Ilusions perdues
Avec cette ceuvre, achevée a Vapogée de sa maturité
d’écrivain (1843), Balzac crée un nouveau type de roman
qui devient d’une importance capitale pour toute I’évo-
lution du xix} siécle : le type du-roman.de la_désillu-
sion, le type d'un roman dans lequel on montre comment
les~idées fausges, mais _apparues par nécessité, des per-
sonnages sur !e monde, se brisent™ nécessairement au
contact de la force brutale de la vie capitaliste, Natu-
tellement, la destruction des illusions n’apparait pas avec
Balzac pour la premiére fois dans le roman moderne.
Le premier grand roman, Don Quichotte, est bien hui
aussi une histoire des < illusions perdues ». Mais chez
Cervantes c’est la société bourgeoise naissante qui détruit
des illusions féodales attardées, tandis que chez Balzac
les idées nécessairement engendrées par la société bour-
geoise sur l'homme, la société, l'art, etc., les produits
idéologiques les plus élevés du développement révolu-
tionnaire bourgeois, apparaissent comme de simples illu-
sions quand on les confronte a la réalité de Péconomie
capitaliste. Méme Je roman du xvi" siécle détruit maintes
illusions. Toutefois cette destruction touche pour une
part des restes encore existants de Pensées et de sentiments
féodaux chez certaines personnes, alors que, pour une
autre part, ce sont des idées peu fondées, de faible valeur,
insuffisamment ancrées dans la réalité, au sein d'une
conception plus large, plus réelle de cette méme réalité,
qui sont surmontées a partir du méme point de vue.
Le tragique rire moqueur sur les plus hauts produits
idéologiques du développement bourgeois eux-mémes, la
tragique décomposition des idéaux bourgeois sous la pous-
sée_de.leur— propre. base économique, capitaliste sont
rapportés pour la premitre~fois de fagon ample, en
totalité, dans ce roman de Balzac. Seul le chef-d’ceuvre
immortel de Diderot, Le Neveu de Rameau, peut étre
considéré comme précurseur idéologique des Illusions
perdues.
Balzac n’est nullement le seul qui s’occupe de ce
théme a cette époque. Le Rouge et le Noir de Stendhalet les Confessions d’un enfant du sidcle de Musset, etc.,
Yont précédé. Le théme était dans Yair; non pas a la
suite de quelque mode littéraire, mais 4 Ja suite de l’évo-
lution sociale de la France, le pays modéle pour la
croissance politique de la bourgeoisie. La grande, 'héroique
période de la Révolution frangaise et de Napoléon avait
éveillé, ranimé et mobilisé toutes les énergies en sommeil
de la classe bourgeoise. La période héroique donnait a
la meilleure partie de la classe bourgeoise la possibilité
de faire passer directement dans la vie les idéaux héroi-
ques, de vivre et de mourir héroiquement en conformité
avec ces idéaux. Avec la chute de Napoléon, avec la
Restauration et aussi avec la Révolution de Juillet, s’achéve
la période héroique, les idéaux deviennent des ornements
et des décorations superfius de la vie réelle : Je chemin
ouvert au développement du capitalisme par la Révo-
lution et Napoléon s‘élargit pour devenir la grand-route
confortable et accessible a tous du développement. Les
pionniers héroiques doivent se retirer et céder la place
& ceux qui profitent du développement, aux spéculateurs.
« La société bourgeoise dans sa réalité prosaique avait
produit ses véritables interprétes et porte-parole en la
Personne des Say, Cousin, Royer-Collard, Benjamin Cons-
tant et Guizot, ses vrais capitaines étaient assis derriére les
comptoirs et le gros et gras Louis XVIII était sa téte
politique » (Marx). L’élan des idéaux, le produit néces-
saire de la période héroique nécessairement antérieure,
est devenu socialement superflu; les porteurs de ces
idéaux, la jeune génération ayant grandi dans les tra-
ditions de la période héroique, devaient nécessairement
se déclasser,
Vhistoire de la déchéance inévitable, de la dissolu-
tion dans le “néant de ces énergies éveillées par la Révo-
lution et la période napoléonienne est le th’me commun
des romans de la désillusion écrits A cette époque, leur
accusation commune contre le Prosaisme misérable de
la Restauration et de Ja Monarchie de Juillet, Balzac,
bien que politiquement Toyaliste et légitimiste, voit avec
une grande clarté ce caractére de la période de la Res-
tauration. Il déclare dans notre roman : ¢ Aucun fait
n’accuse si hautement T'ilotisme auquel la Restauration
avait condamné la jeunesse. Les jeunes gens, qui ne
savaient & quoi employer leurs forces, ne les jetaient pas
seulement dans le journalisme, di:
lans_les_conspirations,
49dans la littérature et dans Yart, ils les dissipaient dans
les plus étranges excés... Travailleuse, cette belle jeunesse
voulait le pouvoir et le plaisir; artiste, elle voulait des
trésors ; oisive, elle voulait animer ses passions ; de toute
maniére elle voulait une place, et la politique ne lui
en faisait nulle part.» Balzac a en commun avec ses
contemporains, petits et grands, la compréhension et la
teprésentation de cette situation, de cette tragédie de
toute une génération.
Malgré tous ces points communs, les Illusions perdues
s’élévent cependant & une hauteur solitaire au sein de
la production littéraire de la France d’alors, car Balzac
ne s’en tient pas a la compréhension et A la représen-
tation des situations sociales tragiques ou tragi-comiques
esquissées ici. Il| voit et porte plus loin. Il voit que la
fin de la période héroique de l’évolution bourgeoise en
France signifie en méme temps le début du grand essor
du capitalisme francais. Dans presque tous ses romans
Balzac décrit cet essor capitaliste, la transformation de
Vartisanat primitif en capitalisme moderne, la conquéte
de la ville et de la campagne par le capital dans sa
croissance impétueuse, le recul de toutes les formes de
société et les idéologies traditionnelles devant la marche
en avant triomphante du capitalisme. Dans ce processus
les Illusions perdues sont I’épopée tragi-comique de la
capitalisation de Vesprit. La transformation en marchan-
dise de la littérature (et avec elle de toute idéologie)
est le théme de ce roman, et la mise en pratique trés
large de cette capitalisation de l’esprit intégre la tragédie
générale de la génération directement postérieure 4 Napo-
léon A un cadre social plus profondément compris que
ne pouvait le faire le plus grand contemporain de Balzac,
& savoir Stendhal.
Balzac représente_ce processus de la transformation
en marchandise de Ia littérature dans~toute-son ampleur,
dans sa totalité : depuis la production du papier jus-
qu’aux convictions, pensées et sentiments des écrivains,
tout devient marchandise, Et Balzac ne se contente pas
d'une constatation générale des conséquences idéologiques
de cette domination du capitalisme, mais révéle dans
tous les domaines (journaux, thédtres, maisons d’édition)
le processus concret de la capitalisation dans toutes ses
étapes et ses déterminations. « La gloire, c'est douze
mille francs d’articles et mille écus de diners > déclarele libraire Dauriat, et il expose ses principes de la fagon
suivante : « Moi, je ne m’amuse pas a publier un livre,
A risquer deux le francs pour en gagner deux mille ;
je fais des spéculations en littérature : je publie quarante
volumes & dix mille exemplaires... Ma puissance et les
articles que j’obtiens poussent une affaire de cent mille
écus au lieu de pousser un volume de deux mille francs...
le manuscrit que j’achéte cent mille francs est moins
cher que celui dont lauteur inconnu me demande six
cents francs. » Et comme ie libraire, I’écrivain affirme :
« Vous tenez donc a ce que vous écrivez? lui dit Vernou
d'un air railleur. Mais nous sommes des marchands de
phrases, et nous vivons de notre commerce... Mais des
articles Jus aujourd’hui, oubliés demain, ¢a ne vaut a
mes yeux que ce qu’on les paic. »
Dans cette situation, les journalistes et les écrivains
sont les exploités : leurs capacités deviennent des mar-
chandises, des objets de spéculation pour le capitalisme
de la littérature. Mais a cause du capitalisme ils devien-
nent des exploités prostitués : ils veulent se hisser eux-
mémes au niveau d’exploiteurs ou pour le moins d’inter-
médiaires de I’exploitation. Avant l’entrée de Lucien de
Rubempré dans le journalisme, son collégue et mentor
Lousteau Iui donne des régles de conduite : « Enfin,
mon cher, travailler n'est pas le secret de la fortune
en littérature, il s’agit d’exploiter le travail d’autrui. Les
propriétaires de journaux sont des entrepreneurs, nous
sommes des magons. Aussi plus un homme est médiocre,
plus promptement arrive-t-il; il peut avaler des cra-
pauds vivants, se résigner A tout, flatter les petites pas-
sions basses des sultans littéraires... L’austérité de votre
conscience aujourd’hui pure fiéchira devant ceux a qui
vous verrez votre succés entre les mains ; qui, d’un mot,
peuvent vous donner la vie et qui ne voudront pas le
dire : car, voyez-vous, l’écrivain & la mode est un insolent,
plus dur envers les nouveaux venus que ne I'est le plus
brutal libraire. Od le libraire ne voit qu'une perte, l'autre
redoute un rival ; l'un vous éconduit, l’autre vous écrase. >
Ce large contenu du théme, la~ capitalisation de 1a
littérature depuis la production du papier jusqu’d la sen-
sation lyrique, détermine, comme toujours chez Balzac,
la forme artistique de la composition. L’amitié de David
Séchard et de Lucien de Rubempré, les illusions détruites
de leur jeunesse commune’ peuplée de réves, l’interac-
51OO
‘u_ sujet s’expriment sous forme de
passion humaine, d’effort individuel : David Séchard
invente une nouvelle fagon de produire du papier 4 bon
marché et est dupé par des capitalistes, tandis que Lucien
Porte sur le marché du capitalisme parisien la poésie
I] la plus subtile. D’autre Part apparait de maniére humaine |
| et plastique dans Vopposition des deux caractéres le
i
est un stoicien puritain, tandis
{| faitement la recherche hypersensible de |
épicurisme rang, Sans consistance,
i daprés Ia Révolition,
Le mode de com;
la jouissance,
de la génération
que derriére le « caractére scien-
les réalistes ultérieurs. Balzac com-
Pose son roman de telle sorte que le destin de
\ Chandise, se trouve au centre de I’action, tandis que la
l capitalisation du- support matériel de la littérature, le
ique, ne fournit qu’un
le la société, de
Du Point de vue artistique,
les _capitalistes de Province
qui dupent Vinventeur Séchard avec succ’s; quant ala critique de la société, parce que dans le destin de
Lucien toute la question de la destruction de-la.culture
par le capitalisme est “soulevée. Séchard, résigné, com-
prend trés justemeit qu’au fond seule exploitation maté-
Tielle de son invention est en jeu, et que le fait d’étre
trompé est seulement une infortune personnelle. Par
contre, travers l’effondrement de Lucien, nous voyons
a la fois l'abaissement et la prostitution de la littérature
par le capitalisme.
Le contraste entre les deux personnages principaux fait
ressortir avec bonheur les deux tendances principales
dans la réaction idéologique a la transformation en mar-
chandise de Vidéologie. La ligne de Séchard est celle
de la résignation.
La résignation joue dans la littérature bourgeoise du
xix" siécle un trés grand réle. Geethe, dans sa vieillesse,
est un des premiers A adopter ce ton comme marque de
la nouvelle période de l’évolution bourgeoise. Dans ses
romans didactiques et utopiques Balzac suit en grande
partie Ie chemin de Gcethe : les personnes qui ont
renoncé & leur bonheur personnel, ou durent y renoncer,
sont, dans la société bourgeoise, les seules a poursuivre
des buts sociaux, non égoistes, La résignation de Séchard
a certes un accent quelque peu différent : il abandonne
le combat, renonce a réaliser quelque’ but que ce soit,
et veut dans le calme et la retraite ne vivre que pour
son bonheur personnel. Celui qui veut rester propre doit
se retirer des rouages du capitalisme ; c'est ce que signifie
Vattitude de Séchard quand, sans’ ironie, sans copier
Voltaire, < il cultive son jardin >,
Lucien, par contre, se précipite dans la vie parisienne ;
il veut y imposer les droits et la puissance de la poésie
pure. Ce combat fait de lui un des nombreux exemples
de ces jeunes gens d’aprés 1815 qui au cours de la
Restauration se dégradent et sombrent moralement, ou
bien s’élévent en s’adaptant a la fange d’une époque
sans héroisme ; un de la série des Julien Sorel, Rastignac,
de Marsay, Blondet, etc. Mais Lucien Occupe une place
toute particuligre dans cette série. Avec beaucoup de
délicatesse et de hardiesse Balzac met ici en scéne le
nouveau type de pote spécifiquement bourgeois : le
poste comme harpe d’Eole pour les différentes sortes
de vents et de tempétes de la société, un paquet de nerfs
sans consistance, sans direction, hypersensible; un type
53OO
de poéte qui n’est encore qu’un cas isolé a cette époque,
mais qui deviendra extrémement typique de l’évolution
ultérieure de la poésie bourgeoise (de Verlaine & Rilke) ;
comme type, il est diamétralement opposé au poste tel
que Balzac lui-méme le congoit, et dont il a livré un
modéle dans_ce.roman, sous la forme d'un autoportrait,
en la personne de d’Arthez, Toutefois, précisément cette
nature de Lucien-est-non. seulement. dune _yérité typique
extréme, mais fournit aussi la meilleure base littéraire
Pour le déploiement en tous sens des contradictions dans
la capitalisation de la littérature. La contradiction interne
entre les aptitudes poétiques de Lucien et son inconsis-
tance humaine en fait un jouet tout désigné pour ces
tendances poétiques et Politiques au sein de la littérature
qui sont exploitées par le capitalisme. _Et_ ce mélange
dinconsistance et de nostalgie de la_pureté; d'une vie
honnéte, et en méme temps d’ambition démesurée mais
instable et de recherche raffinée de la jouissance, déter-
mine la possibilité. de son ascension éblouissante, de sa
rapide autoprostitution et de sa défaite finale dans des |
conditions honteuses;, Balzac ne fait jamais de morale
a propos de ses hérdsy il montre la dialectique objective
de leur ascension ou de leur déchéance et motive toujours
Tes" deux par la totalité des caractéres en interaction
avec la totalité des conditions objectives, et non par
Vestimation isolée de « bonnes > ou de « mauvaises >»
qualités. Rastignac, personnage qui parvient a s'im-
Poser, n’est pas plus immoral que Lucien, mais un autre
mélange d’aptitudes et de démoralisation lui permet de
profiter habilement de la méme réalité qui entraine
Péchec extérieur et intérieur de Lucien, malgré son machia-
vélisme naivement immoral. L’aphorisme incisif de Balzac,
dans Melmoth réconcilié, selon lequel les hommes sont ou
bien des caissiers ou bien des fraudeurs, c’est-A-dire ou
bien des crétins ou bien des canailles, se vérifie avec une
gamme infinie de variantes dans cette épopée tragi-comique
de la capitalisation de Vesprit.
Ainsi, le. principe qui assure finalement la cohérence j
de ce roman est_le ‘Processus social Jui-méme. La marche
en avant et la victoire du capitalisme forment I’action
véritable. Le naufrage individuel de Lucien devient d’au-
tant plus vrai que ce naufrage est le destin typique du
poate pur, du talent poétique authentique dans le capi-
talisme _florissant. Toutefois la composition de Balzac
54n'est pas ici non plus abstraitement objective; il ne
s'agit pas d’un roman de « lobjet », d’une ¢ tranche »
de la société, comme chez des écrivains ultérieurs, bien
que Balzac, en conduisant son intrigue de maniére trés
raffinée, fasse défiler sur la scéne tous les aspects de la
capitalisation de la littérature, et seulement ces aspects
du capitalisme. Cet aspect-de~« généra ité sociale > n’ap-
parait jamais directement au premitr plan chez Balzac.
Ses personnages ne sont jamais de simples « figures »
exprimant certains cétés de la réalité sociale qu'il veut
dépeindre. L’ensemble des déterminations sociales s'ex-
prime de fagon inégale, compliquée, confuse, contra-
dictoire dans le dédale des passions personnelles et
des événements fortuits. La détermination des _Personnes
et situations particulitres résulte chaque fois de len-
semble des forces socialementdéterminantes, ne se fait
jamais de maniére simple et directe. Ainsi, ce roman si
profondément général’ est-en.méme temps et de fagon
indissoluble le roman d’un seul homme particulier. Lucien
de Rubempré agit — apparemment — en toute indé-
pendance contre les forces intérieures et extérieures qui
retardent son ascension, qui — apparemment — faci-
litent ou entravent sa progression par le jeu de circons-
tances ou de passions personnelles fortuites, mais qui
surgissent sans cesse et toujours sous une forme diffé-
rente du sol de cette méme situation sociale qui déter-
mine ses aspirations,
Cette diversité dans l’unité/est le trait particulier de
la grandeur littéraire de” Balzac, Elle est A la fois l'ex-
pression littéraire de la grandeur et de la justesse de
ses idées sur le mouvement de la société. Contrairement
A de trés nombreux grands romanciers, Balzac ne se
sert pas d'une « machinerie » (que l'on songe a la Tour
dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister),
Car chaque « rouage » de la « machine » de son intrigue
est un personnage vivant et entigrement élaboré, avec
ses intéréts, ses passions, ses traits tragiques et comiques
Propres et spécifiques. Un des éléments de ce complexe
réunissant l’étre et la conscience le fait entrer en rela-
tion avec l'ensemble de 'intrigue donnée de tel ou tel
roman, mais cela se produit absolument a partir de ses
Propres tendances essentielles. Mais comme ce lien se
développe organiquement a partir des intéréts et des
passions du personnage, celui-ci est vivant et nécessaire,
55La nécessité propre, large, intérieure, confére au person-
nage la plénitude de la vie, n’en fait pas une méca-
nique, un simple élément dans organisation de l'in-
trigue. Cette conception des Personnages de Balzac déter-
|| mine aussi le fait quiils émergent nécessairement de T’ac-
tion. Quelle que soit l'ampleur des actions chez Balzac,
i celles-ci englobent une telle masse de figures — et de
figures possédant cette Tiche plénitude de vie — que
seules quelques-unes Parviennent a s'exprimer pleinement
dans l’action elle-méme, Ce défaut apparent dans la com-
Position des romans de Balzac, sur lequel repose cepen-
dant leur vie intense, rend nécessaire la forme du Cycle,
i Les figures Significatives et typiques, qui ne peuvent
. déployer dans un roman donné que tel ou tel aspect
| de leur étre, émergent du lot, exigent une représentation
dans laquelle l'action et le théme soient choisis de telle
i sorte qu’elles soient précisément au centre et “puissent
développer Ja totalité de leurs possibilités et Particularités,
qu'extérieurement, et done ni par des Portions de temps
ni par des limitations Purement objectives,
La valeur générale) est done chez Balzac toujours
contréie,. réelle, authentique. Elle repose surtout sur la
compréhension profonde de ce qui est typique chez les
Personnages pris a part; sur cette compréhension pro-
fonde qui, d’une Part, n’édulcore pas les traits individuels,
} ne les supprime Pas, mais au contraire les souligne et
les rend plus Concrets, qui, d’autre part, fait apparaitre
de facon trés Compliquée, mais cependant claire et acces- f
i sible, les rapports du Personnage particulier avec envi
Tonnement social dont il est le produit, dans lequel et
contre lequel il agit. Mais ni l'aspect typique du _person- }
Mage ni celui de ses Telations“ayec Je milieu social ne se
ment variée : .¢’est toujours l'ensemble de Pévolution
~ sociale qui est & Tensemble d'un caractére, Le cété
* __ 8énial-du don dinvention de Balzac réside justement dans
56un choix et un mouvement des personnages tels que
chaque fois on trouve au centre de l’action celui de
ces personnages dont les particularités individuelles sont
les plus aptes A éclairer aussi diversement que possible,
et en rapport avec le processus d’ensemble, l’aspect du
Processus social déterminant dans le cas précis, En tant
quwhistoires de destins individuels, les parties du cycle
deviennent donc autonomes et vivantes. Mais cette indi-
vidualité dispense toujours la lumitre de ce qui est
socialement typique, socialement général, que l’on ne
peut cependant détacher de Vindividualité en question
que d'une facon abstraite, par une analyse ultérieure.
Dans I’ceuvre elle-méme, les deux choses sont indisso-
lublement liges, comme le feu et la chaleur qu'il dis-
pense ; c’est le cas dans les Illusions perdues du lien entre
le_caractére de Lucien et Ja capitalisation de la littérature.
Un tel mode de composition suppose une ampleur
extraordinaire dans la mise en place des caractéres et
des intrigues. Cette ampleur est également nécessaire
pour 6ter son caractére fortuit au hasard qui préside a
la rencontre des personnages et des événements, et avec
lequel Balzac, comme tout grand narrateur, joue avec
une aisance tout a fait souveraine ; cette ampleur est en
un mot nécessaire.pour.élever le hasard au niveau de
nécessité, Seules l'ampleur et la variété des relations offrent
cette latitude dans laquelle le hasard peut se montrer
littérairement productif et dans laquelle il peut ensuite
étre malgré tout aboli. « A Paris, seuls les gens ayant
de nombreuses fréquentations peuvent compter sur le
hasard ; plus on a de relations, plus les chances de succés
augmentent, le hasard est lui aussi du cété des bataillons
les plus forts. » La fagon dont Balzac abolit littéraire- “
ment le hasard est donc encore fidéle 4 la « vieille mode »
et se distingue fondamentalement de la maniére des écri-
vains modernes. Par exemple, dans la préface qu'il écrivit
pour Manhattan Transfer de Dos Passos, Sinclair Lewis
critique la « vieille » fagon de construire Vintrigue ; il
parle surtout de Dickens, mais la tendance de sa cri-
tique est aussi dirigée contre Balzac. Il écrit: « Et la
méthode classique — oh oui, elle était bien péniblement
accoutrée! Par un hasard malheureux Mr. Jones et
Mr. Smith devaient étre transportés ensemble par la
méme diligence afin que quelque chose de fort désagréable
ou de fort divertissant pit se passer. Dans Manhattan
57Transfer, les Personnages ne se rencontrent jamais, ou
bien cela se produit de la maniére Ja plus naturelle. »
Derriére cette conception moderne il y a — sans doute
de fagon inconsciente chez la plupart des écrivains —
une idée superficielle, non dialectique, de la causalité et
du hasard. On oppose le hasard & la relation causale et
Yon pense qu'un hasard a cessé d’étre fortuit quand on
révéle de fagon causale ses raisons immédiates. Et cepen-
dant cela n’ajoute rien ou pas grand-chose a la motiva-
tion artistique. Que l'on siimagine un hasard, aussi bien
fondé soit-il, au sein d'une intrigue tragique quelconque :
il n’aurait qu’un effet grotesque, et aucun enchainement
de relations causales ne pourrait Je transformer en néces-
sité. La description la meilleure et la plus fondée du
terrain sur lequel Achille se cassera une jambe en pour-
suivant Hector, la description médicale et pathologique
la plus brillante des causes de la laryngite d’Antoine avant
son discours sur le Forum n’apparaitraient que comme
des hhasards grotesques. Par contre les hasards. grossiére.
ment agencés, a peine fondés, dans la catastrophe de
Roméo et Juliette ne semblent pas fortuits. Pourquoi ?
Naturellement parce que la nécessité, qui abolit ce hasard,
réside dans lenchevétrement et la réunion de tout un
systéme de séries, causales, parce que seule la nécessité
de toute une direction @'évolution engendre la vé table
nécessité poétique. L'amour de Roméo et Juliette doit se
terminer tragiquement, et seule cette nécessité abolit le
caractére fortuit de toutes les occasions qui provoquent
directement les diverses étapes de cette évolution. Savoir
si ces occasions — prises isolément — sont motivées,
et dans quelle mesure, est une question secondaire, Une
occasion n’est pas moins fortuite qu’une autre, et le
poéte a le droit de choisir le plus efficace littérairement
Parmi ces prétextes tout autant ou tout aussi peu for-
tuits. Et Balzac se sert de cette liberté avec la plus grande
souveraineté, avec une souveraineté aussi grande que Sha-
kespeare. La représentation littéraire de la nécessité Tepose
chez Balzac sur une compréhension et une peinture
larges et profondes de cette direction de l’évolution dont
le théme donné est l'incarnation concréte. Par la concep-
tion large et profonde des caractéres, par l’ampleur et la
profondeur de la description de la société, par la liaison
fine et variée des personages avec la base sociale et le
milieu de leur action, Balzac crée un large champ danslequel des milliers de hasards, dont I’effet global engendre
toutefois une nécessité, peuvent tranquillement se ren-
contrer.
Dans notre cas, la véritable nécessité réside done en
ceci, que Lucien doit faire naufrage & Paris. Chaque
pas, chaque” instant de Iascension et di déclin de la
courbe de sa vie dévoile des déterminations sociales et
psychologiques de plus en plus profondes de ce néces-
saire état de choses. Conformément au dessein du roman,
chaque hasatd concourt a la réalisation de ce but, et
chaque phénoméne _particuliér, qui aide a révéler la
nécessité, est en soi fortuit. Cette apparition de la néces-
sité sociale la plus profonde se produit toujours chez
Balzac a partir de l’action, a partir d'une concentration
énergique des événements allant parfois jusqu’A une catas-
trophe. L’ampleur trés circonstanciée de la description,
qui se transforme parfois en exposé sur une ville, sur
Vinstallation d’un logement, sur un restaurant etc., n’est
jamais une simple description. Ici aussi il s’agit toujours
de mettre en place ce champ d'action large et varié
dans lequel la catastrophe pourra ensuite éclater. Celle-ci
se produit la plupart du temps « soudainement » a
Vimproviste, mais cette soudaineté n'est qu’une appa-
rence. Car au milieu de la catastrophe se dévoilent
avec une grande netteté des traits particuliers dont nous
avions déjA remarqué lexistence depuis longtemps a un
moindre.degréd’intensité. Il est tras caractéristique de
Balzac que dans ce roman deux grands tournants se
produisent dans un délai de quelques jours, et méme
de quelques heures. Un court séjour commun a Paris
suffit pour que Lucien et Louise de Bargeton se recon-
naissent mutuellement comme des Provinciaux et se
détournent alors l'un de lautre. La catastrophe se passe
pendant une soirée passée ensemble au théatre. L’ascen-
sion de Lucien dans le journalisme est encore plus typique
comme catastrophe. Un aprés-midi od il est désespéré,
Lucien lit ses po&mes au journaliste Lousteau, celui-ci
Vemméne chez son éditeur, A la rédaction de son journal,
au théatre, Lucien écrit sa premitre critique de théatre
et se réveille le lendemain comme journaliste connu. La
vérité de telles catastrophes réside dans leur contenu
social : c’est la vérité des catégories sociales qui en fin
de compte déterminent nécessairement ces tournants, Et
la forme de la catastrophe permet une efficacité concen-
59\ togenababnctions Une telle efficacité miiltiple d’ensembles
iversement déterminés correspond parfaitement A la struc-
trée des déterminations essentielles, elle n’autorise pas
une accumulation de détails secondaires.
La question de savoir ce qui est essentiel et ce qui est
accessoire est un autre aspect du probléme littéraire du
hasard. Littérairement, toute particularité d’un person-
nage est fortuite, tout objet est un simple accessoire,
si leur contexte déterminant n'est pas exprimé par le
récit, par l’action. C’est pourquoi lampleur du dessein
dans les romans de Balzac n’est nullement en opposition
avec leur action qui progresse de facon explosive, de
catastrophe en catastrophe. Au contraire. Les intrigues
de Balzac supposent précisément cette ampleur du schéma
de base, car son enchevétrement et sa tension, qui font
apparaitre constamment de nouveaux traits des person=
nages, ne révélent au fond jamais rien de radicalement
nouveau, mais rendent seulement explicite au fil de l'action
ce qui était déj& contenu implicitement dans T'ampleur
du dessein. C'est pourquoi les Personnages de Balzac
n'ont jamais — du point de vue littéraire — de traits
fortuits, car.ils ne possédent aucune particularité, méme
trés extérieure, qui n’ait une importance décisive A quelque
moment“ du dérdiileniént de T'action. Et c'est justement
Ja Taison pour Tatu les descriptions de Balzac ne créent
pas un < milieu. » au sens de la sociologie positiviste
ultérieure, c’est justement la raison pour laquelle les inté-
tieurs décrits trés en détails, entre autres, ne sont jamais
des accessoires, Que I’on songe seulement au réle joué par
les quatre costumes de Lucien dans la premiére catastrophe
parisienne. Il en a emmené deux d’Angouléme, et méme Ie
meilleur se révéle étre, dés la premitre promenade dans
Paris, impossible a porter. Le premier costume parisien est
une armure défectueuse et pleine de trous pour le premier
combat que Lucien doit livrer a la société parisienne
dans la loge de la marquise d’Espard. Le deuxitme cos-
tume parisien est achevé trop tard pour cette étape et
séjourne dans l'armoire pendant la période ascétique et
littéraire, pour reparaitre brigvement lors du tournant
vers le journalisme. Toutes les choses que Balzac décrit
jouent un tel réle, participant A I’action dramatique, révé-
lant des déterminations importantes.
Balzac donne a son intrigue des bases plus larges que
tout écrivain avant et aprés lui, mais chez lui tout par-ture de la réalité objective dont nous ne pouvons jamais
refléter et saisir la richesse de fagon adéquate avec
nos pensées constamment trop abstraites, trop rigides,
trop rectilignes et trop exclusives. La multiplicité de Balzac
se rapproche plus de. la réalité objective que tout autre
mode de représentation. Cependant, plus la méthode de
Balzac se rapproche de la réalité objective elle-méme,
plus elle est éloignée de la fagon habituelle, quotidienne,
moyenne de refléter directement la réalité objective. La
méthode de Balzac abolit précisément les limites étroites,
coutumiéres, routiniéres de “cette Teproduction immédiate,
Et comme cette méthode va ainsi a Tencontre des faci-
lités habituelles dans la manitre de considérer la réalité,
elle est ressentie par bien des gens comme « exagérée >»,
« surchargée », etc. La grandeur du réalisme balzacien
s'oppose justement de manidre tadicale aux habitudes de
pensée, aux facons de ressentir d’une époque qui renonce
de plus en plus a la connaissance de la réalité objective
et apercoit le meilleur de ce que nous pouvons saisir
de la réalité ou bien dans les expériences immédiates ou
bien dans leur élévation au rang de mythe.
Certes, Balzac dépasse quant 4 l’ampleur, la densité,
la variété, etc. de sa représentation de la réalité les impres-
sions immédiates, Il ne s’en tient pas non plus dans
Vexpression aux limites de la réalité moyenne. D’Arthez-
Balzac déclare dans notre roman ; « Qu’est-ce que l’Art,
monsieur.?.c’est_ la Nature concentrée. » Mais cette con-
centration n’est jamais formelle, est, au contraire, [’élé-
vation au plus haut point possible de la nature sociale
et humaine d’une situation, Balzac est un des écrivains
les plus spirituels qui aient jamais existé. Cependant son
esprit ne se limite pas a des formulations brillantes et
piquantes, mais se manifeste dans la_révélation-frappante
de Vessentiel, dans la tension extréme des éléments
contraires de celui-ci, Au début de sa carrigre Lucien
doit écrire un article contre le roman de Nathan, contre
un livre qu’il admire. Quelques jours plus tard, il doit
polémiquer dans un deuxiéme article contre le premier,
L'apprenti journaliste Lucien est au début désemparé face
4 ce probléme. Une Premiére fois c'est Lousteau qui
Téclaire sur la t&che qu'il doit accomplir, une autre fois
C'est Blondet. Les deux fois, Balzac nous offre une dis-
sertation éblouissante, Temarquablement. argumentée quant
4 l’esthétique et A histoire de la littérature ; aprés Vexposéde Lousteau, Lucien est tout bouleversé. <« Mais ce que
tu me dis, s’écria-t-il, est plein de raison et de justesse >
— « Sans cela, pourrais-tu battre en bréche le livre de
Nathan? dit Lousteau. » Méme aprés Balzac, de nom-
breux écrivains ont dépeint l’absence de conviction du
journalisme, ont décrit comment des articles sont rédigés
contre les opinions de leur auteur. Mais seul Balzac
dévoile totalement le sophisme journalistique quand il
fait cohabiter, en un jeu brillant, et indépendamment de
toute conviction — uniquement selon les besoins de la
corruption — le pour et le contre sur une question donnée ;
il le fait aussi en montrant les grandes capacités des
écrivains corrompus par le capitalisme, et en décrivant
en méme temps comment ceux-ci transforment le sophisme,
Vaptitude a exprimer, selon le besoin, avec autant de
brio et de force de conviction le pour et le contre sur
toute question, en profession, en activité de virtuose.
Par Ie niveau élevé auquel Balzac la présente, cette
Bourse de I'esprit devient une profonde tragi-comédie de
Vesprit dans la classe bourgeoise. Tandis que les écri-
vains réalistes ultérieurs décrivent la capitalisation déja
accomplie de T'esprit bourgeois, Balzac met en scéne
accumulation primitive dans toute la sombre splendeur
de son atrocité. On ne considare pas encore comme
une évidence routinitre que l’esprit soit devenu une mar-
chandise, et celui-ci ne respire pas encore l’ennui rou-
tinier de la marchandise déja produite A la chaine. La
transformation en marchandise de esprit se passe sous
nos yeux comme un événement nouveau, plein de tension
dramatique. Lousteau et Blondet étaient hier ce que
Lucien devient dans le roman : des écrivains qui doi-
vent laisser leur art et leurs convictions devenir une
marchandise. La meilleure partie des intellectuels d’aprés
la Révolution vient ici offrir sur le marché ses sentiments
et ses pensées, 4 savoir ce qu’il y a de meilleur dans la
seconde floraison des idées et des sensations produites
par T'intelligence bourgeoise depuis la Renaissance. Et
il ne s'agit pas seulement d'une floraison d’épigones. L’es-
prit des personnages de Balzac, méme si leur dialectique
se renverse constamment dans un jeu sophistique avec
les aspects contradictoires de l'existence, dispose d’une
ampleur, telle, se trouve éloigné de toute étroitesse pro-
vinciale par une distance telle qu’il ne fut pas possible
den imaginer jusque-ld dans 1’évolution frangaise. Et
62si cette tragi-comédie atteint A une Pprofondeur inégalée
dans Vhistoire de la littérature bourgeoise, cela tient au
fait que cette floraison de lesprit est en méme temps le
plus sinistre bourbier de la corruption, de la prostitution
de soi, de la dépravation mutuelle,
C’est done précisément la Profondeur du réalisme qui
éloigne tant Balzac de la Teproduction photographique
de la réalité moyenne. Car cette Concentration déterminée
par le contenu donne déja, sans ingrédient romantique
quelconque, & l'ensemble du tableau un aspect fantas-
tique aussi sinistre qu’inquiétant. Dans ses ceuvres impor-
tantes et réussies, Balzac ne retient les suggestions roman-
tiques que dans ce sens et cela n’en fait pas un romantique.
L’aspect fantastique n’est chez lui qu’une réflexion, menée
tadicalement jusqu’a son terme, sur les nécessités de la
réalité sociale, et cela en dépassant les limites de leurs
Possibilités quotidiennes, ou méme réelles, de réalisation ;
est le cas, par exemple, lorsque Balzac, dans Melmoth
réconcilié, fait du salut de l’ame un article de Bourse
dont le cours, & la suite d’offres en série, baisse rapide-
ment & partir du niveau d’origine,
Le personnage de Vautrin est la concentration méme de
cet aspect fantastique chez Balzac. Ce n’est sdrement pas
un hasard si ce « Cromwell du bagne » apparait préci-
sément dans les romans de Balzac ot les représentants
les plus typiques de la jeune génération postérieure A la
Révolution accomplissent leur conversion de l’idéal a la
réalité. Ainsi Vautrin apparait dans la petite pension
oi Rastignac subit sa crise idéologique ; il surgit aussi
4 la fin des Illusions perdues lorsque Lucien, trompé dans
tous ses espoirs, matériellement et moralement anéanti,
veut se suicider. Il se manifeste ici avec la méme soudai.
neté, & la fois justifiée et injustifiée, avec laquelle Méphisto
dans le Faust de Goethe et Lucifer dans le Cain de
Byron apparaissent en scéne. La fonction de Vautrin dans
la Comédie humaine correspond a celle de Méphisto et
de Lucifer dans les mystéres de Goethe et de Byron.
Mais la marche du temps a non seulement dépouillé le
diable, le principe négatif, de sa grandeur et de son auréole
surhumaines, ne I’a pas seulement rabaissé au niveau
terrestre, mais a aussi transformé la nature de sa « séduc-
tion » et les méthodes de celle-ci, Pour Geethe, qui,
bien que sa vieillesse se déroule a l’époque postérieure a
la Révolution et bien qu'il ait représenté si remarqua-