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Avant-propos
Nous avons demandé à François Chevalier, professeur émérite de l'Université
Paris I - Panthéon-Sorbonne, d'introduire ce numéro 3 de la revue Histoire et
Société de l'Amérique Latine :
C'est avec intérêt et vive sympathie que j'ai pris connaissance de l'heureuse
initiative des jeunes latinoaméricanistes de l'Université de Paris VII, groupés
autour de Jean Piel, dont l'association est maintenant inter-universitaire et inter-
disciplinaire, avec leur revue annuelle Histoire et Sociétés de l'Amérique latine.
L'un des chercheurs, Pablo F. Luna m'en a adressé le n° 2 et Véronique Hébrard les
n° 0 et 1, passés de 28 pages à 101, puis 241, ce qui représente beaucoup de travail,
de courage et d'intelligence, ne serait-ce que pour trouver les fonds en des temps
d'austérité budgétaire.
Ces jeunes réagissent avec bonheur contre les pesanteurs d'une histoire
parfois autarcique, érudite, sans problématique nette, ou bien à l'opposé, contre une
réflexion spéculative et générale trop peu attentive au concret et au réel. Ils
entendent aussi échapper aux rivalités qui naissent entre écoles, institutions ou
universités, et ils tendent à abattre les barrières d'incompréhension entre les
diverses disciplines et sciences de l'homme. Une véritable intelligence des faits
historiques invite à l'étude comparée des actes et motivations de l'homme total,
c'est-à-dire à la fois dans les domaines de l'économique, des liens sociaux, du
politique, des cultures, du religieux... D'où les ouvertures nécessaires de l'historien
vers la sociologie, l'économie, l'ethnohistoire, l'anthropologie (dite souvent
historique)... La diversité des orientations de ces jeunes chercheurs, la
confrontation de leurs points de vue, les fréquents contacts entre eux et leurs
discussions apparaissent donc extrêmement utiles et féconds, même s'ils
n'entraînent pas - ou pas encore - des travaux d'équipe au plein sens du mot.
Pour l'historien, la question des sources est évidemment primordiale car elle
conditionne son travail. Mais dans les perspectives et les approches mentionnées,
le problème ne se limite pas, ou pas seulement, il s'en faut, aux archives bien
classées des grands dépôts et aux ouvrages et documents des bibliothèques
centrales. Aux limites de l'interdisciplinaire, la notion de source historique n'est
plus aussi nette que par le passé, surtout pour l'Amérique latine où tels secteurs
appartiennent encore au Tiers-Monde et où un passé colonial peut encore survivre
au présent. Enfin la source historique s'élargit plus encore pour l'étude du XXème
avec des témoins encore vivants, des films, des enregistrements, etc. C'est
sûrement pour ces raisons, et d'autres encore, explicitées ou non dans la revue, que
l'équipe a fort judicieusement et comme d'instinct choisi de donner une place
centrale à sa rubrique "Recherche sur le terrain".
J'évoquerai seulement ici une de mes expériences à cet égard, qui m'a fait
saisir sur le vif l'acuité de problèmes qui sont au coeur de l'histoire et de la vie d'un
continent où se côtoient toujours blancs et métis majoritaires avec Indiens et Noirs.
Au cours donc d'un voyage à cheval dans le bas-Michoacan sans routes en mai
1948 avec l'historien E. de La Torre, nous sommes arrivés dans une communauté
indienne non loin du Pacifique, Ostula, de langue nahuatl (ex-garnison aztèque en
pays tarasque ?). Nous y sommes accueillis correctement, mais avertis fermement
que "la loi" du lieu nous interdit d'y demeurer plus de deux jours - telle la loi des
Indes qui interdisait aux non-indigènes le séjour dans les communautés. Nous
pûmes néanmoins y admirer la Fête-Dieu (Le Corpus), singulière alliance du
rosaire avec des danses au son du Teponaxtle -sans curé, domicilié à deux jours de
cheval - et nous repartîmes le lendemain.
De fait, le seul non-indien toléré par force dans ce vaste municipe boisé était,
sur la mer, le gardien d'un phare bâti sous Porfirio Díaz et imposé aux Indiens.
Approvisionné par mer une fois par mois, il était jalousement surveillé par les
Indiens qui ne lui autorisaient que la seule culture d'un jardinet, sous prétexte que
leurs abeilles avaient besoin de toute la forêt communale. On devine la très vive
animosité dudit farero ! Nous allions bientôt mieux comprendre le pourquoi de
cette "loi" locale d'allure raciale et insolite. Dans ces vastes "terres chaudes" de
brousse tropicale sous-peuplée, la plupart des municipes voisins étaient des
villages de petits rancheros au teint clair descendus aux XIXème-XXème siècles
des Altos de Jalisco fort prolifiques. Ces modestes éleveurs, tous à cheval,
accueillis d'abord isolément, mais jouant des coudes n'avaient pas tardé à s'emparer
plus ou moins légalement du commerce local, des charges municipales officielles...
puis surtout des terres cultivables de communauté (privatisées aux yeux de la loi).
En quelques décennies le village indigène devenait une localité typique de
cavaliers à grands chapeaux et à reatas (lassos), bruyante d'airs rancheros après le
travail, sympathique d'ailleurs -mais si différente des villages d'Indiens en blanc,
silencieux ou parlant nahuatl, à pied ou avec leurs burritos... Devant la pression
croissante des nouveaux venus qui s'auto-nommaient la gente de razón ou les
racionales (!), les dernières communautés (à demi) indemnes encore, comme
Ostula, n'avaient trouvé d'autre solution que de leur interdire toute tentative
d'implantation dans les limites du municipe.
(1) J'ai traité aussi du sujet dans Enquêtes sur l'Amérique moyenne. Mélanges à G.
Stresser-Péan, Mexico, CEMCA-INAH, 1989, pp. 313-327.