mystiques
ture moderne. Dans Espace, temps médiévaux allemands que Mies
et architecture, Giedion présente van der Rohe, les quatuors tardifs
le mouvement moderne dans la de Beethoven que l’orgue baroque.
continuité d’une longue tradition Il dessinait une maison pour sa
humaniste et, qu’on l’approuve tante dans un style minimaliste
ou non, sa position est généreuse très « miesien » et m’a fait découvrir
et optimiste. Il met en évidence, à les quelques bâtiments modernes
juste titre, le lien entre l’architecture londoniens d’avant-guerre, dessinés
moderne et les avant-gardes par Berthold Lubetkin, Maxwell Fry,
picturales et son analyse esthétique Connell, Ward & Lucas. Ces visites
de certains édifices modernes est réitérées ont décidé sans aucun
brillante. Reyner Banham, en dépit doute de ma vocation.
de sa rhétorique fonctionnaliste,
est le premier historien du PC : Vous choisissez alors d’entre-
mouvement moderne à attirer prendre des études d’architecture.
l’attention sur ses liens originels
avec la tradition des Beaux-Arts et AC : Je me suis inscrit au College
sur ses connections ultérieures avec of Art d’Édimbourg, où j’ai validé
le mouvement Pop Art. Manfredo trois des cinq années du cursus. Ce
Tafuri, quant à lui, a élargi le champ premier cycle ne délivrait aucun
théorique du discours architectural diplôme particulier. Un de mes
en incluant une interprétation camarades était John Mears, le petit-
totalement nouvelle des relations fils de Patrick Geddes. Son père, Frank
de l’architecture moderne à la société C. Mears, époux de Norah Geddes,
capitaliste. enseignait l’histoire de l’architecture
rencontre
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88 criticat 01
charbon de bois et des fleurs de Colin Rowe, Joseph Rykwert, Sam
jacaranda en avril. Je me suis aussi Stevens, etc.
intéressé à la philosophie indienne,
aux récits épiques d’Arjuna et des AC : J’ai en effet retrouvé mon vieil
Pandavas, aux guerres dynastiques ami Sam Stevens. Pendant et après
qui avaient eu lieu il y a des milliers la guerre, il a fait quelques tentatives
d’années dans l’immense plaine du avortées pour obtenir un diplôme
Gange, saupoudrée de manguiers d’architecte, notamment à Liverpool,
et de petits villages, qui était mon où il a rencontré Colin Rowe et
environnement quotidien. Pendant Robert Maxwell et où sa culture à
trois ans, mon seul horizon a été le la fois germanique et scientifique
panorama enneigé de la chaîne de a été sévèrement battue en brèche
l’Himalaya se découpant sur l’azur. par l’italophilie de Colin Rowe. Il a
Avant de quitter finalement finalement obtenu un diplôme d’his-
l’Inde, j’ai voyagé pendant trois mois, toire de l’art au Courtauld Institute
visitant les forteresses râjpoutes of Art et enseigna à l’Architectural
et mogholes mais explorant aussi Association dans les années soixante-
certains temples hindous et jaïns, dix.
dans des sites moins connus et Dans les années d’après-guerre,
souvent reculés. Ces édifices avec l’appartement londonien de Sam
leurs excès ornementaux parais- était une sorte de repaire de
saient contredire non seulement les jeunes architectes. C’est là que j’ai
idéaux du modernisme mais tout rencontré Joseph Rykwert, avec
le socle rationnel de l’architecture qui j’ai entretenu des relations
européenne. Pourtant ils semblaient amicales. En tant qu’historien ayant
parfaitement justes au regard aussi étudié l’architecture, Rykwert
de leurs contextes géographique, cherchait parfois à appliquer aux
culturel, religieux. Cela m’a appris villes modernes des idées issues des
qu’il est possible, dans une certaine sociétés prémodernes. J’ai toujours
mesure, d’être en empathie, sur le trouvé peu plausible cette position,
plan esthétique, avec les cultures comme celle des philosophes
de « l’autre ». herméneutiques auxquels il a parfois
été associé.
PC : À votre retour en Angleterre, en
1947, vous vous installez à Londres et PC : Comment avez-vous rencontré
terminez vos études à l’Architectural Colin Rowe, avec qui vous partagez
Association School of Architecture. certaines convictions, notamment
Vous fréquentez un milieu efferves- celle d’une permanence de la
cent de jeunes architectes et théori- tradition classique dans le moder-
ciens britanniques : Robert Maxwell, nisme ?
rencontre
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90 criticat 01
harmoniques puisse, à elle seule, néo-organiciste, influencée par la
« humaniser » la production de masse. phénoménologie, et représentée,
Même en tant que pur instrument entre autres, par Peter et Alison
esthétique, je ne pense pas que les Smithson et Aldo van Eyck.
ratios mathématiques puissent être
perçus en architecture avec la même PC : Comment vous situiez-vous
immédiateté qu’en musique. dans les conflits de génération au
sein de l’architecture moderne,
PC : Qu’est-ce qui a changé à Londres, qui ont conduit à la fondation du
après la Seconde Guerre mondiale ? Team X entre 1953 et 1956 ? Étiez-
vous en relation avec Alison & Peter
AC : Après la guerre, j’ai trouvé une Smithson ?
atmosphère totalement différente,
en accord avec l’esprit égalitaire AC : J’ai rencontré occasionnellement
qui régnait en Angleterre, forte de les Smithson au tout début des
son tout nouvel État providence. années cinquante. Je ne partageais
Les architectes de cette génération, pas leur vision mystique et apoca-
diplômés au tournant des années lyptique. Je les ai toujours trouvés
cinquante, ont pour la plupart insupportablement moralistes. Je
travaillé un temps au service de pense que leur meilleur bâtiment est
l’État. Pour ma part, j’ai passé cinq de loin le siège de The Economist à St
ans comme architecte salarié dans James’ Street (1959–1964). Pour ma
le département du logement social part, je n’ai jamais fait directement
du London County Council. J’étais partie du Team X mais j’ai participé à
chargé du projet d’un immeuble de toutes les rencontres de l’Institute of
9. Fondé en 1947, l’ICA de dix étages, fortement influencé par Contemporary Arts9 à Londres qui en
Londres était alors le siège
l’Unité d’habitation de Le Corbusier étaient influencées.
de l’Independent Group
auquel participaient à Marseille, tout juste inaugurée. Il y Outre les groupes anglais,
notamment Alison et Peter
avait deux groupes opposés dans le néerlandais et français, les Italiens
Smithson.
département : les « compagnons de étaient les participants les plus actifs
route » communistes qui défendaient du Team X. Plus tard, quand je suis
une architecture pour le peuple avec venu habiter à Paris, les jeunes archi-
de fortes affiliations « suédoises » ; tectes français que je fréquentais
et ceux, dont je faisais partie, qui admiraient beaucoup l’architecture
pensaient que le programme social italienne contemporaine, qui était
de cette nouvelle architecture était alors largement publiée dans les
inséparablement lié à l’établissement revues.
d’une nouvelle esthétique. Ce
groupe était lui-même subdivisé, PC : À Paris, vous collaborez avec
avec notamment l’avant-garde Georges Candilis.
rencontre
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92 criticat 01
manière sporadique. Je ne donnais Krier. En fait, je n’ai rencontré Krier
pas de cours magistraux et je ne qu’en 1977.
menais aucune recherche. Mes écrits
étaient toujours brefs et rédigés sur PC : De votre propre aveu, votre
mon temps libre. Même ma charge expérience pédagogique à l’univer-
d’enseignant à temps plein ne posait sité de Princeton a été déterminante
pas de problème au début car nous pour votre approche de l’histoire de
avions peu de travail à l’agence. l’architecture. Comment y êtes-vous
Maintenir une pratique est devenu parvenu ?
problématique dès lors que je me
suis investi à Princeton. Absent la AC : J’ai été invité pour la première
plupart du temps, j’ai dû finalement fois à l’école d’architecture de
renoncer à l’agence en 1988. Princeton en 1966, en même temps
que mon ami Robert Maxwell. Après
PC : Quand avez-vous enseigné à plusieurs contrats semestriels
l’Architectural Association ? Avez- épisodiques à Princeton et à Cornell,
vous pris part aux débats internes j’ai accepté un poste à temps plein
à cette école, au tournant années à Princeton en 1981. Il n’y avait pas
soixante-dix ? Y avez-vous côtoyé encore de chaire d’histoire et de
la génération des Bernard Tschumi, théorie. Chaque enseignant devait
Rem Koolhaas, Léon Krier, etc. ? encadrer à la fois un studio et des
séminaires d’histoire et/ou de
AC : J’ai enseigné le projet architec- théorie. Outre le studio, j’ai donc
tural à l’AA de 1957 à 1961. Après animé des séminaires sur l’archi-
avoir créé mon agence, j’ai continué tecture moderne, sur Le Corbusier,
jusqu’en 1966 à fréquenter cette sur l’histoire de l’architecture, de
école qui était aussi une sorte de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui.
« club » dans la tradition anglaise. J’ai fait cours sur les théoriciens de
J’avais l’habitude d’y rencontrer l’architecture des XIXe et XXe siècles,
Charles Jencks et George Baird. notamment Ruskin, Semper, Viollet-
C’était l’époque de la sémiologie et le-Duc, Riegl, Loos, Simmel et Fiedler.
du structuralisme qui intéressaient Aux côtés d’Anthony Vidler, puis
quelques-uns d’entre nous. J’ai de Georges Teyssot, je collaborais
rencontré Rem Koolhaas en 1970, également au programme doctoral,
par des amis communs, Gerrit en encadrant des séminaires de
Oorthuys et sa sœur Hanna. Nous recherche et en dirigeant des thèses.
avions coutume de nous retrouver
en dehors de l’AA et je n’ai que très PC : Comment dialoguaient
peu fréquenté l’école au moment des enseignement du projet et cours
controverses entre Rem, Tschumi et théoriques ?
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94 criticat 01
tradition moderne se fondait avec le modernisme (bien que j’y aie visité
certaines idées classicisantes, et je d’excellents bâtiments modernes de
trouvais son travail très intéressant. Luigi Moretti et Adalberto Libera).
Mais je n’ai pas apprécié le style Ma fascination pour Rome tient
« Mickey Mouse » qu’il a adopté plus surtout à ses palais et à ses églises
tard. Pendant de longues années des XVIe et XVIIe siècles et aussi à la
il a exercé une sorte de pouvoir densité extraordinaire de ses strates
hypnotique sur les étudiants, et les sédimentaires. J’ai exploré la ville à
critiques d’atelier étaient menées pied durant les quatre mois de ma
selon un vocabulaire ésotérique résidence, faisant chaque jour de
compris uniquement de Graves et nouvelles découvertes.
de quelques étudiants proches. La
réaction, soudaine et totale, à son PC : Quelle était l’ambiance de
discours, autour de 1986, a pris l’Académie américaine ?
la forme d’un retour non pas au
modernisme classique mais au AC : Deux des cinq jeunes
constructivisme russe des années architectes résidents étaient des
vingt ; tendance que Wigley a quali- acolytes de Daniel Liebeskind.
fiée en 1988 de « déconstructiviste ». Lui-même avait récemment migré
en Italie après avoir été renvoyé de
PC : C’est encore par l’entremise de l’école d’Eliel Saarinen à Detroit ; il
Graves qu’en 1985 vous partez en cherchait à se rapprocher d’Aldo
résidence à Rome. Rossi dans le vain espoir de trouver
du travail à Milan. Ces étudiants
AC : C’est lui en effet qui, à partir n’accordaient aucun intérêt à la
de 1984, a soutenu ma candidature ville historique et moderne où ils
comme résident à l’Académie résidaient pendant un an. Lorsque
américaine de Rome, ce dont je lui j’organisais des visites dans les
suis reconnaissant. J’avais découvert nombreuses villas de la campagne
Rome grâce à Colin Rowe en 1949 autour de Rome, les seuls à s’inscrire
et j’y étais revenu deux ou trois fois en bloc et avec enthousiasme
après, notamment en 1978 pour étaient les historiens de l’art.
voir l’exposition Roma Interrotta, Apparemment personne avant moi
co-organisée par Graves. n’avait songé à utiliser le bus de
l’Académie, qui rouillait dans son
PC : Rome est alors à la fois un foyer garage. La nourriture à l’Académie
et une icône du postmodernisme. était immangeable mais dans
une ville qui compte les meilleurs
AC : Pour moi, en 1985, Rome ne signi- restaurants d’Europe, ce n’était pas
fiait ni le postmodernisme, ni même très grave.
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96 criticat 01
en phase avec ses préoccupations tique est intrinsèque aux formes et
formalistes et modernistes. ne naît pas du dehors, par association
Au début des années quatre- d’idées. Une lecture clé, pour moi, a
vingt, je fréquentais aussi à New York été celle de La Philosophie des formes
un petit groupe de « jeunes archi- symboliques d’Ernst Cassirer14. C’est
tectes » (j’étais une sorte d’exception sous cet angle quelque peu kantien
honoraire !). Ce groupe organisa que j’ai critiqué, en 196215, la thèse
deux symposiums dont les actes fonctionnaliste que défend Banham
ont été publiés par Joan Ockman dans son livre Theory and design16.
dans les deux premiers numéros de Après 1965, j’ai découvert le
leur petite revue baptisée Revisions. structuralisme, la sémiotique, la
Le premier numéro comportait linguistique saussurienne et le
un article très intéressant de formalisme russe qui cherchaient à
Frederic Jameson sur Tafuri. Si le situer plutôt la signification dans la
ton de ce premier numéro, intitulé structure des institutions sociales.
12
12. Paru aux Presses architec- “Architecture, criticism and ideology” , J’ai lu alors Claude Lévi-Strauss,
turales de Princeton en 1985,
pourrait être qualifié de néomarxiste, Roman Jakobson, Roland Barthes et
il fut édité par Joan Ockman,
assisté de Deborah Burke et celui du second, “Architecture, produc- Viktor Shklovsky. Dans les années
Mary McLeod.
tion, reproduction”13, serait plutôt qui ont suivi, la plupart de mes écrits
13. Paru en 1988, ce second postmarxiste. Pour des raisons que ontété des tentatives d’appliquer ce
numéro a été préparé
j’ignore, le groupe s’est dissous avant complexe d’idées à une éventuelle
sous l’autorité de Beatriz
Colomina. d’avoir publié un troisième numéro. théorie de la « signification » dans
l’architecture moderne : en particulier
14. Ernst Cassirer, Die Philo-
sophie der symbolischen PC : Malgré cette identité « néo- “Displacement of Concepts in Le
Formen, 3 vol., Darmstadt, moderne », certains de vos outils Corbusier”, “Historicism and the Limits
Wissenschaftliche Buchge-
sellschaft, 1923–1929. théoriques (structuralisme, of Semiology”, “Typology and Design
sémiologie, linguistique, etc.) ont Method”, “Rules, Realism and History”.
15. Alan Colquhoun, “Modern
Movement in Architecture” été, très tôt, plutôt en phase avec
(recension de R. Banham, la « condition postmoderne ». PC : Quel regard portez-vous rétros-
Theory and design, 1960),
British Journal of Aesthetics, pectivement sur ces problématiques ?
janvier, 1962, pp. 59–65. AC : Ce qui m’intéressait dans le
16. Reyner Banham, Theory postmodernisme était sa quête d’une AC : Le structuralisme me semblait
and Design in the First nouvelle définition de la signification ouvrir à l’époque à une nouvelle
Machine Age, Londres,
Architectural Press, 1960. dans l’architecture moderne. J’ai relation entre modernisme et
commencé à travailler ces questions histoire. Ce qui m’intriguait était que
au tout début des années soixante, le goût pour les formes anciennes,
lorsque je me suis intéressé aux tout à fait accepté en termes de
théories du symbole dans les arts réception, soit également déprécié
plastiques. Elles partaient de l’hypo- en termes de création. Il me semblait
thèse que la « signification » artis- alors que les architectes devaient
rencontre
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98 criticat 01
universel. J’ai tellement l’habitude par des petites maisons, et quelles
de penser que la Grande-Bretagne maisons ! Même dans les faubourgs
est une exception à cet égard. Sous des grandes villes il y a très peu
Thatcher, la privatisation du marché d’immeubles d’appartements mais
du logement, basée sur la croyance des kilomètres de maisons de deux
que les propriétaires de maisons à trois étages. Les rares enclaves
voteraient tory [conservateur], a de logements collectifs denses,
conduit à l’évaporation des services construites par l’État providence
publics chargés du logement social. dans les années cinquante et
La pénurie actuelle de logements soixante sont en général de hauteur
locatifs abordables en Angleterre modeste. Contrairement à Paris, il
est désastreuse. Le spectre de la s’agit principalement de petites tours
surpopulation guette. Gordon de type suédois, et non de barres.
Brown reconnaît certes qu’il y a un Les problèmes sociaux dans ces
problème mais il repousse toujours quartiers (vandalisme, violence)
l’engagement d’une véritable sont sans doute les mêmes à Paris
politique pour y remédier ; cela et à Londres. Mais les populations
ressemblerait trop à du « socialisme ». déshéritées, les migrants musulmans
Nous avons un problème supplémen- du Pakistan et du Bangladesh,
taire en Angleterre, celui de la haine tendent à s’installer dans des
de l’habitat collectif. Le territoire quartiers beaucoup moins denses
rural est dévoré à toute vitesse que leurs équivalents maghrébins en
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100 criticat 01
écoles, etc.), qui fut si importante uniforme. Dans la période héroïque,
dans le modernisme jusqu’aux l’Europe était ruinée et les valeurs
années soixante-dix, a complètement esthétiques cardinales étaient
disparu en raison de la privatisation la parcimonie et l’utilité sociale.
progressive de l’espace. Les édifices Aujourd’hui, l’Occident est riche
se différencient par leur caractère et tend vers un consumérisme de
(la maison « rurale », le bâtiment masse. Son esthétique repose sur
« commercial »), ce qui diverge de l’extravagance et le désir ; ce que
l’idéologie des années vingt et trente Walter Benjamin aurait appelé la
qui cherchait un style « moderne » fantasmagorie.
Repères biographiques
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Livres
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102 criticat 01
Contributions à des ouvrages Articles
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104 criticat 01
Retrospective Glance”, Assemblage, « Les manifestes d’architecture des
n° 5, 1988, pp. 7–15. années 60 aux États-Unis », Faces,
“Influencing Architecture” (interview n° 30, 1994, pp. 44–49.
d’A. Colquhoun par Mark Swenarton), « La troisième aile », AMC, n° 66,
Building Design, n° 901, 1988, novembre 1995, pp. 70–71.
pp. 26–29. “The XIXth Century Station
“Reyner Banham: a Reading for the 80s”, Architecture in France and England”,
Domus, n° 698, 1988, pp. 17–24. Casabella, n° 624, 1995, pp. 46–51,
“Kolmenlaista historismia” (Three 69–71.
Kinds of Historicism, 1983), Abacus « Le Centre comme supermarché
Ajankohta (Finlande), n° 1, 1989, de la culture » (1977), AMC, n° 105,
pp. 8–37. mars 2000, p. 71.
(Avec Vincent Scully), « Diagonales “Academic Arena: Dixon Jones’ Oxford
academicas », Arquitectura viva, Business School”, Architecture Today,
n° 11, 1990, pp. 24–31. n° 123, 2001, pp. 50–63.
“The Le Corbusier Centenary”, Journal of “Review of Andreas Huyssen, Present
the Society of Architectural Historians, Pasts: Urban Palimsests and the
n° 1, 1990, pp. 96–105. Politics of Meaning, Stanford Univ.
« Entre el tipo y el contexto : formas y Press, 2003”, AA Files, n° 50, 2003,
elementos de una obra singular», p. 82.
A&V, n° 36, 1992, pp. 8–11. « Die Fassade in ihren modernen
“The Concept of Regionalism”, varianten : Uberlegungen zur
Arquitectura (Madrid), vol. 73, n° 291, rolle der fassade in der modernen
1992, pp. 10–19. architektur », Werk, Bauen & Wohen,
“Observations on the Concept of n° 12, 2005, pp. 12–19.
Regionalism”, Casabella, n° 592,
1992, pp. 52–55.
“Review of Kenneth Silver, Esprit
de corps: the Art of the Parisian
Avant-Garde and the First World
War”, Design Book Review, n° 26,
1992, pp. 52–56.
« O conceito de regionalismo », Projeto
(Portugal), n° 159, 1992, pp. 74–78.
“Robin Evans (1944–1993)” (nécrologie),
Building Design, n° 1113, 1993, p. 32.
“Kritic am Regionalismus”, Werk, Bauen
& Wohen, n° 3, 1993, pp. 45–52.
“Criticism and Self-Criticism in German
Modernism”, AA Files, n° 28, 1994,
pp. 26–33.
“German Modernism”, Domus, n° 757,
1994, pp. 43–8.
rencontre
Bernard Marrey
L’autre passion de Frank Lloyd Wright
Bernard Marrey a Invité à Berlin en 1909 par l’éditeur Ernst Wasmuth, Wright écrivait : « J’avais
effectué divers métiers, toujours aimé la vieille Allemagne — Goethe, Schiller, Nietzsche, Bach,
de la recherche pétrolière
ce grand architecte qui s’est trouvé choisir la musique pour sa forme —,
à la programmation
télévisuelle, en passant Beethoven et Strauss. Et Munich ! Cette compagnie bien-aimée, n’était-ce
par l’animation culturelle. pas l’Allemagne ? Et Vienne ! Vienne avait toujours plu à mon imagination.
Historien de l’architecture, Paris ? Jamais ! » Serait-ce le début du malentendu ? Peut-être.
il a publié une trentaine
La publication du portfolio de ses œuvres en 1910 par le même Wasmuth
d’ouvrages. Il est aussi
le fondateur des éditions le fit connaître dans toute l’Europe sauf en France, où tout ce qui venait
du Linteau, où il a publié d’Allemagne était alors considéré comme relevant de la barbarie. Wright
une cinquantaine de livres resta quasiment inconnu chez nous.
d’architectes et d’ingé-
En 1955, René Wittmann eut la bonne idée de combler au moins
nieurs, souvent étrangers.
partiellement cette lacune en publiant une traduction française de
An Autobiography dans une collection éditée chez Plon. La jugea-t-il trop
longue pour le public français ? Un bon tiers fut supprimé sans qu’ap-
paraisse une logique ou un parti pris ; des points de suspension, mais ne
figurant pas entre parenthèses, indiquent — pas toujours d’ailleurs — les
coupures qui peuvent aller de quelques lignes à plusieurs pages… Au verso
de la page de titre est imprimée la mention : « Les éditeurs ont, d’accord avec
l’auteur, supprimé certains passages. » D’après mes renseignements, les
rapports avec la Fondation qui gérait les droits furent difficiles, sans que
j’aie pu en savoir davantage, René Wittmann étant mort en 1973…
lecture
107
Dans les textes supprimés figurent la plupart de ceux qui ont trait au
Japon. Et cela, bien que Wright reconnaisse : « Les estampes japonaises
font davantage partie de ma vie qu’on l’imagine. Si je ne les avais pas
rencontrées pendant ma formation, je ne sais pas ce que je serais devenu.
J’ai reçu comme parole d’évangile le devoir d’éliminer l’inutile [...]. L’estampe
est intimement liée à tout ce que l’on appelle la modernité. Étrangement
inaperçue, oubliée. Je me suis souvent demandé pourquoi1. » 1. F. L. Wright, An Autobio-
graphy, New York, Duelle,
C’était en 1955, dix ans seulement après la fin de la guerre. Mais en 1998,
Sloan & Pearce, 1958,
le même texte incomplet fut réédité avec une ligne très discrète indiquant septième réimpression de
l’édition de 1943 considérée
que le texte comporte des coupures dont les plus importantes ne sont pas
comme l’édition princeps.
signalées. Dans sa préface, Philippe Panerai semble les regretter, ce qui ne Toutes les autres citations
non référencées proviennent
fait qu’illustrer la triste situation de l’édition d’architecture en France !
de cette Autobiography.
Car l’influence du Japon, et surtout de ses estampes, fut peut-être plus
déterminante encore que Wright voulut bien le reconnaître : la passion qu’il
eut pour elles le conduisit à devenir l’un des experts marchands les plus
importants, au moins dans le premier quart du XXe siècle. C’est le sujet du
livre très documenté de Julia Meech, historienne de l’art japonais, qui fut
conservatrice au musée Metropolitan de New York : Frank Lloyd Wright and
the Art of Japan, the Architect’s Other Passion. Il n’est pas tout à fait récent,
puisque publié en 2001 par la Japan Society et Harry N. Abrams Inc. à New
York ; je dois à Roland Schweitzer d’en avoir eu connaissance. Qu’il en soit ici
remercié car c’est un livre remarquable qui devrait intéresser tous ceux qui
aiment Wright ou qui sont simplement curieux de la création artistique.
Couverture de : Julia Meech,
Premières découvertes Frank Lloyd Wright and the
Art of Japan : The Architect’s
La curiosité pour les arts orientaux en général et l’art japonais en particulier Other Passion, New York :
se développa aux États-Unis, avec un léger retard sur l’Europe, dans le Japan Society et Harry N.
Abrams, Inc., 2001.
dernier quart du XIXe siècle. La présence du Japon à l’Exposition centennale
de Philadelphie en 1876 semble avoir été le déclencheur. Toujours est-il
que Silsbee, le premier architecte pour qui Wright travailla dès son arrivée
à Chicago en 1887, s’intéressait à l’art japonais et Sullivan bien davantage
encore, qui l’envoyait traîner dans les salles des ventes et enchérir sur les
objets d’art orientaux. En 1893, Wright quitte Sullivan et ouvre son agence,
toujours à Chicago. Peu de temps après, au hasard d’une rencontre, « Dan »
Burnham lui propose de lui payer un séjour de quatre ans à Paris pour suivre
les cours de l’École des beaux-arts ; il refuse, estimant que c’est trop tard.
Sans doute, est-il alors jeune marié, mais il avait vu également — toujours en
1893 — l’Exposition colombienne et sa débauche d’architecture « beaux-arts »
à laquelle il s’opposa violemment. Il restera en revanche apparemment très
discret sur le pavillon japonais.
lecture
108 criticat 01
Bois gravé de Utagawa
Toyoharu, v. 1771 : vue
perspective d’un intérieur
japonais s’ouvrant sur un
paysage de neige.
Situé sur une petite île du parc Jackson, c’était — à la manière des
pavillons des expositions universelles — la reconstitution d’un temple en
trois bâtiments présentant trois étapes de l’architecture. Cette nouveauté
fut largement reproduite dans la presse locale. Wright n’a pas pu l’ignorer,
non plus que les objets qui y étaient exposés, d’autant que le gouvernement
japonais fit cadeau du « temple » à la Ville de Chicago où il demeura jusqu’à
son incendie « accidentel » en 1946.
Quoi qu’il en soit, il est certain que, dès ces années-là, l’intérêt de Wright
pour les estampes japonaises ne fit que grandir, en partie pour les mêmes
raisons que les artistes français de l’Art nouveau, Chéret, Bonnard, Toulouse-
Lautrec et d’autres : ils y voyaient un moyen de populariser l’art en général
et la peinture en particulier, ce qui correspondait à leur idéal démocratique.
L’espace, tel qu’il est dessiné dans les estampes japonaises, ne pouvait
que rencontrer chez Wright un écho profond. « En améliorant ma connais-
sance des choses japonaises, j’ai compris la maison japonaise comme l’étude
suprême de l’élimination… Aussi la maison japonaise m’a naturellement
fasciné et j’ai passé des heures à la démonter et à la ré-assembler. »
Et de fait, l’interpénétration des espaces intérieurs et extérieurs, de
même que les grandes salles de séjour autour de la cheminée dans les
premières maisons de la Prairie, ne sont certes pas calquées mais ont une
parenté avec la maison japonaise ; et les photos que l’on possède de sa
2. Estampe longue et étroite maison d’Oak Park montrent des œuvres d’art japonaises. Wright devait
(en général 75 ú 12 cm),
d’ailleurs avoir déjà une certaine réputation de collectionneur pour que
destinée à être accrochée
à un pilier. Frederik W. Gookin lui demande le prêt d’une hashira-e2 pour l’exposition
lecture
Premier voyage
Au tout début du XXe siècle, la vogue du Japon s’amplifia aux États-Unis.
Ses victoires sur la Chine en 1894, sur la Russie en 1904, en faisaient une
nouvelle puissance. Le 21 février 1905, Wright s’embarqua pour le Japon avec
sa femme Catherine et un couple d’amis pour qui il avait construit l’une de
ses premières maisons. Wright est demeuré très discret sur ce voyage, mais
on sait qu’il prit beaucoup de photos de monuments et de jardins japonais.
À la mi-mai, il revint avec plusieurs centaines de gravures sur bois d’Ando
Hiroshige (1797–1858), considéré comme le plus grand et le plus prolifique
des graveurs sur bois japonais. Wright en fit le catalogue et les vendit lors de
l’exposition qu’il organisa en mars 1906 à l’Institut d’art de Chicago. C’était
la première rétrospective mondiale d’Hiroshige.
Wright approchait de la quarantaine et avait six enfants qui commen-
La salle de séjour de la
çaient à devenir grands : ses besoins d’argent augmentaient, d’autant plus
maison de Darwin D. Martin
qu’il eut toujours le goût du luxe et une tendance à vivre au-dessus de ses à Buffalo, v. 1908.
lecture
110 criticat 01
moyens. Il comprit apparemment très vite qu’il y avait là une source de
profits importants, le Japon commençant seulement à s’ouvrir au commerce
international.
Dans son Autobiographie, publiée en pleine guerre américano-japonaise
(1943), il analyse ainsi la situation. Après le choc de l’arrivée des premiers
Américains en 1858, les Japonais voulurent connaître le secret de la
puissance de ces hommes qu’ils jugeaient « vulgaires, sans caractère, ni
manières, ni cerveau », selon ses propres mots. Ils envoyèrent en mission
autour du monde l’un de leurs principaux hommes politiques, le comte
Ito. « Il fut absent deux ans, séjournant le plus longtemps en Allemagne » et
revint avec le secret : « Des explosifs. Des machines. »
Toujours selon Wright, « le Japon (ce qui est difficile à comprendre
pour un Occidental) entra dans une abnégation hystérique et commença
à détruire ses magnifiques œuvres d’art, […] les brûlant sur des sortes de
bûchers funéraires, une forme nationale de hara-kiri, qui est aussi incompré-
hensible pour les Occidentaux. »
C’est dans ce contexte que Wright découvrit le Japon : les estampes y
étaient très bon marché et souvent disponibles en vrac au prix de gros.
Jouant de sa réputation d’architecte, il se révéla un vendeur habile, faisant
sentir à ses acheteurs potentiels quelle bonne affaire il leur faisait faire. Il
est juste d’ajouter que beaucoup de ces collectionneurs lui doivent la révéla-
tion d’un art subtil et délicat, si populaire, et que leur vie fut grandement
embellie et enrichie en faisant sa connaissance.
Parmi ses premiers clients, on compte évidemment les frères Martin
et surtout Darwin, pour qui il avait construit en 1903 les fameux bureaux
Larkin et sa résidence (avec serre et galerie) en 1904. Dans cette maison
déjà, on remarque des bandeaux (des dessus-de-porte sans porte) coupant
les grandes pièces, juste au-dessus de la tête, équivalents du nageshi utilisé
dans la maison japonaise pour délimiter des espaces à l’intérieur de pièces
plus grandes. Au Japon, ces bandeaux servent aussi de glissières aux
panneaux coulissants ; chez les Martin, Wright y avait accroché des portières.
Le mobilier fut évidemment dessiné par Wright qui sut se faire désirer.
Le 1er mars 1906, il écrit à Martin : « Un mot à propos des estampes. J’ai choisi
des spécimens remarquables en parfait état. Ils sont donc rares, quel qu’en
soit le prix. J’ai indiqué ce qui me semble être un prix bas dans l’état actuel
du marché. Je ne prétends pas vous les vendre à leur prix. J’espère que vous
les aimerez. »
Wright aimait voir des estampes sur les murs des maisons qu’il avait
construites car elles correspondaient à la recherche de simplicité de son
architecture, elle-même dans la mouvance du mouvement Arts and Crafts.
lecture
L’Europe
Probablement par l’intermédiaire de Kuno Francke, qui enseignait l’esthé-
tique à Harvard et qui avait été séduit par sa maison d’Oak Park, l’éditeur
allemand Ernst Wasmuth proposa à Wright de publier une monographie
complète de ses œuvres. L’invitation tomba au bon moment : l’architecte
vivait une sorte de passage à vide. En septembre 1909, il abandonna femme,
famille et agence pour l’Europe. Il partait tout de même avec son fils aîné, un
dessinateur, et surtout avec Mamah Cheney, la femme d’un de ses anciens
clients. Arrivés à Berlin, ils se firent enregistrer à l’hôtel Adlon sous le nom
lecture
112 criticat 01
de Monsieur et Madame Wright. Malheureusement, un journaliste du
Chicago Tribune qui était présent ne reconnut pas madame Wright et publia
la nouvelle qui fit évidemment scandale à Oak Park.
De ce fait et quel qu’ait été alors son projet, Wright ne pouvait rentrer
à Chicago. Il s’installa dans une villa de l’antique Fiesole, à 8 kilomètres de
Florence, et ne rentra au bercail qu’en octobre 1910, Mamah restant encore
quelques mois à Berlin pour ne pas trop choquer le voisinage. Mis à l’index
par ses anciens amis, Wright reprit d’abord la vie familiale, mais il quitta
finalement Catherine et se réfugia dans la « vallée ancestrale » où sa mère
avait acheté une terre sur la colline, pour y construire ce qui deviendra
Taliesin.
Une anecdote, racontée par son deuxième fils, John, montre bien sa
passion de collectionneur. La maison familiale d’Oak Park ayant dû être mise
en vente pour assurer une rente à Catherine, John y retourna un jour fouiller
dans l’écurie des poneys. « Et là j’ai découvert le Han, un vase en bronze de 45
centimètres de hauteur sur un tas de détritus ; il était couvert de poussière et
de saleté, laissé là par la femme de ménage après le départ de Papa.
« J’avais toujours aimé ce bronze — ses lignes, ses proportions, la patine,
les poignées en forme de papillon, sa beauté sereine. J’étais avec Papa le jour
où il l’avait acheté en Orient à un commerçant chinois… Quelque temps
après, Papa le vit chez moi.
— Oh oh ! Alors, il est là ! dit-il. Je suis heureux que tu en aies pris soin. Je
vais le prendre chez moi.
— Non, laisse ! C’est à moi, dis-je.
« Au Noël suivant, Papa envoya à chacun de ses enfants un paravent
oriental ; c’est-à-dire à chacun sauf à moi. Il m’envoya un mot : “Puisque tu as
déjà le Han, que ce soit mon cadeau pour ce Noël.”
« Son œil s’allumait d’une lueur maligne chaque fois qu’il l’apercevait.
Il le caressait tendrement, tout en jetant un œil furtif dans ma direction.
Il aurait bien voulu l’empoigner et filer. Mais heureusement pour moi, le
3. John Lloyd Wright, bronze était trop lourd. Il tentait de le pousser, de le glisser vers la porte, puis
My Father, Frank Lloyd
se tenait légèrement en arrière pour voir s’il était mieux à son avantage.
Wright, New York, Dover
Publ. Inc., 1992. Plus il était proche de la porte, plus il était satisfait3. »
lecture
lecture
114 criticat 01
4. Il n’y fait aucune allusion à tenir. C’est du moins ce que Wright rapporte dans la version de son
dans sa première Autobio-
graphie publiée en 1932. Autobiographie publiée en 1943…4
William Spaulding mourut Et bien sûr, une semaine après son arrivée, Wright envoyait un
en 1937.
télégramme à Spaulding : « Occasion extraordinaire, envoyez 18 000 $
cette nuit. » De son côté, Gookin demanda à Wright de lui acheter certains
Hiroshige difficiles à trouver. On sent bien des relations d’amitié et de
concurrence en même temps, ce qui rend difficile la quête d’une hypothé-
tique vérité historique, d’autant qu’il faut également faire la part de la
vantardise, voire du bluff. Selon Wright lui-même : « Je demandais de l’argent
de temps en temps pendant les cinq mois que dura cette campagne. L’argent
arrivait toujours, sans question. Et rien de ma part, sinon des demandes
survoltées de davantage d’argent jusqu’à ce que j’ai dépensé environ
125 000 dollars des Spaulding pour des estampes valant environ un million
de dollars. »
Lorsque Wright rentra aux États-Unis, il rendit visite aux Spaulding
qui furent absolument ravis. William lui offrit même un chèque de 25 000
dollars qu’il « accepta après avoir vraiment hésité ». Il remboursa Shugio
Hiromichi, son partenaire japonais, de la coquette somme de 27 500 yens
(environ 13 750 dollars de l’époque). Shugio lui notifia qu’il était loin du
compte. Wright fera montre, dans son Autobiographie, du « regret de ne pas
lui avoir tout donné. Vous avez devant vous une parfaite image du pillage
occidental de l’Orient. Je ne fais pas d’excuses. Vous pouvez juger par vous-
même. »
lecture
Le scandale
Mais ce qui devait arriver survint : l’intérêt accru de collectionneurs
plus nombreux fit monter les enchères, ce qui attira des marchands peu
scrupuleux. On trouva sur le marché des estampes dont les couleurs étaient
ravivées par de nouveaux passages ; ravivées, refaites, la frontière est étroite.
On cite le cas d’un collectionneur, Takamizawa Enji, qui fabriquait pour
son plaisir des copies et des faux. D’habiles graveurs travaillant pour lui
resculptaient des planches d’impression de façon à recolorier les estampes
pâlies… Dès la fin de 1918, dans le petit monde de l’estampe à Tokyo, ce n’était
plus un secret. Et Wright n’avait certainement pas que des amis chez les
marchands d’estampes de Tokyo.
Lors du retour de l’un de ses voyages dans cette ville, en septembre 1919,
Wright proposa à Mansfield un lot exceptionnel provenant de cinq collec-
tions privées pour un montant situé entre 250 et 500 000 dollars. Mais dans
le cercle restreint des collectionneurs, les rumeurs allaient vite. Mansfield
était déjà sur le qui-vive : il invita donc quelques collectionneurs triés sur
le volet à examiner avec lui les estampes de Wright à l’hôtel Astor. Il avait
aussi invité des experts, mais il exclut Wright de la réunion, ce qui le blessa
profondément. Finalement, Mansfield fit une offre, inférieure évidemment,
pour la moitié de la collection.
Jurgon Metzgar, procureur dans l’Illinois et collectionneur, ne faisait pas
partie des invités à la réunion de l’hôtel Astor mais il était l’ami de l’un d’eux,
qui lui demanda ce qu’il pensait de ses achats. Au premier coup d’œil, il vit
qu’il s’agissait d’estampes réimprimées, notant toutefois la beauté du dessin
mais, prudent, il demanda l’avis d’un autre collectionneur qui le lui confirma.
lecture
116 criticat 01
À la décharge de Wright, il faut dire que Gookin, qui les avait examinées
auparavant, n’avait rien vu non plus… Et le monde des collectionneurs est
ainsi fait que, lorsque le doute commence à s’insinuer, il fait vite des ravages.
Les années suivantes furent, pour Wright, véritablement difficiles.
En décembre 1919, il dut repartir à Tokyo où il tomba malade. Bien
qu’âgée, sa mère voulut le rejoindre et tomba malade à son tour. Pour comble,
le chantier de l’hôtel traînait et, bien sûr, dépassait le budget. Pendant ce
temps, les collectionneurs examinaient plus attentivement leurs achats et
découvraient d’autres réimpressions dans leurs acquisitions antérieures, tout
en rechignant à accabler Wright dont ils connaissaient les problèmes.
De retour aux États-Unis, Wright les invita, en octobre 1920, à une
réunion mais chez lui, à Taliesin II. Ce fut au moins l’occasion d’offrir une
bonne publicité à sa résidence qui semble avoir fortement impressionné
les visiteurs. Pauline Schindler, récemment mariée à Rudolf Schindler, alors
son chef d’agence, écrivait à ses parents, le 29 septembre : « Les gens qui
viennent de New York feront ou déferont les finances de M. Wright. Il
gagne évidemment peu d’argent avec son architecture ; il dépense trop
pour elle. Mais il a ici des estampes pour une centaine de milliers de
dollars et se réjouit de trouver un homme qui sache les acheter avec
compréhension. »
On ignore si sa fortune fut faite ou défaite ; on sait seulement qu’il ouvrit
aux visiteurs « sa réserve au sous-sol avec ses collections. Ils furent libres
de choisir ce qu’ils voulaient en échange des estampes restaurées. Environ
un tiers des “trésors” que je leur avais apportés avait été “restauré”. Cette
réunion me coûta environ 30 000 dollars. »
Il n’en avait toutefois pas fini : en juillet 1921, Mansfield lui écrivit
pour lui notifier qu’ayant fait expertiser sa collection, il en avait encore
trouvé d’autres réimprimées et Wright dut effectuer un nouvel échange.
Entre-temps, il était reparti au Japon où le marchand qui lui avait vendu
les estampes incriminées passait en jugement. Appelé comme témoin,
Wright, à qui la cour demandait ce qu’il voulait qu’on lui fit, répondit (selon
son Autobiographie) : « Prenez-lui toutes les estampes en sa possession.
Interdisez-lui de jamais en vendre à nouveau et laissez-le partir. »
Reste que Wright n’était pas tout à fait clair. À une lettre de reproche
adressée par l’un de ses acheteurs, il répondait en novembre 1922 : « Comme
tous les collectionneurs, j’ai parfois colorié des taches, nettoyé les feuilles,
remis les estampes en état, mais très rarement. Il y a longtemps, des gens
de mon agence qui avaient accès à cette sorte de bibliothèque (pour leur
instruction et leur plaisir) firent quelques bêtises. Mais c’était il y a dix ans
et cela ne fut jamais recommencé. »
lecture
Création et comptabilité
Il s’agit toujours de nourrir l’intuition. Comme le disait autrement Kahn,
« tout ce que nous désirons créer trouve son commencement dans la seule
intuition. C’est vrai pour le savant. C’est vrai pour l’artiste6. » Mais alors qu’il 6. Louis I. Kahn, Silence et
lumière, Paris, Éditions du
est généralement admis que la recherche scientifique ne peut être rentable,
Linteau, 1996.
on l’admet moins de la création artistique, comme s’il était normal qu’un
créateur « produise » des chefs-d’œuvre comme un pommier des pommes.
L’opinion et les biographes ont tendance à glisser sur cet aspect (évidem-
ment sordide) des choses. On ne s’attarde pas sur le fait qu’à sa mort, Louis
lecture
118 criticat 01
Kahn laissa un passif d’un million de dollars, à une époque, 1974, où le dollar
valait encore quelque chose, ni sur le fait que ses déboires professionnels
furent en grande partie la cause de l’attaque qui le terrassa dans les toilettes
Bibliographie
Différents éditions de de la gare centrale de New York.
An Autobiography
La situation financière de Wright à sa mort était loin d’être brillante,
1932 pas plus d’ailleurs que celle de Le Corbusier, de Prouvé ou d’autres. Non
Longmans Green Publishers, que ces hommes aient été des poètes et vivaient donc « la tête dans les
New York, (371 pages de
textes, 22 pages de photos). nuages », mais parce que la création demande du travail, des recherches, des
Réédité en 1992 dans le collaborateurs et finalement du temps, ce que ne comprennent pas toujours
deuxième volume des écrits
de Wright (en trois volumes) les maîtres d’ouvrage, pressés qu’ils sont par d’autres impératifs.
par Rizzoli Int. Publ. & F. L. On oublie que la voûte du Cnit, chef-d’œuvre toujours inégalé un demi-
Wright Foundation.
siècle après sa réalisation, est la fille de celles des hangars de Marignane qui,
1943 elles-mêmes, « bénéficièrent » des années de recherche que Nicolas Esquillan
Duell, Sloan & Pearce, New
York (561 pages). et son équipe purent leur consacrer pendant le temps mort de l’Occupation.
On a oublié que le théâtre des Champs-Élysées, construit avec des fonds
1943
Barnes & Noble, New York privés, fut un lourd échec financier qui se solda par un dépôt de bilan dès
(561 pages). Réédité en 1998. la guerre terminée. Et que dire de Mozart qui a fait vivre des milliers de
1945 musiciens, d’impresarios, d’éditeurs, de disquaires, d’hôteliers et qu’on
Faber & Faber, Londres (486 enterra dans la fosse commune…
pages).
C’est que la gestion purement comptable de nos activités ne révèle que
1977 ce qui est quantifiable, qui n’est pas l’essentiel. En tuant le bacille de Koch,
Horizon Press (620 pages).
Édition remaniée avec des
la pénicilline a diminué notre produit intérieur brut : des sanatoriums
ajouts effectués après la inutiles, des professionnels de santé au chômage. Elle a également sauvé
mort de Wright.
d’innombrables vies humaines, ce qui n’entre pas dans les mêmes calculs.
Pas plus que le bonheur et l’enrichissement de milliers d’Américains à la
découverte d’estampes japonaises, voire d’espaces architecturaux. B.M.
lecture
Joseph Cho (architecte, Été 2007 : une importante exposition de sculptures de Richard Serra se tenait
diplômé de Princeton au musée d’Art moderne de New York. Cet artiste qui utilise l’espace comme
University) et Stefanie Lew
matériau peut être considéré comme un architecte sculpteur. Ses œuvres
(historienne de l’art,
diplômée de Harvard prennent souvent une telle ampleur qu’elles caractérisent l’espace dans des
University) sont les termes proprement architecturaux, ce qui fait de leur exposition dans un
associés de l’agence de musée, y compris dans les vastes salles du MoMA récemment agrandi, une
graphisme Binocular
curieuse énigme.
Design à New York. Ils
travaillent et habitent L’exposition, répartie dans l’ensemble du musée, présentait des travaux
dans un immeuble de anciens au dernier étage, ainsi que deux grandes œuvres des années
20 étages, mais seulement quatre-vingt-dix à l’extérieur, dans le jardin de sculptures. Mais l’événement
au quatrième niveau.
principal — et donc le point de départ — avait lieu au deuxième niveau, où
trois nouvelles pièces « monumentales » étaient installées. Un fragment
d’acier rouillé, entrevu à travers les portes vitrées menant aux galeries
contemporaines, promettait de faire sensation. À l’intérieur de ce vaste
espace, les parois courbes de Band (un ruban ondulant d’acier), de Sequence
(deux figures en S imbriquées) et de Torqued Torus Inversions (deux pièces
circulaires qui ressemblent à des jantes démesurées) découpaient des
espaces spécifiques dans ces salles par ailleurs immaculées et neutres. Ces
sculptures invitaient à suivre leurs courbes qui cherchent à générer, au gré
des mouvements du visiteur, une tension de l’espace. Et pourtant, en dépit
correspondance
121
de la taille de ces murs d’acier (dont le plus grand mesure 22 mètres de long
par 11 mètres de large et 4 mètres de hauteur), et compte tenu de ce que l’on
pouvait s’attendre à ressentir devant des œuvres aussi imposantes, celles-ci
paraissaient étrangement inertes.
Au sixième étage, l’exposition se développait dans des espaces plus
petits et d’échelle assez conventionnelle. Le premier contenait une œuvre
du milieu des années soixante-dix : deux plaques d’acier rectangulaires
identiques, d’environ 2,5 centimètres d’épaisseur et de 3 mètres par 8, l’une
reposant à plat sur le sol, l’autre fixée au plafond. Leur simple association
semblait comprimer l’espace et l’échelle ; phénomène d’autant plus fort
que le visiteur se trouvait « pris en sandwich » dans l’espace intermédiaire.
Dans une autre galerie, quatre plaques d’acier laminé convergeaient depuis
chacun des angles d’une pièce carrée vers son centre, n’y ménageant qu’un
passage étroit à travers lequel le corps pouvait se faufiler. Du Serra vintage :
sans beaucoup plus qu’une torsion ou une rotation, ces pièces d’acier
parvenaient à faire prendre conscience de l’espace occupé.
Dehors dans le jardin, deux œuvres représentatives des années quatre-
vingt-dix attiraient toute l’attention. Bien que plus petites que les pièces
récentes, elles impressionnaient à leur façon. En ce dimanche après-midi
ensoleillé, le jardin de sculptures — avec son environnement soigné de
plantes et d’arbres, son sol en marbre blanc, ses bassins réfléchissants, ses
sièges et même son marchand de glaces ambulant — devenait une plaisante
oasis entre les tours de midtown, où profiter de cette agréable journée d’été.
Dans ce contexte, les pièces de Serra semblaient audacieuses, industrielles
et inattendues, en contraste saisissant avec le jardin dont la taille est plus Je voulais me débarrasser
e
adaptée aux chefs-d’œuvre du XX siècle qu’on y expose d’habitude. Le de la valeur iconique
d’un objet placé dans un
contraste des échelles soulignait ici la force de l’intervention de l’artiste. espace vide pour mettre
De retour au deuxième étage pour examiner de plus près les nouvelles l’accent sur la totalité du
contexte.
pièces, celles-ci semblaient clairement en deçà des travaux plus anciens. –Richard Serra
Mais était-ce dû aux sculptures elles-mêmes ou à leur installation ?
On dit que Serra a créé ces pièces à dessein pour cette exposition, qui
devait à l’origine être montée en collaboration avec le Dia Center for the
Arts. Lorsque celui-ci a déménagé de Manhattan, elle a abouti au MoMA qui,
entre-temps, avait passé cinq ans et dépensé 850 millions de dollars pour
rénover et agrandir ses locaux afin de pouvoir loger sa collection grandis-
sante et accueillir les œuvres d’échelle toujours plus importante produites
par les artistes contemporains. Avec environ 2 000 mètres carrés, les galeries
contemporaines du deuxième étage sont, de fait, gigantesques ; elles ont été
conçues — tant au niveau de leurs dimensions (7 mètres sous plafond) que
de leur structure — pour recevoir de grandes œuvres lourdes, comme celles
correspondance
122 criticat 01
de Serra. Poussés par la peur de l’obsolescence autant que par la volonté
d’exposer l’art le plus récent et le plus imposant — les superproductions
de l’art contemporain qui ravissent les foules —, les musées d’aujourd’hui
(MoMA compris) se préparent pour l’avenir.
Yoshio Taniguchi a gagné en 1997 le concours très médiatisé pour
l’extension du MoMA. Choisi pour son interprétation calme et retenue du
Si vous me trouvez beau- modernisme, Taniguchi avait déclaré qu’avec des moyens financiers, il
coup d’argent, je vous pourrait faire disparaître l’architecture. Dans cette perspective, il a peut-être
donnerai de la grande
architecture. Mais si vous réussi. Dans une large mesure, le nouveau musée — en particulier les
me trouvez vraiment galeries contemporaines — est la « boîte blanche » par excellence. Alors qu’il
beaucoup d’argent, je
ferai disparaître l’archi-
devrait être un environnement idéal pour présenter des œuvres — selon
tecture. les critères établis depuis un demi-siècle afin d’éviter l’interférence avec
–Yoshio Taniguchi les musées et l’art qu’ils sont censés présenter —, l’extrême neutralité de
l’architecture du MoMA et son manque de présence matérielle se traduisent
par une désincarnation de l’espace.
Cette immatérialité de l’architecture du musée ne pourrait être plus
apparente que dans les galeries contemporaines surdimensionnées où se
dressaient les parois d’acier de Serra. En raison de leur surface, blanche et
lisse — fade et homogène —, elles manquent de texture, de matérialité et
de couleur. L’architecture a été si réduite qu’on ne la voit pas et même qu’on
ne la sent pas.
Agrandies sans égard pour l’échelle, ces salles sans poteaux ne possèdent
aucun élément architectural permettant d’établir la taille de leur espace
et d’en définir les proportions, et par extension, celles des œuvres qu’elles
contiennent. En fait, leur immensité dégageait autour de Torqued Torus
Inversions de Serra un tel espace qu’elle produisait involontairement l’effet
d’un objet isolé au milieu d’une pièce.
En fin de compte, le surdimensionnement de la pièce n’amplifiait ni
l’échelle des trois sculptures de Serra, ni leur présence matérielle. Lessivées
par l’éclairage artificiel produit par des rangées de spots uniformément
espacés, les formes dynamiques des œuvres étaient écrasées, dépouillées de
leur vivacité. Dans le cadre neutralisé d’une boîte blanche assez grande pour
Sources des citations:
les contenir, ces sculptures — caractérisées par leurs surfaces rugueuses, par
Yoshio Taniguchi à Terence
Riley, cité par Paola Antonelli
les ombres naturelles qu’elles portent, par le spectre des couleurs que peut
dans New York Magazine, prendre l’acier, par leur lourde présence, par les espaces qu’elles créent — se
11 octobre 2004.
retrouvaient elles aussi neutralisées.
Richard Serra à Kynaston
McShine, cité dans la cata-
Il est difficile d’imaginer à quel point quelques murs blancs discrets et des
logue d’exposition, Richard sols gris clair réduisaient en fait l’impact des immenses plaques d’acier de
Serra Sculpture : Forty Years.
Serra. Non que les trois nouvelles pièces monumentales fussent dépourvues
New York : The Museum of
Modern Art, 2007 : p. 32. d’impact, mais leur présence était diminuée. Et alors que la « disparition »
correspondance
avec leur environnement qui ramenait enfin son art à la vie. J.C. & S.L. Note: Une exposition de
l’œuvre de Richard Serra
aura lieu au Grand Palais
à Paris dans le cadre de
Monumenta 2008, du
7 mai au 15 juin.
Durant le démontage.
Photo : Joseph Cho
correspondance
124 criticat 01
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numéro 1 / janvier 2008
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Jean Attali, Marie-Ange Bisseuil,
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Bernard Joly, Véronique Lalot,
Marc Nicolas, Alison Sadler, Roland
Schweitzer