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Meamar TIRENIFI

Octave Mirbeau
Une écriture novatrice

Editions Universitaires Européennes


A mes chers parents !

A toi aussi Menaouar !


Avant propos
Loin d’être tenu en lisière par l’étiquetage traditionnel des écoles et courants
littéraires, Octave Mirbeau dépasse les formes familières de la littérature
traditionnelle et canonisée. Les bien-pensants s’accordent communément à
reconnaitre en Mirbeau l’exclusive affirmation d’un naturaliste patenté ;
nonobstant le déphasage permanant de sa conception littéraire avec certaines
structures du roman réaliste et naturaliste. Intrinsèquement, l’écriture
mirbellienne souffre bien évidemment d’un sempiternel étouffement, d’une
détermination qui ne tend point à reconnaitre le ressort caché de son universalité.
Le XIXème siècle a vu évoluer le genre romanesque à travers le romantisme, le
réalisme et le naturalisme; or, Mirbeau s’est démarqué de tous ses courants par
l’usage libéré d’une mise en forme, et d’une structuration didactique qui répond
aux besoins d’une émancipation esthétique. Il incarne la figure de l’intellectuel
ambitieux et créatif en déconstruisant le genre romanesque. Auteur insaisissable
et naturellement différent, son expérience commence par la découverte des
écrivains russes, qui lui insufflèrent la volonté irréductible d’une continuelle
affirmation de soi-même, consubstantielle à son engagement éthique et
esthétique. En Juillet 1890, il déclare à son ami Claude MONET dont il est le
chantre, son dégoût quant à l’infériorité du roman : il ne croit plus en « Balzac,
et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux »
La conception naturaliste met l’accent sur l’application inconditionnelle d’une
écriture à visée scientifique : elle met en évidence la synthèse d’une
dégénérescence héréditaire afin d’expliquer ce mal-être, profondément enfouis.
A force de mettre l’accent sur la méthode expérimentale, celle-ci génère ce
qu’appellera plus tard Nathalie Sarraute ‘‘l’ère des soupçons’’ ou les
fondements du romanesques, depuis l’intrigue jusqu’aux personnages, induisent
le genre à se tourner vers lui-même, à cultiver sa forme à travers l’application
stricto sensu de l’observation et l’expérimentation, laissant la signifiance de ce
mal-être en filigrane.
3
Dans l’œuvre mirbellienne, l’intériorité souffrante des personnages dénote in
medias res d’une impossibilité d’être : des âmes mélancoliques, énigmatiques et
taries par la malignité d’un entourage infernal. Sébastien Roch est commotionné
par le viol dont il a été victime. Pris dans le tourbillon d’une conflagration
intérieure dont l’origine n’est autre qu’une profonde mutilation, son mal-être
s’intensifiait et à mesure qu’il grandissait, il ressentait une flétrissure indélébile
dans le tréfonds de son âme.
L’aspiration de Mirbeau à rompre avec l’équivalent des approches propres aux
écrivains réalistes et naturalistes est inévitable, car elles ne tendent pas à
expliquer ce déchirement intérieur que nous constatons, à mesure que le
personnage mirbellien affronte les vicissitudes de la vie.
Après la découverte des romans russes, Mirbeau réitère sa croyance en
l’écriture ; il déclare dans un article « qu’aujourd’hui, l’action doit se réfugier
dans le livre. C’est dans le livre seul, dégagé des contingences malsaines et
multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la
germination des idées qu’elle sème1. » L’aspiration de Mirbeau donne du relief à
une écriture, déterminée à débrouiller avec netteté l’essence souffrante de l’être.

Mirbeau voyait en Dostoïevski et Tolstoï « les grands révolutionnaires de la


sensibilité moderne, et dans Guerre et Paix et l’Idiot les principaux facteurs de notre
transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité2 » Les

personnages de Dostoïevski, à l’instar de Raskolnikov dans Crime et Châtiment


sont des âmes qui se débattent continuellement dans un maelstrom de
souffrances, de désespoir.

Convaincu d’être un surhomme et à l’écoute de ses idéaux, Raskolnikov tue


une vieille usurière. Son assassinat véhicule un questionnement existentiel. Une
âme hyperesthésiée, mise en lumière par le biais d’une psychologie des profondeurs

1 _ O.M, Clemenceau, Le Journal, 11 mars 1895


2 _ O.M, par Maurice Le Blond, L’Aurore, 7 Juin 1903

4
comme l’explique admirablement Mirbeau dans une lettre adressé à Tolstoï en
1903, constatant le rapport à la fois corrélatif et complémentaire de la
conception littéraire des deux auteurs russes.

Raskolnikov aspire à remettre en question l’équilibre social, mais le poids de


son acte dépasse l’entendement de ses idéaux et génère en son intériorité une
indéfectible souffrance que seule l’abdication, en son âme et conscience, lui
confèrera le satisfecit de sa conscience apaisée. Car nous savons que
Dostoievski, croyant et orthodoxe avait « compris et aimé la vertu et l’élévation de
l’âme humaine3 » Cette croyance est omniprésente dans Crime et Châtiment, car le

profond remord, la conscience d’avoir mal agi taraudèrent l’esprit de


Raskolnikov que seul l’aveu de son crime et la rédemption apaiseront.

Le mal-être vécu constamment par Raskolnikov dans Crime et Châtiment et


L’Abbé Jules est d’ordre ontologique : Raskolnikov croit en ses idéaux,
concrétise son aspiration à rééquilibrer la société en commettant un crime qu’il
lui semblait à priori légitime, mais lui laissera des remords que seule la
rédemption de sa conscience apaisera; or l’Abbé Jules n’obéit pas à cette
dialectique dostoïevskienne qui se conçoit en « Crime, Remords, Rédemption » ;
car il vit une oscillation permanente entre la déréliction et la contrition qui
déconstruisent continuellement cette dialectique. Il tente de violer une jeune
campagnarde, fait du chantage à l’Evêque, avoue ses pêchés de manière éhontée,
tantôt enragé contre l’Eglise, tantôt enragé contre Dieu. Désorienté dans sa vie,
infortuné, il ne croit plus en sa vocation de prêtre qui ne lui apporte pas la paix
intérieure ; une intériorité en émoi. Ni le remords, ni la rédemption ne sont
capables d’apporter cette sérénité que retrouve Raskolnikov après le procès des
hommes et leur abdication collective. Or, L’Abbé Jules ne croit pas en la justice

3 _ Mgr Antoine, commentateur de l’œuvre de Dostoïevski et métropolite de Kiev et de Galicie, l’Âme


russe d’après Dostoïevski, trad. Leuchtenberg, p. 193.

5
des hommes et conteste son entourage. Il démystifie le pseudo-puritanisme des
prêtres. Par le biais de son testament, il lègue à titre posthume sa fortune au
premier prêtre du diocèse qui se défroquera. Cette provocation est comme un
syncrétisme qui fait la synthèse de la dialectique dostoïevskienne : Dostoïevski
est croyant, Mirbeau est athée ; le personnage dostoïevskien retrouve des
réponses dans la rédemption, L’Abbé Jules remet en question la morale
catholique et sa vacuité à appréhender l’être, livré aux plaisirs et aux impulsions
abjects de la vie. Et son indignation était de voir autour de lui des prêtres bourrés
de riches cadeaux, gorgés d’argent par les dévotes de la ville4. Le rapport analogue à

Dostoïevski et la convergence entre le personnage dostoïevskien et le


personnage mirbellien résident dans la description de l’intériorité souffrante des
personnages; mais la synthèse de cette souffrance diffère totalement car le
personnage dostoïevskien retrouve sa sérénité après le procès de la morale
collective et chrétienne, alors que le personnage mirbellien est guidé par un
syncrétisme mystique et une ascension de l’âme, aspirant à penser son mal-être,
mais en vain. Le syncrétisme que nous avons évoqué se traduit par la
transcendance de la réalité sociale et une rupture avec le réel chez l’Abbé Jules.

En prenant en main l’éducation de son neveu, il lui explique par exemple la


signification du bonheur vécu à l’état ineffable et dépourvu de questionnement
qui soit en rapport avec l’être pensant ; à savoir par le biais de la méditation
« Qu’est-ce que tu dois chercher dans la vie?… Le bonheur… Et tu ne peux l’obtenir qu’en
exerçant ton corps, ce qui donne la santé, et en te fourrant dans la cervelle le moins d’idées
possible, car les idées troublent le repos et vous incitent à des actions inutiles toujours,
toujours douloureuses, et souvent criminelles… Ne pas sentir ton moi, être une chose
insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d’eau qui tombe
du nuage, tel sera le but de tes efforts »

4 _ O.M, L’Abbé Jules, p.89

6
Présentation
On peut estimer la genèse de l’écriture mirbellienne comme le prélude
annonciateur d’un combat à la fois éthique et esthétique. Cette confrontation met
en lumière la naissance d’un paradigme mirbellien au tour duquel gravite une
aspiration à se libérer. Afin d’éclairer le lecteur sur le paradigme mirbellien et
les corrélations trompeuses qui renvoient Mirbeau à Zola, nous analyserons la
conception de la nature dans l’œuvre mirbellienne. Soumettre Le Calvaire où
l’Abbé Jules au lit de Procuste du réalisme ou du naturalisme c’est faire
abstraction de la logique même de l’œuvre, conjuguée à la vision d’une réalité
appréhendée à travers la visée subjective de Mirbeau. En effet, il existe une
réelle ressemblance quant à certaines caractéristiques qui régissent les
personnages de Mirbeau et Zola ; les tribulations qu’ils subissent sont en parfaite
corrélation. Nous pouvons citer l’Abbé Jules et l’Abbé Mouret perçus à travers
le prisme de la soutane et la chasuble. Ils encourent les appels recrudescents de
la contrition et la remonté des plaisirs charnels ; nonobstant les exigences de la
doxa, qui veut que ces prêtres soient des êtres hors du commun des mortels, à la
hauteur de leur instance social.

En soulignant certains aspects complexes qui renvoient à la nature du


personnage, à l’instar de l’Abbé Jules et l’Abbé Mouret qui traversent une
interférence des appels rythmés d’une intériorité, en proie aux plaisirs charnels,
le lecteur appréhende cette interférence à travers le prisme du naturalisme
patenté. En outre, le mal étrange de la maman de Jean Mintié ; une hyperesthésie
mentale, dostoïevskienne dans le fond et qui ne s’explique que par le suicide de
la grand-mère de Jean dont « elle avait aspiré le poison, ce poison qui maintenant
emplissait ses veines, dont les chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son
âme5... »

5
Octave Mirbeau, Le Calvaire, Edition du Boucher, p.19

7
Une adynamie dont les médecins ne concevaient l’intériorité insondable et
inexpliquée que dans « une sensitivité excessive6... ». Des phrases telles que
lugubre héritage, fatalité de race sont le terreau favorable à une dérive
hypothétique de lecteurs férus de romans naturalistes. L’Abbé Jules et l’Abbé
Mouret traversent des interférences sensitives. Leur combat s’annonce
implacable, voire inutile dans la mesure où la défaite est inévitable ; ils doivent
se plier au rôle de pseudo-puritain et de fantoche que la société leur impose. Par
contre, ce combat est différent dans le fond, car sous-entendre un naturalisme
patenté court-circuite l’enchaînement logique de l’œuvre et fausse la
compréhension du paradigme mirbellien, ainsi que le tempérament
philosophique de l’auteur quant à l’appréhension de la réalité sociale.

6
Ibid., p.18

8
I
Le Journal d’une femme de chambre et la dynamique du moi : une
interaction entre Mirbeau et Célestine

9
Le « moi » effectif de l’auteur
Le journal intime est le jardin secret des tribulations du bien-être et mal-être
d’un diariste. Il est le confessionnal par excellence car il permet au diariste la
mise en évidence des contraintes morales qui relèvent du réel. En amont le
diariste est le sujet de son vécu, il accomplit l’action et en aval il en devient
l’objet en racontant à son journal son vécu à sa manière. Que ses propos soient
édulcorés ou exagérés, qu’ils soient authentiques ou mensongers, le journal
véhicule cet équilibre relatif à l’intériorité du diariste. Si le journal ne fait
qu’écouter son confident et ne peut pas intervenir, le diariste va s’inventer un
autre « moi » comme l’explique Béatrice Didier : “ Le journal est un faux miroir ;
l’image qu’il donne est elle-même morcelée, falsifiée. Loin de se développer
harmonieusement pour devenir un être cohérent et unique, le diariste se voir devenir deux ou
plusieurs. Le dédoublement est en effet le phénomène le plus constaté par les auteurs de
journal 7
”. Dans le cas du Journal d’une femme de chambre, le journal de

Célestine est le fruit d’une mise en abime mirbellienne : l’auteur procure à


Célestine un journal fictif ou le phénomène de dédoublement prend une tournure
différente ; car l’autre « moi » de Célestine n’est autre que Mirbeau. Selon
Béatrice Didier le dédoublement est inévitable pour un diariste : « le diariste est
deux : il est celui qui agit et celui qui se regarde agir 8 » Célestine ne s’invente pas un

double personnage car elle est sous l’hégémonie d’une création romanesque,
d’un « moi » effectif dont elle reflète partiellement les appréciations et les
contestations personnelles. L’absence du dédoublement dans Le journal d’une
femme de chambre nous incite à repenser le moi-sujet et le moi-objet. Pour que
le moi-sujet existe, il doit être confronté à un dehors et cette confrontation va
engendrer des remises en question de soi, des méditations sur les différentes
situations qui surviennent à l’improviste. Le moi-objet va se livrer à une
introspection, ce qui lui confèrera une supériorité sur le moi-sujet car il porte un

7
Béatrice Didier, « Le journal intime ». Éditions des Presses Universitaires de France, 1976, chap. II, p. 123-213
8
Ibidem

10
regard précis sur ce qu’il a vécu, alors que le moi-sujet improvise l’instant
présent ; mais pour Célestine, la situation est différente car son moi-sujet
n’improvise pas, il est alimenté par l’imaginaire de Mirbeau, ce qui fait que
Célestine est sujet et objet à la fois. Le journal de l’héroïne est une
représentation de la bourgeoisie du siècle de Mirbeau, l’effroyable parcours de
la femme de chambre est le reflet du long combat démystificateur auquel s’était
livré Mirbeau et ce, en pourfendant des institutions prépondérantes (bourgeoisie,
clergé, armée, factions d’extrême droite tel le boulangisme) et qui, dans sa
conception, étaient en déphasage avec la déontologie d’une société qui se
respecte.

a. La dynamique quadruplée du « moi »

La situation fréquente qu’on retrouve chez un diariste c’est l’affrontement


entre le moi-qui-écrit et le-moi-au-présent-qui-lit. Cette dynamique se quadruple
dans la mesure où le moi-au-présent-qui-lit s’interrogera sur le moi-qui-a-écrit le
journal et le moi-qui-était- l’objet de ce journal passé, tel que le démontre
Béatrice Didier : “Le dédoublement peut devenir plus complexe (....) Situation fréquente ou
s’affrontent le moi-qui-écrit, le moi-au-présent-qui-lit, le moi-qui-a-écrit et enfin le moi-qui-
était-objet de ce journal passé 9”.

Le moi-qui-écrit, c'est-à-dire Célestine ne s’interroge pas sur ce qu’il a écrit


car le journal lui-même est le résultat d’une création romanesque. Célestine ne
se dédouble pas et s’abstient de ce quadruplé car son vécu et son journal sont
sous l’hégémonie de cette création mirbellienne. Notons que notre diariste n’est
qu’une chambrière et pourtant elle fait montre d’une culture supérieure à son
rang, qui dépasse l’entendement de ses maîtres. Le passage suivant témoigne de
la perspicacité et sagacité de Célestine «Je connais ce type de femmes et je ne me
trompe point à l’éclat de leur teint. C’est rose dessus, oui, et dedans, c’est pourri « … » Soit
tempérament, soit indisposition organique, je serai bien étonnée que madame fût portée sur la

9
B. Didier, « Le journal intime », chap. II, Page 126-213

11
chose… Des vieilles filles vierges, elle garde, en toute sa personne je ne sais quoi d’aigre et
de suri, je ne sais quoi de desséché, de momifié, ce qui est rare chez les blonds. Ce n’est pas
madame qu’une belle musique comme Faust-- ah !ce Faust !--ferait tomber de langueur et
s’évanouir de volupté entre les bras d’un beau mâle…Ah !non par exemple ! Elle n’appartient
pas à ce genre de femme… » (Page 25)
En effet, elle n’est pas une simple chambrière : elle appréhende, à travers un
regard circumspectif, la veulerie morale et la sournoiserie de ses maîtres. Cette
faculté à réagir promptement et adopter une réaction adéquate dénote la présence
d’un moi supérieur, tirant sa vitalité de la création mirbellienne. Célestine
analyse méthodiquement la situation et elle décide d’agir en fonction de la
situation vécue, avant même d’écrire sur son journal et trouve toujours des
subterfuges en adoptant le comportement typique à celui d’une femme de
chambre. Cette dynamique n’entraine pas une divergence10 du « moi » mais une
convergence qui se traduit par une situation réfléchie, voulue par notre
imprécateur au cœur fidèle11 et qui révèle sans ambages la veulerie morale de
l’individu bourgeois. Pour un diariste, détenir un journal témoigne d’un vouloir
vivre différent du réel; mais pour Célestine la situation est différente, car son
journal peint la réalité telle quelle, l’acceptant avec fatalité et n’aspirant point à
la changer : « D’être domestique, on a ça dans le sang.. »
Quand elle se livre à une réflexion profonde, relative à sa sexualité sans que
son « moi » se quadruple, elle cherche à comprendre ce qui a prématurément
éveillé ses pulsions et ses fantasmes en se confiant à son journal. Elle émet des
hypothèses et revient sur des épisodes de son enfance; la mort prématurée de son
père qui laissa sa mère en proie à une fatalité inexorable, une vie dissolue :
« C’est à partir de ce moment que ma mère s’adonna, avec rage, à la boisson « ... » elle nous
battait moi et ma sœur « ... » Moi je fuyais la maison, tant que je pouvais. Je passais mon
temps à gaminer dans le quai, à marauder dans les jardins « ... » A dix ans je n’étais plus
chaste. A onze ans je connaissais les premières secousses de la puberté. A douze ans j’étais

10
Ibidem : “Les divergences entre tous ces « moi » en présence peuvent être grandes ; et c’est justement dans la
mesure où elles le sont qu’il existe une tension, une distance et donc une plus grande réalité de ces « moi » ”
11
L'expression est de Jean Vigile, dans une série d'articles du Perche, les 17, 24 et 31 juillet 1981.

12
femme, tout à fait... et plus vierge...Violée ? Non pas absolument... Consentante ? Oui »
(p.112)
Notre soubrette ne se livre pas à une introspection, mais préfère évoquer des
souvenirs afin d’expliquer sa fatalité antérieure. La présence du « moi »
quadruplé a pour rôle d’apporter des explications plausibles car le diariste est
seul et cherche des réponses; or Célestine avance ses propres explications en
revenant sur son enfance et s’abstient du « moi » quadruplé.

b. Le « moi » autobiographique de Célestine

Dans son ouvrage « Le pacte autobiographique », Philippe Lejeune avance


une distinction entre le journal personnel et l’autobiographie et ce, en se
penchant sur la poétique du journal intime. Il définit l’autobiographie comme
étant : « Un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence
lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité
12
» Cette définition s’appuie sur les points suivants:

a- La mise en forme du langage (récit en prose du vécu de Célestine rédigée


dans un journal intime)

b- Le sujet traité (l’existence d’une domesticité inhumaine et la


démystification de la classe bourgeoise)

c- La situation de l’auteur (la présence de l’auteur à travers la transposition


de la relation dominant-dominé)

d- La position du narrateur (il y a l’identité de la narratrice et du personnage


principale « Célestine » qui choisit la rétrospection dans ses récits)

12
Philippe Lejeune, « Le pacte autobiographique », Page 14-273

13
Les trois points avancés ci-dessus renforcent notre hypothèse du « moi »
autobiographique car on les retrouve dans le journal de Célestine.

L’autobiographie s’inscrit dans la rétrospective, ce qui n’est pas le cas du


journal personnel ; mais dans le journal de Célestine, il existe une suite d’actes
narratifs égrenés, et dans lesquels un fait en explique un autre ; car le moi-qui-
écrit revient sur son passé afin d’éclairer ses questionnements en dressant un
aperçu circonstancié de sa vie et construit une image cohérente de son
individualité ( le bilan sur la sexualité de Célestine que nous avons développé et
qui s’abstient de la dynamique du « moi » quadruplé)

Selon Jean Philippe Miraux13, l’obstacle inhérent à la transparence d’une


écriture autobiographique c’est le risque de l’oubli essentiel de ce qui doit être
dit. Le défaut de mémoire risque d’altérer la vitalité du vécu raconté, créant une
confusion de compréhension par rapport à un épisode de sa vie. Pour Célestine,
il y a l’absence de cet obstacle et une remémoration sagace de son enfance et des
familles bourgeoises qui l’ont recruté. Quand elle revient sur sa vie de femme de
chambre, elle se remémore minutieusement tous les détails qui constituent son
souvenir. Elle décrit l’aspect physique des personnes qu’elle a rencontrées dans
ses moindres détails et se souvient même de l’impression ressentie au moment
ou elle a vu la personne pour la première fois. Rappelons que l’autobiographie
« Dévoile le moi passé que le temps a recouvert d’instants multiples et fugaces 14 » et le
diariste emploie une écriture synthétique15 ce qui le plonge dans des rétrospections
car il est seul face à un journal qui ne fait qu’enregistrer ce que le diariste écrit et
déduit avec son « moi » quadruplé.

L’origine de la rédaction d’un journal intime répond à une aspiration


personnelle et Célestine en est la preuve ; mais dans son cas, le journal présente
des dissonances organiques car on y retrouve des glissements
13
Auteur de l’ouvrage : « L’autobiographie, écriture de soi et sincérité »
14
Jean Philippe Mireaux, « L’autobiographie, écriture de soi et sincérité. », Page 34-128
15
Françoise Simonet-Tenant, « l’autobiographique hors de l’autobiographie : le cas du journal personnel »

14
autobiographiques, alors que le journal personnel dépend d’une improvisation
du temps présent, d’événements vécus dans un laps de temps éphémère. Avec
Célestine les évènements sont décrits minutieusement, quelle que soit la durée
de leur vécu.

Dans le chapitre X, Célestine évoque le souvenir de son embauche chez


Victor Charrigaud, un écrivain de talent qui a fait très vite fortune ; mais il s’est
laissé séduire par l’opulence et le snobisme. Elle décrit le somptueux diner
durant lequel l’écrivain a invité des personnalités mondaines et des célébrités de
la littérature : « On s’aperçut que l’argenterie manquerait, qu’il manquerait de la vaisselle
et des cristaux alors ils durent en louer « ... » des émincés de crevettes, des côtelettes de foie
gras, des gibiers comme des jambons, des jambons comme des gâteaux, des truffes en
mousses et des purées en branches... des cerises carrées et des pêches en spiral... enfin tout ce
qu’il y a de plus chic... » (P.227)

En l’occurrence le récit en prose de Célestine s’inscrit dans


l’approche ‘‘Autobiographie hors de l’autobiographie, le cas du journal
personnel’’ de Françoise Simonet-Tenant dans la mesure où le journal retrace
dans les moindres détails le parcours de Célestine sous l’hégémonie d’une
création romanesque

c. Le rapport du « moi » avec la société

Corrélativement à ce rapport avec le moi-sujet et le moi-objet qu’incarne


Célestine dans son journal, Mirbeau met en relief l’homologie entre sa réalité
sociale et celle de Célestine comme le dit Pierre Michel : « Le journal de Célestine
n’est pas seulement un nouvel exemple de mise à mal des conventions littéraires : il est aussi
un outil au service d’une entreprise de subversion des normes et de démystification de la
société. » On peut parler d’une dialectique entre la réalité fictive et effective ; la

première concerne le vécu de Célestine et la deuxième celui de Mirbeau. En


parallèle, Célestine met à nu les tares des familles bourgeoises grâce à sa
position de femme de chambre et Mirbeau dénonce la domesticité inhumaine
15
que vivent les bonnes. L’auteur n’hésite pas à se manifester pour défendre
Célestine en lui donnant les atouts nécessaires afin de rester inébranlable face à
cette déshumanisation. En effet, quand Célestine apprend que Paul Bourget est
l’ami et le guide spirituel de la comtesse de Fardin chez qui elle a servit tout une
année, elle décide de le consulter sur sa psychologie passionnelle tout en
précisant au psychologue que c’est pour une femme de chambre, la réponse de
Paul Bourget la sidéra : « je ne m’occupe pas de ces âmes-là, dit-il... Ce sont de trop
petites âmes... Elles ne sont du ressort de ma psychologie » (P 114). Cette

déshumanisation se caractérise la condition misérable du domestique, allant


jusqu’à l’esclavagisme tel que le crie Célestine par ses propos indignés :

‘‘On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage...Ah! voilà une bonne blague, par exemple..., s’écrie
Célestine. Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves?...”

Le journal de Célestine dénonce les rouages d’une exploitation inhumaine des


prolétaires et Mirbeau s’attaque comme un « évangéliste de la sociale 16» à cette
forme de ségrégation en mettant l’accent sur l’inconsistance morale de la
bourgeoisie.

La corrélation qui existe entre la réalité fictive de Célestine et la réalité


effective de Mirbeau nous éclaire sur les aspirations de Mirbeau et Célestine. En
effet, Célestine est malencontreusement tiraillée par la fatalité sociale ; elle est
contrainte d’accepter des places qui ne lui plaisent pas car elle se proclame d’un
tout autre acabit et la société a été injuste avec elle, mais la nature l’a gâtée en
lui conférant une beauté et un raffinement que même ses maitresses lui envient :

« Madame ne se fend guère pour son papier à lettre, il est acheté au Louvre, moi qui ne suis
pas riche j’ai plus de coquetterie que Madame... j’écris sur du papier parfumé à la peau
d’Espagne, du beau papier, tantôt rose, tantôt bleu pâle.» (P 10)
Ce revers du sort la pousse vers son seul confident : son Journal. Octave
Mirbeau vivait dans des conditions misérables et a accepté des places qui ne lui

16
L’expression est du romancier et critique Eugène Montfort.

16
plaisaient guère. Il n’hésitait pas à le dire : "Il faut vivre pourtant, quoiqu'on ait du
talent17" En 1870, il a opté la mort dans l’âme pour la carrière notariale malgré

qu’il n’aimait pas cela, ce qui n’a pas altéré son ambition pour l’écriture.
Mirbeau n’a d’autre choix que d’attendre le messie, l’homme providentiel18 qui
le libérera de sa place de notaire. L’espérance est le trait d’union qui relit les
ambitions de Mirbeau à celles de Célestine. Le moi-qui-écrit nous révèle leur
relativité par le truchement de la domesticité; thème qui revient toujours dans
l’œuvre de Mirbeau.
Le journal d’une femme de chambre crée une homologie entre la réalité
sociale et la réalité romanesque, pour la bourgeoisie l’argent et la position
sociale deviennent des priorités absolues au détriment de la morale, un objectif à
atteindre; mais le bourgeois devient un individu dissolu et c’est par le thème de
la domesticité que Mirbeau le démontre. Il dénonce la domesticité inhumaine
dans laquelle est plongé tout individu de condition misérable et Célestine en est
le témoin principal car elle espère que l’homme providentiel la libérera.

d. Le « moi » subjectif de Mirbeau

C’est par le truchement de ses personnages fictifs que Mirbeau s’implique


comme physionomiste de son temps. Il peint une réalité romanesque imprégnée
de la réalité de son temps. Il s’implique en apportant sa contribution dans
l’histoire et Célestine caractérise le franc-parler de Mirbeau. Etant confrontée
sans cesse à des personnes immorales, elle n’hésite pas à mettre l’accent sur
l’ignominie qui caractérise la classe bourgeoise et conteste les valeurs morales.
Mirbeau dénonce par le truchement de Célestine la condition misérable du
domestique et sa soumission. Le « je » de Célestine revient toujours sur sa
contrainte de domestique soumis et le « moi » de Mirbeau passe par la

17
Octave Mirbeau, « Les beautés du patriotisme », Le Figaro, 18 mai 1891
18
Pierre Michel, « Les combats d’Octave Mirbeau », page 20-220

17
transposition du « je » de Célestine. Le « moi » profond de Mirbeau se révèle
par l’intelligence secrète de Célestine, sa sagacité à percevoir la dégradation
morale et la conduite avilissante de ses maîtres ; Mirbeau dénonce un rapport de
soumission dans lequel l’intelligence est entravée par la condition sociale et
l’individu réduit à un état de domination ainsi que l’explique Anita Staron dans
la citation suivante: " L’indignation avec laquelle Mirbeau aborde ces problèmes est
hautement significative. Il est clair que ces questions le touchent profondément et qu’il ne
saurait rester indifférent à la relation dominant-dominé. Or il apparaît qu’il l’a vécue à son
propre compte, pendant les douze premières années de sa carrière. Moyennant des sommes
souvent ridicules, il mettait sa plume au service de ceux qui étaient incapables de composer
un texte par eux-mêmes ; aussi a-t-il rédigé des brochures de propagande bonapartiste pour
Dugué de la Fauconnerie et des chroniques d’art pour un journaliste à L’Ordre, Emile
Hervet. Il a été le secrétaire intime et particulier de Dugué de la Fauconnerie et d’Arthur
Meyer, le propriétaire du Gaulois ; on peut supposer qu’en cette qualité, il était souvent
chargé de besognes louches et honteuses. Cette expérience traumatisante l’a marqué pour la
vie : il n’a jamais clairement avoué cet épisode, mais il ressort du nombre de ses écrits19"

La condition sociale de Célestine ne lui a pas laissé d’autre choix que d’opter
pour la place d’une femme de chambre ; et ce malgré son intelligence et sa
sagacité qui font d’elle une femme cultivée et perspicace. Nous assistons à une
transposition de la relation « dominant-dominé », elle se traduit par le « moi »
subjectif de Mirbeau car lui aussi a travaillé comme nègre malgré son ambition
d’écrivain « Il a dû notamment, on l'a vu, écrire pour Dugué de la Fauconnerie trois
importantes brochures de propagande bonapartiste qui n'ont pas peu contribué aux succès
électoraux de l'Appel au peuple, au point de précipiter le ralliement des orléanistes à la
République, par peur d'une restauration de l'Empire, en janvier 187520 .»
Le journal d’une femme de chambre laisse deviner une analogie entre
l’exploitation littéraire dont Mirbeau fût victime entant que « nègre » et la
19
Anita STARON, « La servitude dans le sang / L’image de la domesticité dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », in
Statut et fonctions du domestique dans les littératures romanes. Colloque international, 26 et 27 octobre 2003,
Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, p. 129 -140.

20
Pierre Michel, « Les combats d’Octave Mirbeau », page 32-220

18
conditio sociale de Célestine; car si on s’en tient toujours à l’image de la
domesticité et qui sert d’appui à la transposition dont nous avons parlé, on en
retrouve une trace à travers laquelle Mirbeau laisse paraître son indignation
contre le mutisme d’autrui : "Je n'ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur
des hommes. J'enrage de les voir persévérer dans leurs erreurs monstrueuses, se complaire à
leurs cruautés raffinées. Et je le dis21"
En effet, quand Célestine assiste à l’avilissement moral de la bourgeoisie, c’est
Mirbeau qui fait preuve d’une lucidité pitoyable en dénonçant cette infamie et
les différentes caricatures que Célestine nous peint dénotent une forme de
dénonciation que Mirbeau n’hésite pas à mettre en évidence dans son roman .

e. Le rapport événement-intimité dans le journal de Célestine


Rappelons que le journal s’écrit au jour le jour et que sa vitalité dépend de
cette discontinuité temporelle, qui fait cette dynamique du moi-sujet et du moi-
objet et qui se produit lors de son écriture ; mais pour l’autobiographie c’est le
récit qui domine. Tout ce qui est événementiel n’intéresse pas le diariste car le
journal intime ne se focalise pas sur les événements mais sur ce qui est de
l’ordre de l’intimité, c’est-à-dire ses sentiments intérieures Pour Célestine,
l’événementiel et l’intimité sont les constituants de son journal intime alors que
l’événement relève du récit mais l’intimité ne relève pas du registre du récit et
plus précisément l’intimité avec soi-même22. Dans le journal de Célestine
l’intimité et l’événementiel constituent une cohérence parfaite. Elle s’appuie sur
la plupart des événements pour expliquer certains aspects ambigus de son
intimité. Dans le chapitre VII, Célestine évoque un 6 octobre, date qui lui
rappelle un événement tragique ; la mort de M. Georges :

« Une torture tout ce qu’on contient l’enfer » (P 174)

21
Citation d’Octave Mirbeau, citée par Pierre Michel dans, « Les combats d’Octave Mirbeau », page 5-220.

22
Béatrice Didier, « Le Journal intime », page 167-213

19
En effet, cet événement a laissé Célestine en proie à un souvenir indélébile
car c’est dans un rapport intime avec elle que M. Georges mourut. Le rapport
événement-intimité dans le journal d’une femme de chambre dénote d’un
« moi » autobiographique dans notre corpus et Célestine raconte un
‘‘événement’’ qui est le résultat d’une relation qui s’est nouée dans le secret et
dont la mort a consumé Georges dans ‘‘l’intimité’’.

L’intimité est une notion qui se démarque totalement de l’événement car au


moment ou le diariste est livré à soi-même, la notion du temps disparait et le
diariste est plongé dans une interaction entre le moi-qui-écrit et le moi-qui-est-
objet de son écrit. Or pour Célestine, l’intimité et l’événement deviennent deux
notions complémentaires et le récit ne s’oppose plus au discours introspectif
mais le complète ; ce qui est totalement à l’opposé du développement de
Béatrice Didier qui déclare que « Par opposition de ce que nous appelions le récit, on
pourrait parler ici de discours introspectif. Chez les écrivains uniquement diariste, le
discours l’emporte de beaucoup sur le récit...23 »

Dans le chapitre V, Célestine reçoit une lettre dans laquelle on lui annonce le
décès de sa mère. Comme tout être humain elle cherche à comprendre les
raisons de cette mort brusque et c’est à ce moment que le rapport événement-
intimité se noue :

" Ce qui ma rendu le plus malheureuse, c’est que j’ai vu une coïncidence entre la mort de ma
mère et le meurtre du petit furet. J’ai pensé que c’était là une punition du ciel et que ma mère
ne serait pas morte si je n’avais pas obligé le capitaine à tuer le pauvre Kleber... " (P107).

Dans la situation suivante, l’intimité se traduit par la superstition de Célestine


et le discours introspectif auquel elle se livre dénote d’un rapport dépendant de
l’événement vécu (la mort de Kleber le petit furet)

23
Béatrice Didier, « Le Journal intime », Page 171-213

20
II

Octave Mirbeau et la concrétisation de soi

L’autofiction dans Le Journal d’une femme de chambre

21
a. L’absence de la fictionnalisation de soi

Rappelons que Mirbeau est un écrivain réfractaire au roman de son temps et


son aspiration a toujours été de se délier de la forme romanesque comme nous le
fait savoir son biographe Pierre Michel dans la citation suivante : ‘‘Mirbeau
renonce aux subterfuges des personnages romanesques et se met lui-même en
scène en tant qu’écrivain, inaugurant ainsi une forme d’autofiction avant la
lettre. Il renonce à toute trame romanesque et à toute composition, et obéit
seulement à sa fantaisie24’’ Le journal d’une femme de chambre se présente
sous la forme d’un journal intime ; mais sous le plan structural et organique il
n’en respecte pas la forme. Ce qui nous intéresse c’est de ramener à la surface
cette « forme d’autofiction » dans laquelle s’implique Octave Mirbeau par ses
fantaisies et ses desseins d’auteur engagé. Le terme ‘‘autofiction25’’ nous
intéresse dans son extension la plus large car si nous prenons le terme tel que le
définit dans un premier temps Serge Doubrovsky, nous risquerons d’aboutir à la
fictionnalisation de soi car elle est totalement absente dans Le Journal d’une
femme de chambre. Comme nous l’avons expliqué dans la première partie, la
forme autobiographique existante dans notre corpus est fictive dans la mesure où
elle revient sur l’enfance de Célestine qui n’a rien avoir avec celle de Mirbeau ;
mais a pour objectif de dénoncer les affres de la société de son temps.

Si nous nous référons à l’article ‘‘ L’entre-deux dans le journal d’une femme


de chambre ’’ du Pr. Carmen Boustani, l’image que Mirbeau donne de lui à
Célestine "ne le garde pas dans la détermination d’un genre sexué. Il est plutôt dans un
espace commun au féminin et au masculin." En l’occurrence il existe un espace entre

Célestine et Mirbeau et la fictionnalisation de soi est absente car l’intrigue laisse


transparaître un dédoublement ‘‘l’entre-deux’’ ou les évènements sont fictifs et

24
Biographie d’Octave Mirbeau sur Wikipedia.
25
Néologisme crée en 1977 par Serge Doubrovsky ; composé du préfix auto (du grec: « soi-même ») et fiction

22
effectifs. Selon la définition de Vincent Colonna26 " La fictionnalisation de soi
consiste à s’inventer des aventures que l’ont s’attribuera, à donner son nom d’écrivain à un
personnage introduit dans des situations imaginaires. En outre, pour que cette
fictionnalisation soit totale, il faut que l’écrivain ne donne pas à cette invention une valeur
figurale ou métaphorique, qu’il n’encourage pas une lecture référentielle qui déchiffrerait
dans le texte des confidences indirectes " En outre, dans le journal d’une femme de

chambre, Mirbeau s’abstient de la fictionnalisation et apparait dans son roman


par son ambition de toujours et qui est de dénoncer les conditions misérables de
la classe prolétaire et l’avilissement de la classe bourgeoise par la corruption
morale en mettant l’accent sur sa constante humiliation. Mirbeau ne dote pas son
roman d’atours fictionnels mais esquisse la réalité telle qu’il la perçoit et expose
son engagement social par le biais de son roman. En citant des noms célèbres tel
que Paul Bourget ou Alfred Dreyfus, Mirbeau veut se détacher de la fiction et
affronter la réalité par son engagement politique et esthétique. L’hostilité du
personnage Joseph par rapport à Dreyfus est un élément évocateur car Mirbeau
prône l’innocence d’Alfred Dreyfus. En effet, Joseph est pour l’exécution de
Dreyfus et Mirbeau aurait pu défendre Dreyfus par le biais de son personnage ;
mais il est contre cette forme d’engagement fictif, et Joseph représente l’image
antidreyfusarde que Mirbeau a toujours dénoncé en se vouant à la cause
Dreyfusarde tel que nous le démontre Yannick LEMARIE dans la citation
suivante : ‘‘Mirbeau, quant à lui, n’est pas en reste et, même si ses interventions n’ont pas
laissé dans l’Histoire de l’Affaire une trace aussi vive que le J’accuse de Zola, il convient
malgré tout de ne pas négliger son action. En effet, non seulement il signa sans hésitation
diverses pétitions, dont « Le Manifeste des Intellectuels », mais il mit en outre sa plume et son
talent au service de la cause dreyfusarde, à travers de nombreux articles parus – en grande
partie dans L’Aurore – entre novembre 1897 et juillet 189927.’’

Il s’adresse directement à son lecteur sans avoir recours à la fiction afin de


produire en lui l’effet d’une idée exprimée sans détours significatifs "En
26
Auteur d’une thèse de doctorat intitulée : L’autofiction (essai sur la fictionnalisation de soi en littérature)
dirigée par Gérard Genette.
27
Yannick LEMARIE, « Octave Mirbeau, l’affaire Dreyfus et l’écriture de combat », p.1-11

23
amplifiant une idée - ne serait-ce qu'en vue d'en extraire une chronique ajustée
au format standard de trois cents lignes - , Mirbeau multiplie l'effet qu'il entend
produire sur son lecteur, le retient prisonnier dans les rets de sa rhétorique, lui
martèle une conviction communicative, et souvent aussi prépare le contraste qui
mettra en lumière le caractère aberrant, grotesque ou monstrueux de la pratique
ou de l'individu qu'il souhaite ridiculiser28’’ et pour Mirbeau, la fiction est "une

hallucination naissante29"

b. L’absence du « protocole nominal»

Les manières dont l’auteur s’implique à travers son personnage sont


nombreuses et donner son patronyme ou son prénom à un personnage est la plus
courante dans un récit. Dans la plupart des cas les écrivains ont recours à des
transformations onomastiques ; or dans le journal d’une femme de chambre,
Célestine tel que l’explique Carmen Boustani fait « Echo à Célestin, ordre
religieux institué vers 1254 par Célestin V, et qui suit les règles de saint Benoit.
L’association se poursuit, Célestin / Célestine / femme d’un ordre religieux /
moralité stricte. Célestine connote aussi « céleste », relatif à ciel, aérien,
paradis et azur. Son prénom donne l’image mentale d’une messagère céleste et
d’un ange. Mais Célestine est démoniaque, infernale et vicieuse. Par antonyme,
son prénom entraîne le lecteur au cœur du système nerveux du personnage et lui
fait sentir jusqu’à la moelle ses perversions telles qu’elles sont influencées par
sa condition et son milieu.), prénom qui n’a aucun rapport avec Octave.
Célestine a toujours eu pour surnom ‘‘Marie’’, ses maîtres aiment l’appeler par
ce prénom« Je vous appellerai Marie, si vous le voulez bien… C’est très gentil aussi, et
c’est court… Et puis toutes mes femmes de chambre, je les ai appelées Marie. C’est une
habitude à laquelle je serais désolé de renoncer » (Page 15)

28
Pierre Michel, « Les combats d’Octave Mirbeau » Page 199-220
29
Phrase de Bergson tirée de la définition du mot « Fiction » dans Le Petit Robert

24
Marie est le prénom de la sainte Vierge de Nazareth qui donnât naissance à
Jésus. Le prénom Marie est symbole de chasteté et de vertu ; or Célestine n’est
point chaste et vertueuse mais infernale et vicieuse.

En l’occurrence le protocole nominal n’est possible que lorsqu’il établit un


rapport direct ou indirect avec le patronyme ou le prénom d’un personnage. La
réalisation du protocole nominal dépend ainsi que l’explique Vincent Colonna
"d’une relation d’homonymie entre le nom « auctorial » (le nom de l’auteur) et un nom
« actorial » (le nom d’un des personnages). Ce terme d’homonymie se justifie parce que les
noms de l’auteur et du personnage ont la même forme." Cette inadéquation

patronymique explique à la fois l’absence du protocole nominal dans notre


corpus et la fictionnalisation de soi et il n’existe aucun type d’occurrence
patronymique entre Octave et le prénom Célestine ou Octave et le surnom de
Marie donné à Célestine.

c. L’absence de l’imagination dans le discours


Sur ce point, ce qui nous intéresse c’est l’image poétique dans notre corpus,
dépourvue d’un discours dont l’emploi engendre l’imaginaire. Quand on parle
d’imaginaire, on pense tout de suite à l’utilisation de la métaphore ; mais le
souci de la pureté du discours est absent dans la poétique mirbellienne, c’est une
poétique à la fois réaliste et incisive, elle s’abstient invariablement de
l’imaginaire. Mirbeau emploi un dialecte approprié aux habitants provinciaux ;
le style direct, des dialogues laconiques mais sentencieux et précis, des tics
suivis de trois points de suspensions et aussi des termes d’obscénité que
Célestine emploie tout le temps en caricaturant ses maîtres. La poétique
mirbellienne est réaliste et subjective, elle esquisse la réalité sans l’orner
d’imagination transcendante, une poétique réfractaire à celle du roman réaliste
tel que l’explique Davoult Gaeten dans son livre l’Ecriture du Déchet : ‘‘ Cette
considération du vocabulaire abject, dans une prévalence matérielle et corporelle, reflète la
part instinctuelle ou pulsionnelle de son écriture, en fait affirme la part importante de
25
subjectivité qui est à la base de sa création littéraire, et s’oppose à cette science de
l’objectivité qui se fait fortement sentir en imprimant son diktat dans la majeur partie des
entreprises romanesques en cette fin de siècle, ce depuis le naturalisme et les thèses de
Claude Bernard. Il réside donc dans le choix même du vocabulaire de Célestine une remise
en cause profonde, une véritable sape des dogmes littéraires. Il nous reste maintenant à
investir l’écriture mirbellienne pour en repérer les procédés de création et d’innovation
langagière.’’
Mirbeau présente ses personnages dans leur dualité humaine, sa poétique ne
tempère pas leur dialogue par l’imagination ; la spontanéité expressive domine
le discours et lui donne une vraisemblance moderne, ce qui pousse le lecteur qui
ne s’est pas interrogé sur l’origine du Journal d’une femme de chambre à
supposer que c’est un journal intime qui a appartenu à une femme de chambre.
L’emploi du langage approximatif entre les personnages témoigne d’une volonté
à cerner une réalité sans ambages ; il s’inscrit dans un contexte provincial en
situant les personnages dans le temps et dans l’espace, une manière de
rationaliser l’image sociétale dans son roman.

- Et toi... mon bébé... mon gros bébé... le seul gros bébé à sa petite femme... na !...
- Ah ! Non... c’est trop rigolo aussi, vos histoires... c’est trop bête... Oh ! La La !... (Page 330)

Ce langage approximatif, inédit et pointilleux est en parfaite adéquation avec


le comportement d’une personne réelle dans une conversation, car il y a
beaucoup de répétitions, de bégaiements et dans la plupart des cas, la
ponctuation traduit des moments d’hésitations, d’où l’emploi des trois points de
suspension car leur surabondance « témoignent de la discontinuité des choses, suggère
le mystère, l'inconnaissable, et nous fait pénétrer au cœur même de la perception du
personnage ou de l'auteur30 »

Les onomatopées telles que “ah !”, “ et zut !...”, “toc, toc !”, na!...” qu’emploie
Célestine renforcent la continuité du langage et permet d’éviter le bégaiement

30
Pierre Michel : « les combats d’Octave Mirbeau »

26
comme le font les personnes réelles dans la vie quotidienne, car l’emploi des
onomatopées témoignent de la spontanéité de la passion et du désir et les utiliser
est une manière de faire entorse à la poétique si bien ciselée des écrivains
réalistes.
Mirbeau ne cherche pas à peaufiner sa poétique par des métaphores
séductrices mais veille à ce qu’elle soit appropriée à la situation vécue, au temps
et à l’espace. Il ne censure pas le réel mais le prend tel quel sans l’objectiver car
il s’est toujours démarqué des écrivains réalistes et naturalistes de son temps.
Le style direct employé dans la majeure partie du roman met en valeur la
lucidité de son style mirbellien, afin que ses impressions ressenties soient
explicites et traduisent son dégout du réel:

‘‘Ecrivain fin- de-siècle, Mirbeau nous présente un moi éclaté, déchiré entre des pôles
opposés, il recourt naturellement à l'oxymore pour rendre ces états mal définissables, où les
contraires s'accouplent, où l'horrible et le beau se rejoignent, où Éros et Thanatos ont partie
liée31’’

Les quelques critères de la poétique mirbellienne que nous avons relevés ci-
dessus caractérisent une volonté de distinction par rapport aux styles des
écrivains réalistes et naturalistes, car rappelons que Mirbeau a toujours été
contre l’esthétique traditionnelle et son aspiration à toujours été de s’en
démarquer :

‘‘Je suis dégoûté, de plus en plus, de l'infériorité du roman, comme manière d'expression.
Tout en le simplifiant, au point de vue romanesque32’’

31
Jean Foyard, « Structure du moi décadent chez Barrès », dans Fins de siècle, Presses de l'Université de
Toulouse-le Mirail, 1989, p. 280

32
Correspondance avec Claude Monet, Éditions du Lérot, Tusson, 1990, p. 126.

27
III

Octave Mirbeau et Xavier de Maistre

La cristallisation de deux paradigmes

28
a. La résonnance de deux paradigmes

Rapprocher deux écrivains tels que Mirbeau et Xavier de Maistre (1863-1852),


peut sembler une perspective asémantique ;voire un raisonnement inconséquent
car l’un est aristocrate, militaire de profession, catholique et monarchiste, qui a
servi le tsar de toutes les Russies, cependant que l’autre est un anarchiste, un
prolétaire de la plume à ses débuts, un antimilitariste et un pacifiste, un athée
radical et antichrétien, et n’a cessé de stigmatiser l’autocratie tsariste. Et
pourtant il nous parait tout à fait sensé que ces deux écrivains, au paradigme et
système de représentation similaires, soient confrontés en l’espace de ce bref
essai, pour deux de leurs œuvres qui témoignent, à mon sens, d’un semblable
modèle de pensée. Voyage autour de ma chambre (1794) et La 628-E8 (1907),
ces deux œuvres, au genre littéraire indéterminé, présentent apparemment la
forme de récits de voyage, mais sont marquées au coin de la fantaisie, voire,
bien souvent, de la parodie. Mais, pour l’heure, nous ne nous intéresserons qu’à
leur système de pensée.

Xavier de Maistre et Octave Mirbeau présentent une convergence quant à


l’appréhension de la réalité. Celle-ci semble dériver d’un raisonnement discursif
ou l’ascension des idées se traduit par une activité contemplative. XDM
s’adonne à un principe d’indétermination en méditant sur les objets qui
l’entourent : "C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la
dernière utilité pour tout homme méditatif "

Les objets ouvrent la voie à une dynamique de la réflexion, consubstantielle


aux émotions de l’auteur et corrélative à la réalité aristotélicienne ; une réalité
cohérente et organisée, où la contemplation n’est pas une simple apparence
évanescente, mais le vecteur d’une réflexion métaphysique. Le système de
pensée maistrien semble à la fois utilitaire et contemplative quant à sa condition
de prisonnier qui ne cherche qu’à conjurer la fuite incisive du temps, en

29
s’occupant d’avantage. Un simple meuble tel que le ‘‘lit’’ génère la question
suivante : " Est-il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus
tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ?"

Il est la germination hypogée de pensées agréables car ‘‘n’est-ce pas dans un lit
qu’une mère, ivre de joie à la naissance d’un fils, oublie ses douleurs?’’ Quant à Mirbeau,

il aspira par le biais de l’analogie entre le macrocosme (les lieux parcourus par
la 628-E8), et le microcosme (l’effet de la vitesse qui touche à même l’intériorité
des sentiments) à « introduire un élément fondamentalement nouveau dans la perception et
la restitution du monde extérieur par l’artiste : la vitesse33 » La 628 E8 – miroir du

ravissement de l’intellect mirbellien–, est une automobile qui fait vibrer, à


travers la poétique mirbellienne une corde de la modernité. Elle traduit une
exaltation sécrétée de part en part par l’attrait de la vitesse. Celle-ci est le
signifiant d’une volonté individuelle qui pousse à même les élans sensitifs et les
aspirations de l’auteur à appréhender la réalité. Force est de constater la mise en
perspective d’un modèle de pensée, occasionné par cette machine à 50 km/h la
vélocité et qui «vous met en communication directe avec le monde34 »

L’auteur prône une approche personnelle en s’appuyant sur des éléments


anthropologiques, sociologiques et culturels. Ceux-là se conjuguent avec
l’activité contemplative pour déboucher à la fin sur la conceptualisation d’une
réalité métaphysique où l’état d’esprit, dépendant de la matière, abonde dans le
sens d’une dialectique, consubstantielle aux sensations de l’auteur et qui semble
avoir pour postulat la vitesse car « non seulement l’automobile nous emporte, de la
plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages
contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse ; elle nous mène aussi à travers des
mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l’histoire, notre histoire vivante
d’aujourd’hui… » Loin de se limiter à une appréhension philosophique du réel,

33
Octave Mirbeau, La 628-E8, Edition du Boucher. Préface de Pierre MICHEL
34
Octave Mirbeau, La 628-E8, édité par Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), « Fin de Siècles », 1977 [1907], p. 40.

30
Mirbeau fait montre de son ambition à déconstruire les canons du roman
traditionnel par le biais de son récit de voyage, avec la présence d’une
«discontinuité perceptible dans ce papillotement d’images menues et parallèles, [et d’une]
tendance à l’inachèvement35 » par lesquelles se caractérisent le présent récit. Le
chauffeur se lie intimement avec son automobile, comme si elle était une
femme qui procure par le biais de la vitesse un ravissement cathartique, faisant
la transfiguration du réel et ajoutant à l’ascension d’élans sensoriels : «Il aime sa
machine, il en est fier, il en parle comme d’une belle femme36 » L’automobile devient un

actent important qui remplit deux fonctions importantes :

- Elle nous brosse une double ambition en nous éclairant sur la dualité
philosophique et littéraire du paradigme mirbellien par l’effet de la vitesse
(le microcosme). Cette dernière est le vecteur d’émotions ressenties, ainsi
que la réactualisation d’une ambition romanesque de l’auteur ; car Mirbeau
ne respecte pas le cadre du roman en faisant de l’automobile son démon
familier ; voire le catalyseur de son « tempérament » d’écrivain réfractaire à
la charpente des romans réalistes ; il nous livre par le biais de son récit,
comme le développe clairement la préface du roman "un patchwork de textes
plus ou moins arbitrairement cousus les uns aux autres, comme il l’a déjà fait dans Le
Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 jours d’un
neurasthéniques, et sans davantage se soucier de cacher les coutures. "

- Elle remplit la part d’Eros dans le récit, sécrétant en l’intériorité de l’auteur


des fréquences sensitives « n’est elle pas la part du rêve », en étant la

35
Roy-Reverzy, Éléonore, « La 628-E8 ou la mort du roman », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4,1997, p.1.

36
Octave Mirbeau, La 628-E8, Edition du Boucher, p.18.

31
matière sans être matière, car elle fait son état d’esprit en le plongeant dans
une « volupté cosmique37 » à travers cette traversée européenne.

Dans Voyage autour de ma chambre (1795), Xavier de Maistre raconte sa


mise en garnison à la citadelle de Turin, à la suite d’un duel, avec pour seule
compagnie un domestique et un chien. Confiné entre quatre murs, il décide de
faire un voyage autour de sa chambre en se livrant à des méditations
métaphysiques à travers lesquelles, il tente d’explique la corrélation de l’esprit
avec la matière. Il s’appuie sur les deux éléments constitutifs de sa réflexion qui
sont l’âme et la bête :

‘‘Cette découverte métaphysique influe tellement sur mes idées et sur mes actions, qu’il serait
très difficile de comprendre ce livre, si je n’en donnais la clef au commencement. Je me suis
aperçu, par diverses observations, que l’homme est composé d’une âme et d’une bête.38’’

La structuration de la réflexion maistrienne émane d’un système de pensée


différent de celui de Platon. Celui-ci insérait les idées dans un jeu vivant de
relations en mettant l’accent sur l’altérité (l’Autre) qui constitue l’être total. Or,
XDM reprend la notion d’altérité, conformément à sa condition de prisonnier et
considère que l’homme est composé d’une âme et d’un corps, mais le corps est
incapable de pensée et de sentir, c’est la bête (l’autre) qui assure cette fonction
et permet la complétude de ce qu’appeler Platon l’être total. Il est tout à fait
concevable que la bête (l’autre) assure les fonctions intellectuelles et sensitives,
car elle est l’être sensible, parfaitement distinct de l’âme, véritable individu, qui
a son existence séparée, ses goûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-
dessus des autres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organes

37
Claude Pichois, Vitesse et vision du monde, La Baconnière, Neuchatel, 1973 (surtout pp. 82-84, 89 et 93-94).

38
Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre. Edition Ebooks libres et gratuits, p. 13.

32
plus parfaits. Aussi loin que peut se poser le regard émotionnel de l’auteur, et
ce, nonobstant l’exiguïté de la pièce, l’esprit se meut d’idée en idée au moment
même ou il saisi machinalement un objet, comme par exemple le portrait de
Mme de Hautcastel, qu’il saisi afin de l’épousseter et laisse transparaitre une
conflagration passionnelle :

« À mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraître les boucles de cheveux blonds
et la guirlande de roses dont ils sont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’était
transportée, sentit un léger frémissement de cœur et partagea sympathiquement la jouissance
de mon cœur...39 »

Quant à la structuration de la réflexion mirbellienne, elle commence par


l’effet de la vitesse ressenti sur les routes de l’Europe (le macrocosme). Le
modèle de pensée maistrien et mirbellien se caractérise par une dualité littéraire
et philosophique ; car la floraison d’une idéation commence par la description
des émotions éruptives au contact d’un « fauteuil, lit, portrait, paysage », pour
se conjuguait ensuite avec l’esprit de l’auteur. Celui-ci génère le développement
d’une conceptualisation rationnelle et apparente, en partant d’une démarche
perceptive de la réalité ambiante. Elle commence par un travail perceptif de
l’environnement qui fait mouvoir l’esprit d’idée en idée. Celle-ci est générée par
la conceptualisation des sensations et s’appuie sur la dynamique suivante :
observation, sensation et raisonnement.

39
Xavier de Maistre, op. Cit, p. 19.

33
b. La quête de soi et ses composantes dans le paradigme
maistrien et mirbellien.

La quête de soi s’affirme à travers le subjectivisme des deux auteurs ; car c’est
en s’arc-boutant sur leurs sensations qu’ils nous livrent un modèle de pensée
consubstantiel à leur intériorité. Ils laissent libre court à leur réflexion,
nonobstant la différence du cadre spatio-temporel : l’un est emprisonné et l’autre
parcours vallons et collines. Au fur et à mesure qu’ils se livrent à des réflexions,
une partie d’eux-mêmes s’implique dans le raisonnement. Xavier de Maistre fait
un voyage de trente-six pas de tour afin de laisser libre cours à l’expression de
ses émotions et de ses inspirations, toujours en corrélation avec l’atmosphère qui
constitue un aspect partiel de la réalité objective. Quant à Octave Mirbeau, il est
avant tout, on le sait, un démystificateur qui déconstruit l’image de la réalité
sociale vue à travers le prisme d’idéologies, revêtues d’un caractère idéal, et
aspire à titiller la conscience de ses lecteurs et à « éveiller leur méfiance à l’égard de
tous les mensonges40 » La quête de soi est inhérente à la personnalité des deux

auteurs ; elle se manifeste par la projection du « moi » dans les personnages et


son implication effective. La volonté individuelle des deux auteurs est un des
éléments constitutifs de leur paradigme ; car ils nous brossent un tableau de leurs
conceptions spontanées, ainsi que leur détermination à la réflexion sur l’être ;
dans la mesure où leurs voyages respectifs traduisent, en parallèle, une volonté
de méditation sur le comportement humain.

Quand Xavier de Maistre se livre à des réflexions ontologiques, sa volonté le


pousse à contempler sa chambre et à chercher des détails qui aiguilleront sa
pensée et constitueront le cheminement de sa conceptualisation. Cette aspiration
à la compréhension de l’être par le biais de l’âme et la bête, traduit une quête de
soi indissociable du paradigme maistrien et se complaît dans des réflexions

40
Pierre Michel, notice « Mystification », dans le Dictionnaire Octave Mirbeau.

34
suscitées par l’effet produit à la vue circumspective de la chambre. Il laisse
paraître son enjouement quant à certaines habitudes, nonobstant sa condition de
prisonnier :

« J’ai dit que j’aimais singulièrement à méditer dans la douce chaleur de mon lit et que sa
couleur agréable contribue beaucoup au plaisir que j’y trouve.41 », ce qui atteste,
indéniablement une liberté de soi et « le libre choix » qui « élargit la sphère de la liberté [...]
Elle permet de distinguer l’indépendance (capacité de faire par soi-même) et l’autonomie
(capacité de vouloir par soi-même) – on peut être dépendant, et faire valoir son
autonomie42 »

En l’occurrence, « le libre choix » d’un système de conceptualisation qui a


pour composantes une âme et une bête dans Voyage autour de ma chambre, et
l’analogie entre le macrocosme et le microcosme dans la 628 E8, traduit une
quête de soi, étayée par une autonomie de la réflexion (capacité de vouloir par
soi-même) ; ce qui fait oublier au lecteur la condition de prisonnier dans laquelle
s’est retrouvé XDM ; et souligne une volonté à s’émanciper dans l’œuvre
mirbellienne par le biais d’une combat éthique et esthétique.

La quête de soi est véhiculée par une dynamique de l’esprit, elle est l’unité
d’une multiplicité ; car elle est composée du libre choix, d’une capacité de
vouloir par soi-même et la non-réification de soi. Cette dernière est l’épicentre et
devient un impératif d’émancipation, voire le trait d’union entre de la volonté
d’être dans la réflexion maistrienne (la méditation sur le rapport qu’entretien
l’âme et la bête) et la volonté d’exister dans la réflexion mirbellienne (la
concrétisation constante d’une écriture engagée sur le terreau de la littérature
universelle).

La volonté d’exister dans l’œuvre mirbellienne se manifeste à travers


l’incarnation de l’intellectuel controversé et « irrécupérable » selon l’expression

41
Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, p.34
42
Agata Zielinski, Le libre choix. De l’autonomie rêvée à l’attention aux capacités, p.3

35
de Sartre : Mirbeau refuse de courber l’échine devant des courants littéraires, à
l’instar du réalisme et du naturalisme qui sont en déphasage avec sa vision
d’écrivain moderne ; le Don Juan de l’idéale, tel que le voyait Georges
Rodenbach.

Son ambition d’écrivain tire sa maturation de la non-réification de soi ; qui se


réalise par le biais d’une méditation sur sa condition d’écrivain au sens du sub
specie aeternitatis de Spinoza ; c’est-à-dire du point de vue de l’éternité, qui
aspire à s’émanciper à travers une « jouissance esthétique43 », mâtinée à un
engagement éthique et ce, dans le respect de la déontologie et sans prétendre
être le démiurge d’un genre romanesque. Ainsi, le trait de lumière d’une volonté
d’exister se manifeste dans l’œuvre mirbellienne, le poussant vers une forme
littéraire qui lui était particulière et demeure inclassable.

Dans Voyage autour de ma chambre, la volonté d’être se manifeste à travers


un exercice de méditation pour aboutir à une conceptualisation rationnelle d’une
conscience individuelle. Celle-ci fusionne avec les éléments constitutifs de la
chambre et accouche d’un système de pensée original du point de vue
philosophique ; en l’occurrence différent de celui de Platon qui s’est toujours
interrogé sur l’homme initié, armé de la vision des réalité en soi et du désir de
concevoir une harmonie idéale dans la Cité, afin de parvenir à la vraie vie par la
médiation érotique. La volonté d’être et la volonté d’exister abonde dans le sens
d’une non-réification de soi ; deux ambitions qui ont poussées les deux auteurs–
au paradigme convergent –, a donné un sens à leur existence et ce, quelque soit
leur condition sociale et humaine. Ils privilégient l’universalité de l’être en tant
qu’être, questionnant sa condition à la lumière de ses idées.

43
Pierre MICHEL, Les combats d’Octave Mirbeau, p.7

36
IV

Mirbeau et Schopenhauer
La dynamique d’une éthique

37
Appréhender l’œuvre mirbellienne dans sa traçabilité diachronique dit
beaucoup plus sur une entreprise générée par une autorité auctoriale, tirant sa
source d’un rapport consubstantiellement littéraire et d’imprégnation
philosophique. Nous savons que Mirbeau a été profondément marqué par la
philosophie schopenhauerienne. Schopenhauer considère la philosophie non
seulement comme un mode de vie mais aussi une pratique spirituelle qui génère
une purification et dont il tire cette source transcendantale de la volonté qui « est
le principe absolu du monde. Cette volonté se situe au-delà du temps, de l’espace et de la
causalité qui sont formes diverses du principe de raison, n’est applicable qu’à un ordre
déterminé de représentations ; la distinction du sujet et de l’objet, au contraire, est le mode
commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque,
abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique44 »
Le volontarisme éthique de Schopenhauer s’articule au tour de la volonté de
vivre et d’être. Cette dernière émane de la volonté qui est le principe absolue du
monde et que l’homme est poussé par cette volonté vers les intrigues, l’égoïsme
et l’avidité que seul la mort finira par vaincre.

De l’éthique Schopenhauerienne au volontarisme éthique de


Mirbeau

La finalité de cette réflexion consiste à mettre la lumière sur la dialectique de


la convergence et de l’aboutissement : c’est-à-dire la volonté éthique d’Arthur
Schopenhauer, qui a générée le volontarisme éthique d’Octave Mirbeau. Ces
deux pourfendeurs des illusions humaines, aux caractères misanthropiques,
mâtinés à un pessimisme implacable et soulignant un dégoût pour la
promiscuité, laissent à penser que le trait d’union qui les unit est la souffrance
inhérente à l’existence et le profond besoin de transcender une forme de
réification de soi.

44 _ Schopenhauer, le monde comme volonté et comme représentation, p.44

38
De Platon à Schopenhauer, en passant par Kant, la recherche de ce qu’appeler
Platon le réellement réel ; c’est-à-dire l’idée qui est « art de demander et rendre
raison » (République 533c), clef de la réalité et de la connaissance, est l’épicentre de

leur système de pensée. Les combats menés par Octave Mirbeau au cœur de la
scène sociale sont alimentés par l’idée du vouloir-vivre qui affleure à la
conscience et fait montre d’une implacable pusillanimité de la conscience
collective, réduisant l’homme à un simple fantoche, instrumentalisé par le
magistère de démagogues, affairistes qui visent à crétiniser et tromper le peuple
qui va « plus moutonnier que les moutons, élire le boucher qui le tuera et le
bourgeois qui le mangera45 »
Octave Mirbeau ne pouvait supporter d’être indéfectiblement sous la
l’hégémonie d’une société instrumentalisée par des institutions politiques et
idéologiques. Il le concevait comme une « effroyable aggravation de l’état, une mise
en tutelle violente de toutes les forces individuelles d’un pays46 »
Cette phase du pessimisme, s’exprimant par la souffrance, la colère et la
persévérance sécrétât une volonté d’exister qui se reflétait dans le volontarisme
éthique de Mirbeau ; différente de la volonté d’être qui dans la philosophie
schopenhauerienne. L’un et l’autre peignaient intensément le kaléidoscope des
tourments intérieurs, qui a fatalement généré la résurrection d’un individualisme
étouffé, qui remonte à la surface et décide de s’opposer, contre vents et marrés «
aux stupides, aux dangereuses, aux annihilantes doctrines sociales47», tant dis que

Schopenhauer se plaignait d’avoir cherché au cours de toute sa vie « un véritable


humain », mais à la fin il ne rencontrera que « des créatures misérables, bornées, au

cœur mauvais et à l’âme basse » ; à l’exception de Goethe qu’il admirait

énormément et voyait en lui un génie, un homme a « loué dans tous les siècles des
siècles48 »

45
Octave Mirbeau, La grève des électeurs, Le Figaro, 8 Novembre 1988.
46
O.M, Questions sociales, Le Journal, 20 Décembre 1896.
47
O.M, Les littérateurs et l’anarchie, interview de Mirbeau par André Picard, Le
Gaulois, 25 Février 1894.
48
Safranski ( Rudiger), Schopenhauer et les années folles de la philosophie, trad. Hans Hildenbrand,

39
Qu’est-ce que l’homme ? Ce bipède condamné au supplice de « la roue
d’Ixion49 » – mythe qu’à toujours invoqué Schopenhauer pour décrire le dilemme

de l’existence –, appâté par ses congénères, qui n’hésitent point à


l’instrumentaliser afin de conserver leur opportunisme. Il est piégé dans le
carcan des instances sociales, subissant une castration de l’esprit et un
bâillonnement de la raison que Mirbeau ne pouvait supporter tout sa vie. Son
ainée Schopenhauer, profondément mutilé par le refoulement du mal-être qui
brandît continuellement son épée de Damoclès en faisant d’un bienheureux
conscient, un insoucieux qui cherche la satisfaction insatiable dans le cycle sans
fin des désirs, subissant ainsi une conflagration synchrone qui résultât l’intrépide
volonté de combattre cette forme de réification qui faisait de l’homme, le
quêteur d’un besoin, fatalement insatiable. La question posée est d’ordre
ontologique dans l’œuvre schopenhauerienne, sachant que Mirbeau ait été
profondément marqué par la philosophie de Schopenhauer, il s’interroge sur la
connaissance intérieur de ce profond mal-être, déclarant qu’il existe en nous une
force primaire à qui il a donnée le nom de volonté. Celle-ci constitue l’essence
de notre souffrance récurrente, d’où le pessimisme schopenhauerien. Nous
sommes fatalement sous l’emprise de cette volonté et une fois nos besoins
primitifs satisfaits à l’instar de nos pulsions sexuelles, mille autres besoins
attendent sous la lumière tamisée de notre inconscient. Tirant sa source de la
philosophe kantienne qui déclare que toutes nos données sensorielles sont
filtrées par notre appareil nerveux, avant d’y être rassemblées et nous donner
une image que nous appelons réalité, mais qui n’est en fait qu’une chimère, une
fiction engendrée par notre esprit tellement épris de concepts et de catégories.
Le réellement réel, qui est au-delà de notre perception chimérique de la réalité,
Kant l’appelle la chose en soi : une insaisissable et imperceptible entité existante
antérieurement, demeurant inconnaissable. Mais pour Schopenhauer, le corps

Paris, PUF, 1990, p.156


49
« Ixion était un roi qui, un jour, fut déloyale à Zeus. Ce dernier le punit en l’attachant à une roue enflammée
qui tournait sans cesse »

40
humain est un objet matériel ancrée dans le temps et dans l’espace, nous
pouvons en l’occurrence disposait d’une connaissance directe des appels
rythmés de nos sensations (la peur, le désir sexuel, la cruauté), sans chercher à
en expliquer la nature profonde ; car comprendre le fond de ses besoins c’est
vivre la perfection, en l’occurrence l’ennui.
Schopenhauer voyait dans l’appréhension de nos fréquences sensorielles le
succédané de notre sérénité car :
« Le travail, l’inquiétude, le labeur et le tourment sont sans nul doute le lot de presque tous
les hommes. Mais si tous les désirs étaient exaucés dès qu’ils se faisaient jour, de quoi les
hommes s’occuperaient-ils ? A quoi passeraient-ils leur temps ? Supposant que le genre
humain soit envoyé en Utopie, où tout pousserait automatiquement, où tous les pigeons
voleraient déjà tout rôtis ; où chacun trouverait sans peine l’élu de son cœur et n’éprouverait
aucune difficulté à le garder. Les gens mourraient d’ennui ou se pendraient immédiatement,
où alors ils se battraient entre eux, s’étrangleraient et s’entretueraient, s’infligeant plus de
souffrance que la nature ne leur en fait subir aujourd’hui50 »
In extremis, nous sommes inexorablement des frères de souffrance, voués par
la force primaire qu’est la volonté aux intrigues, à l’égoïsme et l’avidité que seul
la mort finira par vaincre. Cette volonté d’être dans la souffrance est
consubstantielle à celle qu’on retrouve dans les personnages mirbelliens,
condamnés éternellement à vivre une douleur d’ordre ontologique et
inexplicable. Voilà l’Abbé Jules, écœuré par la catholicité de l’église, oscillant
entre la déréliction et la contrition : Il tente de violer une jeune campagnarde,
fait du chantage à l’Evêque, avoue ses pêchés de manière éhontée, tantôt enragé
contre l’Eglise, tantôt enragé contre Dieu.
Désorienté dans sa vie, infortuné, il ne croit plus en sa vocation de prêtre qui
ne lui apporte pas la paix intérieure ; mais une perpétuelle intériorité en émoi.
Ni le remords, ni la rédemption ne sont capables d’apporter cette sérénité.
Loin de se limiter une représentation fictionnelle, l’irrigation du vouloir-être
auquel répond Schopenhauer par l’acceptation inexorable des émotions dans les

50
Arthur Schopenhauer, Pensée et fragments, trad. Jean Bourdeau, Genèves, Ressources, 1979, p. 55

41
personnages mirbelliens se concrétise dans la réalité par une volonté d’exister
dans l’engagement d’Octave Mirbeau. Cette dynamique de l’éthique se
cristallise dans son parcours d’écrivain démystificateur, anarchiste,
anticolonialiste et a pour noyau une volonté d’exister qui déplore la pression de
républicains, d’hommes politiques opportunistes dont le magistère vertueux
n’est qu’une poudre maléfique qui aveugle le peuple en lui jetant à la figure des
promesses qui « ne correspondent pas aux besoins et aux idées qui éveillent en nous un
rêve de justice, de liberté et de bonheur51 »
L’engagement social dont a fait preuve Octave Mirbeau touche la société,
dans ses multiples adhésions politiques et religieuses, traverse le temps et
l’espace, pour s’ancrer dans une résonnance universelle. Se proclamant athée
comme son ainée, Mirbeau dénonce le pharisaïsme aberrant de l’église
catholique. Voilà la volonté d’être du jeune Sébastien Roch, profondément
mutilé par le viol, victime d’une violente commotion qui sécrétât en lui une
sombre mélancolie et cherchant vainement à conjurer son mal-être. A mesure
qu’il grandit, Sébastien voit sa souffrance intérieure se projetait graduellement
dans sa constitution corporelle; il devînt « maigre et pâle. Son dos se voûtait
légèrement, sa démarche devenait lente, indolente même ; ses yeux conservaient un bel éclat
d’intelligence qui souvent se voilait, s’éteignait dans quelque chose de vitreux. À la franchise
ancienne de son regard se mêlaient maintenant de la méfiance et une sorte d’inquiétude
louche qui mettait comme une pointe de lâcheté dans la douceur triste qu’il répandait autour

de lui52 » Le vouloir-être schopenhauerien est omniprésent dans les personnages


mirbelliens ; nous le voyons dans Jean-François Mintié, une figure de l’être
profondément miné par la part d’Eros, un itinéraire douloureux, un moi qui se
perd dans les méandres d’un pessimisme patenté. Ce rapport au vouloir-être
schopenhauerien répond à la dialectique de la convergence et de
l’aboutissement, car loin de se limiter à un questionnement sur les émotions qui
taraudent le personnage mirbellien, la conception littéraire de Mirbeau abonde
51
O.M, Amour ! Amour, Le Figaro, 25 Juillet 1890
52
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, Editions Boucher, p.319

42
dans le sens d’une concrétisation de la volonté d’exister. Celle-ci est
consubstantielle au subjectivisme de l’auteur et souligne son engagement, car il
a toujours « voulu dessiller nos yeux, et nous obliger à découvrir les êtres et les choses, les
valeurs et les institutions, tels qu'ils sont, et non tels que nous avons été conditionnés à les
voir — ou, plutôt, à ne pas les voir53»

Le volontarisme éthique de Schopenhauer émane d’une volonté d’être. Cette


dernière tire sa source d’une volonté absolu qui est « en nous depuis fort longtemps et
constitue le centre et l’essence de chaque chose54 » Nous constatons sa projection dans

le personnage mirbellien, rongé par un déchirement intérieur qui semble


proportionnelle à l’ambition volontaire de Mirbeau qui, s’armant d’une plume
incisive, aspire à conjurer le « complexe d’Asmodée55 » Cela est constaté dans la
mise à nue de l’ignominie Bourgeoise dans Le Journal d’une femme de
chambre, faisant découvrir urbi et orbi l’envers du décor de la bourgeoisie
opulente, tournée en dérision par Célestine la belle soubrette ; ou encore, la
tartufferie invétérée du Cléricalisme et ses néophytes cyniques et abjectes, qui se
proclament être régis par une loi divine que Mirbeau n’hésite point à
désacraliser dans Sébastien Roch.
Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer nous
peint la Condition humaine sous ses aspects les plus sombres : la souffrance, la
mort inhérente à l’existence, l’absurdité de la vie, aboutissant ainsi à une
conclusion pessimiste de la vie, car la réjouissance de l’être est brève et à brûle
pour point, il est happé par le sombre et sinistre malheur de son existence
parsemée de désirs inassouvissables. Cette thèse philosophique charmât Octave
Mirbeau qui a été, toute sa vie un être déchiré, condamné à subir l’atroce
désillusion d’un idéalisme ancré, résultant ainsi un anarchisme invétérée. Il

53
Pierre Michel, Les mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau, p.01, mis en ligne par la Société
Octave Mirbeau.
54
Schopenhauer, le monde comme volonté et comme représentation, p.391
55
Personnage de LESAGE dans le diable boiteux, il inspirât Mirbeau, quant à la mise à nue de la réalité abjecte
de certaines institutions qui régissent la société.

43
brandit sa plume et crie son indignation contre les exploiteurs de la misère
humaine. Il nous ouvre les yeux sur les institutions mystificatrices que sont
l’église, l’école, l’armée, le capitalisme industriel en les caricaturant à travers
des diatribes corrosives, poussant ainsi les bien-pensants à le considérer comme
un iconoclaste. La volonté d’exister de Mirbeau qui a pour assise son éternel
engagement libertaire, sauvegarde son volontarisme éthique et répond à la
dialectique de la convergence et de l’aboutissement. Les réminiscences
schopenhaueriennes corroborent l’éternel besoin d’exorcisation du mal-être
récurrent des personnages mirbelliens, désenchantés et sans la moindre
perspective de transcendance. La volonté d’être et la volonté d’exister abonde
dans le sens d’une non-réification de soi ; répondant à un besoin d’être dans la
philosophie schopenhauerienne et un besoin d’exister dans la conception
littéraire de Mirbeau. L’un privilégie l’universalité de l’être en tant qu’être dans
la souffrance, tant dis que l’autre aspire à exister, malgré l’infatigable règne des
instances corrompues qui régissent le pays à tous les niveaux de la hiérarchie
sociale. Le rapport symétrique réside dans la volonté individuelle des deux
auteurs. La thèse ontologique de Schopenhauer est une négation de la vie, non
dans sa déficience mais dans son désaccord avec la satisfaction inextinguible des
émotions humaines. L’être en tant qu’être est invariablement en contradiction
avec ses valeurs ; car il est victime de la passion dévorante qui l’avilit, à mesure
qu’il s’enlise dans son éternel vouloir-vivre. Celui-ci se traduit ainsi dans la
thèse schopenhauerienne car « La satisfaction, le bonheur, comme l'appellent les hommes,

n'est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif56 »; mais
l’imprécateur au cœur fidèle le conçoit en contrepoint. Sa vision ontologique de
l’être est en adéquation avec celle du philosophe allemand car rien n'arrêtera le
broiement des peuples" et "l'immolation de l'individu", et que rien n'empêchera l'homme de
"poursuivre son rêve sanguinaire57.

56
Schopenhauer, Opus cité, Livre IV, p. 403
57
Octave Mirbeau, Tartarinades, Le Matin, 25 décembre 1885.

44
Mais c’est en Don Quichotte éclairé que Mirbeau se jette dans la lutte sociale,
conscient que la quête du bonheur n’est qu’une chimère. Ainsi la corrélation
avec le pessimisme Schopenhauerien aboutit à un optimisme mirbellien. Car
Mirbeau s’embarque en toute lucidité dans le ressort d’une lutte indéfectible
contre l’avilissement de la société, en brandissant le glaive de la justice et de la
vérité ; ne voulant plus être une instance sociale aliénée par les oraisons d’un
catholicisme à effet narcotique, qui endorme les consciences et aliènent les
esprits naïfs, d’où le magistère de l’éthique mirbellienne. Engagé dans l’affaire
Dreyfus, Mirbeau fait montre de son volontarisme éthique, en faisant vibrer la
corde de l’humaniste engagé. Il appréhende l’affaire Dreyfus, à travers la
lorgnette de son humanisme objectif dans Le Journal d’une femme de chambre,
où l’hostilité de Joseph est un élément évocateur, car Mirbeau prône, en
humaniste engagé l’innocence d’Alfred Dreyfus. Joseph est pour l’exécution de
Dreyfus ; Mirbeau nous esquisse l’image machiavélique d’un antidreyfusard,
laissant paraitre son humanisme objectif quant à la cause Dreyfusarde. Ainsi
Mirbeau ne cesse de nous étonner ; nonobstant la notoriété du philosophe
Allemand Schopenhauer qui a inspirait un grand nombre de philosophes à
l’instar de Nietzsche, l’inspiration mirbelienne semble dynamique car elle ne se
contente point de reprendre l’essence d’une pensée dans son exhaustivité mais
accouche d’un paradigme bien propre à elle et inclassable dans le temps.

45
TABLE DES MATIERES

Avant propos 3

Présentation 7

I. Le Journal d’une femme de chambre et la dynamique du moi : une interaction entre


Mirbeau et Célestine

1. Le « moi » effectif de l’auteur, 10 : a. La dynamique quadruplée du « moi », 11 ; b. Le« moi »


autobiographique de Célestine, 13 ; c. Le rapport du « moi » avec la société, 15 ; d. Le
« moi » subjectif de Mirbeau, 17 ; e. Le rapport événement-intimité dans le journal de
Célestine, 19 ;

II. Octave Mirbeau et la concrétisation de soi : L’autofiction dans

Le Journal d’une femme de chambre

a. L’absence de la fictionalisation de soi, 22 ; b. L’absence du « protocole nominal », 24 ;


c. L’absence de l’imagination dans le discours, 25.

III. Octave Mirbeau et Xavier de Maistre : la cristallisation d’un paradigme.

a. La résonnance de deux paradigmes, 29 ; b. La quête de soi et ses composantes dans le


paradigme maistrien et mirbellien, 34 ;

IV. Octave Mirbeau et Schopenhauer : la dynamique d’une éthique.

De l’éthique schopenhauerienne au volontarisme éthique de Mirbeau, 38.

Bibliographie 47

46
Bibliographie

I. Ouvrages

-Béatrice Didier. Le journal intime, Tunis, Cérèse (1998)

-Dominique FOLSHEID, Les grandes philosophies. Edition Puf 2001.

-Emile Henriot, La manie du journal intime et le roman autobiographique, Edition Monaco (1924)

-Dominique Rincé- Bernard Lecherbonnier. Littérature XIXe Siècle, Textes et Documents, Nathan,
Paris (1986)

-Gérard Gengembre. Les grands courants de la critique littéraire, Seuil, Paris (1996)

Gérard Genette. Discours du récit, Seuil, Paris ( 2007)

-Gilles Philippe. Le roman, Paris, Seuil (1996).

-Henri Mitterand. Zola et la Naturalisme, PUF, Paris (2002).

-Jean-Philippe Miraux. L’autobiographie : écriture de soi et sincérité, Nathan, Paris (2009)

-J.R.Chevalier et Pierre Audiat. Textes français du XIX et XX siècle,Hachette, Paris (1956)

-Laurent Flieder. Le roman français contemporain, Seuil, Paris (1998)

-Octave Mirbeau. Le journal d’une femme de chambre, Fasquelle, Paris (1937)

-Paul Ricœur. Du texte à l’action, essais d’herméneutique II, Seuil, Paris (1986)

-Philippe Lejeune. Le pacte autobiographique, Seuil, Paris (1973)

-Pierre V. Zima. Pour une sociologie du texte littéraire, Union générale d’éditions, Paris (1978).

-Pierre Brunel. La critique littéraire, Puf, Paris (2001)


-Serge Doubrovsky. Fils, Folio, Paris (2001)

47
II.Webographie

-Bibliographie d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2008,


https://fr.scribd.com/doc/2383792/Pierre-Michel-Bibliographie-d-Octave-Mirbeau

-Carmen Boustani. « L’entre-deux dans le journal d’une femme de chambre », 2001,


http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Boustani-entredeux.pdf

-Gaéton Davoult. « L’Ecriture du déchet dans le journal d’une femme de chambre », mémoire de
maîtrise, université du Havre, 2002, http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Davoult-
Ecriture%20du%20dechet.pdf

-Aleksandra Gruzinska, « Humiliation, haine et vengeance : le rire de Célestine », cahiers Octave


Mirbeau, 1997. http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Gruzinska-celestine.pdf

-Samuel LAIR, « La 628-E8 » : ‘‘Le nouveau jouet de Mirbeau’’, Cahiers Octave Mirbeau N°15.

- Yannick Lemarié et Pierre Michel. « Dictionnaire Octave Mirbeau », Société Octave Mirbeau, 2011,
1195 pages.
http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/
- Yannick Lemarié. « Octave Mirbeau, l’affaire et l’écriture de combat », 2000
http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Lemarie-combat.pdf

-Pierre Michel. « Jean Paul Sartre et Octave Mirbeau », Société Octave Mirbeau, 2005,
http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/PM-SartreetMirbeau.pdf

-Pierre Michel. « Mirbeau et l’autofiction », Société Octave Mirbeau.


http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/PM-OMetlautofiction.pdf

-Pierre Michel. « Lucidité, désespoir et écriture », Presses de l’université d’Angers – Société Octave
Mirbeau, 2001. http://www.scribd.com/doc/2383817/Pierre-Michel-Lucidite-desespoir-et-ecriture.

-Pierre Michel. « Les combats d’Octave Mirbeau », 1995 http://www.scribd.com/doc/8919528/Pierre-


Michel-Les-Combats-d-Octave-Mirbeau.

-Pierre Michel. « Octave Mirbeau et le roman », société Octave Mirbeau, Angers 2005,
http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/PM-OM%20et%20le%20roman.pdf

48
-Pierre Michel. « Préface du Journal d’une femme de chambre ». Edition du Boucher.
http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/PM-preface%20Journal%20femme%20de%20chambre.pdf

- Claude PICHOIS, Vitesse et vision du monde, La Baconnière, Neuchatel, 1973.

- Roy-REVERZY, Éléonore, « La 628-E8 ou la mort du roman », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4.

-Anita Staron. « La servitude dans le sang. L’image de la domesticité dans l’œuvre d’octave
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