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École pratique des hautes études,

Section des sciences religieuses

Henry Corbin (1903-1978)


Paul Nwyia

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Nwyia Paul. Henry Corbin (1903-1978). In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire.
Tome 87, 1978-1979. 1978. pp. 39-47;

doi : 10.3406/ephe.1978.15381

http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1978_num_91_87_15381

Document généré le 16/06/2016


Henry Corbin

[1903-1978]

Henry Corbin nous a quittés le 7 octobre dernier à l'âge de 75 ans. Il


est mort en plein travail, ayant encore devant lui de nombreuses œuvres
à achever ou même à entreprendre. Il laissait donc une tâche inachevée,
encore qu'elle fut admirablement accomplie. Tandis que ses collègues
assistaient à ses obsèques à l'Oratoire du Louvre, apparaissait à l'Ecole
des Hautes Etudes le programme de l'année 1978-79 où figurait le nom
de H. Corbin et le sujet des conférences qu'il prévoyait de donner : La
conception Ismaélienne du Tawhîd et la conception chi'ite duodécimai-
ne (Ecole du Kerman). Il était déjà à la retraite depuis plusieurs années,
mais il aimait enseigner, et plus encore il aimait notre Ecole et
appréciait le droit qu'elle donnait d'y enseigner même après le retraite. Il aura
usé de ce droit usque ad mortem : une mort survenue au moment où,
tandis que lui-même pénétrait dans les Lumières de l'éternité, le monde
iranien s'enfonçait dans des ténèbres dont personne ne sait encore sur
quel avenir elles se dissiperont. H. Corbin s'intéressait peu à la
politique, celle qui fait l'histoire « historiale », mais il aimait trop l'Iran,
devenue sa seconde patrie, pour ne pas souffrir terriblement de ce qui est
advenu là-bas. N'avait-il pas eu le pressentiment de ces événements ?
Comment comprendre autrement les mises en garde qu'il adressait à ses
amis d'Orient à toute occasion et encore dans le Prélude à l'un de ses
derniers livres où, n'hésitant pas à introduire dans son propos théoso-
phique une « dissonnance », il écrivait ces lignes qui sont aujourd'hui
prophétiques : « Les « Occidentaux » de l'Orient soupçonnent
naïvement que toute revivification de ce qu'ils appellent le « passé », tend à
freiner l'essor technologique de nos jours, et partant, ils opposent à ce
« passé » des idéologies qu'ils croient solidaires de leur
occidentalisation. On souhaite qu'ils s'éveillent à ce dont les « Orientaux » de
l'Occident ont pris conscience depuis longtemps » {L'archange empourpré, p.
XXIII). La mort a épargné à notre maître et ami d'assister à la manière
dont se fait cet « éveil », mais hélas ! elle nous a imposé aussi une
absence qui est celle d'un géant de l'Orientalisme dont le départ laisse
un vide immense.
Ceux qui ont suivi le développement de l'œuvre de Henry Corbin
savent quel monument magnifique il a su construire au cours des
quarante dernières années. Je voudrais, à l'adresse de ceux qui sont
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étrangers à sa spécialité, rappeler brièvement ce que son œuvre a


apporté à notre connaissance du monde musulman. Ma tâche n'est pas facile,
car l'œuvre a des dimensions colossales, en largeur et en profondeur.
Heureusement que H. Corbin a pris la peine de présenter lui-même son
œuvre, dans un article paru dans le volume jubilaire de notre
Cinquième section (Problèmes et méthodes d'histoire des religions, pp.
129-146). Evoquant plus tard cet article, il écrivait : « II est
exceptionnel qu'un chercheur ait l'occasion, au cours de sa vie, de s'expliquer sur
ce qu'il s'est proposé de faire, et de dire comment et pourquoi il a
essayé de le faire, bref, de rédiger quelque chose qui soit à la fois un
programme et un testament » (En Islam iranien, t. I, p. XII).

C'est en philosophe que H. Corbin aborde l'islamologie, et il avait


conscience de marcher sur une voie où il n'avait ni prédécesseur ni
guide, et où il se sentira, longtemps, isolé : « Le philosophe orientaliste,
plus exactement dit ici le philosophe islamisant, en est encore, écrit-il, à
chercher son lieu et son habitat » ; il n'est tout à fait chez lui ni parmi
les philosophes ni parmi les orientalistes : « Essayez, écrit-il, non sans
humour, d'exposer en philosophe devant un congrès d'Orientalistes
quelques-unes des questions techniques qui ont absorbé l'attention des
penseurs de l'Islam : le dodelinement des têtes vous avertira que vous
abusez peut-être d'une attention bienveillante. En revanche, cette
attention vous est acquise d'emblée chez les philosophes. Malheureusement,
vous devez citer des noms propres, employer des termes techniques,
qu'il faut expliquer au fur et à mesure parce qu'ils ne sont encore
familiers à personne » (Problèmes et méthodes, p. 132).
Malgré cette situation inconfortable, H. Corbin est arrivé à s'imposer
aussi bien dans le monde des Orientalistes que dans celui des
Philosophes - et cela grâce à la profondeur de sa pensée et la richesse d'un
langage (et d'une langue) qu'il créait lui-même, et grâce à un labeur
acharné qui mobilisait toutes ses forces et prenait tout son temps.

Il s'est imposé dans les milieux orientalistes islamisants, tout d'abord


en se livrant à des tâches qui sont austères pour tout le monde mais qui,
pour un philosophe, sont presque contre-naturelles : je veux parler des
nombreux textes, arabes et persans, que H. Corbin a été amené, malgré
lui, à éditer. Il parlait à ce propos des « tribulations du philosophe
islamisant » qu'il décrivait ainsi : « L'état des recherches l'oblige à une
besogne préalable de philologue qui n'est pas tout à fait la sienne. Il
doit se faire, le plus souvent, l'éditeur des textes sur lesquels il fondera
ensuite ses exposés ». Ainsi commencera la carrière scientifique de H.
Corbin : par l'édition de la monumentale œuvre d'un mystique d'origine
iranienne, mis à mort à Alep à l'âge de 36 ans : Suhrawardî qui sera
pour lui ce que Hallâj avait été pour Massignon. On nous permettra de
citer ici un émouvant passage où Corbin, unissant le souvenir de Massi-
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gnon à celui de Suhrawardî, explique comment fut scellé son propre


destin :
« Quant à Massignon..., j'évoquerai particulièrement un geste de lui.
Il attachait une signification symbolique au geste de la transmission
d'un livre, signification se rattachant à l'âge du manuscrit où le livre
était rare, et où la transmission d'un exemplaire d'un maître à un élève
impliquait comme une filiation de pensée. C'est dans cet esprit que
Massignon me remit - ce devait être en 1928 - le volumineux
exemplaire de l'édition lithographiée d'une œuvre de Suhrawardî avec le
commentaire de Molla Cadra Shirâzî, exemplaire qu'il avait rapporté
d'un voyage en Iran. Ce geste scellait mon destin de chercheur. Je fus
entraîné à me faire l'éditeur des œuvres de Suhrawardî, et Suhrawardî
m'entraîna bien loin des paisibles fonctions dont j'avais été investi à la
Bibliothèque Nationale » (Problèmes et Méthodes, p. 130).
Le premier tome paraîtra en 1944 à Istanbul où Corbin avait passé
les années de la guerre (54 1 p. de texte arabe et 80 p. de prolégomènes).
Le second paraîtra en 1952 à Téhéran où Corbin avait élu domicile
spirituel pour toujours et où il fondait la collection de « Bibliothèque
iranienne ». Après Suhrawardî, les textes édités par Corbin se
succéderont presque sans interruption jusqu'à sa mort. Citons dans l'ordre
chronologique :
En 1953, Nâsir Khosraw, Le livre réunissant les deux sagesses (K.
Jâmïal-hikmatayn) (346 p. de persan et 147 p. de prolégomènes) - en
1955, Commentaire de la Qasîda ismaélienne de Jorjânî (128 p. de
texte pers. et 116 p. de prolégomènes) - en 1958, Ruzbéhân Baqlî
Shirâzî, Le Jasmin des Fidèles d'amour (244 p. de texte pers. et 128 p.
d'Introduction et trad.) - en 1961, Trilogie ismaélienne (188 p. de texte
arabe-persan et 400 p. de trad. et commt.)-en 1964, Molla Sadra
Shirâzî, Le Livre des pénétrations métaphysiques, texte arabe et version
persane (248 p. de texte et 271 p. de prolégomènes) - en 1966, Ruzbé-
han Baqlî, Commentaire sur les paradoxes des Soufis (740 p. de texte
persan et 46 p. d'Introduction) - en 1969, Haydar Amolî, Jâmiral-asrâr
(en coll. avec O. Yahya, 832 p. de texte arabe et 76 p.
d'Introduction) - et enfin en 1975, Haydar Amolî encore, Le texte des textes
(546 p. de texte arabe et 46 p. d'Introduction).

La totalité de ce qu'il a édité, seul ou en collaboration, fait 4 160


pages ! Ce nombre serait sans signification et ne surprendrait pas dans
le cas d'un chercheur dont la spécialité serait l'édition des textes. Chez
H. Corbin, le labeur que cela représente est stupéfiant eu égard au
contexte de l'ensemble de ses activités. Car en même temps qu'il éditait,
H. Corbin poursuivait sa recherche de philosophe devenu islamisant.
Nous avons signalé les longs prolégomènes qui accompagnent les
textes édités et qui sont toujours une étude très approfondie et presque
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exhaustive de ces textes. Certains ont été même, fort heureusement,


publiés à part, permettant une plus grande diffusion.
A partir de 1955, H. Corbin, succédant à L. Massignon, commence
son enseignement à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, ouvrant une
période de recherches et publications étonnement féconde. Ce qu'était
cet enseignement, H. Corbin l'a dit lui-même en parlant de
l'enseignement de son maître E. Gilson qu'il suivit à l'Ecole à partir de 1924 :
« C'est de cet enseignement « magistral » d'E. Gilson, écrit-il, que nous
avons appris l'essentiel. Le maître pensait et travaillait à haute voix
devant ses élèves ; il leur montrait les difficultés suscitées par les textes
qu'il affrontait, et comment il en trouvait l'issue... Gilson nous montrait
expérimentalement ce que l'on fait avec un texte ; lorsque le texte
émergeait enfin en pleine lumière, c'était une fête de l'esprit » (Problèmes et
Méthodes, p. 130).
Ceux d'entre nous qui ont suivi les cours de H. Corbin savent aussi
selon quelle liturgie solennelle se déroulait son cours : une fête que
nourrissait d'année en année son enthousiasme juvénile pour la quête de
la vérité, une sorte àsfutûwwa dans la découverte de la pensée des
autres. Presque tous les textes édités par H. Corbin ont été traduits ou
explorés au cours de ces conférences à notre Ecole. Comme il
convenait, Suhrawardî fut l'objet des conférences des premières années. La
méthode était toujours la même : saisir à bras le corps un texte difficile,
en faire la traduction pour en explorer les richesses semaine après
semaine. H. Corbin donnait l'impression de planer au-dessus de son
auditoire, mais en réalité, il était très sensible à la « présence » des
autres, et ce n'est pas simple clause de style quand parlant de ses cours,
il écrit : « Que tous ceux et celles qui en ont été les auditeurs et les
auditrices sachent combien leur attention nous fut un stimulant ».
C'est cette même attention, retrouvée dans un cercle plus amical, qui
stimulait H. Corbin et l'aidait à préparer, pour les rencontres d'Ascona,
des communications magistrales dont nous avons le texte dans les
numéros d" Eranos-Jahrbuch ; un texte fleuve dont on ne sait ce qu'il
faut admirer le plus, de la profondeur de la pensée ou de l'abondance
des notes qui sont une mine où le lecteur spécialisé puise des richesses
inépuisables.
En même temps et concomitamment aux éditions des textes et à ses
cours, H. Corbin publie des ouvrages qui sont, soit une synthèse
amplifiée de ses communications dans Eranos-Jahrbuch, soit des
contributions originales à l'étude de la pensée iranienne. Nommons par
ordre chronologique :
1) Avicenne et le récit visionnaire (2 vol. ; 1954) qui est une
magistrale étude des récits visionnaires mystiques d'Avicenne.
2) L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn *Arabl (lere éd.
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1958 ; 2e éd. 1976) : son livre le plus attachant, et certainement le seul


écrit qui soit, à ce jour, à la hauteur du génie d'Ibn *Arabî - un livre
dont Corbin a dit, dans la Préface à la deuxième édition, qu'il fut « pour
son auteur, un nouveau point de départ, un moment privilégié dont la
clarté illumina la route suivie depuis lors » (p. 5).
3) Terre céleste et corps de résurrection (1961) où sont rassemblés et
étudiés des textes de l'Iran mazdéen et chi'ite concernant ce mundus
imaginalis (fàlam almithâl) qui, d'année en année, s'est imposé plus
fortement dans la vision du monde de Corbin, comme un monde
médian indispensable à la compréhension de la conjonction de l'Etre et
du Connaître. En janvier 1979 paraissait une seconde édition de cet
ouvrage. Le changement de son titre qui devenait Corps spirituel et
terre céleste marque non seulement les transformations substantielles
subies par l'œuvre, mais aussi le cheminement opéré par l'auteur lui-
même depuis la première édition dont l'esquisse remontait déjà à 1953.
« Dans ce long intervalle s'inscrit un ample développement de nos
recherches... Parce que nous risquions alors une première tentative
dans l'exploration d'un monde qui... se présentait comme « un continent
perdu », notre lexique pour désigner ce monde avec ses événements et sa
géographie propres, n'était pas encore stabilisé » (p. 7). Il en allait un
peu comme pour la traduction de Qu'est-ce que la métaphysique ? de
Heidegger (1937) où H. Corbin joua le rôle de pionnier et inventa un
premier lexique heideggerien français qui fut plus tard perfectionné par
d'autres.
4) L'homme de lumière dans le soufisme iranien (1971) dont le titre
ne dit qu'impartiellement le contenu, puisque le thème de l'homme de
lumière (et celui des « couleurs » dans l'expérience spirituelle) est étudié
à travers toute la littérature hermétiste musulmane et non musulmane.
5) Evoquons aussi l'admirable recueil intitulé L'archange
empourpré (1976), véritable Somme suhrawardienne dans laquelle « onze
traités et récits mystiques » ont été traduits de l'arabe ou du persan, précédé
chacun d'une « présentation » et suivi de notes très abondantes. Le titre
évoque l'importance de la figure de l'ange présente à travers tout le
livre. « Cette présence toujours récurrente, souligne Corbin, manifeste
la nécessaire fonction médiatrice de l'Ange dans la spiritualité ishrâqî :
fonction théophanique, fonction initiatique, fonction salvifique » (p.
XVII).
6) Nommons enfin son Histoire de la philosophie islamique, vaste
esquisse des grandes étapes de la pensée islamique, depuis « le
phénomène du Livre » qui détermine dans l'Islam le clivage entre Islam exoté-
rique et Islam ésotérique, jusqu'aux grands philosophes de l'Iran
Safavide et post-safavide, lesquels prolongent la philosophie avicen-
nienne, tandis qu'un autre courant philosophique prend fin avec la mort
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d'Averroës dont le nom sépare en deux grandes parties cette Histoire de


la philosophie islamique. Corbin a rappelé souvent la différence entre
les destins de Paverroïsme et de l'avicennisme, car cela joue un rôle
déterminant dans sa vocation, comme il l'évoque dans le passage où il
parlait de Gilson :
« S'il est exact que quelque chose soit terminé avec Averroës en
Islam occidental, quelque chose de beaucoup plus vaste se poursuivit
en Islam oriental, quelque chose que l'on pourrait typifier dans le
contraste entre les destinées de l'avicennisme latin et celui de
l'avicennisme iranien. C'est ainsi qu'un ancien élève de Gilson fut amené à
établir sa demeure dans l'univers spirituel de l'Islam iranien »
(Problèmes et Méthodes, p. 132).
« L'univers spirituel de l'Islam iranien » : la formule est à retenir, car
elle délimite les frontières entre lesquelles se situe la recherche et
l'œuvre de H. Corbin. « En Islam iranien », tel sera aussi le titre de son
grand'œuvre en quatre volumes consacrés aux penseurs iraniens chi'ites
duodécimains et soufis. S'il me fallait, en quelques mots, dire ce que fut
l'apport de H. Corbin à l'Orientalisme je dirais que si, comme il l'a écrit
lui-même, « le sens le plus fécond de l'œuvre (de L. Massignon) nous
apparaît dans le fait que celle-ci ait réussi à changer quelque chose dans
la manière d'approcher l'Islam et la culture islamique» (L'Herne, p.
57), son œuvre, à lui, nous a révélé un continent spirituel inconnu, celui
de la pensée philosophico-spirituelle du monde iranien. Que savions-
nous de ce monde-là avant lui ? Presque rien. Il suffit de consulter la
première édition de M Encyclopédie de l'Islam pour prendre la mesure de
notre ignorance : la pauvreté des articles Chi'a, écrit par Strothmann et
(Ecole) Chàïkhî, écrit par Clément Huard sont des témoins éloquents.
Certes des éditions et des traductions de grands textes religieux avaient
été réalisées par Cl. Huard (un prédécesseur de H. Corbin à notre
Ecole), par Nicholson et par d'autres. Mais historiens ou philologues,
les spécialistes de l'Iran avant H. Corbin étaient démunis des
instruments nécessaires pour l'étude de la pensée chi'ites, ismaéliennes ou
duodécimaines. Il fallait un philosophe pour entrer (et nous faire entrer
avec lui) dans le monde d'un Haydar Amolî, un Molla Sadra Shîrâzî,
un Mîr Dâmâd, un Ahmad Ahsâ'i et tant d'autres thésophes, maîtres
des Ecoles de Shirâz, Ispahan, Tibrîz, Qomm, Téhéran ou Kerman.
Toutes ces villes ont été des centres intellectuels et spirituels
prodigieusement fertiles.
Cette fertilité, H. Corbin l'a saisie à sa source, dans la confluence de
trois couples de principes fécondants : 1) C'est tout d'abord, la
rencontre de la Perse zoroastrienne et de l'Iran islamique : cela a donné
Suhrawardî et son système ishrâqî (theosophie orientale) auxquels est
consacré le tome II de En Islam iranien. Le grand projet de la vie de
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Suhrawardî, il l'évoque lui-même dans un passage célèbre : « II y avait


chez les anciens Perses, une communauté qui était dirigée par Dieu ;
c'est par Lui que furent conduits des Sages eminents tout différents des
Magguséens (Majûsï). C'est leur haute doctrine de la Lumière, doctrine
dont témoigne par ailleurs l'expérience de Platon et de ses
prédécesseurs, que j'ai réssuscitée dans mon livre intitulé La théosophie
orientale (Hikmat al-ishrâq), et je n'ai pas eu de prédécesseurs pour un pareil
projet ». H. Corbin note à juste titre que le dessein de Suhrawardî fut
beaucoup moins celui d'un « fondateur » que celui d'un « résurrecteur »,
et cela non pas en dehors ni contre mais « au sein de l'Islam » comme le
lieu de résurrection du projet : « ce sont toutes les énergies de la foi
mystique, celles de l'Islam spirituel vivant en lui, qui lui permirent
d'assumer son projet et de le mener à bien ». 2) C'est ensuite la rencontre
d'Ibn 'Arabî et de Suhrawardî dans le monde iranien, rencontre dont H.
Corbin a écrit : « Avec un Suhrawardî à l'Orient du monde islamique et
un Ibn 'Arabî à son Occident, quelque chose faisait éclosion qui n'a
cessé de grandir au cours des siècles, et qui nous apparaît comme
l'apport caractéristique de la pensée islamique à cette philosophie que la
traduction abrahamique eut pour vocation de promouvoir »
{Imagination créatrice, 2e éd., p. 9). Suhrawardî et Ibn 'Arabî sont des sunnites,
et l'aventure extraordinaire analysée par H. Corbin est le fruit de la
jonction entre la pensée de ces deux sunnites et l'Islam iranien chi'ite :
jonction dont l'influence se retrouve chez tous les penseurs chi'ites de
l'époque safavide et post-safavide. 3) Le troisième principe qui a
fécondé la pensée chi'ite iranienne est l'exigence de la synthèse entre la
philosophie et la mystique. Les penseurs étudiés par H. Corbin ont tous en
commun cette vérité que « la philosophie spéculative ne saurait être
complète, si elle ne s'achève en expérience mystique, et réciproquement
il ne saurait y avoir de mystique parfait qui n'ait d'abord reçu une
éducation philosophique complète : (Annuaire EJ*.H.E.t 1956, p. 39).
C'est pourquoi tous les grands penseurs de l'Iran ont été des hukamâ'
muta'allihûn, « sages » parce que philosophes métaphysiciens, «
divinisés » parce que marqués par le feu de l'expérience mystique.

Ce mot de « mystique » nous renvoie au soufisme en Islam et par là à


l'Islam sunnite. H. Corbin a souvent protesté contre l'identification
faite par certains entre spiritualité musulmane et soufisme sunnite. Il en
rendait Massignon responsable pour une bonne part, et c'est sans
doute à cela qu'il pensait quand il écrit de lui : « II y a parfois dans
l'œuvre scientifique de Massignon des affirmations qui étonnent, des
thèses auxquelles on ne peut se rallier, voire des jugements dont la
partialité est tout près de nous scandaliser» (L'Herne, p. 59). Sur le
rapport entre mystique et chi'isme, H. Corbin a donc opéré en Occident
un redressement vigoureux des opinions. Il a montré, surtout à la suite
Haydar Amolî, que le vrai chi'isme et le vrai soufisme sont identiques
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parce qu'ils s'originent à la même source qui est la personne


sacro-sainte du premier Imâm. Et parce que les choses sont ainsi, H. Corbin n'a
pas exclu de son champ de recherches le soufisme sunnite, il est resté
ouvert à toutes les manifestations de l'esprit iranien, qu'il fût sunnite ou
chi'ite. Une des plus belles figures qu'il a étudiée, à la suite de Massi-
gnon, est certainement celle de Ruzbéhan Baqlî Shirâzî pour qui il avait
une tendresse fraternelle, dont il a édité les œuvres et à qui sont
consacrées les 146 premières pages du tome III de En Islam iranien.
Nommons aussi Alâoddawleh Simnânî, un grand exégète soufi sunnite
à qui sont consacrées les 120 dernières pages de ce même tome. Tout
cela est le signe que les attaches de H. Corbin avec le sunnisme sont
presque aussi fortes que ses liens avec le chi'isme. Pouvait-il en être
autrement pour quelqu'un qui est resté toute sa vie en communion
incessante avec Suhrawardî, lui aussi sunnite comme Ibn'Arabî, cet
autre pôle de la pensée de H. Corbin ?
Mais à côté des sunnites et des chi'ites iraniens, il y a, dans la pensée
et l'œuvre de H. Corbin un troisième partenaire dont la présence était à
la fois un stimulant et une source de préoccupations majeures. Et ce
partenaire est le monde occidental à qui H. Corbin a voulu révéler le
monde qui est à l'Orient et qui serait la source de nouvelles espérances
philosophiques. « Philosophie iranienne et philosophie comparée » : tel
est le titre de son dernier livre arrivé à Paris quelques semaines avant sa
mort. Il y est question des conditions à remplir pour qu'une jonction se
réalise entre penseurs iraniens et penseurs occidentaux, pour que soit
enfin instaurée une philo-théosophie authentique capable de sauver
l'homme moderne du vertige du néant dont il souffre : « En vérité, a
écrit H. Corbin, il s'est fait en Occident, un grand massacre
d'espérances, dont nul ne peut dire où il s'arrêtera » (Terre céleste, p. 8).
Retrouver l'Orient sans s'orientaliser dans les pseudo-ésotérismes, rejoindre
l'Occident sans s'occidentaliser au contact d'idéologies aliénantes : tel
est le remède que préconise H. Corbin pour guérir la désespérance de
notre monde dés-orienté, et il était profondément convaincu que ce
remède sortirait d'une synthèse entre théosophie orientale et théosophie
occidentale, ou d'une rencontre entre ceux qu'il appelait « les
platoniciens de Perse » et les « platoniciens de Cambridge ». H. Corbin n'a
jamais voulu faire de l'archéologie en déterrant un passé philosophique
mort. Il a parlé au présent de penseurs vivants. En cela, sa vie fut à
l'image de celle de Suhrawardî dont il a dit, en une formule admirable,
qu'
« II fut de ceux qui mettent au futur ce dont les autres ne parlent
qu'au passé» (L'archange empourpré, p. XXIV).

Et c'est pourquoi, tandis qu'au début de sa carrière et de son


enseignement, H. Corbin parlait DE la théosophie ésotériste, peu à peu il en
vint à parler EN ésotériste théosophe pour qui tous les « Fidèles
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d'amour » de toutes les contrées spirituelles constituent une seule


famil e. Rassembler une telle famille, faire en sorte que ses membres, en
Orient et en Occident, se reconnaissent frères dans le même idéal et le
même besoin d'un « monde imaginai » supra-sensible - au-delà des
« institutions » et des « églises » pour lesquelles il se montrait, à notre
sens, trop injuste et manquait de ce « comprendre » qu'il reprochait à
Massignon de ne pas avoir eu à l'égard du chi'isme - telle était sa
préoccupation majeure, et son impatience était grande de voir son
« utopie » réalisée. Son testament spirituel pourrait être lu dans ces
lignes avec lesquelles nous voudrions prendre congé de lui en les offrant
comme un viatique pour tout itinérant spirituel :
« Le mot « ésotérisme », entendu dans son sens étymologique,
désigne, dans les trois rameaux de la communauté abrahamique, un
phénomène créant entre eux une communauté spirituelle, dont il incombe aux
philosophes d'être les gardiens, les mainteneurs, fût-ce à rebours des
forces « exoteriques » qui édifient la façade de l'Histoire. A leur origine
commune permane le « phénomène du Livre saint », impliquant le rang
privilégié de la prophetologie, sous toutes les amplifications que peut lui
donner la philosophie ».

Paul Nwyia

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