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LA REVIE LITTERAIRE

Maurice Raphaël:
Une œuvre au noir

Dans sa « Tentative de bibliographie» accompagnant la réédition


de Les Yeux de la tête au Dilettante, H. Y. Mermet évoque la difficulté
de recenser exhaustivement les ouvrages publiés par Victor-Marie (ou
Victor-Maurice) Lepage (ou Le Page) sous différents pseudonymes,
lesquels ne nous sont pas tous connus, surtout en ce qui concerne les
nouvelles. Parmi la profusion des titres - au bas mot une centaine
- et la diversité des noms d'emprunt - treize sont authentifiés -,
il est toutefois possible de tracer dans la carrière de l'écrivain, né à
Toulon en 1918 et mort à Paris en 1977, deux lignes majeures: d'une
part celle suivie par Maurice Raphaël, publiant entre 1948 et 1954
onze titres, principalement chez Denoël et au Scorpion, d'autre part
celle qui, par le biais du roman policier, a fait d'Ange Bastiani 1 l'un
des auteurs les plus prolifiques de la Série Noire. La popularité du
second n'a que trop masqué le talent véritable du premier, écrivain
exigeant, hostile à toute concession, rebelle à toute forme établie. Si
Maurice Raphaël n'avait rencontré que des lecteurs comme André
Breton, saluant en Claquemur une « cryptesthésielyrique des bas-fonds",
il aurait été tenu pour l'un des meilleurs romanciers des années cin-
quante, en tout cas l'un des plus originaux; l'insuccès et la nécessité
l'ont poussé vers un parti commercial qu'il convient aujourd'hui
d'oublier - au moins partiellement - afin de redécouvrir la tona-

1. - C'est le nom d'un personnage très secondaire de Biscuit-L'amour, "que tout le monde
appelait "l'oncle" et qui était receveur des tramways en retraite» (p. 45).

ROMAN 20/50 - N°13 - JUIN 1992 - SIMONE DE BEAUVOIR


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lité insolite d'une écriture que l'expression «un noir d'encre» quali-
fie avec la plus grande justesse.
Cette «noirceur», Maurice Raphaël en définit les données et les
enjeux dans le Nota Bene ouvrant l'édition de La Croque au sel aux
Jeunes Auteurs Réunis, dans la collection «Contact» ; après avoir rap-
pelé que le néologisme «contacter» avait été employé, sous l'occupa-
tion, par les membres des réseaux de résistance, il écrit:
Aujourd'hui sous l'occupation de la république des lettres
par un certain nombre de gens de plume abusifs, les Jeunes
Auteurs Réunis, pleins d'excellentes intentions, organisent la
résistance aux formes sclérosées du roman traditionnel, en lan-
çant une nouvelle formule d'écrits, dite «Contact» [... J.
Le «Contact» est un fait brutal, un fait divers - et notre
époque est celle des faits divers et la littérature de cette épo-
que puisera sa source aux faits divers ou devra se résigner à
la gratuité [... J. Il est bon, il est nécessaire, il est urgent de
prendre «contact» avec le lecteur, autrement qu'en lui débi-
tant de l'illusion à tant la ligne.
[ ... J.
Il faut parfois semer le vent pour récolter de fécondes tem-
pêtes. Et seuls se sauveront ceux qui auront su à temps fouler
aux pieds le sacro saint respect humain des sociétésbourgeoises.
(p. 7-8)

Renouveler les formes romanesques, puiser son inspiration dans


le quotidien, dénoncer les . chercheurs d'illusion» -l'expression est
de Raymond Guérin 2 -, démasquer l'hypocrisie sociale, le pro-
gramme est certes ambitieux, et pas très neuf, mais s'inscrit parfaite-
ment dans l'esprit de l'après-guerre où le roman en crise cherche des
voies originales. Si les auteurs du Nouveau Roman ont apporté les
changements les plus convaincants dans les structures narratives, il
faut reconnaître à des écrivains comme Raphaëlle mérite d'avoir pro-
posé avec leurs œuvres une coloration particulière et un langage roma-
nesque audacieux, aux yeux du moins de la tradition littéraire. C'est
sur ce dernier point qu'insiste Raymond Queneau préfaçant l'Antho-
logie des Jeunes Auteurs", parue en 1955, dans une formule quelque
peu rimbaldienne: «Il s'agit d'élaborer une nouvelle langue» (p. 32) ;
c'est-à-dire, essentiellement, trouver le moyen d'installer le langage

2. - Titre de l'article paru-dans La Parisienne de décembre 1953.


3. - Cet ouvrage réunissait des textes de Hervé Bazin, Louis Calaferte, René Fallet, Yves
Gibeau, Maurice Raphaël, Jean-Pierre Rosnay; les chemins suivis depuis ont été, on le voit,
fort différents ...
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parlé dans le discours écrit. Le vœu peut paraître surprenant si l'on


songe que Bubu-de-Montparnasse de Philippe est publié depuis plus de
cinquante ans, La Belle lurette de Calet et surtout Voyage au bout de la
nuit depuis trente; force est de croire cependant que la bataille ne sem-
blait pas gagnée pour ces romanciers des années cinquante qui consi-
déraient que le «beau» style était trop souvent l'expression de la tar-
tuferie: Guérin, plus proche d'ailleurs de Philippe que de Céline, n'a
cessé de le dire 4 avec plus de nuances toutefois que Maurice
Raphaël, incapable de mâcher ses mots et de tempérer sa violence.
Cette virulence du style, au demeurant, ne repose pas uniquement
sur le recours au langage parlé ou à l'argot: la langue de Raphaël
ne dédaigne pas le registre soutenu et les imparfaits du subjonctif,
par exemple, n'y manquent pas, que ce soit dans Feu et flammes ou
dans Ainsi soit-il. Écartelés entre leurs aspirations et leur décevante
réalité, captifs de leurs contradictions, les personnages raphaéliens sont
modelés par une parole faite toute de contrastes, métaphorisée elle-
même par une expression récurrente:
Ça vous faisait un burlesque manteau d'Arlequin, cet assem-
blage d'images disparates où chacun voulait voir son portrait
à travers le vôtre qu'ils prétendaient peindre.
(De deux choses l'une, p. 184)

La plupart du temps on se satisfait de ces hardes dépareil-


lées, de ce manteau d'Arlequin.
(Ainsi soit-il, p. 226) 5

Le costume cousu de pièces hétéroclites représente à la fois le tissu


romanesque où sous l'impression dominante de brutalité se lisent des
motifs délicats, dans le lexique comme dans la syntaxe, et la nature
humaine cachant parfois, derrière son apparence dérisoire, une pré-
cieuse sensibilité.
Mais la tonalité majeure, nous l'avons dit, est fort sombre et la lan-
gue largement triviale. Ainsi Raphaël a-t-il choisi de mettre en scène
des individus défavorisés par l'existence, des laissés-pour-compte,
meurtris par des situations désespérantes, vomissant leur misère, leur
dégoût, leur haine en des pages d'une étonnante puissance verbale.

4. - Voir Un Romancier dit son mol (Corrêa, 1948), La Main passe (Scorpion, 1947) et notre
thèse: Le Style de la fiction dans l'œuvre romanesque de Raymond Guérin, Atelier de reproduction des
thèses, Lille, 1990.
5. - Guérin emploie cette image pour définir son travail sur le style, Un Romancier dit son
mol, p. 110.
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Ces personnages appartiennent au mieux à des classes moyennes


ou modestes ( Une Main lave l'autre, Feu etflammes), le plus souvent aux
bas-fonds de la société urbaine ( Une Morte saison, La Croque au sel, Ainsi
soit-if) où se développent des instincts sordides, des sentiments ina-
vouables. Quels exemples donner, parmi tant d'autres? L'épique
chasse au chat dans le chapitre XVIII de La Croque au sel où les habi-
tants d'un immeuble, affolés par la faim, se ruent en une mêlée gro-
tesque et sauvage? Il faudrait rendre compte ainsi de tous les procé-
dés stylistiques - accumulation, exclamation, asyndète, vocabulaire
pittoresque - afin de prouver que ce passage-là n'est pas loin de valoir
la traversée morbide de la Manche dans Mort à crédit. La visite du
médecin alcoolique, dans Ainsi soit-il, qui, pour toute consultation,
vomit sur le lit d'Élisabeth agonisante? Il convient alors d'entrer dans
les raisons de ce dérèglement:
Trente ans de soins éclairés, des centaines et des centaines
d'ulcères variqueux, de prostates fatiguées, d'utérus pourris,
d'artérioscléroses, de diabètes et d'hémorroïdes purulentes. Des
milliers de pieds sales, de vagins fétides, de verges faisandées,
d'anus morveux. Faut comprendre ... On peut pas résister long-
temps. Lui, il s'était muré dans son ivresse, là où il était inex-
pugnable, bien à l'abri de toutes les vacheries, de toutes les
illusions microbiennes. Une position stratégique de premier
ordre, il pouvait voir venir.
(p. 141-142)6

La faim, la maladie, la misère matérielle et morale sont ainsi le


lot quotidien de tous ces êtres voués à l'errance:
La vie, il faut bien que ça se passe quelque part.
La mort aussi. [... ]
Alors il faut marcher, marcher, encore marcher.
(La Croque au sel, p. 9)

déambulation interminable dans Le Festival, fuite éperdue devant


l'incendie de forêt dans Feu etflammes, quête improbable de l'objet
d'amour dans presque tous les titres. Car le « fait divers» prend, chez
Raphaël, le visage obsessionnel du désir jamais comblé: le corps ima-
ginairement convoité appelle toujours une chute à l'instant où il se
livre. Ainsi l'éprouve Jésus, l'espagnol aveugle de Les Yeux de la tête,
ainsi le découvre - d'une cécité l'autre - le narrateur de Une Morte
saison qui, après avoir patiemment assemblé une femme artificielle

6. - Comment ne pas penser à l'exercice de la médecine selon Bardamu?


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à l'aide de prothèses volées à unijambistes et manchots, d'un man-


nequin de couturière et d'une tête de perruquier, se rend à l'évidence:
Et me voilà, moi, tout seul. Oui seul. Seul avec ce bric-à-
brac que j'ai pu être assez con et aveugle pour prendre pour
une femme. Quel rire. (p. 129)

Cette Ève future, moins chargée de promesses certes que celle de


Villiers, demeure le lieu vide et évanoui d'un simulacre érotique,
anéantit l'illusion d'être, renvoie à l'inéluctable constat:
Elle appelait ça vivre ou rater sa vie, ce qui revient au même.
(Ainsi soit-il, p. 222)

Le désespoir est toujours au bout de la nuit mais provoque sou-


vent, chez les personnages de Raphaël, une rébellion qui prend des
allures subversives: l'urgence est de transgresser les tabous - sexuels,
moraux, sociaux - en recourant à la licence verbale. L'apostrophe
se fait alors virulente, comme dans Le Festival:
Le scandale que vous dites ... le scandale, quel scandale?
par qui? par quoi? [... ] Ce n'est pas la crotte qui vous dérange,
vous incommode le moindrement, vous y êtes trop bien habi-
tués, ce sont les mots. C'est ça qui vous gêne intolérablement,
les relents les plus pestilentiels, vous êtes immunisés contre,
mais minute, dès qu'il s'agit d'appeler les choses par leur nom
c'est une autre paire de bretelles. Là vous n'en êtes plus, plus
du tout. Vous prenez le vocabulaire pour un subtil cache-sexe
qui vous transforme en purs esprits, éthérés, amidonnés, épi-
nalisés, muscadés, infiniment divinisés.
(p. 80)
Et c'est ce refus catégorique de tout compromis avec le langage lit-
téraire qui s'affirme dans la Lettre anonyme en tête de Ainsi soit-il, sail-
lie d'une rare vigueur dans le registre de l'insolence provocatrice :
Les curieux, les cuculs, les culs rieux, les snobobinards, les
esthètes, les pétomanes, les illétristes, les tantes, les de Flore,
les doloristes, les va-de-la-gueule, les aristocrates, les mon-père-
je-m'accuse d'avoir-beaucoup-péché, les five-o'docks, les
garden-partouze, les Saint-Germain, les Saint-Sulpice, les mar-
quises, les Ranelagh-Jasmin-Molitor, les mords-mai-le, les
mas-tu-vu-le-cul , j'en veux pas chez moi, pour faire la
conversation.
Il Ya trop de connards et de connasses qui seront trop heu-
reux de les accueillir les cuisses en équerre et le sexe bien cham-
bré. Au demeurant, qu'ils aillent se faire foutre ...
(p. 15)
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Une fois que l'on aura reconnu toutes les postulations de l'activité
écrivante que Maurice Raphaël parodie 7, l'on ne s'étonnera pas,
étant donnée l'invite finale, que l'auteur ait rencontré si peu de lec-
teurs favorables parmi ses «confrères». Il Yen eut un pourtant, Ray-
mond Guérin, décidément si proche, qui préfaça le roman, en louant
la forte originalité, y craignant toutefois le péril encouru par la lan-
gue écrite:
On a pu tout dire, puiser jusqu'au plus creux de ce qu'il
y a d'ignoble en nous tous. À ce titre, Ainsi soit-il se présente
comme un aboutissement, comme l'accomplissement final de
la monstruosité, comme un cul-de-sac, aussi. Mais justement
parce qu'il n'est sans doute pas un livre qu'on puisse dépas-
ser maintenant, je crois qu'on doit le considérer comme la der-
nière pierre de cette route infernale.
(p. 11) 8

Il faut reconnaître que, quelle que soit sa complexité - plus haut


signalée -, le style de Raphaël, outre sa crudité, se veut scatologi-
que jusqu'à l'obsession:
J'aurais beau baptiser eau de rose une bonne diarrhée, bien
coulante, prise à point, ça la rendrait pas moins fécale, ni plus
appétissante ...
(p. 44)

Les paroles c'est jamais qu'un décor sonore pour couvrir


un bruit de pets.
(p. 139)

Et on dit que la vie n'a pas de but, pas de sens. Mais si mon
con, un sens unique ... la fosse, fosse commune ... fosse
d'aisance.
... La mort. .. la merde.
(p. 90)

La véritable subversion est là, dans cette dérision des mots qui ne
figurent plus que la débâcle du signifié, plus rien que leur vanité même
en forme de bulle fétide.

7. _ Un réquisitoire contre la littérature engagée, outrancier et drôle à merveille, se trouve


dans Le Festival, p. 124-125.
8. - Un roman comme La Cana, de Jean Douassot, publié en 1958 par Maurice Nadeau
aux Lettres nouvelles, montre que cette route, par essence in-finie, a continué d'être tracée
(réédition, Losfeld, 1970).
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Mais tel est le paradoxe que l'écriture transcende son inutilité par
sa vertu cathartique comme le découvre le protagoniste principal de
De deux choses l'une:
Un abcès semblait s'être débridé en lui et le pus coulait abon-
damment. Cela lui faisait du bien de cracher toute la sanie qu'il
avait en lui et pesait si lourdement, du bien de noircir des rames
de papier écolier et de les voir chaque jour s'empiler sur un
coin de la cheminée.
(p. 218)9

Si désespérés fussent-ils, les écrivains du Néant - Beckett au pre-


mier rang - entrevoient un au-delà, croient avec la foi des impies
à la force créatrice du langage, du verbe. Dans la noirceur de son
inspiration, de son humour, de son style, Maurice Raphaël a puisé
des centaines de pages où l'absurdité de l'existence humaine engen-
dre le rire plus que les sanglots. Pour ce talent-là au moins, il mérite-
rait d'être lu davantage, aujourd'hui que l'on redécouvre des roman-
ciers de sa famille comme Calet, Robin 10, Hyvernaud, Guérin ... La
réédition de ses textes, à cause de leur faible audience, n'est sans doute
pas facile et il convient de saluer le courage d'Éric Losfeld, du Dilet-
tante et du Tout sur le tout: espérons néanmoins que de futures entre-
prises rendent aux amateurs d'eaux fortes un maître de l'obscure clarté.
Ainsi soit-il.

Bruno Curatolo
Db'on

9. - Même métaphore nosographique chez Guérin: voir [e « Prière d'insérer» de L'Apprenti


(Gallimard, 1946) et Le Pus de la plaie (Le Tout sur le tout, 1982).
10. - «Il me reste l'espérance d'une mort qui finisse tout ». Emmanuel Robin, L'Accusé
(Plon, 1929; Phébus, 1986, p. 218).
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BIBLIOGRAPHIE

Les références de nos citations renvoient aux éditions soulignées, s'il y a lieu.

Ainsi soit-il (préface de Raymond Guérin): Scorpion, 1947, Losfeld, 1969,


Eurédif, 1976.
De deux choses l'une, Scorpion, 1949, Losfeld, 1969.

Le Festival, Scorpion, 1950, Losfeld, 1969.


La Croque au sel, ].A.R., 1952.
Une Main lave l'autre, Denoël, 1952.

Claquemur, Édition Arcanes, 1953, Losfeld; 1969.


L'EmPloi du temps, nouvelles, Les Yeux de la tête (Le Dilettante, 1986), Le Piano,
La Naine et les chiens errants, Les Chevaux de bois sont ivres (Le Dilettante,
1992), ].A.R., 1953.
Feu etflammes, Denoël, 1953.

Biscuit-l'amour, Œuvres libres, 1954, Scorpion, 1956, Eurédif, 1976.


Une Morte saison, ].A.R., 1954, Le Tout sur le tout, 1983.

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