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MARQUIS m«: VCKÏÎJfi

DE I.'.ICAUÉXHE FKANÇA1SK

JÉRUSALEM
HIER ET AUJOURD'HUI

.Votes de voyage

PARIS
MHRAiniX PI,ON
PI.OX-NOURKIT ET C«, IMr'KIMKIJKS-ftOITBURS
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MARQUIS DE VOGUÉ
PE L'ACADÉMIE TRANÇAISE

JERUSALEM
HIER EfT AUJOURD'HUI

Notes de voyage

PARIS
LIBRAIRIE: PLON
PLON-NOURR1T ET C", IMPRIMEURS-ÊDITEURS
3, RUE GARANCIÈRE — 6e

1912
Tous droits réservés
JERUSALEM
HIER ET AUJOURD'HUI

NOTES DE VOYAGE

x Jérusalem, mardi 21 février 1911.

La première fois que j'ai vu Jérusalem,


c'était le 19 novembre 1853. J'arrivais par
la route du Nord, avec les deux chers
et regrettés compagnons de mes débuts.
Nous étions jeunes, enthousiastes, curieux
d'art, d'histoire, de couleur locale, quelque
peu frottés de romantisme et sincèrement
croyants. Ensemble nous avions visité la
Galilée, la Samarie, la Judée, suivant, dans
son cadre naturel, le développement du
JÉRUSALEM

récit évangélique, profondément remués


par le contact des souvenirs et des lieux :
nous approchions, avec une curiosité crois-
santé et émue, du dénouement du drame
divin et du but suprême du pèlerinage. Le
jour commençait à décliner. Nous gravis-
sions une colline rocheuse, l'esprit tendu,
les yeux impatients, pressant le pas de nos
montures fatiguées. Tout à coup, à un tour-
nant du chemin, le sol s'abaisse devant
nous et Jérusalem nous apparaît, dans sa
majesté sévère et pittoresque. D'un seul
regard, nous embrassions toute la ville,
blottie dans l'étroite enceinte de ses mu-
railles sarrasines, séparée du monde par
l'étendue et le silence des solitudes déser-
tiques, par l'âpreté des montagnes environ-
nantes, isolée dans l'espace, comme elle est
isolée dans l'histoire par ses merveilleuses
et exceptionnelles destinées.
Le soleil couchant l'inondait d'une lumière
dorée, qui, ,s'accrochant aux saillies des
maisons, des tours, des minarets et des
coupoles, accentuant l'ombre des murs et
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des ravins, donnait aux choses un relief sai-


sissant : devant nos yeux éblouis, Jérusalem
Sort du fond du désert brillante de clartés.
L'émotion nous gagne, l'émotion sacrée
qui étreignait les pèlerins du moyen âge,
quand, découvrant Jérusalem du haut du
mont Samuel, baptisé par eux le Montjoie,
ils saluaient la ville sainte de leurs acclama-
tions prolongées. L'émotion nous prend au
coeur, nous arrache de nos selles et nous
jette à genoux sur la poussière du chemin.
Longtemps nous restâmes sur place, rete-
nus par !a beauté du spectacle. Puis, silen-
cieux et recueillis, nous achevâmes l'étape
et entrâmes dans la ville par la porte de
Damas.
Telle fut ma première vision de Jérusa-
lem. Je l'ai revue en 1854, en 1862 et en
1869. A chacune de ces visites, je suis
venu par la route de Jafifa. L'impression de
l'arrivée était moins solennelle; néanmoins,
à cette époque déjà ancienne, elle conser-
vait encore un caractère grave et religieux.
JÉRUSALEM

Jérusalem n'était alors accessible qu'à che-


val ou à pied. Elle était encore renfermée
tout entière dans ses murailles, défendue
contre la banalité par leur fière silhouette,
protégée par la solitude et la difficulté du
chemin contre l'envahissement de la foule
indifférente et de la vulgarité cosmopolite.
Aujourd'hui, je suis arrivé à Jérusalem
en chemin de fer, venant de Jaffa dans un
train encombré de voyageurs. Je suis des-
cendu dans une gare qui ressemble à toutes
les gares, sauf que le bruit et le désordre
y sont plus intenses qu'en Europe : les
cochers de fiacres, les porteurs de bagages,
les employés des agences et des hôtels, les
marchands de cartes postales se disputaient
la clientèle avec des cris assourdissants. Le
contraste entre le présent et le passé est
profond et m'attriste. Rien ne rappelle
Jérusalem, si ce n'est la robe blanche de
mes amis de Saint-Etienne, venus à ma
rencontre. Je me réfugie dans leurs bras.
Ils m'enlèvent dans un fiacre découvert.
Le mauvais temps ajoute à la tristesse
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ambiante : il a neigé hier toute la journée,


la route est coupée de fondrières. Secoués
et meurtris, nous traversons un long fau-
bourg, de construction récente, qui obstrue
la porte de Jaffa, cache les vieux remparts,
encombre l'ancienne esplanade de ses mai-
sons disparates, de ses boutiques modernes,
de ses enseignes polyglottes, de ses indus-
tries équivoques, de ses hôtels cosmopo-
lites, de sa population interlope, altérant,
d'une manière désolante, l'ancienne et véri-
table physionomie de l'arrivée. A ce fau-
bourg vulgaire, en succède un autre d'allure
plus grave et mieux ordonnée : c'est celui
des maisons religieuses fondées depuis qua-
rante ans. La voiture roule en cahotant
entre des murs de jardin et s'arrête devant
une grille de fer. C'est le couvent de Saint-
Etienne, fondé par les Dominicains français
en 1882. L'hospitalité m'y a été offerte
avec un amical empressement et je l'ai
acceptée avec une vive gratitude.
A peine entré dans ce séjour de la prière,
du travail, de la haute culture ecclésiastique
6 JÉRUSALEM

et scientifique, je me suis senti enveloppé


d'une affectueuse sympathie. La plupart
des Pères me sont connus soit personnelle-
ment, soit par leurs travaux : le P. Lagrangé,
prieur, correspondant de l'Institut, savant
exégète, est venu souvent à Paris le
• ,*

P. Jaussen, le vaillant explorateur de l'Ara-


bie, a été mon hôte en Berry; j'ai corres-
pondu avec le P. Vincent, l'archéologue
érudit et artiste ; le nom des PP. Dhorme,
Abel, Savignac est familier aux lecteurs de
la Revue biblique... Tous m'accueillent
comme l'un des leurs. L'intimité naît de la
première soirée passée en commun.
La nuit venue, je me retire dans la haute
cellule voûtée qui m'a été assignée, à l'inté-
rieur même de la clôture monastique. Le
silence est absolu ; les dernières psalmodies
de l'office du soir se sont tues; nul bruit du
dehors ne traverse les épaisses murailles du
cloître. Je subis déjà l'influence de la sereine
atmosphère qui me pénètre. Je me sens
vraiment à Jérusalem. Les déceptions et les
froissements de l'arrivée s'effacent; le voi-
JÉRUSALEM

sinage du Calvaire se révèle; mon coeur


s'ouvre aux impressions et aux enseigne-
ments qui descendront demain sur lui du
haut de la roche sacrée, aux espérances qui
monteront vers lui de la tombe vide du
Saint-Sépulcre. Le souvenir m'envahit. Ma
pensée se reporte à mon premier voyage,
aux jours heureux de jeunesse, d'étude et
de liberté qui ont décidé de ma vie. Puis
elle revoit les longs séjours à Jérusalem, les
années passées en Orient;... elle revit les
heures bénies et les heures douloureuses;
elle me ramène enfin à Jérusalem, où je
...
me retrouve encore aujourd'hui, à l'extrême
limite de ma vie, renouant la chaîne du
passé, fermant, pour ainsi dire, le cycle de
mon activité intellectuelle aux lieux mêmes
où il s'est ouvert. Je m'y retrouve au len-
demain d'une cruelle épreuve, venant y
chercher les éléments de force, les motifs
de croire et d'espérer qui m'ont si souvent
relevé, soutenu au cours de ma longue
existence.
22 février 191t.

Je viens de revoir la Jérusalem d'autre-


fois. Il est un coin de la ville qui n'a pas
changé : la place et l'église du Saint-Sé-
pulcre. Telles je les ai Lissées il y a qua-
rante et un ans, telles je les ai retrouvées.
Le statu çuo, cette formule diplomatique
qui assure la paix intérieure du sanctuaire,
en a aussi sauvegardé la physionomie exté-
rieure. Nulle réparation, nulle restauration,
nulle addition n'a altéré la surface vénérable
des voûtes noircies par la fumée des cierges
et des encensoirs, des murs et des dalles polis
par le frottement des foules humaines, par
le contact des genoux, des lèvres, des
larmes de milliers de pèlerins. Rien de
changé dans le fouillis des lampes, des
icônes, des offrandes splendides ou gros-
sières, accumulées par la piété des généra-
tions disparues, dans le chatoiement des
étoffes, des ors, des pierreries, le scintille-
JÉRUSALEM

ment des lumières qui brillent au fond des


ombres mystérieuses. Rien de changé non
plus dans la physionomie et les habitudes
des hôtes et des desservants du sanctuaire.
Mêmes contrastes entre les types, les men-
talités, les rites, les costumes; même pro-
miscuité de cérémonies traditionnellement
réglées; même vigilance de la part des gar-
diens monastiques. Je retrouve à la même
place le fidèle Franciscain de Terre Sainte,
le rigide pope grec, le pauvre moine nègre
d'Abyssinie. Je retrouve enfin le monument,
où j'ai passé de si longues heures de recueil-
lement et d'étude, tel que je l'ai connu et
aimé; je le retrouve avec ses grandeurs et
ses misères, avec ses beautés et ses laideurs.
Comme autrefois, je me détourne des unes
et je m'attache aux autres; comme autre-
fois, fermant Ici yeux sur les faiblesses
humaines, concentrant mes regards sur la
vision intérieure,je m'abstrais dans la médi-
tation du mystère; je retrouve les fortes et
douces impressions d'autrefois, je ressens
l'émotion attendue et espérée, avec quelque
10 JÉRUSALEM

chose de plus, le charme particulier qui naît


du retour aux lieux familiers.
Sous l'influence de ces consolantes pen-
sées, les misères elles-mêmes du lieu pren-
nent un autre aspect. Dans ces dissidents
grecs, arméniens, russes, coptes, syriens,
dont les dissensions, la jalousie, les luttes
mêmes ont trop souvent compromis la di-
gnité du sanctuaire et troublé la paix des
âmes pieuses, je vois des témoins non sus-
pects. Séparés par des divisions séculaires,
ils sont unis dans la même foi à la résurrec-
tion du Sauveur; ils attestent l'unité de
toute la chrétienté dans la croyance au fait
primordial sur lequel repose tout l'édifice
de la doctrine chrétienne. Leurs diver-
gences mêmes donnent à leur commune
affirmation une autorité qui s'impose.
Le parvis qui précède la porte d'entrée
de l'église du Saint-Sépulcre n'a subi aucun
changement. La pierre tombale de Philippe
d'Aubigny n'a pas souffert; les restes de
l'ancien portique byzantin n'ont pas été
modifiés. Mais quand, sortant par la porte
JÉRUSALEM I)

basse de l'angle gauche, on entre dans l'an-


cienne rue des Paumiers, on se trouve en
présence d'un quartier tout nouveau. Les
Grecs ont percé des rues et bâti des bou-
tiques modernes sur l'emplacement de l'an-
cienne église de Sainte-Marie-Latine ou
la Petite et sur une partie de l'ancien hôpi-
tal de Saint-Jean de Jérusalem : ce qui res-
tait de ces vénérables monuments a disparu
sans retour. C'est désolant.
Quant à l'abbaye et à l'église de Saintc-
Marie-la-Grande, dont j'avais autrefois
signalé et relevé les ruines intéressantes,
elles ont été l'objet d'une restauration com-
plète. L'empereur Guillaume d'Allemagne,
lors de son retentissant voyage en 1898,
se les était fait donner par le sultan et a
présidé lui-même à leur réédification. Il
faut reconnaître que ce travail a été fait
avec soin et une certaine discrétion. Il ne
restait de l'église que les quatre murs, fort
endommagés, et une porte latérale très
intéressante, oeuvre française du douzième
siècle, portant sur son archivolte un
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zodiaque sculpté à inscriptions latines.


L'église a été entièrement rebâtie sur l'an-
cien plan ; les trois nefs et les piliers ont été
heureusement reproduits d'après les églises
datant des croisades ; la porte a été démontée
pierre par pierre et remontée, sans qu'on
touchât aux sculptures, qui conservent leur
caractère primitif. Seulement, on a eu la
singulière idée d'encastrer dans le tym-
pan, de chaque côté de l'archivolte, un
écusson aux armes impériales allemandes,
ce qui constitue un anachronisme du plus
fâcheux effet. Une addition encore plus
fâcheuse est celle d'un grand clocher, lourd
et inutile pastiche, qui s'élève sur la rue
nouvelle et fait à l'antique clocher du
Saint-Sépulcre une regrettable concur-
rence. Quant au cloître à deux étages, il a
simplement reçu les réparations indispen-
sables. L'église ainsi rétablie a été consa-
crée au culte luthérien.
La rue des Paumiers débouche dans la
rue voûtée du bazar, qui conduit à la porte
de Damas. Nous la prenons pour rentrer
JÉRUSALEM 13

à Saint-Étienne. Nouveau changement de


décor. Nous retombons en plein Orient et
même en plein moyen âge. Les échoppes
voûtées qui bordent les deux côtés de
l'étroite rue datent des croisades et leur
destination s'est maintenue avec la téna-
cité de la tradition orientale. A l'époque
franque, elles étaient occupées par la cor-
poration des cuisiniers en plein vent. Leurs
menus n'étaient pas du goût des pèlerins
français, qui avaient baptisé la rue du
sobriquet de Malcuisinat. Ces menus sont
restés les mêmes et le même aussi, sans
doute, le talent des artistes en turban non-
chalamment accroupis au milieu de leurs
fourneaux rudimentaires. Les échoppes
sont néanmoins très achalandées par la
foule bariolée des consommateurs indi-
gènes.
Le spectacle est des plus pittoresques :
les brochettes de kebab, pendues à un fil
graisseux, tournoient au-dessus des braises
odorantes; la friture grésille dans les poêles,
le bourgoul mijote dans les marmites aux
14 JÉRUSALEM

panses orientales, la pâtisserie s'étale sur


les plaques chaudes, le qaloua au miel et
les pains de dattes comprimées, d'autres
friandises multicolores s'offrent à la gour-
mandise des enfants. C'est la saison des
légumes frais : de hautes piles de choux-
fleurs rebondis, venant des jardins de Si-
îoam, s'étagent au milieu des oranges de
Jaffa. D'acres senteurs se mêlent aux par-
fums printaniers. Des rayons de soleil tom-
bent des fentes de la voûte, tracent des
traînées bleuâtres dans les poussières et
les vapeurs flottantes, provoquant de vifs
jeux de lumière sur les mouvements de la
foule grouillante, illuminant de reflets su-
bits et passagers les turbans des effendis,
les kefiehs des bédouins, les voiles blancs
des femmes chrétiennes, les fourrures râ-
pées et les mèches bouclées des juifs, les
galons des uniformes et les rapiéçages des
haillons. Un chameau passe, chargé de
souches arrachées aux montagnes voisines;
solennel et dédaigneux, il heurte les pas-
sants, menace les étalages, indifférent au
JÉRUSALEM 15

bruit et à l'agitation de la foule, protes-


tation vivante de l'immuable Orient contre
l'envahissement sacrilège des innovations
occidentales.
Nous nous frayons un passage à travers
cette cohue pittoresque et nous regagnons
la porte de Damas. En dehors de la ville,
nous retrouvons le faubourg moderne.
L'Occident prend sa revanche : des tou-
ristes circulent affairés, des fiacres sta-
tionnent, une voiture publique est en par-
tance pour Naplouse et la Samarie.
2 mars 1911.

Je viens de passer plusieurs jours à


reprendre, avec le P. Vincent, l'examen
des monuments qui ont fait l'objet de mes
précédentes études. Mieux que personne
je sais ce qui manque à ces travaux de
jeunesse. Le premier, celui que j'ai con-
sacré aux Églises de la Terre Sainte, est
celui qui a le plus besoin d' « additions
et corrections », au point de vue graphique
surtout. En 1853, outre que je n'avais que
vingt-quatre ans, les conditions du voyage
étaient bien différentes de ce qu'elles sont
aujourd'hui. L'étude directe des monu-
ments était, à chaque instant, entravée
par des difficultés de tout ordre : il fallait
souvent se cacher pour prendre une note
ou un croquis; pas de photographie pour
suppléer à la lenteur ou à l'insuffisance du
crayon. Lors de mes séjours à Jérusalem,
en 1862 et en 1869, tout en poursuivant
d'autres recherches, j'ai réuni les éléments
JÉRUSALEM 17

d'une édition « revue et corrigée » de mon


premier travail. Survinrent les événements
de 1870 et les grands changements qu'ils
ont imprimés à ma vie. Ces notes n'ont
pas encore été utilisées. Je profite de mon
dernier voyage pour compléter mon dos-
sier, au moins en ce qui touche Jérusalem.
L'utiliserai-je jamais? C'est fort douteux.
J'aurai du moins mis ma conscience en
repos. La présence du P. Vincent donne
à ce travail le charme d'une collaboration
affectueuse et l'assistance d'une compé-
tence supérieure. Depuis vingt ans qu'il
habite le couvent de Saint-Etienne, le
P. Vincent n'a pas passé un seul jour
sans ajouter à l'étendue de son érudition
locale, à l'habileté de sa main d'artiste.
Il a serré de près tous les problèmes de
l'archéologie palestinienne et prodigue avec
une inépuisable libéralité tous les résultats
de ses patientes recherches.

Notre première attention s'est portée sur


lîethléem. Nous avons repris, dans tous ses
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détails, l'examen du problème de la date de


la célèbre basilique, explorant toutes les
parties du monument, du haut en bas, en
dedans et en dehors, interrogeant tous ses
éléments, l'appareil et la taille des pierres,
le profil des moulures, le caractère des
sculptures, vérifiant les mesures, les dessins
et les photographies. De cette conscien-
cieuse étude est sortie pour moi la confir-
mation complète de mes premières conclu-
sions. Je reste convaincu, quelque extraor-
dinaire que le fait puisse paraître, que la
basilique de Bethléem est, dans toutes ses
parties essentielles, la basilique construite
au quatrième siècle par les ordres de sainte
Hélène et de Constantin. Tout le prouve.
Ce monument est d'une parfaite unité sous
le rapport de la conception et de l'exécution.
Le plan est d'une symétrie et d'une homo-
généité qui excluent les remaniements.
Tout se tient, s'enchaîne et se coordonne.
Les cinquante-six,colonnes monolithes, iso-
lées ou engagées, sont toutes pareilles,
toutes faites pour la place qu'elles occupent
JÉRUSALEM 19

et en matériaux du pays; toutes les bases


ont le même profil, tous les chapiteaux le
même dessin. L'appareil des murs exté-
rieurs est d'une égale homogénéité; les
hauteurs d'assises sont d'une remarquable
régularité. Sur le mur de façade, il est vrai,
cette hauteur est double de celle des murs
latéraux, mais la concordance entre elles
n'en est pas moins parfaite et la différence
paraît voulue, inspirée sans doute par des
préoccupations de solidité. Les fenêtres
sont, des deux côtés, disposées de la même
manière, à grands linteaux monolithes au
rez-de-chaussée, à plein cintre dans la nef
supérieure; dans les deux cas, les matériaux
sont identiques et identiquement appareil-
lés. Aucune trace de reprise dans les murs
extérieurs. Le monument est un; il a été
construit tout d'un jet, et, quelle que soit
sa date, cette date s'applique à tout l'en-
semble de la construction.
Cette date s'établit d'une manière aussi
certaine que possible par le style du monu-
ment et sa comparaison avec les monuments
20 JÉRUSALEM

datés de la région. Les basiliques à colonnes


et à plafonds de charpente, construites pen-
dant les cinquième et sixième siècles, sont
extrêmement nombreuses dans la Syrie cen-
trale. Dans toutes celles que j'ai vues, et
j'en ai vu beaucoup, les colonnes de la nef
sont reliées par des arcs à plein cintre; je
ne connais pas un seul exemple d'archi-
traves. De plus, les chapiteaux, les bases,
le caractère de la sculpture accusent une
altération des formes classiques et une ten-
dance vers le style byzantin, que nous ne
trouvons pas au même degré à Bethléem.
L'ordre corinthien de la colonnade inté-
rieure de Bethléem est presque classique.
Bases, chapiteaux, architraves ont encore
une saveur antique, je dirai plus, une saveur
romaine : c'est à Rome, dans ce qui reste
des basiliques constant! ennes, qu'il faut
chercher des analogies; il semble qu'un
architecte de la ville impériale ait été chargé
de traduire la pensée impériale.
Le P. Vincent me signale un détail
caractéristique. A l'intérieur du monument.
JÉRUSALEM 21

près de la porte d'entrée, la chute de l'en-


duit a mis à découvert l'ancienne surface
du mur : on reconnaît qu'il était primitive-,
ment plaqué de marbre, suivant l'habitude
constantinienne. L'adhérence de ce placage
était obtenue à l'aide du procédé suivant :
des trous de scellement étaient percés dans
le mur; dans chaque trou étaient engagées
des clavettes de bronze, calées par un tenon
de marbre et noyées dans le mortier; la
plaque de marbre s'appuyait sur ce petit
dispositif. Nous retrouverons ce même scel-
lement sur d'autres points.
Les Croisés avaient recouvert les murs
supérieurs de la basilique d'une belle déco-
ration en mosaïques, dont il reste quelques
tableaux. Ces précieux fragments n'ont pas
souffert depuis cinquante ans. Ils sont restés
tels que je les ai dessinés en 1853. Seule-
ment, les sujets sont moins faciles à distin-
guer, en raison de l'épaisse couche de pous-
sière qui s'est accumulée à leur surface et
que le statu quo officiel défend contre tout
lavage. J'ai relu pourtant sans difficulté
32 JÉRUSALEM

l'inscription tracée dans le champ d'un des


panneaux qui séparent les fenêtres de la
nef centrale, du côté nord, inscription qui
m'avait échappé en 1853, mais que j'ai
aperçue en 1862 : BASILIUS PICTOR.
C'est la signature du peintre qui a dessiné
les cartons. Le mosaïste s'appelait Ephrem;
son nom se lit encore dans l'abside princi-
pale, accompagné de la qualification grecque
mousiator. Tous deux étaient Grecs et
eurent achevé leur oeuvre en 1169. L'un
peignait les modèles que l'autre traduisait
avec de petits cubes de verre colorés et
dorés. Il est intéressant de surprendre ainsi
la méthode de travail des deux artistes
du douzième siècle chargés de la décora-
tion de l'église. Ephrem paraît, d'ailleurs,
avoir cumulé les deux qualités de com-
positeur et d'exécutant manuel; l'inscrip-
tion grecque de l'abside lui donne, outre
la qualité de mosaïste, celle d'/iisforiogra-
phosr mot qui, dans la langue grecque
du moyen âge, signifie « peintre, dessi-
nateur ».
JÉRUSALEM 23

L'arrangement de la grotte de la Nati-


vité est aussi l'oeuvre des Croisés, mais ce
sont des artistes français qui ont dessiné les
deux charmantes portes de marbre qui
donnent accès à la crypte.
A l'intérieur de la grotte, peu de chan-
gements depuis 1869, sauf les destructions
opérées par la sauvage agression des Grecs,
le 25 avril 1873. Les belles lampes d'argent
données par le roi Louis XIII n'ont pas été
retrouvées. Quant à la tapisserie latine
alors détruite, j'ai pu, d'accord avec le gou-
vernement turc, auprès duquel je représen-
tais alors la France, la faire remplacer par
une tenture neuve, fabriquée spécialement
à Paris. Celle-ci n'a pas été touchée depuis
cette époque ; il est vrai qu'elle est cons-
tamment surveillée par un factionnaire
turc.
Le soldat qui était de garde, quand j'ai
visité la grotte, se trouvait, à ma grande
surprise, être un chrétien. Depuis la consti-
tution jeune-turque, tous les sujets otto-
mans, quelle que soit leur religion, sont
24 JÉRUSALEM

astreints au service militaire. Cette réforme,


comme la plupart des réformes annoncées à
grand bruit en 1908, n'est habituellement
pas appliquée : la plus grande partie des
sujets non musulmans du sultan s exonèrent
en donnant une somme d'argent, très bien
accueillie par une fiscalité dans l'embarras.
Le factionnaire chrétien de Bethléem est
une exception; heureuse exception qui a,
au moins pendant quelques heures, atténué
l'humiliation qu'éprouve le pèlerin en cons-
tatant que la présence d'un soldat étranger
est nécessaire pour maintenir la paix entre
les adorateurs d'un même Dieu.
Une oeuvre très intéressante des Croisés
est le cloître du couvent franciscain, atte-
nant au flanc nord de la basilique. Il est
complètement caché par des replâtrages
modernes, et je ne me suis pas douté de son
existence en 1853. Depuis cette époque, il
a été signalé : M. Mauss, par des sondages
habilement pratiqués, a pu restituer toute
l'ancienne disposition, donner la forme des
arcs qui garnissaient les baies et des colon-
JÉRUSALEM 35

nettes qui les supportaient II serait bien à


désirer que cet élégant travail du douzième
siècle fût rendu au jour. J'ai vivement
insisté auprès du Père Gardien du couvent
pour qu'il entreprît ce facile travail de
réparation, hommage aux souvenirs histo-
riques de son couvent ; il m'a semblé qu'il
en comprenait l'intérêt, et je me plais à
espérer qu'il en prendra l'initiative.
L'ancien réfectoire du douzième siècle,
qui, selon l'usage, était contigu au cloître,
avait été transformé en chapelle par les
Franciscains, lors de leur expulsion du
choeur de la basilique. Il a été récemment
démoli et remplacé par une grande église
moderne, d'un caractère assez banal.

De la basilique de la Nativité à Bethléem,


nous passons à la basilique du Saint-Sé-
pulcre à Jérusalem : nous y consacrons de
longues et studieuses séances.
L'origine des deux monuments est la
même : la pieuse initiative de sainte Hélène
et la munificence impériale de Constantin.
26 JÉRUSALEM

Mais leurs destinées ont été bien différentes :


celui de Bethléem est conservé dans ses
parties essentielles; celui de Jérusalem, mu-
tilé et modifié à plusieurs reprises, a dis-
paru aux yeux ; il faut un grand effort pour
en retrouver les traces.
En 1853, je crois avoir démontré que la
base de la rotonde du Saint-Sépulcre est de
travail constantinien. A la même époque,
j'ai cru retrouver un fragment même de la
basilique, le pilier d'angle de l'atrium, et
sur ces données, combinées avec l'analyse
des textes, j'ai construit une restitution
graphique de l'ensemble de l'oeuvre cons-
tantinienne. Je m'étais trompé sur l'âge
de ce pilier; j'ai moi-même reconnu l'erreur
en 1862 et l'ai rectifiée spontanément. Tout
l'édifice graphiquede ma restitution s'écrou-
lait; je n'en ai pas risqué un autre à ce
moment et bien m'en a pris, car, depuis
cette époque, de nouveaux éléments d'in-
formation se sont produits : le manuscrit du
pèlerinage dit de Sylvie ou d'Ethérie, et
la mosaïque de Madaba, d'autres indices
JÉRUSALEM 27

encore ont établi que déjà, du temps de


Constantin, YAnastasis, ou église de la
Résurrection, contenant le Saint-Sépulcre,
était distincte de la basilique, ce que je
n'avais pas encore admis en 1862. Enfin,
depuis cette époque, le P. Vincent a multi-
plié les recherches, les observations, avec
une scrupuleuse et minutieuse exactitude,
assistant à tous les travaux entrepris par les
diverses communautés dans leurs terrains
respectifs, notant, relevant chaque détail
intéressant, assisté par la collaboration
technique et photographique des PP. Abel
et Savignac. Il a eu la bonté de m'initier à
tous les détails de son travail, à tous les
résultats de ses recherches. Ensemble nous
avons fait des vérifications, repris des me-
sures, relevé des orientations, fait des pho-
tographies. Le dossier est constitué. Si
Dieu me prête vie, j'en verrai peut-être la
publication ; il me sera peut-être accordé de
collaborer à un plan de l'oeuvre des Croisés
plus complet et plus exact que celui que j'ai
donné en 1860. Pour le moment, je ne puis
38 JÉRUSALEM

que noter les impressions recueillies pen-


dant cette dernière étude.
Les observations du P, Vincent ont con-
firmé le caractère constantinien de la base
de la rotonde du Saint-Sépulcre et des trois
absidioles qui la flanquent extérieurement.
Nous avons constaté, sur des points où
l'enduit est tombé, un appareil semblable à
celui de l'église de Bethléem et des scelle-
ments de placages de marbre également
semblables à ceux de cette église. Le
P. Vincent m'a montré, dans le dédale de
voûtes, d'arrière-magasins, de sous-sols
obscurs et encombrés, qui communiquent
avec les échoppes du bazar, les restes
évidents des portes de l'atrium constan-
tinien; il les a discernés avec une rare
perspicacité et situés sur le plan général
avec une exactitude mathématique. Les
deux extrémités du monument constan-
tinien ainsi fixées donnent une base solide
à la reconstitution,graphique de l'ensemble.
Les Russes ont construit un couvent
dans le terrain qu'ils ont acquis, adjacent à
JÉRUSALEM 29

l'angle sud-est de l'atrium constantinien,


terrain qui était encore vague en 1862 et
où ils m'avaient autorisé à faire des fouilles.
Leurs travaux ont confirmé l'existence, en
ce point, d'un angle de constructionjudaïque
antérieur à Jésus-Christ et faisant sans doute
partie de l'enceinte de Jérusalem à cette
époque. Ils ont achevé de dégager les
restes de la porte que mes fouilles avaient
mise à découvert; elle apparaît aujourd'hui
comme le remaniement fait, à l'époque chré-
tienne, d'une sorte d'arc triomphal, cons-
truit sans doute sous l'empire romain, sur la
voie qui conduisait hors de la ville ; arc non
sans analogie avec l'arc dit de YEcce homo
et probablement plus ancien que lui. Les
Russes l'ont, non pas restauré, mais conso-
lidé par des armatures de fer, avec un intel-
ligent respect du passé; ils ont disposé le
plan de leur couvent de manière à lui faire
une place très en vue, à couvert, à l'abri de
toute injure. Ils ont entouré des mêmes
soins les restes de la construction judaïque.
Tout cet ensemble est d'un haut intérêt et
30 JÉRUSALEM

peut être cité comme modèle pour la con-


servation et la mise en valeur des débris de
l'antiquité et des documents archéologiques.
Il serait bien à souhaiter que toute
l'oeuvre des Croisés fût l'objet des mêmes
soins et des mêmes respects. Malheureuse-
ment, elle est exposée à toutes les initia-
tives inintelligentes ou malintentionnées, et
c'est grand dommage : plus je"'vois et plus
j'étudie ce qui en demeure, plus elle excite
mon intérêt et mon admiration. On a peine
à s'expliquer comment ce petit royaume
franc, d'une existence si précaire, obligé de
lutter pour la vie, à une aussi grande dis-
tance de sa base d'opérations, a pu cons-
truire un ensemble monumental si complet,
si étendu, si étudié, qui suppose une puis-
sante organisation, riche en ressources ma-
térielles et en personnel technique : archi-
tectes, tailleurs de pierres, sculpteurs et
tailleurs (Tymaiges. On est frappé de la
fidélité et de la rapidité avec lesquelles l'art
de construire suit et reflète l'évolution qui
caractérise ses productions à la même époque
JÉRUSALEM 31

dans l'Europe occidentale et surtout en


France, au point de fournir la matière de
rapprochements très instructifs. On ne se
lasse pas d'admirer la puissance de cohésion
interne et la force d'expansion extérieure de
la France du douzième siècle, se transpor-
tant tout d'une pièce dans un pays si loin-
tain, et y implantant ses institutions, ses
lois, sa constitution sociale et militaire, et
jusqu'à son art architectural. Il est bien
évident que les circonstances locales ont
imposé aux architectes romans certains em-
prunts aux méthodesindigènes, mais ces élé-
ments étrangers se sont incorporés à l'oeuvre
romane sansen altérerle style original : telle
l'absence de toit, motivée par la pénurie de
bois de charpente ; tels l'emploi plus fréquent
de la coupole sur pendentifs et même sur
tambour, et l'emploi exclusif de l'arc brisé;
emprunts faits, le premier aux monuments
byzantins, le second aux monuments arabes,
et imposés, l'un et l'autre, par la nécessité de
recourir, pour l'exécution des plans romans,
à la main-d'oeuvre des maçons indigènes.
32 JÉRUSALEM

Nulle part, cette absorption des éléments


étrangers dans l'unité romane n'est plus
sensible que dans le choeur de l'église du
Saint-Sépulcre, oeuvre capitale des Croisés,
achevée, je crois l'avoir démontré, vers
l'an 1149. Le seul arc employé, soit à l'ex-
térieur, soit à l'intérieur, est l'arc brisé qui,
à cette époque, en France, n'était usité
qu'accidentellement. La croisée du transept
est recouverte par une coupole portée sut-
un tambour, forme dont, à ma connais-
sance, il n'existe pas d'exemple en Occident
avant le seizième siècle. Mais la présence
de ces éléments étrangers n'enlève lien à
l'originalité essentiellement occidentale de
l'oeuvre : le plan, à lui seul, est décisif; le
transept, le déambulatoire avec chapelles
rayonnantes sont des formes qui n'appar-
tiennent qu'à l'Occident; les deux bras du
transept et la première travée du choeur
sont voûtés sur arcs-ogives, c'esl-à-dire
suivant la méthode propre au moyen âge
occidental : le profil de ces arcs-ogives est
un tore demi-cylindrique, profil qui carac-
JÉRUSALEM 33

térise en France la première moitié du dou-


zième siècle. La coupole de la croisée est
sur tambour cylindrique, mais ce tambour
est couronné extérieurement par une cor-
niche à modillons portant des figures sculp-
tées en haut-relief, détail spécifiquement
roman, qui suffit à donner une physionomie
romane à ces couvertures au galbe byzantin.
Les colonnes engagées dans les piliers du
transept ont des chapiteaux a historiés » de
figures humaines, inconnus à la sculpture
orientale.
La façade extérieure et le grand portail
qui ferment la branche méridionale du tran-
sept paraissent avoir été exécutés les der-
niers, sans doute entre 1150 et 1180. On y
retrouve l'influence de la renaissance ro-
mane qui, dans la seconde moitié du dou-
zième siècle, a doté la France d'une si pro-
digieuse quantité de remarquables mor-
ceaux de sculpture. Le caractère de cette
renaissance est l'imitation plus directe de
la sculpture romaine, imitation tempérée
par l'introduction de principes nouveaux et
3
34 JÉRUSALEM

parles inspirations d'une libre fantaisie. Ces


caractères se retrouvent dans la riche orne-
mentation de la façade, avec des nuances
dues aux influences locales. A Jérusalem, les
sculpteurs romans avaient sous les yeux,
non seulement, comme en Provence ou en
Bourgogne, des modèles empruntés aux
ruines des monuments romains, mais ils
avaient aussi des modèles dans les monu-
ments encore debout de la période byzan-
tine : ils les imitèrent en leur donnant leur
accent propre. C'est ainsi qu'à côté de cor-
niches, de bases, de frises à rinceaux d'une
saveur si française, on remarque des chapi-
teaux dont les feuilles, retournées en coup
de vent, rappellent un motif très fréquent
dans la Syrie centrale, — un bandeau dont
les rinceaux découpés sont évidemment ins-
pirés par les frises de la Porte Dorée de
Jérusalem. On est tenté de se demander si,
par une sorte de choc en retour, la sculpture
provençale de la fin du douzième siècle n'a
pas subi quelque influence de la part d'ar-
tistes revenus de Terre Sainte. Mais, je le
JÉRUSALEM 35

répète, ces emprunts n'enlèvent rien à l'ori-


ginalité occidentale de l'oeuvre des Croisés.
Cette observation s'applique au cloître
des chanoines du Saint-Sépulcre, dont nous
avons de nouveau relevé et photographié les
intéressants débris : les éléments de sa
décoration, empruntés à l'antiquité romaine
et au moyen âge oriental, se fondent dans
une harmonie essentiellement occidentale.
Au cloître attenait unjgrand réfectoire, dont
les ruines sont importantes; je les avais
improprement considérées autrefois comme
celles de l'église de Sainte-Marie-Latine. J'ai
rectifié cette erreur. L'église Sainte-Marie-
Latine était de l'autre côté de la rue des
Paumiers ; les Grecs en ont récemment dis-
persé les débris en construisant leur nou-
veau bazar; ils ont trouvé d'intéressants
fragments sculptés, représentant l'Annon-
ciation et la Visitation, morceaux d'un beau
mouvement et d'un "{style analogue à celui
des chapiteaux découverts à Nazareth et
qui rappellent l'art des églises rhénanes du
douzième siècle.
36 JÉRUSALEM

Tous ces monuments, groupés autour du


Saint-Sépulcre, constituaient au douzième
siècle un ensemble de l'effet le plus impo-
sant.

L'historien Eusèbe nous apprend que


sainte Hélène, après avoir honoré, par la
construction de somptueux édifices, les deux
cavernes consacrées par la naissance et
la mort de Jésus-Christ, voulut rendre
les mêmes honneurs à une troisième ca-
verne, située sur le mont des Oliviers,
en un lieu considéré par la tradition comme
celui où le Seigneur enseignait ses dis-
ciples et qui, de plus, était à une très
faible distance du sommet où la tradition
plaçait l'Ascension. Sainte Hélène fit cons-
truire une basilique analogue aux deux pre-
mières, dans laquelle, comme à Bethléem,
la grotte occupait la place d'honneur. Le .
pèlerin de Bore*.'.aux la signale dans les
mêmes termes que les deux basiliques du
Saint-Sépulcre et de Bethléem. La pèlerine
Sylvie ou Ethérie l'admira au quatrième
JÉRUSALEM 37

siècle et nous apprend qu'elle portait le


nom à'Eleona, désignation grecque du
mont des Oliviers. Cette trilogie architec-
turale constituait l'oeuvre constantinienne
par excellence, point de départ de la flo-
raison monumentale qui surgit du sol de la
Palestine chrétienne et fixa définitivement
sur le terrain les traditions relatives aux
faits évangéliques.
Le premier terme de cette trilogie s'est
conservé presque intact; je viens de le
revoir et d'en constater de nouveau l'au-
thenticité. Le second, quoique profondé-
ment remanié, existe encore et révèle, à qui
sait les trouver, les preuves évidentes de
son authenticité initiale. Le troisième, au
contraire, radicalement détruit, était en-
tièrement oublié lors de mes précédents
voyages.
La tradition pourtant n'était pas complè-
tement éteinte. Elle s'était fixée dans un
champ peu distant du lieu de l'Ascension,
sur les ruines informes d'une petite chapelle
qu'on appelait le Pater et qu'on disait
38 JÉRUSALEM

élevée sur le lieu où Jésus aurait enseigné


à ses disciples l'oraison dominicale. Un peu
plus bas, une crypte d'aspect assez ancien
portait le nom de Credo et était dite mar-
quer le lieu où le symbole des apôtres avait
été composé. Le souvenir de l'enseignement
divin, qui avait surtout inspiré sainte Hélène
et Constantin, dans le choix de l'emplace-
ment de leur basilique, ne s'était donc pas
effacé, alors que la basilique elle-même
avait complètement disparu.
Depuis mon dernier voyage, le champ du
Pater avait été acheté par une pieuse et
généreuse Française qui se faisait appeler
la princesse de la Tour-d'Auvergne, du-
chesse de Bouillon; elle y avait construit
un charmant cloître, sous les galeriesduquel
le texte du Pater est reproduit dans qua-
rante langues différentes. Elle avait fondé
un couvent de Carmélites chargées de la
garde du monument; elle s'était enfin fait
construire un beau cénotaphe de marbre
sous lequel ses restes reposent. A la même
époque, les Pères Blancs de Sainte-Anne
JÉRUSALEM 39

achetaient un grand terrain qui enveloppe


de deux côtés le cloître moderne du Pater
et s'étend jusqu'à la crypte du Credo.
Les Pères Blancs, disciples du cardinal
Lavigerie, ne sont pas seulement les vail-
lants missionnaires de l'Afrique centrale,
les dévoués éducateurs du clergé grec catho-
lique de Syrie, ils comptent aussi des lettrés,
curieux d'histoire et d'archéologie; de ce
nombre sont le P. Federlin, le Supérieur,
et le P. Cré, le créateur et le conservateur
du riche musée de Sainte-Anne. L'an der-
nier, poussés par leur instinct d'archéo-
logues et guidés par une juste appréciation
des textes, ils ont attaqué le sol du terrain
appartenant à leur communauté. Par des
fouilles conduites, pendant sept mois, avec
une excellente méthode et une conscience
scientifique absolue, ils ont retrouvé l'an-
cienne basilique d'ÉIéona. Le P. Vincent,
associé à ces travaux, relevait chaque détail
avec une scrupuleuse exactitude, enregis-
trait, discutait, classait chaque fragment
mis au jour, déterminait son âge, par l'étude
40 JÉRUSALEM

minutieuse des conditions de la dé<.ou verte,


par l'analyse des procédés de construction,
de la nature des matériaux, du caractère de
l'ornementation ; consignait tous les points
acquis sur un plan dressé avec une rigueur
toute mathématique. De cette intelligente
collaboration est sortie, avec tous les carac-
tères de la certitude, une reconstitution
complète de tous les éléments essentiels du
troisième terme de la trilogie constanti-
nienne.
J'ai eu la bonne fortune d'être conduit
par le P. Vincent sur le théâtre même des
fouilles et d'être initié par lui au moindre
détail des résultats obtenus. Je suis revenu
de cette visite avec une conviction faite.
Le plan du monument antique est écrit sur
le sol par les fondations retrouvées, fonda-
tions qui se composent d'un blocage extrê-
mement solide de grosses pierres de silex
et de mortier, reposant au fond d'une tran-
chée taillée dans le roc vif. Cette tranchée,
d'une profondeur variable, suivant la nature
du sol, â une largeur de i m. 42; elle dessine
JÉRUSALEM ' 41

tout le contour du monument, ainsi que ses


principales divisions intérieures. Le plan
est le plan classique des basiliques constan-
tiniennes : des propylées, un atrium rectan-
gulaire, une église à trois nefs terminée par
une abside. Ces trois parties sont à des
niveaux différents, en raison de la déclivité
du sol; elles s'étagent en montant de l'ouest
à l'est, reliées par des degrés; des fragments
de mosaïques, encore en place, indiquent
les anciens niveaux. La grotte, raison d'être
du monument, est à la place d'honneur,
sous le choeur surélevé; on en distingue
très bien la disposition primitive. Les
architectes du quatrième siècle avaient res-
pecté la forme générale de la cavité natu-
relle, mais ils l'avaient aménagée en cha-
pelle; au fond et dans l'axe même de tout
l'édifice, ils avaient disposé une absidiole
en cul-de-four et l'avaient revêtue d'une
maçonnerie en bel appareil romain; ils
avaient recouvert la surface du rocher et
celle de l'absidiole d'un riche placage de
marbre ; les trous de scellement, identiques
42 JÉRUSALEM

à ceux que le P. Vincent m'a fait remarquer


à Bethléem et au Saint-Sépulcre, sont par-
tout visibles et témoignent de l'unité des
procédés appliqués aux trois monuments.
De nombreux débris recueillis dans les
déblais témoignent de la valeur des maté-
riaux employés. Parmi ces débris se trou-
vait une plaque de marbre brisée portant
un fragment du Pater latin, gravé en
beaux caractères du douzième siècle, preuve
évidente de la continuité de la tradi-
tion attachée à ce lieu, tradition qui était
déjà fixée à l'époque où écrivaient Eusèbe,
le pèlerin de Bordeaux et la pèlerine
Sylvie.
Enfin la grotte se trouve sous le sol
même du cloître construit par Mme de la
Tour-d'Auvergne, presque au centre du
préau, sous l'emplacement occupé autrefois
par les ruines de la petite chapelle médié-
vale du Pater. Il semble qu'en faisant
graver, sur les murfs de son cloître mo-
derne, le texte polyglotte de l'oraison
dominicale, Mme de la Tour-d'Auvergne
JÉRUSALEM 43

ait fait une application inconsciente de la


tradition séculaire.
Au centre de l'atrium de la basilique
d'Eléona se trouvé une belle citerne voûtée
sur piliers, à la romaine, qui recueillait
l'égout des toits et fournissait d'eau la
fontaine des ablutions rituelles. Au flanc
méridional de la basilique est accolé un
baptistère avec bassin central, pavé en
mosaïque.
Les travaux de déblaiement ont fait sor-
tir de terre de nombreux débris, provenant
de toutes les parties du monument, frag-
ments de fûts, de bases, de chapiteaux,
d'architraves, de chancels, de moulures, de
stucs colorés. Le P. Vincent a tiré de cette
poussière les éléments d'une restitution gra-
phique qui sera d'un haut intérêt (i).

Le chemin qui descend du Pater à Jéru-


salem est escarpé et rocailleux; il serpente
entre des murs qui coupent la vue. Toute
(t) Ce travail vient de paraître dans le numéro
d'avril de la Revue biblique intirn tfonale, p. 219.
44 JÉRUSALEM

cette région est bien changée depuis qua-


rante ans. La pente du mont des Oliviers
s'est recouverte de propriétés particulières
entourées de murs. Elle a perdu son carac-
tère sauvage. Nous sonnons à une petite
porte de fer percée dans une haute muraille
blanche. Un frère Franciscain vient nous
ouvrir : c'est le jardin de Gethsémani.
Nul nom peut-être n'éveille de plus tra-
giques pensées : il est synonyme de souf-
france, d'angoisse, de torture morale et phy-
sique poussées au paroxysme. La scène dont
il évoque le souvenir est de celles dont le
récit remue le plus profondément les âmes
chrétiennes et trouble jusqu'aux incrédules.
Qu'est-ce donc quand elle surgit à l'esprit,
au lieu même où elle s'est produite et quand
ce lieu a conservé l'aspect qu'il avait au soir
du premier jeudi saint? Ici, ni monument,
ni décorations de marbre, ni lampes d'or,
ni rien de ce qui distrait la pensée et éblouit
le regard : mais le contact direct des réalités
objectives, le cadre même du drame divin,
à peine modifié par l'action des siècles :
JÉRUSALEM 45

l'âpre vallée de Josaphat, les troncs noueux


et la verdure triste des oliviers, les pierres
du Cédron, la terre nue, la terre qui a été
foulée par le corps prosterné du Sauveur,
qui a bu ses larmes et les gouttes de sa
sueur sanglante. Le regard croit recon-
naître sur le sable l'empreinte de ses ge-
noux meurtris, la trace de ses mains cris-
pées par l'angoisse et la désespérance;
l'oreille croit percevoir l'écho du cri de
douleur et de la sublime leçon de résigna-
tion... Fiat voluntas tua. II y a cinquante
ans, cette impression était intense; je l'ai
ressentie au plus profond de mon être. Elle
est moindre aujourd'hui : les bons Pères
Franciscains ont cru bien faire en cultivant
le jardin; autour des oliviers séculaires, il
y a des fleurs, des buis taillés, des allées
ratissées. Le charme est en partie rompu ;
il faut un effort d'abstraction subjective
pour le faire revivre. Si l'ambiance s'est
modifiée, le cadre est resté le même; la
pensée émue peut le remplir des images
du passé.
46 JÉRUSALEM

Dans le terrain contigu à leur jardin, les


Pères Franciscains ont fait des fouilles heu-
reuses et exhumé les fondations d'une très
ancienne basilique : ces restes mériteraient
une étude particulière.
Après un coup d'oeil sommaire à ces
ruines, nous gagnons l'église voisine du tom-
beau de la Sainte Vierge. Elle n'a subi aucun
changement. Elle reste une des oeuvres les
mieux conservées et les plus originales
qu'ait produites l'art des Croisés. L'église
proprement dite est d'une date très anté-
rieure : ancienne crypte, sans caractère dé-
fini, elle est à une grande profondeur sous
le sol; les Croisés se sont contentés d'en
faciliter l'accès par un large escalier couvert
d'une voûte rampante, d'une habile exécu-
tion. Des tombeaux décorent les parois
inclinées. L'enchevêtrement ingénieux des
doubleaux, des pilastres, des archivoltes
funéraires, dans l'obscurité mystérieuse de
la descente souterraine, est d'un réel intérêt
et d'un effet très pittoresque ; aucune addi-
tion moderne n'en a altéré la saveur.
JÉRUSALEM 47

Pendant ces visites successives, la journée


s'est avancée, journée de printemps d'une
incomparable douceur. Le soleil descend
derrière le mont Moriah. Je vais m'asseoir
auprès du tombeau dit d'Absalon, au point
où commence la rapide déclivité de la vallée
de Josaphat.
C'est le point de Jérusalem qui a le plus
fidèlement conservé l'aspect qu'avaient les
lieux lors de la prédication de Jésus. L'in-
clinaison des pentes, l'escarpement des ro-
chers, les difficultés d'accès ont empêché
l'envahissement des murs et des construc-
tions modernes. L'admirable tableau qui se
déroule à mes pieds a souvent frappé les
regards du Sauveur. A gauche, le groupe si
pittoresque des tombeaux creusés dans le
roc par le fastueux orgueil des Pharisiens;
de style hybride, comme la mentalité de
leurs auteurs nourris de traditions hé-
braïques et pénétrés par la civilisation
gréco-romaine. Ils sont intacts. C'est peut-
être leur ornementation qui provoqua la
véhémente apostrophe du Christ : « Malheur
48 JÉRUSALEM

à vous, Scribes et Pharisiens, qui édifiez les


tombeaux des prophètes et ornez les monu-
ments des justes. » A droite, les pentes du
mont Moriah, couronnées par la terrasse du
Temple. L'angle construit par Hérode a
perdu de sa hauteur à cause de l'accumula-
tion des débris qui en dissimulent la base ;
mais il dresse encore dans le ciel bleu les
gigantesques assises qui arrachaient aux
disciples des cris d'admiration.
Au fond du tableau, le mont du Scan-
dale, hanté du souvenir des erreurs séniles
du roi Saloraon. A ses flancs escarpés sont
accrochées les maisons cubiques du village
de Siloé, assez peu différentes sans doute
de celles qu'habitaient les dix-huit infor-
tunés écrasés par la chute d'une tour et
dont la mort fournit au Christ le texte d'une
de ses leçons. L'illusion, augmentée par la
distance, est complète. La pensée s'absorbe
dans la muette évocation du passé.
Cependant, le soleil a disparu derrière le
Moriah. De la terrasse du Temple descend
une ombre transparente, qui, s allongeant
JÉRUSALEM 49

rapidement, a traversé la vallée et remonte


les pentes du mont des Oliviers, accentuant,
avec une rare intensité, les sombres colora-
tions du rocher. Le village de Siloé résiste
le dernier à l'envahissement du soir; pen-
dant quelques instants, inondé d'une lu-
mière rosée, coupé de touches violettes,
encadré par la croissante obscurité des
montagnes, il émerge des ombres bleuâtres
qui estompent les profondeurs du Cédron ;
au-dessus, le ciel, où flottent de légers
nuages orangés, s'irise de toutes les nuances
fugitives et exquises qui jaillissent des der-
nières irradiations du soleil. Le spectacle
est incomparable : la majesté des grands
souvenirs et la magie du paysage oriental...
3 mars 1911,

Revu le Haram-Ech-Chérif et la mosquée


d'Omar. L'ensemble est toujours aussi
frappant, aussi grandiose, aussi pittoresque :
en l'abordant, la pensée évoque les incom-
parables annales de l'enceinte, annales qui
vont du roi Salomon au sultan Soliman, à
travers les plus grands événements de l'his-
toire religieuse du monde ; les yeux se re-
paissent de l'admirable spectacle qu'offrent
l'heureux arrangement des lignes, le con-
traste des âges, des formes, des styles,
l'harmonieux éclat des faïences colorées
dans l'atmosphère lumineuse,le chatoiement
des mosaïques et des vitraux dans la mysté
rieuse obscurité du sanctuaire, toutes choses
qui n'ont pas changé depuis quarante ans.
Mais dans le détail, malheureusement, que
de fâcheuses modifications ! Le revêtement
de faïence de la mosquée d'Omar, mer-
veilleuse composition du seizième siècle,
JÉRUSALEM 51

qui avait souffert en maint endroit, a été


restauré! Les trous ont été bouchés avec
des carreaux de faïence moderne, pris et
placés au hasard ; trop de carreaux anciens,
qui étaient tombés à terre et qui auraient
pu être replacés, ont été inutilement sacrifiés
et ont pris le chemin des boutiques d'anti-
quaires. Et que dire du badigeon, de l'odieux
badigeon et de ses stupides souillures ! C'est
à la visite de l'empereur Guillaume que
remontent ses principaux méfaits. Croyant
faire honneur au puissant souverain, les
autorités locales ont prodigué les barbouil-
lages malencontreux. L'intérieur même de
la mosquée d'Omar n'a pas été épargné : les
portes de bronze et les inscriptions cou-
fiques du khalife Almamoun, d'une si belle
patine, sont barbouillées en vert clair; la
curieuse grille qui entoure la roche Sakhrah,
oeuvre française du douzième siècle, en
jaune clair, et ainsi de suite. On a même
osé toucher aux mosaïques : l'inscription
historique de l'an 72 de l'hégire, que j'ai eu
la bonne fortune de signaler le premier,
52 JÉRUSALEM

oeuvré du khalife Abd-el-Mélik, est peinte


et dorée!
Je me plaignais de ce sacrilège au cheikh
qui nous accompagnait, vieillard à barbe
blanche, qui paraissait fier du monument
confié à sa garde, a Que penserait-on de
vieillards, comme toi et moi, lui disais-je,
qui se teindraient la barbe? J'ai vu la mos-
quée il y a cinquante ans, elle était bien
plus belle! » Le vieillard se redressa, et,
me fixant d'un long regard : o Je te recon-
nais », dit-il avec feu. Puis, estropiant mon
nom, il ajouta : o Vous étiez trois : l'un qui
écrivait, l'autre qui dessinait, le troisième
qui photographiait. » — Waddington, Du-
thoit et moi. — J'eus plus de peine à recon-
naître, sous son majestueux turban et ses
rides, le jeune cheikh Abd-el-Kader, le
compagnon habituel de nos longues stations
d'étude, qui était.si complaisant, si tolérant,
qui se prêtait si obligeamment à toutes nos
curiosités, qui s'intéressait à nos recherches
et a si utilement contribué aux résultats de
notre travail. La reconnaissance a été tou-
JÉRUSALEM 53

chante. Nous parcourons ensemble la mos-


quée familière. Je ne retrouve pas à sa place
le coffret renfermant le soi-disant bouclier
d'Hamzé, qu'Abd-el-Kader nous avait gra-
cieusement ouvert, un jour que nous étions
seuls dans la mosquée fermée. « Il a été
porté à Stamboul », dit-il avec un soupir.
11 est sans doute au Musée impérial. C'est

un très curieux disque en argent, de travail


sassanide, portant des zones concentriques
d'animaux repoussés.
Malgré le badigeon et les dorures intem-
pestives, l'effet intérieur de la mosquée
reste des plus saisissants, grâce au demi-
jour qui atténue la crudité des tons mo-
dernes. Les fonds d'or passé des mosaïques
respectées conservent leur vertu sédative
et « l'obscure clarté qui tombe » des ver-
rières répand sur le tout le voile de son
harmonieuse et discrète coloration. Rien
n'a altéré le charme pénétrant de ces
fenêtres : charme qui est dû, je crois l'avoir
démontréautrefois,au mode d'enchâssement
des verres colorés dans des armatures de
54 JÉRUSALEM

plâtré et, surtout, à la présence des écrans


de faïence ajourée, interposés entre le verre
e? le soleil et qui ne laissent arriver à la
verrière qu'une lumière indirecte et tamisée.
J'admire une fois de plus l'ingénieuse habi-
leté des verriers orientaux du seizième
siècle, a Verriers » n'est pas le mot propre,
car ils ne savaient pas peindre sur verre;
a vitriers » serait plus juste, car leur art
consistait à ajuster et à combiner des mor-
ceaux de verre monochromes. C'était de la
vitrerie artistique et l'on peut se demander
si les merveilleux effets tirés de l'enchâsse-
ment de ces verres, dans des plaques de
plâtre découpé, sont le résultat voulu d'une
inspiration personnelle, ou la conséquence
naturelle de l'application inconsciente d'un
procédé de construction imposé par la
nature même des matériaux du pays.
A la mosquée El-Aksa, où les vitraux
sont plus rares et où les mosaïques n'oc-
cupent qu'une place insignifiante, l'effet du
badigeon est beaucoup plus désastreux :
les colonnes monolithes sont barbouillées
JÉRUSALEM 53

en blanc de neige, les beaux chapiteaux


antiques ou byzantins en vert épinard C'est
désolant. J'examine de nouveau la cons-
truction et j'hésite à penser, comme autre-
fois, que la mosquée conserve quelques
parties d'une basilique attribuée à Justi-
nien.
La contagion du badigeon a gagné même
le souterrain qui s'étend sous la mosquée et
conduit à l'une des entrées conservées de
l'ancien Temple de Jérusalem : celle que
j'ai appelée la Porte double. C'est certaine-
ment un des points les plus intéressants et
les plus vénérables de la ville sainte, le seul
morceau complet du Temple d'Hérode; son
authenticité est incontestable. Il y a qua-
rante ans, il était intact : la surface des
murs, de la colonne monolithe centrale et
des voûtes était la surface même qui avait
été vue, touchée par les foules qui se pres-
saient autour de la prédication de Jésus,
par Jésus lui-même, puis par les soldats
victorieux de Titus, par les compagnons de
Godefroy de Bouillon et de Tancrède, par
56 JÉRUSALEM

soixante générations humaines. La patine


des siècles rendait plus directe et plus pro-
fonde l'impression produite sur le visiteur
par la grandeur des souvenirs. Aujourd'hui
un épais lait de chaux recouvre le tout, effa-
çant les vénérables rides de la pierre, em-
pâtant les fines sculptures du chapiteau,
dissimulant l'originale ornementation de la
voûte, faisant disparaître les traces de la
vie historique et comme l'âme du monu-
ment.
La Porte Dorée, au contraire, je suis
heureux de le noter, a été l'objet d'un tra-
vail intelligent; entièrement dégagée des
éboulements qui en dissimulaient la base,
elle apparaît dans l'intégrité de ses formes
primitives. De plus, deux arcs-boutants,
construits devant la façade, ont arrêté un
commencement de dislocation et assuré la
conservation intégrale du monument, sans
réfection ni restauration d'aucune de ses
parties. En faisant abstraction de ces étais
nécessaires, on a l'impression complète de
l'édifice, tel qu'il a été conçu par les habiles
JERUSALEM 57

architectes qui l'ont construit eetre le cin-


quième et le sixième siècle de notre ère.
C'est une oeuvre intéressante, composée
pour servir d'entrée monumentale à une
grande ville ou à un grand ensemble archi-
tectural, et qui remplissait cette fonction
avec distinction. Les profils et certains dé-
tails manquent d'élégance et accusent la
basse époque, mais l'ensemble a de l'origi-
nalité et de l'ampleur : les colonnes, avec
leurs chapiteaux imités de l'ionique, ont de
la puissance ; les chapiteaux des angles ex-
térieurs sont de très beaux morceaux de
sculpture décorative qu'on pourrait croire
de l'époque classique, si le dessin n'accusait
pas l'époque chrétienne. Le même caractère
chrétien se reconnaîtdans les rinceaux plats
et découpés qui ornent la frise intérieure
et certains membres des archivoltes exté-
rieures, rinceaux dont j'ai retrouvé les pa-
reils dans les belles ruines chrétiennes de
la Syrie du Nord.
Ces exemples et ces rapprochements nous
permettent de penser qu'en Palestine et en
58 JÉRUSALEM

Syriq, la sculpture ornementale s'est moins


rapidement déformée qu'à Byzanee et que
le style proprement byzantin, tel qu'il nous
apparaît à Constantinople et à Ravenne,
sous Justinien, ne s'est pas étendu à ces
régions avant la fin du sixième siècle.

A la sortie du Haram par la porte du


Nord, une nouvelle déception m'attendait.
Le superbe fossé qui couvrait de ce côté
l'enceinte du Temple d'Hérode, à la fois
défense et réservoir d'eau, et qui conservait
encore, il y a quarante ans, un si grand
caractère, ce fossé a disparu sous les immon-
dices! La nonchalance et l'incurie orien-
tales, pour s'éviter la peine de porter en
dehors de la ville les déchets de la vie
urbaine, avaient pris l'habitude de les jeter
dans la piscine antique, transformée en
dépotoir! Elle est aujourd'hui absolument
comble et avec elle a disparu un des aspects
les plus intéressants de l'ancienne cité.. Les
grandes assises de l'angle nord-estduTemple
subsistent toujours, mais privées de l'effet
JÉRUSALEM 59

de recul que leur donnait la profondeur du


fossé.
Il faut un effort d'imagination pour se
représenter ce qu'était cette face de l'en-
ceinte sacrée dans sa forme primitive. L'effet
devait en être grandiose : le grand mur,
auquel s'adossait le portique du nord, s'ap-
puyant d'un côté au rocher de la forteresse
Antonia, de l'autre, surplombant dans le
vide, baignant dans l'eau de la piscine qui
reflétait ses puissantes assises ; l'eau elle-
même, maintenue par une colossale digue
de pierre, au delà de laquelle le regard
plongeait dans les profondeurs de la vallée
du Cédron. A cette époque la pente de la
vallée était beaucoup plus rapide qu'aujour-
d'hui et le pied de la tour d'angle ne la
rejoignait qu'à une grande distance du
sommet. La hauteur totale du rempart, à
cet endroit, dépassait 30 mètres. Il en était
de même à l'angle sud-est, où la déclivité
était encore plus forte et où la hauteur
totale dépassait 40 mètres. L'impression
produite par cette longue courtine, enca-
60 JÉRUSALEM

drée à ses deux extrémités par d'aussi


hautes terrasses, devait être incomparable.
Ce sont les fouilles du capitaine anglais
Warren qui ont révélé ces beautés.
J'ai eu la bonne fortune, en 1869, de
visiter les travaux du célèbre explorateur et
je ne saurais oublier la vive impression que
j'en ai ressentie. Je suis descendu avec lui
dans les galeries souterraines qu'il avait su
pousser jusqu'aux fondations mêmes du
rempart antique, à 25 mètres sous le sol
actuel de l'angle sud-est, à 18 mètres sous
le sol actuel de l'angle nord-est. J'ai touché
de la main ces pierres gigantesques dont la
hauteur moyenne dépasse un mètre et dont
la longueur varie de un à dix mètres; j'ai
mesuré ces formidables bossages des assises
inférieures dont la saillie puissante défiait
les coups du bélier romain. J'ai eu la grande
satisfaction de lire à leur surface les marques
d'appareilleurs tracées au moment de la
construction et dont la paléographie se
rapporte à la date que j'avais assignée à
l'oeuvre elle-même, c'est-à-dire au règne du
JÉRUSALEM 6l

roi Hérode. C'est à l'angle nord-est que


cette constatation a été la plus intéressante
et la plus décisive. Sur deux des pierres de
la fondation, le capitaine Warren m'a mon-
tré une grande lettre hébraïque tracée en
rouge avant que la pierre fût posée; la
couleur, en effet, trop liquide, avait bavé
sous le pinceau et des gouttes avaient coulé
le long de la pierre, naturellement dans le
sens de la verticale; or il se trouve aujour-
d'hui que ces bavures rouges sont horizon-
tales, preuve évidente que, lorsqu'elles
furent produites, la pierre était placée
debout, c'est-à-dire n'avait pas encore été
posée sur son lit définitif. Or ces deux lettres
sont : l'une un T, l'autre un Q, qui appar-
tiennent à l'alphabet hébraïque en usage au
premier siècle avant ou au premier siècle
après l'ère chrétienne.
Au même point, le capitaine Warren
avait découvert un détail très intéressant :
un canal, traversant la digue de pierre qui
séparait le fossé de la vallée, servait de
déversoir ou de trop-plein à ses eaux; un
62 JÉRUSALEM

escalier ménagé dans l'épaisseur du mur de


la tour d'angle permettait aux habitants du
Temple de venir y puiser de l'eau, sans être
vus du dehors. Un soupirail, aux parois
très inclinées, éclairait le passage. Du côté
du fossé, le canal était fermé par une dalle
de pierre percée de trois trous; du côté de
la vallée, par une dalle munie d'un orifice
d'écoulement. Cette fontaine souterraine
fut peut-être une des dernières ressources
des défenseurs de Jérusalem bloqués dans
le Temple par les légions de Titus. Que de
fois cet escalier fut monté et descendu par
les soldats d'Eléazar et de Jean, par les
zélateurs en détresse, pendant les drama-
tiques journées du siège suprême !
Le capitaine Warren avait également
exploré l'angle sud-ouest de l'enceinte,
mais ses galeries étaient rebouchées à l'au-
tomne 1869. Je n'ai pu voir de mes yeux
les piles retrouvées par lui, ainsi que les
voussoirs écroulés du pont monumental,
qui, traversant la vallée du Tyropoeon,
mettait la grande basilique, qui couronnait
JÉRUSALEM 63

la face sud de l'enceinte du Temple, en


communication directe et de plain-pied
avec la ville haute de Jérusalem. Mais j'ai
pu, en recueillant ses observations et en les
comparant avec ce que j'avais vu, constater
avec lui la parfaite originalité et l'absolue
homogénéité du gigantesque travail qui a
donné à l'enceinte du Temple juif sa forme
définitive et dernière.
Ces souvenirs se pressent dans mon esprit,
alors qu'arrêté à la porte Nord-Est j'em-
brasse le Haramd'un dernier regard. Avant
de le quitter pour jamais, ma pensée évoque
une dernière fois la vision du Temple de Jé-
rusalem dans son intégritémajestueuse, alors
qu'il était dans la splendeur récente de la
restauration hérodienne : sa haute ceinture
de terrasses, aux escarpements vertigineux,
aux portes monumentales, au pont hardi;
par-dessus la ligne pittoresque des portiques,
des basiliques, des tours, le sanctuaire
dressant la succession savante de ses masses
étagées et dominant toute la scène, parmi
la fumée des sacrifices, l'éclat des trom-
64 JÉRUSALEM

pettes sacrées, les pieuses clameurs de la


foule ; puis, au milieu de ces pompes, de ces
orgueils, de ces illusions de sécurité, l'appa-
rition soudaine du Maître, l'anathème pro-
phétique dont je ne constate que trop le
rigoureux accomplissement : a II n'en res-
tera pas pierre sur pierre ! »
5 mars 1911.

Le plus notable changement peut-être qui


se soit produit à Jérusalem depuis soixante
ans est le grand développement des oeuvres
françaises et catholiques.
En 1853, le pavillon du protectorat fran-
çais ne flottait que sur deux établissements :
les Franciscains de Terre Sainte et le
patriarcat latin de Jérusalem. Les Francis-
cains s'adonnaient à leur oeuvre principale
et séculaire : la garde des lieux saints et
l'hospitalité envers les pèlerins. Ils y appor-
taient leur vigilance, leur dévouement, leur
vaillance. Ils exerçaient en même temps le
ministère paroissial pour les Latins de Jéru-
salem et de Bethléem. Ils avaient quelques
écoliers indigènes, une clientèle charitable
nombreuse. Pour les assister dans cette
tâche, ils avaient fait appel au dévouement
d'une communauté française, les Soeurs de
Saint-Joseph de l'Apparition, qui desser-
5
66 JÉRUSALEM

vaient un modeste hôpital de quelques lits.


Quant au patriarcat, de création récente, il
était à ses débuts ; quelques prêtres français
assistaient l'actif et vaillant Mgr Valerga
dans l'accomplissement de sa mission et la
création d'un séminaire indigène.
Depuis cette époque, toute une floraison
d'oeuvres a surgi du sol. Les grandes con-
grégations françaises sont venues successi-
vement fonder des établissements impor-
tants, où se distribue l'enseignement à tous
les degrés, s'exerce la charité sous toutes
ses formes, se donne l'hospitalité la plus
variée, foyers de vie spirituelle, intellec-
tuelle, charitable, dont le rayonnement n'est
pas sans éclat et dont l'action est très effi-
cace.
Ils font connaître et aimer la France,
propagent sa langue, étendent son in-
fluence morale, établissent entre elle et la
Terre Sainte un grand courant de relations
plus suivies, plus intimes, maintiennent les
traditions séculaires, les adaptent aux
besoins nouveaux.
JÉRUSALEM 67

Je ne puis m'empêcher de noter ici, avec


une vive satisfaction, les principaux résul-
tats obtenus par ce grand effort.

Le séminaire du Patriarcat latin est


devenu une maison fortement organisée,
de laquelle sortent chaque année des prê-
tres européens et indigènes qui vont évan-
géliser les villages arabes, jusqu'en Galilée
et au delà du Jourdain. Leur apostolat,
soutenu par l'estime qu'inspirent la régula-
rité et la dignité de leur vie, a déjà créé,
dans ces régions fermées, de petites églises
catholiques qui se multiplient et prospè-
rent. Fait curieux à noter : dans la récente
insurrection arabe qui a éclaté de l'autre
côté de la mer Morte et que les Turcs ont
réprimée avec la plus inexorable rigueur,
les chrétiens latins ont été respectés par les
deux partis.
Les Franciscains ont aussi développé
leurs écoles et relevé le niveau de l'instruc-
tion qu'on y donne.
Les Soeurs de Saint-Joseph assistent les
68 JÉRUSALEM

Franciscains pour la direction d'écoles


paroissialesde filles; elles ont, en outre, des
écoles leur appartenant et des orphelinats
à Bethléem, Ramallah, Ramleh; elles vien-
nent de fonder un sanatorium à Abou-
goche.
Quant à Yhôpital Saint-Louis, desservi
par elles, il est devenu un grand et bel
établissement, qui rend de précieux ser-
vices. Construit en dehors de la ville, aux
frais d'un généreux Français, M. le comte
de Piellat, qui est en même temps un
archéologue et un artiste, il contient près
de cent lits, reçoit des malades de toute
nationalité et de toute religion et leur
assure les soins les plus intelligents et les
plus appréciés.
Les Missionnaires d'Afrique, les Pères
Blancs du grand cardinal Lavigerie, ont à
Sainte-Anne un très bel établissement,
groupé autour de la vénérable église des
Croisés, donnée à la France après la guerre
de Crimée et restaurée par M. Mauss,
avec une science si discrète et si respec-
JÉRUSALEM 69

tueuse du passé. Une heureuse circons-


tance a fait retrouver, à quelques pas de
l'église, la piscine Probatique de l'Évan-
gile, avec les restes évidents des cinq por-
tiques qui l'ornaient. Les Pères Blancs ont
fondé, à l'ombre de ces vénérables débris,
un séminaire pour le clergé grec catholique.
J'ai vu là plus de cent jeunes gens élevés
dans la fidélité à ce rite auquel ils appar-
tiennent, mais en même temps formés à
l'école des vertus occidentales, de la litté-
rature et de la civilisation françaises.
Chaque année, de jeunes prêtres sortis de
cet établissement vont porter leur activité
sacerdotale et l'exemple de leur culture
intellectuelle et morale dans les commu-
nautés de leur rite disséminées autour de
Damas, entre le Liban et le désert, jusque
dans les sauvages régions du Haourân. Ils y
servent l'influence morale de la France, ils
y préparent les voies à la réunion des
églises orientales, selon la méthode du
grand pape Léon XIII.
Les Soeurs de Saint-Vincent de Paul
70 JÉRUSALEM

ont-un grand hospice dans le voisinage


de l'hôpital Saint-Louis. Elles y exer-
cent, avec leur maîtrise, leur dévoue-
ment et leur bonne grâce ' accoutumés*, ' la
charité dans ce qu'elle a de plus méri-
toire, de plus pénible, de plus efficace;
la vraie charité, chrétienne et française,
celle des mains et celle du coeur, s'adres-
sant aux misères les plus profondes et les
plus délaissées. Orphelins, vieillards, in-
firmes, aveugles, sourds-muets, au nombre
de plus de trois cents, y sont recueillis,
soignés, instruits; classes, ouvroirs, ateliers
donnent aux infortunés qui sont en état de
le recevoir un enseignement primaire et
professionnel; sourds-muets et aveugles
y trouvent l'enseignement spécial à leur
infirmité. Un dispensaire distribue aux
malades et aux blessés du dehors des mil-
liers de pansements et de consultations.
L'action de ces admirables femmes rayonne
au delà des limites de l'établissement; elle
va chercher la misère qui se cache, la souf-
france immobilisée, jusque dans la sordide
JERUSALEM 71

retraite où sont relégués les lépreux et


leurs horribles mutilations : la cornette
blanche apparaît dans ces repaires maudits,
appoçtantavec elle, au nom de la foi et de
la France, plus que le secours matériel, la
consolation et l'espérance ; elle y est reçue
avec des transports de joie, des effusions
de reconnaissance et de vénération.
Les Soeurs de Saint-Vincent de Paul des-
servent, en outre, l'hôpital construit pour
les musulmans par la municipalité de Jéru-
salem. Là aussi elles ont su désarmer le
fanatisme, s'attirer le respect, la confiance,
l'affection même des malades et des auto-
rités ottomanes. Enfin elles ont, à Beth-
léem, un hôpital de cinquante lits et un
dispensaire qui distribue annuellement plus
de 20 000 secours.
A l'origine de toutes ces oeuvres, on
trouve le nom d'une admirable Française,
la soeur Sion, venue la première en 1886,
avec deux de ses compagnes, en pionnier
de la charité. Son initiative, son intelli-
gence, son autorité, sa bonté ont fait des
72 JÉRUSALEM

miracles, conquis les coeurs, trouvé des res-


sources, créé des maisons, organisé leurs
services: sa mémoire est entourée d'une
lumineuse auréole.
Les Lazaristes, venus à Jérusalem avec
les Soeurs de-Saint-Vincent de Paul pour
assurer le service religieux de leurs établis-
sements, ont récemment fondé une école
apostolique qui concourt au recrutement de
leur ordre et à la formation de ses novices.
Les Assomptionnistes ont résolu, avec
une grande intelligence et un éclatant
succès, le problème des pèlerinages collec-
tifs, d'un effet si nécessaire et si utile. Il y
a soixante ans, l'habitude du pèlerinage en
Terre Sainte était pour ainsi dire perdue en
France, au grand détriment de l'influence
française; des individualités isolées, en
petit nombre, souvent plus touristes que
pèlerins, visitaient chaque année les Lieux
saints, tandis que les autres nations four-
nissaient des contingents réguliers et nom-
breux; les Russes surtout se signalaient par
l'importance croissante des foules pieuses
JÉRUSALEM 73

qui édifiaient l'Orient par leur nombre, par


leur dévotion, leur mysticisme communi-
catif et démonstratif. Ceux que préoccupait
le maintien des traditions de la France en
Orient s'attristaient de cette infériorité.
Des efforts furent tentés pour la faire
cesser. Un premier pèlerinage collectif fut
organisé en 1853. Il comptait quarante per-
sonnes, appartenant à divers mondes : celui
des oeuvres catholiques en majorité, puis le
monde des lettres et celui des salons. Il
réussit. J'en constatai le succès à Jérusalem,
où j'arrivai au moment où H les quarante »
achevaient leur séjour. Parmi eux je comp-
tais des amis et je nouai des relations. A
mon retour en France, un groupe se forma
pour poursuivre cette première expérience.
L'OEuvredespèlerinages fut fondée. Un Co-
mité se constitua; il se réunissait rue Fûrs-
tenberg. au siège de la Société de Saint-
Vincent de Paul. Adolphe Baudon le prési-
dait; autour de lui, Gaultier de Claubry, du
Havelt, Clément Juglar, Adolphe d'Avril,
C. Tranchant, l'abbé Le Rebours... Je suis,
74 JÉRUSALEM

avec Guillaume Rey, le dernier survivant de


ce Comité, qui a fait oeuvre modeste, mais
utile.
Une organisation fut créée, un bulletin
publié. Deux fois par an, à Pâques et aux
vacances d'automne, un pèlerinage partait;
il était transporté, hébergé, piloté, suivant
un itinéraire dont j'étais l'auteur, à des
conditions de prix très modérées, grâce au
concours généreux des Messageries mari-
times et des couvents de Terre Sainte. Le
nombre des pèlerins était d'une vingtaine
en moyenne pour chaque voyage; ils mar-
quaient en Terre Sainte la place de la
France; au retour en France, ils intéres-
saient par leurs récits et augmentaient
chaque année le nombre des esprits acquis
à la défense des intérêts français en Orient.
Pendant une vingtaine d'années, cette
organisation a fonctionné, créant un cou-
rant de relations, éveillant les attentions,
préparant les voies à de plus amples et à de
plus efficaces manifestations. Celles-ci sont
l'oeuvre des Assomptionnistes. On sait avec
JÉRUSALEM 75

quelle foi ardente, quel patriotisme sincère,


quel talent d'organisation, quelle intelli-
gence pratique des conditions modernes du
succès, ils ont créé, avec leurs ressources
propres, ces grandioses pèlerinages qui, de-
puis 1882, versent périodiquement des mil-
liers de Français sur le sol de la Terre
Sainte. La grande hôtelleriede Notre-Dame
de France, qui recueille ces foules dans des
conditions de bien-être très appréciées, est
devenue comme une sorte d'institution
nationale qui, par son nom, par l'ampleur
de ses lignes, par le vaste piédestal archi-
tectural qu'elle donne au pavillon de la
France, affirme la présence de la patrie,
aide à son action, à la propagation de sa
langue et de ses idées. Elle est en même
temps un centre de vulgarisation intellec-
tuelle. Un musée, constitué par le savant
P. Germer Durand, initie le pèlerin aux
grandes lignes de l'archéologie palesti-
nienne; des publications populaires font
connaître au grand public le résultat des
principales recherches, l'initient au mouve-
76 JÉRUSALEM

ment des esprits dans le monde oriental.


Dans une sphère différente, les Frères
de la Doctrine chrétienne font une oeuvre
d'une haute valeur, ils sont les principaux
propagateurs de la langue française. Ils ont
réussi, ici comme en Turquie et en Egypte,
à attirer dans leurs écoles la jeunesse
des classes moyennes de toute nationalité.
Leur méthode est celle qui plaît; l'instruc-
tion qu'ils donnent est celle qui convient le
mieux aux besoins locaux. Intéressant
résultat : c'est à eux que s'adressent, pour
le recrutement de leurs employés, la plupart
des administrations publiques ou privées.
J'ai visité leurs écoles de Jérusalem et de
Jaffa. La première compte 300 élèves en-
viron, la seconde au moins 400; toutes les
nationalités et toutes les religions qui com-
posent la mosaïque ottomane y sont repré-
sentées. Arabes, Grecs, Latins, Arméniens,
Maronites, Musulmans et Juifs se ren-
contrent sur les mêmes bancs et y vivent
en bonne harmonie ; ils apprennent tous le
français; beaucoup d'entre eux arrivent à
JÉRUSALEM 77

le parler et à l'écrire assez correctement; la


plupart en gardent quelques notions pra-
tiques; tous conservent le souvenir sympa-
thique de leurs maîtres français; ils n'ou-
blient pas non plus leurs condisciples : la
tolérance religieuse naît de la camaraderie
scolaire. En ce sens, l'enseignement des
Frères, tout en répandant l'influence mo-
rale de la France, travaille utilement au
rapprochement àôs races et à l'apaisement
des passions confessionnelles. Il mérite sans
réserve d'être encouragé et soutenu.
Une petite communauté de Bénédictins
français, chassée de son couvent de la
Pierre-qui-Vire, en Morvan, est venue s'éta-
blir à Jérusalem; elle a bâti, sur le mont du
Scandale, un couvent où elle se consacre à
la formation ecclésiastique de prêtres du
rite syrien catholique. Elle a, de plus,
accepté de l'Etat français la mission d'habi-
ter et de desservir l'église qui lui appartient
au village de Kiriath-el-Enab ou d'Abou-
goche, sur la route de Jaffa. Ce monument
m'intéresse au premier chef. C'est moi qui
i
78 JÉRUSALEM

ai eu la bonne fortune de le faire donner à


la France en 1873, alors que j'étais ambas-
sadeur à Constantinople ; je l'ai obtenu de
la bonne grâce du sultan Abd-ul-Aziz et de
l'amîcale courtoisie de Khalil-Pacha, alors
ministre des affaires étrangères, le plus
parisien des Turcs de cette époque, qui
avait le bon goût de ne pas oublier, sur les
rives du Bosphore, l'accueil sympathique
fait par la société parisienne aux élégances
tapageuses de sa jeunesse.
C'est une église bâtie par les Croisés, d'un
type peu banal et d'une rare conservation.
Les Bénédictins l'ont très bien restaurée,
avec discrétion et respect, conservant scru-
puleusement l'ancienne surface, avec les
restes d'une décoration peinte au douzième
siècle, avec les marques caractéristiques
des tâcherons français qui constellent les
murs et la patine vénérable que leur ont
donnée six siècles d'abandon. Ils ont
retrouvé et remis ert lumière l'ancienne dis-
position de l'église, qui est très originale :
une crypte en occupe presque tout le sons-
JÉRUSALEM 79

sol et, au centre de cette crypte, est un


bassin qu'alimente une source d'eau vive
très abondante ; source et bassin sont anté-
rieurs aux croisades; c'est leur présence
qui a motivé la construction du monument.
Une légende pieuse la rattachait sans doute
à quelque événement de l'histoire religieuse ;
elle a disparu du souvenir local. Mais la
présence de matériaux antiques, encastrés
dans la construction, en atteste l'ancienneté.
Ce sont des pierres d'appareil romain, des
fragments de colonnes et de chapiteaux,
une inscription latine de la dixième légion
Fretensis, celle qui s'était couverte de
gloire à la prise de Jérusalem, que Titus
avait laissée pour garder sa conquête, et
dont une vexillatio tenait garnison dans un
poste voisin de la fontaine.
Les Pères Bénédictins m'ont gracieuse-
ment reçu dans le petit couvent qu'ils ont
adossé au chevet de l'église et qui en assure
la solidité. J'ai été heureux de les féliciter de
leur oeuvre et de voir confiées à leurs soins
éclairés les destinées d'un curieux témoin
80 JÉRUSALEM

de l'épopée médiévale, que j'avais contribué


à sauver de l'oubli. J'ai également félicité
M. de Piellat, qui s'est très utilement mêlé
au travail de restauration et a relevé, avec
un soin minutieux et une grande habileté
de main, tous les détails archéologiques que
révélaient les travaux; il a, entre autres,
reproduit à grande échelle ce qui reste de
la décoration peinte qui recouvrait toutes
les parois de l'église : tableaux tirés de
l'histoire évangélique et traités suivant les
prescriptions du Guide de la peinture byzan-
tin, oeuvre d'un peintre grec, où les inscrip-
tions latines abondent, comme dans les
mosaïques de Bethléem, exécutées à h.
même époque et dans le même esprit de
bonne harmonie confessionnelle. Ces beaux
dessins seront, j'espère, publiés.
Un important établissement français est
la Trappe fondée à EI-Atrôun, dans les
ruines d'un ancien castel des Croisés, sur le
chemin de Jaffâ, à l'entrée des fertiles
régions de l'ancienne plaine de Saron. Un
malentendu d'itinéraire m'a empêché de le
JÉRUSALEM 8l

visiter et je le regrette vivement; j'aurais


eu un vif intérêt à voir de près les résultats
obtenus, sous le climat oriental, par l'appli-
cation des bonnes méthodes culturales des
Trappistes français. Je sais, par les rensei-
gnements que m'a fournis le R. P. Supé-
rieur, que les vaillants et pieux défricheurs
du sol asiatique ont constitué un vignoble
qui produit un vin très apprécié : vingt hec-
tares sont déjà en plein rapport, superficie
qui sera bientôt doublée; des pâturages
irrigués nourrissent un troupeau d'une ving-
taine de bêtes bovines; des champs cultivés
donnent un rendement de vingt hectolitres
de froment à l'hectare; un jardin potager et
un moulin à farine, actionné par un moteur
à pétrole, complètent l'ensemble de l'ex-
ploitation, exploitationmodèle pour ce pays
arriéré et dont les exemples constituent un
enseignement agricole du plus heureux
effet.

L'oeuvre de Sion, fondée par le célèbre


P. Ratisbonne en 1856, comprend des
6
82 JÉRUSALEM

Pères qui dirigent une école professionnelle,


et des Soeurs, qui ont à Jérusalem, au cou-
vent de YEcce Homo, écoles et orphelinat
et de plus un orphelinat au village d'Aïn-
Karime, dit Saint-Jean in Montana.
Les Passionnistes ont à Béthanie un dis-
pensaire.
Les Soeurs du Rosaire ont des écoles
paroissiales pour l'éducation des petites
filles arabes, dans les villages où se trouvent
les communautés fondées par les prêtres du
Patriarcat.
Les Franciscaines françaises ont à Beth-
léem un hôpital où elles soignent les incu-
rables avec un admirable dévouement.
Je ne cite que pour mémoire les maisons
cloîtrées où des religieuses françaises mènent
la vie contemplative dans ce qu'elle a de
plus austère, mais qui ne s'adonnent pas aux
oeuvres extérieures; ce sont les Bénédic-
tines du mont des Oliviers. les Carmélites
du Pater-, les Réparatrices et les Ctarisses.

L'oeuvre des Dominicains complète le


JÉRUSALEM 83

cycle des oeuvres surgics à Jérusalem depuis


quarante ans. Toutes celles dont j'ai som-
mairement analysé le caractère concernent
l'exercice de la charité sous toutes ses
formes, l'enseignement primaire et secon-
daire, la prière, l'apostolat. L'oeuvre de
Saint-Etienne concerne la haute culture
ecclésiastique, l'enseignement supérieur
scientifique. Elle arrive à son heure. Les
esprits attentifs au mouvement des idées,
soucieux de l'extension de la foi chrétienne
et du salut des âmes, se préoccupent du
divorce croissant entre les hommes de
science et les hommes de foi, de l'intensité
des courants qui entraînent, loin de la vérité
chrétienne, les intelligences cultivées, les
générations formées par le mouvement scien-
tifique contemporain; ils appellent de leurs
voeux là constitution d'un enseignement
supérieur, au courant de toutes les décou-
vertes de la science moderne, participant à
ces mêmes découvertes par ses propres
recherches, en état d'en contrôler les résul-
tats et faisant intervenir les résultats acquis
84 JÉRUSALEM

dans là défense des vérités religieuses; un


enseignement sachant adapter les moyens
de défense aux moyens d'attaque, parlant la
langue scientifique et s'imposant à l'atten-
tion des esprits cultivés et sincères, par
l'autorité, la valeur, la probité scientifique
de son argumentation. C'est l'accomplisse-
ment de ces voeux et la satisfaction de ce
besoin que poursuit l'école biblique de Saint-
Etienne.
Un mot sur la maison où elle est établie.
Elle est située sur l'emplacement tradi-
tionnel du martyre de saint Etienne. L'im-
pératrice Eudoxie, la femme de Théodose,
avait fixé et consacré cet emplacement par
la construction d'une basilique, vers l'an 460
de notre ère. Détruite parles Perses en 619,
la basilique n'avait pas été reconstruite;
une modeste église l'avait remplacée.
Agrandi par les Croisés, ce monument avait
été à son tour détruit au moment du siège
de 1187 et avait complètement disparu; la
tradition elle-même s'était déplacée et s'était
transportée dans la vallée de Gethsémani.
JÉRUSALEM 85

Un heureux hasard fit retrouver en 1884


les restes de l'église; expulsés de France,
les Dominicains purent acquérir le terrain
au milieu duquel ces restes avaient été
découverts. Des fouilles, conduites par eux
avec une consciencieuse méthode, ont mis
au jour tous les éléments essentiels de la
basilique d'Eudoxie, l'abside, la nef, la
crypte du martyr, l'atrium; des fragments
de mosaïque et des bases de colonnes
encore en place complétèrent la démons-
tration : je ne crois pas que l'on puisse
sérieusement contester l'authenticité de ce
sanctuaire.
Sur les fondations mêmes de l'ancienne
basilique et de l'atrium, une nouvelle basi-
lique et un nouvel atrium ont été construits,
reproduisant aussi fidèlement que possible
le monument d'Eudoxie : les colonnes sont
extraites de la carrière de belle pierre mar-
moriforme qui a fourni les colonnes de la
basilique de Bethléem; chapiteaux et bases
ont été dessinés d'après les fragments de
l'ancien monument; la décoration est sobre,
86 JÉRUSALEM

de bon goût; l'effet général est imposant et


recueilli. On peut regretter seulement que
l'architecte, s'exagérant les dangers de
l'incendie, n'ait pas recouvert l'église de
charpentes et de plafonds en bois. La recons-
titution du passé eût ainsi été plus exacte
et on eût évité les inconvénients esthétiques
et techniques qui résultent de la superpo-
sition d'une lourde voûte de pierre à une
légère colonnade mal préparée à en suppor-
ter le poids. Quoi qu'il en soit de cette
réserve, l'église est d'un bon caractère et le
couvent qui lui est annexé est très bien
compris : un grand bâtiment à deux étages
en forme d'équerre. Au rez-de chaussée, les
services, les réfectoires, desservis par un
large couloir d'une grande hauteur et d'un
grand caractère. Au premier étage, les
cellules voûtées, alignées de chaque côté
d'un large corridor; en retour, le long d'une
galerie de cloître, promenoir d'hiver large-
ment Ouvert au soleil de midi, une belle
bibliothèque, déjà riche des meilleurs ins-
truments de travail, des collections acadé-
JÉRUSALEM 87

miques', des revues spéciales en toutes


langues ; au bout de l'aile, la salle de récréa-
tion. De l'autre côté de l'église, l'école
biblique proprement dite, avec des loge-
ments pour les élèves venus du dehors, des
salles de cours, une vaste salle de confé-
rences, un commencement de musée, le
tout entouré d'un grand jardin clos de murs,
planté d'arbres fruitiers et de légumes,
dont un coin, transformé en basse-cour,
abrite une petite vacherie ûl un poulailler
pour les besoins de la communauté.
C'est dans cette retraite, d'ufie austère
élégance, si bien disposée pour la: santé de
l'âme et du corps, qu'une communauté peu
nombreuse, maïs choisie, prie, étudie, tra-
vaille, s'instruit et enseigne dans la séré-
nité et la paix, appliquée à la recherche
consciencieuse et à la défende de la vérité,
inspirée par l'amour des âmes, poursuivant,
sous l'autoritéde l'Église, un idéal de récon-
ciliation intellectuelle et d'expansion reli-
gieuse, dans la lumière et la liberté. Dans
ce groupe d'élite, toutes les spécialités
88 JÉRUSALEM

scientifiques nécessaires aux études bi-


bliques sont représentées : linguistique,
histoire, archéologie, épigraphie; du tra-
vail collectif de ces compétences, du com-
merce de ces esprits diversement préparés,
naissent de féconds rapprochements, de
fortes synthèses. Le travail de cabinet
se complète par la recherche directe des
monuments, par l'étude des traditions,
des usages, des dialectes, qui offrent de
si précieuses ressources pour la saine in-
terprétation des textes, pour la solution des
problèmes qu'elle soulève. Chaque année,
des explorations, dirigées dans des ré-
gions spécialement intéressantes des pays
bibliques, alimentent ce côté des études,
fournissent la matière à d'intéressants tra-
vaux.
La Revue biblique est l'organe de cette
activité laborieuse et variée. Les disser-
tations savantes sur les plus hautes et les
plus délicates questions d'exégèse ou de
critique historique s'y rencontrent avec des
récits de voyage, des descriptions de mo-
JÉRUSALEM 89

numents inédits, des informations de grande


valeur. Elle a pris dans le monde scienti-
fique une situation marquée et acquis une
autorité légitime.
L'enseignement donné à l'École biblique
n'a pas une moindre autorité ni une moin-
dre notoriété; il est suivi par des élèves
venus de tous les points du monde ca-
tholique. A côté de cet enseignement spé-
cial, qui ne s'adresse qu'à une élite in-
tellectuelle et porte sur l'exégèse, les lan-
gues orientales anciennes et modernes,
l'archéologie orientale, les professeurs ont
institué un enseignement qui s'adresse
au grand public et vulgarise les notions
acquises par les spécialistes. Des confé-
rences périodiques réunissent un vaste au-
ditoire, où se rencontrent les nationalités
et les religions les plus différentes. Nota-
bilités locales, jeunesse studieuse de la
ville, étrangers de passage viennent ap-
plaudir le beau langage de France, subir
l'action de la science française, l'influence
de ses idées.
90 JÉRUSALEM

Depuis près de deux semaines, je vis en


contact avec ce foyer intense de vie spiri-
tuelle et scientifique. J'en admire et j'en
envie la sereine eflicacité. Je sens tout ce
qu'ajoutent à la puissance du travail, à la
lucidité de l'esprit, à la quiétude intérieure,
la possession des certitudes dogmatiques,
la forte discipline intellectuelle et morale
librement acceptée, le sacrifice volontaire
des attachements mondains, la concentra-
tion de la pensée sur un objet unique, et
jusqu'à la régularité des exercices monas-
tiques, où tout est obligatoire, même le
délassement du corps et de l'esprit, et
où la règle donne aux plus vulgaires détails
de la vie quelque chose de la solennité du
rite et de la sainteté du devoir.
Tel, par exemple, le repas de midi. La
cloche a sonné pour l'annoncer. Les Pères
sont au choeur, achevant de psalmodier un
court office succédant au long travail de
la matinée. Ils se lèvent en silence et, le
capuchon rabattu, se dirigent vers le réfec-
toire; deux files de robes blanches glissent
JÉRUSALEM 91

le long des murs du grand couloir, silen-


cieuses et recuei!S»<s; arrivées à la porte
du réfectoire, elles s'arrêtent, se faisant
face : au moment d'accomplir la fonction
essentielle de la vie, la pensée de la mort
est évoquée, un souvenir pieux est donné
aux bienfaiteurs décédés du couvent et à
ceux dont la place est restée vide à !a table
fraternelle : un De profundis est récité à
voix basse, et le murmure rythmé de la
prière funèbre se prolonge sourdement sous
les voûtes de la galerie. Le psaume achevé,
les deux files blanches reprennent leur
marche et, évoluant avec une précision
toute militaire, viennent s'asseoir aux ta-
bles rangées le long des murs blanchis. Le
réfectoire est une vaste salle, aux hautes
voûtes portées par des piliers sévères. Au
centre, un vide imposant qu'occupent seuls
la chaire du lecteur et le pupitre du rituel.
Toutes les têtes s'inclinent pour la prière
que récite le prieur, puis le repas se pour-
suit dans un religieux silence. Il est frugal,
mais substantiel, comme il convient à des
92 JÉRUSALEM

hommes qui travaillent et dont le cerveau


réclame îa plénitude de ses forces. L'atten-
tion des convives est d'ailleurs arrachée à
la préoccupation de la nourriture tempo-
relle par la voix du lecteur, qui l'en-
traîne dans les régions de la pensée, vers
les sources de la nourriture spirituelle.
Le repas achevé par la prière, les deux
files blanches se reforment et disparais-
sent lentement dans les profondeurs du
cloître.
Mardi dernier, la règle a exceptionnel-
lement fléchi en ma faveur. Le P. Lagrange
avait eu la gracieuse pensée de réunir, au-
tour de moi, tous les représentants des
oeuvres françaises de Jérusalem. Chacune
des congrégations dont je viens de noter le
nom était représentée par son supérieur.
Le Révérendissime Custode de Terre
Sainte, le P. Razzoli, avait tenu à assis-
ter lui-même à la réunion, accompagné de son
vicaire, qui est toujours un Français. Le
patriarche latin était représenté par son
chancelier. Le consul général de France
JÉRUSALEM 93

affirmait par sa présence qu'à Jérusalem


au moins, la France officielle avait l'intel-
ligence de ne pas se séparer de la France
catholique. La règle du silence avait été
levée : les conversations étaient animées
et cordiales. Vers la fin du repas, le
R. P. Lagrange m'a souhaité la bienve-
nue; il a bien voulu rappeler, avec une
amicale bienveillance, la part que les cir-
constances m'ont amené à prendre aux
choses de l'Orient. Le Révérendissime a
bien voulu rappeler à son tour les efforts
que j'ai faits pour défendre les droits de
la France et de l'Eglise catholique aux
Lieux saints. J ai dû répondre à ces gra-
cieuses attentions. Qu'ai-je dit? Je ne le
sais plus; mais ce que je sais bien, c'est
qu'une grande satisfaction débordait de
mon coeur et remontait à mes lèvres, en
évoquant mes souvenirs, en contemplant
la belle floraison d'oeuvres françaises éclose
depuis cinquante-huit ans, en constatant
que l'oeuvre de la France se continuait,
quelles que fussent les difficultés de l'heure
94 JÉRUSALEM

présente, par l'initiative et le dévouement


des congrégations méconnues, par la géné-
rosité inlassable des catholiques français,
par la force de traditions séculaires, par
l'intelligence instinctive que l'âme française
a des devoirs et des intérêts du pays en
Orient. J'ai salué les vaillants coopérateurs
de l'action nationale et affirmé ma confiance
inébranlable dans l'avenir d'oeuvres animées
d'un tel esprit et poursuivant un si noble
but.
Cette conclusion est bien celle que je
tire de ma dernière et trop courte visite à
Jérusalem; et si je rapproche ce que j'ai vu
ici de ce que j'ai récemment vu en Egypte
et de ce que je sais des résultats obtenus
sur tous les points importants de l'Orient
par les congrégations françaises, cette con-
clusion s'impose à mon esprit avec la force
de l'évidence. L'oeuvre de la France se
poursuit sans défaillance, active, efficace,
en Galilée, en Syrie, dans le Liban, en
Asie Mineure, à Constantinople, en Egypte :
par les Soeurs françaises, dans leurs hôpi-
JERUSALEM 95

taux, leurs écoles, leurs dispensaires, leurs


orphelinats; par les Frères de la doctrine
chrétienne, dans leurs écoles et pension-
nats; par les Jésuites, dans leur belle uni-
versité de Beyrouth et sa remarquable fa-
culté de médecine; par les Dominicains,
dans leur grand établissement de Mossoul ;
par les Assomptionnistes, dans leurs nom-
breuses missions, par bien d'autres encore,
je ne puis tout citer. Et quand je me repré-
sente à l'esprit cet ensemble d'efforts, ins-
pirés par le seul amour de la patrie et de
la foi, réussissant, malgré une concurrence
acharnée et puissante, à maintenir le pres-
tige de la France, à étendre le domaine de
sa langue, de son influence morale et même
de son action économique, je m'incline
avec reconnaissance et respect devant les
artisans désintéressés de cette expansion
nationale et j'éprouve une invincible con-
fiance dans l'avenir. A une condition pour-
tant, c'est que l'opinion française continue
à suivre cet effort, à s'y intéresser, à
l'encourager par ses sacrifices, à pourvoir
96 JÉRUSALEM

aux besoins de cette armée pacifique qui


continue, sous une forme nouvelle, avec
des armes appropriées aux circonstances
actuelles, la mission traditionnelle de la
France. Gesta Dei per Francos,
Ramleh, 6 mars nu t.

Parti de Jérusalem par lo train de


deux heures. A la gare, le consul général
de France, la plupart des sup-'rieurs des
maisons françaises, venus pour me dire
adieu. Je suis profondément i«niché de
cette attention délicate. C'est avec un vrai
serrement de coeur que je nie sépare de
ces amis d'un jour et «que je quitte, cette
fois pour toujours, la ville sainte. I.e P. Sa-
vignac m'accompagne aimablement.
Le train serpente dans les vallées déso-
lées et les rochers dénudés de la montagne
de Juda. Quelques bicoques groupées sur
les sommets, quelques touffe? d'oliviers
dans les bas-fonds, quelques vignobles sur
les terrasses pierreuses dénotent seuls la
présence de l'homme dans ces espaces dé-
sertiques. Au sortir de la montagne, la
scène change : la plaine de Saron se dé-
roule verdoyant€^p7ïntanière: champs de
98 JÉRUSALEM

blé et d'orge étendent leurs nappes vertes,


alternant avec les blanches surfaces des
amandiers en fleurs, tandis qu'anémones
rouges et pâles asphodèles pointent dans
l'herbe naissante des prairies. Je suis frappé
des progrès de la culture : influence évi-
dente des colonies allemandes et juives
groupées autour de Jaffa; je veux croire
aussi à l'influence des exemples donnés par
les trappistes d'El-Atroun.
A quatre heures et demie, descendus à la
gare de Ramleh, coquet chalet entouré de
fleurs. Le Gardien des Franciscains vient
à notre rencontre et nous mène à son mo-
nastère. Je ne reconnais plus le vieux et
sombre couvent espagnol dont l'hospita-
lité m'a paru si confortable le 12 avril
1854,'alors que, venant du Caire, je des-
cendais de mon chameau, assez fatigué de
neuf rudes journées de désert. L'antique
construction a été détruite et remplacée
par un ensemble, plus en harmonie avec le
régime des chemins de fer. Un nouveau
bâtiment, destiné aux étrangers, contient
JÉRUSALEM 99

d'excellentes chambres. La famille du pa-


cha de Jérusalem y est en villégiature.
L'église est également refaite dans le goût
italien.
Sans m'attarder à la visite de ces nou-
veautés, je cours avec le P. Savignac à
la citerne dite de Sainte-Hélène, monu-
ment des plus intéressants, dont nous
avons, avec Waddington, en 1862, reconnu
la véritable origine. C'est une construction
musulmane datée de l'an 172 de l'hégire
(789 ap. J.-C), donc un des plus anciens
monuments arabes qui existent; il révèle,
en outre, des méthodes de construction et
un emploi systématique de l'arc brisé qui
méritent l'attention. Je l'ai entièrement
relevé en 1862; et puis je n'ai jamais
publié ces dessins, par scrupule d'archéo-
logue, en raison de certaines vérifications
jugées nécessaires, dont l'occasion s'est
fait attendre quarante ans! Je la saisis
aujourd'hui. Je trouve le monument dans
un état lamentable. L'indifférence des
Arabes, même pour les plus intéressants
I0O JÉRUSALEM

monuments de leur histoire, dépasse toute


mesure. Une partie des voûtes s'est écrou-
lée. Chacun vient, sans obstacle, arracher
les pierres dont il a besoin.
Par un heureux hasard, l'inscription
arabe qui donne la date de la construction
n'a pas souffert; elle a été tracée sur l'en-
duit qui garnit tout l'intérieur de la citerne
au moment où il était encore tout frais,
garantie évidente d'authenticité, mais non
de durée; c'est miracle que cette fragile sur-
face, détachée en vingt endroits, ait résisté
sur le seul point intéressant. Nous nous
hâtons de faire les vérifications si longtemps
attendues. Le soleil baisse rapidement; des
habitants du village, pénétrant par la brèche
béante, viennent faire leur provision du soir.
Des femmes aux longs voiles blancs puisent
l'eau avec des gestes antiques et s'éloignent
avec des démarches de canéphore; l'une
d'elles porte sur sa tête, en guise d'am-
phore, une vieille caisse en fer blanc de
pétrole américain!
Nous reprenons le chemin du couvent,
JÉRUSALEM 101

par une route bordée de cactus. C'est l'heure


de la rentrée des champs. La scène est
rurale et biblique. Les bergers d'Abraham
et de Laban devaient ressembler aux fellahs
déguenillés et hâves qui poussent grave-
ment leurs brebis vers le logis nocturne. La
soirée est délicieuse, l'air est tiède, la lu-
mière est douce : on est enveloppé de calme,
de sérénité et de paix. Le soleil se couche
derrière nous dans un ciel sans nuages ; les
ombres bleues s'allongent sur la poussière
blanche du chemin; bientôt elles se fondent
dans l'ombre infinie; les derniers points
lumineux s'éteignent, le silence se fait.
A ce moment précis, une voix s'élève,
claire, argentine, semblant venir du ciel,
xhantant une sorte de mélopée aux modula-
tions gutturales. Du haut du minaret adossé
à la vieille cathédrale franque, transformée
en mosquée, le muezzin rappelle aux musul-
mans le devoir rituel. « Dieu seul est grand,
venez le prier... «J'ai toujours, je l'avoue,
été impressionné par cet appel direct du
prêtre au fidèle, de la foi de l'un à la cons-
102 JÉRUSALEM

cience de l'autre, appel personnel, persua-


sif, fraternel; il ne m'a jamais paru plus
pénétrant. Mais voici que la cloche du cou-
vent tinte; dans son langage symbolique elle
dit : Angélus Domini nuntiavit Mariée...
et invite aussi les fidèles à la prière du soir.
La pensée est la même et semble convier
les coeurs à un rapprochement; mais son
expression même accuse le contraste irré-
ductible des croyances. Bientôt la voix de
bronze couvre la voix humaine et ses ondes
sonores s'étendent seules sur la plaine qui
s'endort.
Est-ce un avertissement, un symbole,
une espérance?
Jaffa, 7 mars 1911.

La nuit n'a pas tenu les promesses de la


soirée d'hier. Un orage a éclaté et boule-
versé le temps. Il pleuvait à verse ce matin
quand nous nous sommes rendus avec le
P. Savîgnac à la mosquée de Ramleh. Un
soldat de l'escorte de la femme du pacha
nous accompagnait et a levé toutes les dif-
ficultés. Pendant deux heures, nous avons
pu dessiner, mesurer et photographier en
entière liberté. La mosquée est l'ancienne
cathédrale bâtie par les Croisés vers le
milieu du douzième siècle. C'est un des
plus beaux monuments de celte époque et
un des mieux conservés. Il rappelle par ses
dispositions la cathédrale de Beyrouth, qui
est du même temps. Trois nefs terminées
par trois absides; la nef centrale couverte
par une voûte en berceau brisé, sans tran-
sept ni coupole, avec doubîeaux et pénétra-
tions pour les fenêtres; les bas-côtés cou-
104 JÉRUSALEM

verts en voûtes d'arêtes, séparées par des


doubleaux ; piliers à section cruciforme can-
tonnés de colonnes engagées ; chapiteaux et
bases de marbre de bon style roman in-
fluencé de byzantin, comme au Saint-Sé-
pulcre; quelques chapiteaux romains de
basse époque ou byzantins arrachés à des
ruines antérieures. La construction est
bonne et c!e belle allure, bien proportionnée
en toute? ses parties ; les lignes sont vigou-
reusement accusées; deux cordons d'un
ferme relief servent d'appui aux fenêtres de
la grande nef et accusent l'imposte de la
maîtresse voûte. Extérieurement, trois
portes aux archivoltes moulurées et por-
tées par des coîonnettes. On sent l'oeuvre
d'une école fortement constituée, comme
étaient les écoles françaises du douzième
siècle.
Rapide visite à l'école des soeurs de
Saint-Joseph de l'Apparition.
Repris le train à dix heures quarante, La
pluie nous accompagne jusqu'à Jaffa, le vent
souffle en tempête. Des fenêtres de la Casa
JÉRUSALEM 105

Nova des Franciscains, où nous sommes


réfugiés, nous voyons la mer grossir et
balayer les brisants de la côte. Le « port »
de Jaffa n'est qu'un petit bassin naturel
entouré de brisants et s'ouvrant sur la haute
mer par une étroite passe d'une dizaine de
mètres : les barques seules peuvent y en-
trer, et par mer calme. Aussitôt que les
lames se creusent, le passage est impossible
et le port lui-même devient dangereux; les
barques sont halées sur le rivage et toute
communication avec le dehors est inter-
rompue. C'est le cas aujourd'hui : les va-
peurs mouillés en rade ont pris le large et
le paquebot des Messageries qui devait
m'emmener a passé sans s'arrêter.
J'emploie mon temps à visiter les oeuvres
françaises. Il y en a deux très importantes :
l'hôpital des Soeurs de Saint-Joseph de
l'Apparition et l'école des Frères de la doc-
trine chrétienne. L'hôpital a été bâti et
fondé par un généreux industriel lyonnais,
M. Guinet, aujourd'hui décédé, mais dont
la famille continue les charitables traditions.
106 JÉRUSALEM

C'est un établissement modèle : deux étages


de galeries, largement ouvertes à la brise
de mer, entourent de trois côtés un jardin
rempli de verdure et de fleurs; les malades
y sont dans les meilleures conditions hygié-
niques et dans la douce atmosphère morale
que crée, autour de leur souffrance, la cha-
rité gracieuse et consolatrice des soeurs
françaises.
L'école des Frères n'est pas moins bien
comprise. Elle reçoit en ce moment quatre
cents élèves, externes ou internes, apparte-
nant à toutes les races et à toutes les reli-
gions; ils sont distribués en un grand
nombre de classes, où ils reçoivent la dose
d'institiction appropriée à leur âge et à la
carrière à laquelle ils sont destinés. Tout le
personnel était réuni pour me recevoir; rien
de curieux comme le groupe de ces quatre
cents enfants, types si différents, image
saisissante de la ^mosaïque ottomane et de
ses profondes divisions. Ici, la plus grande
harmonie règne. Après un morceau de
musique très convenablement exécuté, un
JÉRUSALEM 107

grand jeune homme m'a lu une adresse en


très bon français, et dont il comprenait fort
bien le sens. Dans ma courte réponse, j'ai
vivement félicité les Frères du résultat
obtenu par leur laborieux dévouement et la
valeur de leurs méthodes; j'ai engagé les
élèves à les aimer et, sans manquer à aucun
de leurs devoirs patriotiques, à aimer aussi
la France, qui suscitait ces dévouements
désintéressés et qui était pour eux comme
une patrie intellectuelle et morale. L'ac-
cueil fait à mes paroles m'a montré que
j'étais compris par la grande majorité de
l'assistance, preuve certaine de l'efficacité
de l'enseignement donné par les Frères. J'ai
quitté l'assemblée, encore plus convaincu
qu'à Jérusalem de la valeur de cet enseigne-
ment et du devoir qui incombe à la France
de ne pas lui ménager ses encouragements.
En mer, g mars 1911.

Ce matin, la mer s'est calmée. Un paque-


bot italien, venant de Beyrouth et se ren-
dant à Port-Saïd, a mouillé sur rade. Je me
suis empressé de prendre passage à son
bord. Il a levé l'ancre à cinq heures. Il
m'emporte rapidement vers l'Europe et les
banalités de la vie quotidienne. Appuyé au
bastingage, je vois fuir la côte. Le soleii
couchant l'éclairé d'une lumière dorée; les
fenêtres de la ville de Jaffa scintillent
comme des phares. La Terre Sainte m'ap-
paraît une dernière fois « brillante de clar-
tés », comme le 19 novembre 1853. C'était
alors le début avec ses espoirs; aujourd'hui
c'est la fin avec ses souvenirs. La vision
lumineuse descend lentement dans la mer;
bientôt elle disparaît et tout s'efface.
Mais le souvenir reste, plus intense, plus
lucide, plus reconnaissant que jamais. Il va
d'une date à l'autre, évoquant toute une suite
JÉRUSALEM 109

d'actions, de pensées, de lutteo. de satisfac-


tions intimes, de noms aimés... Tout un
chapitre de vie qui se ferme. Le souvenir
pénètre tout mon être; je sens qu'il ne me
quittera qu'avec la vie. Puisse cette fidélité
me valoir de ne pas disparaître tout entier
et d'échapper à l'imprécation du Psalmiste :
Oblivioni detur dextera mea sfobtilusfuero
lui, Jérusalem! t\
,-.Y..;J* •'<

FIN
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NO URRIT ET C,#
8, rue Garaacîère

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