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L'Homme

H. Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques


Jean Calmard

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Calmard Jean. H. Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. In: L'Homme, 1976, tome 16 n°1. pp. 188-
193;

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faite d'oppositions et de similitudes. Et La Pensée sauvage de C. Lévi-Strauss nous


apprend que les attributs de l'esprit humain sont universels. Si le monde arabe est tenu
à l'écart de la contribution ethnologique mondiale, alors que les Arabes eux-mêmes
se révèlent d'excellents ethnologues, ce serait plutôt pour des raisons méthodologiques
et parfois politiques que nous n'avons pas à examiner ici et auxquelles, d'ailleurs, le
passéisme de l'orientalisme ne serait pas étranger.
Il est à souhaiter que l'œuvre de J. Berque, par ses ouvertures et ses échanges
interdisciplinaires, contribue à un élargissement du champ d'action des arabisants. L'ouvrage
analysé ici nous montre qu'à côté de l'orientalisme classique, indispensable à la
connaissance du passé et dont les réalisations remarquables sont autant de preuves de sa bonne
santé, il y a place pour un orientalisme tourné vers le présent et ouvert aux sciences de
l'homme. En fait, ils se complètent l'un l'autre et convergent finalement vers un même
but : une saisie de l'être oriental dans son intégrité.
Joseph Chelhod

Henry Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Paris, Gallimard,


1971. I : Le Shî'isme duodécimain, xxix -f- 332 p. ; II : Sohrawardî et les Platoniciens
de Perse, v + 384 p., fig. — 1972. Ill : Les Fidèles d'amour. Shî'isme et soufisme,
xv + 358 P-, ill- ', IV : L'École d'Ispahan. L'École Shaykhie. Le Douzième Imâm.
Index général, xv + 567 p. (Bibliothèque des Idées).

Comme nous l'indique son éditeur, le monument que nous présente ici Henry Corbin
est le résultat de plus de vingt années de recherches menées en Iran même. Ajoutons à
cela que cet eminent orientaliste — successeur de Louis Massignon à la Direction
d'Études d'Islamologie de l'EPHE (Section des Sciences religieuses) de 1954 à 1974 —
a basé son enseignement (qu'il s'est attaché à continuer malgré son départ à la retraite)
sur l'étude, la traduction et l'exégèse des grands textes fondamentaux des théologiens
musulmans iraniens, jusqu'alors à peu près méconnus en Occident. Le lecteur qui
consultera ce vaste ouvrage devra avoir présents à l'esprit, d'une part la personnalité de
son auteur qui, avant de nous faire découvrir les philosophes iraniens, étudia d'abord les
spirituels du protestantisme, traduisit Heidegger et fut amené à chercher en Orient la
permanence de la gnose rejetée par notre monde moderne ; d'autre part le fait que chacune
des prises de position contenues dans l'ouvrage est étayée par une large documentation
publiée dans les contributions annuelles données par H. Corbin à YEranos Jahrbuch
(Zurich) depuis 1949, de nombreux ouvrages publiés à Paris et une vaste collection de
textes, la « Bibliothèque iranienne » (Téhéran - Paris) dont plus de vingt volumes ont paru
à ce jour.
On ne saurait analyser ici tous les aspects de cette longue méditation sur la spiritualité
iranienne. H. Corbin a d'ailleurs pris soin d'expliciter lui-même le but de sa démarche :
« communiquer notre conviction que la culture spirituelle de l'Iran ne peut plus rester
absente du ' circuit culturel ' universel » (I, Prologue : xxiii). Chacun des volumes étant
précédé de l'exposé de l'« argument » du ou des livres qu'il contient, cette « mise en
place » évoque suffisamment, dans l'esprit du lecteur, le sujet étudié et ses problèmes.
Mais loin de faciliter la tâche du recenseur, ces « prises de vue » l'obligent parfois à se
demander si les assertions qu'elles contiennent relèvent réellement des idées développées
dans l'ouvrage ou bien d'idées exposées ailleurs par l'auteur, dont on connaît la riche
production.
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L'étude de H. Corbin porte sur une philosophie islamique — une hikmat ilâhiya
(une philosophia divinalis) — dont le champ déborde largement les limites de ce que nous
appelons « philosophie » et « théologie ». Il s'efforce depuis longtemps de démontrer, à
l'encontre des idées reçues en Occident, que la philosophie islamique — généralement
entendue comme étant exclusivement arabe — ne saurait prendre fin avec la polémique
des deux tahâfot (litt. « écroulement » ou « autodestruction » selon H. Corbin), celui de
Ghazâli (m. 1111) et celui d'Averroës (m. 1198), ce dernier philosophe n'ayant eu de
postérité que dans l'averroïsme des penseurs juifs et des scolastiques latins. Selon
l'analyse de H. Corbin, ces événements furent sans conséquence en Islam oriental et
plus particulièrement en Iran où la tradition avicennienne continua à vivre pratiquement
jusqu'à nos jours sous la double impulsion du maître de la théosophie orientale, le
shaykh al-Ishrâq Sohrawardi (m. 1191) et de son École, ainsi que du soufi andalou
Ibn 'Arabi (m. 1241), le « pèlerin de l'Orient », le disciple de Khezr (figure transhistorique),
dont l'influence sur toute la mystique islamique orientale fut considérable. A ces
influences vint se surajouter le fait chiite qui fut, selon H. Corbin — tant sous sa forme
ismaélienne (ou septimaine) qu'imamite (ou duodécimaine) — , le véritable ferment de
la méditation philosophique en Islam iranien.
H. Corbin reprend ici en en élargissant la perspective les idées qu'il avait développées
dans son Histoire de la philosophie islamique1. Il entend surtout nous faire renoncer à
certains schémas établis, selon lesquels les soufis se trouvaient placés entre les théologiens
scolastiques du kalâm et les philosophes dits hellénisants (les falâsif 'a) . Pour H. Corbin,
la rénovation apportée par la doctrine sohrawardienne de la Lumière (Ishraq) joua un
rôle essentiel, donnant aux penseurs iraniens et surtout aux chiites une place à part
dans le monde islamique (I, Prologue : xi). C'est par une démarche « phénoménologique »,
sur laquelle il s'explique longuement (ibid. : xix sq.), qu'il entend nous faire entrer
dans l'univers mental de penseurs iraniens chiites qui, jusqu'à nos jours, vivent selon
des normes culturelles totalement étrangères aux préoccupations de notre monde
moderne, y compris les retours nostalgiques vers les « ésotérismes » qui se dessinent çà
et là.
On sait combien les conceptions de H. Corbin irritent les tenants de la critique
historique auxquels il s'en prend ouvertement, par exemple lorsqu'il stigmatise l'homme
occidental qui « a peut-être fait naufrage dans l'historicisme, en entraînant déjà dans son
naufrage plus d'une civilisation traditionnelle » (I : 6). Nous ne pouvons reprendre ici
les critiques souvent acerbes que certains lui ont adressées2. H. Corbin a d'ailleurs fort
bien expliqué lui-même son propos avant de nous livrer ses réflexions sur la spiritualité
iranienne3. Il n'a cessé depuis de préciser ses concepts, longuement élaborés au contact
des maîtres gnostiques dont il se propose de nous transmettre la pensée. Sans avoir
nécessairement besoin de lire ou de relire ses ouvrages antérieurs, le lecteur pourra

1. I : Des Origines jusqu'à la mort d'Averroës (ng8) , Paris, Gallimard, 1964. Le volume II :
Depuis la mort d'Averroës jusqu'à nos jours est maintenant paru (il en existe une version
abrégée dans l'Encyclopédie de la Pléiade : Histoire de la philosophie, III, Paris, 1974).
2. On peut en trouver un écho récent dans un compte rendu de l'ouvrage ici recensé
publié un peu prématurément, à ce qu'il me semble, par Olivier Carré dans la Revue des
Sciences philosophiques et théologiques, oct. 1973, 47 : 667-669 ; à la page 669, une lecture trop
rapide fait attribuer à Sâ'inoddin Ispahâni la théorie bien connue des latifa (sens subtils)
de Semnâni [cf. infra, p. 191).
3. Cf. Problèmes et méthodes d'histoire des religions. Mélanges publiés par la Section des
Sciences religieuses à l'occasion du centenaire de l'École Pratique des Hautes Études, Paris,
PUF & EPHE-Ve Section, 1968 : 129-146.
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s'initier assez vite à la terminologie particulière à H. Corbin, notamment en ce qui


concerne les concepts de l'angélologie, du motif de YAnthrôpos, de l'ésotérisme, de
l'herméneutique, de la hiérognose, de la hiérohistoire, de la métahistoire, de l' antihistoire,
de l'historiosophie, de l'imaginai, de la Lumière (de gloire) mohammadienne, de rimamo-
logie, de la prophétologie, etc., que l'on peut retrouver facilement grâce à l'Index général
du volume IV où ils sont répertoriés. Tout comme l'historien islamologue, le spécialiste
des sciences humaines sera surpris (ou irrité) d'entendre l'auteur ou les maîtres gnostiques
dont il s'inspire prôner par-dessus tout l'ésotérisme spirituel (image d'un monde
transcendant et permanent) et de voir évoquer des images telles que « la dévastation
métaphysique consommée par nos ' sciences humaines ' et par une théologie en déroute » (IV :
197). Force lui sera aussi de constater que la méthode phénoménologique propre à
H. Corbin n'est pas ici incompatible avec l'emploi du terme de « structure » (spirituelle),
par exemple dans le cas de « l'unité dodécadique comme structure de l'Imamat » (1 : 143 ;
IV : 144-145, 148-149).

Ayant eu à me référer depuis longtemps aux travaux de H. Corbin et plus


particulièrement, durant ces deux dernières années, à l'ouvrage ici recensé, je voudrais en faire
une présentation rapide du double point de vue de l'iranologue et de l'historien des
religions.
Dans le volume I (Livre I) intitulé Le Shî'isme duodécimain, après nous avoir expliqué
ce qu'il convient d'entendre par le mot arabe shî'a, qui peut désigner tout groupe
d'adeptes et plus particulièrement ceux des Imâm (litt. « guides »), l'auteur valorise sur
le plan spirituel la vieille équation imamisme = iranisme, rejetée par les historiens. Pour
H. Corbin comme pour les docteurs chiites, le chiisme (senti comme présentant dès
l'origine des affinités profondes avec l'âme de l'Iran) est, par essence, l'ésotérisme de
l'Islam, et ce dès l'enseignement des Imâm. Au cycle de la simple prophétie (nubuwwa,
en persan nobovvat) succède le cycle de la sainteté (walâya = valâyat). Cette valâyat
continue de manière ésotérique la nobovvat. Élaborée par des maîtres spirituels chiites
iraniens (nous dirions plutôt pour certains d'entre eux « iranisés ») à l'usage d'une élite
théosophique, cette doctrine de la permanence de la gnose et de la révélation ne saurait
être vécue que par un petit nombre d'initiés. C'est donc ailleurs qu'il appartiendra à
l'historien des religions de rechercher ce que fut, dans son ensemble, la religion vécue
par les chiites duodécimains, d'abord dans les partis pris des luttes de succession à la
direction de l'Islam (affaire exclusivement arabe), puis dans les vicissitudes (des Iraniens
comme des autres ethnies) de l'Empire islamique sous les califats omeyyade et abbasside,
les pouvoirs mongols et turcs jusqu'aux Safavides et aux Qadjars. On s'apercevra
alors que le prétendu apolitisme de la doctrine n'empêcha pas les théologiens imamites,
même les plus éminents, de nourrir des ambitions temporelles qui s'exprimèrent de
manière particulièrement éclatante à partir de la promulgation de l'imamisme
duodécimain comme religion d'État par les Safavides (1501-1722). Les concepts des grands
shaykh imamites que nous présente magistralement H. Corbin en ce qui concerne le
« plérôme des douze Imâm », le « dépôt divin confié à l'homme », les « hiérarchies
spirituelles invisibles », etc., restent donc en grande partie inaccessibles au fidèle chiite, du
moins dans leur formulation « philosophique ». Les idées qui, malheureusement,
franchissent le plus souvent le cercle fermé des théologiens conduisent à une attitude
extrêmement intolérante (pas particulièrement typique de l'Iran pré-saf avide) et, comme
ailleurs en Islam et en chrétienté, une propension à la divinisation de personnes sacrées.
Cela a conduit aux excès que l'on sait lors des commémorations dramatiques des martyrs
chiites ou, plus grave encore (l'intolérance conduisant à la répression), à la formation
COMPTES RENDUS IÇ)I

de sectes « hétérodoxes » au sein même du chiisme, par exemple le mouvement socio-


religieux du babisme-bahâisme au xixe siècle.
Le volume II (Livre II), intitulé Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, constitue, à
ma connaissance, l'exposé le plus complet à ce jour sur le shaykh al-Ishrâq et sa doctrine.
Nous l'avons vu, c'est avec ce maître spirituel (« martyrisé » à Alep en 1191) que s'ouvre
une ère nouvelle pour la philosophie islamique. C'est à lui qu'il appartient de « rapatrier »
les mages hellénisés ; pour lui, les sages grecs et les sages « orientaux » se rejoignent au
faîte des deux versants, occidental et oriental, de l'arbre de la sagesse, « comme les
courbes d'un cyprès convergeant à son sommet » (II : 35-36) . Je laisse au lecteur le plaisir
de découvrir les subtilités de la riche pensée sohrawardienne à travers l'exposé de
H. Corbin. L'iranologue sera surpris de voir la geste épique iranienne (celle de Ferdowsi)
trouver son prolongement dans la geste mystique qui nous présente 1' « herméneutique
spirituelle » de certains de ses grands héros : Kay Khosrow, Zâl, Rostam et Esfandyâr
(ibid. : 211 sq.). La « philosophie » de l'ancienne Perse, telle que la conçoit Sohrawardi
(et, à travers lui, H. Corbin), suscitera encore bien des controverses, de même que les
convergences notées par H. Corbin entre la Lumière de gloire et le Saint-Graal {ibid. :
141-142), etc.
Le Livre III (vol. III) est entièrement consacré aux « Fidèles d'amour » persans à
travers l'œuvre de Rûzbehân Baqli Shirâzi (m. 1209), soufi contemporain, dans l'Iran
méridional, de Sohrawardi. Profondément influencé par le « cas d'al-Hallaj » (mystique
martyrisé à Bagdad en 922), Rûzbehân est le pur mystique « disciple de Khezr ». Présenté
par H. Corbin comme le précurseur du grand poète shirâzi Hâfez, il donne au soufisme
une orientation décisive en distinguant, parmi les ascètes, les Fidèles d'amour (mis en
parallèle par H. Corbin avec les fedeli d'amore de Dante), « ceux pour qui l'amour humain
est aux prémices de l'amour divin ». Le « pèlerinage intérieur » des Fidèles d'amour les
conduit à la même quête du Graal que l'on trouvait chez Sohrawardi (III : 133-134).
Le Livre IV (également dans le volume III) reprend, nous dit H. Corbin, la question
des rapports entre chiisme et soufisme amorcée au Livre I. Avec Haydar Amoli
(xive siècle) — théologien chiite du soufisme dont les œuvres nous sont essentiellement
connues grâce à H. Corbin — , nous avons un disciple du soufi (sunnite) Ibn 'Arabi
d'une fécondité remarquable et un spirituel chiite visionnaire qui, d'une certaine façon,
préfigure les grands théologiens de l'Iran chiite. Un traité anonyme (du xive siècle)
sur les sept sens ésotériques du Coran et une typologie des spirituels selon Sâ'inoddin
Ispahâni (m. 1427) complètent, en quelque sorte en les amplifiant, les thèmes développés
par Haydar Amoli. C'est, selon moi, à une pensée plus riche et plus subtile que nous avons
affaire avec 'Alâoddowle Semnâni (m. 1336). H. Corbin nous présente ici sa théorie des
sept organes subtils de l'homme (ibid. : 275 sq.) utilisés pour montrer la voie vers une
sorte d'intériorisation de l'histoire prophétique. Appartenant à la lignée spirituelle de
Najmoddin Kobrâ (m. 1221), dont il amplifie la théorie des « photismes colorés », Semnâni
est un soufi qui — même secrètement comme le voudraient certains — ne franchit pas
la frontière entre sunnisme et chiisme (ibid. : 294 sq.).
Les trois derniers livres remplissent (avec l'Index) le volume IV, entièrement
consacré à la dernière grande période de la philosophie distinguée ailleurs par H. Corbin,
celle qui va de la « Renaissance saf avide » à nos jours (cf. Histoire de la philosophie
islamique, I : 10-11). C'est la période sur laquelle H. Corbin s'est le plus longuement
penché ces dix dernières années.
Le Livre V (vol. IV) nous introduit à 1' « École d'Ispahan » avec trois de ses
représentants les plus éminents. Bien que de valeur inégale, ces penseurs — que l'on a pu
classer (trop sommairement, nous dit H. Corbin) en « péripatéticiens » et en « platoni-
COMPTES RENDUS

ciens » — présentent, malgré leurs divergences doctrinales, des affinités sur des points
essentiels (notamment en ce qu'ils se réclament d'Avicenne et reconnaissent, même si
certains ne les acceptent pas, les thèses de Sohrawardi). De plus, ils ont entre eux de
nombreux liens affectifs et familiaux. Mir Dâmâd (m. 1631), « figure de proue » de cette
École d'Ispahan, est ici représenté à travers ses « confessions extatiques » (le meilleur
de ce qui, à mon sens, nous soit parvenu de ce maître spirituel par ailleurs assez peu
original) . Le penseur le plus vigoureux et le plus novateur me semble être Mollâ Sadrâ
Shirâzi (m. 1640), déjà magistralement présenté ailleurs par H. Corbin. Sa métaphysique
des métamorphoses et des transsubstantiations a pu être mise en parallèle par l'auteur
avec les idées de ses contemporains, les « Platoniciens de Cambridge » (IV : 92) ; par sa
métaphysique de l'Imagination, il est un précurseur de recherches qui n'intéressèrent
que récemment les philosophes occidentaux et « son nom ne devrait plus être absent de
nos histoires générales de la philosophie » (ibid. : xvi). C'est en nous présentant la pensée
de Qâzi Sa'id Qomi (et non Qommi, forme arabe), commentateur moderne du grand
théologien chiite Ibn Bâbuye (m. 991), que H. Corbin met le plus directement en cause
les valeurs de notre monde moderne (ibid. : 197 sq.).
Le Livre VI (vol. IV) nous présente trop rapidement l'École shaykhie à travers son
fondateur le shaykh Ahmad Ahsâ'i (m. 1826) et ses successeurs dont les représentants
existent encore dans la région de Kermân. En effet, malgré les travaux de l'auteur et
d'autres études récentes, on connaît encore fort mal le shaykhisme. On ne saurait en tout
cas minimiser les implications politiques de certains aspects de la doctrine, par exemple en
ce qui concerne le « quatrième pilier » (IV : 274 sq.).
Comme H. Corbin nous l'indique dans sa présentation, le Livre VII (vol. IV)
récapitule les aspects fondamentaux de la perspective eschatologique de l'ésotérisme chiite.
C'est là que l'auteur peut développer le plus longuement ses idées sur l'hagiographie
du douzième Imâm, 1' « Imâm caché aux sens mais présent au cœur des fidèles » ; sur les
implications (au niveau spirituel) de la « grande occultation » ; sur la « chevalerie
spirituelle » iranienne, ses convergences avec l'éthique de la chevalerie d'Occident et avec
l'herméneutique de Joachim de Flore, la véritable « Église du Paraclet » annoncée dans
l'Évangile de Jean succédant « in visiblement dans les âmes » à l'Église de Pierre (ibid. :
390-391, 448 sq.).

Il ne fait pas de doute que les thèses de H. Corbin susciteront encore bien des
controverses, contestations et commentaires. Ni les historiens ni les sociologues ne pourront
accepter ses idées sur la « métahistoire » (ou sur l'histoire parallèle), sur les implications
de l'occultation majeure, « temps d'une présence divine incognito » qui défie toute
socialisation du spirituel, sur celles d'une perspective herméneutique qui les met en présence
d'une réalité de l'événement spirituel « qui n'est ni du mythe ni de l'histoire » (1 : 148-149 ;
IV : 377, 394 et Index, s.v. « métahistoire »).
Il est aussi une conception de H. Corbin concernant l'Iran préislamique qui ne
saurait satisfaire les iranologues. Bien que ceux-ci aient rarement eu l'opportunité
d'engager cette polémique (surtout à cause du cloisonnement des disciplines), il s'en
est trouvé au moins un qui non seulement a critiqué sa perspective historico-religieuse sur
l'Islam iranien (en faisant remarquer que H. Corbin « finit par identifier l'histoire de
l'Islam avec l'histoire de la destruction de l'Islam »4), mais a aussi mis l'accent sur sa

4. G. Scarcia, « Iran ed eresia musulmana nel pensiero del Corbin. Spunti di una polemica
sul metodo », Studi e Materiali di Storia délie Religioni, 1958, XXIX : 1 12-127; °î- en
particulier pp. 113-114.
COMPTES RENDUS

tendance à négliger le problème du pluralisme des doctrines religieuses dans l'Iran


ancien en les réduisant à un « mazdéisme plutôt abstrait »5. Si cela n'est plus tout à fait
exact aujourd'hui (car H. Corbin nous a montré depuis qu'il connaissait bien les positions
« philosophiques » et doctrinales du manichéisme, du zurvanisme, etc.), on peut toutefois
noter que sa conception de la perspective eschatologique — identique, selon lui, dans la
figure du Sauveur eschatologique mazdéen Saoshyant, du douzième Imâm chiite et du
Paraclet de l'Évangile de Jean (cette idée est la pièce maîtresse de l'ouvrage) — est pour
le moins hasardeuse du point de vue de l'histoire du mazdéisme. En effet, malgré toutes
les recherches, on n'est pas encore parvenu à déterminer ce que représenta dans la religion
mazdéenne ancienne ce Sauveur eschatologique. Selon une analyse étymologique
récente, le nom même de Saoshyant — d'abord un terme de rituel mazdéen — désigne
surtout un sacrificateur, et son utilisation pour désigner le sauveur ne fut que secondaire6.
On serait donc en présence d'un concept « non orthodoxe », voire d'une croyance née
dans le syncrétisme religieux de l'Iran oriental de la fin des Sassanides ou même du début
de l'Islam, l'évolution de l'idée eschatologique dans le mazdéisme ne pouvant être
clairement saisie, même à travers les ouvrages en pehlevi en majeure partie composés,
rappelons-le, dans l'Iran islamisé du ixe siècle.
Malgré les critiques que j'ai pu formuler sur cet ouvrage, H. Corbin n'en reste pas
moins à mes yeux (comme il devrait l'être aux yeux de tous) le véritable découvreur de
la philosophie islamique orientale. Son souhait de voir diffuser les idées des penseurs
musulmans iraniens est en partie réalisé, au moins à travers ses ouvrages traduits en
plusieurs langues et jusqu'en japonais7. On a pu lui reprocher d'avoir — tout en nous en
transmettant le contenu — pour le moins élaboré la pensée métaphysique iranienne. On
a même proposé récemment de désigner la période actuelle du chiisme duodécimain
comme étant celle de trois grands maîtres : Sayyid M. H. Tabâtabâ'i (le plus eminent
mojtahed iranien actuel), Sayyid H. Nasr (brillant universitaire ayant assimilé aussi
bien la culture moderne occidentale que l'enseignement iranien et islamique traditionnel)
et H. Corbin8. Bien que n'émanant pas d'une quelconque autorité philosophique ou
religieuse reconnue, cette consécration de sa notoriété devrait faire mesurer à H. Corbin
l'ampleur de son engagement à l'égard de sa recherche spirituelle.
Jean Calmard

Mounir Chamoun, Les Superstitions au Liban. Aspects psycho-sociologiques. Beyrouth,


Dar el-Machreq, 1973, xi + 332 p., bibl., fig., tabl., ph. (Hommes et Sociétés du
Proche-Orient, 4).
Parmi les concepts qui sous-tendent les études ethnologiques ou psychologiques, il
en est un qui est fondamental, trop souvent implicite, toujours épineux : celui de l'unité
5. Ibid. : 122, note 3, suivie, pp. 123 sq., d'une longue critique de la théorie des « aiôn »
de la pensée gnostique (iranienne) telle que la présente H. Corbin.
6. J. Kellens, « Saosiiant », Studia iranica, 1974, m (2) : 187-209 ; cf. en particulier
pp. 202 sq.
7. Le premier volume de l'Histoire de la philosophie islamique {cf. note 1) a été publié à
Tokyo en 1973, avec une préface de H. Corbin.
8. M. Mazzaoui, « Shî'ism in the Medieval, Safavid, and Qâjâr Periods : A Study in Ithnâ-
'ashari Continuity, in P. J. Chelkowski, éd., Iran : Continuity and Variety, New York,
I97I : 39-57 ; °î- en particulier pp. 52-53.
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