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LEÇONS SUR L’ETHIQUE MEDICALE, LA PHILOSOPHIE DE LA

MEDECINE ET LA PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE.

Pascal Nouvel.
Université Paul Valéry – Montpellier.

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PREMIERE LEÇON :

LES TROIS RACINES DE L’ETHIQUE MEDICALE

INTRODUCTION

Dans cette leçon, je chercherai à définir la notion d’éthique médicale, à en repérer les éléments
déterminants, les racines. Je partirai, très concrètement, d’un déplacement, d’une déambulation
dans un hôpital. Je prendrai l’hôpital St Louis, à Paris, parce qu’il se trouve que j’ai eu l’occasion
de le fréquenter un peu, mais ça pourrait être n’importe quel hôpital, et je poserai la question
suivante : où rencontre-t-on l’éthique dans ces murs ? A quel endroit, et dans quelles
circonstances se manifeste quelque chose qui pourrait ressembler à l'éthique ?

Une fois identifié le lieu où se loge l’éthique dans l’hôpital, j’aborderai une seconde question : en
quoi consiste-t-elle précisément dans le contexte particulier de l'hôpital ? J’aurai besoin ici de
m'appuyer sur une définition très provisoire et imparfaite de l’éthique (car c'est une question
qui, à elle seule pourrait occuper des livres entiers). Et il s'agira non seulement d'une définition
provisoire et imparfaite mais, de plus, d'une définition limitée à l'ensemble des problèmes qu'on
rencontre de façon courante dans le contexte médical. L'éthique, je la caractériserai, très
provisoirement donc, comme le domaine du choix en vue de l'action.

Et, à partir de là, je montrerai que ce qu’on aura identifié comme étant l’éthique dans cet hôpital
peut se ranger sous trois rubriques générales : la première de ces rubriques est ce que
j'appellerai le point de vue de la maladie. La seconde, je l'appellerai le point de vue du malade. La
troisième enfin, dont je montrerai qu’elle est la plus importante, est le point de vue de la valeur
de la vie. Et ces trois fondements de l’éthique médicale, je ne les appellerai pas « fondements »,
pour des raisons que je vous exposerai, mais racines de l’éthique médicale. Ce seront donc les
trois racines de l’éthique médicale.

Je montrerai que l’une de ces racines, celle qui a trait à la valeur de la vie, s’enfonce plus
profondément dans la philosophie. L’éthique, en effet, demande essentiellement une chose : que
vaut la vie ?

LE DOMAINE DE LA BIOETHIQUE
Dans le cours suivant, je reprendrai cette même question, mais équipé cette fois d’une
caractérisation plus précise de ce qu’est l’éthique médicale, je demanderai où se trouve l’éthique
dans la bioéthique. Là encore, je partirai d’un cas concret : une visite à l’intérieur d’un problème
dit de bioéthique, la question du clonage. Je montrerai que le questionnement éthique qui se
développe autour de l’utilisation éventuelle des techniques de clonage a bien la structure
caractéristique des questions éthiques mais qu’il s’en distingue aussi par certains aspects
importants. Je montrerai que la bioéthique a pour principale caractéristique d’être non pas une
éthique mais une politique.

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Ayant fixé ainsi deux pôles, deux extrêmes dans le repérage de la présence de l’éthique dans les
questions médicales - d’un côté, le plus concret, le plus immédiat, le plus courant, le plus banal
aussi d’une certaine façon, de l’autre le plus abstrait, le plus lointain (même si certains disent
que le clonage c’est pour demain), le plus prospectif en tout cas - je m’interrogerai pour savoir
s’il n’y a pas quelque chose entre ces deux extrêmes, s’il n’y a pas quelque chose entre l’éthique
médicale de terrain et la bioéthique.

Et là, je vous livre tout de suite le résultat de l’enquête : entre ces deux pôles, entre ces deux
extrêmes, nous trouverons effectivement quelque chose, nous trouverons Jeannine et Robert. Ils
nous fourniront une illustration concrète de ce que peut être cet entre-deux, cette zone située
entre l’éthique médicale et la bioéthique et ce sera l’occasion aussi de présenter rapidement ce
que sont les techniques de procréation médicalement assistée ainsi qu’un certain nombre des
problèmes éthiques que soulèvent ces techniques.

RECOMMANDATION METHODOLOGIQUE
Avant de commencer, je voudrais faire une recommandation méthodologique générale. Comme
nous allons, à chaque fois, rencontrer des situations plus ou moins tragiques où il est question de
la vie et de la mort, il sera assez souvent tentant de régler ces questions par de simples
sentiments. En fait, c'est une tentation dont il faut constamment se défendre : sur ces problèmes,
les affects, les sentiments, ont tendance à nous fournir précipitamment une solution toute faite
et un verdict immédiat.

Immédiat signifie sans médiation, sans la médiation de la réflexion. On décide alors sous
l’impulsion du sentiment. Si nous voulons apercevoir la dimension éthique d'un problème il
nous faudra donc, en premier lieu, freiner cette impulsion spontanée qui croit pouvoir trancher
sans coup férir, simplement parce que la solution du problème lui apparaît dictée par l’émotion.

Et c’est en partie pour cette raison qu’on groupe ces questions sous l’intitulé général d’« éthique
». Les questions dites d’éthique mêlent toujours étroitement savoirs et sentiments, affects et
concepts. Les discussions éthiques, nous le verrons, partent presque toujours de l’émotion que
peuvent susciter certaines situations. Mais elles ne doivent pas en rester à l’émotion, elles
doivent s’ouvrir à une discussion critique. C’est toute la difficulté et en même temps tout l’intérêt
de l’éthique que de devoir partir de quelque chose dont elle doit, en même temps, se détacher.

ETHIQUE A L’HOPITAL.
Commençons notre excursion dans le monde hospitalier. Prenons une unité de cancérologie (de
l’hôpital St Louis, donc). Avant d’accéder à l’unité en question, nous entrons dans un vaste
bâtiment. Vous avez une entrée moderniste et relativement accueillante avec un bar, un
marchand de journaux, bref, une activité commerciale et sociale modeste, mais tout de même
pas négligeable. Il semble d’ailleurs que les patients aient repéré cet aspect plutôt chaleureux du
rez-de-chaussée, car vous les voyez déambuler en pyjama, avec leur goutte à goutte parfois, au
milieu - c’est un détail important car cela reflète une certaine conception de l’architecture des
lieux - au milieu des visiteurs, des médecins, des infirmières, etc.

Je dis que c’est important parce que cela représente un changement par rapport aux conceptions
plus anciennes des hôpitaux dans lesquelles vous aviez la cafétéria « médecins » et la cafétéria «

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malades ». Là, vous avez les deux ensemble. Donc, côté accueil, on voit que quelque chose a été
pensé en ce qui concerne aussi bien la manière dont les visiteurs passent dans ces lieux que la
manière dont les patients y séjournent. Et l’idée qui a guidé cette disposition des lieux, c’est
manifestement de ne pas isoler le malade, de ne pas le traiter en « chose malade », mais plutôt de
le mettre du côté des bien-portants, au milieu d’eux. Et ceci, sans aucun discours, mais
simplement en faisant en sorte qu’il côtoie les médecins et les visiteurs.

Et vous avez déjà ici, en filigrane, l’annonce d’une problématique qu’on va retrouver partout
dans les questions d’éthique médicale. En effet, l’un des thèmes constants des questions
d’éthique médicale, c’est de se demander si, dans certaines circonstances, on n’en vient pas à
traiter la personne des malades comme des « choses », comme des objets, comme des
mécaniques qui seraient là, tout comme dans un garage automobile, pour être réparées. On parle
parfois, à ce sujet, de « réification » (du latin « res » qui signifie « chose » : la réification d’un
malade ou d’une maladie, c’est le nom qu’on donne à l’opération par laquelle on en vient parfois
à le considérer lui, le malade ou elle, la maladie, comme une chose, comme un objet). Réifier un
malade signifie oublier qu’il est une personne. Et vous voyez que par cette simple disposition des
lieux par laquelle on entend mettre le malade au milieu des soignants on a voulu d’entrée
signifier que le malade n’est pas une chose, justement, ou, du moins, on a voulu signifier qu’on
faisait un effort pour ne pas le « réifier ».

DESCRIPTION D’UN SERVICE DE CANCEROLOGIE


Quand on monte dans les étages les choses se gâtent un peu. Pas du point de vue architectural,
du moins pas pour cet hôpital : de toute évidence, les lieux ont été disposés d'une manière
calculée et réfléchie. Si on veut apprécier l’ampleur de ces réflexions, il suffit d’ailleurs d’aller
faire un tour juste en face, dans la partie ancienne de l’hôpital. Dans cette dernière, on va trouver
un couloir qui donne sur des chambres de malades et, à l’extrémité de ce couloir, une pièce où se
concentre le personnel soignant (médecins, infirmières, aides-soignantes). Dans la partie
moderne de l’hôpital, au contraire, les chambres sont disposées autour d’une structure centrale
où se concentre, pour ainsi dire, toute la puissance médicale : Il y a une sorte de comptoir pour
accueillir les visiteurs, il y a la pharmacie, il y a aussi une salle de réunion qui est en même temps
un lieu de repos pour les membres de l’équipe soignante et où le personnel du service va et
vient. Je reviendrai plus en détail sur ce lieu stratégique un peu plus loin. Et c’est tout autour de
cette structure centrale que vous avez les chambres des malades.

Je disais « les choses se gâtent un peu », non du point de vue du caractère fonctionnel de
l'architecture, donc, mais du point de vue du malade. Car si l’architecture a mis au centre du
dispositif les moyens d’intervention médicale, c’est en repoussant le malade à la périphérie. Et, la
conséquence, c'est que le malade ne sait plus très bien à qui il a affaire dans ces lieux. Et la
plupart du temps, il n’y a personne pour lui expliquer la situation. Résultat : il se sent très vite
abandonné. Il sent bien qu’il y a des personnes qui tournent autour de lui et qui, dans l'ensemble,
ont l'air de lui vouloir du bien. Ces personnes sont généralement équipées d'un uniforme
professionnel dont la blancheur souligne la propreté rassurante, certes. Mais quand à savoir qui
fait quoi et pourquoi, qui décide de quoi et comment : tout cela demeure assez mystérieux pour
le malade.

Par exemple, est-il en mesure de dire qui est le médecin qui le traite et comment son traitement
est élaboré ? Non, le plus souvent, il voit défiler des personnes à son chevet et, à moins d'être lui-
même médecin, il y a très peu de chance pour que le patient dispose de ces informations

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pourtant élémentaires. Tous les jours, il voit passer de nouvelles personnes au rôle un peu
énigmatique. Et c’est en général le personnel le moins bien informé des aspects médicaux de
l’affaire qui manifeste le plus d’intérêt pour sa personne. Il faut bien comprendre ici la situation :
vous avez, d'un côté, le personnel du service qui est comme chez lui dans ces murs. Pour ces
personnes, les lieux sont familiers, elles en connaissent chaque issue, elles y évoluent avec
aisance. Elles se connaissent aussi entre elles et elles connaissent leurs fonctions respectives. Tel
n’est pas le cas du patient, qui, lui, se trouve propulsé dans un univers tout à fait étranger, dont il
ne connaît rien. Un univers qui, de plus, est quelque peu impressionnant puisque s'y décide, de
façon assez mystérieuse, le traitement qu'on lui administre à lui, le malade.

Il serait pourtant très facile d’expliquer au patient la situation où il se trouve, de lui donner
rapidement l’idée du fonctionnement du service, de lui dire, en peu de mots, pourquoi le
médecin qu’il verra ne sera pas toujours le même, etc. Mais, la plupart du temps, on ne le fait pas.
Le patient voit bien, de son côté, qu'il y a beaucoup de choses qu'il ne comprend pas et il voit
bien aussi que personne ne prend la peine de faire au moins semblant de lui en expliquer
quelques-unes. Et donc, très logiquement, il en conclut qu'il n'a pas tellement intérêt à poser des
questions parce que tout semble indiquer qu'on n’attend pas de lui qu’il le fasse. Et ceci
certainement, contribue au fait que le milieu hospitalier constitue pour lui un lieu mystérieux,
intimidant et un peu inquiétant.

Vous voyez que la situation dans laquelle nous nous sommes mis en décidant de rechercher
l'éthique en un pareil endroit n'est pas, à première vue, évidente : l’éthique, on ne la repère pas
au premier coup d’œil. Pour le patient, la plupart du temps, l’hôpital est opaque, il s’y repère
avec peine. Et l'éthique, il la repère encore moins. Si nous voulons voir ce en quoi consiste
l’éthique en ces lieux, il va nous falloir examiner leur fonctionnement même. L’éthique se révèle,
le plus souvent, dans l’action. Plus précisément, même, dans la façon dont se décide l’action.

Alors maintenant, envisageons ce qui se passe pour un patient donné lors de son séjour en ces
lieux. Il se peut que divers traitements soient successivement envisagés ou encore que des
modifications soient apportées au traitement initialement prévu. Comment les décisions
concernant le traitement et ses modifications éventuelles sont-elles prises ? Eh bien, souvent, de
manière plutôt collégiale. Lorsque des décisions importantes doivent être prises, c’est l’équipe
soignante dans son ensemble qui émet un avis (j’entends par équipe soignante l’ensemble du
personnel qui peut être amené à approcher le malade : aide-soignante, infirmière, surveillante
du service, internes, médecin et professeur responsable du service). Et cela se passe dans la salle
de réunion qui est située dans la partie centrale du service que je décrivais tout à l’heure. Des
réunions se tiennent là à intervalles réguliers. Il y est discuté des choix thérapeutiques et aussi,
et c’est là bien sûr ce qui va m’intéresser davantage, de choix d’un genre éthique. L'éthique, si
elle est quelque part dans l'hôpital, c'est à cet endroit-là. Car c’est ici que se décide la conduite à
tenir vis-à-vis d’un patient.

LA NOTION D’ETHIQUE
Ici, je m’arrête, parce que je viens de prononcer le mot conduite. Or la conduite, la conduite à
tenir, ou, d’une manière générale, le comportement, c’est là justement ce qu’on appelle l’éthique.
L’ethos, en grec, c’est la manière d’être, le caractère, le comportement. L’ethos est une notion
centrale chez les grecs, pas seulement chez les philosophes.

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L’ethos c’est le souci de soi. C'est le fait de faire attention à ce qu'on est et à ce qu'on devient.
D'être attentif, donc, à soi-même et, le cas échéant de faire intervenir certaines techniques pour
modifier cette façon d’être. Chez les philosophes grecs, l'accent est généralement mis,
précisément, sur la maîtrise de ces techniques.

Comment prend-on soin de soi-même, par quelles techniques ? Eh bien, on prend soin de soi-
même par une thérapeutique appliquée à l’ethos, au comportement. Une thérapeutique qui est
essentiellement conçue comme un traitement des passions. Ces dernières, en effet, sont
regardées comme le principal obstacle à l’attitude juste. Vous voyez pourquoi, dans l’antiquité,
les philosophes sont aussi nommés les médecins de l’âme. Ce n’est pas une simple métaphore
occasionnelle. Le philosophe propose des remèdes, des traitements pour modifier la façon
d’être, modifier l’ethos des individus. Bon, vous allez me dire, bien sûr : « rien de plus bavard
qu’un philosophe grec ». Mais enfin, il est bon tout de même, surtout avec un terme qui a pris des
sens aussi multiples que celui d’« éthique » de connaître un peu l’origine du mot. Le sens antique
du mot « éthique » vous le trouvez encore de nos jours dans le mot « éthologie » qui désigne
cette discipline scientifique qui étudie le comportement des animaux.

Dans l’antiquité, le mot ethos désigne l’examen raisonné des conduites humaines, comme quand
Aristote donne à un de ses livres le titre Ethique à Nicomaque, livre dans lequel il décrit le
comportement de l’homme modéré en toutes choses, le comportement qui est, à ses yeux, juste.
Quand l’équipe soignante se réunit pour déterminer la conduite à avoir, l’attitude à tenir vis-à-
vis d’un patient, elle retrouve, sans le savoir peut-être, le chemin de la Grèce et elle entreprend
spontanément d’élaborer, si possible, l’attitude juste, l’attitude éthique. Et dans cette élaboration
de l’ethos les données proprement médicales, celles qui ont trait à la physiologie du patient, ne
constituent, on va le voir, qu’un des éléments pertinent. Un parmi d’autres. Pas le seul.

Donc l’ethos c’est ce qui est le sujet d’une discussion qui se présente en raison d’un choix à faire.
D’une décision à prendre. L’éthique, au moins dans le contexte médical (celui qui nous intéresse
ici), ce n’est pas une simple discussion avec des arguments qui s’opposent les uns aux autres.
L’éthique, c’est la discussion, oui, mais la discussion qui a en vue la décision préalable à l’action.
La discussion qui s’articule autour d’un problème pratique pour lequel il faut prendre une
décision.

RETOUR A L'HOPITAL
Revenons dans la pièce ou s’élabore une pareille décision. Quels sont les arguments qui sont ici
échangés et en quoi peut-on les qualifier « d’éthiques » ? En quoi peuvent-ils être déterminants
pour la conduite qui sera adoptée puis tenue par l’équipe soignante ?

Revenons, donc, à l’hôpital St Louis, service de cancérologie. Le patient (supposons) y est entré
dans les conditions que j’ai indiquées pour un cancer qui présente déjà plusieurs métastases.
D’un point de vue strictement médical, la situation est stable. Des complications pourraient
cependant survenir et il serait souhaitable, pour les prévenir, d’engager une nouvelle cure de
chimiothérapie. C’est l’avis des médecins.

Le personnel soignant de proximité indique que le malade est, d’une manière générale, d’assez
mauvaise humeur. Il veut rentrer chez lui et il le fait savoir d’une manière de plus en plus
bruyante, quoiqu’il ne se soit nullement ouvert de ce désir auprès des médecins envers qui il
conserve, en toutes circonstances, une attitude timide et résignée. Il est fatigué, mécontent et

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enclin à juger sévèrement les services de l'hôpital. Il trouve, par exemple, que les repas sont
infects. Il trouve insupportable l’odeur de détergent qui se répand le matin dans tout l’étage, etc.
Il y a aussi les récits de ses proches, ceux qui lui rendent visite régulièrement et qui discutent
ensuite avec les infirmières ou avec la surveillante générale du service. Ils confirment l'état de
mécontentement du patient. Et vous voyez ici que se présente à l’horizon la question éthique à la
fois première et fondamentale : « que faire ? »

Faut-il poursuivre le traitement qui, d’un point de vue médical paraît apporter le plus de chances
de survie ou bien faut-il tenir compte de la relative intolérance du patient à la situation médicale
dans laquelle ce traitement l'a plongé ? Voilà le problème sur lequel un choix doit être effectué.
Viennent ensuite les arguments. Arguments qui sont évoqués par les membres de l’équipe
soignante et qui constituent la mise au jour des éléments déterminants de la conduite de
l’équipe. Voici un extrait de la discussion qui se tient dans ce contexte (dans la salle de réunion) :

EXTRAIT D’UNE DISCUSSION A L'HOPITAL


Le médecin : Il faut engager une seconde cure [de chimiothérapie] dès que les plaquettes auront
retrouvé un niveau suffisant.

L'infirmière : Non, je crois que c'est inutile. Et puis, il est trop fatigué par les traitements qu'il a
déjà subis. On ne peut pas lui en remettre encore un coup sur le museau. D'abord, il n'est pas sûr
qu'il tienne le choc. Et même à supposer qu'il tienne, quel intérêt ? Il ne veut plus se soigner, il en
a marre des traitements. C'est pour cela, je crois qu'il répète qu'il veut rentrer chez lui.

La surveillante : Il y a sa fille qui vient le voir. Elle dit qu'elle n'a jamais vu son père dans cet
état. Elle le décrit comme une personnalité vive, chaleureuse et attachante. La fille voit son père
devenir maussade, agressif, presque méchant. Je pense aussi qu'il ne faut pas faire le traitement
tout de suite.

L'infirmière : Il veut qu'on lui donne du sel.

Le médecin : Quoi ?

L'infirmière : Oui, il veut du sel, il veut manger salé. Il en a marre du régime sans sel.

Le médecin : Ah, ça, pas question, sinon on risque une thrombose et là, çà ne sera plus la peine
de se demander si on continue ou si on arrête.

L'aide soignante : De toute façon, du sel, il en a.

Le médecin : Quoi, qu'est-ce que c'est que cette connerie ?

L'aide-soignante : Oui, sa fille lui en a apporté. Il a planqué ça dans la table de nuit. Il a enlevé
l'étiquette pour qu'on ne voie pas tout de suite ce dont il s'agit. Mais j'ai l'œil, et ce n'est pas du
faux sucre, contrairement à ce qu'il raconte.

Le médecin : Il faut lui supprimer ça immédiatement. La thrombose, putain, on risque la


thrombose.

L'infirmière : De toute façon, si vous lui supprimez le sel aujourd'hui, demain, il aura du sel...
peut-être sous le matelas ou sous l'oreiller.

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Le médecin : Alors, il faut lui expliquer le danger !

L'infirmière : Merci Docteur, c'est fait déjà. Il s'en fout.

La surveillante : Et franchement, à mon avis, il a raison de s'en foutre. La thrombose, d'accord la


thrombose, mais dans l'état où il est le risque de thrombose n'est pas ce qu'il y a de pire. Moi, je
pense qu'il faut lui laisser son sel.

Le professeur : Oui, ça se comprend, on peut lui remettre le sel à petite dose et lui dire de ne pas
pousser là-dessus, qu'il y a un risque d'interaction avec les médicaments et ensuite de
complications. Donc, du sel, mais en douceur et avec des explications.

Le médecin : De toute façon, il faudra arrêter ça lorsqu'on commencera la cure.

La surveillante : Ça risque de prendre un moment si on doit attendre que les plaquettes


remontent. En attendant, excusez-moi de vous ramener à des réalités très matérielles mais, il y a
des cas plus urgents qui ont besoin de la chambre.

Le médecin : On ne peut pas le laisser rentrer chez lui, c'est hors de question.

La surveillante : D'accord, mais il y a des structures plus adaptées qu'ici pour son cas. Avec lui,
on fait un traitement d'attente. Et, pour le dire de façon très pragmatique, il nous coûte beaucoup
trop cher

L'aide-soignante : Ah, ça y est, le dépassement du budget !

La surveillante : Oui, il faut trouver, à mon avis, une autre structure plus adaptée, plus
économique en attendant que les plaquettes remontent. Et là, on verra s’il est prêt à reprendre le
traitement ou non.

ANALYSE DE LA DISCUSSION.
Avec un pareil extrait, vous comprenez immédiatement la raison d'être de cette organisation
plutôt collégiale de la décision dans les établissements hospitaliers modernes. Vous comprenez
pourquoi des choix qui relèvent tout de même, avant tout, de la compétence des médecins, sont
discutés avec l’ensemble de l’équipe soignante. Ce n’est pas uniquement par un louable souci de
démocratie interne mais, tout simplement, par souci d’efficacité. Il existe un certain nombre
d’informations concernant le patient qui peuvent être importantes pour le traitement et dont le
médecin ne dispose pas. Or, ces informations, certains membres de l'équipe soignante (les aides-
soignantes, les infirmières notamment) sont susceptibles de les connaître. Par exemple : quel est
le comportement général du patient ? Exprime-t-il des plaintes fréquentes ? Est-il actif,
apathique ? A-t-il des visites ? Exprime-t-il des jugements critiques sur son traitement ?

Tous ces éléments ne sont pas, à vrai dire, décisifs, mais ils peuvent avoir leur importance dans
la conduite à tenir, comme on le voit bien dans l’exemple que je viens de détailler. Dans la
discussion dont je viens de vous lire un extrait s’échangent trois types d’arguments qui forment
en fait le fond de toutes les discussions de l’éthique médicale concrète, l’éthique médicale de
terrain. Essayons de repérer ces arguments et leur portée.

Nous trouvons tout d’abord les arguments médicaux : « il faut commencer la seconde cure », « il
faut interdire le sel », « il faut faire remonter les plaquettes, au besoin par une transfusion »

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(dans un passage que je n'ai pas retranscrit), etc. Ces arguments ont un caractère technique. Si la
discussion se limitait à ce type d’arguments, on pourrait effectivement parler d’une réification de
la maladie. Ces arguments représentent ce que j’appelle le « point de vue de la maladie », le
regard strictement objectif, mécanique, sur l’évolution de la situation. Les considérations
morales, psychologiques, relatives au patient en sont absentes.

En second lieu, nous trouvons les arguments qui, précisément, ont trait à la vie singulière du
patient : « il en a marre », « il veut rentrer chez lui », « il devient agressif », « sa fille lui apporte du
sel derrière notre dos », etc. Ce sont des arguments qui reflètent le point de vue de la personne, le
point de vue du malade.

Enfin, troisième type d’argument, celui sur lequel s’étend un voile de pudeur, celui qui est le
moins développé des trois dans ce court dialogue : l’argument budgétaire, le coût du traitement,
le prix de revient de l’occupation d’un lit dans un service de cancérologie. Nous touchons là à
l’argument honteux. Honteux parce qu’il implique que certaines décisions concernant l’ethos, la
conduite à tenir soient prises en fonction d’impératifs économiques. Et il y a toujours quelque
chose d’un peu incongru dans cette considération parce qu’au fond, elle revient à dire : « bon,
combien vaut la vie du patient ? » Quelle est la valeur d’une vie ? Quelle est la valeur de sa vie à lui
?

Donc, trois points de vue, trois racines : appelons-les les trois racines de l’éthique médicale.

ANALYSE DES TROIS RACINES DE L’ETHIQUE MEDICALE


Considérons d’abord rapidement l’aspect médical, d'une part, et l’aspect moral, d'autre part, de
la situation. L'opposition traditionnelle entre ces deux aspects monopolise, le plus souvent, la
discussion dite éthique. C’est là que nous trouvons évoqué, de façon prépondérante, la question
de la réification possible du malade. C’est là que nous pourrions voir le patient considéré comme
une chose.

Je ne vais pas m’attarder sur cette opposition. Non parce qu’elle n’est pas importante, mais parce
qu’elle est bien connue. On peut la décrire de diverses façons. De façon historique, par exemple :
on remontera alors, en général, à Claude Bernard pour suivre de près l’introduction de la
méthode expérimentale en médecine et pour montrer comment le malade se trouve relégué au
second plan, derrière la maladie qui devient le phénomène à comprendre. Claude Bernard, écrit
par exemple, dans un passage souvent cité : « les malades ne sont que des phénomènes
physiologiques qu’il s’agit d’étudier et de comprendre. »(une phrase que j'aurai l'occasion de
commenter de façon plus approfondie dans une leçon ultérieure).

On peut aussi aborder la même question d’une façon plus épistémologique. On va alors chercher
à montrer qu’il existe un conflit irréductible, qui est propre à la médecine, entre les intérêts de la
connaissance et les intérêts du patient. Dans l’extrait que je vous ai cité, cette opposition joue un
rôle de tout premier plan. On voit très bien s’enchaîner les arguments qui décrivent l’état du
patient, d’une part, son état psychologique notamment, et ceux qui décrivent son état biologique
(les plaquettes, les risques de thrombose, etc.).

Tout ceci est fort important et intéressant, mais je ne m’y attarde pas, parce que je voudrais
surtout mettre l’accent sur la troisième racine de l’éthique, celle qui fait signe vers la question de
la valeur de la vie. J'aurais l'occasion de revenir sur l'opposition entre la subjectivité du patient

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et l'objectivité de la maladie. Mais dans cette leçon, je souhaite me concentrer sur la question
centrale de la valeur de la vie.

La question « que vaut la vie ? », en effet, n’est jamais pleinement exprimée dans la brève
retranscription d'une discussion à l'hôpital que j'ai présenté un peu plus haut. Elle n’est jamais
posée en propre termes. Et elle ne peut sans doute jamais l’être complètement. Sauf peut-être
par certains philosophes (mais cela ne veut pas dire qu’ils parviennent à résoudre la question).

Or, c’est cette question justement, la question discrète, la question taboue même, en un sens, qui
constitue, à l’arrière fond de ces discussions, la question éthique la plus profonde. Vous voyez
que l’équipe médicale qui discute de l’attitude à avoir, de la conduite qu'il convient de tenir dans
une situation particulière qui se présente à elle, parvient progressivement à identifier ce point
stratégique de l’éthique qui concerne la valeur de la vie. Non sans avoir au préalable erré dans
des considérations qui, pour avoir un aspect pratique important, n’en sont pas moins dans une
position auxiliaire par rapport à la vraie question qui sous-tend tout le débat et qui n’est abordée
que furtivement, tardivement, de biais, et presque avec hésitation dans la retranscription que je
j'ai présentée.

La pudeur dont s’entoure l’intervention de la surveillante, la réaction immédiate de l’infirmière,


bref les sentiments qui accompagnent l’évocation de la valeur de la vie, tout ceci signale la
présence latente de cette question éthique fondamentale : que vaut une vie ? Question qui doit
d’abord, elle-même, nous conduire à nous interroger sur le sens et la portée du mot « valeur ».*

DEUX SENS DU MOT VALEUR


En fait, ce mot de valeur est un des plus difficiles de la langue philosophique. Ce n'est pas pour
rien qu'on le retrouve toujours au cœur des discussions éthiques. Vous vous doutez bien que s’il
en est ainsi dans la langue philosophique (qui est un tout petit peu plus précise que la langue
courante - un peu seulement), dans la vie courante et dans le langage ordinaire, c'est encore bien
pire. On peut toutefois dégager deux significations principales du mot qui sont souvent perçues
comme antinomiques : une signification morale et une signification économique. Attachons-nous
à distinguer ces deux significations.

Voyons d’abord la valeur au sens moral du terme. Le langage ordinaire dispose d'un certain
nombre d'expressions courante du genre : « nous n'avons pas les mêmes valeurs », « c'est un
jugement de valeurs », « des valeurs ou, ce qui revient au même, des goûts et des couleurs, on ne
peut pas discuter », etc. Que disent ces expressions ? Elles disent que quand il est question de «
valeur », il est question de quelque chose sur quoi on admet qu’on ne peut pas véritablement
argumenter. Et cette signification du mot valeur comme « ce dont on ne peut parler » on la
retrouve dans le langage philosophique. Georges Canguilhem ne dit pas autre chose lorsqu'il
rappelle que le mot latin valere qui a donné notre mot actuel de « valeur » signifie « se bien porter
», « être en bonne santé ». Être en bonne santé, c'est davantage qu'un simple état physiologique,
c'est aussi affirmer par son existence même quelque chose dont on ne peut parler. Donc,
première signification : la valeur comme ce dont on ne peut parler.

Deuxième signification : la valeur au sens économique du terme. La valeur d’un objet, au sens
économique, c’est simplement son prix. Indiquer la valeur d’une chose c’est dire contre quoi
cette chose peut être échangée. Par exemple, cet objet, ce stylo, vaut tel prix dans tel magasin.

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Quand vous indiquez un chiffre, vous indiquez la valeur de l'objet. Mais vous dites aussi autre
chose : vous dites que l’objet peut être échangé.

Est-ce que toute chose peut être échangée ? Est-ce que la vie peut être échangée ? Est-ce que ce
n’est pas précisément du fait que la vie ne peut pas être échangée que nous vient le sentiment de
la valeur de la vie ? Le sentiment de la valeur de la vie peut être plus ou moins élevé, comme
vous le savez. On peut même avoir le sentiment que la vie a une valeur négative, c’est le cas de
ceux qui vont se suicider, par exemple.

A partir de l'opposition de ces deux significations du terme « valeur », on pourrait produire des
formules du genre : la valeur de la vie, c’est de ne pas avoir de valeur, etc. Laissons ces formules
aux penseurs qui ont en même temps l’ambition d’être des poètes. Il n’en reste pas moins
qu'elles recouvrent une importante vérité : vérité qui apparaît dans le dialogue que j’ai rapporté
tout à l’heure, au moment où il est question de la limite budgétaire du traitement qu’on consacre
à un individu. Pourquoi ? Parce que le traitement a incontestablement un prix et que le malade,
lui, on ne sait pas quel prix il a.

VALEUR ET EVALUATION
Reprenons les caractéristiques que je viens de donner pour le mot « valeur », afin de repérer la
structure éthique générale de la situation dans laquelle se trouve un malade lorsqu’il est
confronté à une institution aussi complexe qu’un hôpital. Donc : le malade est celui qui est privé
temporairement (du moins espère-t-il que son mal est temporaire, puisqu’il cherche la guérison)
privé, donc, de sa capacité à créer lui-même des valeurs. La question de sa valeur n'est plus
donnée par sa propre affirmation de lui-même dans l'existence (comme c’est le cas lorsqu’il est
en bonne santé), mais dépend aussi, et éventuellement beaucoup, voire exclusivement, de la
valeur que lui accorde une équipe médicale.

Or, pour l’équipe médicale, pour l’équipe soignante, la valeur se présente, en partie, sur le terrain
de la valeur d’échange, sur le terrain économique. Certes, on ne va pas dire : telle vie vaut tant,
comme pour le stylo. Mais on va tout de même évaluer la valeur de la vie d'une personne, en
réaliser des évaluations implicites, comme on voit la surveillante le faire quand elle dit « il y a des
cas urgents ».

On s'en apercevrait encore plus nettement si le service accueillait deux malades et que, pour
diverses raisons budgétaires, la question se posait de faire porter l'effort thérapeutique sur un
seul. L’un d’eux est un enfant, l’autre un vieillard : vous imaginez sans peine le calcul qui est fait
en un pareil cas, même si ce calcul ne peut guère donner lieu à une formalisation très aboutie.
Donc il y a ici une évaluation implicite de ce qu’est la valeur de la vie. Non pas de la valeur de la
vie en général, non pas une évaluation de la valeur de la vie comme concept philosophique. Mais
une évaluation de la valeur de la vie de telle ou telle personne relativement à telle ou telle autre.

Et cette évaluation qui n’est pas un jugement argumenté et élaboré sur la personne va conduire à
un choix, un choix d’action. Elle va déterminer un ethos, une conduite. Le résultat de cette
évaluation, en effet, ce sera : on le garde ou on l’envoie ailleurs, on lui laisse son sel ou on l’en
prive, on fait la chimiothérapie ou on attend, etc. Il est bien sûr impossible de s’accorder sur la
question du prix qu’on est prêt à consacrer à une vie et cependant, il va falloir choisir, il va falloir
décider.

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Dans le cas que j’ai décrit, la décision est quelque peu facilitée par le fait qu’elle va dans le sens
des souhaits du malade. On peut donc se retrancher derrière l’argument : « eh bien, après tout,
puisqu’il le souhaite…. » Comme on voit le professeur le faire dans le dialogue que j’ai rapporté.
Mais que ce serait-il passé si cela n’avait pas été le cas ? Que ce serait-il passé si le malade avait
réclamé des soins qui paraissaient démesurés par rapport à son espérance de vie ? Eh bien,
l’équipe médicale se serait trouvée devant un cas encore plus problématique où ce qui affleure
déjà dans le cas que j'ai détaillé serait apparu avec plus de netteté : on se serait encore mieux
rendu compte qu’on avait affaire à un choix éthique. C’est-à-dire un choix qui n’est pas
totalement justifiable. Il n’est pas justifiable parce qu’il suppose une évaluation qui ne peut
jamais être formulée en propre terme, une évaluation de la valeur de la vie relative (valeur d’une
vie par rapport à une autre vie) qui se traduit, malgré tout, comme valeur économique
d’échange. Et donc vous êtes devant ce paradoxe de ne pas pouvoir dire ce qui pourtant se fait.

CARACTERISATION DE L’ETHIQUE.
Et ici vous voyez se dégager cette importante caractéristique : l’éthique c’est ce qui met en
demeure de faire un choix qui ne peut être entièrement justifié. Et en fait, ce qu’on trouve ici,
c’est justement ce caractère paradoxal et en même temps essentiel de l’éthique. Un choix éthique
n’est jamais entièrement justifiable. Vous ne pouvez pas donner intégralement les raisons du
choix qui se dégage de la discussion de l’équipe soignante parce que cette discussion fait
intervenir des notions qui sont hétérogènes entre elles. Vous pouvez isoler ces notions les unes
des autres – c’est ce que nous avons fait – vous pouvez dire que dans cette discussion il y a des
composantes différentes. Mais, justement parce que ces notions sont d’ordre différent, vous ne
pouvez pas les comparer, vous ne pouvez pas réellement les peser. On dit parfois qu’elles sont
incommensurables, ce qui signifie qu’elles ne sont pas évaluées selon la même mesure et que
vous ne pouvez donc pas les comparer de façon rigoureuse. Les trois racines de l’éthique
médicale sont incommensurables entre elles et c’est en partie pour cette raison que les choix
éthiques ne peuvent être entièrement justifiés.

Première remarque, qui découle immédiatement de cette caractérisation de l’éthique comme


domaine de ce qui n’est pas intégralement justifiable : la discussion comporte nécessairement le
risque de déboucher sur le conflit, voire sur la dispute. Dans l’exemple que j’ai donné, la dispute
est assez maîtrisée. Cependant on la sent affleurer à plusieurs reprises, comme par exemple au
moment où on trouve cette réflexion un peu aigre : « ah ! L’argument budgétaire ! » C’est le
professeur qui, en sa qualité d’arbitre de la discussion est, pour une large part, comptable du fait
que la discussion demeure cordiale. Et c’est lui, du reste, qui tranche la question au bout du
compte. Mais c’est aussi un des caractères de l’éthique que de se situer toujours à proximité de
régions polémiques. C’est par ce côté que l’éthique s’apparente à la politique.

Deuxième remarque, la parenté de l’éthique avec l’art, cette fois : le beau est aussi un domaine
qui n’est pas justifiable. Cela ne signifie pas nécessairement que l’art et l’éthique soient
superposables. Mais ils ont du moins certains points communs et cela permet de comprendre
pourquoi l’éthique est parfois nommé un « art de l’existence » ou un « art de vivre ». L’ethos, en ce
sens, c’est l’art de se comporter dans la vie et de prendre les bonnes décisions au bon moment.
Et de cet art, on ne peut espérer faire une exposition entièrement logique.

Vous voyez (c’est une parenthèse), qu’il y a tout un problème qui apparaît dès qu'on fait cette
comparaison de l'éthique avec l'art, sur la manière dont on va transmettre et enseigner l’éthique.
Si l’éthique est le domaine du choix qui n’est pas justifiable, comment va-t-on enseigner l’éthique

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? Question toute socratique (Socrate se demandait déjà si on peut enseigner la vertu). Comment
va-t-on enseigner l’éthique, donc ? Réponse : en la montrant. On enseigne l’éthique non par le
raisonnement, mais par l’exemple. C’est pourquoi ce cours s’appuie sur un certain nombre
d’exemples concrets. L’éthique se montre, elle ne se démontre pas. Et c’est aussi pour cette
raison que, même si il est de bon ton de dénigrer les séries télévisées centrées autour de
l’activité des médecins (Urgence, Greis anatomy, Nip Tuck, Dr House), ces séries ont aussi, par
d’autres côtés, un indéniable intérêt au point de vue de l’éthique : elles montrent quelque chose
plutôt que d’en parler et c’est là leur mérite, même si il est peut-être un peu excessif de les
considérer comme de l’art.

Vous pouvez apercevoir à partir de là une perversion possible du débat, perversion qui s'illustre
tout spécialement dans les discussions théoriques sur l’éthique médicale. Dans ces discussions,
on produit bien quelque chose qui possède une certaine ressemblance avec l’éthique : on oppose
entre eux des arguments, on se convainc qu’ils sont incompatibles entre eux, on en discute, on se
dispute éventuellement, on se donne ainsi la rassurante impression d’évoluer dans le domaine
propre de l’éthique alors que le domaine dans lequel on évolue est tout autre.

Quel est-il ce domaine ? Ce domaine, c’est celui du bavardage et de l’étalage des bons sentiments.
C’est le domaine de prédilection de la belle âme. Rappelons que la « belle âme » désigne chez
Hegel l’état de la conscience morale soucieuse de la seule pureté de son intention et se refusant
dès lors à agir. La belle âme se présente comme éminemment éthique (elle est toujours du côté
du bon sentiment) et, en même temps, elle ne l’est pas du tout parce qu’elle se tient à l’écart de
l’action. Dans l’équipe soignante, vous n’en trouvez pas l’expression et cela se comprend
facilement : tous ses membres sont, à des titres divers, pris dans l’action. Et cette situation, à elle
seule, les préserve du bavardage vain.

CONCLUSION
Donc, pour résumer, nous voyons se dégager certains caractères de l’éthique qui sont des
caractères généraux mais qui valent tout spécialement pour l’éthique médicale :

- 1- L'éthique est le domaine du non justifiable au sens où elle concerne ce qui ne peut être
démontré (on pourrait dire, d’une façon un peu provocante, que c’est le domaine de
l’injustifiable, c’est-à-dire en la qualifiant précisément par l’épithète par lequel on désigne
généralement le domaine de ce qui n’est pas éthique).

- 2- En tant qu’elle débouche toujours sur une affirmation de valeur, elle a des affinités avec la
dispute, le conflit, la polémique.

- 3- Elle a des affinités avec l’art en tant que la question de la qualité esthétique des gestes
auxquels elle aboutit ne lui est pas indifférente.

- 4- Elle a, à chacun de ses titres, de redoutables imitateurs qui s’illustrent tout particulièrement
dans le type de la « belle âme ».

Ce que nous venons de faire ici, c’est d’établir les critères de l’éthique en partant d’une situation
courante. Nous pourrons maintenant aborder d’autres situations pour lesquelles il nous suffira
de rechercher la présence de ces critères pour savoir si elles s’apparentent ou non à des
situations de dilemme éthique.

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Vous remarquez qu'en parlant de l'éthique médicale de cette façon, c'est-à-dire en parlant d'un
cas concret précis, Je n'ai pas une fois cité l'impératif catégorique de Kant, par exemple.
L’éthique, je l'ai recherchée sur le terrain où elle est censée agir en partant de faits concrets qui
se produisent quotidiennement et non à partir de références livresques. Dans les leçons qui
suivent, je serai amené à analyser l'importance de certaines notions philosophiques, justement,
mais ce sera en rapport avec les débats de la bioéthique que je distinguerai de l'éthique
médicale.

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