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USAGES

DE L'OUBLI
USAGES DE
L'OUBLI
CONTRIBUTIONS DE

Yosef H. Yerushalmi, Nicole Loraux,


Hans Mommsen, Jean-Claude Milner,
Gianni Vattimo

AU COLLOQUE DE ROYAUMONT

AVEC LE CONCOURS DE L'ASSOCIATION


DIALOGUE ENTRE LES CULTURES

ÉDITIONS D U SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
ISBN 2-02-010050-9.

© ÉDITIONS DU SEUIL, OCTOBRE 1988.

L a loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et
constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Réflexions sur l'oubli
Yosef Hayim Yerushalmi

Prélude en valse hésitation

Voilà plusieurs mois, on me signala qu'un colloque se tiendrait


à Paris tandis que j'y séjournerais. Faute de plus amples
précisions, je ne tardai pas à l'oublier...
L'invitation officielle me parvient à New York alors que je
me prépare, une fois achevé mon semestre à Columbia, à tenir
pour la première fois un séminaire à l'École des hautes études
en sciences sociales.
« Usages de l'oubli ».
Non, je n'ai pas mal lu l'intitulé...
On me suggère d'abord le thème : « Hypertrophie de la
mémoire ; oubli de l'histoire ». Je dois le refuser, à moins que
ce ne soit : « Atrophie de la mémoire ; hypertrophie de
l'histoire ». Mais je préfère plutôt n'avoir aucun intitulé, ou le
plus vague possible. En réalité, je souhaite secrètement que
Jacques Le Goff, auquel je porte un immense respect, parle, et
que je l'écoute. Hélas, tel ne sera pas le cas. Pour avoir écrit
sur la mémoire, je dois désormais expier cet acte de présomption,
semble-t-il, en traitant de l'oubli. J'accepte mon sort non sans
émoi. Que puis-je dire que je n'aie pas déjà écrit, même
implicitement ? Eh bien, Eric Vigne traduira en français mes
propos - que je crains décousus -, et cela sera déjà une
consolation...
Mon inquiétude initiale est aussi, en quelque sorte, tempérée
par une coïncidence que je préfère interpréter, à la manière d'un
superstitieux, comme un augure favorable.
Quelques jours avant que ne me parvînt l'invitation à ce
Nous nous trouvons donc placés devant les mêmes problèmes
que Nietzsche, tels qu'il les rencontrait dans la Deuxième
Considération intempestive, seulement plus accentués et généra-
lisés : l'excès de connaissance historique, prise dans le sens le
plus vaste du mot (qui implique un lien profond, quoique
peut-être difficile à reconnaître, entre historiographie, historio-
graphisme et culture de masse), est un trait caractéristique de
notre condition : d'autant que l'Occident de nos jours, même
s'il n'est plus la grande puissance impérialiste et militaire qu'il
était au XIX siècle, est devenu plus clairement que naguère une
sorte de grand « dépôt » des cultures ; son impérialisme,
dirions-nous, s'est peut-être purifié de ses éléments de puissance
pour devenir un impérialisme de l'interprétation, de l'informa-
tion... La guerre, cette hygiène du monde, selon les futuristes,
était encore une forme d'oubli, un moment, bien que para-
doxalement, créateur ; elle n'est plus « possible », les césures
qu'elle introduisait dans l'histoire ne sont plus concevables ; et
cela aussi constitue en impossibilité l'oubli...
Cette référence à la guerre et au fait qu'elle est devenue
inconcevable - non plus un instrument de « solution » des
problèmes historiques, mais seulement une notion-limite, dans
la mesure où un conflit atomique marquerait la fin de
l'histoire - n'est, peut-être, pas marginale pour notre sujet. Le
Nietzsche de l'oubli créateur n'est-il pas aussi, dans l'interpréta-
tion qu'on en a donné en ce siècle, le Nietzsche de la guerre,
du conflit déchaîné entre des volontés de puissance opposées
et irréductibles à toute fondation rationnelle de leurs préten-
tions ? Il y a toutefois un autre Nietzsche : celui qui, nous l'avons
dit, consomme et dissout la doctrine de la Deuxième Considéra-
tion intempestive; celui qui, dans le fameux fragment sur le
nihilisme européen de juin 1887, parle de l'homme nouveau en
termes de « modération »... Or il est bien possible que, pour
nous aussi, le problème ne soit plus exactement celui que
Nietzsche avait défini dans la Deuxième Considération intempes-
tive. Nous sommes bien dans ces conditions d'excès d'histoire
qu'il y décrivait, et ces conditions sont même parvenues à
l'extrême ; mais peut-être, à travers, entre autres, l'impossibilité
de la guerre, avons-nous compris que ce que nous devons
poursuivre n'est pas la reconstitution de l'oubli créateur. La
création n'est peut-être pas aussi essentiellement liée à l'oubli
que Nietzsche le croyait dans sa méditation de 1874, et qu'une
culture au fond hégélienne l'a pensé au XIX siècle et au début
du nôtre. Heidegger traduit peut-être ce changement quand il
insiste sur la pensée postmétaphysique comme An-denken :
remémoration. Comme chez le Nietzsche des oeuvres de la
maturité, se dessine là une voie de sortie de la maladie historique
qui n'est pas une simple reconstitution de la possibilité de l'oubli.

Cette voie devient peut-être plus claire si on lit dans la


perspective ouverte par Heidegger le devenir d'une de ces forces
« éternisantes » dont Nietzsche parlait dans son essai sur la
maladie historique, je veux dire l'art. Dans l'art contemporain,
il me paraît qu'on peut voir à l'œuvre une créativité qui n'a
pas besoin de l'oubli, qui, au contraire, s'articule exactement
comme une fonction positive de l'excès de mémoire.
La « prophétie » hégélienne de la mort de l'art doit être
rappelée ici comme constituant le parallèle le plus approprié,
voire comme la source même, des thèses de la Deuxième
Considération intempestive : dans la mesure où la beauté est
conçue comme correspondance parfaite entre matière et forme,
idée et manifestation, intérieur et extérieur, elle ne peut naître
qu'en des conditions d'oubli, au moins relatif. Et qu'est-ce alors
que le passage à la philosophie (et à la religion), sinon le fait
que ce moment ponctuel qu'est l'œuvre d'art classique (la statue
grecque) se révèle n'être plus adéquat à la manifestation de la
liberté de l'esprit ? L'identification, au moins tendancielle, qu'on
rencontre chez Hegel entre système de la philosophie et histoire
de la philosophie, montre qu'il n'est pas absurde de penser que
la spiritualisation progressive de l'esprit, qui rend l'art inactuel
et en détermine la « mort », a à faire avec une Erinnerung qui
est aussi mémoire, remémoration au sens courant du mot : donc,
le contraire de cet oubli créateur, de cet isolement plein et dense,
qui faisait la force de l'œuvre d'art classique. Là-dessus, que
l'art en fait ne soit pas mort - même pas au point de vue de
sa signification spirituelle et épocale - ne dément peut-être pas
la prophétie hégélienne : car en tant qu'art de l'identification
ponctuelle entre idée et manifestation, en tant qu'art de l'oubli,
l'art est vraiment mort. Ce qui se dessine sous nos yeux est plutôt
une forme de créativité qui n'exige pas l'oubli, et même qui se
nourrit de cet excès de conscience historique que le jeune
Nietzsche avait considéré comme une maladie.
Tout cela ne va pas sans des modifications profondes du
signifié même de l'art et de l'expérience esthétique ; qui, par
exemple et avant tout, rendent problématique la séparation entre
l'« art » au sens « propre » et les activités d'esthétisation de
l'existence qui constituent le contenu des mass media et de la
publicité. En anticipant un peu sur mes conclusions, je dirai
que l'art qui a pris congé - forcément, d'ailleurs, parce que ce
congé a été déterminé par le changement des conditions
d'existence dans la société tardo-moderne - de sa forme
« classique » (création d'un symbole au sens schellingien du
mot, d'une manifestation ponctuelle et adéquate de la liberté
de l'esprit) se découvre de plus en plus lié aux mécanismes du
marché, à la vie quotidienne, et qu'on voit disparaître la
distinction entre art « haut » et mode, création du consensus
social, Kitsch peut-être.
L'ambiguïté et la richesse des avant-gardes artistiques du
début du siècle consistent entre autres en ceci que d'un côté
elles rêvaient de faire sortir l'art de sa condition privilégiée mais
isolée et « désintéressée » (on le voit dans la contestation des
institutions artistiques traditionnelles, et surtout dans le passage
de l'expressionnisme au Bauhaus et aux différentes formes de
design), mais que d'un autre côté, et pour les mêmes raisons
de prise de distance à l'égard de la tradition, elles développaient
cette vocation au silence qui, selon l'interprétation canonique
d'Adorno, se manifeste de façon emblématique chez des
musiciens comme Schonberg et Webern, et chez un écrivain
comme Beckett. Or ce qui semble s'être passé dans ces dernières
décennies est un phénomène qu'Adorno n'avait pas prévu, et
qu'il ne pouvait pas prévoir dans sa perspective, encore
profondément influencée par une conception hégélienne et
dialectique, quoique négative, de l'œuvre d'art : loin de se
maintenir dans une condition de silence polémique et de distance
radicale à l'égard de ce qu'Adorno appelait la fantasmagorie
du marché, l'activité artistique s'est développée en un lien très
strict avec les mécanismes de la mode et du marché. Cela s'est
fait, selon certains théoriciens encore guidés par des expectatives
dialectiques (je pense ici à Baudrillard), en un sens purement
ironique : le silence de Beckett aurait été remplacé par une
extrémisation destructrice de la fantasmagorie : par exemple,
dans le pop art des années soixante-soixante-dix. Mais qu'un
Andy Warhol ait été aussi une star du système des médias
montre qu'il n'était pas seulement un artiste qui se moquait de
ce système. Et même s'il était arrivé à échapper, en tout ou en
partie, aux médias, il n'en serait pas moins resté profondément
inséré dans les mécanismes du marché de l'art, qui sont devenus
de plus en plus imposants et généralisés. Les critères formels,
structuraux, d'évaluation de l'art, se sont dissous aujourd'hui,
aussi bien que la rationalité métaphysique ; la valeur de l'œuvre
est de plus en plus comparative, contextuelle ; l'œuvre ne signifie
qu'à l'intérieur d'un système très vaste de codes multiples, dont
le marché constitue probablement la seule représentation
adéquate. C'est là un aspect de plus de la disparition générale
de la valeur d'usage (mais l'art a-t-il jamais eu une valeur de
ce genre ?) au profit de la valeur d'échange ; disparition qui ne
cesse de scandaliser ceux qui se réclament encore de perspectives
dialectiques.
Ma thèse est que le mélange inextricable entre art (dans ses
aspects de création, réception, critique), marché et mass media
aboutit à une situation dans laquelle la création ne peut plus
être oublieuse, voire ne doit plus se proposer de l'être, sous peine
de sombrer dans le kitsch ; et que cela ouvre des possibilités
nouvelles à l'expérience esthétique, possibilités qui ont à faire
avec ce que Heidegger attendait comme un nouvel événement
de l'être, et ce dont Nietzsche rêvait sous le nom de surhomme...
L'activité « créatrice » de l'artiste se fait de plus en plus dans
des cadres semblables à ceux de l'activité du styliste, du designer,
du copywriter (d'ailleurs, bien des artistes sont aussi des
graphistes, des dessinateurs d'objets d'usage, des inventeurs de
formules pour la publicité, etc.). Le fait de se découvrir lié à
la mémoire, de ne pas pouvoir créer dans une situation d'oubli,
s'identifie, pour l'artiste, avec le fait de se reconnaître en
continuité avec des activités moins clairement artistiques, et qui
ont plutôt à faire avec la stylisation de la vie... Cette
transformation n'est peut-être pas si éloignée de certaines
énonciations de l'esthétique philosophique : car ce qui se passe,
c'est que l'art se vit non plus comme une activité qui fait œuvre,
mais qui, au contraire ou plus largement, fait monde. Cette face
de l'art se trouvait d'ailleurs annoncée dès l'aube de l'esthétique
moderne, dans la Critique du jugement : où le fameux
paragraphe 9 reconnaît comme caractéristique du jugement
esthétique la référence non pas à une structure de l'objet, mais
à un sentiment du sujet qui, en jouissant de l'objet, jouit en réalité
de la possibilité de partager son sentiment avec une commu-
nauté identifiée, au moins au niveau de l'expectative et de
l'exigence, avec l'humanité en général. Il suffira de « consom-
mer » - comme l'ont fait non seulement la philosophie, mais
l'ethnologie et la pensée politique de notre siècle - la foi
kantienne dans la possibilité que la communauté à laquelle on
se réfère soit effectivement la communauté humaine en général
pour découvrir que l'essentiel de la création artistique est de
faire monde au sens de : produire des modèles d'organisation
de l'expérience autour desquels des communautés se for-
ment - soit la communauté des amateurs de Beethoven, soit
celle des fans du rock and roll ou du punk... Le passage d'une
esthétique de l'œuvre à une esthétique du faire-monde, qui est
seulement entrevu dans la Critique du jugement kantienne, se
déploie quand il devient évident que le monde ouvert par l'œuvre
d'art se décline seulement au pluriel. En fait, c'est exactement
dans l'essai sur l'Origine de l'œuvre d'art, de 1936, que Heidegger
commence à ne plus parler du monde, comme il faisait dans
Sein und Zeit, mais d'un monde, et donc de plusieurs mondes
que l'œuvre d'art peut ouvrir - et qui sont, pour lui, des époques
de l'être.
Or, cette transformation de l'expérience esthétique que
Heidegger annonce n'est pas seulement et avant tout un
événement dans l'ordre de la théorie : elle se vérifie dans l'époque
des images du monde (pour reprendre le titre d'un autre essai
des Holzwege) - époque dans laquelle les différentes cultures
prennent la parole à travers l'ethnologie (occidentale) mais aussi
les subcultures intérieures au monde occidental : ce qui implique
la pluralisation des valeurs, et l'impossibilité d'exprimer l'idée
(la liberté de l'esprit, etc.) dans une œuvre de type classique.
On peut décrire théoriquement cette transformation en disant
que l'essence de l'art n'est plus définissable en termes d'utopie
mais d'hétérotopie. L'œuvre d'art n'a plus son essence, son
Wesen, dans une présentation de l'idéal de la conciliation
accomplie entre idée et manifestation, sensible et suprasensible,
ou encore en ce qu'elle anticiperait ne fût-ce que d'une façon
négative et utopique, le télos de l'existence réconciliée ; elle a
plutôt la fonction d'évoquer des possibilités d'existence alterna-
tives dont la force émancipatrice réside en ceci qu'elles se savent
explicitement multiples. C'est d'ailleurs une conception de
l'expérience esthétique qui se trouve déjà chez un auteur comme
Dilthey, auquel se rattachent certainement Heidegger et, plus
récemment, certains aspects esthétiques de l'œuvre de Gadamer
ou de Ricœur. Au lieu d'offrir un point de condensation et
d'intensité - l'œuvre classique, le monumentum aere peren-
nius -, l'art crée des points de fuite, des possibilités et des
modèles alternatifs par rapport à l'existence réelle, qu'ils
enrichissent dans la mesure même où ils la démentent et la
délégitiment - lui enlevant son autorité et la prétention de vérité,
sans y substituer un ordre plus vrai, plus proche du télos de
la réconciliation...

L'idée d'une création « oublieuse » était fonctionnellement


liée à une esthétique de l'utopie, et ne peut plus valoir dans une
perspective hétérotopique. L'œuvre utopique était l'œuvre de
l'instant plein et dense, de l'illumination messianique (je pense
à Benjamin) ; or nous ne vivons plus dans une culture de
l'instant. Sous le grand portail sur lequel est écrit Augenblick,
instant - dont parle Zarathustra dans son discours sur la vision
et l'énigme -, se rencontrent les deux bouts d'un chemin
circulaire. Nietzsche est le philosophe de la modernité tardive
précisément parce qu'il a vu et vécu cette dissolution de l'instant
décisif, et du pathos qui l'accompagnait.
Heidegger aussi, quoi que signifie son « identification » de
l'être avec le temps, a peut-être entrevu une démarche ultérieure,
qui s'indiquerait, elle, comme le passage du temps à l' espace,
pas qu'il n'a pas accompli, mais auquel il fait penser en des écrits
tardifs comme la conférence sur l'Art et l'Espace et dans certains
passages de Zeit und Sein. Dans ce dernier texte, il reconnaît,
non sans une certaine attitude critique, avoir voulu dans Sein
und Zeit réduire la spatialité à la temporalité ; dans la conférence
sur l'Art et l'Espace, il énonce explicitement que l'espace doit
être reconnu comme un Ur-phänomen - au même titre que le
temps. Tout cela ne signifie pas une palinodie : mais peut donner
une signification plus théoriquement riche à la multiplication
des métaphores « spatiales » chez le deuxième Heidegger : à
celle de l'habiter par exemple, qui de plus en plus est centrale
pour définir le rapport de l'existant à l'être. Assurément,
l'ouverture de la vérité dont parle Sein und Zeit est déjà une
sorte de métaphore spatiale : mais tout se passe comme si, après
cette œuvre, Heidegger déployait toujours davantage les
implications de cette notion pour ce qui concerne l'idée de vérité.
La vérité qu'on ne possède pas comme un objet, mais dans
laquelle, plutôt, on habite, et qui ne se laisse pas reconduire
à une illumination instantanée de nature temporelle, mais bien
plutôt à une sorte de rapport spatial, celui dont parle l'Art et
l'Espace, entre Gegnet et Ortschaft, localité et « contrée ». On
dira : ne risque-t-on pas, en poussant aux extrêmes cette
réévaluation de l'espace, de se retrouver simplement dans une
métaphysique de la .présence, soit exactement ce que Heidegger
voulait dépasser ? Non, car l'Art et l'Espace ne veut pas du tout
substituer l'espace au temps en tant que dimension fondamen-
tale : mais seulement reconnaître que l'espace a une portée
originaire égale à celle du temps. Le propos qui guidait
Heidegger dans Sein und Zeit - celui de désautoriser la présence,
pour ainsi dire - risquait d'en restaurer la prédominance dans
la mesure où il exaltait la signification de l'instant « décisif »,
à partir duquel seulement les extases du temps se déploieraient.
L'espace, en tant que Ur-phänomen venant au même niveau que
le temps, offre la base pour une désautorisation encore plus
radicale de la présence ; selon une dialectique de la figure et
du fond qui est, par exemple, celle du Geviert, la « Quadra-
ture » dont parle la conférence sur la chose dans Vorträge und
Aufsätze. Tout cet aspect de la pensée heideggerienne - ou
peut-être de ses développements possibles - reste à étudier. Les
conclusions d'un livre comme le Principe d'anarchie de Reiner
Schürmann me semblent aller dans cette direction : aussi bien
que le fait que, de plus en plus, les penseurs qui se réclament
de Heidegger parlent de la « Topologie des Seins » (c'est une
expression du livre de Pöggeler). Et le fait est que c'est une
esthétique « heideggerienne » comme celle de Gadamer qui,
aujourd'hui, semble plus qu'aucune autre orientée vers la
reconnaissance de l'architecture, encore plus que de la poésie,
comme expérience esthétique exemplaire. N'oublions pas que,
dans l'histoire de l'esthétique moderne, l'architecture a souvent
été considérée comme la limite « inférieure » du système des
beaux-arts (cela est vrai chez Hegel autant que chez Schopen-
hauer) : et qu'en général elle se trouve dans cette condition parce
qu'elle est l'art le plus proche de la techne. Dans un temps où,
comme j'ai tâché de le montrer, la création artistique se fait
de plus en plus en continuité avec les activités de production
qui ont elles-mêmes à faire avec la stylisation de la vie sociale,
il est logique que l'architecture retrouve un rôle de « modèle »
pour toute expérience esthétique : c'est en elle surtout que l'art
se révèle comme une activité qui « fait monde », et non pas,
principalement, œuvre.
Je sais bien que, dans ce passage de l'utopie à l'hétérotopie,
de la création oublieuse à la production de modèles d'existence
pluriels, le risque semble la perte de toute possibilité de critères
définis (sinon absolus) de jugement et d'évaluation. La commu-
nauté qui se reconnaît dans la musique de Mozart et celle qui
se sent unifiée plutôt par le rock and roll seraient-elles seulement
deux univers culturels différents mais aux droits absolument
égaux ?
Ici encore, le dépassement de la maladie historique semble
possible à travers une extrémisation de la maladie elle-même :
dans la présente condition de l'art, dans son Wesen à l'époque
de la fin de la métaphysique (ou, dirons-nous, de la modernité),
le seul critère de valeur qui nous soit donné est celui de la
multiplicité consciente, de la mémoire exercée jusqu'à l'extrême.
Le kitsch, c'est peut-être paradoxalement aujourd'hui, l'œuvre

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