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LA RAISON PRATIQUE : QUESTIONS DISPUTEES

JEAN-FRANÇOIS KERVEGAN

Sans que son œuvre ait été l’objet principal de mes travaux, Kant y a toujours été
présent, notamment parce qu’il est impossible de travailler sérieusement sur Hegel sans
s’intéresser au responsable de « la mutation complète qu’a subie parmi nous la manière de
1
penser philosophique depuis environ vingt-cinq ans » – tels sont les premiers mots de la
Science de la Logique, en 1812, qui font évidemment allusion à la publication de la Critique
de la raison pure. Une de mes premières publications, en 1990, portait d’ailleurs sur le
2
rapport de Hegel à Kant dans le domaine de la philosophie pratique . En m’appuyant
(notamment) sur des réflexions de Dieter Henrich sur le « programme » e l’idéalisme
allemand, je tentais d’y montrer que les points de vue de Hegel et de Kant sont bien moins
éloignés que ce qu’une lecture trop rapide du passage de la Phénoménologie de l’esprit
consacré à la « vision morale du monde » donne à croire. Je n’ai pas changé d’avis depuis. Et
si, dans cet article, je « kantisais » quelque peu Hegel, je me suis laissé aller, dans la
conclusion de La raison des normes, à « hégélianiser » Kant à son tour, et pas uniquement
pour provoquer les kantiens. J’y avance l’hypothèse d’un Kant se dirigeant (timidement) vers
Hegel ; elle se fonde sur un rapprochement du motif kantien de la « raison commune » et de la
thématique hégélienne d’une Sittlichkeit déposée dans les croyances commune et les pratiques
partagées. Je sais qu’on peut m’opposer une avalanche de textes allant en sens contraire. Mais
mon souci premier est d’exploiter les potentialités conceptuelles d’une problématique, de
dégager les lignes de force d’une pensée au-delà de son architecture explicite et des intentions
prêtées à son auteur.
Même si je me suis par la force des choses occupé de l’ensemble d’une philosophie qui
revendique d’être un système et non un agrégat, selon la distinction faite dans
« L’architectonique de la raison pure », c’est sur la philosophie pratique et sur ce qu’on
nomme la philosophie de l’histoire de Kant qu’ont surtout porté mes travaux kantiens, ainsi
que les cours et séminaires et les conférences que j’ai pu donner à son sujet. J’ai publié, à
partir de 2005, plusieurs contributions portant sur certains aspects importants de cette

1
WdL 11, GW 11, p. 5.
2
Le problème de la fondation de l’éthique : Kant, Hegel, Revue de Métaphysique et de Morale, 1/1990, p. 33-55.
Une version remaniée et augmentée de cet article constitue le chap. X de mon livre L’effectif et le rationnel.
3
philosophie : sur la théorie kantienne de la normativité , sur ce que j’ai appelé « la raison
4 5
juridique kantienne » , sur le « droit cosmopolitique » . Récemment, en 2014, l’idée m’est
donc venue de reprendre ces travaux et, en les étoffant, de proposer quelques pistes
permettant d’exploiter ‘au présent’ les ressources considérables qu’offre cette œuvre pour une
pensée de la rationalité normative ; et cela a donné naissance à La raison des normes qui est
bien, comme le sous-titre le précise, un essai sur Kant et non pas une interprétation
systématique de sa philosophie normative. J’ai adopté le parti de ne pas traiter l’œuvre de
Kant en historien de la philosophie – travail qui a évidemment sa nécessité et dont je respecte
infiniment les acquis, dont j’ai tiré grand profit – mais plutôt d’apporter, à partir d’une libre
interprétation de certains motifs kantiens, un éclairage à certaines « questions disputées » de
la philosophie morale, juridique et politique actuelle. J’ai voulu aussi, du même coup, rectifier
l’image à mon sens un peu sommaire de la philosophie pratique kantienne qui a cours dans ce
qu’on pourrait nommer la vulgate anglo-saxonne : la philosophie pratique de Kant serait le
paradigme d’une théorie déontologique, et s’opposerait ainsi frontalement aux éthiques
conséquentialistes, dont la pensée de Hegel serait un bon exemple. Dans les « Considérations
initiales » du livre, j’essaie de suggérer, en revenant sur la fameuse controverse entre Constant
et Kant sur le droit de mentir, qu’il n’est pas évident que la position de Kant soit un
déontologisme strict, puisque tout son raisonnement repose sur un examen nuancé des
conséquences prévisibles et imprévisibles de l’adoption d’une règle d’action ; et ensuite, que
c’est la définition même des différents types de philosophie morale qui devrait peut-être être
questionnée. Dire que la position de Kant est un déontologisme affaibli – j’espère avoir fourni
des arguments convaincants dans ce sens– c’est, tout en un, mettre en question le
positionnement qui lui est aujourd’hui attribué et la grille de lecture elle-même.
Pour l’essentiel, je crois qu’on peut présenter la matière de ce petit livre en quatre
points, qui correspondent d’ailleurs aux quatre chapitres qu’il comporte. Il n’est pas question
de reprendre tout le détail de l’argumentation ; je voudrais seulement en faire ressortir les
points saillants, et les soumettre à votre appréciation.

3
La théorie kantienne de la normativité, in J.-F. Kervégan (dir.), Raison pratique et normativité chez Kant.
Droit, politique et cosmopolitique, ENS Editions, 2010, p. 89-109.
4
La raison juridique kantienne, in M. Foessel et P. Osmo (dir.), Lectures de Kant, Ellipses, 2010, p. 235-251.
5
Le droit cosmopolitique comme droit, Logos (Madrid) 42 (2009), p. 7-24.
Les transformations des concepts de liberté et de volonté

Kant, dans la Critique de la raison pure, distingue plusieurs concepts de liberté :


liberté transcendantale, pratique, cosmologique, négative, positive… J’ai donc voulu clarifier
une affaire assez embrouillée, mettre de l’ordre en quelque sorte : qu’en est-il des différentes
définitions de la liberté que l’on rencontre chez Kant ? Or, en y réfléchissant, je me suis
aperçu que, contrairement à ce qu’admettent bien des commentateurs, ces concepts de liberté
changent de sens après 1781, et parfois plusieurs fois ; en quelque sorte, leur distribution
connaît une profonde évolution. Elle se fait en deux vagues. La première, repérée de longue
date, a lieu en 1785-1788, avec la publication de la Grundlegung, puis de la deuxième
Critique, lorsque Kant se convainc – ce qui n’était nullement évident pour lui lors de la
publication de la première édition de la Critique de la raison pure, comme on peut le
constater en lisant le chapitre qui y occupe la place de ce qui sera plus tard la philosophie
pratique : le « Canon de la raison pure » (je renvoie à l’article classique de Gueroult) – que le
véritable champ d’exercice de la raison pure est le domaine pratique, autrement dit que la
vocation propre de la raison pure est d’être une raison normative avant que d’être une raison
cognitive. La deuxième vague, bien moins commentée (toutes choses égales d’ailleurs !), a
lieu en 1793-1797, avec la Religion dans les limites de la simple raison et la Métaphysique
des mœurs. Le marqueur le plus net de cette évolution est la distinction toujours plus nette qui
est faite entre la volonté (Wille) et l’arbitre (Willkür). Tout se passe comme si le centre de
gravité de la philosophie pratique s’était, depuis la deuxième Critique, déplacé de la volonté
vers l’arbitre et vers les conditions de sa liberté. Tout ceci aboutit, dans la Métaphysique des
mœurs, à des formulations si contraires à l’image reçue du kantisme qu’en général on ne les
relève même pas : d’une part, Kant identifie expressément, dans l’Introduction de la
6
Métaphysique des Mœurs, la volonté et la raison pratique ; d’autre part, il affirme que seul
l’arbitre, c’est-à-dire le pouvoir d’effectuer un choix (éventuellement rationnel) entre des
possibles donnés, peut être dit libre et que, en toute rigueur, la volonté ne peut être dite libre
7
ou non-libre . On se croirait presque chez Spinoza ! Bref, il y a eu une profonde évolution de
la conception kantienne de la rationalité normative-pratique, dont les transformations des
concepts de liberté, de volonté et d’arbitre sont la manifestation. Il me paraît clair que Kant
cherche à sortir de la topique classique faisant de ratio et voluntas les deux facultés capitales
de l’âme ou de l’esprit, parce que cette distinction interdit de parvenir à un concept

6
Metaph. Sitten, AA VI, p. 213 (trad. Renaut, t. 1, p. 161-162).
7
Metaph. Sitten, AA VI, p. 226 (trad. Renaut, t. 1, p. 178).
suffisamment riche de l’une comme de l’autre. A partir de la Critique de la raison pratique,
Kant ne peut plus se satisfaire d’une conception strictement cognitive de la raison ; au
contraire il souligne toujours plus nettement que sa vocation véritable est normative.
Réciproquement, il s’éloigne d’une conception de la volonté comme pouvoir de choix, c’est-
à-dire comme arbitrium ; la destination propre de la volonté n’est pas d’opérer des choix mais
de déterminer les choix de l’arbitre, et de les déterminer de façon rationnelle ; d’où, au terme
du parcours, l’identification pure et simple entre volonté et usage pratique (i. e. normatif) de
la raison : « la volonté […], dans la mesure où elle peut déterminer l’arbitre, est la raison
8
pratique elle-même » .
S’agissant en particulier de la liberté, ceci conduit à une importante transformation de
la topique de la première Critique. Dans ce texte, la position de Kant quant au rapport entre
liberté transcendantale et liberté pratique demeure hésitante : tantôt (dans la troisième
antinomie), la première est présentée comme le fondement de la seconde ; tantôt (dans le
« Canon »), il les dissocie, en adoptant une définition minimale de la liberté pratique sur
laquelle il va revenir par la suite. Dans les textes de la période suivante (1785-1788), il paraît
effectivement avoir hésité entre les deux solutions (fusion ou dissociation des deux concepts),
mais la deuxième Critique tranche clairement en faveur de la première : la liberté
9
transcendantale et la liberté pratique sont une seule et même chose , raison pour laquelle
l’expression même de « liberté pratique » disparaît pratiquement des textes. Mais cette fusion
est problématique, car elle implique une révision du concept de liberté transcendantale tel
qu’il était défini dans la Critique de la raison pure, révision à laquelle Kant ne procède
cependant pas explicitement. Toutefois, je crois que les textes ultérieurs, en mettant toujours
plus fortement l’accent sur la liberté de l’arbitre et en mettant en quelque sorte en veilleuse le
problème de la liberté transcendantale, tranchent clairement dans le sens d’une nette
distinction entre le plan normatif et le plan ontologique (si on peut s’exprimer ainsi).
Pour résumer, ma conviction, dont la genèse a été laborieuse, tant elle s’oppose à tout
ce que je croyais avoir appris à propos de la philosophie pratique de Kant, est que de
véritables ruptures interviennent dans cette philosophie, non pas seulement entre la première
édition de la Critique de la raison pure et la Fondation de la métaphysique des mœurs et la
Critique de la raison pratique (c’est là quelque chose d’acquis depuis longtemps), mais aussi
entre les œuvres de 1785-1788 et les écrits des années 1790, et en particulier la Métaphysique

8
Metaph. Sitten, AA VI, p. 213 (trad. Renaut, p. 162).
9
KpV, AA V, p. 29-31 (trad. Fussler, p. 124-128)
des mœurs (texte auquel j’accorde une grande importance en dépit de son caractère brouillon,
dont Bernd Ludwig a montré qu’il était dû en partie à des interventions malencontreuses de
l’imprimeur). L’écrit sur la religion a joué à cet égard un rôle décisif, dans la mesure où la
question posée (comment peut-on choisir librement le mal ?) impliquait un
approfondissement, voire une refonte de la notion de Willkür, d’arbitre, très peu présente dans
les écrits antérieurs et surtout mal distinguée de la volonté (Wille).

La théorie de la raison normative et le fait de la raison

La légende du formalisme kantien, dans la formation de laquelle la réception de la


critique hégélienne de la « vision morale du monde » a joué son rôle, repose à mon sens sur
une incompréhension de la nature de l’impératif catégorique (ou plutôt de la loi fondamentale
de la raison pure pratique, dont l’impératif catégorique n’est qu’une spécification) ; celui-ci
n’est pas destiné à produire le contenu des règles subjectives d’action (des maximes), mais
constitue plutôt un test permettant d’évaluer la consistance de telle ou telle position normative
(il faut faire x ; il faut s’abstenir de faire y). Cette règle est formelle, si on veut, en tant qu’elle
demande seulement qu’on évalue l’universalisabilité des maximes que les individus suivent
dans leur action ; mais elle s’applique bien à des contenus (dont il faut par ailleurs se
demander d’où ils proviennent, si ce n’est pas la raison pratique pure elle-même qui les
produit). Il est vrai qu’il y a ici difficulté, dans la mesure où, selon les textes, le test s’applique
10
soit au contenu des maximes, soit à la Gesinnung du sujet lorsqu’il les adopte . En tout cas,
l’imputation de formalisme repose sur un malentendu.
Pour s’en convaincre, il faut revenir sur ce que la deuxième Critique nomme le fait de
la raison (Faktum der Vernunft). C’est un des points d’achoppement classiques du
commentaire kantien, puisque l’expression paraît avoir une acception différente dans chacune
des sept occurrences où elle apparaît dans ce texte (on ne la trouve dans aucun autre écrit). Le
caractère violemment paradoxal de l’expression – il s’agit en quelque sorte d’un fait non
factuel – est souligné par Kant lorsqu’il indique qu’il s’agit de « l’unique fait de la raison

10
La traduction de ce mot fait difficulté, en raison du choix, à mon sens malencontreux, fait par Delbos (et
entériné par Picavet, puis par Alain Renaut) de traduire, dans le texte des Fondements, ou plutôt de la Fondation
[Grundlegung] de la métaphysique des moeurs, le mot Gesinnung par intention. Ce choix a eu de lourdes
conséquences sur l’interprétation même de l’impératif catégorique. Or la Gesinnung, terme que je préfère
traduire par ‘disposition d’esprit’ (Jean-Pierre Fussler l’a traduit par ‘résolution’ ; pour une fois, je ne le suis
pas), est autre chose que l’intention (Absicht) : la Gesinnung est l’état d’esprit, la situation subjective dans
lesquels je me trouve lorsque je me propose d’accomplir une action ; l’intention est le but déterminé de l’action.
Or, ce dont il s’agit d’évaluer le caractère universalisable, c’est non pas l’intention, et donc le résultat auquel
parvient l’action si elle réussit, mais plutôt l’état d’esprit dans lequel je me trouve lorsque je me propose de
l’entreprendre. La morale de Kant n’est pas une morale de l’intention.
11
pure » . Mon interprétation selon laquelle le fait de la raison est le fait de la normativité,
‘l’évidence’ de ce que l’expression « je dois faire x » fait immédiatement sens, tout en se
refusant à toute saisie intuitive et à toute inférence déductive, entend simplement souligner ce
paradoxe : la raison pure (avec toute la radicalité que Kant confère à l’expression) se sait
immédiatement investie d’un pouvoir normatif qui ne peut jamais être remis en question, alors
que son pouvoir cognitif est soumis à toute une série de restrictions dont l’établissement
réclame rien moins qu’une critique de la raison pure (spéculative). Mais la raison ne peut
s’attribuer ce pouvoir sans le concevoir comme un pouvoir partagé – une raison commune – et
sans concevoir son exercice comme s’opérant au sein d’un monde normatif commun. Le fait
de la raison implique la postulation de la nature rationnelle de l’homo noumenon, autrement
dit celle d’une capacité normative universellement partagée. En principe, même, tout être
capable de penser « je dois », qu’il ait ou non figure humaine (ce pourrait être un pur esprit ou
un Martien), doit être considéré comme un être rationnel et non comme un automaton
spirituale, selon l’expression que Kant reprend à Leibniz, dont la liberté serait assimilable à
12
celle d’un tournebroche .
A partir de là, il me semble que la nature de la « loi morale » et le sens du principe
d’universalisabilité s’éclaire. Une maxime est éligible si on peut se convaincre (comment ?
c’est une autre affaire) que tout sujet, en quelque contexte que ce soit, devrait la choisir. Mais
je me demande si on peut se tenir à cette vision très sobre de la loi ; en effet, il s’agit bien
aussi d’évaluer le contenu de la maxime, et pas seulement de faire abstraction des
circonstances empiriques qui peuvent conduire à l’adopter. C’est pour décrire cette fonction
13
que j’emprunte à Herbert Hart la notion de règle de reconnaissance et la distinction entre des
règles de premier niveau, matérielles si on veut, et des règles de niveau 2, formelles en ce sens
qu’elles ont pour destination d’évaluer les premières. La loi fondamentale de la raison pure
pratique (la « loi morale », Sittengesetz) est une second order rule s’appliquant à des
propositions normatives « matérielles » candidates. A la question qui s’impose : mais
comment fait-on pour tester le caractère universalisable d’une maxime subjective ?, il me
semble que la meilleure réponse, même si elle est indirecte, est l’invocation de ce que Kant
nomme selon les textes « l’entendement commun », la « raison commune », le « jugement
commun de la raison », « l’usage commun de la raison » ou encore la « saine raison ». Pour

11
KpV, AA V, p. 31 (trad. Fussler, p. 128).
12
Voir KpV, AA V, p. 97 (trad. Fussler, p. 212-213).
13
Voir Le concept de droit, chapitre V, p. 113 sq.
ma part, j’avance (évidemment avec un clin d’œil latéral en direction de la Sittlichkeit
hégélienne) l’expression de « raison publique » pour désigner ce juge impersonnel qui évalue
sans coup férir la validité des propositions normatives.

La « raison juridique » ; droit et éthique

Il me paraît incontestable que, dans la Grundlegung et sans doute aussi dans la


Critique de la raison pratique, Kant a sous-évalué le droit, en considérant qu’il n’entrait pas
dans le champ de la législation pratique rationnelle, ou qu’il ne tombait pas sous la juridiction
de la loi morale. De ce point de vue, on peut considérer (bien que Kant ne le dise pas
explicitement) que, dans la perspective de ces textes, les normes juridiques ne peuvent être
autre chose que des impératifs hypothétiques. Mais l’expérience à la fois positive (la
proclamation des droits de l’homme) et négative (la Terreur) de la Révolution française, ainsi
que des considérations proprement théoriques sur la nature et le champ de la normativité
rationnelle, l’ont conduit, dans les Appendices de l’écrit sur la paix perpétuelle puis dans la
Rechtslehre, à souligner fortement l’autonomie du droit face aux dangers d’une politique de la
vertu dont Robespierre était la parfaite incarnation. Dès lors, le droit devient partie intégrante
de la philosophie morale pure, alors qu’il n’y trouvait apparemment pas place dans la
deuxième Critique et dans la Grundlegung
Un de mes objectifs principaux, dans La raison des normes, est de souligner
l’importance qu’acquiert la normativité proprement juridique chez Kant et de contester l’idée
répandue selon laquelle celle-ci aurait un rang inférieur à la normativité éthique (c’est-à-dire
morale, si on utilise le lexique hégélien : chez Kant, c’est la Moralität qui est le concept
générique dont droit et éthique, Rechtslehre et Sittenlehre, sont les espèces, alors que chez
Hegel, au contraire, la Sittlichkeit a vocation à englober le droit abstrait et la Moralität ;
l’opération est analogue, puisqu’il s’agit de fonder en raison l’unité du champ de la
normativité, mais le vocabulaire se déplace, ce qui peut prêter à confusion). Il y a eu des
interprètes distingués pour prétendre que les normes juridiques ne pouvaient être que des
impératifs hypothétiques, bien que Kant dise expressément le contraire dans la Métaphysique
14
des Mœurs . Il y a une raison qui explique cette sous-valorisation du droit dans le
commentaire (avec des exceptions : B. Ludwig, Kersting…) : le fait que l’interprétation de la
philosophie pratique de Kant s’est bâtie, en France tout particulièrement en raison du rôle

14
Metaph. Sitten, Rechtslehre, AA VI, p. 331 et 336 (trad. Renaut, p. 152 et 159). Parallèlement, il existe un
impératif catégorique éthique : Metaph. Sitten, Tugendlehre, AA VI, p. 383 (trad. Renaut, p. 223).
historique de la traduction de Delbos et de son ouvrage sur la philosophie pratique de Kant, à
partir de la Fondation de la métaphysique des mœurs. Il est vrai qu’à propos de ce texte, et
même de la deuxième Critique, on peut soutenir ce type d’interprétation. Elle devient en
revanche intenable pour les textes des années 1790. Dans la Paix perpétuelle, par exemple,
Kant distingue expressément « la morale en tant qu’éthique » et « la morale en tant que
15
doctrine du droit » , et insiste fortement sur la nécessité de reconnaître la pleine autonomie de
la normativité juridique. Quant à la Métaphysique des mœurs, elle comporte deux parties, la
Doctrine du droit et la Doctrine de la vertu, entre lesquelles on ne saurait introduire une
hiérarchie, puisque l’une et l’autre relèvent de la philosophie pure (de la métaphysique) et non
de la philosophie appliquée. Subtilement, Kant distingue ces deux législations éthique et
juridique en disant que la première « ne peut pas être extérieure », alors que la seconde « peut
16
aussi être extérieure » . La distinction des deux formes de normativité tient donc non pas à
leur force impérative ou à leur ‘pureté’ (elles sont identiques), mais au type de rapport que le
sujet entretient avec elles. Au demeurant, s’il n’y avait pas de lois juridiques a priori, alors
c’en serait fini de l’idée même d’une métaphysique du droit édictant une législation
rationnelle indépendante de celle qu’expose l’éthique pure ou la métaphysique de la vertu ;
donc le projet même de la Métaphysique des mœurs comportant deux législations différant
non par leur domaine ou leur ‘importance’, mais seulement par « la modalité de
17
l’obligation » , serait caduc.
Cette idée d’une normativité juridique purement rationnelle, indépendante des
prescriptions du droit positif (Kant dit « statutaire ») qui la concrétisent (ou la violent…) est,
après tout, conforme au programme de l’école du droit naturel (c’est-à-dire en fait du droit
18
rationnel, comme le précise Hegel ). Elle se maintiendra d’ailleurs même après
l’effondrement des axiomatiques jusnaturalistes, au cours du 19e siècle et même au début du
20e : par exemple, dans les Fondements a priori du droit civil, Adolf Reinach, brillant disciple
de Husserl, cherche à définir une sorte d’essence rationnelle de la normativité juridique.
Même si les prémisses philosophiques diffèrent, c’est un geste très proche, au fond, de celui
de la Doctrine du droit, et en particulier des considérations subtiles qu’elle développe sur le

15
Frieden, AA VIII, p. 383, 384 (Paix, p. 161, 165).
16
Metaph. Sitten, AA VI, p. 220 (trad. Renaut, p. 171).
17
Ibid.
18
Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’Etat, trad. Deranty, p. 47-48.
droit privé (je pense à la théorie de la propriété « nouménale » qui est développée à partir de
19
la distinction entre acquisition « provisoire » – précaire – et « péremptoire ») .
Bref, dans la dernière phase de sa pensée, Kant conçoit la normativité juridique comme
pleinement ‘morale’ (donc susceptible d’une légitimation rationnelle), au même titre que la
normativité éthique, qui dans un premier temps couvrait toute l’extension de la raison
pratique. Donc, pour le dernier Kant, il y a bien un impératif catégorique juridique, comme il
y a un impératif catégorique éthique, condition sans laquelle il ne pourrait y avoir une
« métaphysique du droit » comme il y a une « métaphysique de la vertu » ; c’est un point sur
lequel je débats dans le livre avec Friedrich Fulda, auteur d’une impressionnante étude où il
soutient, après avoir critiqué toutes les interprétations de la doctrine kantienne du droit, que le
20
droit dans son autonomie est fondé sur l’impératif catégorique de l’éthique . Toutefois, la
normativité juridique comporte des traits distincts de ceux de la rationalité éthique, comme on
peut le voir en étudiant le rôle qu’y joue la lex permissiva (qui ne prescrit ou n’interdit rien,
mais autorise certaines actions). Mais les choses, à cet égard, restent assez embrouillées (voir
les p. 124 sq. du livre).
Pour clore ce chapitre sur la normativité juridique, je fais deux suggestions qui sont
l’une et l’autre discutables, j’en conviens volontiers. D’abord, à rebours des interprétations
« emphatiques » de ce que Kant nomme le droit cosmopolitique, j’en propose une vision
sobre, réduite aux acquêts, en vue d’éviter la moralisation de ce « troisième étage » du droit
rationnel à quoi aboutissent de facto les premières : réduit à son minimum juridique, celui-ci
(en particulier dans la présentation qu’en donne la Doctrine du droit) définit le cadre
conceptuel d’un droit international privé à venir. Cette interprétation a minima a le mérite de
se conformer à l’avertissement de Kant selon lequel il ne faut pas entendre le droit
cosmopolitique comme un principe philanthropique, mais bien comme un principe juridique
(Doctrine du droit, § 62). Deuxième suggestion : la stricte séparation que le Kant de la
Doctrine du droit fait entre droit et éthique et la manière dont il conçoit le rapport entre le
droit de nature et le droit positif (« statutaire », dans son vocabulaire) font de lui un précurseur
à coup sûr involontaire du positivisme juridique, dont un des traits distinctifs est la séparation

19
Metaph. Sitten, Rechtslehre, § 15-17, AA VI, p. 264-270 (trad. Renaut, p. 60-69).
20
H. F. Fulda, « Notwendigkeit des Rechts unter Voraussetzung des kategorischen Imperativs der Sittlichkeit »,
Jahrbuch für Recht und Ethik, 14 (2006), p. 167-214. Une version abrégée de cet article est disponible en langue
française : « Nécessité du droit sous présupposition de l’impératif catégorique de l’éthique », in J.-F. Kervégan
(dir.), Raison pratique et normativité chez Kant. Droit, politique et cosmopolitique, ENS Editions, 2010, p. 7-35.
du droit et de l’éthique, même si, à l’évidence, sa pensée du droit continue de se mouvoir dans
un cadre jusnaturaliste (ou plus exactement jusrationaliste).

La (non)-philosophie de l’histoire ; anthropologie et métaphysique

Le dernier chapitre de La raison des normes examine d’abord le sens et l’extension de


cette métaphysique que Kant entend refonder en la libérant de l’ontologie, comme le notait
21
Lebrun – la chose me semble parfaitement avérée. Pour ce faire il convient d’analyser le
rapport entre la métaphysique, telle que Kant la reconstruit à partir des acquis de la critique
des pouvoirs de la raison (cognitive et normative), et l’anthropologie qui, en dépit des
fluctuations de sa définition, demeure en tout état de cause extérieure au domaine de la
« philosophie pure », dont elle énonce les conditions d’application. Pour le dire vite, il me
semble que l’adjonction, dans les Leçons de métaphysique et la Logique, d’une quatrième
question, « Qu’est-ce que l’homme ? », aux fameuses trois questions qui, d’après la première
22
Critique, résument « tout l’intérêt de la raison pure » , s’explique par une redéfinition, dans la
23
perspective d’une philosophie in sensu cosmopolitico , du rapport entre philosophie pure et
philosophie appliquée ; de là découle l’importance du noyau dur de celle-ci, l’anthropologie.
Celle-ci dispose d’une situation intermédiaire entre le domaine théorique et le domaine
pratique qui fait sa difficulté, mais aussi son intérêt : l’anthropologie traite aussi bien de ce
24
que l’homme est que de ce qu’il doit être .
Le chapitre se poursuit par un examen de ce que l’on nomme, à mon sens abusivement,
la « philosophie de l’histoire » de Kant. En effet, « l’histoire philosophique », qui relève pour
l’essentiel de l’anthropologie, n’est pas une philosophie de l’histoire au sens qui sera donné
ultérieurement à ce terme et surtout où l’entendent les différents discours de nos
contemporains sur« les philosophies de l’histoire ». Comme l’anthropologie, l’histoire
philosophique appartient à la philosophie appliquée, indispensable complément de la
métaphysique, mais extérieur à elle. En se convaincant de cela, on prévient les innombrables
contresens dont a fait l’objet le fameux texte de 1784, Idée d’une histoire universelle du point
de vue cosmopolitique : s’il exposait une philosophie de l’histoire fondée sur la « ruse de la
nature » (comme celle de Hegel l’est, dit-on, sur la « ruse de la raison »), ce texte contredirait

21
Kant et la fin de la métaphysique, A. Colin, 1970, p. 37.
22
KrV, B 832-833.
23
Vorl. Metaph., 3-5 (Leçons de métaphysique, 118-119)
24
Anthropologie, AA VII, p. 119 (Anthropologie fr, p. 83).
tout simplement tout ce que Kant établit concernant l’usage des principes téléologiques et sur
la scission du règne de la liberté et du règne de la nature. De même, « l’histoire prophétique
de l’humanité » dont parle Le conflit des facultés n’est pas une « philosophie de l’histoire »
25
mais une « histoire morale », autrement dit une histoire normative ; elle participe d’une
partialité pour la raison, d’un choix normatif « déterminé a priori par la raison pure
26
pratique » . Il me semble que toutes les équivoques de la soi-disant philosophie kantienne de
l’histoire doivent être levées, et qu’elles le sont dès qu’on s’aperçoit que deux perspectives
distinctes, l’une anthropologique, l’autre normative, se croisent dans cet écrit.

En conclusion, je suggère que la théorie kantienne de la normativité, qui s’est


fortement transformée, comme je l’ai dit, se dirige (d’une façon qui n’est ni linéaire, ni
transparente, j’en conviens) vers une conception de la rationalité incarnée dans des pratiques,
des mœurs et des institutions qui n’est pas sans présenter des traits communs avec ce que
Hegel nommera la Sittlichkeit : une raison objectivée dans des normes et des pratiques
partagées. La raison publique invoquée sous différentes dénominations dans la Grundlegung
trouve son expression achevée dans l’articulation du droit et de l’éthique qu’expose la
Métaphysique des Mœurs, une métaphysique dont Kant rappelle que « tout homme la possède
27
en lui-même, bien qu’en général ce soit de façon confuse » .

25
Streit, AA VII, p. 79.
26
Über den Gebrauch, AA VIII, p. 159 (Opuscules, p. 165)
27
Metaph. Sitten, AA VI, p. 216 (trad. Renaut, p. 166).

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