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276 ries ‘Comment faire pour rester seuls dans le noir sans nous demander si nous aurions pu affronter Ja nuit enlacés I'un a l'autre comme une boue qui nous recouvre la téte, cir étouffer tous ensemble ? Traduit de V'italien par Mathilde Vischer Pierre Lepori est né & Lugano en 1968. Ila dtudié les lettres a Florence et Sree cit desomais 4 Laueane, ot et corespondat pout ks simi dc fac Suse flee. Ie iene heen le Steer de raion do soe tain dr Dicionsare de thie of Sa AK Is publie Cont oxaro e pltco (in Seino a Sees Mabey Marts ht, 201, Guns fame Bellmine, 2003) Keno (Liolelib, 2000, sas qu des taduetans poses d'auteur de lange aga. RECHAT NURI GUNTEKIN Cafés d’ Anatolie Ceux qui vsitent Anatole ont coutume de se plaindre des cafés: « S'ily a douze échoppes dans une bourgade, vous pouvez étre certain «u’au moins quate ou cing d’entre elles sont des cafés. Tout ce que le pays comptede paresseux, de chémeurs, de vagabonds s' retrouve,.. {La saleté, les jeux de hasard, les disputes, les commérages, bref, on y Fencontre tout ee qu'il ade plus détestable. Alors qu'y ail espéret ie tels foyers de paress, véritables obstacles au progrés du pays ?»» J éeris ces lignes pour ter le temps Gans un café d'une petit vill, dns lequel je suis ent tout fit par hasard, Test un peu plas de six heures et deme. A Istanbul c'est ’heure i les familles partent voir un film en matinée. Ici, c'est comme si jus étions au bean milieu de la nuit. Des repas, personne n'en prendra plus guére. Quant aux boutiques, Ja plupart ont été fermées. Désormas l’obscurité dela rue n'est troude Wb par rie a cae Ja lumisre des ampes suspendues, tot ce qui apparait autour de i semble toujours plus recouvert par la fame du tabac, IL n'y a plus seule plece sur les bancs qui jouxtent les murs ; ceux du milieu, grands, ne sont pas moins gamis, comme ceux plus petits qui jurent les tables sur le bois desquelles pions, dominos et cartes & font réscnner sans cesse I'écho de leurs allée et venues, De ‘autre, le patron, revétu de son tabi, extrait tantt une baiche er pou lnfourer dans un gros poél: qui tne au milieu de la lant6t place un disque de pogsie ou de musique taksim ' sur un en forme d'entonnoit. En face, il s‘agit probablement harmonique d'improvisation musicale, 278 (CAFES D/ANATOUE d'un coin séservé aux employés.... Quatre personnes coiffées d'un feutre dont les bords intacts rappellent le chapeau melon, font une partie de cartes. D’auires les regardent tout en conversant, certains lisent le joumal, Plusieurs barbus prennent place autour dun. septuagénaire assis & une table voisine de la mienne. D’apris ce que Jfentends, il s'agirait d’un général a la retraite. Tout de méme, la Vieillesse, quelle misére ! De la prestance qui émanait de limposante figure, il ne semble plus subsister que ces moustaches pointues comme des bafonnettesallemandes. Un peu plus loin dans cette atmosphére baignée d'amitié et «affection, des artisans plongés dans leur jeu, des paysans descendus pour le marché du lendemain, quelques vagabonds mal fagotés... En somme, c"est précisément le café tel que ses détracteurs le décrivent Ne serait-ce done pas li une belle opération, celle qui consisterait & renvoyer tout le monde, a éteindre ces luminaires et ce foyer de boue, pour condamner enfin e iew & une fermeture définitive ? Joli coup en effet, mais nous tous ii, cette heure-c, oi irions-nous ? Pour ma part c’est un peu différent,.. Demain est un autre jour... Et je ne suis pas encore un habitué, Mais les autres ? Ce viewx au cow bbandé qui approche sa téte du poéle, peu-il profiter de la chaleur di feu lorsqu’l rene chez ui ? Y a-til des gens qui lattendent? Il est peu probable que sa ferme soit encore en vie... De toute maniére, si elle est vivante, ce ne peut étre qu'une insupportable soriére ou quelque éclopée, Et comment pourtions-nous affrmer qu'il ne uit pas Ia joie ou la dispute du foyer, et qu’aprés un tel vacarme il n'6eoute avec plaisir telles les castagnettes d’un danseur espagnol, le tintement ddes dés du tavia ? Le sommeil des veillards est court mais leurs ni sont longues, Comment vont-ils attendre le matin si, ds & préset i rentrent se coucher et cherchent le sommeilallongés sur un lit dans lequel ils ne cessent de se retour, s'ils ne peuvent plus prfiter de cette chaleur et de cette tranquilité qui a déserté leur foyer ? La fermeture du café touchera aussi ces employés qui jouent aux cartes, leurs chapeaux vissés sur la téte. Du matin jusqu’au soit, iit $ acquittent de tiches dune haute importance administrative qui Ie astreignent a établir moult bordereaux, & soumettre quantité de forme Iaires et a inscrire toutes sortes d’actes. Assujett un tel tral leur esprit suse irémédiablement. C’est pourquoi, avant d’aller ils ont besoin de se divertir un peu et de voir d'autres tes, CCertes ils paraissent plus jeunes, mais dans cette région, Ton commence a travailler c'est pour fonder un foyer, et qui ARECHAT MUR! GONTEKIN 279 ‘depuis combien de temps is sont maris ? Peut-tre méme se cache- il un grand-pére parmi eux ? Ces gens- n’auront plus aucun sujet de discussion avec leurs épeuses. Avant, par trois fois, survenait un nouveau mariage — le trcisiéme & quelques années d’intervalles du précédent — qui epportait peu ou prou quelque changement dans la vie de famille. Aujourd"hu, i n’en est plus ainsi, Si l'on retoume trop (6c la maison, on s’ennuiz; et la dispute ne tarde pas & clater. — Ceux qui viennent de la ville ont fait des études. Pourquoi ne lisentils pas de livres par exemple ? Ils passeraient du bon temps tout nsinstruisant. ‘Pourquoi ne lisentis pas de livres?» revient a se demander «Pourquoi ne jovent-ils pas du piano ?» Tout comme il n'est guére évident d’exercer ses dogts &glisser sur un claver, il est aussi difficile ‘entraner son esprit la lecture. I faut s'y preparer, y tre éduqueé en quelque sorte, Lie, c'est construire un monde de sens en extrayant ‘Jun ouvrage ce qui nous permet d’y vivre seul. Mais cela, c'est le résultat d’exercices et de langues habitudes amoroées dés ’enfance. Et Jn plupart des gens, comme on peut I'imaginer, ne pratiquent pas sontanément lasoése iniellectuelle, Ici, il n'est question que de bvardages, de quetelles ou de paisanteries. Malgré tout, i ne faudrait ss pour autant méprser I'énergie qui anime ces joueurs de cartes en pene prise de bec et ces quelques amateur de tava. Puisque la langueurreprésente le plus grand danger pour la santé de intelligence ede l'eprit, tout ce qui concourt a brser le manque clients tant ce qu'il est, il n'y a pas de raison qu’om en fasse plus En oure, le fait que le commergant stable dans le café d’en face, au lien Cétre assis au milieu des crocs et des bouts de viande suspendus, des sas de riz ct des bidons de pois chiches, des bali, des boutelles de gaz et des régimes de fruits représente un changement

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