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Roland

Ce livre est dédié aux dizaines d'avocats commu-


nistes, aux autres avocats démocrates et aux milliers de
militants politiques et syndicaux qui ont fait et font face
à la répression et à l'injustice, et qui, nommés ou non
dans ces pays, y sont tous présents.
DU MÊME AUTEUR
(EN COLLABORATION
AVEC MONIQUE WEYL)

- La Justice et les hommes, Éditions sociales, Paris 1961.


- La Part du droit, Éditions sociales, Paris 1968.
- Révolution et perspective du droit, Éditions sociales,
Paris, 1974.
- Divorce, libéralisme ou liberté, Éditions sociales, Paris 1975.

Tous droits de reproduction, de traduction


et d'adaptation réservés pour tous pays.

O ~ e s s i d o/Éditions
r sociales, 1989.
ISBN : 2-209-06223-3.
Préface de Monique Picard-Weyl . . . . . . . . . . . .
1. La source, une éducation libérale . . . . . . . . . .
2. L'affluent.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3. Toute la force du courant . . . . . . . . . . . . . . .
4. L'importance des valeurs et du juridique . . . . .
5. Moyens et tactiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6. Toute la largeur du flot. La défense en général
7. Vers l'aval. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8. Ne pas se perdre dans les sables . . . . . . . . . . .
<< Ensemble nous avons eu sept enfants »,dit Roland.
« Oui sept enfants : deux filles, un garçon, ... et quatre
livres. » Bien entendu, il ne compte pas ces très nombreux
bâtards que sont les différents articles que nous avons pu
commettre séparément.
Mais ce livre, pour n'être signé, et n'avoir été écrit que
par Roland, n'a rien d'un bâtard, car si nous ne l'avons pas
écrit ensemble, nous l'avons bel et bien vécu ensemble,
pendant quarante années, avec deux robes pour le même
combat.
Sans doute je n'ai vécu ni le préapprentissage de la
profession qu'ont été ces années d'enfance dans une famille
de robe, ni l'apprentissage de Roland à la faculté et chez
l'avoué, ni même les premières années de parti qu'évo-
quent les premières pages du livre.
Mais après, c'est ensemble que nous avons fait 17appren-
tissage de la défense politique dans la lutte contre la
répression des années cinquante : la répression de la grève
des mineurs de 1947, les procès de presse, les procès faits
aux combattants de la paix, les procès qu'on osait faire aux
résistants et dont << le tour de France d'Antoine Bar » n'est
qu'un exemple, un exemple aussi de la faqon dont ces
affaires menées ensemble ont été étroitement mêlées à
notre vie : l'une des multiples instructions de l'affaire Bar
s'est déroulée une longue après-midi, le jour où nous
devions fêter notre premier anniversaire de mariage. Il
était à peu près 7 heures du soir quand nous sommes sortis
du cabinet d'instruction où nous nous étions relayés.
Comment aller dîner en tête à tête en laissant deux
camarades mineurs perdus dans Paris entre une longue
audience d'instruction et un mauvais train de nuit? C'est
avec eux que nous avons fêté l'événement, et je n'oublierai
jamais l'énorme botte d'œillets que Bar était allé chercher
au Marché aux Beurs tout proche, pendant que nous
quittions nos robes au vestiaire.
Vie professionnelle, vie militante et vie personnelle
étroitement mêlées, c'est encore ce qu'évoque Roland avec
cette affaire des « dix-huit mois >> où tous les deux, de nuit,
dans un modeste appartement, avec Danièle, notre pre-
mier enfant dormant à côté dans son berceau, nous
rédigions ensemble des mémoires à la Chambre des mises
en accusation, en les tapant directement sur une de ces
machines à écrire de l'époque que la machine électrique,
puis l'imprimante ont mises à la ferraille ou au musée. Pas
d'autre moyen que les moyens du bord pour déjouer les
coups bas, pour faire face à une répression massive et à la
menace qui se profilait à l'horizon de poursuites pour
complot visant à mettre les militants dans la clandestinité.
Les moyens du bord, et bien rudimentaires, mais il y
avait tout le capital de dévouement, de combativité,
d'intelligence au service de causes justes que représentait le
magnifique travail d'équipe de jeunes avocats communistes
dont Roland donne un exemple parmi tant d'autres en
évoquant l'affaire de 17Astoria.Et ce n'est pas sous-estimer
les moyens que quarante ans plus tard nous apporte le
progrès technique que de penser qu'aucun ordinateur ne
pourra jamais remplacer le travail de recherches person-
nelles et créatrices à la bibliothèque, qui permettait à la
défense de tenir tête au représentant du Parquet qui
bénéficiait de l'appui logistique de la Chancellerie.
Ce ne sont là que quelques souvenirs vivants et très
personnels choisis parmi tant d'autres qui méritaient sans
doute aussi d'être évoqués. Mais ce livre ne se fixait pas
pour but d'écrire l'histoire de la répression sous la qua-
trième et la cinquihe Républiques, telle que nous l'avons
vécue. L'histoire de la répression politique de ce dernier
siècle du deuxième millénaire reste à écrire à partir d'une
expérience globale. Ce livre, quant à lui, ne se voulait
qu'un témoignage sur la défense, à partir d'exemples pris
au hasard et sans ordre chronologique.
Il est aussi, à l'heure des périls, où tous les acquis
démocratiques sont mis en cause, un plaidoyer pour la
défense menacée de toutes parts : par ce pouvoir, par les
instances communautaires et par des campagnes médiati-
ques auxquelles des avocats eux-mêmes se laissent prendre.
A l'heure où l'on voudrait désespérer Billancourt, priver
de perspectives un peuple, ses poètes, ses artistes et ses
défenseurs, le combat va encore bien au-delà de ce front
judiciaire que nous avons tenu avec tant d'autres pendant
près d'un demi-siècle. C'est le combat pour la justice, une
justice qui ne se limite pas à la justice des prétoires, mais le
combat, au niveau national et international, pour un
monde de justice, un monde de liberté, d'égalité, de frater-
nité, de maîtrise de leur vie par les hommes et les peuples.
En cette année du bicentenaire de la Révolution française,
c'est le combat pour donner vie aux idéaux de 1789.
Dans ce combat, celui-là, sans robe que nous avons
mené, et que nous continuons à mener avec nos camarades,
nous pensons avoir donné au droit toute sa place, à sa
place, celle d'un droit au service du progrès de l'humanité
dont il faut défendre et porter plus haut les acquis.
Puisse ce livre aider à la relève ;une relève dont on a tant
besoin en cette époque de notre histoire et de l'histoire du
monde où, face aux immenses possibilités de développe-
ment, tout est fait pour que notre peuple oublie ses yeux et
sa mémoire, et ses ambitions.

Monique PICARD-WEYL
Regard d'enfant -le conditionnement. Très loin en arrière
mais tellement réel : l'entrée dans ces galeries solennelles,
aux voûtes hautes, au sol de marbre, où le pas résonne, du
temple oh officient ces robes noires à rabat blanc, dont les
groupes se font et se défont, acteurs privilégiés des
mystères qui se déroulent derrière des portes de cuir
éclairées d'un grand hublot.
Juché sur une chaise, sous la garde sympathique d'une
dame en noir au sourire amusé, gardienne du dédale étroit
d'une sorte de grand vestiaire où des placards conservent
les robes noires, séparés par des étagères garnies de
rangées de cartons cylindriques vert sombre où l'on trouve
du courrier, captivé, je regarde par la fenêtre de tous mes
yeux de trois ans la cour étroite en bas, où arrive un camion
avec des grilles, d'où descendent, pour disparaître par une
petite porte dans le bâtiment, des hommes mal habillés,
surveillés par des uniformes.
Les décennies ont passé. Les deux images de la séquence
sont toujours aussi nettes. La première, certes, s'est
répétée souvent. Mais la force avec laquelle toutes deux se
sont imprimées dès le premier contact est la preuve, sans
doute, que ce qui y était contenu devait être décisif. Bien
sûr, ces images n'ont pas fonctionné seules. D'autres,
échelonnées sur toute une enfance, témoignent de tout ce
qui a fait un incontestable conditionnement dont les valeurs
de référence pourront paraître d'abord réactionnaires,
mais dont la suite montrera de quelles récoltes elles
pouvaient être le terreau.

Une photo dans la logique de la précédente : celle d'un


garqonnet de six ou sept ans qui, profitant des vacances
scolaires, accompagne fièrement son père au Palais et se
rengorge, un peu confus, quand on rencontre un confrère
et qu'on lui explique, avec l'ironie que justifient la course
et l'escalade constantes qu'il faut faire d'audience en
audience et de greffe en greffe : << Je lui apprends le
métier : je l'entraîne à monter les escaliers. »

Les photos suivantes ont été ratées, ou plutôt il y en a


plusieurs superposées. On n'y voit plus rien. On ne sait plus
où c'est, quand c'est. Mais c'est en tout cas entre 1925 et
1930. C'est en promenade, en vacances, ou bien dans le
bureau de mon père, où un mur est occupé par le portrait
de son propre père, à sa table de travail, dans sa robe de
magistrat. Peut-être ces deux photos-là, superposées, se
sont-elles brouillées l'une l'autre; et puis, celles des
promenades de vacances, il y en a peut-être plusieurs, en
des années et des lieux différents, dans les rapports
privilégiés qu'à cette époque le père entretient avec le seul
héritier mâle, considéré comme le dépositaire de la conti-
nuité. Si ces photos parlaient, la confusion des images
répétées formerait un unique discours. Celui de l'enseigne-
ment d'une fierté : trois générations de << robe >> : Adolphe
Weyl, huissier à Bouzonville de 1839 à 1893, Léonce Weyl,
né en 1848, juge de paix de Vitry-le-François, puis de
Fontainebleau jusqu'à sa mort en 1913. Son fils, André,
avocat depuis 1908, enseigne à son propre fils que si à son
tour il est avocat, il sera la quatrième génération, et
d'évoquer ce que sous l'Ancien Régime on appelait la
<< noblesse de robe >> quand elle avait atteint les << quatre
quartiers ».
Fierté réactionnaire, parce qu'il est fait référence aux
<< quatre quartiers D de la noblesse d'Ancien Régime ? Sans
doute, après plus d'un siècle, la bourgeoisie avait-elle gardé
en héritage de jalouser la noblesse dont elle n'est pas issue.
Mais est-ce bien seulement de cela qu'il s'agit?

Valeurs et fiertés. Venant d'un homme politique de droite,


un hommage à Poincaré aurait pu être compris comme une
marque d'esprit réactionnaire. Il y avait évidemment autre
chose dans le fait qu'un avocat libéral cite en exemple à son
fils le geste du dit Poincaré qui, pour ses funérailles
nationales, exigea que sa robe fût sur le drapeau recouvrant
le cercueil et que le cortège fît un détour pour marquer une
halte sur la place Dauphine, devant les marches du
<< Palais ».

D'autres photos sont un peu jaunies certes, mais toutes


plus nettes l'une que l'autre.
Celle du grand-père juge, d'abord, brandie en gros plan,
parce qu'il a été blessé au siège de Thionville comme
lieutenant de mobiles, volontaire au service de la Républi-
que après Sedan, parce qu'ensuite il fut résolument dreyfu-
sard, parce que, au temps du pré-socialiste << bon juge
Magnaud D, il recevait des messages à l'adresse du << bon
juge de Fontainebleau B.
Toute une série de photographies vues depuis l'oreiller
du lit d'un jeune garçon à qui son père, avant d'éteindre,
vient parler 6 entre hommes >> : de 89, de la Déclaration
des droits de l'homme, de la séparation de l'Église et de
l'État, des gloires du début du siècle (Pelletan le radical -
Pas d'ennemi à gauche >> -, les universités populaires, les
doctrines humanistes des nouveaux criminologues, etc.).
Et puis d'autres photos sont sous-exposées. On ne voit
rien, car il fait nuit, et c'est donc seulement un cliché
sonore. Derrière la porte, mon père querelle avec des
oncles, << tardieusards >> en diable, parce que la droite
protège l'argent. Et j'entends : << Bien sûr : la droite,
quand elle est au pouvoir, ne fait pas de cadeaux. La
gauche, elle (à l'époque, c'est d'Herriot qu'il s'agit), elle ne
se défend jamais ! »
Pour cet autre épisode, je ne retrouve pas de photo, mais
je le situe dans le temps, parce que c'est le moment où mon
père veut me montrer qu'il me considère désormais virtuel-
lement comme un adulte (je dois avoir une quinzaine
d'années), le jour où (pourtant si :c'est dans son bureau. Il
tire les feuillets d'un tiroir ...) il me donne à lire en
confidence le discours qu'il va faire à sa loge de franc-
maçon - lui qui n'a pas manqué de m'emmener à toutes
les revues militaires du 14 Juillet -sur le droit à l'objection
de conscience, et, encore et surtout, le jour où il me donne
à lire Germinal.
Réactionnaire, alors, conservatrice, cette ambition des
a quatre quartiers » ? cette fierté de la robe ? Certes, il doit
y avoir un peu l'héritage d'un long lge siècle marqué par
l'accession des juifs français à qui la Révolution française
vient de donner la pleine citoyenneté et d'ouvrir l'accès à
la bourgeoisie nationale, avec tout ce que cela peut
impliquer de sentiments de réhabilitation plus ou moins
inconscients. Il y a aussi la fierté particulière d'avoir réalisé
cette intégration dans des disciplines intellectuelles qui,
de surcroît, participent de l'activité des institutions de
l'État.
Mais cet élitisme n'est pas réducteur. Il s'honore du
mépris dont le gratifie le mercantilisme bourgeois. Mon
grand-père maternel, négociant, n'avait-il pas dit à sa fille :
« Tu n'épouseras jamais un avocat : ils n'ont pas une
situation matérielle assez sûre » ? Et mon père n'a-t-il pas
précieusement conservé une lettre où le grand-père, Juge,
écrit à sa sœur, à la fin du siècle passé, à propos de
quelques bouteilles de vin léguées par une grand-tante
appartenant à une famille bordelaise réputée pour sa
fortune : « Bien sûr, nous, intellectuels, nous n'avons que
la portion congrue : nous sommes la branche pauvre. >>
Quand a lieu, à Aix-en-Provence, le procès des « Ousta-
chis »,assassins de Barthou et du roi de Yougoslavie, un
incident oppose un avocat à la Cour d'Assises, et le
Président ordonne l'expulsion de l'avocat, à laquelle pro-
cèdent les gendarmes. Mon père s'indigne : « Comment?
il a laissé les gendarmes mettre la main sur sa robe ! »
Je suis élevé dans la fierté que le Bâtonnier de Paris,
depuis l'affaire Dreyfus (mais hélas ! pas au-delà de la
grande chute de 193911940..,), figure dans le protocole
officiel aussitôt après les présidents des assemblées, parce
qu'il symbolise la défense. Car dans la bande sonore des
images depuis l'oreiller du lit d'écolier il y a aussi l'ensei-
gnement du « Cedant arma tagae » : « Que les armes
cèdent à la toge »,les militaires aux politiques, la force à la
loi, les gendarmes au judiciaire, etc.
Comme toute la petite-bourgeoisie française, on est un
brin cocardier. On va voir défiler les troupes le 14 Juillet
(avec la fierté d'avoir une médaille « coupe-file » en qualité
de juge de paix suppléant), mais on est contre l'interven-
tion des militaires dans la vie civile, contre « le sabre et le
goupillon »,pour le progrès social, pour continuer Voltaire
et Rousseau jusqu'au bout.
Et porter la « toge »,c'est mener le combat. Je prendrai
le relais de la fierté pour assumer ce combat.
D'autant qu'une autre photo encore est indissociable de
cet album. Cette photo-là, c'est ma mère, issue d'une
famille de commerçants confortables, qui, jeune fille,
rêvait d'un fils prénommé Serge et a renoncé parce que
c'était un prénom russe et qu'il y avait eu la révolution
bolchévique, mais qui, pourtant, pleure ce soir, parce que
le gouvernement des États-unis vient d'assassiner Sacco et
Vanzetti (et qui, dix ans plus tard, m'emmènera voir le film
tiré du livre de Remarque A l'ouest rien de nouveau, parce
qu'il faut qu'il n'y ait « plus jamais ça »).
Ainsi se retrouve la force avec laquelle sont restées
imprimées les deux premières images, les deux plus
anciennes : cette sorte de religiosité ressentie par l'enfant,
avec le sentiment qu'il entre dans un lieu à la fois solennel
et réservé, et qu'il y entre du côté des prêtres. Le regard sur
les prisonniers avec distance et mépris, mais contradictoire-
ment avec pitié et la première interrogation sur l'injustice :
« Pourquoi sont-ils là ? » De toutes les manières, pénètre la
sommation, l'invite, cultivée ensuite au long de l'enfance et
de l'adolescence, à être différent, à se distinguer des autres
sous la bannière de l'aristocratisme de la défense.

Le mot « aristocratisme »,sans doute, peut choquer. Il a


seulement, mais veut avoir pleinement, pour contenu
l'exigence d'indépendance et de suprématie de la défense,
et la nécessité pour ceux qui la pratiquent d'en être fiers,
d'en exiger le respect avec une susceptibilité ombrageuse,
et d'avoir pour soi-même le souci de la qualité de compor-
tement qui seule permet de l'exiger. Toute une série de
principes, illustrés par des dizaines de repérages pratiques,
vont en constituer le puzzle cohérent.
J'ai déjà dit : << On ne laisse pas un gendarme toucher sa
robe. »
Mais il faut ajouter pour la vie plus quotidienne : « On
ne flâne pas à la terrasse d'un café » ; « on est toujours,
sauf en vacances (hors Paris), habillé strict »,etc. Nous
sommes à l'époque où l'avocat exerce à son domicile, où il
n'a pas le droit de mettre de plaque à sa porte, où il ne doit
pas poursuivre le recouvrement de ses honoraires, définis
comme « un témoignage spontané de reconnaissance D.
Certes, peu à peu les conditions économiques feront de
ces prescriptions des manteaux d'hypocrisie pour recouvrir
des réalités plus prosaïques. Certes aussi, cela réservait
l'accès à la profession à ceux qui, disposant d'un minimum
d'aisance familiale, pouvaient attendre dix ans d'avoir
constitué par « boule de neige >> une clientèle suffisante.
Certes, plus d'un détail de cette morale peut paraître
archaïque et un peu ridicule.
Mais la question est trop brûlante aujourd'hui de savoir
si, dans l'idéologie de la modernité, ce n'est pas l'essentiel
qui est mis en cause, pour mesurer tout ce que signifiait de
contenu cet inventaire des formalismes. Car, à la base,
certes amalgamée au désir bourgeois de rester entre gens
de bonne compagnie, il y avait la volonté ombrageuse de
préserver la défense de toute dégradation mercantile, la
volonté qu'elle soit respectée et que donc elle soit au-
dessus de tout soupçon d'intéressement, de tout risque de
compromission. C'est ce qui interdisait à l'avocat de
convenir à l'avance avec son client d'un pourcentage sur le
résultat, tractation qui eût fait d'eux des associés. C'est ce
qui interdit à l'avocat de mettre sa robe dans un procès qui
le concerne personnellement.
De là aussi la règle éthique qui veut qu'un avocat refuse
de se charger d'un dossier (ou qui lui fait devoir de s'en
décharger) si la défense qui lui est demandée est contraire à
sa conscience, par ses objectifs ou par ses moyens, ou si une
tromperie du client l'a mis à son insu en situation d'affirmer
une contre-vérité de nature à mettre en cause le crédit qu'il
faut attacher à son propos : un avocat doit pouvoir
déclencher un incident de principe face à un juge qui ne se
contenterait pas de sa parole.
De même, probité et loyauté sont les conditions de la
fierté de robe. Il y a là une règle d'honneur dans les
relations entre avocats. Ne nous attardons pas à la question
des << communications de pièces » ; les clients ne compren-
nent pas toujours qu'on montre ses cartes à l'adversaire, en
oubliant qu'il ne s'agit pas d'un jeu, que ce sont des pièces
fournies au juge ;que si on ne les montre pas à l'adversaire,
celui-ci ne montrera pas les siennes, et qu'on ne pourra
donc pas les discuter. Mais il faut évoquer le caractère
confidentiel des correspondances entre avocats, qui doi-
vent pouvoir s'écrire librement au sujet d'un dossier (ne
serait-ce que pour parvenir à ces mauvais arrangements qui
valent mieux que de bons procès), sans courir le risque que
leurs lettres soient produites au tribunal. C'était voici
encore un demi-siècle une telle affaire de principe qu'il
était considéré comme injurieux à l'égard de son interlocu-
teur de mettre la mention « confidentiel »,qui aurait laissé
supposer que l'on pensait le confrère adverse capable de
faire fi du principe.
Cette éthique commandait encore la modestie et l'obliga-
tion de discrétion courtoise dans les rapports entre soi. Il y
a cinquante ans, un avocat s'abstenait d'utiliser son papier
à en-tête pour écrire à un autre avocat, et utilisait un papier
portant seulement son adresse. Il n'employait jamais, pour
s'adresser à lui, ou en parlant de soi-même, le terme de
« Maître ». Même à l'égard des clients, il s'abstenait, par
exemple en s'annonçant au téléphone, de faire précéder
son nom de ce titre dont l'énoncé peut d'ailleurs constituer
une violation du secret professionnel, chacun ayant le droit
que chez lui on ne sache pas qu'il a affaire à un avocat.
Les droits de la défense impliquant l'égalité absolue de
tous les avocats, quels que soient leur âge, leurs titres, leurs
diplômes, l'avocat s'interdisait de porter sur son papier
lettres professionnel ou ses cartes de visite autre chose que
sa profession et le cas échéant, comme une tolérance, le
titre de docteur en droit ou d'agrégé, mais seulement en
second, car la primauté de la défense devait faire passer en
tête la qualité d'avocat.
Tout cela constituait les règles de la « confrérie »,
fondées non sur une connivence de caste mais sur la
nécessité d'une préservation solidaire de prérogatives dont
l'avocat est porteur, dépositaire pour le compte de la
défense. Le corrélat, c'est qu'avec les autres, tous les
autres, y compris les magistrats, priment les soucis de
préséance, de panache, la susceptibilité à fleur de peau.
Par principe, on n'est pas le subordonné du client : si
celui-ci l'entend ainsi, qu'il aille voir ailleurs, en supposant
que, par malheur pour lui, il trouve. Une défense utile est
celle qui ne cherche pas à faire plaisir à l'intéressé mais
s'attache à lui être utile en étant crédible pour avoir
l'autorité. Une défense utile est celle qui sait dire non à
l'intéressé lui-même, qui sait le contredire, voir et lui
montrer, pour l'aider à le mieux combattre, ce qui lui est
défavorable. Et si l'intéressé en déduit qu'on est « vendu »
à l'adversaire, ou seulement qu'on se laisse trop impres-
sionner par lui, la confiance n'y est plus, et on rend le
dossier. L'avocat pour cela doit être économiquement
libre, c'est-à-dire ne pas dépendre d'un seul ou d'un
principal client. L'une des grandes fiertés dans la profes-
sion est de pouvoir (savoir) rendre ses dossiers à un client,
même si cela porte un coup aux revenus du cabinet.

Susceptibilité aussi face aux magistrats : je situe rétros-


pectivement à l'époque où je suis encore étudiant ces deux
anecdotes que mon père rapporte à la maison avec la
satisfaction d'avoir rempli le devoir de se faire respecter :
un jour, une plainte semble enterrée par le Parquet. Il va
s'enquérir auprès du substitut chargé du dossier. Celui-ci
émet des doutes sur la sincérité du plaignant et dit avec
hauteur : « La justice n'est pas faite pour les gens trop
1
malins. » La balle est aussitôt renvoyée : « Hélas ! on dit de
plus en plus qu'elle est surtout faite pour les canailles. » A
une audience de divorce, il suggère une mesure d'enquête
sur les ressources du mari. Le président interrompt :
« Vous plaisantez, Maître ? » « Monsieur le Président, je
ne plaisante qu'avec mes amis. >>
Et avec tous les autres : il est de tradition que l'avocat
n'aille pas chez un notaire (sauf pour ses actes personnels)
mais que le notaire se rende à son cabinet. Que l'avocat
reçoive chez lui, mais ne se déplace pas chez son client, les
rendez-vous de négociation étant chez l'avocat le plus
ancien (l'égalité ne cédant pas même à la galanterie). De
ces exigences, je ferai l'apprentissage très tôt.

L'éthique et 19apprentissage.Ici, ce n'est pas une photo


mais une séquence. J'ai à peine dix-huit ans. A l'époque la
majorité était à vingt et un ans. Comme il l'avait fait lui-
même, mon père avait tenu à ce que je travaille, parallèle-
ment à la faculté, comme clerc chez un avoué.
Cela mérite explication : contrairement à ce qu'on pense
trop souvent, être avocat ne se résume pas à des effets de
manche et de salive. Ce qu'on appelle péjorativement le
« maquis de la procédure » relève de la partie d'échecs
qu'est tout affrontement judiciaire, où l'audience n'est que
le volume apparent de l'iceberg. A l'époque il y avait
encore des avoués chargés théoriquement de faire la
procédure sur laquelle l'avocat plaidait, mais peu à peu
s'était formée chez l'avocat l'exigence d'assumer toute sa
place et de n'accepter de plaider que sur des dossiers dont il
avait d'un bout à l'autre eu la maîtrise. Sans doute l'Affaire
Dreyfus, là encore, a-t-elle eu une influence : en provo-
quant la loi de 1897, qui pour la première fois imposait ce
gêneur d'avocat dans les affaires pénales dès la phase de
l'instruction, elle donnait à l'avocat la conscience de la
plénitude de son rôle -un combattant ne laisse à personne
le soin de choisir à sa place les conditions (le lieu, le
moment, les armes, les mouvements et manœuvres : le
combat judiciaire est une guerre de mouvement) dans
'
lesquelles il livrera combat. Et cette plénitude d'interven-
tion qu'il acquiert au pénal, il va la revendiquer au civil. Il
revendique d'être le premier consulté, d'être domulus lit2
(le « maître du procès »), de décider de l'opportunité
d'engager l'action ici ou là, sous telle forme ou telle autre,
de la combiner ou non avec une démarche d'ouverture au
dialogue, vers la transaction qui rendra le procès inutile et
parce qu'il n'est pas une usine à procédure, il veut en avoir
la maîtrise comme d'une arme parmi d'autres. De plus,
l'avoué n'a qualité pour intervenir que dans des procédures
d'un certain type et non dans toutes. L'avocat, qui a
compétence générale, place l'avoué dans son dispositif
dans les seules procédures où la loi l'impose pour officiali-
ser ses actes, mais il veut rédiger ceux-ci lui-même, les lui
envoie pour être régularisés tels quels, accepte le cas
échéant d'examiner ses remarques, mais changera d'avoué
si celui-ci prend la liberté de modifier son texte sans lui en
avoir référé.
Être avocat à part entière, ce n'est donc pas seulement
avoir ou acquérir des qualités d'expression orale et de
conviction, ni seulement savoir le droit, c'est tout cela mais
aussi savoir rédiger les actes de procédure, savoir avant
tout le droit de la procédure, parce que ce droit-là est au
combat judiciaire ce que les règles du fleuret, du sabre ou
de l'épée sont au duel.
Mais il y a une distance considérable entre la théorie...
qu'on apprend à la faculté, et la pratique concrète.

Ici, une courte sous-parenthèse dans cette longue paren-


thèse : le souvenir de cette séance, au cours de ma
préparation au doctorat, pendant laquelle trois heures
durant les douze participants avaient discuté doctement, à
l'incitation du professeur, sur la question de savoir com-
ment identifier si la pension allouée dans un divorce était
alimentaire ou indemnitaire et au terme de laquelle,
interpellé sur le silence goguenard que j'avais gardé depuis
le début, je ne pouvais que faire remarquer que la loi
exigeant, pour qu'une pension soit indemnitaire, que le
texte qui la prévoit soit expressément visé dans la demande
et dans le jugement, la docte incertitude ne pouvait pas se
présenter dans la pratique. Je le savais parce que, clerc
d'avoué pendant trois ans, j'avais appris à y faire atten-
tion.
La pratique, c'était aussi apprendre à taper à la machine
et ne pas être dépendant d'une secrétaire malade, c'était
courir les greffes, et donc se familiariser avec ce que
deviennent les actes une fois délivrés, insérer l'abstrait dans
les contraintes du concret, où l'acte mort devient vivant, où
l'échange devient dialogue, où, comme souvent ensuite on
peut le faire remarquer au jeune avocat frais diplômé et
nanti des belles certitudes enseignées, rien ne se passe
comme à la fac.
La pratique, c'était aussi recevoir les clients et apprendre
à recueillir la confidence, à la traduire, à contredire pour
approfondir. C'était encore commencer l'apprentissage du
feu dans l'affrontement avec l'autorité du Juge, d'autant
plus difficile qu'au handicap de la jeunesse s'ajoutait
l'absence des protections déontologiques fournies par le
port de la robe.
D'où, parenthèse fermée, la séquence annoncée : En
avant-image, à l'étude de l'avoué, le bureau du vieux
« principal clerc » (juste le certificat d'études, mais trente
ans de pratique) qui m'a tout appris. Il m'envoie, cette
après-midi, représenter le patron au côté d'un (ou une, ma
memoire ne l'a pas retenu) client en instance de divorce. Le
tribunal a ordonné une enquête sur les faits qu'il (ou elle)
reproche à l'autre. Selon la procédure applicable à l'épo-
que, la liste des témoins est soumise à un Juge, qui fixe la
date à laquelle ils seront entendus à son cabinet en
présence des époux et de leurs avoués (avec, le cas échéant,
leurs avocats). Les avocats n'y vont que dans des cas
exceptionnels où ils veulent eux-mêmes suivre l'enquête.
C'est le Juge qui pose les questions et dicte les réponses au
greffier, mais l'avocat, ou l'avoué (ou son clerc) veille à ce
que cela se passe régulièrement, et peut demander au Juge
de poser des questions. Cette procédure n'est plus guère
utilisée mais elle l'était alors massivement et, à Paris, le
« couloir des enquêtes », où s'alignaient les portes des
Juges, avec la salle d'attente des hommes et celle des
femmes, était toujours horriblement enfumé et surpeuplé,
et tout ne s'y passait pas toujours bien : l'air était d'autant
plus vicié que, par sécurité, on avait enlevé les espagno-
lettes des fenêtres, et longtemps on a pu voir sur un mur le
petit creux de plâtre cerclé de crayon bleu fait par l'impact
d'une balle tirée par un époux vindicatif.
Donc, le « principal » me délègue à cette enquête, mais
m'avertit que le Juge est connu pour son.. . originalité,
qu'ayant six témoins à faire entendre dans une enquête
fixée à 17 heures, je risque d'avoir des difficultés et que, s'il
ne veut pas procéder à leur audition, il faudra, pour
réserver les droits du client, que je lui demande d'indiquer
à son procès-verbal d'enquête la présence des témoins et
son refus de les entendre.
Muni de ce viatique, je me rends à l'enquête sans
appréhension, car j'ai la recette qui me met à couvert. De
fait, le scénario se déroule comme prévu : c'est le refus. Je
fais remarquer, comme il m'avait été rappelé, que le Juge
avait fixé lui-même le jour et l'heure, en ayant en main la
liste des témoins -« J'ai dit non, c'est non. C'est terminé,
vous pouvez vous retirer. » Je sors mon parachute de
secours :« Monsieur le Juge, je veux bien, mais alors je vais
vous demander de m'en donner acte au procès-verbal. » Et
là, la pratique quitte la faculté : en théorie, cela coule de
source. Mais en pratique, quand le juge (qui théoriquement
« n'a pas le droit » de refuser de donner acte) répond : « Je
n'ai pas d'acte à vous donner -c'est terminé -vous pouvez
vous retirer »,que faire? Mon bon principal avait tout
prévu.. . sauf ça. Et moi, avec mes dix-huit ans, sans robe,
qu'est-ce que je fais? Je ne sais qu'une chose : si je m'en
vais, je n'aurai pas de preuve que j'ai demandé acte et que le
juge a refusé. Alors, une seule possibilité :se faire tuer sur
place plutôt que de reculer. Autrement dit, réfléchir,
chercher une solution, mais surtout ne pas sortir avant
d'avoir trouvé. « Si vous ne sortez pas, je vais vous faire
sortir par les gendarmes. » Le brave homme ! je l'embrasse-
rais ! c'est lui qui m'a lancé la planche de sauvetage : « Je
veux bien, Monsieur le Juge, comme ça, j'aurai un procès-
verbal. » A son tour, c'est lui qui est pris au dépourvu. Un
silence. Allez chercher vos témoins - mais vous les
interrogez vous-même » ; et c'est ainsi que j'ai dicté les
dépositions au greffier, tandis que le Juge, ostensiblement
tourné debout face à la fenêtre, lisait son journal.

Le port de la robe mérite une halte. On l'entend souvent


critiquer aujourd'hui. Ce serait archaïque, ridicule, et une
manière intolérable de se distinguer du commun. Sans
doute y a-t-il un peu de tout cela, mais avant de se
défroquer il vaut la peine de dépasser l'épidermique, de ne
pas en rester ... à Daumier, qui après tout porte déjà lui-
même son bon siècle et demi sur la patine de ses lithos :les
conseillers prud'hommes n'ont-ils pas leur écharpe, et les
élus du peuple la leur, et n'y attachent-ils pas suffisamment
valeur de symbole pour la porter quand ils veulent affirmer
ce qu'ils représentent ?
La robe distingue du commun, certes, comme les droits
de la défense doivent l'être. La robe est désuète, mais la
culture qu'elle habille a quelque six siècles d'âge. Et les
pays où elle n'est pas portée ne sont pas nécessairement
ceux de la plus grande démocratie. Un grand avocat du
lge siècle ne lança-t-il pas dans un prétoire la phrase
célèbre : « Ma robe, tissu léger, armure impénétrable B?
Symbole de l'égalité de la défense, effaçant le luxe ou la
modestie du vêtement, elle fait surtout que - qu'on le
veuille ou non, il faut bien prendre le fait comme il est -
un magistrat, un garde n'ont pas le même comportement à
l'égard d'un avocat selon qu'il est revêtu de sa robe ou pas.
Solennité? sans doute. Mais la défense est un exercice
solennel.

Apprendre à être avocat, en définitive, que ce soit à la


faculté, chez l'avoué, ou en famille, c'était apprendre tout
ce qu'il fallait pour se battre.
Combien de fois, au cours des années récentes, à de
jeunes avocats qui croyaient avoir acquis l'aptitude prati-
que parce qu'à la faculté on leur avait fait étudier des « cas
concrets » et qui préparaient des dossiers comme un devoir
savant, il a fallu dire : à la faculté, étudier des cas concrets,
cela veut trop souvent dire chercher qui a raison. Mais qui a
raison en vertu de quoi? En vertu de quelle utilisation du
droit, au service de quelles finalités de justice ? « Dire qui a
raison », même en y intégrant tous ces paramètres, peut
aider à former un Juge, pas un avocat. Pour l'avocat,
étudier un cas concret, c'est, à condition de s'interdire les
moyens indélicats, à condition aussi de bien mesurer les
raisons qui vous contredisent (pour ne pas être pris à
découvert), à condition enfin et surtout d'être convaincu de
la légitimité de ce qu'on défend, c'est chercher non pas
« qui a raison » mais « comment avoir raison ».
Encore faut-il avoir eu la chance de faire ses études avec
ce parti pris. Trop souvent, comme dans tant d'autres
domaines, on fait d'abord des études et on décide ensuite
(ou des contraintes décident pour vous) de ce qu'on va en
faire. Si l'on vient de cette manière à la profession
d'avocat, pour y faire une fin, pour y faire du droit, pour y
faire de l'argent - autant faire autre chose.
Un gêneur.. . Voilà quelques décennies que toute une
imagerie non innocente s'emploie à rendre l'avocat impo-
pulaire. Il doit en être fier, car il le doit au fait qu'il gêne
parce qu'il contredit, parce qu'il combat.
Étudiant déjà, j'en ai fait une expérience qui m'est restée
précieuse : c'était en troisième année de licence (alors, il
n'y avait pas de maîtrise et la licence durait trois ans, j'étais
donc dans mes derniers mois de faculté). J'avais eu la
chance de faire mes premières armes comme clerc d'avoué
à une époque où entrait en vigueur un nouveau rouage
procédural créé par un des décrets << Laval >> de 1935 : le
Juge chargé de suivre la procédure (ancêtre de l'actuel Juge
de la « mise en état ») ; cette nouvelle institution donnait
lieu à d'interminables audiences de contrôle du déroule-
ment des actes de procédure, qui alourdissaient la pratique
procédurale de manière parasitaire et les avoués abandon-
naient à leurs clercs le soin de les suivre. Mon professeur
était le père du décret. Je me portais volontaire pour une
des séances de « travaux pratiques » où un étudiant traitait
un sujet devant les autres, sur le décret de 1935 - et j'en
entrepris une critique en règle, tirée de trois ans d'expé-
rience vécue. Je m'attendais de la part du professeur à une
réponse non moins en règle. A ma surprise, il se contenta
d'écarter les bras en signe d'inutilité : « Vous êtes déjà
avocat ... B. Sans nul doute, cela voulait dire que je ne
comprenais rien parce que j'étais déjà déformé. Mais
rarement ce qui pouvait se vouloir réducteur m'a autant
comblé - et encouragé -, m'indiquant comme un fanal
que j'étais dans la bonne voie.

Un autre fanal scintille dans la brume du passé, et éclaire


une autre photo : dans je ne sais plus quelle démarche, de
je ne sais plus quel groupe d'étudiants, j'étais allé deman-
der je ne sais plus quoi à César Campinchi, l'un de ces
démons de la barre qui, avec Moro-Giafferi et Henri
Torrès, symbolisaient aux Assises de l'entre-deux-guerres
la notoriété de la défense ; il fut aussi ministre du Front
populaire. Mon père m'avait recommandé à lui. A la fin de
l'entretien qu'il m'accorda, il me dit : « Vous avez des yeux
d'avocat. » Je n'ai jamais pu parvenir à comprendre ce
qu'avaient de spécifique ces yeux-là, mais c'était un encou-
ragement comme un autre et qui, venu de cet homme,
n'était pas malveillant.
Il est possible cependant que rétrospectivement j'idéalise
un peu.
En effet, dans l'album, j'ai au moins sauté une page :
celle où, en vacances, je sers de secrétaire à mon père pour
le courrier qu'il échange avec son remplaçant, et où je
m'entraîne à rédiger.. . des demandes de révision de loyers
commerciaux. « Attendu que par acte sous seings privés en
date du.. ., enregistré à Paris 6' Bureau des baux commer-
ciaux le ..., volume..., folio... aux droits de. .., Monsieur X
a donné bail à... pour une durée de ... » Cinquante ans
après, j'écris encore de mémoire. La profession c'était
aussi cela. Et pour beaucoup d'avocats, ce n'est que cela,
avec les satisfactions puisées dans l'ingéniosité des modes
de calcul, dans le plaisir du jeu compliqué de la combinai-
son des exigences de forme, de délai..., mais dans les
grandes batailles pour les enjeux les plus élevés de Droits
de l'homme, de liberté et de progrès social, nous aurons
l'occasion de souvent le vérifier, cette école-là aussi a son
utilité.

En post-scriptum à ce chapitre, encore une image. Elle


est très extérieure, mais prendra une place particulière plus
tard.
Je n'avais aucune activité politique. Certes, au lycée, en
34, on SC battait contre les fascistes; en 36 on fêtait les
élections qui amenaient le Front populaire. Mais cela
s'arrêtait là. Une fois, en 38, j'étais allé, pour voir, à une
réunion des Jeunes Radicaux, mais ce fut un acte sans
lendemain. Or, un jour, mon père extrait du courrier
ramassé au Palais dans le carton de sa « toque », au
vestiaire, un petit carton rectangulaire gris qu'il me donne :
« Si ça t'intéresse. » C'est une invitation à une séance de
cinéma, aux champs-Élysées, pour la solidarité avec
l'Espagne républicaine et les réfugiés. Je m'y rendis.
C'était Paul Vienney qui présentait le film, et c'est ainsi
que pour la première fois je rencontrai les avocats commu-
nistes.
Il est vrai qu'avant de refermer l'album de famille, il faut
encore y retrouver deux photos.
L'une, dans un jardin près de Montargis. Nous sommes
assis au soleil. Ce devrait être une agréable après-midi de
vacances - mais elle est pétrie d'angoisse : les nazis ont
occupé les Sudètes, ~ a l a d i e ret Chamberlain sont à
Munich. Et c'est mon père, ce bourgeois libéral, « de
gauche » sans plus, qui s'indigne de ces négociations
séparées, alors que depuis l'année précédente un traité de
concertation nous obligeait à faire front commun contre
Hitler avec les Soviétiques.
commun contre Hitler avec les Soviétiques.
L'autre se situe quelques semaines plus tard. Revenant
du Palais, on ne saurait dire s'il est scandalisé ou effondré :
il avait quitté le Palais en même temps qu'un confrère, et
sur les marches de la place Dauphine... « Tu sais ce qu'il
m'a dit? plutôt Hitler que le Front populaire ! D
J'ai prêté serment d'avocat le 12 juillet 1939. Six
semaines plus tard, c'était la guerre. Je n'exercerai pas
avant 1945. Avec quelle mutation dans mes motivations !

L'engagement politique. Je n'avais pas d'activités politiques


mais quand, ce matin de l'été 1939, dans la chambre de
l'hôtel de Haute-Savoie où je suis en vacances en famille, la
radio à mon réveil me martèle que Staline vient de faire
alliance avec Hitler, il est tellement évident que ce n'est
forcément pas ça, que je veux avoir un autre son de cloche.
Peut-être le refus de Munich et du << plutôt Hitler >> ont-ils
préparé ce réflexe de refus de la déformation antisoviétique
du Pacte. Il est vrai que c'était aussi le temps où Jean Effel
avait publié son dessin montrant Ribbentrop et Georges
Bonnet prenant le thé, et Bonnet, mondain, demandant au
représentant de Hitler qui dévore à pleines dents le traité
franco-soviétique : Comment trouvez-vous notre petit
millefeuille ? »
Donc, je m'habille en vitesse, saute chez le marchand de
journaux où, pour la première fois, je demande PHurna-
nité. << Elle est interdite, Monsieur. » Je reviens songeur
mais non bredouille : Donc les communistes avaient
quelque chose d'intéressant à dire. »
Remontant lentement le raidillon de la boutique à
l'hôtel, j'avais commencé le chemin. Il ne fut pas aisé ni
sans détours, ce chemin-là. Il témoigne de la profondeur
du mot de Vaillant-Couturier : Se rappeler qu'on
revient de loin. >> N'oublie jamais le chemin qu'il t'a fallu
faire, alors pourtant que tu partais de si près, quand tu
considères d'autres qui n'ont pas encore fait ce chemin et
qui n'ont aucune raison de ne pas le faire comme tu l'as
fait.
Certes, je quitterai la table familiale, aux nouvelles de
midi, pendant la drôle de guerre, pour marquer mon
irritation parce qu'au lieu de faire la guerre à Hitler on la
fait aux communistes. Mais quand le choix me sera donné
de m'engager dans une organisation de la Résistance ou
une autre, j'écarterai le Front national (dont le nom devait
être plus tard scandaleusement usurpé), parce qu'on me dit
que << ce sont les communistes ».
Pourtant, ensuite je quittai une autre organisation, en
commettant la naïve imprudence de m'en expliquer dans
un rapport motivé, parce que j'avais découvert qu'on
voulait m'utiliser à repérer les communistes, alors que mon
combat n'était pas celui-là. Dans le Mouvement des
Auberges de jeunesse où j'échoue, alors clandestin, je me
trouve d'instinct avec les jeunes communistes contre les
campagnes de << fraternisation D de certains groupes trots-
kystes. Il faudra cependant la Libération pour que je fasse
connaissance des communistes à visage découvert et que je
demande mon adhésion. Entre-temps, dans les semaines
précédant août 1944, j'avais fait l'expérience de la haine
antipopulaire d'un groupe de l'AS, où une poignée d'offi-
ciers oubliant la tardiveté de leur réveil n'avaient que
mépris pour ceux qui avaient gagné leurs galons au maquis,
et dans les jours qui suivaient la Libération, je devais, à la
faveur de mon activité avec le groupe que j'avais rejoint,
constater la manière dont à Vichy les anciens Croix-de-feu '
avaient procuré des brassards FFI aux GPdR2, la manière
aussi dont de soi-disant autorités de libération sorties des
ministères de Pétain prétendaient interdire l'entrée de la
ville aux FlTP stationnés à Bellerive, la manière encore
dont un fringant capitaine du Ze bureau langait en pleine
rue de Chatel-Guyon : << Vous allez voir, les drapeau
rouges à Clermont, si ça va disparaître quand Delattre va
monter mettre de l'ordre ! »,et dont certains, plutôt que de
coopérer avec toutes les forces de libération, préféraient ici
et là récupérer d'anciens collaborateurs pour faire pièce au
mouvement populaire.
Sans doute notre génération devait être profondément
marquée par la trahison des trusts. Le << plus jamais ça »
prenait un contenu nécessairement anticapitaliste. Le r61e
de l'URSS comptait aussi. Quel souvenir symbolique et
douloureux n'ai-je pas gardé de cette visite à un éminent
juriste, socialiste et juif, qui, se cachant des nazis en 1943,
ne pensait qu'à trembler que les Soviétiques gagnent à
Stalingrad ! L'hommage de Churchill était le nôtre. S'y
ajoutait celui de Mauriac : << La classe ouvrière seule fidèle
en son ensemble à la France profanée. » L'école des
Auberges de jeunesse avait aussi été décisive, car elle
m'avait fait découvrir l'internationalisme, et les commu-
nistes en faisaient, avec la nation que m'avait enseignée ma
famille, la synthèse qui m'était nécessaire, de même qu'ils
faisaient la synthèse entre nation et anticapitalisme, entre
nation et justice, entre nation et révolution.
Pourtant, était-il fort ce poids des préjugés pour que,
refusant et combattant depuis déjà plusieurs années l'anti-
communisme, j7aieencore mis deux ans à faire le saut ! Car
je n'ai jamais remis mon premier bulletin d'adhésion, par
conscience de mon ridicule et pudeur, j'avais en effet ajouté
sous ma signature (que ceux qui trouvent cela incroyable y

1. Croix-de-feu : organisation fascisante de 1934.


2. GMR : unités spéciales de la police de Vichy.
réfléchissent quand ils s'adressent à d'autres) : << A condi-
tion de pouvoir démissionner si je le désire » !
Oui, il me fallut encore deux ans, car l'adhésion senti-
mentale ne me suffisait pas. Je voulais n'adhérer que
totalement et sans réserve, donc en pleine connaissance de
cause. Je connaissais bien un communiste parmi les jeunes
autour de moi. Je lui demandai des livres, je lui demandai
d'assister à une réunion. Il se déroba. Et deux ans
passèrent. 11 est vrai que le parti venait de lancer le mot
d'ordre de création d'un Parti ouvrier français par la fusion
du PCF et de la SFIO. J'y crus. N'étant inscrit à aucun des
deux partis, je pensais, en le restant, être utile à ce but.
Mais dans le même temps, dans l'action concrète, j'étais
déjà solidaire des communistes. L'occasion m'avait été
donnée de le manifester au cours de la mémorable soirée
où les FUJP (Forces unies de la jeunesse patriotique) et les
JLN (mouvement de jeunesse du Mouvement de libération
national) délibérèrent toute une nuit sur le mot d'ordre de
désarmement des milices patriotiques, au moment aussi où,
à l'invite d'André Marty, les jeunes communistes quittè-
rent le Mouvement des Auberges de jeunesse et où je
commis d'ailleurs avec eux, à cette occasion, une évidente
erreur.

Le POF s'avérant une chimère, il me restait la nécessité


de l'adhésion intellectuelle. Un jour de l'hiver 45-46, je
partis passer le week-end dans un stage organisé par Peuple
et Culture pr&s de Grenoble. A la Libération, j'avais
participé à la restructuration juridique des organisations de
jeunesse aux côtés de Guy de Boysson, au secrétariat à la
Jeunesse, dont le titulaire était Jean Guéhenno, puis le
doyen Châtelet. Et j'avais participé à la création d'un
certain nombre d'organisations dites de « culture popu-
laire », qui prenaient la relève de l'œuvre de Léo Lagrange
au temps du Front populaire : Peuple et Culture, Travail et
Culture, Tourisme et Travail, l'Union des centres de
montagne, etc., et j'allais à Uriage à ce titre.
Le hasard voulut que la veille je passe au siège de
I'UJRF l, où l'un des secrétaires nationaux, Trellu, sachant
ma quête, me donna une brochure. Je me vois encore la lire
dans le car. J'avais, pendant ma licence, fait deux ans
d'économie, j'avais, pour mon doctorat, fait un diplôme
d'études supérieures d'économie. Je n'avais trouvé à rien
aucune réponse satisfaisante de personne. Le marxisme
n'avait pas place dans l'enseignement. Cette fois, tout se
mettait en place de façon cohérente. En rentrant, ma
première démarche fut de me rendre au siège du Comité
central du PCF, où je remplis un bulletin d'adhésion qui me
valut d'être aussitôt reçu par André Voguet, alors secré-
taire de Laurent Casanova.
Sur ma lancée, j'annonçai fièrement l'événement au
camarade dont je n'avais jamais rien pu obtenir, pour lui
montrer qu'il n'avait pas réussi à me décourager. Son
accueil fut moins chaleureux : « Bah ! tu ne resteras pas -
tu n'es qu'un bourgeois. » Je suis resté, pas lui.
Quant à la brochure, c'était Matérialisme historique et
matérialisme dialectique de Staline. Gouaille qui voudra :
les chemins pour venir sont souvent longs, difficiles,
sinueux. Mais les entrées elles aussi sont innombrables, et
le chemin n'est pas pour autant terminé. Il n'est jamais
terminé, car chacun pour soi et tous ensemble, précisément
parce que le choix se veut celui d'une démarche scientifi-
que, nous enrichissons constamment notre réflexion à la
source de l'expérience pratique et de l'observation de
l'histoire qui se fait. Et puis, paradoxalement, c'est aussi
Staline qui, par exemple, avait écrit cette autre brochure :
l'Homme, capital le plus précieux. Matérialisme historique
et matérialisme dialectique, au niveau de la réflexion et de
l'expérience de l'époque, mettait en valeur à la fois l'option
scientifique et le caractère de classe du mouvement de
l'histoire et répondait ainsi à ma quête d'une autre cohé-
rence, fondée précisément, on l'a vu, sur cette identifica-
tion fondamentale de l'antagonisme de classe et de sa

1. Appellation prise par la jeunesse communiste et correspondant à la volonté


d'ouvrir ses rangs à d'autres courants de pensée.
portée dans tous les domaines, de la justice sociale, de la
nation, de la sécurité antifasciste, de la paix entre les
peuples. Dans mon éducation, en effet, était aussi inter-
venu, issu de la Première Guerre mondiale, l'enseignement
de la construction nécessaire d'une société internationale
pacifique. Pas n'importe laquelle; j'ai noté au passage la
réaction de mon père contre Munich. Mais on m'avait
enseigné le culte de Locarno1, des efforts de Briand. Pour
moi, choisir de devenir communiste c'était à la fois œuvrer
à conduire 89 jusqu'au bout (« du 89 politique au 89
économique », écrivait alors A. Bayet, président de la
Ligue de- l'enseignement) et conduire Locarno jusqu'au
bout. C'était, pour reprendre la formule de l'abbé Boulier,
la seule façon de poursuivre le combat << des mêmes contre
les mêmes »,contre ceux qui avaient imposé une tragédie
par haine de classe et par intérêt de classe.
J'avais fait, ce jour-là, un choix irréversible : celui de
participer à la construction de l'avenir. Pas seulement d'un
avenir juste : du seul avenir historiquement possible, pour
lutter utilement contre un système socio-économique qui
n'était capable de produire que la misère, la guerre,
l'injustice, la haine fasciste, l'obscurantisme, et avec lequel
il fallait en finir.
Depuis quarante-cinq ans, l'alternative n'a pas changé,
et il n'y a pas de troisième voie possible. Les communistes
peuvent commettre des erreurs, la situation historique et
son évolution peuvent leur commander des réflexions et
des mutations, qu'ils assument avec plus ou moins de
bonheur, de tâtonnements, de faux pas. Il reste qu'il y a
d'un côté la poursuite de l'exploitation capitaliste avec sa
dynamique malthusienne et destructive (voyez le long des
routes de France les cadavres d'usines, de vignobles) et de
l'autre côté le choix lucide de la nécessité, possibilité
d'autre chose qui ne peut être qu'anticapitaliste, et se

1. Les accords de Locarno (5-6 octobre 1925), destinés à éviter un nouveau


conflit entre les puissances européennes, furent présentés, et perçus par une large
partie de l'opinion publique française, comme une victoire du pacifisme tel que le
prônait notamment Aristide Briand.
trouve donc du côté des communistes tels qu'ils sont, avec
leurs défauts parce qu'ils sont à limites humaines, mais en
lutte, toujours, pour la justice, le progrès, et l'avenir de
l'homme, dont la domination et l'exploitation sont la
négation.

« Jamais je ne me suis senti aussi libre que depuis que je


suis communiste », disait Joliot-Curie. Je n'éviterai pas que
la référence revienne souvent, c'est aussi ce choix de liberté
que j'ai fait un jour de janvier 1946, retour d'Uriage, et
dont le sentiment depuis ne s'est pas démenti, s'il est vrai
que s'affranchir résolument, radicalement du confort des
idées reçues, des alibis progressistes ou libéraux du conser-
vatisme social, des pressions économiques, c'est conquérir
sa liberté et se démontrer à soi-même cette capacité de
liberté.
Chaque jour depuis plus de quarante années, j'ai libre-
ment refait ce choix, et pour les mêmes motifs. Combien de
fois n'ai-je pas fait valoir à des confrères de droite ou
« apolitiques », lecteurs instinctifs du Figaro, avec qui je
n'en ai pas moins des relations d'estime mutuelle et
d'amitié : « Je suis plus libre que toi : je baigne dans
l'agression permanente de l'idéologie du système, de sa
désinformation, de son intoxication, et je lis " ma presse.
"

C'est donc en pleine connaissance de cause que je me


détermine. Toi, qu'as-tu pour contrebalancer ce que tu
crois vrai parce que conforme à ce que tu as toujours cru
savoir ? As-tu parfois lu l'Humanité ? connais-tu seulement
l'existence des Éditions sociales? et tu te crois libre et tu
veux me donner des leçons de liberté? La vraie question
est de savoir si, à égalité d'information, nous ferions, toi et
moi, les mêmes choix. »
En témoigne la réponse d'un confrère à qui je présentais
une pétition en faveur des Rosenberg, motif s'il en fut de
nature à solliciter un avocat. C'était un homme de
« gauche »,un ancien radical d'avant-guerre, qui se piquait
de refuser et de combattre l'anticommunisme, qui avait
même pris des positions contre la répression menée par les
gouvernements à direction ou participation socialiste de
l'époque. Il refusa sa signature.. . au nom de son indépen-
dance : « Vous comprenez mon vieux, je suis d'accord avec
vous, c'est abominable et scandaleux, mais je ne signe plus
rien. C'est une question de principe, je tiens à préserver
mon indépendance. Imaginez, je suis l'avocat de telle
société. S'ils voient demain ma signature là-dessus dans la
presse, ils me retirent immédiatement tous leurs dossiers. »
Vraiment, je ne me suis jamais senti aussi libre que depuis
que je suis communiste : quand je refuse ma signature,
c'est pour des motifs de fond.

Quatre-vingt-neuf jusqu'au bout. Au fait, ces évocations


nous ont ramenés au Palais.
Lorsque j'adhère au parti, j'ai repris la profession depuis
à peine plus d'un an. Mais difficilement. Les premiers
mois, j'habite une chambre d'hôtel, ce qui n'est guère
propice, puis je trouve une sous-location meublée chez des
gens en poste à Berlin. C'est dans le seizième arrondisse-
ment, mais je ne dispose que d'une pièce où je plie le lit-
cage pour travailler. C'est mieux que précédemment, car je
peux recevoir, mais guère brillant. Et puis, recevoir qui ?
D'habitude on commence à se faire une clientèle avec
l'environnement familial, les relations acquises. Pour
celles-ci, la guerre est passée, et a tout dispersé. Pour
l'autre, mon père de son côté se réinstalle tant bien que mal
dans un appartement qu'on lui a prêté. C'est vers lui que va
I'environnement relationnel d'origine familiale. Et je ne
m'installe pas avec lui. C'est pourtant ce qu'il avait rêvé.
Mais il n'a pas la place ; et puis, avant même d'avoir fait
le pas de l'adhésion au Parti communiste, j'ai opéré mes
choix fondamentaux, qui ne sont pas les siens. J7aibeau lui
expliquer que je continue jusqu7au bout dans la logique
qu'il m'a inculquée, il considère que j'ai été capté par les
apparences trompeuses d'un « fascisme rouge » : au
mieux, je suis passé du côté des voyous. (Il faut reconnaître
qu'il n'était pas sans excuses, quand, par exemple, un
avocat de la CGT lui refusait, aux prud'hommes, de lui
communiquer ses pièces, au nom de la lutte de classes!
Comment lui faire comprendre que cette éthique éminem-
ment stalinienne était strictement personnelle à cet avocat-
là, qui, pour comble, n'était pas communiste!) et ma
carrière au Palais est compromise.
Un jour il réinventoriera tout cela. Lorsque les procès
politiques en série conduiront certains de ses amis de la
gauche maçonnique à plaider avec nous et qu'ils auront à
son intention des mots flatteurs pour moi, il dira : « Il y a
quelques années, au Palais, Roland était mon fils, mainte-
nant, je suis son père. » En 1958, son vieux « pelleta-
nisme »'l'amènera à nous confier : « Cette fois, j'ai voté
pour vous »,et en 1960 quand le Monde annoncera notre
victoire dans une affaire que j'avais plaidée à l'étranger
pour un parti frère, il viendra déjeuner avec une bouteille
de champagne.
Mais en 1945-1947, nous n'en sommes pas là. Pour lui,
mon choix est un dramatique échec de ses espérances, et
pour moi, il y a trop de potentialités conflictuelles ;pour ne
pas courir le risque d'une rupture, je préfère moi-même
préserver la séparation de nos activités. Il ne me cache
d'ailleurs pas qu'il craindrait que des imprudences de
langage de ma part ne compromettent le fragile tissage de
clientèle qu'il reconstitue difficilement pour faire vivre mes
deux sœurs plus jeunes. Et pourtant, au même moment, il
refuse l'ultimatum d'un de mes oncles qui lui écrit ne venir
dîner chez lui que si je n'y suis pas, « parce que les grèves
font trop de tort à ses affaires B.
Au demeurant, au cours de ces deux années, je serai
surtout occupé par la restructuration des organismes et
associations de jeunesse et de culture populaire dont j'ai
déjà parlé, mes quelques activités professionnelles me
permettant tout juste de « boucler » des mois sans extras.
C'est encore dans les activités culturelles que je ferai ma
première école pratique de militant communiste, avec

1. Camille Pelletan, radical du début du siècle, avait lancé la formule : « Pas


d'ennemis à gauche ! »
l'aide et les conseils, souvent sous forme d'indignations
impétueuses, de mon vieux frère André Tollet, qui, après
avoir été président du Comité parisien de libération, était
revenu aux responsabilités syndicales au sein de la CGT et
participait à ce titre à ces organismes culturels, où il
bataillait à juste titre contre le paternalisme de certains
jeunes intellectuels de bonne volonté. C'est dans ces
circonstances que j'ai appris et mesuré, sans ouvriérisme
aucun, qu'en matière de culture, l'intellectuel a autant à
recevoirde la classe ouvrière qu'à lui procurer.
Ai-je, au long de ces pages, quitté mon sujet pour céder
au démon communiste d'une sorte de propagande
d'Église? Je ne le crois pas : j'ai dit comment j'avais
abordé, dès l'origine, la profession comme un combat
nourri de 89. Si mon choix se confirmait comme celui d'un
89 jusqu'au bout, il ne pouvait pas m'éloigner de la
profession, mais en enrichir les motivations.

Double confluence. Le long cours d'eau paisible de l'éduca-


tion et celui, plus court et torrentueux, de la révolution
avaient à peine mêlé leurs eaux, que vint s'y joindre un
autre torrent, dont les sources n'ont aucune histoire
judiciaire, mais qui, apportant sa propre rupture avec toute
perspective de petite réussite bourgeoise (dont l'imagerie
comporte nécessairement la fin du ruisseau dans le lac
tranquille d'un mariage rangé et rangeant), était un bouil-
lonnement de révolte contre l'injustice.
Les dieux domestiques qui ont veillé sur les sources
eurent peu le temps de réagir, car il ne se passa que cinq
semaines entre la rencontre des eaux et leur unification,
mais ces réactions sont certaines. D'un côté, sans qu'ils
s'expriment, c'est une fin ratée : elle ne fera pas le mariage
bourgeois espéré. De l'autre, étonnamment formulée, c'est
la divine surprise : << Au moins, il n'ira pas chercher une
tourneuse sur métaux ! D, et puis, dans tous les couloirs du
Palais : << Elle a toutes les qualités.. . même une de trop. »
Une de trop, mais essentielle : l'album de ces cinq
semaines pourrait tenir en trois photos. L'une dans un
cabinet de juge d'instruction à Pontoise, où des jeunes
militants de I'UJRF sont poursuivis pour avoir distribué des
tracts contre la guerre du Vietnam. Une autre, un
dimanche où une sortie à la campagne nous donnera
l'occasion de visiter des clients respectifs détenus au camp
provisoire de la Châtaigneraie, près de Louveciennes. La
troisième, à l'occasion de notre première escapade, aussi
audacieusement clandestine à l'égard de la famille qu'illégi-
time, sera notre départ un soir à Lille pour plaider le
lendemain à Béthune, en faveur des mineurs de la grève de
1948.
A ces photos pourrait en être ajoutée une autre, celle
d'un lendemain de noces après un << voyage D en vallée de
Chevreuse pour sacrifier à la tradition et aux bonnes
mœurs, mais limité à vingt-quatre heures car il fallait être
rentrés dès le surlendemain (un samedi) pour que nos voix
ne manquent pas dans une réunion du Mouvement national
judiciaire (issu de la Résistance), dont certains membres,
influencés par la remontée de l'anticommunisme, voulaient
empêcher que l'on prenne position contre les projets, déjà,
de réarmement de l'Allemagne.
Trois jours auparavant, au vestiaire, Pierre Stibbe, lui
aussi - sans être communiste - avocat combattant des
causes politiques de progrès,.et qui jusqu'à sa mort mènera
un combat parallèle et souvent commun aux nôtres, et lui-
même marié à une avocate, m'a lancé : <( La semaine
prochaine, je te poserai une question. D Le lundi venu :
<< Alors ? >> Réponse : << G e quoi parlez-vous après
minuit ? »
Il ne savait pas à quel point il avait raison, mais à
condition de ne pas assortir la boutade du signe réducteur
qu'il pouvait avoir voulu y mettre, et d'en voir au contraire
toute la fécondité. Il n'y a pas de découpage de notre
personnalité en tranches de temps. Si << après minuit >> nous
sommes parfaitement capables de faire comme les autres,
cela ne nous empêche pas d'avoir << sur l'oreiller >> d'autres
échanges.
Si d'être avocat doit être compris comme un combat, si
d'être un militant révolutionnaire en est forcément un
aussi, il y a là deux imprégnations passionnelles de la
personnalité dont la vie privée ne peut qu'être marquée.
Dès l'enfance, le spectacle de l'absurdité des limites au
partage que les obligations du secret professionnel d'avocat
imposaient à mon père m'avait inspiré la résolution,
parfaitement idéaliste, de ne faire la vie à deux qu'au
Palais. Encore fallait-il avoir la chance de le réaliser et de le
réussir.
Cette vie à deux n'est pas une sorte de communion dans
une foi mais un aliment toujours renouvelé, même s'il n'est
pas confortable, des raisons d'être deux, enrichies de
l'ampleur du partage, et aussi d'un aliment pour les
combats de l'un et de l'autre, et pour ceux qu'ils mènent en
n'y faisant qu'un.
Le livre est illustré de batailles que j'ai vécues. Un
semblable ouvrage pourrait rendre compte de celles où
c'est elle qui était au créneau, avec les ouvriers des
arsenaux, avec les mineurs de Ladrecht (avant que le relais
ne fût pris par la.. . descendance montante), les « combat-
tants de la paix » de Saint-Brieuc, et bien d'autres;
évoquer aussi, hors du Palais, la part prise aux avancées
juridiques dans le domaine des droits de la femme, du
désarmement, de l'environnement, du nouvel ordre inter-
national, etc.
Il est probable que ni l'un ni l'autre, seul, n'aurait fait le
quart de ce que chacun a fait grâce à l'autre et de ce qu'ils
ont fait ensemble. Une ombre cependant : les barrages
qu'ont constitué le long d'une des rives du fleuve les
servitudes de la maternité et de ce phallocratisme qui nous
a constamment obligés à mener bataille contre la tendance,
autour de nous, à avoir à notre égard une attitude
inégalitaire. Mais chacun aurait-il seul écrit les livres écrits
ensemble ? Et à certains moments difficiles, qu'il se soit agi
des années de vaches maigres ou des passages de crise
politique (que ce soient ceux auxquels les communistes
avaient à faire face ensemble ou ceux qui secouaient leurs
rangs), aurions-nous chacun seul trouvé la force ou la
patience de « tenir »,ou bien aurions-nous succombé aux
tentations du repli ?
Mais surtout, il est difficile de mesurer combien le peu
que nous avons le sentiment d'avoir apporté doit à des
échanges incessants. « D e quoi parlez-vous après
minuit? D Nous avons eu souvent la tentation de mettre un
magnétophone sur la table pour enregistrer nos « entre-
tiens du petit déjeuner » ? Comme nous aurions pu le faire
également lorsque l'état de famille nombreuse nous faisait
partir en vacances en voiture, pour les longues réflexions à
deux voix (parfois aussi disputantes qu'un concerto)
menées au fil des kilomètres.
A cela sans doute devons-nous que vers l'aval le fleuve
ne se perde pas après nous dans les sables ou les marécages.
Mais cela relève d'un autre chapitre.
Un nouvel apprentissage. Encore des images -C'est même
l'album le plus gros, parce que l'apprentissage commence
en 1947, mais qu'il n'est pas terminé. Il n'est jamais
terminé.
Je ne sais plus quelle est la première image, dans l'ordre,
parce qu'à force de feuilleter cet album, les feuillets de la
mémoire se sont détachés et ont pu s'intervertir.
L'une a pour décor une salle élégante, type « salle de
conférences »,à la « Maison de la pensée française ». On
vient de rééditer le livre de Marcel Willard : la Défense
accuse, et Marcel en fait la présentation.
Un mot d'abord sur Marcel, l'avocat communiste par
excellence et le modèle exemplaire, le père spirituel d'une
génération d'avocats communistes. Fils d'un avoué à la
Cour, donc issu du sérail, et communiste de la première
heure, du Congrès de Tours, de la « génération du feu »,il
jouissait au Palais d'un respect unanime, comme en témoi-
gnait celui de mon père, chez qui l'idée que je le rejoignais
compensait le sentiment d'échec. << Une lame et une
flamme », disait de lui Campinchi, faisant allusion à la fois
à sa combativité et à sa sincérité passionnée. Avocat de
Dimitrov au procès de Leipzig, il avait été emprisonné par
Hitler, non sans avoir organisé, comme secrétaire général
de l'Association juridique internationale, une défense
unitaire et pluraliste (de concert, notamment, avec Moro
Giafferi et Henri Torrès, qui devaient après la guerre être
respectivement député radical et sénateur gaulliste). Après
avoir pris possession les armes à la main du ministère de la
Justice (aux côtés de nos camarades avocats Joë Nord-
mann, Solange Bouvier-Ajam et Pierre Kaldor, ainsi que
de l'actuel conseiller honoraire à la Cour de cassation,
René Brunet), il fut pour une brève période commissaire à
la Justice et procéda à la mise en place des nouvelles
autorités judiciaires.
La première fois que j'ai vu Marcel, symbolique soudure
avec ma première rencontre de Vienney, et symbole de la
continuité des traditions de solidarité antifasciste du PCF et
du rôle de ses avocats dans ce domaine, ce fut à une
réunion de solidarité avec la Grèce. La présentation de la
Défense accuse est encore marquée par cette même solida-
rité puisque y sont évoqués des procès de militants commu-
nistes face à tous les régimes fascistes de l'entre-deux-
guerres. Mais l'objet est moins de solidarité que de
pédagogie. D'ailleurs à l'image de la présentation un peu
mondaine de la Maison de la pensée se superpose une
autre, plus militante, au siège de la fédération de la Seine
du Parti communiste à l'occasion de laquelle Marcel fait un
véritable cours aux avocats communistes. Il faut dire que
s'il y a une dizaine d'anciens, l'après-guerre a apporté une
bonne cinquantaine de nouveaux combattants animés de
raisons souvent voisines des miennes, qui ont tout à
apprendre.
Tout à apprendre, car l'enseignement de Marcel Willard
est une véritable rupture avec ce que la faculté, la
profession et plus généralement l'ordre bourgeois peuvent
enseigner. Comme le titre de son livre l'exprime, il s'agit
d'être toujours à l'offensive, de ne pas craindre de dénon-
cer l'adversaire, de démonter, comme l'a fait Dimitrov à
Leipzig, le mécanisme de la machination, de ne pas hésiter
à valoriser les raisons du militant poursuivi, d'assumer son
honneur, son combat, de dénoncer l'illégalité, l'injustice,
de transformer le tribunal en lieu de la bataille de classe.
Une stratégie qui ne dispense pas, bien au contraire, de
connaître à fond la loi, pour en utiliser toutes les armes, et
le dossier pour en exploiter toutes les faiblesses, comme
Dimitrov, encore, en donna l'exemple à Leipzig.
Et d'évoquer le « procès des 43 »,procès fait en 1940 aux
quarante-trois députés communistes accusés d'avoir
reconstitué le parti interdit. Marcel brandit comme une
médaille le sobriquet d' « avocat-maximum » dont François
Billoux, pendant le procès, l'avait fraternellement décoré,
parce qu'autour d'eux les avocats badauds qui traînent
toujours à ces sortes d'audience disaient de lui que la façon
dont il se comportait était le meilleur moyen que ses clients
écopent du maximum.
Il y avait effectivement dans cette défense accusatoire,
impitoyable, intransigeante, de quoi scandaliser ou tout au
moins étonner ceux à qui l'opportunisme petit-bourgeois
avait toujours appris qu'il fallait amadouer le Juge, s'attirer
sa bienveillance, veiller à éviter tout ce qui risque de
l'indisposer. C'était ce qu'on appelait « plaider utile ».
Or, tout simplement, Marcel développait une autre
façon de « plaider utile » : de toute manière, l'avocat qui
pour susciter l'indulgence désavouerait le militant, trahirait
celui-ci, à qui son honneur et ses motivations sont plus
chers que la liberté ou la vie. Nous sortions de cette longue
nuit où Gabriel Péri avait refusé ce marché. L'avocat qui
commettrait cette félonie risquerait simplement d'encourir
le désaveu que le militant lui infligerait.
Et de citer le célèbre passage où Lénine, dans sa lettre à
Stassova, révolutionnaire russe emprisonnée, parle de la
nécessité pour le militant poursuivi de « tenir son avocat en
état de siège ».Marcel ajoutait cependant : « Aujourd'hui,
certes, nous ne sommes plus dans les conditions où Lénine
écrivait, car il y a maintenant, chez nous, des avocats
révolutionnaires, mais le respect du militant et de son
combat doit rester leur règle d'airain. D
Et puis en définitive, l'expérience montre que c'est la
combativité, la fermeté qui paient, c'est en ne transigeant
pas, en attaquant toujours, que l'on plaide « utile »,que
l'on a le plus de chances de faire reculer la répression. Et de
rappelerPques'il faut mener devant les tribunaux le combat
de classe, c'est parce qu'il ne faut avoir aucune illusion sur
le caractère de classe de la justice elle-même. C'est
pourquoi la défense n'est pas seulement l'art d'un combat-
tant dans un champ clos. Le peuple doit entrer au prétoire.
D'une part, s'il est vrai que c'est le mouvement populaire
qui fait l'histoire, la dénonciation publique de la malfai-
sance de classe doit se faire partout où elle se manifeste et
s'offre au combat. Le combat qui se mène contre la
répression est un stimulant pour ces forces populaires que
la répression vise à intimider ou briser. En retour, l'avertis-
sement au Juge que le peuple le regarde (même dans les
pires conditions du huis-clos, dont le Juge doit savoir que
l'on finit toujours par savoir ce qui s'y est passé) lui donne
les dimensions de ses responsabilités historiques : s'il est un
ennemi, cela l'incite à réfléchir à la sanction. S'il est de
1
bonne foi, cela l'aide à se repérer.
Ce sont bien là des notions nouvelles, parfaitement
hérétiques et de nature à indigner les moralistes bien-
/
pensants. :i
Et pourtant.. . sectaire, Marcel Willard ? fanatique ? J'ai i
1
dit qu'il était unanimement reconnu et respecté. Et il faut
l'avoir vu, par exemple au moment de « l'appel de Stoc- i
i
I
kholm »,aller de l'un à l'autre, du plus modeste au plus 1
illustre, à quelque courant de pensée qu'il appartint (à la i
seule exclusion de ceux qui s'étaient compromis avec les
nazis), pour le convaincre de valeurs communes et de 1
;
l'urgence de les défendre ensemble. Homme de combat, il i
était aussi homme de rassemblement. Quant à la Difense
accuse, n'était-ce pas la théorisation jusqu'au bout, sur la j
base des analyses de classe du matérialisme marxiste, de j
cette défense totale dont nous ont laissé l'exemple des aînés
aussi peu révolutionnaires qu'un Berryer, avocat (monar-
chiste), en 1862, des ouvriers typographes en grève, ou un
Labori, avocat de Zola lors de l'Affaire Dreyfus ?
Pourtant, pour nous, les jeunes avocats communistes de
1947, c'était à la fois nouveau, scandaleux et par là même
exaltant. Oui la défense devenait pleinement un combat,
celui pour lequel il valait d'être avocat.
D'abord une leçon de rupture, sui tout si ce jeune avocat
vient du sérail. L'obsession, c'est de ne pas céder aux
tentations de l'opportunisme, la hantise, d'autant plus forte
que l'on vient de la bourgeoisie, de ne pas se comporter en
bourgeois. Cette façon de se mettre soi-même en état de
siège s'alimente aussi de la peur de manquer de courage.
Pour les premières armes, les circonstances vont aider.

Avec les mineurs de 1948. Il faut dire qu'après les lende-


mains idylliques et tripartites de la Libération, les nuages
commençaient à laisser pressentir que cette école allait
avoir bientôt ses travaux pratiques. D'où l'autre image de
ce début d'album en désordre.
Cette fois, c'est une petite salle, avec quelques tables et
chaises alignées face à un modeste bureau, derrière lequel
Marcel Willard encore, mais aux côtés d'un petit homme à
lunettes, le secrétaire de l'Union départementale des
syndicats CGT de la Seine, Henry Raynaud, flanqué de
l'autre côté de Georges Sarotte, avocat communiste d'ori-
gine antillaise, venu lui aussi au Parti communiste dès le
Congrès de Tours après avoir longtemps déjà milité au
Parti socialiste, mais aussi à la Ligue des droits de l'homme,
dont il restera toujours un membre assidu. Georges Sarotte
est l'avocat de la Fédération des mineurs. Nous sommes en
octobre 1948, et une défense collective d'avocats a été
organisée avec des allers et retours quotidiens entre Paris et
les bassins miniers pour la défense des mineurs en grève.
Combien de fois à cette période chacun de nous est-il allé
à Béthune ou à Douai, à Arras, ou à Montceau-les-Mines,
à Briey, ou même à Alès?
Nous y retournerons souvent, et pendant de longues
années : il y aura les affaires venues au Tribunal, qui
reviendront en appel, mais aussi les scandaleuses demandes
de dommages-intérêts dirigées par les Houillères contre les
mineurs grévistes, pour des dégâts commis au fond, le plus
souvent par les CRS au cours des opérations d'évacuation,
et après que l'évacuation ait mis fin à la protection
qu'assuraient précisément les grévistes. Ces procédures
iront jusqu'en Cassation. L'une d'elles notamment sera
renvoyée à la Cour de Rouen et se terminera par le
débouté des Houillères dix ans plus tard. Et le présent
témoignage se doit de rester à sa place modeste, parmi ceux
que tous les autres pourraient fournir d'expériences sou-
vent plus remarquables. 1
Il se limitera à quatre « flashes »,de ceux qui, du fait
qu'ils se sont imprimés dans ma mémoire, y trouvent sans
doute la preuve de leur signification :

Le soir de cette réunion à I'UD, je sors avec Pierre


Braun, et il me met au courant : grâce au Secours
populaire, qui collecte l'argent pour couvrir les frais (nous
nous sentirions déshonorés de demander autre chose que le
remboursement du train), nous avons établi un relais
permanent à Béthune, où la répression est la plus massive,
et qui est aussi l'un des tribunaux les plus faciles à
rejoindre : il y a une audience par matinée. Chaque matin,
les mineurs, entassés dans le box, voient arriver à leurs
1. Il y a là une difficulté que je n'ai pas su résoudre, tant il est vrai qu'on ne
peut rien faire, même un discours sur la justice, sans commettre des injustices. Ce
livre est émaillé de noms d'avocats, des communistes et des non-communistes.
Pourquoi ceux-là et pas les autres ?
Certains, ne s'y retrouvant pas, y verront un règlement de vieux comptes. Ils
auront tort, car ne s'y retrouvent pas certains parmi ceux avec lesquels mes liens
auront été le plus proches, tandis que la probité, en évoquant une affaire,
m'oblige à en nommer d'autres dont je n'ai jamais apprécié qu'ils nous aient
quittés.
D'autres, non avocats, pourront aussi s'étonner :pourquoi parler de ce procès,
et pas de cet autre dont l'exemplarité le valait bien? Et ils auront raison. Je n'en
ai oublié aucun, ni aucun de ces camarades, fraternels, à l'héroïsme quotidien et
souvent anonyme. 11 aurait simplement fallu plusieurs volumes. Que tous ceux
qui ont connu de ces militants et de ces avocats veuillent bien considérer qu'ils
sont tous ici présents.
côtés un avocat parisien. Demain, c'est mon tour. Hier,
c'était Pierre, et il m'informera du contenu des dossiers de
<< ma » fournée. Et aussi du climat. On arrête en masse,
sous divers prétextes : une manifestation sera l'occasion
d'appréhender pour « violence » ou « entrave à la liberté
du travail ».QueIques affaires seront renvoyées à un juge
d'instruction, mais la plupart sont traitées en « flagrant-
délit ». C'est dire que l'on sait vaguement (quand on a pu
voir les dossiers) ce qui est reproché, mais que l'organisa-
tion d'une défense, avec les témoignages contraires, les
indications de personnalité, etc., est irréaliste. A cela il faut
ajouter que la région est en état de siège : le ministre de
l'Intérieur socialiste Jules Moch a interdit sur tout le
territoire les réunions, la presse, l'affichage. La seule
information des travailleurs est le bouche-à-oreille.

Seconde image : la salle d'audience est pleine, ce matin


comme tous les matins : le box, évidemment, avec sa
fournée de vingt-cinq, mais aussi le côté public, où se
pressent les familles, les amis, les camarades.
Tant bien que mal, au fil des dossiers, on discute un
procès-verbal, on évoque une situation de famille, les
médailles et attestations méritées par presque tous dans la
toute proche Résistance; on demande pour certains le
renvoi à quelques jours pour une meilleure défense, et on
tente la liberté provisoire.
Mais d'abord, pendant une heure, à l'occasion du
premier dossier appelé, la plaidoirie sera, non sans rappel
également de ce que ces mêmes hommes venaient à peine
de donner l'exemplaire image de leur effort pour la
reconstruction du pays dévasté, l'énoncé des raisons de la
grève. Il y sera question du plan Marshall, du projet, déjà,
d'amnistie de Pétain, et viennent s'y rattacher, en illustra-
tion, en référence et en confirmation, les nouvelles parues
dans l'Humanité dépouillée dans le train pour venir. La
presse est interdite, mais les corons auront les nouvelles, et
à midi la prison tout entière.
Et déjà le courant commence à passer aussi chez les
magistrats, qui ne vont pas jusqu'à refuser de condamner,
mais dont la répression s'émousse en fonction des mau-
vaises consciences qu'on a su éveiller.
Et le regard de l'avocat croise d'autres regards reconnais-
sants, dans la salle et dans le box. Une reconnaissance qui
vient du fait de voir prendre en charge ses raisons et de les
avoir entendu exprimer. Reconnaissance pour les nouvelles
fraîches, et pour le ton de lutte, qui correspond au refus
que la répression ait le dernier mot, dans le box surtout, où
chacun reçoit légitimation de ses raisons d'être là, vérifica-
tion que, ce matin, une brigade d'honneur est sur le banc
d'infamie.
La visite à la prison, pour le jeune avocat, était tout aussi
étonnante et c'est là que prend place la troisième de ces
images-souvenirs. A Béthune, on commençait à dire qu'on
savait qu'il était huit heures le soir, parce que la Marseil-
laise et l'Internationale sonnaient au-dessus de la ville
l'extinction pénitentiaire des feux.
Une vie intense régnait dans la prison. Des cours
s'étaient organisés et lorsqu'il se sentait un peu démoralisé
par l'apparence de relative inopérativité de son rôle, le
jeune avocat en ressortait ragaillardi par le moral et la
combativité de ces hommes.
Le dernier de cette série de quatre flashes concerne le
Bâtonnier Tiry, qui avocat non communiste de Béthune,
notabilité bourgeoise, plaidait à nos côtés jour après jour,
n'hésitant pas à oublier son ancienneté et sa notabilité pour
se mettre à notre disposition, pour aller voir pour nous
dossiers et prisonniers, et même chez qui l'un après l'autre
nous avions table ouverte (au mérite aussi de Madame
Tiry). Par sa présence et son assistance, il nous enseignait
déjà que nous n'étions pas isolés, et que cette union sur des
valeurs communes de défense était d'un grand poids dans la
mise de la répression sur la défensive.
Mais ce qui était nécessité exceptionnelle à Béthune ne
s'imposait pas nécessairement, quelques mois plus tard, à
Charleville.
L'expérience de Béthune était l'épreuve du feu. Et elle
avait été un bon aguerrissement à se garder d'opportu-
nisme. Elle n'était pas pour autant généralisable : après
avoir appris à ne pas passer sous la table, il fallait
apprendre à dépasser une certaine forme de « maladie
infantile >> '.
La maladie infantile. Charleville. Le secrétaire départe-
mental de I'UJRF des Ardennes avait vu la police appré-
hender dans la rue, sous je ne sais plus quel prétexte, un
jeune militant. Aussi sec, il avait été lui-même embarqué et
déféré au tribunal en flagrant délit, pour « rébellion >>.
Arrivant à Charleville, je suis informé par les avocats
locaux du caractère à la fois fantasque, répressif, et
brutalement autoritaire, du Président qui tient l'audience.
De fait, lors de ma visite préalable de courtoisie, il
m'avertit : « Pas de politique à l'audience ! » Je lui réponds
comme il convenait : « Monsieur le Président, je dirai ce
que j'estimerai devoir dire. » Je n'avais effectivement pas à
accepter la moindre censure. C'était une question de
principe. Restait à savoir si n'importe quel terrain politique
était nécessairement le bon.
Dans le train du matin qui m'amenait à Charleville,
j'avais lu l'Humanité du jour, dont l'éditorial était consacré
à l'arme atomique : l'appel de Stockholm venait d'être
lancé. Je plaidai, défi pour défi, l'appel de Stockholm.
J'ai souvent dit à mon camarade Du Souich qu'il me
devait bien les six mois ferme qui lui avaient été assenés
pour me répondre. De toute évidence, il fallait dépasser la
<< maladie infantile ».

S'il n'y a pas de meilleure école que la pratique (Charle-


ville était une excellente leçon), meilleure encore est la
pratique collective. Il faut ici souligner le bienfait que fut le

1. « Maladie infantile », l'expression est de Lénine et désigne l'exagération


« gauchiste » du communisme.
souci de quelques-uns des aînés de systématiquement
associer un jeune Zi chaque défense. Et puis, le développe-
ment d'une répression de masse harcelante au cours des
années 1948 à 1960 avait obligé à constituer au Secours
populaire un collège juridique réunissant tous les avocats
qui, communistes ou non, participaient habituellement à
la défense politique face à la répression qui s'abattait sur
les grèves, les actions syndicales, les manifestations pour
la paix, contre la guerre du Viet-nam, contre l'arme
atomique, contre le réarmement de l'Allemagne, ou.. .
'
contre la répression elle-même. Ces procès prenaient
tous les prétextes et toutes les formes, de la poursuite
pour délit de presse aux renvois devant les tribunaux
militaires, en passant par les « charrettes >> de « flagrants
délits » pour rébellion, outrage à agents, sans négliger les
tracasseries de militants par-des arrestations pour quel-
ques heures ou des procès au Tribunal de police pour des
distributions de tracts ou simplement la vente de l'Huma-
nité le dimanche matin dans la rue... et sans compter
encore les procès que, dans les années 1948 à 1950, on
continuait à faire à des résistants pour des actes de
Résistance !
Chacun de nous y faisait son expérience, mais ensemble
nous en échangions aussi les leçons et souvent nous
procédions à une réflexion en commun pour élaborer des
argumentations essentielles, dont certaines faisaient même
la matière de circulaires aux avocats. Certaines affaires
importantes, ou certains types d'affaires, donnaient lieu à
une critique juridique approfondie sur la nature du pré-
tendu délit et sur la procédure adoptée.

1. Tous les exemples évoqués dans ces pages se situent dans cette periode.
Cela tient à ce que, dans le profil général de ce livre, ils sont venus à la surface de
la mémoire dans l'évocation de ce qui fut une longue école. On aurait tort d'en
déduire que la répression soit du domaine de l'histoire, et la défense politique du
domaine du souvenir. Les exemples relatés ont été plus faciles à raconter, parce
qu'ils bénéficient du recul du temps, mais nombreux auraient pu être les cas
aussi significatifsempruntables à l'actualité, qu'il s'agisse des mauvais procès faits
aux militants syndicaux, aux jeunes communistes en lutte contre la chasse aux
étrangers, aux élus locaux contre lesquels toute opération politicienne est bonne,
etc. Ce livre ne se veut pas un recueil de souvenirs, mais un outil pour le présent.
Nous apprenions, en partie de nos aînés, et en partie
bientôt de notre propre émulation, à ne pas nous contenter
de diatribes moralisantes, mais à enfermer l'adversaire
dans le réseau le plus rigoureux de la discussion juridique.
Manquer un argument juridique eût été autant trahir le
cornhat que manquer aux éclairages de morale politique, à
seule condition que le moyen juridique choisi ne soit pas en
contradiction avec le fond du combat.
Nous y apprenions en quelque sorte à ne pas enfermer le
politique à l'intérieur du juridique. Mais à mettre à
l'intérieur du politique tout le juridique possible. Quant
aux éclairages politiques, rapidement nous apprenions à
mieux les maîtriser.
Être 1' « avocat-maximum », ce n'est pas être l'avocat du
pire. Être offensif n'est pas être agressif. L'objectif n'est
pas de se faire plaisir, surtout aux dépens de celui que 1'011
défend ou de la cause que l'on soutient (car toute condam-
nation, même glorieuse, reste une défaite). L'objectif est
de gagner. Pas à n'importe quel prix, mais gagner; cela
signifie être conquérant, ne pas notifier au juge qu'on le
rejette par avance et qu'on joue perdant, mais qu'on estime
pouvoir le convaincre, à partir de valeurs dont on fait valoir
qu'il devrait les partager.
Nous y apprenions aussi de certains de nos aînés à
toujours nous soucier d'obtenir d'un avocat de conviction
politique différente qu'il plaide avec nous sur la base de
ce que le procès implique de valeurs communes, ce qui
nous a souvent aidés à bien ajuster nous-mêmes notre
démarche.

Sur ce chemin, les jalons ont été nombreux, et je ne peux


pas les retenir tous ici. D'où ce choix, forcément arbitraire,
et qui comporte le défaut capital de n'être pris que dans
mon vécu personnel. Qu'on n'en déduise ni que ces
exemples furent les plus symboliques ni que j'aurais la
bêtise malhonnête de poser mon expérience en symbole, en
exemple, et en résumé. Dix, vingt autres de mes camarades
auraient pu ou pourraient en raconter beaucoup plus, et
1
;
r
plus notoire ou méritoire. Mais le fait est qu'ils ne le font ?
i

pas, et que je ne peux porter témoignage que de ce que j'ai i

vécu du plus pr6s. Au demeurant, j'ai le sentiment ainsi de i


1
porter témoignage pour eux tous et je souhaite être ainsi f
reçu. 1
A de très rares exceptions près (nous en avons hélas
connu de fascistes, de haineux, de sadiques), aucun Juge ne
mérite par avance l'anathème et la prévention de malfai-
sance qu'accréditerait une assimilation puérile du contenu
de classe de la justice. Une chose, et nous y reviendrons,
est le caractère général de l'organisation judiciaire dans
laquelle il opère et ce qu'elle fait de lui, autre chose est la
conscience qu'il en a.
Il y a eu et il y a de grands magistrats, qui savent donner
la mesure de leur indépendance, de leur conscience et de -
leur courage et ce n'est pas une des moindres satisfactions
d'une vie de combat pour la justice que ces partages dont
elle aura été jalonnée. Mais à aucun, il ne faut faire
confiance à partir des bonnes dispositions qu'on lui sup-
pose : les meilleurs peuvent surprendre. A tous, il faut
simplement marquer qu'on leur fait le crédit d'être sensi-
bles à certaines valeurs fondamentales et à tout le moins de
les faire respecter.
Les succès obtenus comportent en effet un enseignement
majeur et constant : dans un procès politique, même et
surtout lorsqu'il ne s'avoue pas tel, on ne gagne jamais par
la seule vertu de l'avocat. On gagne parfois par la seule
vertu de la protestation populaire. On échoue rarement
lorsqu'est assurée la conjonction des deux. Quant au Juge,
il serait puéril de considérer qu'il aura alors cédé à une
pression trop forte : la décision dépend toujours du choix
qu'il fait et qui est de sa responsabilité. Mais la conjonction
du populaire et du juridique est indispensable à la forma-
tion de sa conviction, comme aussi, losqu'il le veut, pour
l'aider à résister aux multiples formes de pression qui
s'exercent sur lui venant d'en face.
Pour mesurer la valeur de cette règle, il n'y a sans doute
pas d'exemples plus signifiants que ceux vécus devant les
juridictions que l'on peut imaginer comme les plus mal
disposées. Deux anecdotes en seront l'illustration.

Un conseil militaire d'enquête. Je grelotte. Ce n'est pour-


tant pas la peur. Un peu de nervosité ? Sans doute. Mais ce
qu'il peut faire froid ! Nous sommes en février 1955, place
Carnot, à Lyon, au siège de la région militaire, et mon
camarade Jean et moi, seuls dans une pièce aux murs nus,
nous attendons pendant que délibèrent ceux devant les-
quels nous venons de plaider.
Tribunal inhabituel, dans un local inhabituel, dans un
climat inhabituel, devant des Juges inhabituels qui viennent
d'entendre un langage inhabituel, dans une affaire inhabi-
tuelle. Tout ici est inhabituel. Il est rare que la robe pénètre
en ces bureaux des armes. Rarement en effet y sont
sollicités les avocats. Dans une autre petite salle aiix murs
nus, une grande table en bois blanc avec un tapis vert mité.
Nous devant, moi en robe, lui en uniforme. En face, cinq
uniformes, de grades et d'armes différents : deux officiers
instructeurs, un de la coloniale, un de la gendarmerie, et,
pour présider, le représentant régional de l'OTAN. Pour
un conseil d'enquête destiné à statuer sur l'avenir militaire
d'un officier communiste, nous sommes gâtés.
Mon ami Jean est entré dans l'armée comme lieutenant
d'active à la Libération, en provenance directe de la
Résistance. En 1947, cela commence à devenir inconforta-
ble : grève chez Bergougnan. La légende dit qu'appelé à
mettre son unité en position face aux grévistes, il avait eu
tendance à la placer plutôt face aux CRS, erreur d'orienta-
tion qui avait provoqué sa mutation immédiate.
Et puis était arrivé l'inéluctable envoi au Vietnam. Mais
dans le même temps lui était venu un quatrième enfant, et
il n'avait pas fait cadeau de ce motif de refuser de partir.
C'était légal, mais mal vu. Quelque temps plus tard, il était
mis en congé avec demi-solde. Avec quatre enfants à
nourrir, ce fut dur. Je le connus alors veilleur de nuit,
employé aux écritures, etc. Cela ne l'empêchait pas de tirer
de sa mise en congé la conséquence qu'il était rendu libre
de militer. Il eut alors une activité politique intense et
notoire dans sa région d'origine où il avait repris la vie
civile.
Ce furent cinq années dures. Cinq années parce que le
statut militaire exigeait qu'au terme de cette durée maxi-
male, la situation de l'intéressé soit réexaminée, soit pour
une réintégration en activité, soit pour une réforme défini-
tive sans pension. C'est pourquoi nous étions convoqués à
Lyon ce jour-là.
Pour ne rien faciliter, l'enquête préalable avait été
menée.. . par un officier de gendarmerie que notre ami, en
tant que responsable de la Résistance, avait fait « épurer >:
à la Libération comme collaborateur. La meilleure garantie
d'objectivité !
Cependant les notes de service étaient, elles, objectives
et excellentes, jusqu'au jour du refus de départ au Viet-
nam. Et l'enquête portant sur le comportement pendant le
congé était surtout consacrée à son activité politique.
Cela nous commandait de nous placer exclusivement sur
le terrain politique, et à l'offensive.
Nous étions en 1955, au frais lendemain des accords de
Genève mettant fin à la guerre frangaise au Vietnam, du
rejet par l'Assemblée nationale du projet de Communauté
européenne de défense, puis de l'arrivée des premiers
officiers allemands au QG de l'OTAN à Fontainebleau.
Notre propos fut en substance celui-ci : « Nous avons
lutté contre la guerre du Vietnam. Or quel est le résultat
militaire de cette guerre? On a fait massacrer des généra-
tions d'officiers français pour arriver à mettre nos jeunes
soldats sous le commandement d'officiers allemands, pour
arriver à une situation ou ceux pour qui nos troupes ont
combattu endossent solennellement l'uniforme américain,
tandis que ceux qu'elles ont combattus réclament vaine-
ment l'établissement de relations culturelles et diplomati-
ques avec la France. Et puis, fleuron de la lutte des
communistes en cette période et victoire des luttes contre la
liquidation de la nation, l'échec de la CED n'est-il pas un
succès dont l'armée de la France est partie prenante? On
vous demande de sanctionner un officier parce qu'il a
profité de la liberté qui lui était donnée pour exprimer ce
que vous-mêmes ne pouviez pas ne pas penser, mais que
vous n'aviez pas le droit d'exprimer. Il a été simplement le
porte-parole de votre propre conscience. »
Je ne me rappelle plus si l'attente dans la petite pièce
voisine fut brève ou longue. Ce que je sais, c'est que
lorsque nous fûmes réintroduits, ce fut pour nous entendre
déclarer, sur un ton dépouillé qui y ajoutait sa valeur, que
le conseil refusait la réforme. Par quatre voix contre une :
ainsi, en raison du secret du délibéré, les cinq restaient
couverts. Il faisait toujours très froid et je grelottais
toujours. Mais rarement le ciel d'hiver avait été aussi
lumineux.

Angers, « justice de classe ». Angers, en 1951, n'avait pas la


réputation d'être une ville, ni une juridiction, particulière-
mint progressiste. C'est pourquoi le jugement de condam-
nation ne devait pas être une surprise lorsqu'un militant
était poursuivi pour « entreprise de démoralisation... »,
pour avoir collé une affiche du peintre Fougeron représen-
tant le cadavre d'une petite fille sur fond de ruines et
légendée par le cri que venait de lancer Maurice Thorez de
la tribune de l'Assemblée nationale : « Nous ne ferons pas,
nous ne ferons jamais la guerre à l'Union soviétique B.
Pourtant, dès son prononcé, le journal angevin du parti,
le Ralliement, n'y alla pas de main morte : sous la man-
chette « Verdict de classe »,on pouvait lire : « Les Juges
n'ont pas été assez indépendants pour suivre leur cons-
cience ; ils ont subi des pressions et les ont acceptées;
l'iniquité du jugement n'a d'égale que la pauvreté des
attendus. >> C'était certes un temps où la pluie des amendes
commençait seulement à enseigner les prudences de plume
d'une sage économie ménagère.
Le lendemain, comme la loi le prévoit, cas anormal où le
Tribunal peut être juge et partie, le Tribunal d'Angers se
réunissait en assemblée générale, et décidait de saisir le
procureur de la République d'une plainte pour injures et
diffamation envers corps constitué.
Au premier abord, ce n'était pas un excellent procès.
Déjà, quelques semaines plus tôt, la Cour de Nîmes venait
de condamner les auteurs d'un télégramme « protestant
contre la justice de classe » et le climat était parmi nous à
conseiller d'éviter les formulations inutilement corrosives.
Pourtant, le vin tiré, il fallait le boire. Alors pourquoi ne
pas aller à la bataille sur le fond ? D'autant que l'un de nous
(Joë Nordmann en l'occurrence) venait au cours d'une
réunion de travail de faire une réflexion qui m'avait
frappé : « Certes il faut être ferme et offensif. Mais cela
signifie-t-il de prendre systématiquement les magistrats à
contre-pied? Il faut faire la part de la bonne foi et des
ignorances, et ne pas hésiter à faire ... l'école élémen-
taire. » Cela faisait écho au << on revient de loin >> de Paul
Vaillant-Couturier.
De plus, je venais de participer au Congrès de l'Associa-
tion internationale des juristes démocrates, à Berlin dans
une République démocratique allemande « vieille » de
deux ans à peine, où nous avions assisté à l'inauguration, à
Potsdam, de l'École des Juges.
Et c'est ainsi qu'en accord avec nos camarades d'Angers
je choisi le débat théorique : « Parler de justice de classe
serait une injure si nous nous en prenions à votre honnê-
teté, si nous vous reprochions une partialité consciente et
volontaire. >>
Or qualifier la justice et ses décisions de justice de
décisions de classe, ce n'est pas mettre en question
l'honnêteté et la conscience des Juges, mais la nature de
l'appareil judiciaire, de ses structures, de son recrutement,
de sa formation, de son environnement, c'est contester le
mythe idéaliste bourgeois de 1' « indépendance » métaphy-
sique.
Me référant à ma propre expérience, fils d'avocat libéral
bourgeois, petit-fils de magistrat, arrière-petit-fils d'huis-
sier, j'ai dû attendre presque la trentaine, l'épreuve des
choix fondamentaux de la résistance à la trahison de ceux
pour qui « valait mieux Hitler que le Front populaire »,
puis l'expérience vécue des luttes des travailleurs, et enfin
la chance d'une ouverture internationale sur les pays
socialistes, pour découvrir que pouvait exister une autre
conception de l'État et du droit que celle que m'avaient
enseignée ma famille et la faculté, doctorat compris :
« Quel journal lisez-vous ? Quelle radio écoutez-vous ?
Qu'avez-vous reçu comme enseignement universitaire ? >>
Je lis quelques passages de l'État et la Révolution, de
Matérialisme historique et matérialisme dialectique et aussi,
pour faire observer que ce n'est pas seulement une
philosophie juridique abstraite, mais une doctrine juridi-
que enseignée de l'Elbe au Pacifique, des passages du dis-
cours du Procureur général Hilde Benjamin, lors de
I'inauguration de l'École des Juges de Potsdam, et
du discours de rentrée du Doyen Boura à l'université
Charles-IV de Prague.
Je lis aussi un passage de la préface de la Défense accuse,
dans lequel Marcel Willard évoque le contenu de classe du
« banc des prévenus >> dans le procès politique, et cela va
être l'occasion d'un de ces incidents qui font passer le
J<

courant » de façon décisive : avant l'audience, je suis allé


vérifier le dossier au greffe. Une photo de De Gaulle y
trônait en bonne place, à l'époque où il n'était institution-
nellement rien d'autre qu'un chef de parti. Cela m'avait
heurté, mais je n'avais pas vu comment en faire correcte-
ment un problème. Au moment où j'évoque le contenu de
classe que le procès politique donne au banc des prévenus,
17associationd'idées fonctionne inconsciemment : du banc
l'idée s'étend à la matérialité de la salle entière. Et revient
à la surface l'affaire de la photo : de Gaulle au greffe, c'est
la non-neutralité dans l'appareil de justice. Mais se rabattre
sur une photo au greffe abaisse bien le débat. Et puis sur la
personnalité de De Gaulle, on n'était pas certain d'être
compris. 1
Tout cela défila très vite, et tout à coup I'association
d'idées « photo au mur du greffe » -« photo au mur de la
salle d'audience » me fit remarquer : derrière les magis-
trats, face à moi, le mur porte une console et la console est
vide !
- Messieurs, le contenu de classe des salles d'audience
a parfois des expressions symboliques : la salle où nous
sommes ne comporte pas le buste de la République.
Les magistrats se retournent, regardent au-dessus d'eux
sur le mur, interrogent du regard le greffier : depuis la
Libération, Marianne attend au grenier qu'on pense à la
remettre en place. Tout le monde sourit. Une certaine
« intelligence » s'est établie entre nous, et j'enchaîne :
« Tous ces livres, dont les passages que je viens de vous
lire ont incontestablement une portée juridique, les avez-
vous jamais lus ? En connaissiez-vous seulement les titres ?
A-t-on fait seulement une allusion, dans les cours de la
faculté que vous avez fréquentés, à l'existence de ces
idées ? 2Avez-vousvu un seul de ces livres dans la bibliothè-
que de la Cour? Dès lors le problème n'est pas de votre
+
probité, mais de votre connaissance. En définitive, le débat
porte sur la question de savoir si nous avons ou non le droit
1. En 1945, de Gaulle ayant prononcé contre le projet de Constitution le
célèbre discours de Bayeux où il avait parlé de son « mépris de fer », ['Humanité
avait titré « Mépris de fer et sabre de bois », et le Bureau politique avait
sévèrement et publiquement condamné cette formule dès le lendemain.
2. Si depuis lors la référence au marxisme a pénétré dans les îacultés, eHe n'y
figure le plus souvent que sous bien des déformations.
d'avoir une analyse de l'État fondée sur l'antagonisme de
classes qui caractérise selon nous la société. Nous faire ce
procès, c'est donc nous faire un procès d'opinion, le procès
de notre analyse théorique de la société. Pire, c'est nous
faire un procès d'hérésie.
« En effet, le problème est celui de l'illusion d'indépen-
dance métaphysique du Juge, abstraction faite des facteurs
de détermination de sa conscience. C'est donc celui de la
liberté de formation de la conscience qui est posé, c'est-à-
dire celui de savoir si au commencement est le verbe ou la
"

matière ". En définitive, le seul reproche que l'on peut


faire au journal est d'avoir écrit : Ils n'ont pas été assez
"

indépendants pour suivre leur conscience ", au lieu


d'écrire : " Leur conscience n'est pas indépendante ".
« En effet, lorsqu'un tribunal ne suit pas les pressions
dont il est l'objet, ce n'est pas de l'indépendance, mais du
courage, au même titre que lorsque les dockers refusent de
charger des armes pour le Vietnam au prix du retrait de
leurs cartes de lait. Notre position n'est pas de demander
au Tribunal de décerner un diplôme de bien-fondé A notre
analyse de classe, mais de respecter notre droit de faire une
telle- analyse et de l'exprimer.
« Au surplus, mettez-vous à la place des profanes qui
vous regardent : ils savent qu'à de rares exceptions près la
magistrature a, en 1940, prêté le serment d'allégeance à
Pétain. Comment voulez-vous être compris quand vous
parlez d'indépendance ? D
Enfin je lâchai du lest sur le secondaire pour renforcer le
crédit de la démarche principale : « Sur un point, ils ont eu
tort : Que vous ayez subi, que vous subissiez des pressions
c'est notoire. Mais ils ne pouvaient affirmer que vous les
aviez acceptées qu'à la condition de le prouver, ce que nous
ne faisons pas. Au demeurant, c'est contradictoire de notre
analyse des causes objectives de votre dépendance idéolo-
gique. D
Quant à la critique des « attendus dont la pauvreté
égalait l'iniquité de la décision », je remarquai qu'il n'y
avait là qu'une formulation profane de ce qu'il arrive
souvent de lire en des termes seulement plus feutrés dans
les revues juridiques spécialisées, sous la signature de
commentateurs de décisions.
Tandis que, remettant mon dossier au Tribunal, je
montrais ma pile de livres : « Je ne vais pas en encombrer
le Tribunal », le Président protesta : « Si, si : nous en
prendrons connaissance avec intérêt. D
Quinze jours plus tard, le Tribunal prononçait une peine
purement symbolique pour l'affirmation de pressions
acceptées, et relaxait pour « verdict de classe »,en considé-
rant qu'ayant critiqué le jugement et non les juges, le
journal n'avait exprimé qu'une opinion.
Et reprenant au greffe mon dossier et mes livres, je
constatai que dans ceux-ci les signets n'étaient plus aux
mêmes pages : ils avaient été lus.
Aussitôt le Procureur interjetait appel ce qui devait se
terminer par un arrêt dans lequel la Cour confirmait le
jugement. Entre-temps, déjà, la même Cour avait annoncé
la couleur, en infirmant, sur l'appel que nous avions élevé,
le << verdict de classe >> et relaxé le colleur de l'affiche de
Fougeron.
Là encore, l'audience avait donné lieu à un débat de
fond, où nous avions évoqué la trahison de Munich, la
promesse de Georges Bonnet à von Ribbentrop, en 1939,
de mettre les communistes à la raison, la caricature de Jean
Effel et puis le rôle de l'Union soviétique dans la guerre,
l'hommage de Churchill, le voyage de De Gaulle et le traité
d'amitié, toujours pour rappeler, en dénonçant les entre-
prises des fauteurs de guerre et le contenu agressif de
l'OTAN, que la poursuite n'avait rien à voir avec une
prétendue protection de la Défense nationale.
Et la Cour avait relaxé en s'appuyant notamment sur le
fait que nous étions liés à l'URSS par un traité d'amitié.
Elle ajoutait que « l'on cherchait vainement dans la déci-
sion attaquée les motifs qui pouvaient la justifier »,ce qui
revenait, de sa part à elle aussi, à dire que « l'iniquité de la
décision n'avait d'égale que la pauvreté des attendus ».
Toujours est-il que, pour avoir « fait l'école élémen-
taire »,et abordé le débat au fond, l'analyse de classe de la
justice venait de conquérir droit de cité.
Un troisième souvenir permettra de mesurer la diversité
des occasions et des formes où les mêmes principes peuvent
trouver application. L'imagination, l'adaptation, pour
combiner fermeté offensive et adéquation pour d'abord
être entendu, commencent immédiatement et se poursui-
vent jusqu'au bout d'une affaire. Au commencement, ce
sont déjà, en cas d'arrestation, les coups de téléphone à la
police, les protestations au niveau du Procureur, voire le
cas échéant au cabinet du ministre. Si l'avocat est un
combattant, il n'y a pas un secteur du front où il puisse ne
pas se sentir responsable. Cela est vrai de la police, de la
justice judiciaire, des commissions de discipline. Cela est
vrai tant qu'il y a quelque chose à faire.

La grâce du Président. Cette fois, c'était au temps de la


guerre d'Algérie. Les avocats communistes avaient orga-
nisé un << pont aérien » pour assurer devant les tribunaux
militaires une défense permanente des combattants algé-
riens qui étaient l'objet d'une répression féroce, qui, sous
l'alibi de ce que l'Algérie était sous le régime de trois
départements français, refusait même de reconnaître aux
membres de l'Armée de libération nationale le statut de
prisonniers de guerre.
Il serait trop long de rappeler ici les diverses occasions
où, comme à tant d'entre nous, il m'a été donné de mener
aussi ce combat-là pour la justice et pour le droit, ou cette
période aiguë de la Bataille d'Alger de 1957, dont le pire
souvenir est la visite quotidienne de Mm"Audin, en quête
de nouvelles de son mari et à laquelle Nicole Dreyfus et
moi ne savions que dire. Des magistrats courageux, tels que
le Procureur général Reliquet et l'Administrateur Teitgen,
réclamant aux parachutistes des nouvelles des disparus, se
faisaient (im)poliment éconduire.
Dès 1950, à l'occasion déjà d'un procès contre des
précurseurs du mouvement d'indépendance, j'avais pris
conscience de la hideur du colonialisme, à nos portes.
Lorsque nous plaidions devant des officiers de carrière en
évoquant le spectre d'un nouveau Dien Bien Phu, en leur
disant que nous avions conscience de faire notre devoir
national de représentants du peuple français, il nous
arrivait d'être entendus ; il en allait tout différemment
lorsque, dans la phase ultime, nous nous trouvions face à
des colons qui avaient pris l'uniforme pour régler leurs
comptes.
C'était un de ces procureurs que j'avais en face de moi
dans ce procès, à Anaba (Bône, à l'époque) où l'on jugeait
un jeune Algérien pris en uniforme et les armes à la main
peu après qu'ait été trouvée égorgée une fille de son village
qui avait eu des complaisances pour les officiers français.
Sa culpabilité ne reposait sur rien, sinon sur des affirma-
tions, d'ailleurs contradictoires, de la famille rivale du
même douar, à telle enseigne que le Président, un magis-
trat parisien de grande conscience qui purgeait son tour de
mobilisation, ponctuait chaque témoignage d'un << le Tribu-
nal appréciera ». Cela n'empêcha pas le Procureur de
requérir la mort et.. . de l'obtenir.
A la sortie, je me fis un devoir d'aller prendre congé du
Président, qui avait été littéralement prisonnier de son
tribunal et qui me promit de faire au président de la
République un << rapport de clémence ».
Dans le cadre de la procédure de recours en grâce, j'étais
convoqué par de Gaulle quelques semaines plus tard. Dans
ces sortes de circonstances, de Gaulle indiquait un siège en
face de lui : << Je vous écoute.. . », se levait : << Je vous
remercie », et raccompagnait, sans qu'aucune ébauche
d'un mouvement de physionomie animât son masque.
C'était peu après l'épreuve de force qu'il venait d'avoir
avec le barreau de Paris, parce que celui-ci refusait de
sanctionner les avocats qui, dans le procès d'un réseau de
soutien au FLN en France, menaient une bataille de
procédure quasi obstructive.
Pour aborder l'interlocuteur par ce qui peut lui être
sensible, dès lors que ce n'est pas contraire aux principes,
l'argument était trop beau :
« Monsieur le Président, vous connaissez le dossier, vous
avez lu mon mémoire, je ne vais pas le paraphraser. Je
voudrais seulement vous faire une confidence qui n'est pas
dans mon mémoire : cette affaire pose pour moi un
problème de conscience professionnelle. Il était tellement
évident que le dossier était vide que, pour une fois, j'ai cru
pouvoir, franchement, simplement, plaider les faits. Et
maintenant, avec le résultat que cela m'a valu, je me dis
que j'aurais dû ne rien laisser de côté des problèmes de
procédure et mener une bataille de conclusions. » Le
masque a cillé. J'ai compris que j'aurais la grâce.
Et quelle émotion, trente ans plus tard, de retrouver
Nouri El Adel, quinquagénaire, dans sa ville, entouré de sa
mère, de sa femme, et de ses trois enfants !
Combien de fois n'avons-nous pas répété qu'en définitive
il s'agissait de savoir si le gouvernement réussirait à faire
passer la contradiction entre le Juge et nous, ou si nous
réussirions à la faire passer entre le Juge et lui. Je revois ce
camarade -défaut que nous avons tous eu -plaidant de
façon à la fois vengeresse et protestataire comme un jeune
chien aboie devant un mur qu'il ne peut pas abattre, « de
bas en haut ».C'est toujours « de haut en bas »,ou, si l'on
préfère, de « haut en haut », qu'il faut s'adresser aux
Juges, sans mépris ou arrogance, mais avec la conscience
calme et sereine de ce dont on porte témoignage.
Cet appel aux valeurs peut ne pas être sur le fond, mais
seulement sur le terrain du respect de la légalité, soit au
plan du droit de penser, de dire, ou de faire, soit au plan
des garanties de forme et de procédure des droits de
défense. Ici le juridique entre pleinement au service du
politique, et rien de ce qu'il peut offrir ne doit être négligé.
Là encore, des exemples fort divers pourront aisément
en témoigner.

Le « tour de France » d'Antoine Bar. Ce titre est repris


d'un numéro de la Défense, le mensuel du Secours popu-
laire. Antoine Bar, mineur à Montceau-les-Mines, vient
d'être arrêté et jeté à la prison de Châlon. Mais son
arrestation est tellement scandaleuse que les manifestations
succèdent aux manifestations. Sa femme, déportée au titre
de la Résistance, et encore convalescente, est à Montceau ;
son juge d'instruction à Charolles, et son avocat << local »,
le libéral Brunet, à Mâcon. Mais, pour << raisons de
sécurité »,il est éloigné à la prison de Besançon ! Pas pour
longtemps. Les protestations et les délégations se succè-
dent chez le Juge. Alors, toujours << pour raisons de
sécurité D, le Juge est dessaisi, le dossier est confié à un
Juge parisien, et Bar << monté D à Fresnes.
C'est là que nous faisons connaissance et que commence
une fraternelle amitié.
Qu'a donc fait Antoine Bar? En 1944, il est chef de
maquis. Son groupe est en mouvement. Les accrochages
avec les nazis se multiplient. Un soir la troupe campe dans
le parc d'un châtelain et demande des vivres. Le châtelain
répond par l'ordre de déguerpir et annonce qu'il va alerter
la Kommandantur. Il est alors exécuté comme traître
mettant en danger une troupe en opération de guerre. Bar
sera poursuivi et détenu plusieurs mois, sous l'inculpation
d'assassinat volontaire.
On peut être surpris que des résistants aient été poursui-
vis pour faits de Résistance après la Libération. Les
affaires, pour scandaleuses qu'elles aient été, ne manquè-
rent pourtant pas, et ce fut même la première vague de
répression de classe après la guerre. Répression de classe,
car, à l'orée de ce que l'abbé Boulier devait appeler le
combat des mêmes contre les mêmes »,ce sont toujours
des anciens FTP, presque toujours des communistes, la
plupart ouvriers, qui seront l'objet de cette vindicte de ceux
qui sortaient à peine de la grand-peur du peuple en armes :
un ouvrier en armes réquisitionnant des vivres, ou exécu-
tant un traître, ne pouvait être qu'un malfaiteur. A travers
lui, c'est toute la Résistance que l'on entendait condamner,
comme armée non régulière.
La chance (ou un acte avisé d'un procureur mieux
intentionné) fit échoir le dossier à un magistrat qui avait été
résistant et qui ne devait pas tarder à remettre Bar en
liberté. Mais l'instruction se poursuivait, car la famille de la
victime était partie civile. On pardonnera, dans ce qui va
suivre, l'omission de certains noms. Si l'on peut rappeler
que retiré au résistant Raoult, le dossier revient alors à
Muller, autre magistrat résistant, d'une trempe qui devait
montrer son rigorisme alsacien, il faut oublier que, pendant
un temps, la partie civile eut deux avocats. De la présence
de l'un, il ne fallait pas s'étonner. Que l'autre, grand
résistant, apparût un jour à la rescousse me heurta telle-
ment que je ne pus m'abstenir de lui en faire la remarque.
c'est le même jour qu'à l'instruction, le Juge avait
convoqué comme témoin le colonel FTP, autre mineur, qui
coiffait Bar, et lui avait demandé de lui expliquer les
opérations pour comprendre quel avait été le degré de
danger et de nécessité.
Le témoin et le Juge étaient penchés sur la carte, lorsque
le premier des avocats de la partie civile, lui-même
notoriété du barreau, mais connu alors pour avoir surtout
défendu pendant l'occupation des trafiquants du marché
noir, intervient : << Toutes ces discussions d'état-major
nous éloignent bien du dossier. >> Je verrai toujours le Juge
se dressant, raide comme un piquet : << Maître, je n'accepte
pas que dans mon cabinet, on traite de discussion d'état-
major les combats menés par ces hommes. C'est une injure
à la Résistance, et si cela se reproduisait, je vous prierais de
sortir! B L'autre avocat, le grand résistant, ne pouvait
dissimuler sa gêne de se trouver en cette situation. Un peu
plus tard pourtant, c'est lui qui demanda : << Et les vols,
c'est à ce moment-là que vous les avez commis? »
Le Juge alors loucha fixement sur les décorations qui
constellaient la robe : << Il y en a dont le langage a changé,
en trois ans. >> Alors, le premier, gaffeur : << Eh bien moi,
mon langage n'a pas changé : j'ai toujours appelé cela un
vol ! D Je ne pus me contenir : << Mon cher confrère, il faut
en effet vous rendre cette justice. >> Le soir même, l'avocat
résistant se retirait du dossier, donnant une preuve nou-
velle de sa probité.
Quant à l'autre, il devait involontairement contribuer à
l'heureux dénouement qu'allait connaître l'affaire : le Juge
avait fini par rendre une ordonnance de non-lieu qui ne
prenait cependant pas position sur le fond, mais constatait
qu'en raison des titres de Résistance de Bar, la loi
d'amnistie s'appliquait.
Cela ne nous satisfaisait qu'à moitié, mais du fait du non-
lieu, nous ne pouvions pas faire appel. Sans doute le
magistrat avait-il, au dernier moment, voulu préserver le
droit de la veuve a une pension de victime de guerre.
Mais ne voilà-t-il pas que c'est elle qui, d'abord avide de
vengeance, interjette appel. Et j'ai alors la surprise de lire,
dans le mémoire établi par son avocat pour la Chambre des
',
mises que si l'affaire a connu ce sort, c'est parce qu'elle a
été traitée par un Juge civil, alors qu'elle aurait dû l'être
par un militaire. La partie civile demande à la Chambre des
mises de déclarer les tribunaux judiciaires incompétents au
profit du tribunal militaire.
Est-ce une bévue d'un collaborateur chargé du
mémoire? Une erreur du << patron >> lui-même, emporté
par la rancœur de ses incidents avec le Juge, et porté par
l'idéologie de classe qui oppose armée régulière et résis-
tance populaire ?
Toujours est-il qu'il comble nos vaux : nous avons
toujours placé l'affaire sur le terrain militaire, revendiqué
l'assimilation du maquis à l'armée, protesté contre des
incriminations << de droit commun », qualifié les actes
poursuivis d' << actes de guerre ». Immédiatement, je
réponds par un mémoire qui pourrait tenir en un mot :
<< D'accord ! >> E t la Chambre des mises adopte l'exception
d'incompétence, nous voilà repartis pour un tour.
Un détail cependant : les parties civiles ne sont pas
recevables devant les tribunaux militaires. En réclamant, et
en obtenant la compétence militaire, la partie civile s'était
d'elle-même éjectée du bateau et réduite au silence !
Devant les militaires, il fut aisé et rapide de faire

1. Chambre des mises en accusation, devenue depuis 1958 Chambre d'accusa-


tion, et qui est la juridiction d'appel des décisions des Juges d'instruction.
admettre, à partir d'un langage commun, l'acte de guerre.
D'avoir fait appel contre l'ordonnance d'amnistie, la partie
civile allait voir s'évanouir ses droits à pension, tandis
qu'Antoine Bar y gagnait une nouvelle décision de non-
lieu, mais cette fois fondée sur l'ordonnance d'Alger de
1943 déclarant légitimes les actes accomplis pour la libéra-
tion du pays.
Sur le rebord de ma bibliothèque, une lampe de mineur
offerte par Antoine Bar symbolise l'unité de combat de la
classe ouvrière pour elle-même et pour son pays.

Les dix-huit mois. Premier tableau : le mauvais coup


d'Auxerre. Les dix-huit mois, pour moi, c'est d'abord, une
fois encore, une image de l'automne 1950 ;entre dix heures
du soir et une heure du matin, avec Monique, nous tapons
à la machine. Autour de nous, dans une pièce sans
meubles, des échelles et des pots de peinture. Devant la
fenêtre d'angle, belle inspiratrice.. . la prison de la Petite
'.
Roquette Nous venons d'emménager, et ne sommes qu'à
peine installés. Nous n'avons de secrétaire que le matin et
ce que nous tapons ce vendredi soir ne saurait attendre
lundi. Le Juge d'instruction d'Auxerre vient de décider de
se déclarer incompétent au profit du Tribunal militaire
dans une affaire de distribution de tracts par deux jeunes
communistes de l'Yonne.
La durée du service militaire qui était d'un an vient
d'être portée à dix-huit mois, sous le prétexte de la guerre
du Vietnam, et le Parti communiste français, l'Union de la
jeunesse républicaine de France, la CGT ont engagé une
campagne nationale contre cette prolongation. Un peu
partout en France, les distributeurs de tracts et les colleurs
d'affiches, dont les textes ne dénoncent pas seulement la
prolongation du service, mais aussi le rôle que l'on fait
jouer à l'armée, sont interpellés : la guerre au Vietnam et
le remplacement des grévistes pour vider les poubelles.

1. Prison pour femmes aujourd'hui démolie, qui était située à Paris, dans le
haut de la rue de la Roquette.
Dans les premiers temps, de 1947 à 1950, où déjà ce rôle
était dénoncé par des tracts et des affiches, dont certains
appelaient directement les jeunes à ne pas s'y prêter, les
poursuites ne manquaient pas. Elles se fondaient sur les
textes réprimant « la provocation de militaires à la déso-
béissance ».
Mais le 11mars 1950, après plusieurs jours de résistance
des parlementaires communistes, l'Assemblée a voté la
« loi super-scélérate >> qui étend au temps de paix le
<< décret Sérol ».
Le décret Sérol, qui devait son nom au ministre socialiste
qui en avait la sinistre paternité, avait été édicté en 1940.
Visant les communistes en lutte contre la trahison qui se
perpétrait, il punissait de mort ... le crime (d'opinion)
d' « entreprise de démoralisation de l'armée et de la nation
ayant pour objet de nuire à la Défense nationale »,avec
compétence des tribunaux militaires. La loi de 1950 (Vin-
cent Auriol régnant comme président de la République)
l'étendait au temps de paix.. . en limitant à dix ans de
réclusion le maximum de la peine, parce que, remarqua
très franchement l'un de ses initiateurs, c'était le seul
moyen de la faire passer.
N'osant cependant pas d'emblée et ouverte~nentutiliser
ici le nouveau texte pour des actes strictement limités à des
écrits, les poursuites contre les militants de la campagne
contre la prolongation du service à dix-huit mois allaient
(pour un temps) passer par le détour plus feutré de la
répression, devant les tribunaux judiciaires ordinaires, du
délit de provocation à une entreprise de démoralisation,
etc.
Telle était l'affaire dont s'occupait un Juge d'instruction
d'Auxerre. Mais parallèlement, avec la prudence initiale
consistant cette fois à ne l'ouvrir que « contre X »,une
instruction visant la direction de L'UJRF avait été ouverte
au tribunal militaire, en vertu de la loi du 11 mars 1950
prise en l'état pur, pour « entreprise » et non pas seule-
ment pour « provocation à entreprise >>.
Et notre antenne d'Auxerre, Delorme, un avocat socia-
liste pour qui l'ennemi principal n'était pas les commu-
nistes, nous avait heureusement alertés sur l'intention du
Juge d'instruction de se déclarer incompétent et de ren-
voyer le dossier au Tribunal militaire sous le prétexte d'une
connexité avec l'objet de l'information contre X.
Il nous avait heureusement alertés, car sans lui c'était la
catastrophe. Le Juge était de ceux qui ne négligent pas les
petits moyens : les appels des ordonnances du Juge étaient
soumis à un délai de vingt-quatre heures; nos gens
habitaient à la campagne ;en leur signifiant l'ordonnance le
samedi, il y avait une petite chance qu'ils ne nous prévien-
nent que le lundi.. . et que nous arrivions trop tard, d'autant
que n'ayant pas prévu cette éventualité, nous ne les avions
pas prévenus de ces brefs délais, et qu'ils pouvaient ne
penser à nous prévenir que par une lettre que nous aurions
le mardi ou le mercredi.
Certes, la loi oblige le Juge à notifier aussi l'ordonnance
à l'avocat, et la correction lui dicte normalement de faire
précéder la notification à l'inculpé par celle à l'avocat. Cela
permet à l'avocat de réagir à temps auprès de son client.
Mais ce n'est pas pour le Juge une obligation. Et le fait est
qu'en l'occurrence nous l'avons reçue le lundi matin, ce qui
aurait été trop tard pour joindre à leur domicile campa-
gnard, à temps pour un appel à faire avant le lundi soir,
deux jeunes partis au travail pour la journée ! Mais grâce à
Delorme nous avions été alertés dès le samedi, et l'appel
était fait. Le Juge au zèle très spécial en fut pour sa
déconvenue.
Mais doutant fort qu'il s'agît d'une initiative purement
personnelle, nous craignions que le dossier fût déféré à la
juridiction d'appel avec la même célérité, et dès le samedi
soir, pour ne pas être pris de vitesse, nous tapions les
mémoires à déposer à la Cour, et dans lesquels nous
contestions : 1' la compétence des tribunaux militaires
pour un « délit de presse », 2' l'existence du moindre
début de preuve de ce que les tracts appelaient à une
« entreprise », c'est-à-dire à une action concertée,
3' encore moins que cet appel ait eu pour but une action
concertée ayant pour objet de « démoraliser », 4' et
encore, encore moins que cette « démoralisation » ait eu
pour objet de nuire à la Défense nationale. Le dépôt de ce
mémoire nous permettait, si la « Chambre des mises » nous
rejetait, de faire un pourvoi en cassation qui suspendait
encore la procédure pour plusieurs mois.
Nos craintes, cependant, étaient infondées - à moins
que ce ne soit notre réaction rapide qui ait neutralisé
l'opération -, mais le dossier ne devait pas venir à la Cour
avant un certain temps. Une autre tentative faite aux
dépens de la présidente de l'UFF, Madame Cotton,
qu'assistait Michel Bruguier, devait connaître le même
sort, et la Cour d'appel devait dans les deux cas faire droit à
nos arguments.
En 1953, « enfin »,le gouvernement se décidait à déférer
au Tribunal militaire la direction de 1'UJRF et de la CGT,
pour « entreprise ... »,à un moment où l'action contre la
guerre du Vietnam avait atteint un tel niveau que la
tentative ne fut jamais menée à son terme et dut se
conclure par un non-lieu général. Repensant au mot de
François Billoux (« tenir le front le temps de rassembler les
réserves »,celles-ci étant l'opinion publique), nous nous
sommes dit alors qu'en éventant le mauvais coup
d'Auxerre, et lorsque nous tapions nos mémoires au milieu
des pots de peinture, nous avions sans doute contribué à
infliger à l'opération ce retard de trois ans qui permettait de
la faire capoter.

Deuxième tableau. Du fait que l'information pour « entre-


prise » ouverte devant le Tribunal militaire ne visait que la
direction de la Jeunesse communiste, seules les procédures
engagées contre des tracts ou affiches de I'UJRF faisaient
l'objet des tentatives de transfert aux juridictions mili-
taires ; d'autres poursuites très classiques, en correction-
',
nelle par voie de « citation directe » fleurissaient dans

1. Convocation devant le tribunal sans enquête préalable par un juge


d'instruction.

73
toute la France toujours pour « provocation à entreprise de
démoralisation »,et toujours axées essentiellement sur la
dénonciation de la guerre du Vietnam que contenaient ici
17a£ficheet là le tract.
Nombreux sont nos camarades avocats qui plaidèrent
devant tous les tribunaux correctionnels de France, et ce
fut un véritable festival de relaxes.
Il me fut donné de plaider la première affaire à Saint-
Nazaire, qui, doublée d'une autre semblable à Nantes
quelques jours plus tard, allait donner l'exemple, faire
école. Sur cette lancée, tous les tribunaux allaient refuser
de satisfaire à la commande gouvernementale de répres-
sion, et cela sur un terrain de principe.
A Saint-Nazaire, toutes les conditions du succès étaient
réalisées. Le principal inculpé, Rocher, qui devait devenir
par la suite secrétaire de la fédération de la Loire-
Atlantique du Parti communiste, était instituteur. Était-ce
un hasard si les audiences (qui du fait des destructions de
guerre se tenaient encore dans une villa de La Baule)
avaient lieu le jeudi1? Toujours est-il que la salle était
pleine. A la barre, avec moi, le Bâtonnier Russacq, vieux
militant nazairien de la Ligue des droits de l'homme, de la
veine de ces radicaux du début de siècle dont la devise était
« Pas d'ennemi à gauche P.
Telles étaient les conditions politiques « externes P.
Quant aux conditions politiques « internes »,nous nous
employions à les assurer par le contenu juridique de notre
argumentation :
1" Certes, nous critiquions la politique militaire de la
France au Vietnam. Mais comment pouvait-on, en droit,
qualifier cela d'action « ayant pour objet de nuire à la
Défense nationale D ? La << Défense nationale » étant la
dkfense de la nation, il fallait définir ce qu'est la nation. Et
nos conclusions, reprenant mot pour mot la définition
marxiste de la nation telle qu'elle fleurissait alors dans
toutes les écoles du parti, demandaient au Tribunal de

1. A l'époque, le jour de repos scolaire n'était pas le- mercredi mais le jeudi.
« dire et juger >> que la nation est une « communauté stable
historiquement constituée, de territoire, de langue, d'éco-
nomie, de formation psychique et de culture », que le
Vietnam ne pouvait pas être considéré comme faisant
partie de la nation française, que les troupes vietnamiennes
n'avaient pas débarqué à Marseille, que donc la campagne
militaire française au Vietnam n'entrait pas dans la défini-
tion juridique de la Défense nationale, et que par consé-
quent, la critique de la guerre du Vietnam visait la politique
militaire du gouvernement mais non la Défense nationale.
2" La critique de la politique militaire fait partie du droit
de critique politique en général et sa répression est une
atteinte à la liberté d'expression garantie par la Constitu-
tion.
3" Nous ne demandions pas au Tribunal d'approuver et
de partager notre appréciation de la guerre du Vietnam,
mais de nous reconnaître seulement le droit de l'avoir et de
l'exprimer. Nous soulignions que nous respections ainsi le
devoir de neutralité politique du Tribunal, et la défendions
même contre un gouvernement qui voulait y porter
atteinte, puisqu'en lui demandant de nous condamner, il lui
demandait de prendre position sur une politique militaire,
en interdisant de la discuter, et en la décrétant inhérente à
la Défense nationale.
C'est sur ce terrain que nous devions emporter la
décision, le Tribunal de Saint-Nazaire, et les autres après
lui, ayant relaxé, motif pris de ce que nous ne faisions rien
de plus que d'user de notre liberté d'expression.
Cela n'empêchera pas nos camarades, le lendemain d'un
de ces jugements, de publier dans le journal local du parti
un article triomphal : « Le Tribunal contre la guerre du
Vietnam ! ». L'expérience nous incita à prendre la précau-
tion, au sortir de chacune de ces audiences, de mettre nos
camarades en garde : « Le Tribunal va sans doute relaxer.
Mais n'écrivez pas qu'il nous approuve ; écrivez la vérité : il
refuse d'approuver le gouvernement dans la guerre et dans
la politique du bâillon. » C'était suffisant, et il ne pouvait
être que nuisible à la fois pour de nouvelles affaires
judiciaires éventuelles et pour notre crédit d'attribuer aux
Juges d'autres sentiments que ceux qu'ils avaient
exprimés.. . et qui ne manquaient pas de valeur.
Jusqu'à la réforme judiciaire de 1958 qui devait réduire
le nombre des Tribunaux et du même coup les éloigner du
public, il y avait dans le Loir-et-Cher deux Tribunaux
« civils » (on dirait aujourd'hui « de Grande Instance ») : à
Blois et à Romorantin. Et comme l'action dans le Loir-et-
Cher avait été largement menée, il y avait des poursuites
devant les deux Tribunaux. C'était cependant déjà la
politique de la misère, et il n'y avait à Romorantin qu'un
« Juge résident », que venaient « compléter », les jours
d'audiences, une fois par semaine, deux Juges de Blois.
Ainsi, cette semaine-là, après avoir plaidé à Blois avec
un confrère non communiste, notre ami Piolé, nous par-
tions ensemble le lendemain plaider à Romorantin, où
nous retrouvions deux de nos trois Juges de la veille, et le
même Procureur, venus parallèlement, pour nous entendre
à nouveau, faire le même débat, devant et contre les
mêmes, à la différence du Président.. . et du public.
A Blois, le premier contact avait été grinçant. Lors de la
visite de courtoisie qu'il est d'usage que l'avocat « exté-
rieur » fasse au Président pour se présenter, celui-ci
m'avait accueilli fraîchement : la protestation populaire
@tait exprimée par des milliers de cartes postales éditées
par le comité du Loir-et-Cher du Secours populaire, qui
s'empilaient sur son bureau. Il s'insurgeait contre ce qu'il
qualifiait d' « inadmissible pression ».Je devais lui rappe-
ler l'Affaire Dreyfus, le rôle traditionnellement joué par
l'opinion publique dans les procès politiques en France,
et la valeur démocratique de ce qui n'était pas une pres-
sion mais l'expression d'une émotion qui constituait un
précieux témoignage pour le Tribunal, un élément utile de
réflexion sur la valeur toute relative des choix politiques
officiels.
Souvent, depuis, nous avons, en audience publique, fait
le rappel de cette vérité : les pressions? Elles viennent
d'ailleurs. L'opinion publique n'a pas besoin d'exercer des
pressions, puisqu'elle ne réclame que la justice, mais il faut
qu'elle soit puissante pour contrebattre les pressions du
gouvernement, et offrir aux tribunaux raisons et appui pour
y résister.
L'audience devait faire le reste, et celle du lendemain à
Romorantin, avait des airs de formalité. A telle enseigne
qu'il fallut attendre 17 heures pour que l'affaire soit
appelée. Pendant trois heures nous vîmes défiler les garde-
chasse et les garde-pêche, discuter du poil et de la plume,
des gibiers permis et défendus. Nous étions en Sologne.
Enfin, à 17 heures, le Président interpellait le greffier : « Il
reste une petite affaire ». Nous allions parler du Vietnam.
Mais là encore, ce fut un jumelé de relaxes.
Une seule affaire devait aboutir à une condamnation : la
dernière, avec un long décalage, en 1953 à Nancy. C'était
une affaire de I'UJRF, qui venait si tard parce qu'elle avait
connu la tentative de militarisation, l'appel, et même le
pourvoi en cassation... et nous avions gagné, en ce sens
qu'elle était restée au « civil ». Mais en 1953, c'était le
moment où avait affleuré la tentative ouverte contre la
direction de I'UJRF et la CGT devant le tribunal militaire
pour « entreprise ». Le jugement de Nancy allait s'en
ressentir.
D'autant plus qu'en trois ans la bataille s'était dévelop-
pée au-delà, et que, déjà hors de la foulée des décisions du
« tour de France des dix-huit mois », cette affaire ne
mobilisait plus personne, et l'audience se déroulait sans
public.. . et sans cartes postales.
Mais il était trop tard pour que cela eût quelque portée :
Quelques semaines plus tard en effet, l'opération centrale
faisait long feu. Bientdt Henri Martin1 à son tour était
libéré. Diên Biên Phu n'était pas loin.

1. Henri Martin, résistant dans sa première jeunesse, marin du corps expédi-


tionnaire en Indochine, fut poursuivi et emprisonné pour avoir distribué des
tracts contre la guerre d'Indochine parmi les marins. La campagne pour sa
libération fut une grande bataille de l'après-guerre et sa libération elle-même fut
une première victoire des forces de paix et une sorte de préface aux accords de
Genève en 1956.
L9Astoria. Premier acte. Une fois de plus, ils sont vingt-
cinq dans le box des « flagrants délits ». Il y a des ouvriers
du bâtiment, des employés de la RATP, un publiciste, un
agrégé de mathématiques.
Image classique : tous un peu défaits, mal rasés, fripés,
dépaysés. Deux nuits au dépôt, sans liaison avec leurs
familles, avec leurs camarades, sinon entre eux, et, au
début, mêlé de la fierté diffuse d'être en première ligne, le
regard un peu clignant du toro brusquement jeté de
l'obscurité du toril à la lumière de l'arène. Mais tout de
suite, dans l'entassement du public, on reconnaît la femme,
le copain ; on se fait des signes, par-dessus un service
d'ordre de gendarmes nerveux et hargneux.
Nous sommes, Fernand Plas, Gaston Amblard et moi,
les trois qui assurons l'audience, comme nous avons assuré
déjà celle d'hier pour vingt-cinq autres. La veille nous nous
étions hâtivement partagé l'examen des dossiers indivi-
duels, nous nous étions entretenus tant bien que mal, par-
dessus le box, avec l'un ou l'autre, après nous être
présentés, et nous avions, comme de routine, demandé le
« renvoi à trois jours (qui en signifiaient cinq), pour avoir
le temps de préparer la défense. Enfin nous avions fait le
maximum pour arracher quelques libertés provisoires.
Déjà en soi, c'était une bataille : A cette époque, la
procédure de « flagrant délit »,(remplacée depuis par celle
de « saisine directe »,qui ne vaut guère mieux) était une
des armes de prédilection de la répression politique. La
technique était simple : à la sortie d'une réunion, des
agents en tenue faisaient circuler juste assez nerveusement
pour provoquer des réactions et on embarquait le plus de
monde possible sous l'inculpation de « coups à agents >>, de
« rébellion »,si simplement on renâclait à monter dans le
car, ou encore d' « outrages à agents ».
La procédure de « flagrant délit » permettait de garder
les victimes au poste et de les présenter dès le lendemain
matin au Tribunal. Là, le « délinquant » avait le droit de
demander un report de cinq jours pour organiser sa défense
(c'est-à-dire avoir l'avocat de son choix, voir ce qu'il y avait
contre soi dans le dossier, faire convoquer des témoins en
sa faveur et aussi organiser la protestation). Le Tribunal
pouvait ordonner la mise en liberté de l'intéressé, mais
c'était très rare, et l'idée de manquer au foyer et surtout de
risquer perdre son travail inspirait la tentation redoutable
d'être jugé tout de suite. C'était presque toujours un
mauvais calcul, car sans défense ou avec une défense
bâclée, loin de sortir, on écopait de la prison ferme que
le renvoi de l'affaire aurait permis d'empêcher. Il n'était
pas trop de nos interventions pour faire comprendre qu'il
valait mieux rester cinq jours de plus et faire le vrai procès,
avec témoins, arguments, pétitions et salle comble, plutôt
que d'être jugé à la sauvette et d'être frappé plus facile-
ment.
Ce matin, pourtant, nous n'allons pas nous y attarder,
et si nous bavardons fébrilement avec nos << clients »,
en anendant que monte le tribunal, c'est pour leur expli-
quer ce que nous allons faire, et qu'ils n'assistent pas
sans comprendre à des débats auxquels ils ne participe-
ront qu'en auditeurs. En effet, entre l'audience d'hier et
celle d'aujourd'hui, une remarque nous a mis la puce à
l'oreille.
Peut-être est-il temps de préciser que les vingt-cinq plus
vingt-cinq ont été arrêtés place de l'Étoile, alors qu'ils
distribuaient un tract appelant à une manifestation trois
jours plus tard pour accueillir le généra1 Eisenhower venant
prendre le commandement du premier état-major de
l'OTAN nouvellement constitué, et qui pour cela s'installe-
rait à lYAstoria,célèbre immeuble aux coupoles inachevées,
construit en 1914 à l'angle de la place de l'Étoile et des
champs-Élysées par, ô symbole, Guillaume II, en prévi-
sion de son installation à Paris en vainqueur. L'histoire n'a
jamais dit si le choix des services américains était dû à une
ignorance, à une méconnaissance des sentiments et de
l'histoire des Parisiens ou à une facétie d'un conseiller
français. Toujours est-il que nos cinquante amis étaient en
prison pour crime de lèse-Amérique.
Mais déjà sans doute imposait-on l'orientation qui devait
',
déboucher sur l'affaire des pigeons en un mot la tentative
de faire diversion à la lutte des communistes pour la
préservation de l'indépendance française, de les mettre
hors-jeu en les présentant à l'opinion publique comme
casseurs, coupables d' « atteinte à la Sûreté intérieure de la
France », en « tentant de changer par la force la forme
républicaine du gouvernement ». Ou peut-être voulait-on
simplement alourdir les pénalités applicables par les juges.
Seule l'une de ces deux raisons peut expliquer qu'au lieu de
s'en tenir classiquement à interdire la manifestation, puis à
poursuivre pour « participation à une manifestation inter-
dite » ou à son organisation, on était monté d'un cran en
appuyant l'inculpation sur les textes réprimant la « provo-
cation à attroupement ».
La différence était que 1' « attroupement >> se distinguait
de la << manifestation » en ce qu'il n'était constitué qu'à
partir du refus de dispersion après trois sommations
assorties de roulement de tambour. Inutile de dire que
cette définition juridique du critère de « force ouverte >>
datait. Elle datait même des années quarante du siècle
dernier. Aussi les peines prévues étaient-elles les peines
« politiques » de l'époque : détention dans une enceinte
fortifiée.
Du même coup, le délit lui-même était classé dans la
catégorie juridique des « délits.politiques ».Or la loi sur le
1. Le 28 mai 1952, le Parti communiste français avait organisé une manifesta-
tion pour protester contre la venue officielle à Paris du général américain
Ridgway, chef des forces d'intervention en Corée. La manifestation avait été
interdite et donna lieu à des affrontements violents. Le soir, alors qu'il traversait
la place de la République en voiture pour rentrer à son domicile, Jacques Duclos,
secrétaire du C.C.,. était intercepté par la police, arrêté, et déféré à un Juge
d'instruction sous i'inculpation de participation à un complot destiné à « changer
la forme républicaine de gouvernement >>.
. Assez scandaleuse et ridicule en soi, i'opération se fondait sur deux pièces à
conviction maîtresses : la voiture était équipée d'un poste de radio pour
correspondre avec des mystérieux partenaires, et on avait trouvé dans le véhicule
les cadavres de deux pigeons voyageurs.
Le poste de radio n'était pas différent de tous les autoradios. Quant aux
pigeons, c'était une paire d'innocentes « volailles » qu'un paysan de la Nièvre lui
avait apportés et qu'il rapportait chez lui pour le diner. Jacques Duclos fut quand
même détenu deux mois. Puis il fallut bien le libérer et on n'entendit plus jamais
parler de l'affaire qu'on ne put que clore par un non-lieu après quelques années,
et qui est entrée dans l'histoire sous le sobriquet de « complot des pigeons ».
flagrant délit précisait que son application était exclue en
matière de délits politiques.
Nous n'avions donc pas même à plaider en droit l'absur-
dité de l'inculpation de « provocation à attroupement »,du
fait que nulle part dans les tracts distribués il n'y avait
d'appel à rester « attroupés » même après trois-roulements
de tambour accompagnant des sommations formulées par
un commissaire ceint de son écharpe ! Il nous suffisait,
d'entrée, dès l'appel du premier nom par le Président, et
immédiatement après l'interrogatoire de vérification
d'identité, d'interrompre le Président avant qu'il n'aborde
l'interrogatoire sur les faits, et de déposer des conclusions
rappelant que le flagrant délit ne s'applique pas aux délits
politiques, que la procédure est donc inapplicable aux
inculpations de provocation à attroupement, que la saisine
du Tribunal est donc irrégulière et le maintien en prison
entaché de défaut de cause juridique, donc que le tribunal
devait constater la nullité de la procédure, celle des mandats
de dépôt décernés dans son cadre, constater l'extinction de
l'action publique, et ordonner la mise en liberté immédiate,
sans autre débat, de prisonniers abusivement retenus.
Dans le box et dans la salle, prévenus par nous, tous sont
un peu goguenards, un peu intrigués, aux aguets d'un
Tribunal manifestement embarrassé de cet imprévu qui lui
tombe sur la tête, et qui nous donne la parole pour
« développer » nos conclusions. Nous nous sommes par-
tagé la tâche, car nous n'allons pas offrir à la répression le
bénéfice de faire, à la faveur de nos arguments de
procédure, l'économie du débat politique, ni en frustrer
ceux du box et leurs amis, ni les gendarmes et les policiers
témoins, qui attendent dans la salle et à qui ça ne peut pas
faire de mal.
Donc l'un plaide l'argumentation de procédure, l'autre
les raisons politiques (procès de l'illégalité gouvernemen-
tale, défense des principes démocratiques) et le troisième,
bien sûr.. . Eisenhower et l'OTAN pour lesquels certains
sont prêts à n'importe quelle illégalité, mais « auxquels le
Tribunal ne se soumettra pas D.
C'est au tour du Substitut1 de répondre. Il a eu le temps
de récupérer, et de feuilleter son code pour une réponse
sommaire. Il croit pouvoir nous prendre de haut, balayer
notre position d'un revers de main.
Nous répliquons. La bataille est devenue plus serrée, la
discussion approfondie. Nous n'avions la première fois
qu'annoncé et énoncé le moyen. Cette fois, nous l'étayons,
l'argumentons, construisant le raisonnement, à telle
enseigne que le Tribunal se sent vraisemblablement en
difficulté pour écarter nos arguments, car au lieu de
clore là, il demande au Substitut de nous répondre à
nouveau.
Mais le Substitut n'est pas prêt ;il demande une suspen-
sion d'audience. Le prétexte : faire des vérifications en
bibliothèque. La vraie raison : aller au rapport chez le
Procureur et recevoir des instructions.
A tour de rôle, nous sortons fumer une cigarette et
bavarder avec les amis dehors ou nous restons tenir
compagnie à ceux du box, sous l'cil toujours chatouilleux
des gendarmes. Dehors, côté coulisses, les allées et venues
entre les dépendances de la salle d'audience et les locaux
du parquet sont celles d'une véritable fourmilière où vient
de plonger un bâton ; les mines sont mystérieuses, affai-
rées, graves.
Trois quarts d'heure s'écoulent avant la sonnerie de
reprise ; tout le monde rentre ; le Tribunal remonte, et
donne la parole au Substitut. Cette fois, celui-ci a des
livres, avec des marque-pages ici ou là, et nous oppose une
longue réfutation, truffée de citations d'auteurs, de déci-
sions de jurisprudence. Le Tribunal, à mesure de l'exposé,
marque un visible soulagement, et comme toujours dans ce
cas, les regards, dans le box, se montrent imperceptible-
ment inquiets, non pas de perdre une planche de salut,
mais qu'un bon tour soit manqué.
Le Substitut se rassied, content de lui : nous avions cru

1. Représentant du Procureur.
2. Services du Procureur.
l'avoir, mais notre tentative fait long feu. On va pouvoir
passer aux choses sérieuses, à l'examen des actes des
fauteurs de désordre.
Pourtant, nous avons, au banc de la défense, le droit à la
parole les derniers, et nous ne nous reconnaissons pas
battus. Cela devient une question d'amour-propre. D'ail-
leurs le Substitut a fait un numéro savant, mais totalement
à côté du problème. Nous nous faisons forts de le démon-
trer, mais il nous faut pour cela le temps d'aller nous-
mêmes à la bibliothèque, nous reporter aux citations qu'il a
faites, et dont nous avions hâtivement noté les références
au fil de l'écoute. II a disposé de trois quarts d'heure, nous
demandons nous aussi une suspension de trois quarts
d'heure. Mais il est déjà onze heures et demie. Les
audiences de << flagrant délit >> se tiennent le matin, car, à
l'époque, c'est l'heure où il n'y a pas grand monde au
Palais. La justice expéditive cache sa honte. Et à treize
heures, une autre audience doit avoir lieu dans la même
salle, avec d'autres Juges, composant une autre chambre,
pour juger d'autres affaires. Qu'à cela ne tienne ! Fait sans
précédent : on trouvera une autre salle pour la chambre qui
doit siéger cet après-midi, et nos magistrats resteront le
temps qu'il faudra. G L'audience est suspendue. Elle sera
reprise à 13 heures 30 ».
Cela devient du sérieux. Tandis que ceux du box sont, les
pauvres, ramenés à la souricière >>, ceux de la salle
sortent en pleine animation. Quant à nous, nous allons
faire une extraordinaire, inoubliable expérience de travail
d'équipe.
Par l'effet d'un mécanisme que je ne saurais plus
expliquer aujourd'hui, qui par curiosité, qui par solidarité,
qui lâchant tout sur un appel téléphonique, nous finissons
l'audience entourés d'une bonne douzaine de nos cama-
rades avocats qui s'offrent à donner un coup de main, le
\

plus respectable, puisque le plus anonyme.. . Tout de suite


se forment quatre équipes : en effet, les arguments du
Substitut peuvent se classer en trois catégories et chacun
d'entre nous répondra sur l'un des terrains. Trois équipes
de deux vont à la bibliothèque faire les vérifications, et
nous rejoignent au buffet où nous reconstituons nos forces.
Au dessert, nous rédigeons chacun avec notre équipe un
morceau de conclusions, puis les assemblons bout à bout
pour les mettre en état d'être déposées à la reprise. La
quatrième équipe s'est chargée de plaider à notre place les
affaires que nous avions l'après-midi ou d'en assurer le
renvoi, ou de faire nos démarches dans le Palais, pour
pallier notre indisponibilité imprévue.
A 13 heures 30, nous sommes à notre banc, la salle est à
nouveau pleine. Ceux du box sont remontés. Nous atten-
drons le Tribunal une demi-heure, pendant laquelle les va-
et-vient de coulisse ont repris. Enfin l'audience reprend.
Nous déposons nos conclusions, nous plaidons tour à tour,
démolissant l'échafaudage du substitut qui demande à nous
répondre, et à qui nous répliquons. Il est 16 heures quand
le Tribunal << se retire pour délibérer ».
De nouveau l'attente, le suspense, nos va-et-vient entre
ceux du box et ceux du dehors, et les allées et venues, de
plus belle, entre l'arrière-boutique du Tribunal et de
multiples ailleurs.
Il est 17 heures, quand le Tribunal reprend une
audience.. . dont le déroulement normal n'a pas encore
commencé. Fait inhabituel, à la suite du Président, des
deux assesseurs et du Substitut, nous voyons apparaître sur
l'estrade, et prendre place, en civil, debout derrière le
Tribunal, un certain nombre de magistrats dont la présence
insolite souligne la solennité de l'instant. Sont là, sans
doute, tous ceux qui ont de l'autre côté, fait équipe comme
nous l'avons fait.. . Viennent-ils saluer de leur présence le
fruit de leur combat?
Non : ils viennent marquer l'importance de ce qui va se
passer : << Le Tribunal.. . après en avoir délibéré.. . attendu
que ... attendu que.. . déclare nulle la procédure de flagrant
délit engagée contre.. . ; en conséquence, déclare l'action
publique éteinte, déclare nul le mandat de dépôt, et
ordonne la mise en liberté de ... ». Dans la salle, c'est
l'ovation. Dans le box, maintenant le sourire est général.
Mais ce n'est pas terminé : juridiquement, tout ce débat
s'est déroulé sur le nom du premier appelé. Le jugement ne
concerne que lui. Il en reste pourtant vingt-quatre autres.
Ce sera une nouvelle suspension d'audience, pendant
laquelle nous griffonnons des conclusions de pure forme
pour les vingt-quatre autres.
L'atmosphère a changé. L'attitude des gendarmes aussi :
dès la lecture du jugement, des amis de la salle, sur nos
indications, se sont précipités au buffet, d'où ils reviennent
chargés de cannettes de bière, de baguettes de pain, de
tranches de jambon et de fromage. Les inculpés sont
virtuellement libres et innocents, ils sont donc du bon côté.
Les gendarmes, si rogues ce matin, interceptant même les
échanges d'oeillades, non seulement laissent les familles et
amis se ruer vers le box pour embrasser et bavarder, mais
s'offrent même à distribuer les paquets.
A l'époque, la presse pouvait encore photographier dans
les salles d'audience. Le commandant de gendarmerie
s'approche d'un journaliste judiciaire porteur de flash et
fait appel à ses bons sentiments pour ne pas tout enregis-
trer : au deuxième banc du box, un gendarme, papier
journal étalé sur les genoux.. . fait les tartines.
Mais brusquement, dans cette euphorie et au milieu de
nos pages d'écriture, une idée fulgure : << Et ceux d'hier ? »
On ne pouvait tout de même pas les laisser en prison cinq
jours, sur la base d'une procédure que le Tribunal a
déclarée nulle, parce que nous n'avons pas pensé à soulever
le moyen hier !
Nous allons trouver le Président dans les dépendances et
une négociation s'instaure : il ne peut pas rendre des
jugements les concernant, puisque hier il a renvoyé à mardi
prochain et qu'il n'est plus saisi des dossiers.
Mais si le Tribunal est dessaisi, en tant que juridiction de
jugement, le Président, lui, reste en permanence saisi du
pouvoir de statuer sur des demandes de liberté provisoire.
Et nous voilà repartis pour de nouvelles pages d'écritures,
pour quelque vingt requêtes de liberté provisoire.
A six heures, tout est fini. A huit heures, le temps des
/
transferts et des formalités de « levée d'écrou », tout le
monde sera libre. Ceux qui la veille s'étaient vu refuser la
liberté provisoire et se préparaient à passer le week-end qui
à la Santé, qui à la Roquette, ne comprennent pas ce qui
leur arrive quand ils sont appelés au greffe pour s'entendre
dire qu'ils sortent. Mais ce n'est pas fini.

Deuxième acte. Le lendemain matin, l'Aurore et le Figaro


se déchaînent contre le Président Fiamma, coupable
d'avoir cédé à la pression des communistes. Et le Parquet.. .
fait appel.
C'est en cet état que nous abordons l'audience du mardi,
celle à laquelle la première charrette avait été renvoyée.
Les magistrats siégeant par première et deuxième moitié de
semaine, la composition de ce mardi n'est plus celle du
jeudi et du vendredi précédents. Avant l'audience, nous
allons voir le Président Houpert, et lui faisons part de notre
sentiment : le Tribunal, vendredi, a établi sa jurispru-
dence, nous pouvons déposer des conclusions pour la
forme, et ne pas encombrer le tribunal avec leur dévelop-
pement : l'audience peut être terminée en une demi-heure.
Mais tout de suite nous avons compris : « Le Tribunal n'est
pas composé de la même manière : il peut avoir une autre
opinion que vendredi B. « Alors, Monsieur le Président, il
va nous falloir tout recommencer ! » « Non, ce n'est pas la
peine, nous connaissons vos arguments, au contraire, soyez
brefs, nous n'allons pas y passer la journée comme la
dernière fois ; à midi, je lève l'audience. >>
En réalité, si la précédente audience a duré neuf heures
et s'est terminée à 18 heures, celle-ci va durer seize heures
et se terminera à 1heure du matin. << J'ai réussi à leur faire
rater le dernier métro », trouvera seulement à gouailler le
Président, quelques jours plus tard, dans un salon mon-
dain, en parlant des avocats.
En effet, dès lors que le Tribunal nous avertissait qu'il ne
s'inclinait pas, nous n'avions aucun cadeau à faire. Il était
de nouveau quelque 17 heures quand le Tribunal revenait
avec un jugement, qui, cette fois, sur je ne sais plus quelle
argumentation mal bâtie pour les besoins de la cause,
rejetait notre moyen, et ordonnait la continuation des
débats.
Là encore, puisque le Tribunal voulait le débat, il allait
l'avoir, et sans économie. Nos rangs s'étaient grossis de
ceux de nos camarades qui nous avaient si précieusement
aidés, et l'examen cas par cas des vingt-cinq dossiers (les
« prévenus » comparaissant cette fois libres et non plus
dans le box) donnait lieu au même rituel : déclaration
politique de l'intéressé, audition d'un ou plusieurs témoins
de « moralité », militants du Mouvement de la Paix, élus,
anciens déportés, prêtres-ouvriers, redéveloppant les don-
nées politiques de l'affaire, et faisant le procès de l'OTAN,
des fauteurs de guerre, des guerres du Vietnam et de
Corée, du réarmement allemand, de l'impunité des crimes
de guerre, des atteintes à la liberté d'expression. Puis
plaidait un des avocats présents. Et on recommençait pour
le suivant.
Avant que le tribunal, à une heure du matin, lève
l'audience, en annonçant pour la semaine suivante le
prononcé des jugements, la plaidoirie de clôture qui m'était
échue m'avait donné un privilège dont je ressens encore
l'émotion.
Pendant que nous avions passé là notre journée, se
terminait devant le Tribunal militaire de Paris le procès des
« douze de Saint-Brieuc >> poursuivis pour avoir déchargé
en gare un train de matériel de guerre en partance pour le
Vietnam. Je revois l'arrivée, vers minuit, de I'equipe de
défense, fourbue mais rayonnante, plus particulièrement
l'image de Marie-Louise Cachin ; et de Monique qui se
glisse derrière mon banc, me dit un mot. Les camarades et
amis qui sont dans cette salle auront la primeur de
l'information. C'est le moment de clore. Je me lève et
commence, sur le ton le plus solennel possible :
« Monsieur le Président, Messieurs, j'ai le privilège de
pouvoir ajouter à tout ce qui a été dit aujourd'hui une
information de dernière heure qui ne peut manquer
d'alimenter les réflexions du Tribunal : il y a quelques
instants, le Tribunal militaire de Paris, oui, le Tribunal
militaire, vient d'acquitter les douze de Saint-Brieuc. » Il
me faut attendre que s'apaise l'émotion pour enchaîner :
« Le Tribunal ne voudra pas être moins lucide. >>
Il n'en fut pas gêné ;la semonce du Figaro et de l'Aurore
a été la plus forte : la semaine suivante, il égrène la
distribution des huit, quinze ou trente jours de prison ...
avec sursis, mais sursis dû, de toute évidence, au fait qu'ils
avaient dû être libérés avant d'être jugés. A notre tour,
nous faisons appel.

Troisième acte. La scène se passe devant la dixième


chambre de la Cour d'appel. Les « délinquants » ont peu
de chose à dire, car le temps a déjà passé, l'actualité a
avancé, de nouvelles strates de luttes recouvrant déjà celles
dont relève notre affaire, il n'y a guère de monde dans la
salle, et puis le débat, chacun le sent bien, porte surtout sur
le problème juridique de principe, qui ne passionne guère,
en dépit de son importance idéologique pour la légalité
démocratique.
La Cour esquivera le problème. Infirmant à la fois le
jugement d'annulation et le jugement de condamnation,
elle déclare tous les mandats de dépôt nuls, toutes les
procédures de flagrant délit nulles à l'égard des deux
fournées, ce qui était pour nous la victoire généralisée.
Mais elle se fondait pour le faire sur un autre motif qu'elle
découvrait d'autorité : deux jours avant les faits une
instruction avait été ouverte, et dès lors les inculpés
auraient dû être renvoyés devant le Juge d'instruction saisi
de l'affaire, au lieu d'être renvoyés devant le Tribunal en
flagrant délit. La Cour réussissait ainsi à évincer la notion
de délit politique, dont le pouvoir s'évertuait maintenant à
débarrasser la répression pour frapper plus complètement
les actes politiques sous des couleurs de « droit commun ».
L'Avocat général cependant aura eu le temps, dans son
discours, de nous offrir une perle : « Marquer son hostilité
à une occupation par une armée étrangère ? Ce n'est pas en
cause. C'est parfaitement licite et honorable. Mais il y la
manière : pendant l'occupation allemande, quand on croi-
sait un officier nazi sur les champs-Élysées on tournait la
tête de l'autre côté.. . D

Un conducteur « maladroit B. Nous sommes le le' juin


1958. Depuis plus de deux semaines, les meetings succè-
dent aux meetings, les manifestations aux cortèges, pour
« défendre la République » contre les auteurs du coup de
force militaire du 13 mai à Alger.
Poussés par leur base, les dirigeants socialistes, qui
depuis les élections de 1956 faisaient alliance avec la droite
après avoir été élus sur un programme d'alliance à gauche,
étaient dans l'action commune avec les communistes, et les
trois centrales syndicales agissaient de concert. Le 28 mai, à
Paris, un puissant cortège, précédé de voitures pies avait
défilé de la Nation à la République. A sa tête, côte à côte,
Maurice Thorez et le socialiste Jules Moch, ministre de
, l'Intérieur en exercice.
Au soir du même jour, sur l'insistance du Bureau
politique du PCF et de la CGT, le Comité directeur de la
SFIO se ralliait à la décision d'un appel commun à la grève
générale. Mais, le lendemain matin, on apprenait que Guy
Mollet avait, la nuit même, diffusé aux fédérations départe-
mentales socialistes la directive d'avoir à ne pas en tenir
compte, tandis que l'ancien président de la République, le
socialiste Vincent Auriol, se rendait à Colombey-les-Deux-
Églises, offrir à de Gaulle le soutien de son parti et lui
demander d' << accepter » de prendre le pouvoir.
La quatrième République était étranglée, le mouvement
populaire poignardé dans le dos en pleine lutte, et dès lors
le coup d'État sur le point d'être vaincu devenait victo-
rieux. Les choses ne devaient plus traîner : trois jours plus
tard, le le' juin, l'Assemblée nationale était réunie pour
voter l'investiture de De Gaulle.
Pour soutenir le vote hostile des communistes, une
ultime et puissante manifestation devait se dérouler dans
Paris. Mais le ministre de l'Intérieur, qui défilait le 28 mai,
interdisait de défiler le lerjuin.
La manifestation devait avoir lieu place de la Républi-
que, mais la place était occupée par les forces de police. Et
au lieu d'un cortège se rassemblant en cet endroit, il y eut
six cortèges, partis de six portes de Paris, et convergeant
vers la République.
C'est ainsi que celui qui venait de la Porte d'Orléans se
trouva intercepté à l'angle de la rue de la Santé et du
boulevard Arago par un barrage de CRS, qui commença
par laisser passer les manifestants, en canalisant le cortège
et en l'obligeant à tourner dans le boulevard. Puis, soudai-
nement, une charge entreprit de le couper en son milieu,
tactique qui répondait au fait que pour éviter les charges
frontales ou à revers les manifestants étaient précédés et
suivis de plusieurs rangs de voitures, de front sur la largeur
de l'artère. Mais quand une charge intercepte la fin d'un
cortège, les piétons s'égaillent ... et les voitures restent.
D'où un demi-tour aussi hâtif qu'on peut l'imaginer.
Notre conducteur, avec une virtuosité de cascadeur,
monte sur le trottoir, contourne un arbre, longe le trottoir à
contre-sens, redescend sur la chaussée, où le brigadier
s'affaire, dos tourné, à stimuler une équipe de matra-
queurs. Moment d'affolement ? Irrésistible tentation ? Le
brigadier se retrouve à plat ventre, les fesses deux fois
malaxées par les pneus d'une voiture qu'il a le temps de
voir filer sans demander son reste.
Mais quand on file à la barbe de deux cents CRS, il est
évident qu'il ne faut pas trop compter que personne n'a
relevé votre numéro. A la vérité, l'intéressé ne fait aucune
spéculation de ce genre : s'il réfléchissait, il se douterait
bien que depuis cet instant il est sorti de l'humble anony-
mat des foules. Mais cela ne changerait rien : demain sera
un autre jour. Pour aujourd'hui, d'abord ne pas tomber à
chaud entre les grosses pattes frappeuses de ceux dont on
vient de détériorer un gradé.
Ouais. Demain est bien un autre jour, qui commence de
très bonne heure par la visite de deux messieurs bien polis
mais un peu indiscrets qui veulent visiter le garage. Le
camarade ne devait quand même pas être très bien dans
son assiette hier soir en rentrant, car il n'a pas pensé à
retirer de sa voiture les pancartes « Vive la République D
qui s'y entassaient, destinées à la distribution aux piétons.
Le « crime est signé D.
Aujourd'hui, il y a un hôpital parisien où manquera un
infirmier qui, ô ironie des mots, va prendre pension à la
<< Santé ».
Au départ, cela se présente assez mal : « Tentative
d'homicide volontaire ». Et le Juge d'instruction n'est autre
qu'un Procureur que j'ai affronté à Lorient voici quelques
mois, et à qui son succès a valu un rapide et spectaculaire
avancement. Et puis, le climat n'est pas à la confiance : ce
matin, à l'audience des flagrants délits à laquelle compa-
raissent des manifestants de la veille, certains le crâne rasé
et bariolé de mercurochrome et de sparadrap, quelle n'a
pas été ma surprise de voir des camarades, avocats
chevronnés, renoncer à préconiser les renvois à cinq jours
au motif que « les magistrats n'ont pas encore eu le temps
d'être pris en main par le nouveau pouvoir, et qu'il vaut
mieux passer tout de suite » !
Ce n'est pas mon sentiment. Je pense plutôt que même si
notre bataille n'a pas été victorieuse parce qu'elle a été
trahie, elle pèsera sur l'avenir, que nos forces sont inenta-
mées, que la bataille continue, et que cela apparaîtra
beaucoup plus clairement fût-ce dans les jours qui viennent
que dans l'ombre immédiate du vote d'investiture. Pour
notre affaire, je pense qu'il faut gagner du temps. Et
les condamnations qui pleuvent, en bonne logique, à
l'audience des flagrants délits ne sont pas pour me dis-
suader.
Mon conducteur maladroit doit à la gravité donnée à son
affaire, d'avoir échappé aux « flag ». Certes, il est en
prison, certes il y restera plus longtemps, mais il n'est pas
condamné. Cependant je ne me considère pas comme
maître d'un choix fondé sur une analyse personnelle. C'est
après concertation avec la fédération de la Seine du PCF
que je vais expliquer tout cela à l'intéressé, qui, parfaite-
ment impréparé à jouer les héros, se montre pourtant
aussitôt d'accord, sans enthousiasme, mais avec une totale
confiance.
Cela ne sera pas sans problème : un camarade excipant
de ce qu'il est l'avocat d'une organisation à laquelle
appartient l'intéressé s'enquiert bientat auprès de moi :
« Ne vaudrait-il pas mieux faire accélérer la procédure ? 11
serait jugé, aurait six mois de prison -on pourrait essayer
d'avoir le sursis - tandis que là - vers quoi va-t-on ? Et
quand? » Et puis quelques jours plus tard : « Ses amis
souhaiteraient que je puisse aller le voir. Cela traduirait
leur solidarité, et puis ça lui fera des visites supplémen-
taires ! Peux-tu demander un permis pour moi? D
Chaque jour, ou presque, je vais à la Santé bavarder une
heure avec le prisonnier, lui lire l'Huma, ouvrir les
perspectives. J'ai quelques raisons de craindre que ces
visites supplémentaires, au contraire, lui cassent plutôt le
moral. Je retourne à la fédération que j'informe de la
démarche dont je suis l'objet et je conclus : « Ou bien X
s'en occupe, et non seulement je demande un permis pour
lui, mais j7informele juge qu'il me succède et je me retire,
ou bien nous restons sur la ligne définie et je préserve
toutes les conditions pour la faire aboutir; donc je ne
procure pas le permis. >>
Je reste, et je ne donne pas le permis : il n'y aura pas
d'interférence. Nous n'aurons pas à le regretter : deux mois
se passent. Le Juge d'instruction part en vacances, et
l'intérim est assuré par Sacotte, le Juge qui avait libéré des
traminots de Marseille en grève en 1947.
Quand l'autre reviendra de vacances, il apprendra que
l'inculpation de « tentative d'homicide volontaire » a été
transformée en G blessures involontaires D avec << délit de
fuite »,et que son gibier de potence a été mis en liberté
provisoire.
Maintenant, le train est sur les rails et nous ne sommes
plus pressés. Déjà nous pouvons considérer que nous avons
marqué deux points essentiels : 1' La « tentative d'homi-
cide volontaire » c'est le crime d'assassinat, et les assises.
Les « blessures involontaires », c'est l'accident d'auto, et
nous n'avons guère à nous inquiéter pour le délit de fuite »,
car le double argument que l'intéressé devait se douter que
son numéro avait été relevé, et qu'il n'a pas caché les
pancartes en rentrant chez lui nous permettrait d'en faire
justice. 2" Le « coupable »,traduit en flagrant délit, aurait
bien écopé de six mois ferme. Là, il s'en tirait avec deux
mois au régime de la détention préventive, et il y avait peu
de risque que le Tribunal, pour quelqu'un comparaissant
en liberté, prononce une peine l'obligeant à retourner en
prison. Donc la vie démontrait déjà que nous avions eu
raison.
L'affaire devait venir devant le Tribunal plusieurs mois
plus tard. Entre-temps, était intervenue la loi d'amnistie
des délits commis, de part ou d'autre, en liaison avec les
événements politiques du 13 mai 1958 et de leurs suites. Si
bien que lorsque l'affaire fut appelée devant le Tribunal,
nous nous opposâmes au moindre débat, nous bornant à
déposer des conclusions demandant au Tribunal de consta-
ter que les faits étaient amnistiés et que l'action publique
était éteinte.
Nous devions nous heurter à l'opposition.. . de la Préfec-
ture de police, qui avait dépêché son avocat pour se
constituer partie civile et demander des dommages-inté-
rêts, pour les frais d'hôpital et de rente du brigadier.
Mais la loi voulait que le débat ne puisse plus se dérouler
devant le Tribunal correctionnel même sur les seules
demandes d'indemnisation de victimes, dès lors que
l'ordonnance du juge d'instruction renvoyant devant le
tribunal était postérieure à la loi d'amnistie. Le Tribunal ne
pouvait donc qu'éconduire le Préfet et son avocat et
constater que son rôle était terminé.
Notre camarade sortait de cette affaire indemne de toute
condamnation pénale.
Mais là ne s'arrête pas cette affaire. Car la Préfecture
conservait la possibilité de transférer au Tribunal civil sa
demande de dommages-intérêts. Cela n'aurait pas dû être
de nature à beaucoup nous émouvoir, car, bien entendu, le
camarade était assuré
, pour sa responsabilité automobile en
cas d'accident, et dans le dernier état de la poursuite il
n'avait plus été retenu contre lui qu'un accident dû à la
maladresse.
Mais la compagnie d'assurances n'aurait pas été une
vraie compagnie d'assurances si elle n'avait pas essayé de se
dérober au paiement. Elle ne devait évidemment pas nous
en faire grâce, et la procédure dura plusieurs années. Une
procédure civile, peu propice aux actions de solidarité,
l'affaire n'intéressant plus grand monde.
Elle demeurait pourtant importante et l'enjeu pour
l'intéressé en était plus grave peut-être que le procks
pénal : la compagnie d'assurances, prenant prétexte d'une
clause de sa police excluant de la garantie les risques
réalisés à l'occasion d'une émeute ou d'un mouvement
((

populaire »,refusait de couvrir, et c'est dès lors le conduc-


teur qui risquait devoir payer de sa poche les quelques
millions demandés.
Alors, ce fut la bataille juridique, où nous faisions valoir
- 1' que la compagnie avait, au temps de l'audience
pénale, écrit à son assuré qu'elle missionnait son avocat à
nos côtés -et que par conséquent elle s'était fermé la voie
d'une utilisation de la clause d'exclusion -2' que la notion
de « manifestation » (même interdite) ne répond pas à
celle de « mouvement populaire » prévu par la clause, et
impliquant des désordres et violences -3' que la cause de
l'accident n'était pas dans le « mouvement populaire >>
mais dans la maladresse du conducteur, puisque aussi bien,
ayant fait demi-tour, il rentrait chez lui et n'était donc plus
manifestant au moment de l'accident.
Enfin, dans une résistance tous azimuts, nous faisions
remarquer que puisqu'on faisait du droit il fallait en faire
jusqu'au bout, et qu'après tout, s'agissant d'un accident, le
brigadier se trouvait sur la chaussée, tournant le dos et en
dehors des passages pour piétons.
A la veille de l'audience, cependant, je m'aperçois d'une
lacune de notre dispositif : dès lors que l'assurance refusait
de couvrir, le demandeur devait appeler en cause le Fonds
de garantie automobile, sous peine d'être déchu du droit de
demander à celui-ci de payer à la place d'un conducteur
insolvable.
Comme j'en fais la remarque, l'avocat de la Préfecture
s'étonne : Y ai-je intérêt? En effet, s'il est vrai que le
<< FGA paie à la place du responsable, ce n'est que reculer
pour mieux sauter, car il peut ensuite lui demander de le
rembourser et, de surcroît, y ajouter une pénalité de 10 %.
Je réponds que je suis très sensible à la sollicitude de
mon adversaire mais que c'est moi, en accord avec l'inté-
ressé, qui apprécie quels sont les intérêts bien compris de
ceux dont j'ai la charge. Et le Tribunal ne peut que
renvoyer l'affaire pour régularisation de la procédure.
En réalité, je sais pourquoi j'ai fait ce choix : dans la
mesure où il sait qu'il pourra lui être difficile de récupérer
contre notre ami ce qu'il aura payé à la Préfecture, le FGA
aura intérêt à plaider que la compagnie d'assurances doit
couvrir, et je m'assure ainsi, face au Préfet et à la
Compagnie, un allié de poids.
C'est bien ainsi que les choses vont se passer : L'avocat
du Fonds ne reprendra pas tous mes arguments, bien sûr,
mais il en épousera certains et en ajoutera d'autres.
L'affaire ira devant une Cour d'appel, devant la Cour de
~assation,devant la Cour d'appel de province après cassa-
tion. Les méandres qui jalonnent ces quatre décisions
s:iccessives sont trop subtils et secotidaires pour valoir
d%tre détaillés ici ; toujours est-il qu'en fin de cause la
'
Cmr de renvoi - 1' déclarait le conducteur responsable
de l'accident - 2' condamnait la compagnie à le couvrir
intégralement. Ainsi était mis un point final à une procé-
dure dont l'intéressé sortait indemne non seulement de
toute condamnation pénale mais également sans avoir à
payer ni dommages-intérêts ni frais judiciaires.
Quant à nous, le succès remporté et les passionnantes
péripéties tactiques qui y avaient conduit représentaient un
bel « honoraire >> ; et nous en pouvions nous empêcher de

1. Cour de renvoi : Cour d'appel devant laquelle l'affaire est renvoyée lorsque
la Cour de cassation casse l'arrêt précédent.
penser à ce qui se serait passé si nous avions choisi
d'accélérer les choses dans le but au demeurant illusoire
d'abréger la détention préventive.
Il y eut certes une action disciplinaire. En bonne logique,
l'absence de condamnation pénale devait impliquer la
virginité disciplinaire. Mais celle-là étant suivie par le
syndicat auquel appartenait l'intéressé, je n'en étais pas
chargé et la vie est ainsi faite que je n'en ai jamais su les
suites.
Le juridique, au niveau de la forme, peut paraitre
totalement détaché du politique, voire être une fuite
devant le débat politique. C'est ce que ne manquent pas de
faire ressortir les adversaires lorsque dans des procès de
diffamation où les règles de forme sont strictes et où il est
rare que l'on ne puisse trouver dans la poursuite un motif
pour la faire déclarer nulle, nous soulevons ces nullités dès
l'ouverture de l'audience.
Nous ne manquons pas de donner cependant à notre
propos sa dimension politique, à un double niveau : en
proclamant le regret que la nullité de la procédure ne
permette pas de faire le procès du prétendu diffamé et en
montrant que pour la défense de la liberté d'expression
faire respecter ce qui la protège est un devoir de citoyen-
neté. Pourquoi, lorsqu'on est en mesure de faire échouer
un mauvais coup, se dispenserait-on d'utiliser, dès lors qu'il
n'est pas contraire à l'honneur du militant, un moyen que la
loi donne ?
D'une manière générale, il ne faut rien laisser passer. A
condition de veiller à ce que la manière de le faire ne
permette pas à l'adversaire (qui peut-être le Juge) de
marquer le point.
On peut tout dire, à condition d'être attentif à la manière
de le dire.

Les cheminots de Chartres. Lors des répressions des années


cinquante, les CRS s'étaient distingués par la violence de
leurs interventions. La plus récente avait à Brest causé la
mort de l'ouvrier du bâtiment Mazé, après d'autres à
Merlebach et ailleurs.
Un train de CRS dépêché sur Brest avait fait halte à
Chartres et, en solidarité avec les Brestois, les cheminots
de Chartres s'étaient assis sur la voie pour leur casse-
croûte. Le préfet les fit évacuer par les CRS, et ils furent
poursuivis pour avoir enfreint la police des chemins de fer
en retardant le départ du train.
Comment faire comprendre au tribunal ce que représen-
taient les CRS pour les travailleurs ?
Une de nos amis venait d'être sanctionnée (par le
Tribunal !) à Chalon, pour avoir plaidé que les CRS se
comportaient comme les SS. Je choisis de suggérer au
tribunal de regarder une carte de France : « Partout où ils
sont passés, une tombe s'est ouverte. » Le silence est de
plomb. La phrase passe. Quant au jugement, au motif qu'il
n'était pas établi que la voie n'avait pas été dégagée à la
minute exacte prévue pour le départ du train, les cheminots
furent relaxés.
Un incident significatif a cependant marqué l'audience,
et son évolution a aussi contribué au résultat. La salle est
bondée de cheminots. Lors de l'interrogatoire, le Président
remarque : « Mais vous les cheminots vous n'êtes pas à
plaindre. Vous avez des cantines, un statut ... » Le public
proteste et le Président fait évacuer et suspend l'audience.
Les avocats se rendent à son cabinet, et lui font remarquer
que c'est lui qui a eu un propos fâcheux.
L'audience reprend.. . à huis clos. Nous déposons des
conclusions constatant qu'il n'y a pas eu de débats sur le
prononcé d'un huis clos, les portes sont rouvertes, le public
reprend sa place et l'audience reprend comme si rien ne
s'était passé.
Tout en effet n'est pas dans l'argumentation. Nous ne
répéterons jamais assez que la défense est un combat. A
condition de ne pas avoir peur de recevoir des coups, il faut
ne pas craindre d'en porter, et autant que possible de
frapper l'adversaire, à chaque occasion où on peut marquer
le point, à son point faible où et quand, par hasard, il en
met un à découvert, qu'on ne pouvait pas prévoir et qu'il ne
faut pas laisser passer. S'il s'est mis dans un mauvais cas, ne
pas hésiter à en tirer parti, mais toujours en couvrant sa
garde, en faisant en sorte de ne pas lui permettre de
renverser la situation ou de faire diversion.

'avance. Ne rien laisser passer peut se


poser dans les termes les plus inattendus, telle cette affaire
où, à Avesnes, en 1953, un maire et quatre militants sont
poursuivis pour outrage à l'armée française pour avoir
expulsé d'un bal deux perturbateurs membres du bataillon
de Corée.
Quelle est notre surprise de trouver dans le dossier, en
arrivant, le texte manuscrit d'un projet de jugement de
condamnation où il ne manquait que le montant des
peines !
Là encore, une salle pleine de métallos de la Sambre. Le
barreau tout entier - et la presse régionale venue se
délecter du procès fait également au journaliste commu-
niste qui a narré l'incident en qualifiant les bataillonnaires
de mercenaires,
Nous ne savons pas si ce document est ou non de la main
du Président. L'en accuser peut être un faux pas. Faire
auprès de lui une démarche officieuse serait un compromis
dont il serait coupable d'espérer ou de prétendre négocier
une relaxe.
Nous choisissons tout simplement de déposer des conclu-
sions demandant au tribunal de nous -donner acte de
la présence de ce document. La suite est mémorable.
Le Président reconnaît son texte, donne acte, suspend
l'audience dans une atmosphère de scandale, et ne reprend
l'audience que pour renvoyer sine die.
Certains autres combats, pour être moins spectaculaires
n'en sont pas moins marquants.

Les barres de fer dans la « quatre-chevaux ». Ils étaient


deux, dans une « quatre-chevaux »,sur le boulevard qui
longe le métro aérien, entre Pasteur et Grenelle, en
direction de Grenelle.
Il était environ 20 heures. C'était au temps où, prétexte
pris de la révélation par le 20' Congrès du Parti commu-
niste soviétique des crimes commis pendant la période
stalinienne, puis des événements de Hongrie, des manifes-
tations en tête desquelles paradaient au coude à coude tous
les bien-pensants, des dirigeants socialistes à ceux de
l'extrême-droite, se terminaient généralement par l'assaut
donné au siège du Parti communiste : à Rennes, les locaux
de la fédération avaient été mis à sac, ainsi que l'imprime-
rie d'Ouest-Matin ; à Paris les manifestants avaient même
mis le feu au siège du Comité central.
Ce soir-là, un rassemblement (c'était le mot, étant donné
que, contre les communistes, il rassemblait toutes les autres
formations politiques) était organisé au « Vel-d'Hiv ». A
cent mètres à peine se trouvait le siège du Mouvement de la
jeunesse communiste. La sagesse la plus élémentaire avait
dicté d'appeler à un contre-rassemblement de protection.
Nos deux amis s'y rendaient.
En bonne logique également, la police filtrait les
approches, pour empêcher le contre-rassemblement de
protection de nos locaux, et.. . protéger le rassemblement
des « allumeurs ». La voiture fut interceptee, fouillée. Le
propriétaire et conducteur de la voiture était carreleur -il
fut trouvé dans la voiture quelques fers à T ou à U destinés
à l'armature des « paillasses P. II n'en fallait pas plus pour
que s'arrête là leur voyage, qu'ils passent la nuit au dépôt et
se retrouvent le lendemain devant le Juge d'instruction qui
les envoyait aussitôt à la Santé sur I'inculpation de « parti-
cipation à une manifestation ... avec port d'armes » !
Dès l'annonce de l'arrestation, tout le dispositif habituel
avait puissamment fonctionné à l'initiative de la fédération
de la Seine du Secours populaire dont les secrétaires, René
Porthault et Paulette Roy, avec qui nous étions en rapport
constant, étaient bien rodés. Combien de prisonniers
politiques de cette époque ne nous ont-ils pas dit ce
qu'avait pu représenter pour eux, dans l'immédiat du
passage de l'air libre au « trou » (sans compter le moins
immédiat, quand il faut supporter de prendre son mal en
patience et que c'est la continuité non relâchée de la
solidarité qui aide à tenir) le fait de recevoir dbs le
lendemain la visite de l'avocat, les colis, les mandats, les
lettres d'encouragement. Combien après cette expérience
vécue sont devenus à leur tour des militants de fa solida-
rité !
Les visites de l'avocat, d'ailleurs ne se limitaient pas à
parler des faits, du dossier, de la dCfense : il fallait
s'inquiéter des besoins, de l'état de santé, des problèmes
familiaux, pour que la solidarité matérielle ou morale
s'exerce utilement non seulement avec l'emprisonné mais
avec les siens. Il fallait aussi s'assurer des conditions
pénitentiaires pour intervenir auprès du Directeur, que ce
soit pour les conditions d'hébergement, les contrôles médi-
caux ou les questions relatives à la liberté du choix des
livres et 5 la réception de la presse. La qualité de « detenus
politiques » étant rarement reconnue sous prétexte que
l'infraction n'entrait pas dans celles que la loi qualifiait
spécifiquement comme telles, c'était souvent une bataille,
pour grignoter tel ou tel avantage auprès du juge et auprès
du directeur, par les démarches de l'avocat, et s'il le fallait
des délégations et des articles de presse.
La visite de l'avocat était aussi l'occasion de l'ouverture
sur ce qui passait dehors. Nous n'avions pas le droit de
« passer >> la presse, et ne devions pas nous prêter à des
risques de provocation. Mais, pendant une heure, nous
lisions l'Huma ensemble. Et puis nous sortions de notre
dossier un exemplaire de tract, une liste de pétition qui
circulait.
Un jour, un gardien n'avait-il pas montré le bout de
l'oreille en me disant : << Ah ! vous venez de voir un tel ! Il
commence à nous em.. . avec le courrier qu'il reçoit tous les
jours. Si ça continue, il faudra un vaguemestre rien que
pour lui ! » Et c'était encore mieux lorsqu'il s'agissait de
cartes éditées par le Secours populaire, qui arrivaient
massivement, à texte découvert.
Donc, en l'occurrence, les pétitions allaient bon train,
notamment dans l'hôpital où travaillait l'un d'eux.
Ne voilà-t-il pas que les signataires se voient à leur tour
convoqués à la police ! << Pourquoi avez-vous signé? Qui
vous a fait signer? Que savez-vous du dossier? Par qui? »
Bien sûr, immédiatement réunion de protestation, avec
avis public de ne pas répondre à ce genre de convocation,
et pétition contre les interrogatoires des signataires de
pétition. « Mais nous agissons sur commission rogatoire de.
M. B.. . »,expliquent les policiers.
Le Secours populaire m'alerte par téléphone. J'appelle
aussitôt mon ami Vandenbrouque et nous prenons rendez-
vous pour 14 heures devant le cabinet du Juge. Henri
Vandenbrouque était un avocat socialiste, ancien FTP de
Haute-Savoie, ancien secrétaire fédéral SFIO de ce dépar-
tement, qui a toujours refusé l'anticommunisme et qui,
dans cette période particulièrement difficile, bien que
membre de la commission des conflits de la SFIO de la
Seine, n'a pas hésité un instant quand je lui ai proposé
d'être à mes côtés dans cette affaire où nos camarades
subissent les coups des siens.
A 14 heures nous frappons à la porte du cabinet du
magistrat : << Monsieur le Juge, nous venons vous signaler
une information extravagante qui vient de nous être
communiquée : la police interroge systématiquement les
signataires des pétitions -et elle prétend que c'est sur vos
instructions. C'est une mesure tellement absurde et telle-
ment sans précédent que ce n'est certainement pas vrai.
Nous tenions donc à vous prévenir de l'abus qui est fait de
votre nom pour que vous puissiez y mettre bon ordre » -
« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. » - « C'est
bien ce que nous pensions, Monsieur le Juge; c'est
pourquoi nous tenions à vous avertir. >>
Le lendemain les convocations des pétitionnaires s'arrê-
taient net ; huit jours plus tard nos deux camarades étaient
mis en liberté provisoire, et deux mois plus tard c'était le
non-lieu.

L'espionne. Ce matin, c'est la « une » de toute la presse.


« L'espionne de chez R... » Secrétaire de direction d'une
entreprise qui fournit des machines susceptibles d'être
utilisées dans des productions militaires, elle est commu-
niste et elle est allée à Prague. A Prague, les services
français de contre-espionnage ont découvert la présence de
dessins et de plans de machines en provenance de chez R.. .
Il n'en faut pas plus pour l'accuser de les avoir livrés et de
s'être rendue à Prague dans ce but, et la presse précise
même combien elle a été payée.
Elle a été arrêtée, est détenue, et devant la police a
reconnu être allée à Prague (c'est sur son passeport) et limité
toute autre déclaration à une véhémente protestation.
Nous fon~onschez le Juge voir le dossier et découvrons
la perle : toute l'affaire est montée sur une dépêche de
Prague, dans laquelle le contre-espionnage explique que les
dessins viennent d'arriver.. . en provenance de Moscou !
C'est la preuve que « l'espionne » est victime d'une opéra-
tion politicienne. Mais que faire ? Aierter le Juge ? Peut-on
lui faire la confiance que la dépêche du contre-espionnage
ne soit pas remplacée par une autre ? Nous ne disons rien.
Mais nous filons voir la camarade, qui (nous sommes .
samedi) doit être entendue par le Juge le mardi suivant, et
nous arrêtons la tactique.
Aussitôt nous lançons une poursuite en diffamation
contre tous les journaux qui ne s'étaient pas bornés à
informer de l'arrestation et avaient affirmé la culpabilité en
imaginant même le salaire. Pour le surplus, nous nous
réservons pour mardi, bouche cousue.
Quelle n'est pas notre surprise de lire le lendemain dans
le Journal du dimanche que le Juge a déclaré que l'affaire
allait être rondement menée et la « coupable » renvoyée
pour être jugée dès la fin de la semaine. Elle n'avait pas
encore été interrogée !
Nous faisons immédiatement, déposer une lettre de
protestation au Juge, lui demandant de démentir, à défaut
de quoi nous serions obligés d'en déduire qu'il a commis de
graves manquements et d'y donner les suites adéquates.
Le mardi arrive et le contact avec le Juge (qui n'a rien
démenti) est tendu. L'interrogatoire commence, et la
camarade « fonctionne » comme prévu :
- Monsieur le Juge, avant tout, je veux savoir sur quoi
vous vous appuyez pour m'accuser. >>
- Ce n'est pas vous qui posez les questions, c'est moi.
- Peut-être, mais moi je n'ai rien à répondre tant que je
ne sais pas ce qu'il y a contre moi.
L'autre est coincé. Il faut qu'il y passe. Obligé de mordre
à l'hameçon, il sera ferré. Il cherche la dépêche et la
commente.
- Non, Monsieur le Juge, je veux que vous me lisiez ce
qu'elle dit.
Et j'interviens : « Mais par procès-verbal, bien entendu. »
Il n'a pas vu vers quoi nous'le dirigeons et commence à
dicter à son greffier : « Donnons connaissance à l'inculpée
de la dépêche.. . dont nous lui lisons ci-après le texte.. . >)
A la lecture, a-t-il compris ? Il ne le montre pas. Mais dès
cette lecture finie, je sors de ma serviette une lettre
préparée à l'avance et me lève : « Monsieur le Juge, je
pense que l'instruction n'a plus d'objet. Voici une demande
de non-lieu et de mise en liberté immédiate. B
Il cacha mal sa rage -et eut la mesquinerie de ne rendre
l'ordonnance de liberté qu'à la limite du délai de cinq jours
que lui donnait la loi. Le non-lieu vint trois mois plus tard,
sans autre motif à ce délai qu'une difficile digestion, et fut
annoncé par la presse dans un entrefilet de cinquième page.
Tout n'est pas seulement dans les argumentations et les
débats d'audience.
Échec au procès. Les plaidoiries rentrées sont les me&
leures... Même si la barre peut devoir être une tribune, ce
n'est jamais que dans un esprit de contre-offensive :
<< Vous avez voulu ce procès, vous allez l'avoir, mais pas
comme vous le vouliez. » Chaque procès doit être ... le
procès du procès. Il reste que la vie politique connaît
d'autres lieux de débats, d'autres tribunes et que les
judiciaires ne sont pas les plus favorables. Rien n'est pire
pour l'avocat que la tentation du vedettariat, le plaisir de
l'effet d'audience, la souffrance de la plaidoirie rentrée.
Les praidoiries rentrées, celles qu'on ne prononcera jamais,
sont toujours les plus belles.
Tantôt, comme le disait François Billoux, les retarde-
ments de procédure (quels sont les insensés qui font de la
justice rapide, sans discernement des matières, une reven-
dication démocratique?!) donnent le temps de « rassem-
bler les réserves » (traduisons : la protestation de l'opinion
publique), tantôt ils ont simplement pour effet que le
prétexte à la poursuite perd son actualité.
... Tantôt la façon dont est menée la bataille pendant
la phase préparatoire donne un avant-goût suffisant de
ce que sera le « procès du procès » pour dissuader de le
faire.
Car si le rôle de l'avocat est de défendre, cela signifie
qu'il est de faire échec à la répression. Et ce combat se
mène dès que la répression opère. L'audience est l'ultime
chance. Elle signifie qu'on n'a pas réussi à empêcher que
l'affaire n'y vienne, qu'on n'a pas réussi à casser l'opération
dans sa phase préparatoire.

... l'affaire des fils de fusill(és en est une démonstration


historique. L'OTAN avait encore son quartier général de
l'Ouest-Europe en France, à Fontainebleau, et un général
allemand venait d'être nommé à son commandement. Pas
n'importe quel général allemand : Speidel, officier nazi,
avait été l'attaché militaire nazi à l'ambassade d'Allemagne
à Paris, aux côtés du célèbre Otto Abetz, animateur de la
<< cinquième colonne »,dans les années qui avaient précédé
la guerre. Il y était à nouveau pendant l'occupation.
11 y était déjà en 1935, lorsqu'à Marseille le roi de
Yougoslavie et le ministre français des Affaires étrangères,
Louis Barthou, étaient tombés sous les coups des terro-
ristes pro-nazis, dont il devait être démontré que l'attentat
avait été organisé de Paris par Speidel pour le compte de
Goering.
Bientôt paraissait dans l'Humanité une déclaration d'une
vingtaine de jeunes gens dont la caractéristique commune
était d'avoir eu leur père ou leur mère fusillé ou mort en
déportation et d'avoir atteint l'âge de l'appel sous les
drapeaux. Ces jeunes proclamaient solennellement qu'ils
ne pouvaient pas accepter de servir sous les ordres d'un des
assassins de leur père, ou même d'être exposés à devoir, à
l'occasion d'une cérémonie, lui présenter les armes, et que
dans ces conditions ils ne répondraient pas à la convocation
d'incorporation tant que Speidel serait au commandement
de l'OTAN.
Ainsi furent arrêtés et incarcérés à Fresnes d'abord
Claude Marty, premier appelé, puis Victor Beauvois,
Claude Dubois, etc.
Joë Nordmann avait été désigné par Claude Marty; je
l'avais été pour Beauvois ; d'autres avocats avaient été
désignés ensuite au fur et à mesure des arrestations. 'Joë
Nordmann et moi assurions la responsabilité de la conduite
de l'affaire. Sur le plan juridique, l'instruction paraissait
simple. Mais nous entendions être à l'offensive %etbien
marquer des le départ que ce procès ne serait pas celui des
jeunes fils de fusillés, mais le procès du procès, celui de
Speidel et des dirigeants français par la grâce desquels il
était à Fontainebleau.
Le moyen de fond? Nous versions au dossier un certain
nombre de documents relatifs à l'activité et à la personne
de Speidel, y compris la photocopie du rapport inédit de
Speidel à Goering, rendant compte de la préparation de
l'attentat de Marseille.
Le motif juridique ? Un article du Code pénal exonère de
toute culpabilité et exclut la répression lorsque les faits
reprochés ont été accomplis sous l'empire d'une contrainte
irrésistible. Nous demandions au Juge d'instruction de
constater que le rôle joué par Speidel constituait une
contrainte morale irrésistible rendant absolument impossi-
ble aux fils de ses victimes d'accepter de risquer servir sous
ses ordres ou de lui rendre les honneurs.
Déjà en 1948, notre camarade Renée Mirande, plaidant
pour d'anciens déportés poursuivis pour vol parce qu'ils
avaient saisi dans les kiosques et déchiré sur le trottoir les
exemplaires du Figaro qui publiait un feuilleton du SS
Skorzenyi, avait invoqué la cause justificative de la
« contrainte morale irrésistible »,et avait obtenu du Prési-
dent Nigay une relaxe générale fondée sur ce motif. Il faut
dire qu'il était aussi audacieux que scandaleux, après avoir
fait aux rescapés à peine remis sur pied l'affront d'une
littérature des bourreaux, de leur faire le deuxième affront
de sanctionner leur juste colère d'une poursuite pour vol !
Ici, les Juges d'instruction militaires n'en avaient cure.
Les uns après les autres, dans l'ordre où l'échelonnement
des incorporations avait échelonné les poursuites, ils ren-
daient des ordonnances de renvoi devant le Tribunal. Nous
faisions appel. La Chambre d'accusation confirmait. Nous
faisions des pourvois en Cassation.
Cela n'allait d'ailleurs pas sans à-coups : certains des
emprisonnés se lassaient, auraient préféré être jugés tout
de suite. Certains même l'auraient souhaité non par
lassitude mais par impatience de se battre, de s'exprimer,
d' << avoir audience B.
Nous avions obtenu qu'ils bénéficient d'un régime spé-
cial, parapolitique, au quartier à part réservé théorique-
ment au « régime politique ».Nous les voyions tous réunis
et nous discutions, nous délibérions, toute décision étant
bien entendu prise sur les avis que nous apportions, mais
sans que rien soit imposé à leur décision commune,
dominée par leur sentiment de leur solidarité.
Il y avait aussi parfois des difficultés du côté des avocats,
qui n'étaient pas tous indifférents à la tentation d'un beau
débat à l'audience. Pourtant si un seul omettait de faire
appel dans le délai, c'était fini : son procès venait, et faisait
jurisprudence pour tous les autres. '
Et il me fallut, un jour, dans mon rôle de coordination,
filer toutes affaires cessantes à Fresnes voir l'un des jeunes
avant l'heure de fermeture pour lui faire régulariser au
greffe de la prison l'appel de l'ordonnance du Juge.. . dont
le délai aurait été expiré le soir. C'est en téléphonant à son
avocat pour m'assurer qu'il avait fait le nécessaire que
j'appris qu'il n'en n'était rien et j'avais dû rattraper le noyé
par les cheveux.
Ce n'était pourtant qu'un sursis. En effet, il faillit se
produire la même chose à l'occasion du pourvoi en
cassation du même garçon, car quelques semaines plus tard
nous avions la surprise d'apprendre que cette affaire, qui
n'était que la troisième dans l'ordre initial, allait venir
devant le Tribunal militaire, le pourvoi en cassation ayant
été rejeté.
Quelle n'était pas notre surprise ! Pour les deux pre-
mières nous en étions encore à l'étude avec l'avocat à la
Cour de cassation du contenu du mémoire qu'il allait
déposer, et cette affaire-là était déjà jugée ? L'explication
devait vite venir : le pourvoi avait été rejeté faute de
défense, l'avocat de l'intéressé ayant oublié d'informer
l'avocat à la Cour de cassation d'avoir à se charger du
dossier !
Ainsi, les dés étaient jetés. Première décision : puis-
qu'un autre que ceux prévus devenait le dossier pilote, Joë
Nordmann et moi devenions les avocats de celui-là.
Pendant le temps de l'instruction, de l'appel, du pourvoi,
si le juridique n'avait pas avancé, il avait permis, en
contenant l'ennemi, une puissante avancée du non-juridi-
que. Un important comité de défense avait été constitué
d'une douzaine de personnalités éminentes, parmi les-
quelles Pierre Villon, Paul Boncour, le banquier gaulliste
1. En effet, bien que toutes groupées au Tribunal militaire de Paris, les affaires
n'avaient pas été groupées en un seul dossier, et les instructions se poursuivaient
par cas individuel.
Lebon, Daniel Mayer (président de la Ligue des droits de
l'homme), etc.
De son côté, le Secours populaire avait suscité dans
toutes les villes d'où venaient les fils de fusillés un Comité
de secours populaire pour la défense de Max Rudent, ou
d'un autre, qui multipliait les réunions, les délégations, les
listes de pétitions.
A peu près au moment où nous étions confrontés aux
échéances, l'action avait pris assez d'ampleur pour permet-
tre au Secours populaire d'organiser, un dimanche, au
siège de la Fédération du Livre de la CGT, boulevard
Blanqui, une rencontre nationale des comités.
Cette rencontre devait revêtir un éclat tout à fait
exceptionnel : le gouvernement ne trouva rien de plus
habile que de l'interdire. Si bien que toute la journée du
samedi et du dimanche, toutes les heures, la radio a diffusé
cet extraordinaire message publicitaire : « Nous rappelons
que la rencontre nationale du Secours populaire français
pour la défense des fils de fusillés emprisonnés parce qu'ils
refusent de servir sous les ordres du général Speidel est
interdite. D
Ainsi des millions de gens qui ne le savaient pas encore
ont appris ce jour-là qu'il y avait un général allema~dsous
les ordres duquel on voulait obliger des jeunes Français à
servir, et que ceux dont les parents avaient été fusillés s'y
refusaient et étaient en prison pour cela.
De notre côté, nous mettions en place les préparatifs
pour le combat. Toujours une seule ligne : le procès du
procès, le procès de Speidel ; répondre correctement à la
question si souvent centrale : qui isolera l'autre.
D'abord constituer un front de défense significatif de ce
que cette défense allait être.
Trois jours plus tard, à l'initiative de Joë Nordmann,
nous nous retrouvons dans le bureau du Directeur de la
Justice militaire. La défense, telle qu'elle sera à l'audience,
est là au complet : avec nous deux, il y a Étienne Nouveau,
président des Mutilés de guerre, René-Georges Étienne,
résistant, membre de la Ligue des droits de l'homme et
socialiste, Roland Dumas, fils de fusillé, et Foy, avocat
plutôt conservateur, dont les deux fils ont été tués au
maquis des Glières.
Le prétexte de la visite est mince : le procès est fixé au
mardi. Or Foy est membre du Conseil de l'Ordre, qui se
réunit le mardi : nous souhaitons un renvoi. En réalité
notre démarche nous donnait l'occasion d'annoncer quel
serait l'éventail des avocats et sur quelle ligne ils combat-
traient.
Pour fignoler, dès mon retour chez moi, je télégraphie à
Lord Russel of Liverpool. Ce gentilhomme anglais vient de
publier un livre, dont nous avons déjà largement fait état,
The Scourge of Svastika1 où il parle abondamment des
responsabilités personnelles de Speidel.
Plusieurs fois déjà, au comité des personnalités, la
question m'avait été posée avec insistance par certains :
« Mais tout cela devrait s'arranger : toutes les unités
françaises ne dépendent pas de l'OTAN. Si nous interve-
nions pour qu'ils soient affectés au Maroc, par exemple. D
Bien entendu, je refusais de prendre position à leur place,
faisant seulement remarquer que le Maroc figurait dans la
sphère de compétence de l'OTAN, et qu'ils risquaient en
tout cas, fût-ce pour une revue de 14 Juillet, être appelés à
défiler devant une tribune dans laquelle se trouverait
Speidel.
Une contre-campagne insinuait sous le manteau que
cette affaire n'était qu'un prétexte où s'exprimait la politi-
que antimilitariste imputée aux communistes et que ces
jeunes invoquaient le prétexte Speidel, mais que mis au
pied du mur, s'ils refusaient encore, cela démontrerait que
Speidel n'était qu'un prétexte :
Sans doute ces calculs n'étaient-ils pas absents lorsque
nous fûmes avisés par Daniel Mayer, président de la Ligue
des droits de l'homme et membre du comité de soutien,
qu'il venait de recevoir une lettre de Jacques Chaban-
Delmas, ministre des Armées. « Le mobile de ces jeunes

1. En français : Le Fléau de la croix gammée.


est éminemment respectable, disait en substance la lettre.
J'ai donc décidé de les affecter dans des territoires d'Outre-
Mer où ils ne relèveront en aucune manière du commande-
ment de l'OTAN. » Mieux : << Il en sera de même pour
tous ceux qui à l'avenir se trouveraient dans la même
situation. >>
En raison du temps qui s'était déjà écoulé depuis la fin de
l'occupation, il ne devait plus y avoir beaucoup d'appelés
dans cette situation, mais il y en eut cependant quelques-
uns qui, sur l'indication de leur qualité, furent de droit
affectés hors le dispositif de l'OTAN.
En soi, cette lettre pouvait sembler une énormité, dans la
mesure où y était offficiellement admis un double prin-
cipe : primo, le gouvernement avouait que Speidel était un
individu sous les ordres duquel il pouvait être honorable de
refuser de servir ; secundo, pour des motifs honorables, de
jeunes soldats pouvaient refuser de servir sous certains
chefs.
Mais, maintenant, la balle était dans notre camp : que
répondre ? Là encore ce devait être les jeunes qui décide-
raient, avec notre avis. Nous voulions cependant leur
apporter plus, et, avant d'aller les voir, c'est un nouveau
contact avec le Directeur de la Justice militaire. << Nous
avons pris connaissance de la lettre du Ministre. Nous ne
savons pas ce qce les intéressés vont répondre. C'est eux
qui décideront. Mais nous ne croyons pouvoir leur trans-
mettre la proposition que si elle est complétée première-
ment de l'abandon définitif de toutes les poursuites,
deuxièmement de l'imputation de leur temps de prison
comme temps de service. » Spéculait-on sur un refus des
jeunes ? Conditions acceptées.
C'est vrai qu'à Fresnes il fallut discuter. Certains se
méfiaient, craignaient une manceuvre. Le romantisme de
certains autres se trouvait brusquement frustré de la
perspective de mener jusqu'au bout la bataille engagée,
selon l'imagerie du grand procès. Mais dans l'ensemble,
c'était la conscience comblée de la victoire remportée.
Le lendemain, tous étaient libérés, et quelques jours plus
tard commençait la régularisation formelle des non-lieu et
des abandons des poursuites. Les jeunes passèrent l'été à
Fréjus, au camp d'instruction d'Outre-Mer, et achevèrent
leur service par un séjour de deux ou trois mois dans la
brousse équatoriale.
Deux fois cependant il nous fallut encore intervenir. La
première a pris dans mon souvenir l'image d'un pique-
nique.
Nous avions été informés de ce que, à Fréjus, certains de
nos appelés se plaignaient de quelques brimades, notam-
ment de la part de sous-officiers. Je décidai donc d'aller les
voir, pour bien marquer qu'ils étaient encore sous protec-
tion. Après avoir pris rendez-vous avec le colonel et obtenu
que leur soit accordée une journée de quartier libre pour
s'entretenir avec leur avocat, je me présentai au comman-
dement le lendemain matin et l'on me donna un planton
pour m'accompagner de baraque en baraque << cueillir »
mes hommes. Je les quittai après un fraternel déjeuner sur
l'herbe, à proximité du camp, et il n'y eut plus de brimades.
Le dernier sursaut de cette affaire fut assez inattendu.
Quelques mois après ma visite à Fréjus, un coup de
téléphone ému en provenance du Nord : Max Rudent
vient d'être arrêté chez lui, pour désertion. >> Il avait été
régulièrement démobilisé quelques jours plus tôt. C'était
un peu fort ! Très vite cependant, nous reconstituons ce qui
s'est passé. Ces jeunes soldats bhéficiaient d'une telle
réputation de protection que les chefs de corps étaient
hantés du risque de se voir reprocher de ne pas avoir
respecté à un jour près l'imputation du temps de prison sur
le temps de service. Or, du Congo ou du Gabon, il n'y avait
pas tous les jours des bateaux de rapatriement. C'est
pourquoi, plutôt que de les rapatrier trop tard, on 1es
renvoyait plus tôt. Ainsi Rudent s'était présenté à son
corps de recrutement au retour d'Afrique, service terminé
et, dans l'impossibilité de le garder sans violer les engage-
ments de ne pas le faire servir en France, on l'avait
démobilisé quelques jours avant la fin de son temps légal.
Et puis quelqu'un avait constaté qu'il lui restait quelques
jours de service à faire et n'avait eu cure de ce qu'il avait
été régulièrement rendu à la vie civile.
Que faire? Dans des cas semblables, si l'on veut être
crédible, il faut réagir vite et fort. Bien sûr, je conseillai
que sur place on multiplie les coups de téléphone, les
délégations, qu'on sorte un tract. Quant au plan juridique,
une situation exceptionnelle appelle des mesures excep-
tionnelles. Depuis la lettre de Jacques Chaban-Delmas il y
avait eu le 13 mai 1958 (l'une étant peut-être, d'ailleurs,
politiquement éclairée par l'autre). Mais quel que fût le
gouvernement, l'affaire étant politique, il fallait frapper au
politique.
Dix minutes après l'appel de Lille, j'ai au bout du fil le
cabinet du ministre, et je demande le chef de cabinet en
expliquant le motif de mon appel. On me le passe aussitôt
et il me promet de me faire rappeler dans la matinée. De
fait, la matinée n'est pas encore écoulée que je suis rappelé
par un officier supérieur responsable de la justice militaire
au cabinet du Ministre : a Nous nous sommes informés dès
votre coup de téléphone ; dès maintenant Rudent a été
remis en liberté, et des sanctions vont être prises au plus
haut niveau. D L'affaire des fils des fusillés était terminée.
Les plus belles plaidoiries sont les plaidoiries rentrées
parce que les plus belles victoires judiciaires sont celles qui
ont même empêché l'adversaire de conduire son procès
jusqu'à une audience.
Nous ne répéterons jamais assez que sous quelque aspect
qu'on la considère, la défense est un combat, et un combat
offensif. Le procès du procès commence à la première
minute et il ne peut cesser qu'avec la victoire.
Nous avons tout au long vu que ce combat n'est pas seule-
ment celui de l'avocat, qui commettrait péché de suffisance
s'il omettait cette règle d'or selon laquelle un procès poli-
tique n'est jamais gagné par les seuls moyens de l'avocat,
l'est parfois par les seuls moyens de la protestation publique,
et l'est presque toujours par la conjonction des deux.
Mais pour l'avocat ce combat signifie qu'il y joue tout
son rôle.
Être à 19uiiüative.Une défense offensive est une défense
accusatoire. Lorsque l'avocat est contraint d'assumer une
audience, elle ne se résume pas pour lui à bien plaider.
Plaider n'est qu'une phase ultime qui, du fait même de sa
place dans le déroulement du procès, peut être l'occasion
de déployer un talent, de faire plaisir aux militants (et à soi-
même), d'avoir quelques citations de presse, mais c'est
déjà un combat d'arrière-garde. La défense a la parole la
dernière, mais pour << répondre ». Une défense offensive
doit faire en sorte que ce soit le procès qui soit sur la
défensive et (à condition de ne pas donner l'impression de
« ferrailler »,ce qui redeviendrait défensif) elle doit y
ceuvrer à toute occasion qu'elle peut se procurer d'interve-
nir tout au long du procès. Elle doit notamment donner le
ton, définir, elle la première, quel en est le vrai terrain, en
utilisant tous les motifs juridiques que la loi lui offre de
prendre la parole, sous quelque prétexte de procédure que
ce soit, dès l'ouverture du procès.
La défense est un combat dès la première minute. Elle
l'est jusqu'à la dernière seconde. Rien n'est aussi redouta-
ble que les défaillances dans l'obligation d'une vigilance de
tous les instants, qu'un excès de quiétude.

Les résistants de Dijon. Oui, une affaire de résistants,


encore ! Ils étaient six, hommes et femmes, vieux et jeunes,
ouvriers et VRP -l'âme d'un maquis -, aux Assises, sous
l'inculpation d'association de malfaiteurs et de vols quali-
fiés, pour avoir réquisitionné dans les fermes de quoi
subsister pendant les combats .
Là encore, quelques images. Celle, un soir, pendant que
sur le coin de marbre d'une table d'un café ami, nous
rédigions, avec le représentant de 17ANACR1qui cou-
vrait l'affaire, le communiqué à la presse. Un peu plus loin,
dans l'ombre, sur un marbre semblable, un << inconnu »

1. Association nationale des anciens combattants de la Résistance,

114
discret mangeait son steak-frites tout en travaillant :
Ambroise Croizat, le ministre d'hier, revenu à sa condition
sans histoires de militant ouvrier.
L'image aussi de Michel Bruguier, nous donnant, avec la
qualité que lui conférait sa qualité de membre du bureau
national de I'ANACR, le signal du retrait public de nos
robes en signe de protestation contre le verdict qui
distribuait les années de prison.
L'image surtout -incroyable mais, hélas ! vraie - d'un
Président barbichu, tellement apte à comprendre et juger
(fin 1948 !) des actes de résistance, qu'à un accusé qui
expliquait comment, de Savoie, il avait rejoint ce maquis
de Bourgogne en passant par la Suisse, il demanda sans
comprendre les protestations qu'il déclenchait : « Mais
comment avez-vous fait ? Vous aviez un passeport ? >>
C'est le même Président qui tout au long de l'interroga-
toire ne voulait rien connaître d'autre que les composantes
juridiques du vol « qualifié » : Aviez-vous des armes?
Étiez-vous en « bande » ? Faisait-il nuit ? N'étaient-ce pas
des maisons habitées? Comme si un maquis n'était pas par
définition un groupe armé, opérant plutôt la nuit, et
comme si, pour obtenir des vivres, il ne valait pas-mieux
s'adresser aux habitants des bâtiments.
C'était fin 1948, et le Juge d'instruction qui avait mené
l'affaire n'avait fait qu'achever une instruction qu'il avait
lui-même ouverte pour le compte de l'occupant et que son
maintien en poste lui avait permis de continuer.
Ce Juge appartenait au Tribunal de Dijon, car ce maquis
avait opéré en Bourgogne. Et pourtant, une fois encore,
« pour raisons de sécurité »,l'affaire avait été renvoyée
aux Assises.. . de Nancy, cette fuite permanente de l'envi-
ronnement naturel étant le plus bel hommage involontaire
au rôle de l'opinion publique.
Les témoins « à décharge », c'est-à-dire ceux qui
venaient rappeler les conditions militaires dans lesquelles
les accusés avaient agi, ceux aussi qui se faisaient l'écho de
la protestation populaire et patriotique, étaient nombreux.
Du côté de l'accusation, outre des policiers en service
commandé, il n'y avait qu'un témoin :un petit pharmacien
malingre et fuyant, respirant la médiocrité et l'ambiguïté.
Dès le matin, tout ce monde fut enfermé dans la salle des
témoins. A la suspension de midi, l'un de nous se voit
accoster par un des nôtres qui lui dit un mot et lui remet un
papier.
Ce fut le coup de théâtre, l'après-midi, lorsque le petit
pharmacien vint témoigner et que nous l'interrogeâmes sur
l'authenticité d'une lettre dont nous distillions à haute voix
la lecture publique, dans laquelle le Juge d'instruction lui
disait à peu près : « J'ai réussi à faire qu'ils soient renvoyés
aux Assises. Ils vont comparaître à Nancy à telle date. Je
pense que vous ne manquerez pas de témoigner et de
confirmer que ... que ... et que ... D
Cela n'empêcha pas la Cour de revenir avec un verdict de
culpabilité et des années de prison. Là aussi une image, et
une leçon.
Tout au long des débats, nous avions cru voir sur les
visages des jurés des réactions qui nous incitaient à
l'optimisme. Lorsqu'ils revinrent de délibérer, leurs traits
consternés nous montraient que nous nous étions trompés
sur le pronostic, et non sur leurs sentiments. Mais que
s'était-il donc passé pour que des gens visiblement inclinés
à l'acquittement prononcent un verdict de condamnation ?
La délibération commune avec les trois magistrats de
carrière, guidés eux par une volonté de condamnation, et
l'inadvertance collective d'une défense pourtant forte de
deux Parisiens, d'un Nancéen, et de quatre Dijonnais, y
avaient concouru. Comme au long des interrogatoires, le
défilé des questions soumises successivement au vote des
jurés détaillait les composantes matérielles de la définition
juridique du vol qualifié : « Se sont-ils approprié ... ? A
main armée? De nuit? En groupe? Dans des maisons
habitées ? » Honnêtes et de bonne foi, les jurés avaient
évidemment répondu « oui », attendant une ultime ques-
tion qui annulerait le tout : « Ont-ils agi dans l'intérêt de la
Résistance ? » Mais cette question ne vint pas, parce que le
Président ne l'avait pas incluse dans la liste et que nous
avions omis de la faire ajouter. Si bien que ne demeuraient
que les « oui » des jurés qui, avertis, auraient répondu
« non » contre l'évidence, pour imposer l'acquittement,
comme le principe de leur souveraineté leur en donne le
pouvoir sans contrôle.
Le soir même, nous recevions l'assurance que dès le
lendemain, une majorité d'entre-eux adresserait au Conseil
supérieur de la magistrature la demande de grâce qui
signifiait : « Nous n'avons pas voulu cela. >>
Quant au Juge d'instruction de Dijon, nous le gratifiions
d'une << requête en prise à partie » que le premier Président
rejetait ... au motif que la façon dont la lettre nous était
parvenue n'était pas assez claire pour pouvoir la prendre en
considération.

Le « sabotage » du Mirage. Toute la presse en était pleine.


Pensez donc ! le sabotage d'une aile de Mirage, en pleine
campagne contre la guerre d'Indochine, et par un commu-
niste !
Pour nous, une première question se posait : assurer la
défense ou s'abstenir. Certes, tout inculpé doit être
défendu, mais dès lors que l'on peut être certain qu'un
homme ne restera pas sans avocat, il peut y avoir problème
pour un avocat à accepter une défense.
Déjà, dans les années 1944 à 1948, les avocats commu-
nistes avaient refusé de défendre des collaborateurs, parce
qu'ils étaient plutôt choisis en guise d'alibi ou de parapluie
et que, de surcroît, ils ne pouvaient pas en conscience
accepter des défenses que d'autres avocats pouvaient
assurer avec des motivations moins antagonistes de celles
de leurs clients que les nôtres.
Et puis étaient venues des affaires dont la nature appelait
de notre part une réserve d'un ordre bien différent : des
communistes, malgré tous les mots d'ordre et en contradic-
tion avec l'orientation du parti, avaient conservé des armes
et des munitions. Et ce n'est pas l'un de nos meilleurs
souvenirs que d'avoir dû, en cette époque, aller voir à la
Santé un ancien résistant qui venait d'être arrêté après une
fructueuse perquisition à son domicile. Il venait de nous
désigner pour être son avocat. Nous lui avons rendu une
première et dernière visite pour lui dire à la fois qu'il était
exclu du parti, que nous ne pouvions pas assurer sa
défense, et que la seule aide que nous étions en mesure de
lui apporter était d'en transmettre le soin à un de nos amis
non communiste. Mais il n'était pas possible de transiger :
il en allait de la crédibilité de notre politique et nous ne
devions rien offrir aux risques de l'ambiguïté, dès lors que
nous faisions que l'égaré ne soit pas laissé sans défense.
Il est clair qu'une affaire de sabotage posait les mêmes
problèmes. Mais d'abord s'imposait le principe de la
« présomption d'innocence ». S'il apparaissait que l'inté-
ressé était injustement accusé, la bataille devenait autre :
on ne peut pas accepter ou refuser une défense sans avoir
préalablement examiné le dossier.
Celui-ci était sérieusement hypothéqué dès le départ, car
le « coupable » avait avoué. Mais un aveu n'est jamais une
preuve suffisante, surtout lorsque, comme en l'espèce, cet
aveu était suspect. Il s'agissait d'un brave garçon dont la
famille était bien connue parmi nos camarades de la
localité, et l'on savait que lui-même, précisément, était
émotif et de faible défense, pour avoir vu encore enfant,
dans les années encore récentes de l'occupation, son père
et son frère fusillés devant lui par les nazis.
En ce temps de petit et moyen harcèlement répressif de
masse, tout militant observait comme une règle d'or qu'on
ne répond pas à la police : on ne défère pas aux convoca-
tions et si on est saisi de corps, on refuse toute déclaration
et toute signature. J'ai en souvenir l'image de ce tableau
d'honneur au siège de la fédération de la Charente-
Maritime, sur lequel étaient épinglés les billets bleus des
convocations de police, que le destinataire était invité à
rapporter en se présentant et que symboliquement on
affichait là pour marquer qu'on y allait pas. Cela n'empê-
chait pas de publier des protestations, d'envoyer des
délégations, qui aboutissaient souvent à ce que l'adver-
saire, ayant pris la température, n'insiste pas.
Mais de toute manière l'expérience avait bien enseigné
qu'il valait encore mieux faire les quelques jours, semaines
ou mêmes mois de détention préventive en ne cédant pas à
la pression que de croire au compromis et de se retrouver
lourdement condamné.
La raison en était simple : sans conseils, sans savoir ce
qui lui était reproché, et sur quoi reposait l'accusation,
n'importe qui est aisément piégé. Une fois ficelée par les
déclarations que celui qui connaît le dossier sait lui
convenir et qu'il s'efforce pour cela d'obtenir, toute
défense est tardive. Devant la police, et devant le Juge;
rien, avant d'avoir eu le contact avec l'avocat qui a votre
confiance et selon ses conseils. Rien. Cela a été quelque
peu oublié, mais reste irrévocablement vrai.
Le premier examen du dossier m'apprend que s'il a
avoué, c'est après une nuit passée sur m e chaise au
commissariat, et il me précisera avoir ajouté foi à l'assu-
rance que s'il avouait il serait certes poursuivi, mais laissé
en liberté provisoire. Sa jeune femme et deux enfants en
bas âge étaient dehors à l'attendre.

De plus, on lui avait mis sous le nez une feuille


d'usinage : « C'est bien toi qui a travaillé sur cette aile juste
avant qu'on trouve le coup de poinçon dans le réservoir.
Alors la preuve est là ;inutile de nier ! » Fatigué, confondu,
confiant, il avait avoué - et s'était retrouvé inculpé,
écroué - et maintenant protestait de son innocence.
Nous étions devant la juridiction militaire. Il me fallut
presque faire une contre-instruction, pour découvrir, à
force de conversations multiples avec lui, avec sa famille,
en obtenant de celle-ci qu'elle trouve la preuve de ceci, en
demandant au juge de vérifier cela, qu'il ne pouvait pas
avoir travaillé sur l'aile sabotée, pour la simple raison que
le jour où cette aile était passée au stade de fabrication où il
intervenait en raison de sa place dans l'usine.. . il n'était pas
là. Les preuves extérieures pouvant être considérées
comme des preuves de complaisance, j'exigeai les feuilles
de presence de l'usine, qui confirmèrent son absence le
jour porté sur la feuille d'usinage pour le travail de sa
spécialité. Ainsi on avait obtenu de lui un aveu dicté par le
sentiment de la vanité de se défendre contre une pièce qui,
même mensongère, l'accusait, parce qu'on lui avait affirmé
que cette pièce l'accusait et qu'il n'était ni en mesure ni en
état d'en faire le contrôle. Or cette pièce, au contraire,
l'innocentait.
Devant cette démonstration, qui était apparue seulement
à la veille de l'audience de jugement, le Tribunal militaire,
qui juge, comme la Cour d'assises, en intime conviction et
sans être obligé de motiver ses décisions, n'allait pas
jusqu'à l'acquittement mais, ébranlé, ordonnait un complé-
ment d'information.
C'était gagné. Le complément d'instruction confirma
tout ce qui était apparu. Toutefois, étant donné que c'était
le Tribunal qui avait ordonné le complément d'informa-
tion, la procédure ne pouvait être terminée par un non-lieu
et devait revenir devant le Tribunal qui seul pouvait se
prononcer. Tout était tellement évident que je revins à
l'audience assez tranquille.
Mais acquitter eut été une gifle peu facile à assumer pour
les auteurs de la machination. Et puis personne ne parlait
plus de cette affaire qui avait tant ému. Alors, comme il y
avait eu des aveux, il y eut quand même condamnation
avec sursis, sans doute pour punir l'accusé d'avoir avoué un
crime qu'il n'avait pas commis. J'avais été trop tranquille
en croyant qu'avec l'évidence de l'innocence, le tribunal ne
pouvait plus frapper comme il eût convenu pour un
sabotage.
La défense politique exige et porte au plus haut et le plus
loin la fonction de défense, et donc en met en valeur tous
les termes, car en même temps qu'elle défend un homme,
elle défend les droits de l'homme à la liberté, à la justice, à
l'égalité.
Mais ce que nous avons noté à son propos est vrai de
toute défense. De façon générale, toute défense de qualité,
dans quelque domaine que ce soit, se doit de ne pas rester
au niveau des finasseries juridistes.

Pas de juridique sans sa philosophie. Il peut arriver que la


règle juridique soit tellement nette que le Juge peut se
considérer comme lié. Mais le plus souvent le juridisme
n'est qu'une fragile barrière et le Juge mis au défi ne sera
pas embarrassé, comme en matière de proverbes, pour
trouver un autre raisonnement juridique, fût-il spécieux,
qui contredise celui dans lequel on voudrait l'enfermer.
En toutes matières, en toutes circonstances, une bonne
défense est celle qui donne au Juge le désir de juger d'une
manière et lui en offre le moyen juridique, ou lui donne le
prétexte de ne pas pouvoir juridiquement faire autrement.
Cette envie de juger d'une manière ou d'une autre peut lui
être inspirée soit par l'appel aux sentiments dont on le
crédite, soit par la mise en garde et l'incitation à prendre la
mesure de ses responsabilités.
Certes tout n'est pas toujours transposable au « droit
commun ». D'abord la défense politique, au-delà de la
riposte individualisée au procès dans lequel on livre com-
bat, tend à produire un effet dissuasif de portée plus
générale. L'échec infligé à l'adversaire dans un combat
peut le faire reculer sur tout le front. Cela peut se produire
parce que l'on obtient une décision de principe, qui fait
jurisprudence, et dont il s'agit ensuite seulement d'invo-
quer le précédent pour encourager les autres Juges à en
suivre l'exemple. Cela est vrai dans les procès en série
comme le furent en 1950, dans toute la France, les
poursuites contre les afficheurs de la protestation contre la
prolongation du service militaire à 18 mois. Mais l'effet
dissuasif peut être beaucoup plus couramment obtenu par
le simple « procès du procès »,dont l'objectif principal doit
tendre à ce que, s'il doit malgré tout y avoir condamnation,
le procès se soit déroulé de telle façon que l'opinion
publique en déduise non pas que le condamné était
coupable mais que la justice est mauvaise.
Parvenir à en donner conscience au Juge est souvent le
meilleur moyen d'éviter la condamnation. Dans tous les cas
l'objectif dissuasif doit tendre à ce que l'adversaire en
arrive à se dire que même s'il gagne le procès il a perdu des
points sur le plan politique (pour son image de marque, ou
par les oppositions qu'il rassemble), et qu'en définitive, ce
procès lui porte, du point de vue politique, plus de tort qu'il
ne lui donne de profit. Ces considérations, bien entendu,
n'interviennent pas dans les affaires pénales de droit
commun.
L'autre différence majeure est que l'on imagine mal un
avocat exalter à la barre le vol, l'escroquerie ou l'assassinat
comme il peut exalter la noblesse d'aspirations pacifistes ou
révolutionnaires. Dans le procès politique (sauf dans les cas
exceptionnels où pour des mobiles élevés l'intéressé à
recouru à des actes que les siens réprouvent et que ses
intentions ne justifient pas) il est exclu, à peine de trahison
du militant et de désaveu par lui, de << plaider l'indul-
gence B. A l'inverse, en << droit commun »,il est usuel de
plaider l'indulgence, une défense << totale »,un << procès du
procès >> ne se justifiant que dans le cas de l'erreur
judiciaire ou du procès sans preuves. La vérité oblige à dire
que cette occasion s'offre trop souvent notamment parce
que trop souvent des organes de police ne supportent pas
d'échouer et qu'à crime il faut coupable.
Les violences policières, les manquements aux droits de
la défense, le racisme sont ici trop souvent présents, et le
<< droit commun >> ne peut pas être un espace qui échappe à
des impératifs aussi indivisibles qu'universels. Il est du
devoir d'une défense consciente de son rôle de les combat-
tre et de les dénoncer ici comme dans le procès politique.
C'est d'ailleurs un devoir qui a sa propre dimension
politicfue, si tant est que la saine politique est celle de la
citoyenneté.
Il est également toute une zone d'affaires qui ne sont pas
politiques au sens où s'entend le procès politique, lié à des
activités politiques, mais qui sont de dimension politique
par l'objet social ou philosophique du procès, où l'enj eu
peut être de faire avancer les rapports sociaux. Ainsi en fut-
il naguère de la lutte contre la répression de l'avortement,
naguère encore et encore aujourd'hui de la répression
aggravée du vol par salarié ou de la répression purement
symbolique du délit patronal. Mais de toutes manières, et
quelles que soient les limites qu'impose, sur le fond, le
champ rétréci d'une affaire pénale ordinaire, la défense y
reste un combat.
Les devoirs de l'avocat y sont aussi ceux de l'intransi-
geance, de la dénonciation accusatoire des faiblesses du
dossier, le rappel des droits de la défense, et une susceptibi-
lité à fleur de peau pour ce qui concerne son droit d'être
respecté, avec les exigences de tenue à la barre que cela
implique, mais une vigilance toujours prête à la riposte à
l'égard de tout ce qui met en question l'assistance sur
laquelle tout individu doit pouvoir compter de la part de
l'avocat. C'est ce qui donne déjà sa valeur universelle à la
clause de conscience ».
Il est vrai qu'on entend parfois soutenir que même en
matière politique la neutralité et le non-engagement de
l'avocat seraient le gage et la condition d'une défense
d'autant plus crédible et autorisée qu'elle serait sereine et
au-dessus de la mêlée ; qu'un avocat doit pouvoir défendre
n'importe qui, fût-ce un adversaire politique, et que la
défense ne doit donc pas dépendre d'une communauté
d'appartenance.
La thèse est théoriquement juste et peut dans certains cas
extrêmes devenir concrètement vraie. En effet, personne
ne doit se trouver démuni de défenseur. Il reste que la
défense d'un adversaire ne peut pas être la même que celle
de quelqu'un dont on se sent proche : on lui trouve des
raisons, on exprime pour lui ce qu'il pense, mais il est diffi-
cile de ne pas y mettre au moins de la distance. L'avocat qui
souffle le chaud et le froid, que 1'011 sait capable selon le
jour de plaider le blanc ou le noir prend vite l'apparence
que Daumier a fixée pour le plus grand dommage de la
symbolisation populaire des droits de la défense. Il cesse
d'être crédible, et se réduit à l'image de la G déformation
professionnelle D ou du << métier bien fait D. Le juge s'en
accommode avec la patience, comme d'un mal nécessaire :
G Parle toujours, à la fin c'est moi qui juge. B Plaider pour
l'adversaire est chevaleresque ; ce n'est possible que quand
personne d'autre n'est là pour le faire : c'est alors un devoir
mais seulement dans les dimensions et limites de la propre
conscience de l'avocat, car il n'est crédible que sous
condition de sincérité. Tant qu'un adversaire a des avocats
de ses convictions pour le défendre, c'est la probité qui
commande de leur en laisser le soin.
Mais ces exigences de crédibilité, nous l'avons dit, se
posent à toute défense. Revenant une fois de plus a mes
enseignements initiaux, qui n'avaient rien de politique, j 'ai
vu mon père refuser des dossiers parce qu'en conscience il
en désapprouvait le contenu et ne voulait pas être de ce
côté-là de la barre.
Car toute défense veut que soit écartée dans toute la
mesure du possible le risque d'être, même inconsciem-
ment, influencé et freiné à un moment ou à un autre par
des réticences. Il suffit d'être travaillé par la conscience de
ce devoir pour que déjà le jeu soit faussé, qu'on risque de
ne pas défendre suffisamment ou au contraire, paradoxale-
ment, d'en faire trop (et mal) dans la crainte de ne pas faire
assez. Le refus, alors, relève du scrupule et de la probité à
l'égard de l'intéressé lui-même, quand celui-ci n'est pas de
façon très calculé venu précisément vous chercher vous,
pour vous utiliser comme alibi, ce qui pour le coup ne
mérite aucun égard.

Pratique et théorie. Combat sur tout le front. Ici encore,


une longue parenthèse. Trop souvent nous avons eu
matière à regretter que nos ainés se cantonnent (ou qu'une
démarche politique influencée par l'imagerie traditionnelle
oulet par une certaine déformation moderniste spécialisa-
trice de l'université et de la recherche les cantonne) dans un
judiciaire séparé du reste du juridique. Combien de fois
n'avons-nous pas entendu Marcel Willard (oui, toujours et
encore) déplorer que les avocats communistes n'apportent
pas à la réflexion théorique l'enrichissement de leurs
trésors d'expérience, faits de la rencontre des réalités
sociales et de la réalité des rapports de l'individu à l'État,
de l'inégalité, de l'injustice et des exigences devant en
résulter, toutes choses qui sont leur lot quotidien à tous les
niveaux et dans tous les domaines de leur pratique profes-
sionnelle. Mais il leur faut trouver le temps de l'écrire, et
l'immodestie d'en comprendre l'irremplaçable utilité ; sans
en rester à l'autre immodestie, beaucoup plus coupable, de
n'accepter de le faire qu'à la condition de ne livrer que de
l'achevé et de l'indiscutable.
Le judiciaire est inséparable du droit en général. Et il
n'est possible que de faire de la demi-justice, corrective,
qui vaut cependant mieux que pas de justice du tout, si le
droit, la loi, le règlement, n'est pas juste. C'est le constat
de ce divorce qui a conduit des Juges de bon vouloir à
rompre avec la loi. Et ce fut difficile de dire les réserves que
cela inspirait. Et pourtant il fallait faire ces réserves : si le
Juge ne juge plus que selon sa conscience, ce peut être le
meilleur, mais une fois admis le principe de larguer les
amarres, ce peut être le pire, à l'aventure du capitaine,
libérateur ou bourreau, et au sort du détenteur de telle ou
telle minipuissance de Tribunal.
C'est un problème difficile que celui de la sécurité que
doit représenter la souveraineté de la loi sur celle du Juge,
quand la loi n'est pas juste. Et cependant, dans un régime
de démocratie, bien que les inégalités sociales l'affectent
profondément, la loi n'en n'est pas moins l'expression de la
volonté populaire. Et mieux vaut le principe de suprématie
de la loi, quitte à se battre pour son changement, que
l'abandon au sort du Juge.
Autre chose est d'attendre du Juge qu'il opère, dans la
marge que la loi lui laisse, dans le sens du juste. Car cela lui
est possible sans s'évader du droit : il y a toute la marge
d'appréciation des faits, et celle surtout de la hiérarchie des
règles juridiques, la possibilité de pondérer une réglemen-
tation momentanée par des options relatives à des principes
fondamentaux. La conscience du Juge lui dicte de ne pas
faire n'importe quoi et le droit le lui permet. Le débat est
destiné à l'éclairer, et, s'il est public, à lui faire savoir qu'on
sait qu'il sait.
Et c'est un signe particulièrement fort de la gravité de la
crise d'un systbme que l'institution naissante de la « média-
tion » qui permet de renvoyer à des notables le soin
d'arbitrer les différends (à la place du Juge) « au jugé »,au
sentiment ou à l'influence, par un grand bond en arrière,
une sorte de retour à la justice féodale.
Le judiciaire n'est pas isolé et ne peut pas être pris
comme un champ clos académique entre initiés. Le débat,
d'abord, est référé à la fois à la discussion des faits et à celle
du droit, et à la relation des deux. Mais aussi l'élévation du
débat, le dépassement des discussions de virgules (sans les
négliger !!) doit étalonner le jugement à une philosophie du
juridique, philosophie des relations sociales et de leur
matérialisation.
Si la justice est communément réduite à l'imagerie du
judiciaire, elle est d'abord une question de justice ou
d'injustice d'un système juridique d'organisation des rela-
tions sociales.
S'il nous a été donné (le nous s'explique en disant G nous
avons fait ensemble sept enfants dont quatre livres »)
d'écrire sur les problèmes de la théorie du droit des essais
dont parfois l'accueil reçu où les références consenties nous
ont donné à croire qu'ils ont pu être utiles, nous le devons à
la rencontre de trois facteurs : premièrement, l'aliment
d'une expérience professionnelle généraliste ; deuxième-
ment être communistes, c'est-à-dire tout à la fois bénéficier
d'une approche des rapports juridiques où tous les pro-
blèmes de la société et de l'État fournissent l'épreuve de
leurs remous, et pouvoir y projeter un éclairage théorique
spécifique ; troisièmement avoir été pendant trente-cinq
ans, dans l'activité de l'Association internationale des
juristes démocrates et de sa revue théorique, au meilleur
poste d'observation des péripéties théoriques et pratiques
du juridique, dans les affres de croissance ou de crise des
différents types de société. Et sans doute ce volet théori-
que, doctrinal, du combat pour la justice, avec ses contra-
dictions, ses découvertes, ses réinventaires, ses dépasse-
ments, a en retour été un aliment précieux pour le combat
judiciaire.

Les libertés sont indivisibles. Assis en face de moi, à la table


du fond d'un café d'une petite ville de Lorraine, attendant
la voiture qui va nous emmener à la ville voisine où siège le
Tribunal, un responsable régional du syndicat CGT des
mineurs de fer : « Un avocat communiste, dans notre
système, je comprends. Mais après. Quand la classe
ouvrière sera au pouvoir, qu'est-ce qu'il fera? A quoi
servira-t-il ? » Je pourrais lui expliquer longuement que le
socialisme a ses contradictions. Je préfère être plus direct :
« Un avocat, c'est un em. .. : dans ce système, un avocat
c'est un em.. .,et un avocat communiste plus que les autres.
Et dans le socialisme, un avocat, ça doit encore être un
em.. ., et un avocat communiste plus que les autres. >>
L'esprit d'aristrocratie que je n'ai cessé de brandir dans
un but d'incontestable provocation, c'est cela : Cedant
arma togae, la « défense » ne doit connaître aucun maître,
aucune barrière, aucune autre discipline que celle qu'elle
seule, pour la garantie de son immunité, est habilitée à se
prescrire. Cette revendication d'intouchabilité implique,
impose à l'avocat l'obligation d'être irréprochable, contre-
partie de l'exigence d'être respecté.
Si l'on me demandait ce qui doit être la principale qualité
d'un avocat, je répondrais : « Être d'un caractère ombra-
geux » ou « avoir mauvais caractère »,au sens d'avoir « du
caractère ». Cela ne justifie pas seulement de ne pas « se
laisser marcher sur les pieds »,mais de savoir dire « non »,
de résister, de tenir tête et tenir bon : face à l'adversaire
face au juge, face au client. L'avocat est un combattant.
C'est sans doute ce qui crée cette solidarité confraternelle
qui l'emporte sur les concufrences et les rivalités, et qui
n'est pas cette connivence de robins et de chats-fourrés
qu'imagine l'opinion, mais le recours d'une troupe toujours
prête à faire front et à former le carré.
Quand il faut brusquement, au hasard d'une escar-
mouche, riposter et trouver, improviser le coup qui fait
mouche, qui exploite la faute adverse, qui marque un
point, qui crée ou renverse le climat, mais aboutira à l'effet
inverse si l'on a frappé trop fort, ou trop loin, ou à côté, ou
qu'on a découvert sa propre garde, il faut décider vite, et
seul, totalement seul. Ce sentiment de solitude, on le
ressent dès qu'on prend sa place à la barre. Comme l'écrivit
le Bâtonnier Jacques Charpentier, dans son opuscule
Remarques sur la parole :« Celui qui n'a pas souhaité se
casser la jambe en se rendant à un procès important n'est
! pas un avocat. » Mais une fois qu'on y est rien ne compte
!
plus que le combat. Avec le risque physique en moins -
i
b
mais quel risque intellectuel et moral ! -, on se sent un
1 peut comme le toréro quand dans l'arène il n'y a plus que le
:
i
taureau et lui. D'où l'importance, dans le procès politique,
I de se sentir porté par l'intérêt d'une salle et aussi par
i l'autorité de tout ce qui milite en faveur des valeurs que
/, l'on va défendre.
i Mais quelle solitude quand, par exemple, pour me
j référer à un exemple vécu, on se trouve deux jours à une
I audience d'Assises où tout se déroule à huis-clos parce que
l'accusé est mineur et qu'on ne peut même pas compter sur
[1 lui pour mener le combat ensemble en raison de la faiblesse
de son esprit. L'équité oblige à dire que, dans cette
11 circonstance, pour obtenir l'acquittement contre le Procu-
reur, une partie civile, les gendarmes et les experts, j'avais
1 trouvé des alliés chez certains Juges attentifs à ne pas être
! des organes de répression mais de justice.
k Solitude aussi quand il faut conseiller le client, et trop
souvent décider à sa place, en tout cas toujours faire pour
E.
lui le choix des armes. Moindre solitude ici cependant car
i existe le loisir de se consulter avec d'autres. Mais savoir
dire « non » au client, cela peut aller jusqu'à refuser le
dossier ou le restituer.
E
t
Le remarquable est que la déontologie est une, au même
[ titre que les libertés sont indivisibles. Nous avons vu que
i, celle que nous avons appris à pratiquer, que nous nous
1. sommes établie pour la défense politique, est également
valable pour la pratique professionnelle dans tout autre
1
Ir
domaine. Contrairement à ce qu'on croit parfois, la
défense politique n'est pas une spécialité qui disqualifierait
pour le reste. Elle est au contraire l'école la plus qualifiante
et l'unité déontologique de la défense s'oppose à cet autre
aristocratisme, parfois rencontré, qui réserverait les droits

'/
F
. de la défense et les grands principes pour les procès
politiques et se garderait de les avilir ou de les compromet-
tre à la défense des délinquants de droit commun ou de les
1 galvauder dans des querelles autour d'un accident de la
l
circulation, d'un héritage, d'une parcelle de voisinage ou
d'un procès de construction.
Cet aristocratisme-là est détestable et redoutable : si l'on
considère d'abord le mépris des défenses pénales de « droit
commun », il faut noter qu'un tel moralisme confortable
fait bon marché des causes sociales de cette délinquance et
des gâchis que peut entraîner ou éviter le procès selon
l'issue qu'il aura, mais surtout, il faut avoir à l'esprit que
c'est souvent sur les affaires de ce type que les pratiques,
les personnels, les rouages répressifs « se font la main »,
pour ensuite se reporter sur les dossiers politiques. C'est
aussi parce que les libertés sont indivisibles que la défense
doit l'être.
Quant aux procès « civils » ou administratifs, ils ont aussi
des dimensions humaines, souvent dramatiques ou suscep-
tibles de le devenir. Quelle fierté, par exemple, que de tout
lâcher pour consacrer deux jours, toutes affaires cessantes,
à ne plus s'occuper que d'empêcher un Juge des enfants
d'arracher deux gosses à leur famille, généralement pauvre
et démunie, car il est rare que l'on voit intervenir la justice
sur de tels problèmes dans des milieux aisés !
L'exemple est sans doute trop facile. Mais quel procès
d'accident ne met pas en cause l'avenir du blessé, ou de
survivants d'une famille mutilée, et le comportement des
compagnies d'assurances ? Quel procès de construction ne
met pas en cause les conditions qui sévissent sur ce marché,
la moralité à tirer des responsabilités encourues, et aussi le
droit au logement, ou à l'école, ou à la santé ou tout
simplement à la sécurité ? Quel procès autour d'un contrat
ne met pas en cause la loyauté des parties, l'inégalité des
partenaires, leur liberté respective de signer ou non le
contrat ? Lequel de tous ces procès n'appellera-t-il pas des
jugements de valeur sur les textes applicables, et le plus
petit procès est souvent plus dramatique pour le plus
humble que le plus gros procès pour le plus nanti. Et il
demande à l'avocat souvent plus d'efforts et toujours.. .
plus de désintéressement.
Dès lors que la clause de conscience y est toujours
présente tout procès est un combat. Et les règles en sont les
mêmes :
L'audience n'en est pas le moment essentiel. Mais
1' « oralité des débats » est indispensable. Elle est l'instant
décisif de la communication, triangulairement : celle où
l'on sera au contact direct du Juge, où l'on pourra suivre ses
réactions, jouer son va-tout pour convaincre, « les yeux
dans les yeux ». Cette question de la communication est
capitale.

Écriture et oralité. De plus en plus on voit les Juges


manifester leur impatience devant la plaidoirie, et même
faire la théorie de sa réduction : elle serait un archaïsme à
une époque où la procédure écrite permet mieux au Juge
d'éclairer sa conviction dans la quiétude du cabinet.
Il est indéniable que le temps n'est plus à ces intermina-
bles morceaux de bravoure des « plaidoiries » de la Renais-
sance que nous ont conservés les anthologies d'éloquence
judiciaire. Mais cela ne saurait signifier la péremption de
1' << oralité D.
La plaidoirie n'est inutile ou superflue que dans l'hypo-
thèse où le Juge réduit sa vocation à l'évacuation des
dossiers et non dans celle où il veut former son jugement.
Et il n'y a pas lieu, comme on le lit parfois, de distinguer
entre le pénal où s'exprimerait le sentiment et le civil qui
ne serait que juridique. Tout procès appelle sa justification
morale. Rien ne peut avoir d'aussi suspectes résonances
qu'un montage purement juridique, qui peut donner
l'impression qu'on masque un mauvais dossier derrière un
échafaudage d'astuce. Dans le procès civil, où l'audience
ne comporte guère matière à incidents et se résume à
plaider chacun à son tour, le grand art consiste à plaider les
plus gros dossiers à « dossier fermé D.
Pendant toute la phase d'instruction écrite de l'affaire,
les « conclusions » ont été échangées, par lesquelles les
parties ont exposé leurs arguments juridiques rattachés à
leur version des faits, ont réfuté ceux d'en face. Puis le ou
les adversaires en ont à leur tour fait la contre-réfutation, et
ainsi de suite jusqu'à ce qu'on n'ait plus rien à ajouter que
l'on n'ait déjà dit. On a échangé la communication des
pièces (documents, témoignages écrits, correspondances)
qu'on remettra au tribunal.
C'est indispensable, beaucoup plus à l'information
mutuelle des parties qu'à celle du Juge : la loyauté, le
caractère contradictoire, les droits de la défense, piliers
d'un véritable débat, exigent qu'à l'ouverture de l'audience
chacune des parties soit pleinement édifiée sur les termes
de ce débat et sur les arguments de l'autre ou des autres.
L'audience a pour fonction de débattre de la valeur de ces
arguments, donc de les présenter et de les commenter.
Pour l'audience, on a préparé son dossier de plaidoirie.
C'est ce dossier qui sera remis au Tribunal à la fin de
l'audience, avec les pièces rangées sous des chemises de
papier sur lesquelles en est exposée l'analyse, dans l'ordre
qu'impose d'abord l'exposé des faits, puis la « discussion »
de leur analyse ? l'épreuve
i de la loi et de la morale dont on
veut l'éclairer. La suprême habilité consiste à présenter les
faits (avec assez de scrupule pour ne pas s'exposer au
démenti) de manière qu'avant toute discussion le tribunal y
puise l'envie de penser que vous avez raison, et que votre
raisonnement, ensuite, lui procure le plaisir de se dire que
vous ne faites que penser comme lui et que donc vous avez
forcément raison.
Plaider va-t-il consister à lire ou exposer par le menu tout
le fil du raisonnement que fournit le dossier? Certes non.
A la fin de l'audience, le Tribunal met « en délibéré D,
pour ne rendre son jugement que plusieurs semaines plus
tard, de manière à avoir le temps de lire les dossiers, d'en
examiner les pièces, de réfléchir (en y ajoutant le cas
échéant ses propres recherches juridiques) au mérite des
thèses de chacun des dossiers.
Le terme même de « délibéré »,notons-le au passage,
suppose que le Tribunal « délibère »; on ne délibère pas
avec soi-même. Le terme vient de ce que le Tribunal est
« collégial », c'est-à-dire qu'il se compose de trois juges.
L'avantage n'est pas seulement, comme les mauvaises
langues l'insinuent, que cela permet qu'il y en ait toujours
un qui, comme l'officier de quart, ou le guetteur, soit de
service pour écouter pendant que les deux autres somno-
lent : les trois peuvent écouter (avec de compréhensibles
moments de distraction : j'ai toujours été un peu perplexe
devant l'effort d'attention nécessaire pour écouter trois
heures durant des plaidoiries qui, de surcroît, sont parfois
ronronnantes) et avoir une écoute différente, selon leur
sensibilité. Le « délibéré » va leur permettre à leur tour
d'en débattre, de s'affronter, puis de se mettre d'accord, ou
de se prononcer à la majorité. Le secret du délibéré
garantit aussi que le juge puisse s'affranchir plus facilement
des pressions. La collégialité garantit aussi contre la
subjectivité d'un seul..
.
l

De nos jours elle tend à disparaître au profit d'audiences


à Juge unique. Pour les justifier on a tendu à reprocher à la
collégialité de déresponsabiliser le Juge. En réalité les
tribunaux à juge unique découlent simplement d'une
philosophie de la misère qui va de pair avec un recrutement
de Juges insuffisant.
Le lieu n'est pas ici de traiter de tous les problèmes de
l'organisation judiciaire, des règles de procédure, et du
statut de la magistrature. Mentionnons seulement que
toutes font partie du système global du procès, et influent
en bien ou en mal sur les droits de la défense, donc y
participent, et il n'est évidemment pas indifférent à l'avocat
que soit plus ou moins assurées l'indépendance du Juge et
les bonnes conditions de son écoute.
Mais, qu'il délibère avec deux collègues ou avec sa
conscience, le Juge aura le dossier en main. Lui faire subir
pendant une longue audience la litanie de sa lecture
complète nuit d'abord à la communication, car l'avocat-
lecteur est inévitablement plus attentif à son dossier qu'à
ceux à qu'il s'adresse. Mais surtout, il court grand danger
que le Juge ne l'écoute pas, sachant qu'il aura le temps de
lire quand il aura le dossier, et qu'ensuite, quand il aura le
dossier, il ne lise pas, en se disant qu'il l'a déjà entendu.
Un gros dossier doit être impeccablement présente,
souvent dans une disposition vivante, animée, qui donne
vie aux arguments, qui s'exclame, avec des soulignés. Il
doit « parler » et faciliter la lecture. Mais il doit surtout
être complet : là, rien ne doit manquer.
Au contraire, la plaidoirie orale doit retenir l'essentiel.
Elle doit d'une part donner au Juge une impression
globale, qui détermine déjà en lui une orientation, et lui
donne envie de lire le dossier, en sachant qu'il y trouvera
ceci ou cela qu'on lui a seulement annoncé.
Il faut savoir aussi s'interrompre le temps de chercher un
document, d'en lire un passage. La maîtrise de la barre,
c'est de savoir s'arrêter suffisamment pour laisser à l'audi-
teur le temps de souffler, et de se repérer -et aussi pour se
donner à soi-même le temps de faire le point -, pour
montrer qu'on ne récite pas mais qu'on communique ce
qu'on pense, comme on le pense, quand on le pense. De
fait il n'est pas rare que, dans le cadre particulier de cette
communication orale, la pensée, à force de chercher à
« passer »,se trouve des expressions nouvelles, qui déclen-
chent la découverte d'arguments nouveaux, de formula-
tions plus adéquates, plus caractérisantes, et plus frap-
pantes.
11 en est qu'il faudra trouver l'occasion de répéter, et de
récapituler. Oralement, à dossier fermé, on ne pense pas à
tout. Il n'est pas interdit, avant de clore, de feuilleter
rapidement ses notes en vérification ostensible qu'on n'a
rien oublié, mais l'expérience enseigne à la fois que primo
ce qu'on a songé à dire était ce qu'on a retenu soi-même
parce que c'était le plus important et donc ce sur quoi il
fallait insister pour convaincre, que secundo lorsque le
débat est clos on a toujours l'impression culpabilisante d'en
avoir oublié ou qu'il aurait fallu dire autrement.
C'est la seule occasion d'une expression de chacun en
présence des autres. La présentation par la plaidoirie peut
faire apparaître un éclairage qui aura échappé à la lecture,
y entraîner une réponse. Le juge peut être amené à
exprimer une question que le débat lui suggère et à
donner l'occasion d'élucider un point ou un autre. La
plaidoirie est donc un moment essentiel de communication.
Elle est aussi une pièce essentielle de cette condition de
la démocratie judiciaire qu'est la publicité des audiences
qui, même si les salles des Tribunaux sont désertées,
doivent à tout moment pouvoir être suivies par quiconque
s'y intéresse.
La plaidoirie doit certes demeurer utile. Cela signifie
seulement qu'elle doit intégralement être bâtie autour de
l'objectif de convaincre, de faire partager. Même lorsque
elle tient compte de l'utilité pour la défense d'une réso-
nance dans le public, elle cible sur le Juge, tout en croisant
le fer avec les contradicteurs, non pour le sport mais pour
démontrer qui a raison. Elle doit donc être dépouillée de
toute auto-complaisance mais ne rien émasculer d'un total
engagement dans le combat. Elle doit à la fois, quant à sa
tonalité, avoir la tenue, le niveau de verbe et de langue de
la solennité et l'expression directe, simple, de l'adresse
personnelle à celui dont on doit gagner et conserver
l'écoute.
« Vous avez gagné votre procès parce que vous avez eu
de bons Juges. Vous l'avez perdu parce que vous avez eu
un mauvais avocat. >> L'amère boutade traduit un senti-
ment trop fréquent. Mais qui donc sait le nombre de fois où
un avocat ne dort pas d'inquiétude la veille du prononcé
d'un jugement, alors que son client, lui, dort parfaitement.
La statistique des infarctus dans la profession d'avocat
serait éloquente. Sont là pour nous le rappeler les noms de
Michel Bruguier, de Pierre Stibbe et du Bâtonnier René
William Thorp, emportés par des crises cardiaques à
quelques semaines d'intervalle après le procès Ben Barka,
et aussi l'un des meilleurs d'entre nous, Henri Douzon,
avocat de la décolonisation pour avoir été pendant plus de
quinze ans aux côtés de tous les dirigeants des mouvements
de libération, devant tous les tribunaux d'Afrique, et qui
porta jusqu'à en être enlevé prématurément à nos rangs les
conséquences des coups reçus, en 1946, des fascistes alors
qu'il assumait sur place la défense des dirigeants du peuple
malgache.
Nous avons dit que l'audience était le lieu d'une commu-
nication triangulaire. En effet, elle n'est pas seulement une
succession d'adresses au Tribunal. Même lorsque ne s'y
instaure pas de véritable dialogue, chaque avocat, par
l'effort même de sa communication orale pour convaincre,
polémique, par Tribunal interposé, avec son contradicteur
à qui cet effort concentré d'expression orale fait mieux
sentir que les écritures le risque que représente la puissance
de conviction de son adversaire, comme ses points faibles,
et mieux sentir les siens propres et ce sur quoi il doit porter
réponse ou réplique.
Avec le Tribunal lui-même il arrive qu'un dialogue, un
vrai, s'instaure. Parfois ce n'est qu'une amorce, par une
interruption intempestive d'un Juge manquant de sérénité,
qui s'attirera nécessairement une riposte, comme celui qui
bavarde avec son voisin doit obligatoirement amener
l'avocat à s'interrompre pour marquer qu'il entend être
écouté.
Mais d'autres fois, le Tribunal a le sentiment qu'une
explication n'est pas claire, ou qu'il manque au débat une
question à laquelle il a pensé. Il arrive qu'il n'en dise rien et
qu'il ait commis une erreur. S'il ne la met pas en discussion,
son jugement s'en ressentira et ne pourra être corrigé que
par un appel qui aurait pu être évité. Les avocats aiment
donc ces interpellations qui permettent de faire les mises au
point utiles dans la loyauté que vaut la présence simultanée
de tous.
La plaidoirie cependant n'est qu'un aspect. Le rôle de la
« défense >> est beaucoup plus vaste. Nous avons vu que
l'audience est l'aboutissement d'un long échange d'écri-
ture.
La procedure, l'échange de conclusions, c'est la mise en
place des batteries d'artillerie. Chacun place les siennes ou
les déplace en fonction du mouvement des autres. Là aussi,
la meilleure défense est l'attaque : prendre l'initiative du
procès, c'est déjà donner l'image de quelqu'un qui est sûr
de son droit. En défense, si l'autre a pris les devants, faire
le procès du procès et, par des « demandes reconvention-
nelles »',lui donner le regret de ne pas s'être tenu
tranquille.
Comme en matière politique, se soucier de la « moralité
du débat »,donner au Juge envie de vous suivre et lui en
offrir les moyens juridiques. Ne pas rester « à l'intérieur du
droit », comme des virtuoses de la casuistique, de la
jonglerie des textes pour la seule vénération qui serait due
à l'art et à la science de leur habile exploitation, mais
toujours « mettre le droit à l'intérieur », sans pour autant
jamais le négliger. Les avocats ne sont pas comme certains
ont voulu les en persuader dans une démarche sympathique
mais inutilement populiste des « travailleurs du droit »,
mais des combattants, dont le droit est une arme parmi
d'autres.
Il en est de même de l'audience et il en est de même de la
procédure.
De même que dans la défense politique les grandes
victoires sont les plaidoiries rentrées, de même dans les
autres procès la victoire est loin de passer nécessairement
par un jugement ; dans une certaine routine c'est même là,
souvent, la voie de la facilité. En défense, la plus belle
victoire est que l'adversaire se désiste de sa demande. En
demande, c'est qu'il s'incline à l'amiable. Les procédures
les plus satisfaisantes sont celles qui consistent à mettre des
batteries en place pour engager le dialogue et ne pas avoir à
s'en servir.
Ainsi, on le voit, il y a parfaite cohérence entre tous les
principes que nous avons identifiés comme composant
l'éthique de la défense politique et ceux d'un exercice
général de la mission de défense.
Pourtant, il reste une question, qui est toujours dans
-

toutes les têtes, et qu'on ne peut sans tricher éviter de


mettre à nu : dans les idées reçues, dans celles que propose
et qu'entretient l'idéologie dominante, il sévit une sorte de
postulat, selon lequel plus l'avocat se réclame d'une
1. On appelle « demande reconventionnelle », le fait, étant l'objet d'un
procès, de ne pas se borner à se défendre, mais de faire contre l'adversaire une
demande en retour.
vocation de liberté, plus cela est contradictoire et incompa-
tible avec ce que la doctrine des communistes comporterait
de servitudes et de duretés. Et quand on doit se rendre à
l'évidence que tel n'est pas le cas, cela devient une sorte de
mystère. Pourtant ce témoignage est celui d'une confluence
aussi cohérente que totale, dont on ne peut prendre la
mesure qu'à la condition de la traiter en complète transpa-
rence.

Rupture et continuité. Il est clair que lorsque l'affluent est


venu faire irruption dans le courant paisible qui coulait des
sources anciennes, ce ne pouvait se faire sans de sérieux
remous : le choix de classe, c'était le rejet de la bourgeoisie
et un état d'automéfiance permanent à l'égard des réflexes
dont je n'aurais pas réussi à me dépouiller. La rupture avec
l'opportunisme à la barre, c'était aussi la rupture avec les
tares de l'origine bourgeoise. C'était la découverte qu'on
ne sent jamais aussi libre que depuis qu'on est communiste.
C'était aussi, autre démonstration - la plus forte - de sa
liberté, se prouver qu'on avait le courage de mener le
combat antagoniste dans sa propre maison ; que certains
puissent penser qu'on rejoignait le côté des voyous donnait
à soi seul motif de fierté -et fierté plus grande de montrer
de quoi ce voyoutisme-là était porteur et capable.
Et puis, nous sortions d'une période historique où, après
la trahison dont la France et son peuple avaient été victime,
nous étions fortement imprégnés de manichéisme. C'était
le temps où Paul Éluard rappelait que beaucoup d'amour
de l'humanité exige beaucoup de haine de ce qui la nie.
Il était facile de penser que si les relations de pouvoir
s'inversaient, c'est en devenant procureurs qu'on servirait
son idéal de justice. Après tout ce n'est ni de Marx ni de
Lénine que nous vient le mot d'ordre : « Pas de liberté
pour les ennemis de la liberté », et nous n'avions pas
encore fait l'expérience du mésusage que devaient faire de
la formule les impostures du prétendu « monde libre »,et
dont la plus insolente devait m'être infligée en 1959 alors
que j'étais observateur à un procès mené contre un
dirigeant du Parti communiste clandestin par le fascisme
portugais lorsque le Président de la Cour spéciale osa me
lancer à travers le prétoire et en français la célèbre formule
pour justifier la pire des répressions !
Cependant, les réalités devaient m'imposer de dépasser
très vite l'étape de la maladie infantile. L'école des aînés,
l'échange des expériences étaient de nature à équilibrer la
réflexion, à donner à la vision une autre ampleur et une
autre densité. Les thèmes imposés par la répression (la
paix, les libertés publiques, l'indépendance nationale, le
progrès et la justice sociale) appelaient une démarche à la
fois rassembleuse et surtout responsable. Et puis, et puis
surtout, la << maladie infantile » est celle du communiste ou
du communisme qui n'a pas atteint la maturité.
Jamais je ne dirai assez ni assez haut, car il en est d'assez
nombreux, de part et d'autre, à qui il peut ne pas plaire
d'entendre, que ma retrouvaille avec l'enseignement passé,
la soudure avec l'héritage, ne fut pas un recul de mes choix,
et un compromis, mais la marque et le résultat d'un
processus de maturation de ma réflexion de communiste,
en traduction dans ce domaine précis de celle du Parti sur la
portée historique, pour la nation et pour l'humanité, de la
nécessité de combattre le fascisme comme voie incontour-
nable de sauvetage et de progression des valeurs les plus
fondamentales de liberté, de justice et de culture, avec
leurs acquis les plus communément vénérés.
Dès lors le combat que je menais comme avocat commu-
niste s'inscrivait dans le droit fil de tous les combats pour
la liberté et la justice dont l'avocat « bourgeois » avait fait
de sa robe le symbole. N'avais-je pas dit à mon père que je
n'avais fait que choisir de mener jusqu'au bout cette fidélité
à 89 qu'il m'avait enseignée ? L'aristocratisme de la défense
devenait un aliment de ces nouveaux combats. L'éthique
s'en offrait comme une source qu'il eût été insensé de
renier, de ne pas recueillir et cultiver. En échange,
était-il absurde de créditer les avocats qui n'avaient pas
fait le même choix que moi, d'être sensibles, parce que
combattant pour la justice, à l'idée que leur quête ne
pouvait se concevoir sans y intégrer la justice sociale?
Et ces valeurs de justice sociale n'étaient pas notre seul
terrain de rencontre. Lorsque nous plaidions pour ceux qui
étaient poursuivis parce qu'ils avaient manifesté contre
l'installation d'Eisenhower à Paris ou contre la venue du
général Ridgway, ou parce qu'ils refusaient de servir sous
les ordres du nazi Speidel, se réalisait la jonction du choix
de classe et des valeurs nationales, où je me retrouvais avec
d'autres.
Et devant les Tribunaux militaires d'Algérie, tandis que
d'autres plaidaient « on vous regarde du Caire à Washing-
ton », c'était notre fierté de communistes de dire aux
officiers français que nous nous estimions porteurs des
intérêts de la France et de l'avenir de nos relations avec
l'Algérie de demain.
Ainsi la jonction s'effectuait, une jonction dynamique et
enrichissante. Elle ne tarda pas à être mise à rude épreuve,
sans doute la plus décisive.
Les rkvélations du 20Tongrès du Parti communiste
soviétique portaient un coup sévère à tous les conforts
d'idéalisation. Cependant le cours du fleuve n'a pas
changé, dans sa direction du moins, car son régime y a
gagné en régularité et en puissance. Il s'en est trouvé non
pas contrarié mais enrichi, fertilisé.
Sans doute faut-il ici situer la portée de la référence.

Le « modele » soviétique. Les communistes franqais ont


aujourd'hui clairement répudié toute notion de modèle,
quel qu'il soit et où qu'il puisse être cherché ! La raison
devrait en être évidente : chaque peuple a son histoire et sa
culture, chacun d'eux est confronté à son présent et à son
avenir dans les conditions particulières de son propre
développement et de son environnement. Pourtant il était
compréhensible que le mouvement ouvrier, en France, ait
pu reporter sur le pays qui avait le premier évincé le
capitalisme, et assuré de son sang la victoire sur l'hitlé-
risme, une soif légitime d'idéalisation.
Au demeurant tout détait pas négatif loin de là, dans le
domaine même des droits de l'homme où, à côté de tout ce
qu'on a connu de dramatique, des innovations particulière-
ment avancées ont pu servir d'inspiration aux milieux
éclairés de la bourgeoisie occidentale. Les exemples
seraient nombreux. Il suffira d'en citer deux :
- Il y a quelques années a été introduite en France la
possibilité de se borner, dans une affaire pénale, à consta-
ter la culpabilité, et cependant à ne pas prononcer de
peine. Mais cette possibilité n'existait pas lorsque, dans la
Part du Droit, en 1968, nous notions qu'en URSS existait
déjà depuis plusieurs années la possibilité de ne pas
condamner le délinquant si l'infraction commise était
occasionnelle et ne présentait pas de danger social.
- Le régime du « sursis avec mise à l'épreuve »,qui
permet de dispenser le condamné de purger une peine de
prison en lui donnant la possibilité de se corriger (cures de
désintoxication, paiement de pensions alimentaires, répa-
ration de dommages causés, preuve de meilleur comporte-
ment, insertion au travail, etc.) apprécié ici comme un
considérable progrès, existait en URSS plusieurs décennies
avant son introduction en France.
En outre, il n'est pas besoin, bien au contraire, de
donner à une référence valeur de modèle pour lui deman-
der des leçons issues de l'expérience.
Enfin si les communistes ont dépassé l'idée de modèle,
l'anticommunisme, lui, s'y accroche avec tenacité. En effet,
rien n'est aussi facile et à si peu de risque que la vieille
pratique du « si ce n'est toi, c'est donc ton frère », et
d'imputer à ceux que l'on combat les défauts du modèle.
A trop vouloir tirer de l'expérience, on peut alimenter
l'opération. Mais il peut aussi être utile de mieux cerner le
modèle auquel l'adversaire vous renvoie pour lui retirer cet
argument.
L'opération se poursuit aujourd'hui, lorsque les idéolo-
gues et les politiciens de cette société capitaliste qui se veut
volontiers donneuse de leçons de liberté prétendent trou-
ver matière à triompher dans la vague de fond qui porte
actuellement l'URSS et d'autres pays socialistes à un
profond remodelage de pensée et de pratique sociales, avec
l'inévitable place reconnue au juridique.
Les tentatives de dénaturation sont évidentes : « Vous
voyez bien, ils reconnaissent qu'ils se sont trompés en tout,
que nous avions raison. Nous vous le disions bien ! Vive
nous ! Eux-mêmes le proclament. D
Parfois certes, des accents qui nous parviennent de là-bas
semblent accréditer cette attitude (avec, pour favoriser la
mésinterprétation, certaines survalorisations de recettes
juridistes de pure technique).
Il est clair qu'une correction radicale, bord sur bord,
était indispensable. Les attitudes, les théories, les pratiques
fondées sur la raison d'État, au motif qu'il s'agissait d'un
État non capitaliste, n'étaient pas seulement moralement
blâmables ; elles ont été concrètement dommageables au
développement qu'elles prétendaient et croyaient servir.
Cela ne signifie pas que le chemin ait été tapissé de roses.
Il est trop simple de faire oublier la loi des 100000
dollars, par laquelle le Congrès des États-unis votait en
1953 le financement officiel de la subversion à l'Est ;- de
faire oublier comment, a la même époque, le gouverne-
ment des États-unis assassina le gouvernement du Guate-
mala qui avait commis 1' « imprudence » de nationaliser
l'United Fruit ; d'oublier Pinochet contre l'Unité Populaire
ou tout bonnement les campagnes de la bourgeoisie, à la
fois sur le plan idéologique et sur celui du sabotage
économique, en France, dès que s'esquisse une amorce
d'atteinte à ses privilèges.
C'est l'avocat libéral de l'entre-deux-guerres, qui dans ce
livre trouve sa place aux sources du fleuve, qui déplorait
que « la gauche, au pouvoir ne se défende pas ». Ce sont
des réalités sur lesquelles on ne peut pas faire l'impasse. La
seule critique valable du passé est qu'il aurait fallu les
traiter autrement. Quand le pouvoir s'inverse dans le
rapport de classe, le problème est qu'il ne suffit pas, et qu'il
est même coupable et suicidaire, de substituer à un type de
pouvoir son reflet inversé, que c'est dans la liberation
effective et créatrice de toutes les forces populaires que
peut se réaliser le bond de civilisation qui motive l'alterna-
tive révolutionnaire, mais que celle-ci, c'est-à-dire la substi-
tution d'une société à une autre, est une exigence, une
condition de la libération humaine et qu'il relève de la
mystification de penser que cela peut se faire sans des luttes
de très grande amplitude.
Impossible de ne pas tenir compte également de ce que
les pays qui ont les premiers fait cette expérience l'ont
engagée dans les pires conditions du retard économique,
culturel et social, aggravé par les épreuves de la plus
meurtrière et dévastatrice des guerres. C'est pourquoi
toutes les comparaisons auxquels les héraults de l'Occident
s'évertuent sont malhonnêtes. Et c'est pourquoi aussi la
mise à l'heure qu'opèrent aujourd'hui les pays socialistes
ne saurait en aucune manière être reçue comme un
renoncement mais comme une remise sur trajectoire.
Au demeurant - lorsque, le 2 décembre 1852, Louis
Napoléon Bonaparte se proclamait le défenseur de la
liberté contre les menaces que faisait peser sur elle le
socialisme, l'URSS n'existait pas et le Manifeste de Marx et
Engels avait quatre ans !
Lorsque les pays socialistes aujourd'hui prennent acte de
ce que le socialisme ne peut pas se construire sur moins de
liberté, mais seulement sur plus de liberté et en tirent les
conclusions, cela n'invalide pas, bien au contraire, la
question de savoir qui met quoi, pour qui, dans la notion de
liberté. Et puisqu'ici il s'agit de la justice, disons simple-
ment qu'il n'y a de liberté que de justice.
De ce point de vue, déjà en 1956, les enseignements de
ce 20" Congrès nous concernaient au premier chef, nous
avocats. Les premières mesures prises en URSS dès la mort
de Staline dans le domaine du droit pénal avaient d'ailleurs
constitué un premier appel à une réflexion renouvelée. Il y
eut d'abord la publication des lois de 1954 portant refonte
des principes fondamentaux, et notamment la répudiation
des théories de Vychinsky sur la valeur suffisante de l'aveu
et sur le principe de l'analogie (en vertu duquel on pouvait
condamner quelqu'un sans qu'un texte précis ait prévu
l'acte reproché, dès lors qu'on pouvait le considérer comme
analogue à un autre acte prévu par un texte) ; née de la
période révolutionnaire où les textes étaient rares, épars ou
désadaptés, cette théorie ne pouvait subsister dans une
légalité stabilisée qu'en violation de l'exigence fondamen-
tale selon laquelle il ne peut y avoir de condamnation sans
qu'un texte existant lors de l'acte commis ait défini cet acte
et la peine correspondante.
Les enseignements de ce congrès nous concernaient au
premier chef parce qu'ils posaient tous les problèmes de
sécurité de la personne face aux risques de l'arbitraire.
Ce fut certes un choc de découvrir que le pouvoir
socialiste n'était pas ipso facto incapable de cet arbitraire et
que les principes et techniques de la défense y gardaient i
toute leur valeur. J'avoue avoir personnellement été au 1
moins autant travaillé par les questions de principe et les
enseignements que la révélation comportait que par ses
i
i
i
dimensions massives. 1
Un seul de ces enseignements me parut suffisant, qui
était l'affaire Toukatchevsky. La condamnation de Toukat-
chevsky n'avait pas seulement été acceptée. Nous étions
I/
nombreux à en faire une référence exemplaire et nostalgi-
que : si nous avions, nous, su traiter ainsi notre « cin-
quième colonne », nous n'aurions pas été trahis et n'au- i
rions pas eu à subir Pétain. L'ennui est qu'il s'avérait que 1
Toukatchevsky n'était pas Pétain. Compromis par un faux, i
glissé par l'ennemi entre les mains du pouvoir soviétique, 1
1
I
comme Dreyfus l'avait été par le « faux bordereau »,il l

avait été condamné et exécuté, et son exécution couronnait 1


de succès l'entreprise nazie pour priver l'Armée rouge d'un
de ses chefs les plus authentiques. Cela avait été possible
1
i
parce que Toukatchevsky n'avait pas eu le moyen de I
l

démonter la machination dont il était l'objet, parce que les Ii


traîtres, ou réputés tels, étaient traduits devant des com- 1
missions spéciales où les droits de la défense ne fonction-
naient pas comme devant les juridictions normales, parce 1
qu'un traître n'y a pas droit. 1
I
Ainsi tout ici se trouvait condensé : Dès lors que 16 I
i
traître n'a pas droit aux protections de la loi, il suffit de
qualifier quelqu'un de suspect de trahison pour le priver de
défense, donc pour n'être pas contredit, et le déclarer
traître. Il n'est pas indispensable pour cela que le pouvoir
soit de mauvaise foi. Il suffit qu'il soit trompé, puisque le
mécanisme fait qu'il ne peut pas être détrompé.
Cela met en cause le principe même des juridictions
d'exception et des procédures d'exception.. . et pose celui,
absolu, de la valeur générale des droits de la défense, non
pas seulement comme un moyen de se protéger contre un
pouvoir antagoniste, mais comme une garantie contre
l'erreur, et dès lors comme une garantie commune ou
réciproque, qui assure à l'individu de ne pas être victime
d'un abus ou d'une injustice et au pouvoir de ne pas se
fourvoyer. Une telle analyse a l'incontestable avantage
d'afficher sa valeur universelle et de ne pas dépendre des
vertus et des vices qu'on attribue au pouvoir en place.
Ici se présente la réfutation nécessaire d'une analyse de
bonne foi mais totalement erratique qui croit voir dans les
limitations ou défaillances de l'activité de défense judiciaire
dans les expériences vécues du socialisme un produit
logique des aspirations scientifiques du marxisme : on
entend souvent soutenir, en effet que la référence scientifi-
que aurait en soi une implication totalitaire en raison des
certitudes qu'elle impliquerait et qui ne laisseraient place à
aucun besoin de contradiction. De tels échafaudages sup-
posent que l'on n'a guère du marxisme que cette sorte de
vision dont sont prodigues les doctes auteurs de contes
édifiants pour grandes personnes.
Il est dommage que ne leur soit jamais passé entre les
mains ce remarquable petit livre, traduit en français par les
éditions soviétiques dans les années 1960 sous le titre
Introduction à la théorie de la preuve judiciaire (mais hélas
peu diffusé). L'auteur, un juge du nom de Troussov, donne
une image autrement authentique, et combien riche de
germes de réflexions à porter plus avant, de ce que veut
dire pour un marxiste en pareille matière une démarche
scientifique. Celle-ci, loin de minorer la contradiction,
invite à la magnifier. Il est évident qu'une démarche
scientifique est contraire à tout manichéisme simplificateur
et qu'elle est par définition constamment imprégnée de
contradiction et d'esprit de recherche. Mais Troussov fait
de cette évidence une remarquable application au judi-
ciaire lorsque, s'appuyant sur l'exigence de rigueur maté-
rialiste qu'appelle précisément le marxisme, il fait observer
que toute approche d'une vérité est inévitablement subjec-
tive, qu'il s'agisse de l'appréciation d'un fait ou de l'évalua-
tion d'une culpabilité et de son degré. Il en déduit que la
seule façon d'éviter les dangers de cette subjectivité est de
garantir l'approche la plus multilatérale possible. Par cette
démarche, on n'élimine pas totalement la subjectivité, mais
on la réduit au minimum.
Les droits de la défense enrichis par le marxisme. Alors le
judiciaire prend place dans les mécanismes d'une démocra-
tie supérieure dont les décisions normatives sont toutes
issues d'instances délibérantes assurant la rencontre d'ap-
proches diverses ; comme d'autres instances sont délibéra-
tives dans la recherche de la norme générale à édicter, il
devient l'instance délibérative pour la solution des pro-
blèmes posés par l'application de la norme à des cas
particuliers. Dans ce cadre, de même que le concept de
liberté n'a pas le même contenu que celui qui prévaut en
démocratie libérale - celui du pôle antagonique complé-
mentaire de l'autorité, à laquelle elle s'oppose et dont elle
protège -, mais le plein exercice du pouvoir délibératif
concerté des hommes et l'ensemble des règles qui garantis-
sent cet exercice, de même le judiciaire n'est-il plus
seulement « droit de défense »,mais lieu de contradictions,
qui comporte pour l'avocat un devoir de contestation, où le
droit de défense ne doit donc pas être réduit mais se trouve
enrichi, renforcé, tant il est gros de motivations supplémen-
taires, d'intérêt collectif.
Ainsi, non seulement il est faux, même si la démarche
s'en veut de bonne volonté, compréhensive, de considérer
qu'il est normal que les droits de la défense aient moins de
place dans des institutions inspirées du socialisme scientifi-
que, mais au contraire si celui-ci est réellement scientifi-
que, il en a plus besoin que tout autre. L'affaire Touka-
tchevsky, parmi combien d'autres hélas !, suffit à montrer
que quand il y manque, c'est toute la société et l'État lui-
même qui se mutilent.
Au demeurant nos toujours vivaces tentations chauvines
de redresser les torts d'autrui, et de préférence aujourd'hui
ceux du diable communiste, ne nous dispensent pas de
regarder chez nous : l'avocat peut intervenir dès que le
juge d'instruction est saisi du dossier. Mais le système de
l'enquête préliminaire confiée à la police par le Procureur,
et celui de la « garde à vue » peuvent faire que toute une
première phase, où l'avocat n'a pas accès, se déroule avant
qu'un Juge ne soit saisi. Sans compter l'habitude vicieuse,
que le code adopté en 1957 avait condamnée, mais qu'une
modification législative s'est empressée dès 1958 de rendre
de nouveau possible, qu'ont certains Juges d'entendre
d'abord comme témoins ceux qu'ils n'inculperont qu'en-
suite, de manière à avoir « ficelé » son dossier avant qu'un
avocat puisse y accéder, et de ne lui donner ainsi la
possibilité d'y intervenir que pour sauver la forme quand
tout est terminé. Il faut donc se garder à cet égard de
donner des leçons trop arrogantes.
Au surplus, les droits de la défense qui, chez nous,
donnent à l'avocat accès à l'instruction ne sont que le
résultat des leçons de l'Affaire Dreyfus. Les règles n'en
existaient pas dans le Code de 1810, et la Belgique, qui a
hérité de ce code et n'a pas eu d'Affaire Dreyfus, vit encore
sous ce régime, au regard duquel, en définitive, les pays
socialistes sont, formellement, en avance.
Mais surtout le juriste, et tout particulièrement l'avocat,
peut moins que quiconque s'étonner et se scandaliser des
décalages et des contradictions entre les idées et les actes.
Leur fonction même n'est-elle pas d'opérer constamment la
confrontation d'une pratique avec les normes éthiques? Le
délit n'est pas un démenti au Code pénal, les violations des
droits de l'homme n'invalident pas les droits de l'homme,
et des pratiques vicieuses de praticiens qui se réclament du
marxisme ne peuvent démentir les principes auxquels doit
conduire le marxisme et qui au contraire condamnent ces
pratiques.
En prendre bien la mesure était l'intérêt essentiel qui n'a
paru justifier cette longue parenthèse sur l'expérience
tourmentée des pays socialistes.
Mais le plus important est certainement l'occasion qui
m'a été donnée de montrer comment m'est apparu qu'une
conception totale des droits de la défense est beaucoup plus
que ce qu'en propose la démarche seulement défensive de
l'idéologie libérale. Celle-ci est finalement réductrice et il
est profondément vrai pour un avocat, sur cette base, de
dire ne jamais s'être senti aussi libre que depuis qu'il est
communiste.
Encore un regard vers l'amont. Comment celui qui a été
porté par ce courant doublement alimenté ne serait-il pas
satisfait du voyage accompli ?
Les regards vers l'amont peuvent récapituler l'inventaire
de tout un chapelet de combats, certes conduits plus ou
moins bien et inégalement couronnés de succès, mais du
mieux possible, et, ce qui est l'essentiel, toujours du bon
côté. Même lorsque les limites de la conscience collective,
les conditions souvent difficiles et fiévreuses du combat ont
pu amener des erreurs de tir, ce ne sont pas à ceux qui
tiraient d'en face ou qui comptaient les coups que l'on peut
reconnaître le moindre droit d'en tirer des leçons de
morale : la paix de la conscience est d'avoir choisi le camp
des opprimés, des exploités, le camp de la nation, de la
paix, de la dynamique révolutionnaire des libertés et de la
justice sociale. Ce choix n'aura pas seulement été celui
d'une bonne conscience, mais d'une plénitude de réalisa-
tion.
Certes, tout n'est pas toujours sans tache ni sans accroc
dans les rangs de la classe ouvrière et même de son avant-
garde politique la plus consciente.
Mais s'il est sans doute vrai que certains trouvent dans
leur foi des richesses comparables aux certitudes que donne
une participation à l'élaboration collective quotidienne
d'une pensée agissante fondée sur un effort d'analyse
objective et scientifique des réalités sociales, le contraste
m'a toujours frappé entre les solitudes que je constatais
dans les rangs de la bourgeoisie, le scepticisme et la
désespérance qu'elles généraient en elle et le bain de
jouvence quotidien que m'a toujours procuré la fraternité
de combat des travailleurs.
Il faut l'avoir vécu -tout ouvriérisme, tout paternalisme
dépouillé - pour y reconnaître une source incomparable,
irremplaçable de culture - celle qui seule donne à
l'homme sa plénitude d'être social et qui, oui ! il faut
encore le répéter, faisait dire à Frédéric Joliot-Curie : « Je
ne me suis jamais senti aussi libre que depuis que je suis
communiste. D
Il n'y a pas alors de conflit entre la vie sociale, la vie
intellectuelle, la vie personnelle et familiale, mais un
enrichissement réciproque de chacune par chacune des
autres.
Avoir bénéficié de cela n'est pas sans susciter des
jalousies, hélas ! Comment faire comprendre à chacun qu'il
ne dépend que de lui.. ., et aussi d'un peu.. ., de beaucoup
de chance.
Cela parfois inspire à l'égard de ceux qui n'ont pas eu
cette chance un sentiment de culpabilité. Un sentiment
d'anxiété aussi, devant la précarité qui met cette chance à
la merci des accidents qui n'arrivent qu'aux autres.
D'autant qu'à nous avoir dès l'enfance vu vivre à deux
nos trois vies, politique, professionnelle et familiale, en
étroite osmose passionnelle, deux de nos. ..
(Comment éviter les traîtrises de l'avarice du langage et
ce que le mot ne peut dépouiller d'enfantin et donc de
réducteur? << Descendants » est ridicule, « proghiture D
aussi ; alors ? « Successeurs » ? « Héritiers » ? « Continua-
teurs »,avec tout ce que cela aurait d'égocentrique et ce
que cela marquerait de sous-estimation de leur propre
apport créateur? Il n'y a pas d'autre solution que de
tricher, et, sacrifiant, cette fois par contrainte, à une autre
perversité du langage qui veut qu'au pluriel le masculin
l'emporte sur le féminin, nous dirons lâchement « ils » et
<< eux D)
... ont choisi d'être à leur tour avocats, non pour les
fortunes qu'ils ne nous ont pas vu y accumuler, mais pour
les combats qu'ils nous ont vu mener. Cinquième généra-
tion « de robe »,deuxième génération d'avocats commu-
nistes, « ils » ne sont pas l'un des moindres motifs de la
plénitude évoquée à l'instant, même s'il doit être bien clair
que n'ayant pas l'exclusivité du classement dans la progéni-
ture ils n'ont pas davantage le monopole des motifs de cette
plénitude que tous partagent, juristes ou non. Mais on est
parfois tenté de se dire que plus qu'à nous il leur faut une
bonne dose de courage et d'optimisme, de choix combat-
tant, car le ciel, vers l'aval, est lourd de nuages.
Il est de l'ambition de l'humanité qu'il n'y ait pas que sur
la Carte de Tendre que les fleuves viennent trouver leur fin
dans la Mer de Félicité. Mais le cours sera long encore
jusqu'à ce que le courant révolutionnaire, sa mission
accomplie, ait perdu tout sens.
Il y a aussi des fleuves qui se perdent en chemin : les uns
dans des déserts de sables, les autres dans des marécages. Il
y a ceux que l'on asservit, que l'on endigue, que l'on
canalise, que l'on détourne. Il y a ceux que l'on appauvrit
en les attaquant i la source, en les tarissant, en en
détournant les affluents.
« Vous avez en vue le courant révolutionnaire, évidem-
ment.
- Que non pas ! Pour celui-là, je n'ai pas d'inquié-
tude. >>

Les dangers sont pour les sources libérales. Vous avez, les
uns, tout fait pour le briser, et prématurément chanté
victoire. Vous n'avez, les autres, rien fait contre les
agresseurs (ou pas assez) et précipitamment crié panique.
Mais tant soit peu de connaissance de cette hydrogra-
phie-là vous aurait enseigné qu'il peut y avoir des eaux
basses ou dont on peut réussir à faire baisser le niveau,
mais que ce n'est jamais durable et que bien vite le flot
gonfle à nouveau, car pour le tarir il faudrait d'abord en
finir avec ce qui le génère : débarrasser le ciel de tous les
nuages noirs de l'exploitation de l'homme par l'homme et
de l'inégalité sociale, de l'injustice et de l'inhumanité.
Ceux qui pensent que pourrait disparaître le courant
révolutionnaire tant que tout cela sévit peuvent toujours
rêver. Car s'il n'existait pas, la colère et la révolte le
créeraient.
L'admettez-vous, mais en rêvant qu'il pourrait être
différent? Dans quel sens? plus sage? plus convivial?
Préféreriez-vous que les communistes, comme d'autres,
comme tous les autres, viennent gentiment collaborer avec
les gouvernements et les Rockfellers à la table de la
<< trilatérale » ? S'il en était ainsi, serait-ce encore un
courant révolutionnaire, et ne serait-ce pas le cas où la loi
incontournable des besoins objectifs de l'histoire en
recréerait un autre ?
Êtes-vous au contraire de ceux qui le voudraient plus
<< pur », plus infaillible, plus avant-gardiste? Ce serait
oublier ce qu'il est toujours advenu de ces diverticules qui,
tout au long de son cours, ont fait comme des fuites par
des brèches du rivage, et ont fini en bras morts peu à peu
asséchés.
Pour s'en étonner il faut tout ignorer de ce qui fait un
parti communiste ; il est vrai qu'il y a beaucoup d'excuses
pour ceux qui ne le connaissent que de l'extérieur, à
travers ce qu'en disent les médias et toute une presse qui
trouve là, de l'extrême-droite au Parti socialiste, un mira-
culeux terrain d'accord. Certes il y a aussi les << témoi-
gnages >> d'anciens. Mais comment, du dehors, savoir la
part d'ambitions déçues ou simplement d'erreurs d'aiguil-
lage, qui en sont à l'origine ?
Une des plus grandes hypothèques culturelles qui pèsent
sur l'exercice de la citoyenneté est la quête de recours
infaillibles. C'est cela qui conduit à se confier à des
politiciens plutôt qu'à vouloir gouverner soi-même c'est
cela qui induit à demander justice à de << bons juges B. Et
c'est souvent à la mesure de l'espérance que l'on met dans
un parti communiste, vu à juste titre comme instrument de
l'alternative à la société dont on ne veut plus, qu'on attend
de lui aussi qu'il soit un secours infaillible. L'adversaire lui-
même ne s'est jamais privé de flatter et de cultiver ce
penchant. Au moindre problème, au moindre faux pas,
c'est le concert : << Vous voyez bien qu'il n'est pas ce que
vous pensiez! que vous avez eu tort de lui faire
confiance ! »
Or, l'une des caractéristiques propres à un parti commu-
niste, c'est de ne se fonder sur l'infaillibilité de quiconque.
Chacun voit le monde à travers son expérience indivi-
duelle, sa sensibilité personnelle. La meilleure adéquation
possible (ou, plus prosaïquement, la moins mauvaise) des
décisions propres à agir utilement sur la réalité est celle qui
résulte d'une synthèse maximale des approches subjectives
de chacun et de tous. C'est ce qui a permis aux commu-
nistes de définir leur parti comme un « intellectuel col-
lectif ».
Là encore, l'idée d'une possible infaillibilité doit être
bannie : cela peut marcher plus ou moins bien. Mais je puis
témoigner des nombreux cas où, sans être membre
d'instances dirigeantes, j 'ai bénéficié d'une écoute et pu
exercer ma part d'influence sur des problèmes de fond dans
une liberté totale d'exprimer des critiques qui n'ont jamais
eu besoin du vedettariat extérieur. Ce serait une vue de
l'esprit et retomber dans l'idéalisation de penser qu'en
faisant autre chose, on le ferait mieux, car ce serait fait avec
des hommes ayant les mêmes motivations et les mêmes
limites, donc peu ou prou de la même manière. Il n'y a là
aucun fatalisme démissionnaire mais simplement l'effort
d'une vision matérialiste.
Si l'on tient compte de ce que le rassemblement et la
synthèse qu'opère l'intellectuel collectif sont axés, fondés
sur le choix préalable d'une conscience du caractère de
classe de cette société, et de la volonté commune de la
combattre et de l'abolir comme fut combattu et finalement
aboli l'esclavage, il devient facile de comprendre que si le
Parti communiste n'existait pas il faudrait bien que le
courant révolutionnaire s'en donne un.
Certes, il arrive donc que des erreurs soient commises, et
elles ont toujours leurs conséquences, qui toujours conti-
nuent à produire leurs effets négatifs pendant un certain
temps au-delà de leur correction, ne serait-ce que par les
idées semées.. . ou oubliées, les habitudes prises.. . ou
perdues.
Pour une part, le fléchissement des années quatre-vingt
tient à de telles erreurs, que les congrès ont identifiées,
analysées, corrigées. Cela ne se traduit pas comme ailleurs
par des révolutions de palais qui recouvrent toujours des
règlements de comptes et des ambitions de politiciens :
l'intellectuel collectif a fait l'erreur collectivement. Il
conserve le même adversaire, les mêmes objectifs, les
mêmes bases de choix et d'analyse : il corrige collective-
ment l'erreur; et déjà la correction porte ses fruits : on
avait perdu le vent, on a retrouvé le vent. Le flot de
nouveau se gonfle, et déchantent ceux qui déjà voyaient
s'arrêter le cours du fleuve.
Il y a à cela d'autant plus de mérite, mais aussi d'autant
plus de signification que la manœuvre ne se fait pas sur les
eaux calmes d'un bassin d'évolutions un beau jour d'été : la
tempête souffle, de tous bords on canarde à qui mieux
mieux.
Il faut vraiment cette expérience vécue pour mesurer et
vérifier jour après jour avec quelle science et quel art du
mensonge, du non-dit, du qualificatif anodin mais insi-
dieux, du clin d'œil, d'une certaine manière de flatter des
repérages déjà inculqués pour en entretenir la reproduc-
tion, du supposé déjà tenu pour évident parce que précé-
demment inculqué, l'opinion (y compris celle qui se croit,
et aurait toutes les raisons d'être, la mieux avertie) est
manipulée, trompée, conditionnée et maintenue en condi-
tion.
Qu'on ne me fasse pas dire que je n'ai jamais eu
d'irritation à lire dans ma propre presse une erreur, une
maladresse, une sottise. Cela relève des faiblesses dont
j'ai déjà relevé qu'il faut une fois pour toutes admettre,
toute idéalisation et toute déification dépouillées, qu'elle
est la rançon de toute activité et à plus forte raison celle
d'une presse dont les moyens matériels font que ceux
qui sacrifient des possibilités d'autres carrières au ser-
vice de leur conscience ne méritent pas d'être lapidés
pour les faux pas auxquels le rythme de leur mission les
expose.
Mais, « en face »,il s'agit d'une tout autre chanson : un
intellectuel en renom se fourvoie à côté des communistes
en telle ou telle occasion? Il est alors le « complaisant un
tel » et s'il en prend l'habitude, il devient « l'inévitable un
tel ». Un article va rendre un compte réel d'un événement
ou d'un discours? Le titre, lui, ne rendra pas un compte
exact de l'article, avec l'espoir que, à neuf chances sur dix,
le lecteur s'en tienne au titre. Ainsi mérite-t-on le qualifica-
tif de « journal sérieux ».
Le « bon ton >> ne se limite pas aux rubriques d'informa-
tion, mais domine la manière dont les professionnels de
l'audiovisuel font ou présentent les programmes de
variétés ;dont s'affiche la publicité, dont se sélectionnent et
se commentent les spectacles, les éditions. La politique de
l'immersion, de 1' « immersion totale » comme on dit pour
l'enseignement des langues, est permanente. Elle aime
persifler la « langue de bois »,elle n'a que mille langues de
venin ... pour vacciner et revacciner jour après jour ceux
que pouvait contaminer le poison du diable. Et l'entreprise
prophylactique est telle que les sujets ne peuvent même
plus s'en rendre compte, que les vaccinateurs eux-mêmes
sont conditionnés au point de ne même plus avoir cons-
cience de la prismatisation générale de tout ce qu'ils
réinculquent à force d'en avoir été eux-mêmes imprégnés.
L'avenir dépend grandement de la conscience qui sera prise

155
de l'ampleur et des moyens de ce qu'il faut appeler une
guerre idéologique qui n'est plus tant celle, entre les États,
du temps de la « guerre froide >> que celle des grandes
puissances financières qui en détiennent les moyens contre
les peuples dont il faut neutraliser toute velléité de
libération.
Au plus creux de la vague, à entendre et à lire les uns et
les autres, on pouvait se demander à quoi bon tant jacasser
sur et contre les communistes s'ils étaient à ce point réduits
à merci. L'ayant compris, l'adversaire choisit un moment
de ne plus en parler ni lui donner la parole. Mais éclatent
des mouvements sociaux puissants. L'explication : « Der-
rière, il y a le Parti communiste! » En quelque sorte, le
conte de fée, où le gnome tempête! Non, le courant
révolutionnaire n'est pas en danger de se tarir.
C'est l'autre courant, celui de la défense, qui peut
donner des inquiétudes. 11 y a déjà quelque temps qu'il
donne des signes d'appauvrissement.
La France était (est-ce un lapsus de parler déjà au
passé?) le pays sans doute le plus avancé du point de vue
des traditions de la profession d'avocat. Il y avait là matière
à fierté, gardée de tout chauvinisme et référenciée non à la
supériorité d'un peuple, mais aux chances d'une expérience
historique accumulée. Est-ce encore tout à fait vrai, et
qu'en sera-t-il demain ?

Les attaques de l'extérieur. L'attaque est venue de I'exté- I

rieur, dès le début de l'entreprise de restructuration de


la société française par les forces dominantes du capita-
lisme.
Dès le discours du 4 septembre 1958, de Gaulle relègue
au musée de la lampe à huile et de la marine à voile les
juristes qui discutent, aussi parasitaires que les élus qui
délibèrent : place au juriste qui réglemente et qui applique !
L'enseignement du droit va s'en ressentir, et par là même la
motivation que l'on offre à ceux qui désormais deviendront
avocats. Et les ordonnances de décembre, deux mois plus
tard, comporteront une bonne dose de remise en question
des droits de la défense et des garanties judiciaires. 1
Dès 1959, le plan Armand-Rueff consacrera aux avocats
un passage, pour regretter qu'ils ne soient pas, comme
l'étaient les avoués, localisés dans leur exercice et sous le
contrôle du Procureur. Tout régime autoritaire s'en prend
aux avocats. Napoléon et Nicolas II ont dit tour à tour
qu'on devrait leur couper la langue.
En 1972, ce sera la réforme qui, sous couleur de
supprimer la profession d'avoué (dénoncée depuis des
décennies par les communistes et d'autres démocrates
comme une survivance onéreuse et surperflue des
« charges » d'avant 1789), va tenter de réduire le plus
possible la profession d'avocat à cette fonction.
Sur le plan procédural, la suppression de la profession
d'avoué aurait dû alléger la défense, et faciliter la mobilité
opérationnelle des avocats. Ce sera pourtant tout le
contraire ; dans la ligne du rapport Armand-Rueff et dans
la perspective de l'intégration européenne, on maintient la
fonction dite de postulation, qui confiait aux avoués un
privilège de représentation locale, pour obliger les avocats
« extérieurs » à recourir à l'entremise d'un avocat local,
tendant en fait à un véritable droit de péage et à intercaler
un écran entre l'avocat choisi par le justiciable et le
Tribunal. En même temps, la procédure est alourdie d'une
phase préparatoire dirigée par le Juge, qui en aggrave le
caractère bureaucratique. Et la réforme démocratique
reste plus que jamais à faire.
Sur le plan de l'image de marque, après que le ministre
Druon eut reproché aux artistes de « tendre la sébille »,le
ministre Taittinger reproche aux avocats de se faire payer à
la consultation ! Toute une imagerie s'emploie à leur faire
porter une part de responsabilité de la délinquance, parce
qu'ils défendent les délinquants.
Lorsqu'ils dénoncent des réformes qui risquent de laisser
'les victimes d'accidents livrés au bon plaisir et aux intérêts

1. Cf. Roland Weyl, « Quatre mois de pleins pouvoirs - Premier aperçu de


sept cents ordonnances », la Pensée, no 83, janvier-février 1959.

157
(contraires) des compagnies d'assurances, celles-ci dispo-
sent de tous les médias pour mettre leur dénonciation au
compte de la défense d'intérêts corporatifs.
Parfaitement démagogique et trompeuse, cette offensive
se pare des vertus d'une prétendue volonté de moralisation
et d'humanisation de la justice. Elle va hélas trouver écho
et répondant dans certains discours de gauche.
Elle est si puissante, si pénétrante, que la presse commu-
niste n'en est pas exempte, et qu'à tout moment on a
matière à chagrin de la façon dont, y compris à l'égard des
avocats communistes, elle traite du judiciaire.
Le Syndicat de la magistrature, notamment, s'y laissera
parfois égarer : alors que ses travaux de congrès, les
jugements rendus par certains de ses militants, la participa-
tion de ses'dirigeants à diverses initiatives, ses prises de
positions publiques en maintes occasions rejoignent specta-
culairement le syndicalisme ouvrier contre le pouvoir de
l'argent, il va, avec tout le crédit que lui donnent ses autres
options, prôner, lui aussi, au nom de ses bonnes intentions,
une justice débarrassée de l'intermédiaire onéreux et
bourgeois qu'est l'avocat.
Alors que les compagnies d'assurances laissaient accroire
que l'avocat ne prétendait être utile en face d'elles que
pour défendre ses honoraires, des raisons plus nobles,
incontestablement bien intentionnées -mais ne dit-on pas
que l'Enfer est pavé de bonnes intentions -, poussaient
ces magistrats à partir en croisade contre ce qu'ils dénon-
$aient comme des interpositions parasitaires coûteuses et
nuisibles au contact direct entre le Juge et le plaideur, selon
eux nécessaire à la compréhension mutuelle, à I'humanisa-
tion de la justice, et donc à une bonne justice.
Venant de ces horizons sympathiques, l'offensive n'étai1
pas agréable ni aisée à combattre. Il le fallait cependant
A combien de Juges il nous a fallu remontrer : vou:
protestez de vos intentions, vous brandissez l'exempk
déplorable du dégât que fit tel jour tel avocat. Mai!
ce n'est pas à l'aulne de la bonne volonté d'un Juge oi
des errements d'un avocat que l'on peut trancher di
devenir respectif des fonctions sociales qu'ils incarnent.
Il a fallu approfondir, montrer les principes dont cette
bataille était l'enjeu et ce qu'il en était, dans cette querelle,
des intérêts d'une bonne justice.
Séduisante était l'idée du bon Juge à qui l'on accède
directement, qui tient porte ouverte, vous écoute, et à qui il
suffit de se confier. Qui aurait songé, après que six siècles
de combat pour les droits de 1ô défense eurent forgé la
profession d'avocat, que l'imagerie simpliste de Salomon,
de Charlemagne et de Saint Louis réapparaîtrait, portée
par une illusion qui demande de tout oublier de La
Fontaine et Raminagrobis ?
A ce Juge bien intentionné nous disions d'abord qu'il
n'était pas nécessairement un prototype et qu'il fallait tenir
compte pour généraliser, de ceux qui peuvent ne pas lui
ressembler. Nous le mettions en garde, aussi, contre le
pêché de suffisance, en lui déniant à lui aussi le droit à la
vanité d'infaillibilité. La plupart n'allaient-ils pas jusqu'à
arguer de la possibilité que leur donnait le contact en tête à
tête de mieux faire accepter par le justiciable la décision
dont il allait le frapper?
Combien de fois n'avons-nous pas dû les mettre en garde
contre les périls que comportait, pour la lucidité de leurs
propres décisions, l'état de moindre défense de ces justicia-
bles, contre l'injustice qu'ils pouvaient commettre en
croyant avoir eu un dialogue que l'inégalité rendait parfai-
tement trompeur et qui n'avait d'autre mérite que d'apaiser
leur conscience !
Il est parfaitement envisageable qu'un jour, dans une
société épanouie, bien après révolution faite, le développe-
ment de l'être social rende périmée la professionnalité de la
défense. Mais tant qu'il n'en est pas ainsi elle est une
garantie indispensable contre les dangers d'un pouvoir
discrétionnaire du Juge.
Il ne peut y avoir de démocratie, de droits de l'homme, si
l'issue des conflits que l'organisation judiciaire a pour rôle
de résoudre repose sur la seule autorité du Juge. Comme la
démocratie ~olitiqueexige la délibération et la liberté
pluraliste des approches, la démocratie judiciaire exige la
discussion, la contradiction, le débat.
Nombreux sont heureusement les magistrats qui le
savent et y sont attentifs. C'est sous l'autorité de l'un
d'entre eux, prématurément enlevé par la maladie, Louis
Ropers, alors président de l'Union fédérale (devenue
depuis « syndicale »)des magistrats -organisation conser-
vatrice et traditionnaliste, mais, de ce fait même, partagée
entre l'idéologie moderniste de la justice directe et la
préservation des règles établies - que sous le titre
« Réflexion d'un marxiste sur la justice », le Pouvoir
judiciaire, revue de cette organisation, m'avait ouvert ses
colonnes. J'y développais l'idée que la défense devait être
reçue par le Juge comme un bienfait contre le risque
d'erreurs dont sa voie est semée.
Mais c'est sans aucun doute de l'intérieur de la profes-
sion que sont venus, que viennent, et que risquent venir
encore les causes des plus grands dommages.

Les attaques de I'intérieur. Il est vrai que la crise est celle


d'un système social. En tant qu'institution grandie dans le
contexte de ce système, il est normal que la profession soit
elle-même en crise.
La crise est d'abord de nature socio-économique : il a
toujours été difficile à un enfant d'ouvrier de devenir
avocat. Ce n'était pas propre à la profession, mais tenait à
la difficulté générale pour des enfants pauvres de poursui-
vre des études. Mais à cela s'ajoutait le fait que l'exercice
d'une profession libérale, suppose la possibilité de s'instal-
ler. Certes jusqu'à une période récente cela n'exigeait pas
d'investissements en équipements sophistiqués; il était
cependant nécessaire de disposer d'un local et d'un mini-
mum de secrétariat.
On a souvent considéré que l'exigence d'un local de bon
standing, comportant au moins un bureau de réception et
une salle d'attente, en sus de la chambre à coucher, et
l'exigence que, même locataire, l'avocat soit personnelle-
ment titulaire de la location, était un moyen pour la
profession de préserver son statut bourgeois. Cette motiva-
tion a certainement existé. Mais il n'était pas non plus
illégitime de vouloir que l'avocat reçoive dans un cadre
digne et décent, et offre un minimum de garanties de
solvabilité, sur la seule base du souci de l'autorité dont
devait bénéficier la défense. Il reste que cela allait dans le
sens de la sélection sociale. Et celle-ci était encore aggravée
par l'obligation, faute de pouvoir faire de la publicité de
type commercial et de se consacrer à un démarchage
dégradant ou de se salariser, d'attendre une dizaine d'an-
nées de s'être fait une clientèle suffisante pour vivre. Il
fallait donc avoir dans sa poche, ou dans celle de sa famille,
de quoi vivre en attendant.
Il y avait certes la possibilité de s'accrocher comme
collaborateur à un avocat installé. Mais le plus souvent la
collaboration était gratuite ; il était de bon ton de considé-
rer que le collaborateur devait être reconnaissant à son
patron de lui apprendre la profession ; il recevait à la
rigueur quelques dossiers, et parfois pouvait espérer
recueillir la clientèle en fin de course.
Oui, sans aucun doute, cela pesait sur la composition
sociale de la profession. A cet égard, les choses ont un peu
changé (notamment par l'émergence d'un statut para-
salarial de collaborate&) mais la composition sociale de la
profession reste bourgeoise, même quand elle n'est que
petite bourgeoise. On peut même se demander si dans la
période récente la tendance ne s'est pas aggravée.
Pourtant la lutte pour les droits de l'homme, pour les
libertés, pour la justice, acquiert aujourd'hui des dimen-
sions économiques et sociales croissantes. L'exigence que
la défense en soit pleinement assurée somme la profession
de défense de s'ouvrir mieux à ceux que leur origine sociale
incite à ce combat, et de leur rendre économiquement
possible d'y accéder.
Simultanément, le recrutement bourgeois n'est plus celui
d'antan. La bourgeoisie elle-même a subi de profondes
mutations dans sa composition. Nombreux sont ses enfants
qui ne peuvent pas attendre dix ans pour gagner leur vie. Il
y a aussi ceux qui ne le veulent pas, parce qu'ailleurs on
gagne sa vie tout de suite.. . (quand on trouve un emploi.. .
Mais comment faire comprendre que le chômage existe
aussi dans la profession libérale, sous la forme de la crise de
clientèle ?) .
Les avocats déjà installés sont eux aussi frappés par la
crise, qui dynamise un processus d'accentuation des inéga-
lités internes et de concentration dans la profession, au
préjudice de cette liberté d'exercice -sous la seule réserve
des sécurités disciplinaires - essentielle aux droits de la
défense.
Lorsque, tout au long de ces notes, j'ai évoqué l'avocat
combattant, un peu Cyrano ou d'Artagnan, j'ai peut-être
un peu idéalisé. Il y a des avocats qui n'auront jamais la
chance d'être cela et resteront toute une longue vie à
sagement administrer en série des dossiers de procès
locatifs ou d'accidents de la circulation. La concentration
économique et financière a joué contre eux. Leur clientèle
de << PME » s'effiloche, et celle des individuels se raréfie à
la mesure des hésitations des pauvres devant le coût d'un
procès. Dans le même temps, leurs charges augmentent, en
frais, en impôts. Ils ne savent plus s'ils tiendront, et l'on
découvre tous les jours des misères pudiquement cachées
derrière la façade.
Quant aux « combattants »,même si la raison de leur
choix professionnel n'a pas été principalement financière,
ils n'en sont pas moins confrontés à cette réalité qu'on ne
peut pas tirer si on n'a plus de munitions. La secrétaire, le
téléphone, la photocopieuse, déjà l'ordinateur relèvent de
l'intendance nécessaire à ce combat, font partie de sa
logistique : pour faire la guerre, il faut de l'argent.
En un mot, l'avocat ne peut plus pousser sa fierté jusqu'à
paraître mépriser les contingences économiques. Aussi la
profession a-t-elle effectué autour des années soixante un
virage spectaculaire. Les considérations économiques ont
pris la place prioritaire dans les objectifs des organisations
professionnelles et ont déterminé un effort ostentatoire de
mise à jour.
Nous avons vu que s'instituait un statut parasalarial du
collaborateur. ~ a ce&n'est qu'un aspect d'une mutation
dont la bannière porte la devise : Soyons aptes à... servir
les intérêts économiques d'aujourd'hui. L'exercice collec-
tif, dans des locaux de bureau, devient licite, et de la simple
faculté d'association, où chaque avocat garde son indivi-
dualité, on est passé à la « société civile professionnelle »,
société patrimoniale où chaque avocat s'efface derrière la
personnalité juridique de la société. On a pu entendre
proclamer dans des assises professionnelles que le temps
est révolu de la défense « de la veuve et de l'orphelin »,
que la survie de la profession dépend de sa capacité de
servir les grands intérêts économiques au même titre que le
font les sociétés fiduciaires. On cherche les bonnes rela-
tions avec les chambres de commerce (pas avec les syndi-
cats ouvriers, clients moins rentables), on introduit dans la
formation professionnelle les stages d'entreprise (pas sur
les machines, on s'en doute), et l'enseignement des études
de bilans y acquiert autant de place, sinon plus que la
déontologie et ses susceptibilités.
Certes la crise de la profession, comme la crise en
général, fait surgir tout un questionnement légitime à partir
de la prise de conscience qu'il est impossible de continuer
comme avant. Mais comme pour la crise en général, la
solution n'est pas nécessairement la fuite en avant. Oui, se
posait, se pose encore, et chaque jour plus lourdement, la
question des conditions économiques de l'accès à la profes-
sion et de la possibilité d'y rester. Mais en aucun cas la
réponse ne peut être d'échanger le plat de lentilles contre
l'abandon du droit d'aînesse. Or la crise économique se
double d'une crise culturelle.

On a vu que la quête économique se pare du voile d'une


uête de la modernité.
ulturellement , depuis 1958, les avocats, dans leur
asse, sont désorientés. Leurs valeurs, si liées à l'État
éral classique, ont craqué avec lui. Il y a ceux qui veulent
s'adapter, et ceux qui désespèrent. Leur crise en effet n'est
pas seulement celle de l'intendance. C'est aussi celle des
motivations : le juridique, celui qu'ils ont connu, pratique,
servi, est mis en accusation. Le système, qui entreprend de
culpabiliser toutes les catégories d'intellectuels, de les
persuader que les changements dépendent de leur propre
transformation, s'attaque d'autant plus fort à ceux qui de
surcroît font vocation d'être des contradicteurs.
Peu à peu s'opère aussi dans la profession une relative
concentration, avec la formation d' « usines » pour servir
les intérêts économiques des grandes banques, des groupes
financiers ou industriels, qui affichent sur leur papier à
lettres leurs antennes à Ryad, Tokyo ou New York (pas à
Prague ou à Belgrade, évidemment, ni même à Stockholm
ou à Mexico), et où par dizaines y trouvent un emploi de
jeunes avocats salarisés, OS de la profession, au travail
parcellisé (qui suivant des expertises, qui rédigeant des
conclusions), dont peu arriveront jamais à un plein exer-
cice.
Chez les autres, progresse le mythe de la spécialisation,
sans doute économiquement profitable, parce qu'elle
assure une clientèle, et donne les sécurités apparentes du
répétitif, mais combien réductrice ! Il est redoutablement
facile pour le « spécialiste » de devenir, sans même qu'il
s'en rende compte, le prolongement d'un service conten-
tieux d'une administration ou d'une entreprise pour assurer
les tâches judiciaires d'exécution. La spécialisation, en tout
cas, limite l'horizon ; elle correspond plus à des exigences
documentaires qu'à celles d'un combat. Le combat
demande d'abord une aptitude à la combinaison de
l'emploi des armes, une formation qui s'apparente à celle
de l'officier d'état-major et à celle du diplomate ; il exige un
certain type de culture globale, applicable à toutes les
matières, plutôt qu'une érudition spécialisée que l'on peut
toujours se procurer au moment où l'on en a besoin.
Imaginerait-on une partie d'échecs entre deux équipes
composées d'un spécialiste des cavaliers, d'un spécialiste
des tours, etc. ?
L'avocat technicien ne va-t-il pas remplacer l'avocat
combattant? Qu'on entende bien : de même que la peur de
perdre le droit d'aînesse en gagnant le plat de lentilles n'est
pas une indifférence pour le droit aux lentilles, l'espoir que
survive l'avocat combattant n'est pas un mépris de la
technicité. De même que, à propos de la défense politique,
nous soulignions le rôle du juridique, en << mettant le droit
à l'intérieur D plutôt que de se mettre << à l'intérieur du
droit », de même il s'agit que l'avocat combattant ne
néglige pas la technicité au service de ses combats, mais
qu'il ne ramène pas son combat à des techniques.

Hélas ! à tout cela s'ajoute, chez les avocats eux-mêmes,


une critique de gauche, de bonne volonté mais mal mûrie,
qui alimente l'entreprise. '
La question de la possibilité pour tous d'accéder à la
justice a acquis une large dimension publique liée à des
réalités incontestables. Plus encore : dans la mesure où
l'avocat donne priorité à sa vocation fonctionnelle, son
combat n'a de sens que s'il s'identifie aux combats de tous
ceux qui ont besoin de cette fonction.
Le problème n'est pas nouveau, car de tous temps ce fut
un des aspects du caractère de classe de la justice que d'être
très inégalement accessible. Il est devenu incommensura-
blement plus sensible à la fois parce que s'est étendue la
vastitude des couches dont les moyens sont insuffisants et
parce que la demande a augmenté ;à la fois parce que s'est
étendue la conscience réclamatoire et parce que l'accumu-
lation des difficultés quotidiennes et de I'incapacité des
autres rouages sociaux à les résoudre ont accentué le besoin
d'y recourir.
En effet l'inégalité d'accès à la justice a toujours été due
à une convergence de tous les types d'inégalités. L'inégalité
est économique, parce qu'il faut payer les frais du fonction-
nement judiciaire et que tous n'ont pas les mêmes moyens
de le faire. L'inégalité est sociale, parce que tous n'ont pas
les mêmes possibilités de consacrer à la défense judiciaire
de leurs intérêts le temps que cela exige. L'inégalité est
culturelle à la fois en ce qui concerne le savoir requis, la
simple conscience qu'un recours est possible et la capacité
de déterminer ou d'entrevoir comment s'y prendre.
Mais cette réalité de toujours s'est aggravée, en même
temps que la conscience s'en aiguisait. Elle s'est aggravée
en raison du creusement des inégalités par la crise. Mais
aussi par un ensemble d'autres phénomènes :
- Dès 1958, la réforme judiciaire, dans la démarche
générale, antidémocratique, antipopulaire et autoritaire de
l'État, a contracté l'implantation géographique des Tribu-
naux, a éloigné la justice du justiciable en lui rendant plus
difficile de suivre ses affaires dans un tribunal plus éloigné.
- Le développement technologique conduit souvent les
Tribunaux à consulter des « experts »,entraînant des frais
supplémentaires fréquemment élevés. Ce phénomène est
aggravé par la tendance des Juges surchargés à évacuer les
dossiers vers des expertises qui ne s'imposent pas vrai-
ment.. .
- A cela il faut ajouter le coût des avoués à la Cour,
dont l'interposition est obligatoire entre l'avocat et la
juridiction dans la partie écrite des procédures d'appel, et
auxquels le même pouvoir qui, en 1980, pourfendait les
avocats au nom de la cherté de la justice, allouait par décret
un tarif atteignant souvent le double ou le triple de ce que
demande l'avocat.
La conscience des problèmes d'accès à la justice s'est
aiguisée également, parce que le développement de l'apha-
betisation sociale de masse a donné conscience à l'ensem-
ble du « corps » des justiciables de ce que l'organe de la
justice ne devait pas seulement le dominer mais aussi le
servir. La demande de consommation du service judiciaire
augmente donc et les difficultés d'y accéder sont ressenties
d'autant plus fort que les nouvelles couches demanderesses
sont celles qui y ont le plus de difficultés. A cela s'ajoute
encore l'afflux les illusions justicialistes (« on
ne peut pas me donner tort si on est juste »), la tendance à
la délégation de pouvoir (s'adresser à une autorité qui
départage le bien du mal), et le fait que les forces qui
déterminent l'idéologie dominante oeuvrent à accréditer
l'idée, à la mesure de la dégradation de la vie sociale
économique, culturelle, et des institutions, que la justice
est 1à pour y suppléer, y apporter les correctifs.
Et pourtant dans le même temps, et pour les mêmes
raisons que les autres institutions, la justice elle aussi se
.. dégrade.
Il est de plus en plus fréquent de voir des jugements où
faute d'avoir pu, pour rendre une décision injuste, contour-
ner le droit qui le rendait difficile, le juge se dispense de
toute motivation juridique pour se contenter en moraliste
, d'appréciations d'opportunité.
Procède des mêmes dérèglements, qui ne négligent pas
les parements de la démagogie, la propension aux déclara-
tions à la presse. Le secret de l'instruction est une
institution détestable, née de la 5e République, et contraire
à la tradition démocratique qui veut que pour toute
personne poursuivie, le recours à l'opinion publique soit
une sécurité. A l'inculpé et à lui seul doit appartenir le
choix entre ces deux sécurités démocratiques que sont le
droit d'en appeler à l'opinion et le droit au secret. Au
contraire, le juge ou le Procureur qui fait des déclarations à
la charge de celui qui est en sa puissance commet à la fois
une violation du secret professionnel et un abus d'autorité,
en rupture ouverte avec le principe sacré de la présomption
d'innocence.
Jamais les droits, les moyens, les acquis de défense n'ont
été aussi nécessaires.
Ce qu'il faut briser et ce qu'il faut garder. Régression ou
développement. La question du coût de l'accès à la justice
est une vraie question. De fait, au cours de ces deux
décennies, c'est sur cette question qu'ont porté tous les
feux, convergeant d'horizons bien divers et souvent d7appa-
rence opposée. Les gouvernements de droite et leurs
ministres de la Justice successifs (Taittinger,Foyer, Pleven,
Peyreffitte, etc.), les organisations de magistrats, et les
avocats eux-mêmes dans une démarche d'autoculpabilisa-
tion ont œuvré à faire de ces derniers les responsables de la
cherté de la justice aux veux de l'opinion. De là sont venues
les idées de tarification; de salarisation, de << disponibilisa-
tion ». On a même vu se développer des tentations de
« polycliniques » juridiques, des expériences de « bouti-
ques du droit »,des généralisations de « permanences de
consultation » qui ont pu paraître séduisantes pour leur
double coloration de populisme et d'apparence d7effica-
- -

: on brisait des structures bourgeoises. Cela n'a pas

169
duré. Une partie en tout cas a disparu, et ce qui a duré
procure moins de résultats qu'espéré. L'ennui est que cela
se perçoit difficilement parce que l'usager ne peut pas
savoir si, d'une autre manière, il aurait eu mieux, et qu'il
est toujours possible d'imputer l'échec aux tares de la
justice bourgeoise, et enfin parce que dès que l'on exprime
une interrogation on fait figure de conservateur et de
réactionnaire.
Mais depuis 1958, le pouvoir du capital n'a-t-il pas lui-
même pour objectif de briser les entraves d'institutions
secrétées par le capitalisme libéral de la bourgeoisie
classique, dont il ne peut plus s'accommoder?
Briser les structures bourgeoises ? Certes ! mais qu'est-ce
qui est à briser? tout bris n'est pas progrès. Et il en est des
institutions (donc de la justice) comme de tous les rapports
sociaux : le critère de discernement entre le bon bris et le
mauvais, est entre ce qui réduit et ce qui élargit. Certes, les
bris populistes peuvent ouvrir une forme d'accès à la
justice. Mais d'accès à quelle justice? On peut ouvrir
largement les portes au peuple si on a commencé par vider
les armoires. Et si cet accès s'opère aux dépens de la
qualité, alors il n'aura servi qu'à couvrir d'un masque
sympathique, pour recueillir le soutien populaire, l'opéra-
tion essentielle que constitue la réduction, la liquidation de
la justice et des siècles d'un progrès qui même insuffisant,
s'est caractérisé par la place centrale accordée au débat
contradictoire.
Le problème n'est pas de faire une justice du pauvre,
mais de faire que le pauvre dispose de la même justice que
le riche. Le problème n'est pas de dévaloriser la qualité
culturelle de la justice mais d'élever la capacité culturelle
populaire. Cela est vrai du langage; cela est vrai du
contact, cela est vrai du rapport aux professionnels.
Langage, capacité culturelle. D'abord que peut être une
culture judiciaire ? J'entends les ricanements de ceux qui
s'offrent à bon compte la satisfaction de se débarrasser du
problème en mettant un signe d'égalité entre culture
judiciaire et culture bourgeoise. Culture bourgeoise, certes
en tant que culture réservée, culture bourgeoise en ce qui
concerne la façon dont la majorité des professionnels vit le
contenu socio-économique ou psychosocial des procès.
Mais cela c'est le contenu culturel du rapport du juridique à
la réalité. La culture judiciaire est autre chose : le droit
judiciaire est d'abord un système de procédure, un mode
de discussion et de jugement, c'est-à-dire l'ensemble des
règles de comportement (écrites dans la loi ou inscrites
dans une éthique) pour traiter du problème posé, et il ne
peut avoir que deux contenus : autoritaire et bureaucrati-
que ou contradictoire et respectueux des intéressés. La
première option peut avoir plusieurs causes : l'autorita-
risme lui-même, qui ne veut pas s'encombrer d'être contre-
dit, ou simplement une dynamique de crise qui tend à
évacuer tout ce qui serait un luxe qu'on ne peut pas
s'offrir : pour parvenir à absorber les dossiers qui s'accu-
mulent, avec des moyens insuffisants, il faut juger vite, peu
importe comment, de façon « expéditive »,et l'absence de
discussion permet d'en régler quarante dans le temps où le
débat n'en réglerait que quatre.
Cela explique les deux phénomènes, pourtant contraires
en apparence, que sont d'une part la bureaucratisation (qui
permet au Juge de diriger la procédure à coups de
bordereaux plutôt que de la laisser diriger par les parties et
d'être à leur disposition) et d'autre part la déformalisation,
qui réduit les sécurités du plein débat contradictoire.
L'option contradictoire, au contraire, donne aux parties
le rôle moteur, auprès d'un Juge qu'elles mettent en
mouvement et qui sera, en principe, déterminé par leur
débat le plus complet sur les questions de fond relatives à
l'interprétation de la loi applicable et à l'appréciation des
preuves de la réalité des faits et de leur nature. C'est ici
qu'intervient la notion de culture judiciaire, faite de respect
pour les parties, de respect mutuel, c'est-à-dire de loyauté
avec garantie de réciprocité, d'intransigeance dans le plein
exposé, jusqu'au bout, de ce que l'on croit juste et de
l'écoute vigilante de son contradicteur (et du Juge) pour ne
pas omettre de contredire ce qui doit l'être.
Constamment, on retrouve l'alternative de la réduction
ou du développement : ou tout banaliser au niveau le plus
bas ou assurer pour tous le bénéfice d'une qualité maxi-
male.
Toutes les lentes dégradations que nous connaissons, ne
sont cependant qu'un prélude.
Prélude, la chasse préférentielle aux milieux d'affaires.
Prélude, la mutation, à l'université et au Palais, dans la
formation des futurs et nouveaux avocats.
Certes la flamme s'entretient à des sources vivaces. Mais
les grandes interventions de défense, telles que les envois
d'observateurs à Ankara ne sont-ils pas de derniers sur-
sauts? et l'encore jeune Institut des droits de l'homme du
Barreau de Paris suffira-t-il à masquer les reculs?
Toutes les inquiétudes sont permises lorsque l'on voit
maintenant l'ampleur de l'assaut et que des organes dont la
vocation a toujours été de faire front vont au-devant
d'échéances postulées.

Vers 1992. L'assaut et l'effondrement des remparts. << Être


prêts pour 1992 D. Ce sont les lettres d'or sur la bannière de
la plus dramatique des fuites en avant. Une fois de plus
évidemment le danger se situe d'abord au-dehors : il est
celui qui menace la nation tout entière. Ne voit-on pas déjà
les héraults de << l'Acte unique P clamer eux-mêmes que
pour la France l'épreuve peut être catastrophique et le crier
d'autant plus cyniquement qu'ils en font argument pour
exhorter, sous le prétexte de demeurer compétitifs, au
renoncement à toute entrave pour le profit ?
Mais la mise en œuvre de l'Acte unique suppose une
mise au pas des peuples, d'autant plus nécessaire qu'il
opérera à leurs dépens. Or notre peuple s'est donné à
longueur d'histoire des moyens importants de lutte et de
défense, qui sont souvent en avance sur d'autres -sur tous
les autres ; il en est ainsi du statut de la fonction publique,
des franchises universitaires, et des droits de la défense.
C'est particulièrement vrai pour ces derniers. Six siècles
d'histoire, symbolisés pour les deux derniers par Berryer,
le monarchiste plaidant en 1862 pour le droit de grève des
ouvriers typographes et par Labori, avocat de Zola lors de
l'Affaire Dreyfus, et en conséquence de celle-ci par la loi
de 1897 qui bien qu'incomplète est la plus avancée dans le
domaine des droits de la défense, ont forgé une culture
combattante de l'avocat qui a imprégné, toutes philoso-
phies confondues, des générations entières. Alors qu'on
réserve à la France, dans le redéploiement européen une
place de région quasi colonisée, où déjà les friches indus-
trielles s'étendent, où l'on impose aux agriculteurs la
désertification des campagnes, où l'on prépare la réduction
de l'économie à la classique consolation touristique, il est
particulièrement impensable de laisser à ce peuple ses
boucliers et ses armes.
Quoi de plus naturel donc pour ceux qui préparent pour
92 la servitude de tout un pays que d'entreprendre l'éradi-
cation urgente de ses bastions défensifs au nombre desquels
les maudits acquis de cette vicieuse profession de combat-
tants ? Ce qui est moins naturel, c'est de voir ceux qu'elle
vise, pour éviter d'être surpris par la rupture des digues et
par l'inondation, pratiquer eux-mêmes avec fébrilité l'ara-
sement de ces digues et l'ouverture en grand des robinets.
Même l'argument souvent entendu selon lequel il n'y aurait
rien à faire, parce que les choses se règlent dans les sphères
du pouvoir politique est irrecevable. Il donne seulement la
mesure du recul d'une éthique.

Il n'est pas inutile de rappeler ici le rôle de rempart


qu'ont traditionnellement joué les Ordres de nos Barreaux.
Les Ordres (au pluriel) d'avocats n'ont pas été créés par
le soi-disant État français de Vichy comme l'ont été l'Ordre
(au singulier) des médecins, celui des architectes, ou celui
des experts-comptables. Chacun de ceux-ci, créé au niveau
national, pyramidal, hiérarchisé et centralisé, a principale-
ment une fonction disciplinaire, d'encadrement normatif,
de haut en bas. Il a été conçu contre les professionnels. Les
Ordres d'avocats ont une histoire différente.
Sans doute y a-t-il beaucoup à dire sur le degré de
fonctionnement démocratique interne de certains grands
barreaux. On peut reprocher légitimement, par exemple, à
celui de Paris de plus en plus à laisser davantage de place
aux comptes rendus de mandat qu'à une véritable consulta-
tion délibérative et à pratiquer par excellence la << déléga-
tion de pouvoir >>. Dans la conjoncture actuelle, cela a pris
une dimension caricaturale puisqu'on peut lire des docu-
ments officiels qui font état de l'opinion << du Barreau >> sur
des réformes où il y va de son existence, alors que cette
opinion n'est que celle d'un Conseil de l'ordre, sans que
jamais la base n'ait été appelée à se prononcer. On a pu,
plus pertinement encore, dénoncer le système électoral
uninominal qui fait que jamais à ce jour un communiste n'a
été admis à siéger au Conseil en dépit de la notoriété de la
place des communistes dans la vie et la défense de la
profession, dénoncer encore 1'~missionhabituelle des com-
munistes, quelle que soit leur compétence ou leur noto-
riété, dans les commissions de travail créées par l'Ordre et
l'habituel handicap que constitue pour le concours honori-
fique de la << Conférence du stage D le fait d'être comrnu-
niste. Sans doute, sans aucun doute, les ordres d'avocats
ont-ils un profil et une démarche profondément marqués
par l'appartenance bourgeoise de la grande majorité (peut-
on vraiment ne pas dire la totalité ?) des avocats. Comment
s'en étonner ?
Il reste que les barreaux sont organisés dans leurs ordres,
sur une base élective, depuis six siècles, et qu'il est difficile
de résister à la tentation de mettre leur histoire en parallèle
avec l'histoire des collectivités locales. Et la fonction, de
siècle en siècle, a tout naturellement secrété une tradition,
le croirait-on, de type libertaire.
L'ennemi de l'avocat, c'est le pouvoir d'État. Cela n'est
contradictoire qu'en apparence avec l'important apport de
la profession au personnel politique de la troisième Répu-
blique. Il y avait certes prédisposition à l'activité politique
dans une République où le tribun de réunions publiques ou
parlementaires avait tant de place. Les avocats, partici-
pants libéraux au fonctionnement d'institutions fondées sur
le capitalisme libéral, juristes dans une République juri-
diste et légalitaire, bourgeois par excellence dans une
République bourgeoise, il était normal qu'ils y aient un
rôle de choix. Cela n'empêchait pas celui qui avait comme
homme politique défendu le rôle de l'État, de le combattre
dès qu'il avait revêtu sa robe. D'où d'ailleurs l'interdiction
faite à l'avocat parlementaire de se charger de dossiers
contre l'État, et à l'avocat en général d'assurer en même
temps une activité de fonctionnaire public. L'avocat qui
fait son service militaire doit obligatoirement se mettre
en congé de profession. Car il est de règle que l'avocat
ne doit être à aucun moment et sous aucune forme en
subordination juridique de personne (sauf d'un autre
avocat).
Et, à des degrés inégaux, non sans quelques regrettables
défaillances, l'histoire des Barreaux et de leurs Conseils de
l'Ordre est d'abord marquée de cet état d'esprit. Un
exemple particulièrement spectaculaire en fut donné vers la
fin de la guerre d'Algérie.
C'était en 1960, lors du procès devant le Tribunal
militaire de Paris de ce qu'on appelait le « réseau Jean-
son »,qui œuvrait pour le FLN. Les avocats menaient pied
à pied depuis le début du procès une bataille de procédure,
déposant et développant conclusions sur conclusions pour
dénoncer I'une après l'autre de nombreuses irrégularités et
soulever de multiples questions de principe préalables, et le
procès s'éternisait sans avoir commencé.
Les activistes de l'Algérie française s'indignaient, s'éner-
vaient. Ceux du Palais allèrent jusqu'à se déshonorer,
comme avocats, en diffusant au Palais une pétition qui
réclamait des sanctions contre leurs confrères. Sur celle-ci
hélas ! le vieil héritage colonialiste fit que quatre cents
signatures se fourvoyèrent. Il n'en fallut pas plus pour offrir
à de Gaulle, qui déjà ne pouvait supporter ce défi à son
autorité, le prétexte ou l'occasion pour exiger lui-même du
Bâtonnier de Paris qu'il prenne des sanctions.
Le Bâtonnier de Paris n'était pas un homme de gauche.
Mais c'était un ancien résistant, ancien déporté, dont le
nom, Paul Arrighi, restera un de ceux dont ce barreau peut
être fier. Gaulliste resté fidèle à de Gaulle depuis la nuit
des sacrifices, il n'hésita pas à l'affronter par un refus sec et
catégorique.
La riposte fut immédiate : s'il n'y avait pas de sanctions,
l'ordre serait dissout. Le Bâtonnier Arrighi et le Conseil de
l'ordre décidèrent alors de convoquer les « colonnes »,
c'est-à-dire les assemblées partielles dont la totalité consti-
tuait l'Assemblée générale des Avocats de Paris, chacune
présidée par un membre du Conseil et appelée sur son
rapport à se prononcer par un vote.
La mienne était présidée par l'ancien Bâtonnier Allé-
haut, que je nomme ici en hommage et en symbole. Le
Bâtonnier Alléhaut n'était pas particulièrement un militant
ou un sympathisant de la reconnaissance du droit du peuple
algérien à l'indépendance. La simplicité de son propos n'en
fut que plus bouleversante : « Nous ne pouvons pas
accepter que quiconque censure la liberté de chaque avocat
de mener une défense comme sa conscience le lui dicdte.Et
nous pourrions moins encore accepter de le faire nous-
mêmes. Un certain nombre d'entre nous se rappellent
avoir, pendant l'Occupation, mené pendant des semaines
et des mois des batailles de retardement de certains procès,
avec tous les prétextes de procédure que nous pouvions
trouver. Ainsi avons-nous donné le temps à la libération de
venir, et nous avons sauvé des vies. » Le Bâtonnier
Alléhaut donnait l'image de l'avocat que le Conseil de
l'Ordre avait décidé de ne pas trahir. Un vote massif décida
le soutien au Conseil face à de Gaulle. Ce fut pareil dans les
autres colonnes, et.. . de Gaulle s'inclina.
On pourrait - on aurait pu - s'attendre aujourd'hui à
ce qu'il en soit de même, à ce que, tous Barreaux unis, les
Ordres prennent la tête du refus, avec la force que cela leur
eût donné.
Tous les Barreaux certes, n'ont pas la même orientation,
mais le plus puissant et internationalement représentatif,
celui de Paris, et les principales organisations profession-
nelles se sont jetés à corps perdu (l'expression est de
circonstance !) dans une transformation totale de la profes-
sion d'avocat.
De cette entreprise on peut retenir deux axes essentiels.
La fusion de la profession d'avocat et de celle de conseil
juridique dans une « grande profession juridique ». De
tous temps, il relevait d'une éthique spécifique, dont les
avocats tiraient leur fierté, de n'être confondus avec quicon-
que, et notamment pas avec les conseils juridiques. Non
pas sur la base d'une distinction entre la plaidoirie (ou la
procédure) et le conseil : il y a longtemps que les avocats
revendiquent et démontrent leur aptitude dans le domaine
de la consultation où leur expérience de la pathologie des
relations juridiques qu'est le conflit judiciaire les rend
même plus qualifiés que quiconque (et notamment qu'un
« conseil juridique » sans expérience judiciaire) à fournir
l'assistance préventive qu'est le conseil. De fait, la dégrada-
tion du fonctionnement des institutions judiciaires a, au
cours des récentes décennies, constamment augmenté dans
l'activité de l'avocat la part du rôle de conseil.
La distinction était ailleurs, née d'un temps où un avocat
rayé pour raisons disciplinaires telles que les manquements
à la déontologie ou même à la probité pouvait s'installer le
lendemain comme conseil juridique ;un temps où n'étaient
pas rares les conseils juridiques qui affichaient leur officine
en grands calicots sur des balcons entiers ou ceux qui
tenaient permanence dans les cafés de banlieue - et dont
les conseils relevaient souvent de la combinaison.

Certes il s'est depuis lors formé un corps avec sa disci-


pline et ses règles, et c'est avec lui que la fusion est à l'ordre
du jour, mais qu'on le veuille ou non ces règles et cette
discipline ne sont pas plus les nôtres que leur champ, leur
mode, et leur motivation d'activité ne sont les nôtres. Ceux
d'ailleurs qui se sont exprimés dans le débat aujourd'hui
ouvert n'ont pas caché leur peu d'intérêt et leur condescen-
dante ironie pour notre déontologie d'indépendance.
Et lorsque l'on parle de créer par cette « fusion » une
« grande profession juridique » on ne saurait dire plus
clairement qu'il s'agit d'y « fondre » la profession judiciaire
Dour faire une autre profession que celle d'avocat. Le
1.

simple bon sens oblige d'ailleurs à remarquer que si ce


n'était pas de cela qu'il s'agit, il suffirait d'ouvrir large-
ment, sous les contrôles habituels de moralité, les rangs de
la profession d'avocat aux membres des professions juridi-
ques.
A l'opposé, qui dit fusion dit nécessairement nouveaux
organes représentatifs et disciplinaires, c'est-à-dire la mort
de ce que nous avons montré que représentaient les
Barreaux (ne parle-t-on pas déjà d'Ordre national ?) : dans
les Conseils mixés de la nouvelle profession, qu'advien-
drait-il de l'éthique de défense ? et sur quels points d'appui
pourraient encore compter ceux qui continueront à en
mener le combat et dont l'histoire enseigne combien le
soutien de leur Ordre leur fut souvent une protection
nécessaire ?
Cette perspective est d'autant plus évidente, que
s'ébauche, en accord logique avec la notion de « grande
profession juridique »,la commercialisation des structures,
sous la forme de constitution des cabinets en sociétés
commerciales, dont on en est à débattre de savoir si les
capitaux extérieurs (suivons les regards) pourront ou ne
pourront pas être majoritaires ! Il es{ clair que ce débat est
dérisoire, car il suffit qu'en se retirant des capitaux même
minoritaires compromettent l'intendance du cabinet pour
que celui-ci soit totalement dépendant et que même si les
capitaux ne devaient être que ceux des professionnels, se
poserait un jour la question des droits de leurs héritiers non
professionnels. Au surplus, on parle déjà des avantages
fiscaux que vaudra le simple fait d'avoir eu les moyens de
constituer une société de capitaux. A titre de consolation,
on fait miroiter comme un avantage (1) l'image de
« grandes surfaces » où de nombreux avocats pourront
trouver les sécurités du salariat !
Il ne semble pas que de longs développements soient
nécessaires pour faire comprendre que l'on s'achemine vers
une rupture totale.
Quelles sont donc les raisons péremptoires avancées
pour justifier ce qui de la part des uns est un assasinat et de
la part d'autres un suicide ?
Il faut avoir le courage de le dire : il ne peut pas n'y avoir
que des suicidaires. Il y en a forcément qui ont choisi d'être
des exploitants en service juridique et à qui peu chaut
d'être des serviteurs si cela rapporte. D'autres, qui pani-
quent à l'arrivée des échéances, sont sans doute anxieux de
se réserver la meilleure place possible sur les quelques gros
bateaux qui ne repècheront pas tout le monde, sauf pour
faire travailler dans les soutes. II y a aussi certains jeunes
(pas tous, heureusement) qui n'ont été amenés à la
profession par aucun idéal de combattant mais comme ils
seraient allés ailleurs, pour faire un métier et y bien gagner
leur vie. Ceux-là ne peuvent voir qu'avec faveur les plate-
formes de lancement qu'on leur présente, même s'ils se
font, pour la plupart, des illusions sur l'avenir qui leur y est
réservé.
Mais il y a aussi les suicidaires, ceux qui organisent leur
mort (ou celle des autres, ô bienfaiteurs !) de peur qu'on ne
les tue. Il y a ceux qui, au plus haut niveau et de la
meilleure foi du monde, ont.la conviction qu'ils remplissent
leur devoir de défense et pensent « sauver les meubles >>.
L'argument revient sans cesse : 1992 arrive. Ce que nous
faisons, l'acte unique le fera en tout cas. Alors mieux vaut
être prêts, avoir fait nous-mêmes pour ne pas nous le voir
imposer. Être compétitifs, pour ne pas être dévorés. Dans
cette dramatique fuite en avant, il y a les suicidaires actifs,
et les suicidaires passifs : ceux qui se hâtent à charcuter, et
ceux qui se résignent à laisser charcuter - parce que, de
toute manière, il n'y aurait rien à faire, ce serait perdu
d'avance. Les suicidaires passifs, eux, ne sont pas seule-
ment les résignés.
Il y a ceux à qui l'on n'hésite pas à donner une conscience
de coupables : on les traite d'archaïques, dans le meilleur
des cas des vieux sympathiquement attachés à leur jeunesse
mais qui ne savent pas s'adapter aux exigences de la
modernité. Mais ce sont aussi ces petits, ces médiocres,
cette infanterie bouseuse qui n'est capable que de s'accro-
cher à son petit terrain de chasse au client.
Cette méprisante accusation de mécantilisme n'est pas
seulement odieuse : elle est d'une intolérable injustice à
l'égard de la masse des avocats dévoués précisément à la
masse des petits et moyens plaideurs et dont les difficultés
seraient moindres pour survivre et poursuivre leur vocation
si les petits et moyens plaideurs n'avaient pas eux-mêmes
tant de difficultés, si nous ne vivions pas à l'heure de la
casse des entreprises, et des trois millions et demi de
chômeurs.
Mais elle est encore plus intolérable quand elle vient de
promoteurs de projets où tout est consacré à la rentabilité
et au profit à la condition qu'ils ne soient pas médiocres !
Quant à l'argument de la modernité, qui sévit, qui est
manipulé, exploité, dans tous les autres domaines, comme
une des jongleries favorites de l'idéologie contemporaine
de la domination de classe, on en connaît la perversité. On
a déjà évoqué l'image par laquelle le discours gaullien de
1958 plaçait le régime sous le signe de la mise du juriste au
musée de la lampe à huile et de la marine à voile.
Placer n'importe quoi sous le signe de la modernité
relève soit de l'imposture, soit de la plus dangereuse des
badauderies. Les films porno sont modernes, la bombe H
aussi, comme encore la chaise électrique ou les techniques
pénitentiaires de Fleury-Mérogis, et toute modernité n'est
pas progrès. L'invoquer tient de la provocation quand elle
tend à neutraliser ses adversaires en les portant en valeurs
de fossiles.
Sans doute en notre affaire ce sont souvent des anciens
qui protestent. Mais est-ce vraiment parce qu'ils ont leur
passé à maintenir, eux qui « en cadre d'extinction »,n'ont
généralement plus grand-chose à défendre pour eux-
mêmes, ou bien est-ce parce qu'ils ont pris la mesure des
valeurs et que, si nombreux sont les jeunes qui les
partagent, ils sont trop souvent retenus quand ils n'ont pas
été atteints par le virus de la résignation, par de respecta-
bles mais dommageables pudeurs, et modesties.. ., sans
compter les servitudes et dépendances intra-corporatives
avec lesquelles il leur faut bien compter.
Certes, oui, la profession d'avocat avait et a besoin de se
moderniser. Mais ce n'est pas se moderniser que se
détruire.
On comprendrait que face aux assauts extérieurs, mais
aussi et surtout pour la plus grande efficacité de son
combat, elle n'en reste pas à ce qui pouvait être considéré
comme relevant des moyens rudimentaires de la flèche et
du messager. Mais le grief eût manqué, car, comme ils ont
été capables de passer de la plume d'oie à la machine à
écrire, et de la diligence à l'avion, ils se montrent tout aussi
capables aujourd'hui de s'équiper en ordinateurs, de recou-
rir au télex et à la télécopie. C'est uniquement une question
de moyens matériels.
Combien on comprendrait, et quelle mobilisation cela
aurait pu susciter, quel vent de rajeunissement et quel
renfort d'énergie en seraient venus, que les organisations
professionnelles mettent, comme elles l'avaient bien com-
mencé, toute leur énergie, celle qu'elles apportent à leur
détestable combat, à développer les moyens et équipe-
ments collectifs mis à la disposition de tous.
Cette bataille-là serait d'autant plus fertile, qu'elle
pourrait être accompagnée d'une intense bataille publique
pour défendre et rétablir dans l'opinion populaire, seule
alliée sûre des vraies valeurs, l'image de l'avocat combat-
tant, telle qu'elle fut si bien valorisée et perçue dans les
années montantes de la République et telle qu'elle pourrait
l'être encore à condition de ne pas baisser pavillon.
Mais on reste rêveur à évoquer le nombre de fois au
cours de ces six siècles où les avocats auraient pu partir en
débandade. Il faut vraiment que la crise de cette société
soit particulièrement profonde pour que soit donné ce
spectacle sans précédent d'un Barreau qui s'affaire à son
propre démantèlement.

Vouloir, pour les autres, rester soi-même. Mais pourquoi


parler au passé pour le bien et au futur pour le mal ? Faut-
il, peut-on se laisser gagner par les sirènes de la fatalité?
Cette bataille est encore, est plus que jamais actuelle. Si
certains ont choisi de ne pas la mener, elle se fera sans eux,
et s'il le faut contre eux. Et elle peut être gagnée.
Il est clair que si le corps se suicide, personne ne pourra
jamais vérifier si, se défendant, il aurait vraiment été tué.
Que manque-t-il donc aujourd'hui plutôt qu'hier à la
capacité de dire non, de faire échec, et de rester soi-même,
sinon la volonté de le faire et le sentiment de le pouvoir.
La crainte que 1992 impose aux avocats français une
concurrence étrangère sur leur sol peut pourtant être
tempérée par la possibilité, sur la base du rôle institution-
nel de la profession, d'imposer à notre gouvernement d'en
faire matière réservée relevant des sauvegardes telles que
le droit communautaire reconnaît aux pays membres la
possibilité d'en instituer pour ce qui concerne leur « ordre
public interne », et que les autres ne se privent pas
d'utiliser. Et rien n'obligeait à prendre les devants, en
ouvrant dès maintenant, volontairement, les portes à
l'établissement étranger, sans exiger aucune réciprocité.
Cela devrait être d'autant plus évident que l'argument de la
réciprocité est invalidé par cette réalité : seule la France à
ce jour a ouvert ses portes ; après quatre ans, aucun autre
État ne s'avère empressé de lui rendre la politesse.
Dans aucun domaine, les échéances de 92 ne sont fatales.
Souvent dans notre histoire, on a voulu nous convaincre
que la cause nationale était perdue d'avance. Combien, en
1943, désespéraient ! Combien, en 1953 pensaient qu'un an
plus tard il suffirait que le Parlement français dise non pour
que ne se fasse pas la Communauté européenne de
défense? Et 93 est dans plus de trois ans.
La question n'est pas d'être pour ou contre l'Europe
mais de savoir ce à quoi un peuple gagne ou perd quoi. Oui
certes à l'Europe d'Helsinki, de peuples fondant leurs
relations sur le bon voisinage, la coopération et le respect
mutuel pour le développement de tous, comme dans son
préambule le traité de Rome affirmait, en guise de patte
blanche, y être destiné.
Mais non, résolument non à une Europe américaine,
s~éculéesur le dépouillement et l'abêtissement des peu-
A

ples, le bris de leurs ressorts, à commencer par le nôtre.


Jamais peut-être nation et libertés n'ont autant résonné
d'un même son qu'aujourd'hui : nation, libertés ... et
progrès. Et c'est pourquoi cette bataille doit se jouer
gagnante : le progrès, conditionné par la libération de
toutes les libertés (excepté celle d'opprimer), a toujours
dans l'histoire eu le dernier mot.
C'est à un moment de cette histoire où les camarades
d'Aragon chantaient (et dans la pire des nuits) la Marseil-
laise pour toute l'Humanité, où lui-même écrivait les
poèmes de la Diane française, que j'ai trouvé leur chemin.
Jamais, plus tard, la CED n'aurait été repoussée si les
communistes n'avaient pas été ses premiers dénonciateurs
publics, puis les principaux animateurs de l'immense mou-
vement populaire sans lequel il est probable que comme en
1940 une majorité de parlementaires se serait mise à
genoux.
Le bicentenaire a commencé en 1989, mais c'est en 1992
qu'on célébrera Valmy : d'un côté les sans-culottes, de
l'autre les coblençards. Les sans-culottes se battaient pour
la nation, ils se battaient pour les libertés, ils se battaient
pour le peuple.
Archaïque, Valmy? Il y en a tous les jours : en Afrique
du Sud, en Cisjordanie, en Irlande. Archaïque, la Charte
des Nations-Unies, tournant décisif dans les relations
internationales, qui fait de la liberté des peuples une
exigence de la société contemporaine, et de la souveraineté
des États l'instrument de cette liberté ?
Cette bataille n'est pas seulement celle des avocats. Elle
est d'abord celle d'un peuple, pour tout ce qu'il a de plus
précieux. Mais le patrimoine de droits de la défense qui est
celui des avocats fait aussi partie du patrimoine de ce
peuple.
Que ceux que l'on voudrait désespérer comprennent
donc les forces qui existent : déjà chacun d'eux n'est pas
voué à être une victime solitaire, s'ils savent se rassembler
pour lutter ensemble. Mais qu'ils sachent aussi qu'ils ne
sont pas seuls. Qu'ils mesurent combien, de même que ce
n'est pas pour eux-mêmes qu'ils ont choisi d'être avocat, ce
n'est pas pour eux-mêmes qu'ils veulent en défendre les
acquis. Qu'ils dépouillent tout complexe d'égoïsme : c'est
pour que reste vivace leur indispensable fonction qu'ils
n'ont pas seulement le droit mais le devoir de se battre, de
ne pas déserter, car cette bataille, un peuple, une nation
sont en droit d'attendre et d'exiger d'eux qu'ils la mènent.
Ne pas laisser faire est un devoir social comme c'est un
devoir national.
Et c'est sans doute pourquoi, comme en tous les autres
temps de Diane française, au premier rang de la dénoncia-
tion, au premier rang du combat sont les communistes. Ils
n'entendent pas y être seuls.
A tous ceux qui n'ont pas le vouloir de la défaite, ils ne
demandent qu'une chose : retrouver le croire et le vouloir
de leurs propres valeurs. Elles nous sont, à cet égard,
nécessairement communes, comme elles le furent dans tout
ces autres temps. Et si nous voulons garder notre droit à
nos différences, défendons d'abord ensemble notre liberté
de les garder.
Ce qui est vrai ailleurs l'est peut-être plus encore pour ce
qui est de l'identité de l'avocat français, si l'on mesure bien
(toute part faite aux vieux démons chauvins, et toute une
autre à ce qui mériterait d'être amendé, démocratisé, mis à
jour) ce que contient d'originalité nationale au service
d'une liberté fondamentale ce patrimoine en péril.
N'avais-je pas noté au début de cette évocation, qu'en
moi c'est de façon très cohérente que s'étaient mutuelle-
ment alimentés le courant révolutionnaire et le courant
d'éducation porteur des acquis de la défense ? Il n'est pas
incohérent dès lors, que, en cette période de crise, le
courant révolutionnaire vienne alimenter voire stimuler la
préservation des acquis de la défense.
Au demeurant, les communistes aspirent à changer cette
société pour la faire plus juste, plus humaine. C'est la
motivation essentielle de leur choix. Or ils savent combien
ceux qui, avant eux, ont bâti de ces sociétés ont vu leur
oeuvre obérée pour n'avoir pas eu, dans leur pays respec-
tifs, de ces acquis.
Ils ne veulent pas que leur peuple soit obligé de
réapprendre demain les acquis longuement forgés qu'ils
auraient perdus parce qu'on aurait réussi à leur en extirper
la mémoire, la pratique et la fierté.
Non, vraiment, jamais je n'ai eu autant la conviction de
la plénitude de la confluence, et de sa fécondité. Une robe
pour un combat - vaut le combat pour ce que symbolise
cette robe.

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