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_ ___ par Laura Mulvey

D'autres images de femmes : Ma lin Ek et Lena Nyl én


dans Skyddsangeln /Le garde du corps (réal : Su_~ Osten , 1990 ).

Plaisir visuel ~t cinéma narratif


/

Dans ce texte fondateur de il~ théorie fémi- sexuel et d e ceux de Lacan sur la « phase du
1iste du_· c~ém _a (publié en 1_975Î, et dont nous 1 miroir » dans la constitution du moi, Mu lvey
~e13rodttrsom,un large extrait, Mu lvey pose les l mor;itre comment le d ispositif cinématographique
jalons de ce qui va constituer un des plus . reproduit et renforc e ces processus par son
grands axes méthodologiques d e ces études : organisation complexe des regards (émanan t de
l'utilisation de la psychanalys e pour démontrer · trois sources : Cê_méra, personnages et specta - '
comment l' insconscient de la sociét é patriarcal e -~ teurs). Elle souligne aussi l'a spect contradictoire
· structure la forme filmique mêm er Avant d'a bor- d es plaisirs du regard ainsi mis en œuvre, con-
der sein argument central, que nous présentons tradiction causée, d ' une part , par la dich oto mi e
ci-dessous, Mulvey justifie son utilisation de entre voyeurisme ' (qui implique une séparation
cette discipline qui, pour elle, permet de com- entre sujet et objet du regard) et identific at ion
prendre la fonction de la femm e dans l'ordre (qui impl ique une fusion des deux) . D'autre par't,
symbolique patriarcal. S'inspirant des travaux de elle montre comment la tension, rec onnu e pa r
Freud sur l'importance de la scopophilie (le plai -"":\ Freud, entre le plaisir de r_ egarder et le « dan-
sir de regarder) dan s la formation de l'instinct j ger » que cela représent e par l'évocation du

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)J
20 ans de théories f éministes sur le cinéma

complexe de castration, se Joue, au cinéma, à de concevoir un nouveau langage pour le


travers l'image de la femme exhibée pour le désir». Ces nouvelles formes de langage, entre-
spectateur masculin. , prises par certains cinéastes d'avant-garde,
Mulvey, qui est aussi cinéaste, 'place son détruisent inévitablement la satisfaction et les
argument dans un cadre polémique concret ·: le plaisirs du cinéma dominant. Mais, conclut Mul-
but de son analyse est « une négation totale de vey, puisque ce cinéma dominant est totalement
la facilité et de la plénitude du film narratif de soumis « aux besoins névrotiques du moi mas-
fiction » (représen t é dans son article en parti - culin », son déclin ne peut être constaté par les
culier par Hitchcock et Sternberg) en faveur femmes qu'avec, tout au plus, « un petit regr et
d'un cinéma alternatif qui « transcende les for- sentimental ».
mes usées et oppressives, et qui ose braver les
\ conventions normales du plaisir cinématique afin G.V.

La femme comme image, l'homme festée dans le cinéma narratif; on voit ainsi
comme porteur du regard apparaître ce que Molly Haskell appelle « les
films de copains » où l'érotisme homosexue l
f
r
1
A. Dans un monde gouverné par l'inéga-

de l'homme projette ses fantasmes sur la


figure féminine que l' on modèle en consé-
quence . Dans le rôle exhibitionniste qui leur
actif de~ pr!ncipaux perso,nnages mas~ulins
lité entre les sexes, le plaisir de regarder se\'\ per~et a I h1st<?1~e de se derouler sans. mter-
partage entre l'homme élément actif et la l rupt1on.) Trad1t10nnellement, on exhibe la
femme, élément passif. Le regard déterminant femme à deux niveaux : comme objet éroti-
que d ' une part pour les personnages de l'his-
toire et d'autre part pour les spectateurs dans
la salle, avec une tension entre les · regards
est traditionnellement imparti, les femmes d'un côté et de l'autre de l'écran. Par exem-
. sont simultanément regardées et exhibées · pie, le recours au personnage de la show-girl

L
leur apparence est codée pour produire u~ permet l'unification technique de ces deux
fort impact visuel et érotique qui connote regards sans apparente rupture de la diégèse .
.J< le-fait-d .'être-regardé ». La femme exhibée Une femme s'offre en spectacle à l'intérieur
comme objet sexuel est Je leitmotiv du spec- du récit ; le regard du spectateur et celui du
tacle érotique : des pin-ups au strip -tease, de personnage masculin du film se combinent
Ziegfeld à Busby Berkeley, c'est sur elle que habilement sans rompre la vraisemblance du
le regard s'arrête, son jeu s'adresse au désir { récit. Pendant un instant, l'impact sexuel de
masculin qu'elle signifie. Les films commer- l' actrice sur scène transporte le film dans un
ciaux savent fort bien combiner spectacle et « no ·man's land », en dehors de son propre
récit (il faut noter, cependant, que dans la · temps et de son propre espace. Voyez la pre-
comédie musicale les numéros chantés et dan- mière apparition de Marilyn Monroe dans
sés rompent le déroulement de l'action). La River of No Return (Rivière sans retour, Otto
présence de la fe_mme est un élément de spec- Preminger) et les chansons de Lauren Bacall
tacle indispensable aux films narratifs stan- dans To Have and Have Not (Le port de
dards. Pourtant sa présence visuelle tend à l'angoisse, Howard Hawks) . De la même
/ empêcher le développement de l'intrigue, à façon, les gros plans sur les jambes (Dietrich,
suspendre le cours de l'action en des instants par exemple) et le visage (Garbo) sont une
de contemplation érotique . Cette présence
« étrangère » doit alors être intégrée de façon
j \ cohérente à l'histoire. Voici ce que dit le réa-
J convention qui intègre un mode différent
d'érotisme au récit. Quand on pré sente un
corps en fragments on détruit l'espace codi-
~ lisateur Budd Boetticher : « Ce qui compte fié depuis la Renaissance ainsi que l'illusion
c 'est ce que l'héroïne provoque, ou plutôt ce \ de profondeur nécessaire à tout récit. L'image

Î! qu'elle représente. C 'est elle, ou plutôt \ sur l'écran en devient plate, comme celle des
l'amour ou la peur qu'elle suscite chez le l découpages de papier ou des icônes, perdant
\ héros, ou bien l'intérêt qu'il éprouve à son ; toute ressemblance avec la réalité.
\ égard, qui le pou sse à l'action. En elle-même, \ __
\. la femme n'a pas la moindre importance. »
'--- (Une tendance à se débarrasser complète - B. Une même division hétéro sexuelle
ment de ce problème s'est récemment mani - du travail entre fonction active et passive

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Plaisir visuel et cinéma narratif

contrôle la structure narrative. Selon les prin-


cipes de l'idéologie dominante et les structu-
res psychiques qui la soutiennent, le person-
nage masculin ne peut endosser le rôle d'objet
sexuel. L'homme éprouve une certaine réti-
cence à contempler l'exhibitionnisme de son
semblable. Par conséquent la division entre
spectacle et récit conforte l'homme dans le
rôle actif de celui qui fait progresser l'his -
toire, qui agit. L'homme contrôle les fantas-
mes du film et émerge ainsi en détenteur d'un
pouvoir qui va plus loin : il est le médiateur
du regard du spectateur , celui par qui ce
regard est transféré de l'a utre côté de l'écran,
· ce qui permet de neutraliser le caractère extra-
diégétique représenté par la femme-spectacle.
Ceci est possible grâce aux processus mis en
œuvre lors de la structuration du film autour
deconstructing
d'un personnage central qui contrôle le dérou-
lement de l'action et avec qui le spectateur . 'd·iffere ·,nce'
peut s'identifier. En s'identifiant avec le
héros, le spectateur projette son regard s1,1r
son semblable, son substitut à l'écran . Ainsi
le pouvoir du héros qui a la situation en main cer les limites de l'écran. Le héros domine la "\
coïncide avec le pouvoir actif du regard éro- scène, une scène d' illusion spatiale où il struc- 1
tique pour créer un sentiment satisfaisant de ture le regard et crée l'action. "' )
toute . puissance. Les caractéristiques de la
séduction chez la star masculine ne sont pas C. Dans ce qui précède nous avons mis au
celles de l'o bjet érotique du regard, mais cel- jour une tension entre un mode de représen-
les du moi idéal plus parfait, plus complet et tation de la femme au cinéma et les conven-
plus puissant tel qu'il est conçu au moment tions qui entourent la diégèse. A chacune de
originel de la reconnaissance dans le miroir. ces instances correspond un regard : celui du
Le personnage de l'histoire peut agir sur les spectateur en contact scop ophiliqu e direct
choses et contrôler les événements mieux que avec la silhouette féminine que l'on exhibe
le spectateur /sujet, tout comme, chez 1' pour son plaisir (et qui connot e ici le fan-
l'enfant, l'imag e dans le miroir exerçait un tasme masculin) et celui du spectat eur, fas-
meilleur contrôl e de la coordination motri ce. ) ciné par l'i mage de son semblable placé au
Co ntrairement au personnage fél\Ilinin, sein de l'illu sion d'un espace naturel, contrô -
défini comme une icône, le personnage mas- lant et possédant à traver s lui la femme au
culin actif (l'idéal du moi du processus sein de la diégèse. (Cette tension et ce pas-
d'identification) a besoin d'un espace tri- sage de l'un à l' autre peuvent structurer un
dimensionnel sur le modèle du moment de la seul texte. Ainsi, aussi bien dans On/y Ange/s
reconnaissance dans le miroir, au cour s Have Wings [Seuls les anges ont des ailes,
duquel le sujet aliéné intériorise la r eprésen- Howard Hawks] que dans To Have and Have
tation qu'il se fait · de son existence imagi- Not, le film s'ouvre sur la pré sentation de la
naire. Il est une figure au sein d 'un paysage. femme comme objet des regards conjugué s
Là, la fonction du film est de reproduir e des spectateurs et de tous les personnage s
aussi fidèlement que possible les conditions masculins du film. Elle est isolée, provocante 1
soi-disant naturelles de la perception humaine. . exhibée et sexualisée. Mais au fur et à mesure
Les techniques cinématographiques (la pro -, -1 que l'histoire se développe, elle tombe amou -
fondeur de champ en particulier) et les mou- · \ reuse du héros et en devient la propri été, per- \
vements de caméra (qui suivent ceux du ' dant alors tout ce qui dans son apparence la
héros), en se combinant au montage invisi- J rendait provocante - sa sexualité envahis-
ble (tel que l'exige le réalisme) tendent à effa- .,, sar1te, ses connotations de show-girl ; son éro- 1.

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r 20 ans de théories féministes sur le cinéma

l tisme ne s'adresse plus qu'à la star masculine.


En s'identifiant avec ce dernier, en partageant
t~ation), de la prise de contrôle et son assu-
jettissement en la punissant ou en lui offrant
son pouvoir, le spectateur peut indirectement le pardon . Cet aspect sadique va bien avec
la posséder lui aussi.) la forme narfative. Le sadisme exige une his-
*- Mais en termes psychanalytiques, le person- toire, il dépend d'une dynamique, du chan-
nage féminin pose un problème plus sérieux. gement que l'on impo se à autrui, d'un con-
Elle connote aussi quelque chose autour flit physique ou mental, d'une opposition
duquel ne cesse de tourner le regard, mais entre victoire et défaite - toujours dans le
qu'il réfute : l'absence de pénis chez elle, qui cadre d'un temps linéaire, avec un début et
implique une menace de castration et donc le une fin. La scopophilie fétichiste, quant à
non -plaisir. En fin de compte, ce que repré~ elle, peut exister hors du temps linéaire puis-
sente la femme, c'es!_ l~_gifférepce sexuelle, que l'instinct érotique se concentre sur le seul
l'absence du pénis vérifiable ..._de visu, la regard. On trouve facilement des illustrations
prëûve matéri~lle sur]j:qy~He se _f9nde le com- de ces contradictions et de ces ambiguïtés
plexe de castration, essentiel pour accéder à dans l'œuvre d'Hitchcock et de Sternberg, qui
l'orarê -symlfü11queef à la loi du père. Donc
1
la fëmme-i.ëfü1e,o fferte au plaisir visueLdes
ont tous deux pratiquement fait du regard le
contenu ou le sujet d'un bon nombre de leurs
homme s qui contrôlënf "aëtivement le regard, 1 (films. Hitchcock est plus complexe puisqu'il
rriènace- en---permane1rne· ~:évoquer- 1'angoisse a recours aux deux mécanismes. L'œuvre de
qu'dle- s1gnifiait origmellement. Deux alterna- Sternberg, quant à elle, offre de nombreux
tiyess'ofrrent '"-à-rtrrctffiscienC masculin pour exemples de pure scopophilie fétichiste.
échapper à l'angoisse de castration. Soit il
travaille à reconstituer le traumatisme origi- D. Sternberg a dit un jour qu'il serait tout
1 ne! (scruter les mystère s de la femme, cher- à fait d'accord que l'on montre ses films à
il. cher à les percer) ce qu'il compense en rabais- 1 l'envers pour que ni l'histoire ni l'identifica-
sant, punissant ou sauvant l'obj et coupable \ tion aux personnages n'interfèrent chez le
/ 1 (un bon exemple de cette solution étant la spectateur avec la pure appréciation de
/ problématique du film noir) ; soit il dénie l'ima ge à l'écran. Cette affirmation est révé-
/ complètement la castration en y substituant j latrice mais naïve : naïve , car ses films exi-
un objet fétiche ou en transformant en féti- gent que la figure féminine (Dietrich, dans le
che"la figure représentée elle-même afin de la cycle des films qu'il a faits avec elle, en cons-
/ rendre rassurante plutôt que dangereuse (de tituant l'exemple le plus parfait) soit identi-
1 là naît la surévaluation, le culte de la star fiable. Mais elle est révélatrice car elle met
féminine). ' l'accent sur le fait que pour lui, ce qui
La deuxième solution, la scopophilie féti- compte c'est l'espace pictural contenu par le
chiste, rehausse la beauté de l'objet, le trans- cadre plutôt que le récit ou les processus
form ant en quelque chose de satisfaisant en d'identification. Hitchcock investit l'aspec t
soi. En revanche, la première solution, le fouineur du voyeurisme. Sternberg, lui, pro-
voyeurisme, a des relents de sadisme ; dans duit le fétiche ultime, l'amenant au point où
ce cas, le plaisir - pour le sujet masculin - le regard dominant de l'h omme (qui caracté-
provient de la constatat ion de la culpabilité rise le cinéma narratif traditionnel) est détruit
chez la coupabl e (liée immédiatement à la cas- au profit de l'image en rapport érotique direct
avec le spectateur. On assiste à une fusion
entre l'espace de l'écran et la beauté de la
Selon les principes de l'idéologie femme comme objet ; elle n'est plus porteuse
dominante et les structures de culpabilité mais devient un produit parfait
psychiques qui la soutiennent, le dont Je corps, stylisé et fragmenté par les gros
p ersonnage masculin ne peut plan s, constit ue Je contenu du film, et auquel
s'ad resse directement le regard du spectateur.
endosser le rôle d'objet sexuel. Sternberg a peu recour s à l'illu sion créée
L'homme éprouve une certaine par la profondeur de champ ; son écran a
réticence à contempler tendance à être un espace unidimensionnel où
l'exhibitionnisme de son semblable. jeux d'ombre et de lumi ère, dentelles, volu-
tes, feuillages, tulle, bande rol es et autres élé-

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Plaisir visuel et cinéma narratif

Jam es Stewa rt épie sa vo isine « Miss Torso » (« Mlle Torse »)


dans Rear Wind ow/Fenêt re sur cour (Alfre d Hitchcock, 1954)

ment s produisent un champ visuel réduit. Le lieu en l' abse nce de l' homme qu'elle aime
regard ne passe pra ti quement pas par la dans la fict ion . Il y a d 'a utr es témoins ,
médiation des yeux du héros. Au cont rai re, d'autres spectate ur s qui la regardent dan s le
des présences un peu falotes, comme cellès de film ; leur regard ne fait qu ' un avec celui du
La Bessière dans Morocco (Cœurs brûlés), publ ic plutôt qu e d'en être le substitut. A la
avec lesqu elles le spectate ur ne peut s'identi- fin de Morocco, To m Brown a déjà disparu
fier, servent de ·sub stitut au metteu r en scène. dan s le désert qu and Am y Jolly enlève ses
Malgré l'insistance avec laquelle Ste rnb erg sandales dorées .et le suit à la marc he. A la
affir me que les histoires qu'il raconte n'on t fin de Dishonor ed (Agent X 27), Kranau est
aucun e imp ort ance , il est signifi cat if qu e ses indiffé rent au destin de Magd a. Dan s les deux
récits traitent d'une · situation plutôt que de cas, l'i mpa ct érot ique , sanc tifié par la mort,
reposer sur le suspens e et possèdent une tem- est offert en spectacle au publ ic. Le héro s ne
pora lité cyclique plutôt que linéai re, tandis comprend pas et, surtout, ne voit pa s.
que les comp lication s des intri gues sont le En revanche, chez Hitchcock, le héros vo it
résultat d'un malentendu plutôt que d'un con- très précisément ce que le publi c vo it. Bien
flit. Le gra nd absent, c'est le regard domi - que la fa scina tion pour une image perçue par
nant de l'homme au sein de la scène de le biais de l'éro tisme scopop hilique puisse être
l'écran. Le paroxysme du drame émotionnel le sujet du film, c'es t au héros qu'il imcomb e
dans les films les plus typiques de Mariene d 'incarner les contr adictions et la tension res-
Dietric h, les mom ents où la signification éro- senties par le spectateur . Dans Vertigo (Sueurs
'tique de cette dernière est la plus chargée, ont froides) en particulier, mai s aussi dans Mamie

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20 ans de théories féministes sur le cinéma
r Lorsqu'elle franchit la barrière entre sa cham-
On trouve facilement des bre et le bâtiment d'en face, leur relation
illustrations de ces contradictions et retrouve une dimension érotique. Il ne se con-
de ces ambiguïtés dans l'œuvre tente pas de la regarder à travers son objec-
tif, comme une lointaine image chargée de
d'Hitchcock et de Sternberg, qui \ sens, il la voit aussi comme une intruse cou-
ont tous deux pratiquement fait du pable, confondue par un homme dangereux
regard le contenu ou le suj et d'un qui menace de la punir, ce qui lui fournit en
bon nombre de leurs films. fin de compte une chance de la sauver.
L'exhibitionnisme de Lisa nous avait déjà été
communiqué par son obfession pour les vête-
ments et la mode, par son désir de faire
d'elle-même une image pas sive de perfection
(Pas de printemps pour Marnie) et dans Rear plastique . Quant au voyeurisme et à l'activité
Window (Fenêtre sur cour), le regard est un de « spectateur professionnel » de Jeffries, ils
élément central de l'intrigue ; il oscille entre avaient aussi été établis par son travail de
voyeurisme et fascination fétichiste. Hitchcock journaliste-reporter : c'est un raconteur d'his-
n'a jamais caché son intérêt pour Je voyeu- toire\et un chasseur d'images. Cependant son
risme au cinéma et ailleurs. Ses héros sont des inactivité forcée Je cloue à son fauteuil
parangons de l'ordre symbolique et de la loi comme un spectateur de cinéma, et le met
- un policier (Vertigo), un homme domina- carrément dans la position fantasmat ique
teur qui possède arge nt et pouvoir (Marnie) occupée par Je public .
- mais leurs pulsions érotiques les mettent Dans Vertigo, la prise de vue subjective
dan s des situations compromettantes. Le pou- domine. Mis à part un fla sh-back du point
voir de soumettre autrui à sa volonté de vue de Judy, le récit s'élabore autour de
(sadisme) ou à son regard (voyeurisme) prend, ce que Scottie voit ou ne voit pas. C'est pré-
dans les deux cas, la femme comme objet. Le cisément de son point de vue que le public
pouvoir s'appuie sur l'assurance du bon droit voit croître son obsession et le désespoir qui
et sur la culpabilité établie de la femme (qui en résulte. Le voyeur isme de Scottie est fla-
évoque lg castration d'un point de vue grant : il tombe amoureux d'une femme qu' il
psychanalytique). Une véritable perversion se suit et qu'il épie sans jamais lui parler. Son
cache à peine sous un léger masque de cor- côté sadique n'est pas moins flagrant : il a
rection idéologique : l'homme est du bon côté choisi (et de son plein gré, après avoir connu
de la loi, la femme du mauvais. L'utilisation la réussite comme avocat) de devenir policier,
habile des processus d'identification chez avec toutes les possibilité s de poursuites et
Hitchcock, et son recours fréquent à la d'enquêtes que recèle la profession. Le résul-
caméra subjective qui exprime le point de vue tat est qu'il prend en filature et surveille une
du héros entraînent les spectateurs au cceur représentation parfaite de la beauté et du
de la position de ce dernier et leur font par- mystère de la féminit é, dont il tombe amou-
tager son regard gêné. Le spectateur est reux. Après sa confrontation avec elle, sa pul-
plongé dans une situation de voyeurisme au sion érotique le pousse à la détruire et à
sein de la scène de l'écran et de la diégèse, l'obliger à parler en lui faisant subir un inter-
ce qui parod ie sa prop re situation de voyeur rogatoire en règle.
dans la salle de cinéma . ~ Dans la seconde partie du film, il recons-
Dans son ana lyse de Rear Window, Jean titue son intérêt obsessionnel pour l'image
Douchet voit le film comme une métaphore qu'i l aimait observer en secret. Il reconstruit
du cinéma. Jeffries est le public, les événe- Judy pour en faire Madeleine, la forçant à
ments qui se déroulent dans l'appartement reproduire les moindres détails de l'apparence
d 'en face correspondent à l'écran. Quand il physique de son fétiche. L'exhibitionnisme et
épie par la fenêtre, son regard, élément cen- le masochisme de Judy en font le contrepoint
tral du drame, en acquiert une dimension éro- idéal (passif) du voyeurisme sadique (actif) de
tique. Tant qu'e lle restait du côté du specta- Scottie. Elle sait que son rôle c'est de s'offrir
teur, son amie Lisa l'ennuyait, il n'é prouv ait en spectacle - que c'est seulement en jouant
qu'un faible désir sexuel à son égard. ce rôle jusqu'au bout et, ensuite, en le re-

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Plaisir visuel et cinéma narratif

jouant qu'e lle peut maintenir l' intérêt éroti-


que de Scottie. Mais au cours de ce proces-
sus de répétition, il la détruit et réussit à
montrer sa culpabilité. La curios ité de
l'homme l'emporte; la femme est punie.
Ainsi donc, dans Vertigo, l'engagement
érotique avec le regard fait boomerang : la
fascination du spectateur se révèle comme un
voyeurisme illicite à mesure que le contenu
narratif développe les processus et les plaisirs
dont il fait preuve et auxque ls il prend plai-
sir. Ici, le héros hitchcockien est fermeme nt
positionné au sein de l'ordre symbolique, en
termes narratifs. Il possède tous les att ributs
du surmoi patriarcal. Par conséq uent le spec-
tateur, que la légalité apparente de son subs-
titut avait apaisé en un faux sentiment de
sécurité, perce à jour la nature du regard et
se trouve dévoilé comme complice, prisonnier
de l'ambiguïté morale de son regard. Loin de
constituer une sorte d'aparté sur les perver-
sions de la police, Vertigo traite des implica-
tions de la division entre l'élément actif qui
regarde et l'élément passif qui est regardé en
termes de la différence sexuelle et du pouvoir
de la symbolique masculine que le héros
représente. Mamie, elle aussi, s'offre en spec-
tacle pour le regard de Mark Rutland et se
fait passer pour l'image -parfaite -à-regarder.
Rutland est, lui aussi, du côté de la loi
jusqu'au moment où. poussé par son obses-
sion pour la culpabilité de Mamie, pour son
secret, il est possédé de l'envie de la voir en
train de commettre un délit, de la faire
avouer, et, ainsi, de la sauver. Donc lui aussi
se fait complice quand il exploite les préro-
gatives de son pouvoir. Il contrôle l'argent et
les mots ; il garde « le beurre et l'argent du
beurre ».

Laura MUL VEY

Extrait d'un article. parq qans · Screen,'


vol. 16, n° 3, automne 1975.·Reprôduit avec
l?.. permission de Scree,n.
· ·
Traduction de Valérie Hébert et Bérénice
Reynà.ùd. Marlène Dietrich dans Morocco/Cœurs brû lés
(Josef von Sternberg, 1930)

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