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ESPAGNE

1936-1937
(La guerre dévore la révolution).

w.somnisllibertaris.com/libro/
637/index06.htm
http://www.somnisllibertaris.com/libro/esp
agne3637/index06.htm
Henry Paetcher
(1938).

INDICE
NOTE DE DANIEL GUERIN

AVANT -PROPOS à l´édition de 1986

AVANT- PROPOS à l´édition de 1938

PREMIERE PARTIE CHAPITRE 1 SECONDE PARTIE CHAPITRE VII


 CHAPITRE II  CHAPITRE  CHAPITRE
VIII XI
 CHAPITRE III
 CHAPITRE  CHAPITRE
 CHAPITRE IV IX XII

 CHAPITRE V  CHAPITRE  CHAPITRE


X XIII
 CHAPITRE VI
 CHAPITRE XIV

LES ORIGINES POLITIQUES ET SOCIALES

DE LA RÉVOLUTION

CHAPITRE PREMIER

UNE RÉPUBLIQUE MANQUÉE

«Les peuples faibles ont des


gouvernements forts.»
(Solidaridad
Obrera.)

Des révolutions sans révolutionnaires.― L’Espagnol n’est pas citoyen;


il contemple les luttes politiques comme il suit les courses à la Plaza de
toros. Au dernier siècle, il a subi une quinzaine de révolutions et dix
Constitutions, sans que son attitude à l’égard de son Etat ait évolué.
Lorsque le peuple, conduit par des prêtres, se souleva contre
l’occupation française, le 2 mai 1808, les Cortes libérales lui donnèrent
une Constitution très avancée, mais s’avérèrent incapables de forger
une armée nationale. De même, les mouvements fédéralistes,
républicains et anarchistes de 1868 et de 1873 se contentèrent de
déclarer aboli l’ancien Etat, sans penser à organiser la Nation libérée;
pendant que les fédéralistes se consument en querelles de préséance,
que les anarchistes réalisent la journée de huit heures et l’impôt
progressif, et que républicains et ouvriers s’entretuent, les Communes
libres tombent en proie à un général qui rétablit l’ancien ordre sans que
le peuple y réagisse.
De même, en 1917, lorsque toute l’Espagne est prête à embrasser la
démocratie le roi parvint à abattre les ouvriers d’abord, puis à
immobiliser les fédéralistes bourgeois et à attirer les officiers libéraux
vers la monarchie.
En 1922, le prestige de la monarchie étant ébranlé, un souffle eût suffi
pour la faire disparaître. Or, la nation ne possédait pas d’organismes
démocratiques capable de l’unir. Un coup d’Etat facile sauva le roi et
établit la dictature.
Primo de Rivera fit de son mieux pour moderniser le pays. Cependant,
son programme de travaux publics irritait les classes mêmes qui
devaient en profiter; les ébauches d’un droit du travail restaient lettre
morte et augmentèrent les troubles sociaux au lieu de les apaiser.
L’armée qui l’avait porté au pouvoir se moquait de lui. Sanchez
Guerra, monarchiste vieux-style, insurgé fut acquitté par un tribunal
militaire; deux officiers qui se soulevèrent à Jaca et qui furent fusillés
sur place devinrent aussitôt des héros nationaux; pour soumettre des
ouvriers en grève, on fit appel à la Légion étrangère, l’armée elle-même
était censée insoumise.
Mais l’agitation du peuple, loin d’appeler à l’action ceux qui se
disaient républicains, les effrayait plutôt. Un des insurgés de Jaca
répond au tribunal qui lui demande de nommer ses complices: «Vous-
mêmes, lâches!» En effet, les chefs monarchistes, républicains et
socialistes, conjurés à Saint-Sébastien contre la dictature, se dérobent
au moment où les anarchistes appellent les ouvriers à la révolution.
Beaucoup de sang coule encore, à la fin de l’année 1930, inutilement
hélas! avant que la monarchie s’écroule, en avril 1931.
La «Belle» Révolution.― Les élections municipales, à la suite
desquelles le roit partit, furent «faites» par les caciques monarchistes; le
chef de la police madrilène, le général Sanjurjo, refusa l’obéissance au
roi; le conservateur Sanchez Guerra déclina de former un
gouvernement; le comte de Romanones refusa d’accompagner au-delà
de la frontière le roi, son ami; le peuple s’embrassait dans les rues.
Toutes les classes semblaient unies; l’ancien régime se félicitait d’avoir
une république; c’était la monarchie sans le monarque: le catholique
Alcalà Zamora, ancien ministre du roi, forma le cabinet dans lequel il
retint comme ministre de l’Intérieur Miguel Maura, fils de ce ministre
qui avait fait fusiller Francisco Ferrer: Sanjurjo gardait le
commandement de la Guardia Civil, ce corps policier qui avait brutalisé
les ouvriers et paysans à maintes occasions.
Mais de l’autre côté, les Catalans et les Basques réclamaient des Statuts
d’auto-administration; les paysans demandaient des terres; les
intellectuels s’appliquaient à en finir une fois pour toutes avec la
domination de l’Eglise et avec l’analphabétisme. Comment la
République allait-elle satisfaire à toutes ces revendications, alors que
tous les anciens pouvoirs publics et économiques subsistaient et qu’il
n’y avait nulle part de véritables organes de la démocratie issus du
peuple?
Une république laide.― Encouragés par les promesses que leur fit
Azana, les paysans s’apprêtent à occuper des champs déserts; forts du
pacte de Saint-Sébastien, les Catalans élaborent un Statut d’autonomie;
confiants en la justice républicaine, les ouvriers déclenchent un
mouvement revendicatif. Maura fait chasser les paysans, fait
bombarder une maison de syndicat et refuse de traiter avec les
fédéralistes. Il prépare une Loi pour la défense de la République qui mettra
tout le pouvoir entre les mains du ministre de l’Intérieur. Une vague
de grèves l’oblige à démissionner, mais sa loi est adoptée par les Cortes
Constituantes.
La République veut être laïque, et l’on vote la séparation de l’Etat
d’avec l’Eglise; sur cette question, Alcalà Zamora démissionne ― pour
être porté à la présidence de la République. Les places des
démissionnaires sont prises par MM. Azana et Cesares Quiroga qui,
pour une deuxième fois, seront à la tête de l’Etat, le 18 juillet 1936. En
résumant l’activité politique de cette équipe de Gauche, on constatera
qu’elle a exaspéré les Droites par des coups d’épingle et par des
discours extrémistes et qu’elle s’est aliéné les Gauches par une
politique incapable d’en finir avec «cette abominable bureaucratie
politico-financière, base du régime monarchiste» que les économistes
de la Revista Nacional de Economia ne se lassaient pas de dénoncer.
La Constitution «chimiquement pure de gauche» de 1931 est pleine de
promesses, mais elle ne fut en vigueur que quelques mois. Bientôt, on
la remplaça par l’état d’exception. Les Cortès laissaient traîner la
ratification du Statut catalan; la loi de réforme agraire ne fut pas votée.
Le droit à la libre association fut tourné en faveur d’un syndicat
particulier ― l’UGT en l’occurrence ―, les catholiques, entre autres, se
plaignaient de ne pas en jouir. La question religieuse fut traitée d’une
manière infantile: l’expropriation des Jésuites et la suppression du
budget du Culte suscitèrent l’indignation des pratiquants, mais les
richesses des Jésuites furent acquises par d’autres congrégations et il
ne fut nullement touché au pouvoir réel du clergé.
Le premier soulèvement militaire.― Au milieu des troubles sociaux,
de l’inquiétude économique et du désillusionnement général, le
gouvernement devait se créer une force armée à son image. Or, l’armée
existante était une caste ni républicaine ni monarchiste, mais toujours
prête à intervenir dans la politique. A la Conférence du Désarmement,
le délégué espagnol Madariaga a dit:
«Cette armée est plutôt une machine bureaucratique qui est surtout
destinée à donner une situation honorable à des généraux et à des
officiers et sert pour une faible part à la guerre. Comme instrument de
la politique intérieure, elle a plus d’importance que comme
instrument de guerre.»
République qui leur administrait des balles au lieu de pain. A Casas
Viejas, une véritable bataille se livra entre syndicalistes et soldats; la
répression fut sévère, Companys, le chef catalan, constatera plus tard;
«Les républicains n’ont pas réalisé, au pouvoir, l’indispensable œuvre
transformatrice que le peuple attendait d’eux. Nous ne parlons pas du
premier gouvernement puisque celui-ci fut constitué dans de
prétendus comités révolutionnaires, composés de conservateurs... La
dernière erreur fut consommée après les élections de février; les
militaires et la bureaucratie, toujours traîtres, furent laissés à leurs
postes.»
En décembre 1933, les élections donnèrent la victoire aux Droites,
parce que les syndicalistes ― qui commençaient à se compter par
millions et faisaient l’objet d’une rude répression ― ne prirent pas part
au vote. D’autre part, les Droites avaient trouvé un instrument
politique dans le parti catholique de la CEDA (Confédération
espagnole des droits autonomes).
Les Droites au pouvoir ne pouvaient pas gouverner non plus; elles ne
savaient s’entendre ni sur les compromis à faire entre elles, ni sur les
concessions à faire à l’opposition, les hoberaux s’opposant à toute
réforme agraire, les radicaux à toute réforme administrative. Si les
Gauches avaient réussi à s’aliéner les ouvriers, les Droites réussirent à
s’aliéner les bourgeois. Le 12 août 1934, les Basques élirent leurs
conseils municipaux. Le Tribunal des garanties constitutionnelles
déclara nulle cette élection et imposa aux Basques des «délégations
provinciales» investies du pouvoir administratif ― «Dès ce moment, la
révolution existait à l’état latent; un peu partout, la police découvrit
des armes.»
Du fait de l’activité vigilante des syndicats ouvriers, le Président
n’osait pas livrer les postes de commande à Gil Robles, leader de la
plus forte fraction parlementaire. En 1909, Pablo Iglesias, le père du
socialisme espagnol, avait annoncé au ministre Maura: «Les ouvriers
sont résolus à ne pas subir le sort des ouvriers allemands.»
Les gouvernements se succédaient, et plus cela changeait plus c’était la
même chose. L’effervescence sociale et la pauvreté des idées
réactionnaires rendirent stériles les années de gouvernement de droite.
Le régime d’exception était devenu à peu près la règle ordinaire.
UHP*.― Unissez-vous, frères prolétaires! Sous ce cri de guerre, les
ouvriers s’arment pour combattre la réaction. Les socialistes.
* Union de Hermanos Proletarios. Voir chapitre. VII.

En effet, il y avait pour six soldats un officier qui vivait dans une
complète oisiveté. Une réforme s’imposait. Azana proposa de mettre à la
retraite, moyennant indemnité, nombre d’officiers. Cela ne suffit pas
pour transformer l’armée en un instrument de la République. Encore y
avait-il la Guardia Civil, organe mercenaire de la réaction. Cédant aux
demandes populaires, Azana créa une seconde force policière, les
Guardias de Assalto qui devaient se recruter parmi les adhérents des
syndicats et des partis de gauche ― un ersatz de milice républicaine.

Cette demi-réforme suffit à provoquer le soulèvement de Sanjurjo à


Séville, le 10 août 1932. Vaincu à l’aide d’une grève générale, Sansurjo
fut condamné à mort, gracié par le président Zamora, libéré ensuite
par un gouvernement de droite.

Cette tentative manquée avait pourtant une triple répercussion: d’un


côté le gouvernement renonça désormais à toute réforme
administrative et assista inactif à la formation de nouveaux cadres
antirépublicains; de l’autre, le rôle que les ouvriers avaient joué dans la
suppression de la révolte leur donna le droit et la force de pousser plus
loin leurs revendications. C’est ainsi que la loi de réforme agraire fut
votée et des terres furent mises à la disposition des colons; les senoritos
impliqués dans le complot furent expropriés, un Statut catalan ― bien
qu’incomplet ― fut voté et l’UGT obtint les conventions collectives et
l’arbitrage obligatoire.

Du côté réactionnaire, le soulèvement donna naissance à une puissante


organisation, l’Union militaire espagnole (UME); la Junte de défense
militaire avait dominé la monarchie, sa cadette devint la plus grande
force dans la République.

La décadence de la République.― La République se décomposait


rapidement en Don Quichotte et Sancho Pança; tandis que les Cortes
votaient encore des lois énonçant des principes idéalistes, les moulins
réalistes du capitalisme dissociaient la société. Le coût de la vie allait
augmentant et annihilait le relèvement des salaires conquis en 1931;
10% des ouvriers chômaient; plus de mille grèves se déclarèrent,
affectant un million d’ouvriers; l’arbitrage obligatoire fut saboté des
deux côtés; les grands travaux préconisés par Prieto ne furent pas mis
en chantier; pendant quatre années, on n’arrivait pas à établir un
budget régulier; l’émission de capitaux tomba de 2 milliards (en 1928)
à 50 millions en 1933; la révolution avait abouti à un fracaso
économique. Les classes moyennes se tournèrent vers la droite. Gil
Robles, chaperonné par le toutpuissant éditeur du journal El Debate,
leur prêchait le nouvel évangile du fascisme. Les classes laborieuses se
désintéressèrent de la n’ayant pas pris part aux élections, ils ne
reconnaissent pas le gouvernement qui en est issu. Ils croient que le
temps est venu où seule la révolution peut résoudre la crise de l’Etat.
Une première tentative est faite à Saragosse avec un but bien défini:

«Les ouvriers occuperont les usines et prendront possession des


moyens de production qu’ils mettront sous le contrôle des comités
d’usine... Les comités distribueront les produits et assureront le
ravitaillement de la population; ils surveilleront les banques.»

Après cinq jours le mouvement est écrasé, que ce soit par manque
d’organisation ou du fait que les socialistes n’ont pas bougé. La défaite
ne décourage pas les anarchistes, et de la Catalogne, un grand
mouvement vers l’unité se répand: l’Alliance ouvrière, issue d’un
stratagème de propagande pour attirer les ouvriers vers l’UGT, devient
bientôt une arme formidable du prolétariat. Les Alliances réussirent à
forger un bloc de toutes les organisations de classes laborieuses en
dehors du PC et de la CNT si fort que ces dernières se virent obligées
d’y adhérer. Ce fut la première ébauche et l’épine dorsale du futur
Front populaire.

Gil Robles, au lieu d’apaiser le conflit, l’attise en annonçant une


dictature de classe:

«Laissez-nous élever les murs de notre cité, en dehors de laquelle nous


devrons les mettre.»

Ses ligues paradent dans les quartiers ouvriers; la police ferme les
maisons du peuple et les Ateneos, elle arrête des centaines de militants
ouvriers, des pistoleros menacent la vie des chefs syndiqués. Caballero
prépare un contre-coup d’Etat. La grève générale est déclarée à
Madrid.
Enfin, le 4 octobre 1934, la CEDA accède au pouvoir; bien qu’encadrée
par des radicaux vieux style espagnol, la nomination d’un ministre qui ne
veut pas prêter serment à la Constitution équivaut à un coup d’Etat; les
ouvriers relèvent le défi. Le signal est donné par la Catalogne où une
insurrection confuse et bouffonne est montée par deux officiers: Badia,
préfet de police, et Dencas, directeur au ministère. En même temps, les
métayers catalans sont aux prises avec l’administration madrilène sur
la question de leurs baux*. Le Catalan moyen se dresse contre
l’arbitraire de la capitale. Les anarchistes, invités à rejoindre le
mouvement, demandent la libération de leurs camarades détenus dans
la prison de la Generalidad, condition qui est rejetée; sur quoi les
anarchistes se mettent à forcer les portes des prisons et à ouvrir leurs
maisons syndicales mises sous scellés par Dencas depuis dix moix. Les
Alliances ouvrières déclarent la grève générale, tandis que des ouvriers
anarchistes refusent de «débrayer sur la demande de la police». En face
de l’effervescence ouvrière, Dencas et Badia abandonnent la lutte...
pour se ruer sur les ouvriers. La farce se termine par la fuite de Dencas
chez... Mussolini, et par la condamnation à tort, commuée en prison à
perpétuité, de Companys, celui-ci ayant, à sa manière chevaleresque,
assumé toutes les responsabilités.

Aux Asturies, c’est une véritable révolution du prolétariat; toute la


région est aux mains des mineurs; Oviedo est conquise après une lutte
acharnée. A la Banque d’Espagne, on saisit 15 millions de pesètes pour
ravitailler l’insurrection. Les marins conquièrent Gijon; les paysans,
accourrant à l’aide, se racontent que le Christ rouge est descendu sur
terre pour lutter aux côtés du peuple.

Un Comité des Alliances ouvrières dirige tout le mouvement, surveille


les opérations militaires, organise la production de guerre, administre
les usines et procède à la distribution, de vêtements et de vivres; il est
composé de quatre socialistes, deux communistes, deux anarchistes et
un représentant du Bloc ouvrier et paysan, tous des ouvriers inconnus
jusqu’alors. Voici son décret révolutionnaire, copié et appliqué par les
comités locaux qui se forment spontanément:

«...2. Tout homme capable de combattre s’inscrira dans les bureaux de


recrutement. 3. Interdiction absolue de tout acte de pillage; tout
individu pris sur le fait sera passé par les armes. 4. Tout individu
possesseur d’armes se présentera au Comité; les contrevenants seront
jugés selon la loi martiale. 5. Seront considérés comme ennemis de la
révolution ceux qui possèdent des objets de valeur issus de pillage. 6.
Tous stocks de vivres et de vêtements sont confisqués. 7. Les
dirigeants des organisations ouvrières doivent se présenter
immédiatement au Comité pour normaliser la production, la
consommation et la distribution. 8 Les membres des organisations
ouvrières forment une milice qui doit veiller à l’ordre, Article
additionnel: il est interdit d’utiliser le fusil contre l’aviation, tant que
le Comité ne l’aura pas ordonné.»

Le général Ochoa, qui a dirigé la répression, a reconnu que les mineurs


n’ont commis aucun crime de droit commun.

Et voici le témoignage d’un catholique français, qui fut prisonnier de


ces révolutionnaires, cité par Mendizabal:

«Dans le rude mineur fanatisé par la propagande révolutionnaire


nous avons rencontré une noblesse de coeur, une attitude
chevaleresque et une considération de la femme qu’il était difficile de
soupçonner derrière la cocarde rouge. Ces hommes se lançaient au
milieu des balles à l’assaut d’une confiserie dès qu’ils apprirent que
nous n’avions pas mangé depuis longtemps.»

La répression est terrible; le gouvernement, peu sûr de sa police, a


recours à la Légion étrangère et aux Maures. Ceux-ci ne pouvant pas
en venir à bout, le général Ochoa propose un armistice aux mineurs. Le
Comité, voyant qu’il est resté isolé dans le pays, convient de dissoudre
l’armée rouge à condition que les troupes se retirent. Jamais classe
dirigeante n’a tenu pareille promesse. C’est la boucherie, Voici le
témoignage d’une députée radicale, Mme Campoamor:

«On tourmente les accusés; on fusille sans jugement; on ferme les


yeux devant la persécution et les atrocités commises par les agents de
l’autorité. Trois seules exécutions officielles ― grande clémence ¡Mais
des milliers de prisonniers, des centaines de morts, de torturés,
d’estropiés ― exécrable cruauté.»

Mais Gil Robles a gagné une victoire à la Pyrrhus; il a rendu l’Espagne


ingouvernable. Désormais, le gouvernement est immobilisé; il
n’accomplira ni le démarrage économique, ni le redressement
politique, ni le coup d’Etat.

Toutes les sympathies se tournent maintenant vers ceux qui ont lutté
pour la liberté: les 35 000 prisonniers. Devant les signes d’un tournant
dans l’opinion publique, le gouvernement incapable agonise.
Le Front populaire.― La question de l’amnistie groupait tout le peuple
démocratique autour des Alliances; il s’agissait de reconquérir les
libertés républicaines. Un grand mouvement démocratique surgit,
cimenté par le nouveau mythe Azana d’une part, par une inlassable
activité de grèves et d’actions directes de la classe ouvrière d’autre
part. Azana définit la nouvelle idéologie: organiser la liberté, faire
fonctionner l’administration démocratique, appliquer intégralement la
Constitution et les lois de réforme votées en 1932. Notre expérience nous
a montré que l’avènement de la République n’était qu’un premier pas. Pour la
première fois, les communistes collaborent avec les républicains et
prennent une part active dans la formation de la nouvelle coalition;
pour la première fois, les anarchistes abandonnent leur
abstentionnisme antiparlementaire, dans l’intérêt de leurs camarades
emprisonnés. Car l’amnistie figure sur le programme électoral. Ce
document, signé le 16 janvier 1936 par les communistes, les socialistes,
l’UGT, les Jeunesses socialistes, le POUM, l’Union républicaine, la
Gauche républicaine et l’anarchiste dissident Pestana, fut le premier
manifeste de la coalition du Front populaire.

En matière sociale, ce pacte préconisait la réintégration dans leurs


postes des ouvriers et fonctionnaires victimes de la réaction, et le
rétablissement des salaires de 1932. Le programme économique, par
contre, paraît modeste: il fut expressément convenu que la Banque
d’Espagne ne serait pas nationalisée et que la réforme agraire serait
réalisée sans porter préjudice au principe de la propriété privée,
D’ailleurs, il était convenu qu’en cas de succès les partis ouvriers ne
participeraient pas au gouvernement. La promesse d’amnistie,
cependant, équivalait à une légalisation de l’insurrection d’octobre.

Les Droites, méconnaissant le caractère foncièrement démocratique du


mouvement, le combattirent comme «marxiste». Elles lui opposèrent
un antimarxisme farouche et turbulent. Le Centre fut écrasé entre ces
deux extrêmes; les contradictions sociales en étaient à un point où la
masse des intermédiaires n’avait plus voix au chapitre; bientôt elle
allait être rudement bousculée dans des alliances qu’elle n’a pas
voulues.

Ce fut une surprise:

Les élections, «faites» par le président en faveur du Centre donnèrent


la victoire à la liste du Front populaire qui réunit 47% des suffrages;
avec les voix basques et les quelques radicaux qui accoururent au
secours de la victoire, les Gauches représentaient plus que la moitié
des électeurs, ce qui leur permit d’enlever 60% des sièges, surtout dans
les régions industrielles, Gil Robles déclara, dans El Debate: «Le résultat
des élections est une révolution»; et s’en alla proposer à M. Valladeres,
président du Conseil, un coup d’Etat.

La révolution.― Le lendemain des élections, les masses interprètent


leur victoire: se moquant des règles du jeu parlementaire, elles
n’attendent pas la formation d’un cabinet pour libérer les prisonniers;
les anciennes Cortès se voient obligées d’entériner l’amnistie.

Les paysans ne paient plus de rente. A Badajoz et en Andalousie, des


ouvriers occupent les champs. L’Institut de réforme agraire fait bonne
mine et légalise la colonisation. Les cheminots se mettent en grève
pour demander la nationalisation des chemins de fer; les maçons
madrilènes demandent le contrôle ouvrier; les mineurs d’Oviedo
revendiquent la réintégration d’un gouverneur libéral destitué; plus
tard, ils demanderont la démission de deux ministres.

Des milices ouvrières assurent assurent l’ordre à Oviedo. Les Catalans


rétablissent leur Statut ― intégral cette fois ―, Companys fait une
entrée triomphale à Barcelone; les Basques déposent aux Cortès le
projet d’un Statut autonome. Cette révolution populaire et
démocratique, poussée en avant par la victoire électorale, mais point
sujette à la politique du Front populaire, sera-t-elle un retour au 14
avril 1931 ou aboutira-t-elle à l’abolition définitive du caciquisme?

Les leviers de commande, bien entendu, sont toujours aux mains de


Quiroga et Azana; les socialistes et communistes, se contentant
d’épauler le cabinet, n’en font pas partie. Le gouvernement a tout lieu
de croire qu’il dominera les tendances révolutionnaires ― lorque des
événements de la politique internationale viennent bouleverser le
tableau politique de l’Espagne.

Les intérêts anglo-français en Espagne.― En février 1936, après la


victoire électorale des Gauches, les Bourses de Paris et de Londres
étaient peu favorables aux valeurs espagnoles. Bien que dans son
manifeste électoral la coalition victorieuse eût pris l’engagement de
défendre la propriété, des bruits circulèrent qui ne manquèrent pas
d’inquiéter les milieux boursiers. On prêtait l’intention d’entrer dans le
nouveau gouvernement à Indalecio Prieto, qui ministre aux
Communications en 1932, avait soumis les sociétés de chemins de fer
au contrôle de l’Etat, interdit à leurs fournisseurs de siéger dans leurs
conseils d’administration et projeté la construction d’un réseau routier.
Ni les grands actionnaires des grandes lignes de chemins de fer, ni les
grands fournisseurs de ces compagnies n’étaient rassurés par le
manifeste du gouvernement du Front populaire.

Le capital pétrolier, lui aussi, avait des raisons d’inquiétude. Sa lutte


pour la conquête du marché espagnol l’avait amené à s’intéresser aux
finances espagnoles; lorsque Primo de Rivera établit, en 1929, un
monopole du pétrole, Deterding & Taft abandonnèrent le soutien de la
pesète, décision qui entraîna la chute de la dictature. A peine avaient-
ils reconstitué le marché du pétrole honnête qu’un gouvernement de
gauche menaça de rétablir les relations diplomatiques avec l’URSS, et
ainsi d’ouvrir un marché du pétrole malhonnête. Gare à l’équilibre des
pipe-lines autour de la Méditerranée, gare aux principes de la
propriété et de la liberté.

Les cours des actions minières s’effondrèrent. De la cote de 1500 en


1935, les Rio Tinto dégringolèrent à 1 000 en mai 1936. La célèbre mine
de cuivre, la plus riche de l’Europe, appartient aux Anglais; sur un
capital de 4 millions de livres, elle réalise un bénéfice annuel de 1
million. La mine de plomb de Penaroya est française.

Au temps de Primo, le comte de Romanones avait conclu avec l’Italie


un contrat assurant aux deux Etats autoritaires le monopole du marché
du mercure. MM. Heurteau, de Wendel et Ledoux, administrateurs de
la mine d’Almaden, voyaient d’un mauvais œil un gouvernement qui
se proposait de dénoncer ce contrat.

Le sous-sol espagnol est porteur de riches gisements de tous les


métaux nécessaires à l’industrie de guerre, et partout les annuaires de
bourse accusent des noms français et anglais comme administrateurs
des compagnies exploitatrices.

L’industrie chimique était dominée par un trust anglo-saxon, jusqu’à


l’irruption récente de Péchiney dans la SA Potasses Ibericas. La Standard
Electricity contrôle la Iberica de construcciones electricas; la Traction Light
& Power fournit les 9/10e du courant électrique de la Catalogne; l’octroi
de la concession des téléphones madrilènes à la Intern. Telephon &
Telegraph Cy a valu au roi une «commission» de quelques millions et en
prime le cadeau d’un appareil téléphonique tout en or offert par la
banque Morgan.

Les Anglais, mêlant les affaires à la politique, se sont réservé


l’industrie de guerre; leurs officiers siègent au Conseil du chantier
pour la construction de navires de guerre. Vickers Armstrong contrôle,
en collaboration avec les banques Urquijo (jésuite) et Zubira, les
aciéries, chantiers navals, fonderies de canons, hauts-fourneaux et la
construction métallique de la côte cantabrique. Des sociétés anglaises
assurent la répartition des minerais espagnols dans le monde entier. La
Orconera Iron Ore Cy obtint du général Franco le droit de continuer
l’exportation des minerais basques vers l’Allemagne, alors que
l’exportation en France de pyrites et de minerais fut interdite par les
autorités insurgées.

Pour comprendre l’action diplomatique du Foreign Office pendant


cette guerre, il importe de savoir que dès décembre 1936, un attaché
commercial de l’ambassade anglaise se trouvait à Burgos et des bruits
affirmaient même l’existence d’un accord commercial conclu en
sourdine. En effet, le ministre du Commerce a confirmé à la Chambre
des Communes qu’il avait reçu tous apaisements sur la protection des
intérêtes britanniques dans l’industrie minière basque.

Leurs garants.― Autrefois, les intérêts français et anglais étaient


défendus par le roi, le Gibraltar à Madrid; dès 1931, le président Zamora
avait assumé cette tâche; or, il venait d’être destitué à la suite de ses
volte-face répétées à l’égard des républicains.

Un autre homme de confiance de la Cité, Juan March, voyait invalider


son élection à Majorque, son fief; ancien contrebandier, nommé
directeur du Monopole du tabac par la grâce du roi, écroué par les
Gauches sous l’inculpation de fraude et de haute trahison, libéré par
les Droites et élu au Tribunal des garanties constitutionnelles, grand
propriétaire rural, banquier, administrateur d’entreprises étrangères en
Espagne, voici l’homme dont on a dit: de la République ou de March, l’un
sera détruit par l’autre. Au lendemain des élections, il quitta le pays
pour déclencher une offensive boursière contre le gouvernement qui
venait de s’installer à Madrid. C’est lui qui, d’accord avec les Italiens
d’une part, avec la City de l’autre, intima à la presse mondiale l’ordre
de protester contre les prétendues atrocités d’un gouvernement rouge qui,
paraît-il, faisait de l’Espagne une colonie russe; c’est lui qui, selon toute
apparence, finançait les phalanges, responsables des véritables troubles
qui se produisirent à partir de juin.

Juan March préside également le Bureau central de l’industrie


espagnole ― la CGPF espagnole ― où sir Auckland Geddes, président
de la Rio Tinto, siège à côté du comte de Romanones, du comte
financier italien De Valperga, du marquis de Villamayor, gérant de la
fortune de l’ancien roi, des représentants de l’industrie de guerre
française et de l’Allemand Aufschlager, directeur de la
Metallgesellschaft dont nous parlerons tout à l’heure. Ce Bureau a
octroyé un crédit d’un milliard de pesètes aux généraux factieux.

La duchesse d’Atholl accuse le journaliste anglais Mr Jerrold d’avoir


fait beaucoup pour aplanir le chemin du soulèvement, et la Rio Tinto d’avoir
financé l’armée insurgée en délivrant au général Franco des livres-
sterling au cours de 40 pesètes, alors que le cours libre était de 80 ou de
100.

Il n’est donc pas étonnant que le fameux organe de la City l’Economist,


ait pu écrire dans sa revue de 1936 (janvier 1937):

«Les intérêts étrangers qui se trouvent en relations étroites avec les


dessous de la politique espagnole n’ont pas été surpris par le
commencement de la guerre civile.»

Tel maître tel valet. Les milieux consulaires et diplomatiques ont


observé une attitude bienveillante à l’égard de l’insurrection; précédés
de Salvador de Madariaga, délégué espagnol à Genève, les grandes
chancelleries n’ont pas hésité à déclencher une offensive diplomatique
contre le gouvernement espagnol et escomptèrent dès le début la victoire
des rebelles.

Les héritiers de Guillaume II.― A Berlin, le général Sanjurjo lança le


mot d’ordre. Il était le vrai chef de la réaction espagnole et ce fut à la
suite de sa mort seulement que fut gonflé artificiellement le petit
personnage de Franco; ce dernier était, au début, le caractère le moins
fort parmi les insurgés.

Sanjurjo promit à Hitler une concession au Maroc, objet des convoitises


allemandes depuis le commencement de ce siècle? Les usines
Mannesmann et Krupp, chassées en 1906 à la suite de la crise d’Agadir et
en 1918 par les Traités, avaient réussi à obtenir des minerais marocains
par le truchement de certaines maisons hollandaises et espagnoles. Dès
1936, la HISMA (maison affiliée, par la Carranza et Bernhard, aux usines
métallurgiques Rowah AG) expédia le minerai marocain à Hambourg.

Où promi-il des avantages stratégiques? Une base navale aux Canaries


dominerait la route Bordeaux-Dakar; une autre aux Baléares couperait la
ligne Marseille-Oran. Le maître de Ceuta peut contester la route des Indes au
maître de Gibraltar.
Aussi les documents saisis par les autorités révolutionnaires de
Barcelone révèlent-ils une activité fébrile des employés commerciaux et des
services consulaires allemands, qui surveillaient la presse espagnole,
entraînaient des cadres fascistes espagnols, se livraient à l’espionnage et à la
contrebande d’armes. Aux Canaries et à Majorque, les Allemands avaient
récupéré tout le terrain perdu en 1918.

Au Levant, l’industrie électrique allemande ne le cède plus aux trusts


américains; les banques d’affaires, telles Schröder (qui a mis en rapport
l’industrie allemande avec Hitler) et Mendelssohn (maison juive qui est
toujours l’agent à l’étranger du capital aryen), ont regagné leurs sièges
dans l’administration de la Chade, l’ancienne Deutsche Ueberseebunk
transférée aux Alliés et qui contrôle nombre d’entreprises électriques et
de services publics hispanoaméricains.

En 1935, Gil Robles s’adressa à la Metallgesellschaft, omnium de


l’électro-chimie et de la métallurgie, pour réaliser un plan de grands
travaux; cette société forma, avec la Fédération fasciste des industries
métallurgiques italiennes, un autre omnium pour la recherche du
cuivre, du mercure, du vanadium, du tangstène et d’autres minerais
nécessaires à l’industrie de guerre: un émigré russe nommé Soubnikoff fut
chargé d’étudier les riches possibilités d’exploitation minière et de
pénétration commerciale.

Au début de 1936, des négociations germano-espagnoles furent


entamées au sujet du minerai de fer basque, qui a des propriétés très
appréciées des fonderies. Après la chute de Bilbao, Hitler annonça la
mainmise allemande sur ces minerais. Or, l’Angleterre y est
particulièrement intéressée et l’on a vu les cœurs les plus impassibles
fondre en larmes en regard du sort tragique du peuple basque.

D’autre part, on a remarqué que les mouvements des troupes


italiennes sur le territoire espagnol s’expliquent mieux par le désir
d’occuper des terrains miniers que par des considérations stratégiques.

Les «nations prolétariennes» s’opposent à la domination de l’ancien


impérialisme financier; elles réclament leur part des richesses du
monde.

Un panier de crabes impérialistes.― Le capital anglais investi en


Espagne fut évalué à 5 milliards, le capital français à 3 milliards, celui
des autres nations à 2 milliards. L’ensemble des intérêts et des
participations étrangers atteint certainement le quart du capital
espagnol. Le Morning Post, journal conservateur, constata, dans son
édition du 22 juillet 1937, sans aucune gêne:

«Si les rouges étaient vainqueurs, on pourrait considérer comme


perdu le capital anglais en Espagne... Le général Franco a fait
réquisitionner le cuivre, les pyrites et le soufre, mais il les paye au
cours de 40 pesètes. Persistera-t-il le moindre doute sur le parti en
faveur duquel doit pencher le commerce britannique? Voilà où l’on se
trompait!»

Plus de la moitié des exportations espagnoles était expédiée vers


l’Empire britannique, les Etats-Unis et la France. 10% seulement
allaient vers l’Allemagne. La guerre a changé ces proportions.

Mais les adversaires qui se disputent l’influence économique en


Espagne se trouvent en même temps être en collaboration étroite. Dans
la politique intérieure, au Bureau central, leurs intérêts sont identiques.
La Chade, qui étend son réseau financier sur les deux mondes, la Sofina
et la Sidro, liées entre elles par leur collaboration dans les sociétés
hispano-américaines, groupent tout un système de banques
continentales où l’on trouve le Suisse Solmssen, le Tchèque Petschek,
l’Italien Pirelli; les Big Five de Londres, la Banque de Paris et des Pays-
Bas et l’Allemand Siemens; l’Union espagnole des explosifs est une
société franco-allemande, la European Pyrite est anglo-allemande. La
Mettalgesellschagft a accueilli dans son conseil d’administration deux
directeurs de l’Amalgamated Metal Corp., et M, Gaddes donna sa fille
au prince de Hesse, frère du gouverneur nazi dans son pays natal.

Cette hiérarchie financière ne pouvait-elle pas collaborer avec le


gouvernement espagnol? Les ministres du Front populaire, n’étaient-
ce pas des gens honnêtes, avocats, républicains bourgeois, cousins
spirituels des Herriot et Lloyd George, frères de sangs d’honorables
commerçants et banquiers? Le président du Conseil était un riche
propriétaire rural.

Jusqu’au 4 septembre 1936 aucun militant socialiste, communiste ou


syndiqué n’occupait une place dans la haute administration, dans la
diplomatie ou dans ce cabinet. Jusqu’à cette date, il était même interdit
aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, de lire des journaux
socialistes.

D’autre part, n’était-ce pas son devoir national que d’empêcher Hitler
et Mussolini de s’emparer d’une position stratégique importante?
Or, cette hiérarchie a assisté à la conquête de la Mandchourie par le
Japon, à la guerre éthiopienne, à l’occupation de la Rhénanie, comme
elle soutient Mussolini en Italie, Salazar au Portugal, Hitler en
Allemagne et Franco en Espagne.

La haute finance anglo-française qui s’occupe de la répartition des


richesses du monde à travers et au moyen d’un système de pistons et
d’intermédiaires, peut se permettre de négliger ses intérêts
«nationaux». Plus les financiers sont forts et leurs participations et
ramifications sont vastes, et plus leurs intérêts privés se séparent de
ceux de leur patrie. Le super-impérialisme est indifférent à la
nationalité du gérant qui se charge de ses intérêts dans tel ou tel autre
pays, pourvu qu’il se fasse octroyer des emprunts rémunérateurs et
qu’il maintienne le niveau des salaires suffisamment bas pour
permettre de grands bénéfices.

De là la possibilité de collaboration entre l’impérialisme financier et


l’impérialisme national. De là leur haine commune contre ceux qui en
brisent les cadres. Qu’ils se disputent les pourcentages des bénéfices,
ils s’accordent pour grossir la masse des profits à répartir le monde est
gouverné d’une façon beaucoup plus simple que ne le pensent ceux
qu’on gouverne...

URSS. Epouvantail et réalité.― Le Syndicat du naphte russe ne faisait


pas partie de la collaboration financière et l’URSS avait intérêt à
torpiller toute entente occidentale conçue à l’image du traité de
Locarno, entente qui laisserait les mains libres à une agression
hitlérienne contre elle. Pour empêcher Hitler de s’emparer d’une
position stratégique qui obligerait la France à céder aux désirs
allemands, l’URSS combat l’expansion allemande. Pour sortir de son
isolement diplomatique, elle est dans l’obligation de soutenir un
gouvernement francophile en Espagne.

La guerre révélatrice nous montrera que loin d’installer un


gouvernement soviétique en Espagne, l’URSS a misé, non sur les partis
révolutionnaires, mais sur le gouvernement libéral; qu’elle a fourni à
ce gouvernement des armes qu’elle a refusées aux milices; qu’à trois
reprises elle a empêché Caballero de prendre le pouvoir au nom de la
Révolution.

Chacun des deux pays, l’URSS et la France, a intérêt à détourner de ses


seules frontières le péril hitlérien, l’une en alimentant les frictions
franco-allemandes, l’autre en aiguisant les conflits germano-russes,
auxquels se greffe l’antagonisme nazi-communiste. Ce ne sont pas le
communisme et le fascisme qui se battent en Espagne, mais la Russie et
l’Allemagne... ce qui tout de même, n’est pas la même chose.

On voit combien l’Espagne était loin d’une guerre «idéologique», mais


le public français a été dupe d’une propagande habile qui agite lé
spectre d’une croisade destinée à épouvanter les philistins.

Le triangle stratégique.― L’Axe Rome-Berlin cherche des avantages


économiques et une bonne position stratégoque en vue des
négociations d’un nouveau Locarno. L’URSS, de l’autre côté, voit dans
cette activité précisément l’occasion de torpiller l’entente impérialiste.
Londres, enfin, entraînant derrière elle la France, cherche à transiger, à
épuiser les adversaires qui se balancent, à ne pas admettre la
prépondérance de l’un d’entre eux et surtout à ne laisser échapper
aucun des adversaires de la trame de la collaboration internationale. Le
super-impérialisme, dépourvu de conception nationale, tend à faire,
des gouvernements nationalistes, ses contremaîtres dans l’exploitation
du pays conquis.

La politique anglaise était donc de séparer peu à peu le gouvernement


espagnol aussi bien du Front populaire que de l’URSS, de le
rapprocher des modérés espagnols et de l’axe Londres-Paris.
«Gouvernement de concentration nationale» ― tel que la ténacité
anglaise l’a obtenu en France ― libéré de l’influence des masses et des
Russes: telle était, en effet, la formule de Martinez Barrio, président de
la Chambre, et du général Mola, tous les deux francsmaçons,
anglophiles, ne serait-ce pas une perspective séduisante que de séparer
le gouvernement des forces mal contrôlées et de former un
gouvernement semblable à celui que Martinez Barrio a failli constituer
le 18 juillet 1936, avec Mola, au ministère de la Guerre, ou à cet autre
qu’il préconisait lors de sa visite à Paris en avril 1937.

Pour détourner Azana des masses qui l’ont porté au pouvoir, les
Droites abandonnent le président Zamora. Azana, arrivé à la
présidence, cède sa place à Quiroga, qui se hâte de rappeler qu’il est
toujours l’homme de Casas Viejas, il télégraphie ses félicitations aux
gardes civils qui, à Yeste, le 28 mai, ont tué vingt-trois paysans et en
ont blessé plus de cent, donnant à entendre que les hobereaux n’ont
rien à craindre d’un gouvernement qui remet la réforme agraire à
l’année prochaine.
Alors, désabusés, les ruraux envahissent les champs; le mouvement
prit une telle envergure que les occupations durent être légalisées. Le
gouvernement est obligé de solliciter la participation de Prieto qui
préconise une coalition d’union nationale allant des socialistes aux
catholiques.

Mais les socialistes, sous la pression de l’UGT et de Caballero,


interdisent à Prieto d’entrer dans le gouvernement, se réservant ainsi
la liberté d’action.

Tandis que dans le pays l’inquiétude grandit, Barrio et Irujo, le futur


ministre basque, signalent au gouvernement que ses ennemis sont
autant à gauche qu’à droite, et Gil Robles affirme sa loyauté et promet
son secours au gouvernement, si celui-ci voulait sévir contre les
syndicats.

Les masses s’agitent dans l’attente de la réalisation des promesses


électorales, tandis que le gouvernement essaie de louvoyer et d’épuiser
la résistance ouvrière, en attendant qu’on le libère de l’emprise
révolutionnaire.

Tout le monde s’attend à un des pronunciamentos traditionnels


destiné à soustraire le gouvernement aux influences
extraparlementaires.

«Il faudra tenir compte de ce que l’action sera extrêmement violente


pour réduire l’ennemi qui est bien organisé. Tous les directeurs des
syndicats et des partis non acquis au mouvement seront emprisonnés
afin d’étouffer la rebellion et les grèves», écrit Mola dans ses
«instructions» saisies par les anarchistes.

«Tout devait passer par Mola», raconte un des conjurés, «on prépara un
coup d’Etat assez passable.» Et l’on a tout lieu de croire que tout était
prévu...

Guérilla.― Mais les masses s’apprêtent à appliquer le programme


électoral en marge du gouvernement. D’autre part, les Droites
évoluent rapidement vers l’extrême droite phalangiste et
germanophile.

Parmi les généraux, dans l’UME, la tendance de Sanjurjo gagne le


dessus sur la tendance anglophile de Mola. Un premier plan de
pronunciamento, arrêté pour le 25 mai doit être abandonné à la suite
d’un incident provoqué par des officiers fascistes: lors de l’enterrement
d’un des leurs, ils en viennent aux prises avec des ouvriers ayant
montré le poing, en abattent quelques-uns, envahissent un chantier,
brûlent une voiture de tramway, dont les occupants leur ont manifesté
une attitude hostile.

Le gouvernement, obligé de frapper dur, éloigne les officiers suspects


des centres importants. Mais en même temps, il les divise: «Quant au
fascisme, dit Quiroga, nous sommes en état de guerre avec lui... », tandis
qu’il ouvre toutes grandes les portes à l’autre tendance; Mola est
disculpé de l’accusation de haute trahison et réinvesti dans le
commandement important au nord de Madrid; Aranda est fait
gouverneur d’Oviedo à la place d’un républicain destitué pour avoir
tenu des propos injurieux sur le leader monarchiste Calvo Sotelo,
successeur de Gil Robles comme chef de la réaction.

Ce dernier cependant, montre une conduite qui amène un ministre à


dire qu’il s’en laverait les mains si Sotelo était assassiné.

En effet, les antirépublicains intransigeants cherchent à empêcher, par


tous les moyens, que les républicains de gauche n’entrent en
intelligence avec les modérés. Dans ce but, ils lancent les phalanges
contre les ouvriers. Des batailles de rue, des assassinats, des coups de
main se succèdent, et l’un appelle l’autre, sans qu’on puisse s’établir, à
postériori, la première responsabilité. L’attentat répond à l’attentat,
l’ancien directeur de la Sûreté de Saint-Sébastien fut abattu dans la rue;
le juge Pedregal, qu’un groupe de choc envahissant le tribunal mit en
demeure d’acquitter quelques phalangistes convaincus d’assassinat,
fut assassiné après avoir prononcé le verdict de condamnation. Le
député socialiste Asua, menacé, se fit accompagner par un policier; ce
dernier trouva la mort, Asua échappa à peine. Le capitaine Faraudo,
socialiste, fut fusillé, Badia, un des chefs de l’insurrection d’octobre, fut
assassiné. Le 4 juillet, une voiture hérissée de phalangistes se lança
dans une manifestation socialiste et fit 7 morts et 12 blessés.

D’après Gil Robles, on comptait jusqu’en juin 113 grèves générales, 228
grèves particulières et, hélas, 269 morts et 1 287 blesés; 59 sièges
d’organisations de droite furent assaillies et 36 églises brûlées; d’autres
estiment que les Gauches déploraient 109 morts et les Droites, 160,
proportion qui paraît vraisemblable étant donné que dans la rue les
ouvriers avaient l’avantage.
Le 14 avril, lors du défilé commémoratif [de la chute de la monarchie,
en 1931 ― NDLR], une bombe fut trouvée à la tribune présidentielle.
Trois jours après, l’enterrement d’un officier de police donna lieu à une
manifestation monarchiste qui dégénéra en bagarre; les officiers se
rendirent maîtres de la rue pendant trois heures, maltraitèrent les
ouvriers qui passaient et menacèrent de donner l’assaut au Parlement.

Le gouvernement reste dans l’expectative, mais les ouvriers prennent


prétexte de cette situation pour multiplier leur activité. Caballero vient
à Saragosse, ville anarcho-syndicaliste, pour y entretenir un auditoire
de 30 000 ouvriers; il parle de l’unité et de la révolution. A Madrid, il
marche à la tête d’un cortège des Jeunesses qui réclament un
gouvernement ouvrier et paysan. Les grèves et les occupations de terres se
multiplient en dépit de la déclaration ministérielle que ni les unes ni les
autres ne seraient plus tolérées. Les Droites, stupéfaites de cette
recrudescence inattendue du mouvement populaire, et incapables de
comprendre l’effervescence spontanée des masses laborieuses, parlent
d’un complot communiste qu’il faudrait combattre.

A vrai dire, le parti communiste est le seul à souhaiter la continuation


du Front populaire:

«Alors que le reste des partis ne se préoccupait guère, pour ne pas


dire du tout, du Front populaire, le parti communiste ne cessait de
proclamer la nécessité de renforcer cet organisme à tout prix.»

Mundo Obrero, l’organe communiste, écrit:

«(...) Lorsque nous proclamons la nécessité de renforcer le Front


populaire, nous pensons particulièrement à la situation
internationale.»

On peut certainement faire confiance à ces aveux, car il est vrai que les
communistes ont payé «tout prix», y compris l’abandon de leur
programme révolutionnaire, dans l’intérêt de leur conception de
politique extérieure.

Le pronunciamento.― Une course s’engage entre les deux


pronunciamentos, l’un républicain et anglophile, l’autre fasciste et
germanophile. Le gouvernement assiste, sans rien faire, à l’un et
engage une rude campagne contre l’autre. Quiroga dit à la Chambre
qu’il a connaissance d’un projet d’insurrection, auquel, cependant, il
n’y a pas lieu d’attribuer une importance excessive. En effet, on parle
d’un projet d’insurrection arrêté pour le 20 juin. Une tentative
phalangiste d’occuper le poste de TSF à Valence est facilement
réprimée.

Le 14 juillet, le lieutenant Castillo, des Gardes d’assaut, militant de


gauche, est assassiné. Le lendemain, ses camarades, se méfiant de la
justice officielle, prennent leur vengeance en exécutant Calvo Sotelo,
censé être l’organisateur des pistoleros.

Le général Franco écrit au gouvernement qu’il ne serait plus disposer à


rester coi devant l’insolence du cabinet. Azana, qui admit plus tard
avoir eu connaissance du complot, ajouta cependant; «Je n’avais aucun
moyen légal de le combattre.»

Le gouvernement comprend ce qu’on lui demande : il ferme la maison


du peuple de la CNT et il se propose d’envoyer les Cortes en vacances,
projet contre lequel la presse socialiste s’élève. De son côté, elle
prévient le gouvernement que l’insurrection se prépare. Des dates
précises sont données; les télégraphistes surveillent les
communications des conjurés. La censure ayant supprimé toute
information antifasciste. El Socialista écrit, le 15 juillet, dans son bulletin
météorologique: «Les nuages s’approchent de Madrid; l’orage risque
d’éclater aux Canaries.»

Claridad demanda vainement la démobilisation de l’armée. Pour toute


réponse, Quiroga émit ce bulletin:

«Le gouvernement est disposé à accélérer les travaux parlementaires


sans faire attention aux bruits de ce genre, tout en prenant en
considération ce qu’ils paraissent contenir de vrai.»

Le 17 juillet, l’insurrection éclate à Ceuta et Mellilla: le gouvernement


interdit d’en souffler mot. Le 18 juillet, en face du pronunciamiento, le
gouvernement s’efface sans montrer la moindre intention de résister;
Quiroga passe la présidence à Martinez Barrio qui, après avoir offert le
ministère de la Guerre à Mola, dit: «J’ai déjà causé avec tous les généraux.
Maintenant allons gouverner.» Martinez Barrio eut cette phrase
surprenante devant douze personnes, parmi lesquelles l’ex-ministre
Iranzo qui nous l’a rapportée. Ceci cadre bien avec les «paroles
d’honneur» que les généraux avaient donné aux gouvernements:
«Nous cherchons un point de ralliement»; à quoi les masses
répondirent par des cris: «Nous sommes vendues, c’est le
gouvernement de la trahison.»
Mais Mola n’est plus maître de l’armée; grâce aux événements
survenus, la tendance germanophile et antirépublicaine de Sanjurjo est
devenue prépondérante parmi les officiers. Le subtil Mola est le
prisonnier de son instrument d’action, il se dérobe; les Etats fascistes
viennent se coucher dans le lit que Londres leur a fait.

De l’autre côté, le peuple madrilène chasse Martinez Barrio qui essaie


de renouveler sa tentative à Valence. Giral prend sa place à la
présidence, avec le général Pizas à l’Intérieur. En vain. Le
gouvernement n’est plus maître de la situation, il est poussé dans les
rangs de la révolution qui vient prendre sa place. Les anarchistes
libèrent leurs prisonniers: Cipriano Mera, futur général, Julio, futur
chef de brigade, Vererdini, qui sera officier de l’état-major, etc.

Mola avoue qu’il a raté le pronunciamiento; trop tard; la guerre qui se


déclenche voit surgir des forces qui n’étaient pas prévues dans la
conspiration du pronunciamiento. Le coup de force permet au peuple de
devenir d’objet qu’il avait été jusqu’alors, le sujet de l’histoire
espagnole.

Révolution intégrale.― La résistance fut organisée par les


organisations ouvrières. Là était toute la différence entre le 19 juillet et
les jours d’octobre 1934. A cette époque-là, les ouvriers n’avaient pas
d’armes et attendaient les mots d’ordre des chefs politiques. Cette fois-
ci, les syndicats surent se procurer des armes dès le 17. Ils les volèrent;
ils se servirent de la dynamite, de pierres, de haches, de pistolets.
Finalement, ils s’emparèrent de fusils. Presque sans armes, ils ont
vaincu une armée régulière. Comment l’ont-ils pu faire? L’armée était
virtuellement impuissante devant l’élan révolutionnaire et l’audace
des ouvriers; elle ne tient pas debout devant une véritable révolution.
Il suffit de coucher en joue un officier pour faire jeter les armes à un escadron.
Il suffit de montrer une attitude nettement hostile en face d’une
caserne pour faire passer les soldats hors de leurs rangs. Il suffit
d’attaquer les batteries pour chasser les canonniers. L’effervescence
révolutionnaire épouvante l’adversaire qui, à force de s’effrayer,
désespère de la justice de sa cause. Dans toute l’Espagne, en Catalogne
surtout, cet aspect humain de la lutte noya la défense républicaine
dans l’offensive socialiste. Le courage des masses et l’énergie
historique des individus ont arrêté le soulèvement.

Du premier abord, ce soulèvement servait de catalyseur à


l’organisation de la défense démocratique.
«Il avait manqué jusqu’ici une provocation de l’envergure de celle de
Franco pour qu’il fùt possible de réaliser le réforme républicaine de
toutes les institutions sociales; maintenant nous allons vers des
formes de démocratie plus avancées que celle que fixèrent les Cortes
Constituantes... Cet effort qu’on nous arrache comportera des
réalisations et des formes neuves d’organisation politique... Chaque
jour qui passe, nous assistons à la formation d’une synthèse faite de
toutes les expériences sociales de ces dernières années.» (Ramon
Sander.)

L’adversaire lui-même le reconnait: le Times écrit:

«L’attitude de la population civile a été décisive... Partout ils ont


émergé avec des armes au service du gouvernement.»

Les rebelles ne peuvent citer aucune ville qui fut prise par un
soulèvement populaire contre le gouvernement et au nom des
nationalistes. Ils admettent sans ambage que tout ce qu’ils ont conquis
le fut par la force des armes ou par la ruse.

Comme en avril 1931, chaque organisme de cristallisation sociale a sa


conception de la liberté et pense que le peuple ne manquera pas
d'approuver la solution qu’il présente. Mais cette fois, la révolution est
armée, seules les réalisations immédiates s'imposeront. Des centres de
cristallisation sociale se forment, se transforment, augmentent ou
faiblissent, s'attisent et se repoussent selon des lois tout à fait
nouvelles; de nouvelles données entrent dans le système, un nouveau
mécanisme social se construit.

LA GUERRE IDÉOLOGIQUE

« Tu as tué vingt des nôtres ?-


j’ensuis content - Nous te tenons et
nous allons te tuer. - Cela est
naturel, j’en aurais fait autant dans
le cas contraire. - Pourquoi as-tu
fait cela; tu es riche et tu aurais pu
être content. - Vous défendez votre
foi; moi la mienne. - Tu crois en
Dieu ? – Oui.- Tu te bats pour ta foi
? - Oui, vous en faites autant. - Va-
t’en, tu es libre ; tu n'es pas de ceux
que nous tuons ; car tu es un
homme et tu es comme nous-
Seulement, viens ce soir me dire
pourquoi tu crois en Dieu, »

(Interrogatoire
d'un prisonnier
phalangiste par
les anarchistes.)

Les intérêts matériels passent à l'arrière-plan; la guerre est déclarée


idéologique; les adversaires, obligés de justifier leur action, s'arment
d'idées qui, par ricochet, les poussent à adopter de nouvelles attitudes.

Des trois idéologies - socialisme révolutionnaire, nationalisme


catholique et légalité démocratique - la dernière était la plus faible. Le
gouvernement désireux de s'en prévaloir arrivait à peine à conserver
les apparences d'une légalité qui cessait d'exister chaque jour
davantage, cette idée pauvre n'était ni capable de lui apporter le
secours des grandes puissances, ni assez enthousiaste pour appeler les
masses démocratiques européennes à l'action. De tout temps, le
gouvernement fut dans la défensive sur le plan idéologique.

Le drapeau révolutionnaire des ouvriers leur donnait une force


autrement imposante; mais l'élan de la révolution se perdit, lorsque la
guerre commenca à revêtir des formes de combat nonrévolutionnaires
et qu'une rupture se produisit entre l'idée et la réalité de la guerre
nationale.

Les libertaires, par contre, repoussaient au début l'idée de guerre ; leur


« action directe » qui était l'âme de la résistance contre l'insurrection,
n'était qu'une autre occasion d'affirmer leur facon de vie combattive;
ils ne luttaient pas pour un « système », mais ils étaient forts de leur foi
en la justice et la Liberté ; leur humanisme révolutionnaire représentait
la révolte de l'homme aigri, humilié et outragé qui se sacrifie pour
conquérir la communauté humaine ; le Don Quichotte collectif lutte
pour affirmer sa dignité, sa foi, son amour.

Il est hors de doute que les nationalistes avaient de leur côté une
idéologie des plus fortes. Ils s'étaient posés en défenseurs de l'Ordre de
l’Etat, de la Religion, de la Nation.
Commencons par la question religieuse qui a soulevé des dissenssions
multiples dans le monde catholique.

L'Espagne catholique. - Autrefois, l'Eglise était le plus grand pouvoir


politique et le propriétaire foncier le plus important. En 1838, la
noblesse laïque parvint à déposséder les ordres de la propriété
domaniale. L'indemnité, payée par l'Etat, fut utilisée pour acheter des
propriétés industrielles. En 1931, l'Eglise demeurait toujours le plus
grand actionnaire des chemins de fer, tramways, des services publics,
le plus grand propriétaire de maisons de rapport, le plus grand
banquier. Angel Herrera, éditeur du journal jésuite, fut appelé le «
Rothschild catholique » le procureur de la Société de jésus siégeait
dans les conseils de 36 sociétés industrielles. En calculant le total du
capital jésuite investi dans l'économie espagnole, on a cité le chiffre de
6 milliards de pesetas, C'est ainsi que s'explique la disparition
miraculeuse des trésors fabuleux qu'on attribuait à l'Eglise; lorsque
l'ordre des jésuites fut dissous, sa propriété se trouvait dans les mains
de tierces personnes. En outre, l'Eglise possédait le monopole de
l'enseignement. Elle a applaudi au meurtre de Ferrer qui le lui
contestait, Quant à l'instruction politique, elle la craignait. Voter
libéral, dit le catéchisme, c'est un péché mortel.

Dans un pays où aucune institution démocratique ne porte la voix des


portes à l'ouïe des puissants, le peuple revêt ses aspirations de
superstitions religieuses ; les mineurs de Rio Tinto n'ont-ils pas érigé
un autel au « saint » fondateur du socialisme, Pablo Iglesias ? Mais,
aussitôt sa haine libérée de l'étreinte spirituelle ecclésiastique par un
événement spectaculaire, révélateur de sa détresse, elle se tourne
contre les détenteurs terrestres de la grâce: aux heures de crise et de
déception, en 1823, en 1868, en 1873, en 1909, le peuple a toujours
incendié des couvents et des églises; comme si cette fumée pouvait
porter vers le ciel un appel contre l'injustice humaine.

Les républicains ont pu expliquer quelques incendies par des dépôts


d'armes que les fascistes avaient installés dans les églises ; beaucoup
d'églises furent brûlées spontanément; en vain, des révolutionnaires
authentiques ont-ils essayé de dissuader le peuple de cette distraction
infantile. Mundo Obrero, l'organe communiste, mit les ouvriers en
garde contre les « agents provocateurs fascistes » qui voudraient les
amener à dissocier le Front populaire par des incendies d'églises. Le
ministre anarchiste juan Peiro dit franchement : « Croyez-vous que le
capitalisme réside dans ces bâtiments ? je vous assure qu'il y a bien
d'autres choses à détruire que des églises. »
Dans l'esprit d'un peuple illettré et catholique, la religion est une sorte
de magie; si cette magie ne rend pas, il convient, non seulement d'en
essayer une autre, mais encore d'exterminer toute trace de la magie
abandonnée qui garde une puissance vengeresse. On brûle les signes
mystiques de l'Eglise pour leur enlever le pouvoir de contrecarrer
l'effet miraculeux des nouveaux signes mystiques - CNT, FAI, UHP,
UGT - dont l'éclat brille sur des autos blindées, De même les miliciens
se croyaient mieux protégés contre l'aviation par la peinture rouge et
noire que par la peinture grise qui les aurait cachés à la vue.

Départ de Madrid des tanks de la FAI pour le front Nord (22 octobre 1936).
(Institut international d´histoire sociale. Amsterdam.).

Le clergé se trouvait donc devant l'alternative: ou se moderniser ou se


séparer du pouvoir séculaire. Les prêtres basques et galiciens firent
l'un, le laïcisme républicain se chargea de l’autre. La République
supprima le budget du culte, soumit à un statut les congrégations,
énonca les principes de l'enseignement, du mariage et de l'enterrement
laïques. Se proposant de liquider l'analphabétisme elle prévoyait la
construction de 27 000 écoles, portait le nombre des élèves de
l'enseignement secondaire, de 20 000 (sous Primo de Rivera) à 70 000
en 1932, augmentait le budget scolaire, de 50 000 (sous la monarchie) à
45 millions de pesètes. Le clergé, responsable de l'énorme pourcentage
d'illettrés (50 %) n'y voyait qu'une restriction de ses prérogatives.

Une guérilla s'engagea entre l'Etat et l'Eglise. A l'interdit des grandes


processions pascales, l'Eglise répondit par des démonstrations de
partis antirépublicains. Angel Herera, éditeur du journal jésuite El
Debate, dirigeait la CEDA. En 1934-1935, la législation auticléricale fut
mise hors vigueur.

Mais du sein même de l'Eglise surgirent des forces modernistes ; dès le


début du siècle, le clergé basque avait mis sur pied des associations
ouvrières et paysannes, des caisses mutualistes, des oeuvres sociales.
En 1935, le ministre catholique défendit courageusement, contre la
majorité catholique, un projet d'affermage, en évoquant le droit
canonique, si bien qu'un député, comte catholique, indigné, s'écria.

« Si vous prétendez nous arracher nos terres avec vos Encycliques en


main, nous finirons par nous faire schismatiques. »

La confusion dans le camp catholique fut augmentée, d'une part, par


l'apparition du fascisme, dont le chef Jimenez Caballero écrit dans son
ouvrage Nouvelle Catholicité: « La révolution russe a été le dernier
effort, fût-il hétédoxe, d'asseoir la vie sur de nouvelles bases
chrétiennes, pour établir une nouvelle catholicité. » D'autre part, par
l'évolution de Gil Robles, qui s'engageait dans une querelle talmudique
avec Calvo Sotelo ; ce dernier, anticipant l'insurrection, enseignait que
l'armée était l'épine dorsale de la nation, alors que le chef de la CEDA
n'en voulait faire que le bras armé. Tandis que le leader phalangiste
Falconde repoussait les Basques, Gil Robles aspirait à l'union des
catholiques dans une république conservatrice, Les généraux avaient
plus d'une maille à partir avec lui. La rivalité entre Zamora et Gil
Robles dans la politique ecclésiastique empêchera l'union des Droites.
Il semble que le premier avait plus la confiance du Vatican.

Cette désagrégation de l'Eglise monolithique fut interrompue par


l'insurrection qui, partant de l'idéologie de la Guerre sainte, mit les
catholiques en demeure de soutenir le mouvement nationaliste. La
grande majorité de l'épiscopat espagnol s'est rangée du côté insurgé
sous la forte pression de la propagande anticommuniste ; dès que se
fut dressé le spectre de la guerre des classes, le clergé prit le parti des
forces matérielles qui, pendant des siècles, avaient été ses alliées. La «
guerre idéologique » vint submerger les subtilités de l'évolution
politique ainsi que celles des consciences catholiques.

Dans l'autre camp, les catholiques loyalistes consentirent à accepter


l'alliance des laïques, voire des révolutionnaires. L'Eglise, libérée de ses
formes extérieures, s'est renouvelée dans les coeurs des vrais croyants
qui célébraient la messe à la maison. Sous l'aspect de la spiritualité
religieuse, la victoire de la République sera un bien.

Ces contradictions entre le fait que l'insurrection fut déclenchée pour


servir des intérets matériels, et cet autre fait, ignoré par la propagande
républicaine, qu'elle était devenue, fût-ce à tort, une guerre
idéologique, apparaïtront plus distinctes encore dès que nous aurons
tiré au clair le complexe d'idéologies qui entoure les notions de Nation
et d'Etat. La démocratie, pas plus que l'Eglise, n'était une réalité
vivante dans la vieille Espagne.

Un peuple sans nation. - La nation espagnole vit en divorce avec son


Etat ; là est tout le drame idéologique de son histoire. Aucune chanson
ne glorifie les exploits d'un roi. Le Cid Campeador a conquis le coeur
du peuple, non par les services qu'il a rendus à l'Etat, mais précisément
par son action spontanée.
Quand la nation combattit l'ennemi envahisseur de ses champs, les
représentants de l'Etat étaient à l'étranger. Les conquêtes coloniales
furent considérées comme l'affaire privée de la Cour et la voix de la
nation ne s'élevait qu'aux occasions des défaites infligées à l'armée.
jamais représentant du génie national n'a pu accéder au pouvoir.

Même aux temps de l'absolutisme, chaque région avait sa loi à elle.


L'Etat n'embrassait pas le peuple dans un réseau d'institutions qui font
la vie nationale. Le centralisme de la Cour se superposa à la vie des
régions, qui conservaient leurs habitudes et leurs langues.

L'Etat n'était pas une construction solide reposant sur la solidarité


nationale des organismes d'auto-administration; c'était comme si la
société espagnole vivait dans diverses caves séparées,
superficiellement couvertes par une vaste halle, l'Etat, dont les
colonnes s'élevaient arbitrairement, sans étre bâties sur les fondements
organiques de la société.

« L’Espagne, ou pour mieux dire, les Espagnes, étaient la terre de la


liberté, des Chartes, des Communautés et des Confréries, Mais
l'action du césarisme étranger lui imposait une superstructure
fausse, abominable- » (Companys.)

Les Galiciens, les Basques, les Navarrais, les Catalans, les Valenciens,
les Asturiens, les Andalous, les Castillans, cet ensemble de peuples
prisonniers d'un Etat gendarme, unifiés par la force, non de leur
propre volonté, n'ont jamais accepté la soumission à la race
orgueilleuse et despotique des Grands Castillans. Les classes
dirigeantes de ces pays ne sont jamais parvenues à se confondre avec
la classe dirigeante castillane, qui se réservait toutes les places dans
l'administration, l'armée et le gouvernement. Les Castillans, jaloux de
l'essor économique des pays basques et de la région catalane,
interdirent à la ville de Barcelone le commerce oriental, au XVII siècle,
et les statistiques royales du XX siècle turent le fait que cette ville était
devenue plus nombreuse que la capitale.

Les régions, en revanche, défendaient leurs anciennes prérogatives


démocratiques, les « fueros », s'enrichissaient de leur mieux, et enfin
affamaient le peuple castillan par des tarifs douaniers excessifs qu'elles
se faisaient accorder sous la menace de soulèvements populaires. Tout
cela ne ressemble point à l'édifice organique d'une nation moderne.
Mais la vie réelle du peuple n'intéresse même pas les régions ;
l'horizon politique de l'Espagnol moyen est constitué par la commune,
l'ayuntamiento. Le « pueblo » conserve toujours la structure de la «
civitas » romaine, Les gentilhommes vicinaux - classe de Cervantes, de
Don Quichotte, de Velasquez, de Blasco Ibanez et d'autres porte-parole
de la nation - ont réussi à défendre l'indépendance du village contre la
Cour et le centralisme capitaliste. C'est ainsi que le peuple garda intact
son organisme naturel.

La guerre civile nous révèlera la vraie structure de cette société, au


moment où nous verrons s'écrouler l'édifice de l'Etat et surgir les
tendances naturelles de la nation. Fût-ce aux temps de révolution, fût-
ce aux périodes où virtuellement l'Etat faisait défaut pour une raison
quelconque, chaque fois la Commune libre faisait son apparition. Les
Communeros furent vaincus dans la bataille de Villalar, en 1525, et
plusieurs fois soumis au cours du XIX siècle, mais bien qu'ils n'aient su
former l'Etat révolutionnaire assis sur une armée nationale, ils ne le
furent jamais complètement; dans la révolution actuelle, de nouveau,
la commune libre fut l'organisation qui s'ébaucha dès que l'Etat se fut
écroulé.

Le Tiers Etat n'a pas su élever sa lutte contre l'Etat à l'échelon d'une
lutte de la nation imbue d'aspirations générales. La cause de la liberté a
dû épouser la pensée régionaliste, tandis que le centralisme tombait en
fief à la réaction. On ne s'étonnera donc pas de voir renversée toute la
terminologie occidentale. Les traditions de la Nation sont combattues
par le pouvoir central qui n'a aucun lien direct avec la vie du peuple;
les forces démocratiques, en revanche, prétendent constituer le peuple
en nation fédérale.

Bien plus, aucune toi nationale n'a été reconnue par les régions et par
les classes sociales comme règle normalisant les relations des citoyens
entre eux, chaque groupe se réservant la faculté de recourir aux armes
pour arbitrer les différends politiques. L'Etat lui-même ne faisait pas
exception à cette règle, prouvant de cette façon qu'il n'était, lui aussi,
qu'une des nombreuses forces particulières agissant sur le territoire de
la Péninsule. L'anarchie était l'état normal de la nation, écrit
Madariaga.

Un Etat parasitaire. - Dans un Etat où un ordre royal suffisait à créer


ou à détruire une industrie, l'accaparateur politico-financier est le type
du bourgeois, comme l'absentéisme y est le type du seigneur féodal.
« Les travaux publics sont passés à ceux qui paient le mieux ou à des
amis et favoris des dirigeants, l'oligarchie se maintient par la
corruption électorale, par la pauvreté et l'inculture des classes
moyennes, par la dépendance où se trouve presque toute activité
économique en face de l'oligarchie politique, instrument docile de
l'oligarchie financière, avec laquelle elle se confond - sciemment ou
non, toutes deux vivent de leurs fonctions d'intermédiaire ou de
courtier des puissances étrangères - le retard de notre économie est dû
Pour la plus grande partie à la monopolisation des fonctions
essentielles de la vie nationale. »

(Revista de
Economia,
1935.)

Les destinées du pays sont à la merci des intérêts particuliers trafiqués


par l'intermédiaire des hommes au pouvoir ; de temps en temps, un
coup d'Etat vient remplacer un groupement d'accaparateurs par un
autre. Ainsi les commercants barcelonais ont aidé le coup d'Etat de
Primo de Rivera.

L'instrument du pouvoir est une classe d'intermédiaires politiques les


plus détestables du monde. Ce sont les caciques qui, sous prétexte
d'administrer les circonscriptions électorales, les pillent. Investis d'une
grande puissance économique, ils distribuent leurs faveurs et leurs
disgrâces selon les besoins politiques de leurs chefs. Ils sèment la
corruption partout; ils obligent les ouvriers à fréquenter les boutiques
de leurs amis; comme gérants des grands domaines seigneuriaux, ils
disposent arbitrairement des fonds destinés à la paie. Surtout, c'est eux
qui « font » les élections et nomment les fonctionnaires.

Politiquement, ils se constituent en équipes qui se disputent le pouvoir


: les partis. Bien que parées d'idéologies différentes, ces « machines » se
ressemblent au point que les conservateurs ont fait la politique
anticléricale des libéraux et ces derniers ont réalisé le protectionnisme
conservateur.

En 1885, les chefs des deux partis conclurent un pacte formel grâce
auquel chacun devrait gouverner à tour de rôle. Ce pacte, qui fut
respecté pendant presque trente ans, assurait aux équipes des
prébendes limitées dans le temps et dépendant de la bienveillance des
chefs. C'est ainsi que ces derniers gagnaient la maîtrise absolue de
leurs partis. Le gouvernement devenait un super cacique.
Ce système rendait factice toute collaboration du peuple au
gouvernement. S'il est vrai que l'Etat se définit par la facon de
constituer le gouvernement, l'Etat espagnol n'était autre chose qu'une
sorte de monopole politico-financier.

Bien que tout le monde estimât ruineuse la domination des caciques, la


République n'a épuré ni les partis ni l'administration. Les caciques ont
« fait » les élections réactionnaires de 1933, comme ils avaient « fait »
les élections républicaines de 1931. Ils ont survécu à la monarchie
parce que le caciquisme n'en était pas la conséquence, mais le
fondement. Faute d'une évolution sociale qui leur enlève les pouvoirs
politiques et économiques, l'Espagne n'arrivera jamais à se constituer
en nation moderne.

C'est dire que les partis politiques de tout aloi n'ont que peu d'attaches
avec le paysan, le laboureur, l'ouvrier, qui, tous, n'ont jamais vu l'Etat
sous une autre forme que sous celle du cacique exploiteur ou du
gendarme qui protégeait sa domination. Aussi le sentiment de
l'Espagnol moyen à l'égard de l'Etat ne varie que de l'indifférence
absolue à l'hostilité. On ne s'étonnera pas de voir, le 19 juillet 1936, les
paysans tuer des représentants de l'Etat, comme s'ils avaient à
accomplir une vendetta. Si l'Etat était la propriété privée des caciques,
l'anarchisme était la philosophie politique tout indiquée pour ceux qui
en subissaient les conséquences.

A diverses reprises, des philosophes ou politiciens imbus de théories


francaises ou américaines, ont essayé d'octroyer une constitution
moderne à ce peuple. Ces constitutions, point puisées dans les
traditions populaires, restaient suspendues dans la superstructure,
sans se confondre avec les courants démocratiques de la base. Le
dernier de ses réformateurs était Primo de Rivera. Le modernisme de
ce dernier consistait à « européaniser » le pays techniquement, sans
briser les bases sociales de l'ancien régime.

En quatre guerres révolutionnaires, le peuple espagnol n'est pas


parvenu à se donner un Etat moderne et qui rattache les masses à la
Nation. En raison de l'absence de tout centre démocratique, le
libéralisme a toujours été un simple exercice littéraire.

La Constitution de 1931 reflétait si peu le véritable état du pays qu'il a


fallu la mettre en suspens, d'abord par la Loi sur la défense de la
République, ensuite par l'état d'alarme et l'état de siège. Elle avait
résolu si peu de problèmes que la seule question de la révision des
baux catalans a pu amener une crise constitutionnelle. La police se
battait chaque jour avec les ouvriers et les paysans, le sabotage des lois
était considéré comme moyen légal d'autodéfense.

Chaque groupe social se constituait en caste et entretenait des


pistoleros, en l'occurrence superficiellement déguisés en police
régionale.

Tandis que dans les autres pays même les partis d'idéologies
révolutionnaires ne sortent pas du cadre de la légalité et s'interdisent
de recourir à la violence en temps normal, l'Etat espagnol n'a jamais été
respecté comme cadre de la loi; voire, il ne dédaignait pas de se servir
pour ses buts de procédés illégaux. Il a été établi par des témoins de
haute autorité et des documents irréfutables que le gouvernement de
Madrid a fourni des fonds et donné toutes facilités politiques aux
organisations terroristes, prétendues de gauche, qui ont assassiné les
chefs du mouvement catalan. L'agent provocateur et le pistolero sont
des reguesites * de la politique gouvernementale.

* Probablement du mot anglais « requisite » : condition requise.

On sait que toute constitution est tacitement amendée d'un article qui
établit l'indépendance de l'armée. Aussi l'organe du pouvoir suprême
qui en fin de compte décide de l'issue de chaque conflit constitutionnel
devait-il conserver son caractère de caste particulière. La classe
dirigeante, plus réaliste que les classes démocratiques, ne reconnaît
l'Etat que dans la mesure où ce pouvoir est intact. En cas de conflit, elle
se range instinctivement du côté de l'autorité et du centralisme, car,
pour elle, l'armée c'est l’Etat. Un gouvernement républicain, pour
solide que fût sa base constitutionnelle, devenait rebelle du fait qu'il
était en conflit avec l'armée. Si le caciquisme est la constitution secrète,
l'armée est son garant; quand le cacique suprême se trouvait destitué
conformément à la Constitution, l'armée devait se substituer à celle-ci;
si la loi ne pouvait être tournée, l'armée devait créer le Droit. Selon la
tradition espagnole, l'armée est le correctif qui, par ses
pronunciementos proverbiaux, sauve l'Etat de l'emprise des pouvoirs
étrangers à son esprit. Après sa défaite de 1898, plus encore après les
désastres de 1907 et 1921, l'armée, autrefois orgueil national, parfois
même instrument de mouvements populaires, toujours laïque et
proche des classes moyennes, et des centres intellectuels, était tombée
dans un état de malhonnêtete, d'oisiveté et d'orgueil de caste. Les
officines ne commandaient plus une institution respectée de la nation.
Ils étaient détestés par une population profondément antimilitariste et
pacifiste.

Ceci dit, nous allons étudier la question de savoir si les forces


démocratiques n'étaient pas capables de produire des centres de
cristallisation nationale susceptibles de cimenter une union des
citoyens et de rendre superflu le caciquisme, les castes et l’armée.

Démocratie. - La révolution démocratique et populaire qui a


commencé en 1931 devait démolir la superstructure pour permettre
aux forces vives de l'Espagne de se développer librement: aux uns de
se servir de leur langue maternelle, aux autres de fixer des conditions
de travail dignes d'un être humain ; aux uns, d'accéder à la propriété
de la terre qu'ils travaillent, aux autres de s'associer librement. « Pour
devenir une nation, l’Espagne doit se libérer d'abord de son Etat »,
écrit Marx. Il ne suffisait donc point d'énoncer une constitution
libérale, il fallait détruire les forces répressives ainsi que les castes et
les monopoles qu'elles protègent. Bien que les buts des différentes
régions et classes n'aient pas été homogènes, elles avaient tout d'abord
le même adversaire: l'Etat.

Toutes convergentes qu'elles fussent dans leur but négatif, ces


différentes forces ne préconisaient pas la même tactique, et elles
n'avaient à leur disposition ni de notion homogène d'un régime
démocratique et social, ni d'organismes d'auto-administration capables
d'organiser une démocratie qui fonctionnât, On constate un décalage
considérable entre les actions révolutionnaires des uns et des autres.
En 1874, les Cantons libres se disputent la primauté et les fédéralistes
tirent sur leurs alliés internationalistes; en 1908-1909, les catalanistes
n'entrent en lice qu'à l'instant où les ouvriers sont battus. En 1930, la
révolution n'a pas lieu parce que les repúblicains préfèrent le
pronunciamento. La République acquise, les républicains préfèrent le
pronunciamiento. La République acquise, quisme et les prérogatives,
et ils rejettent ainsi dans l'opposition des couches sociales
considérables. L'idéologie démocratique ne s'avère pas assez forte pour
permettre la refonte en nation du peuple et de l'Etat. En 1934, pour la
première fois, le centralisme stupide du gouvernement Lerroux-Gil
Robles unit les ouvriers asturiens, les bourgeois catalans, les paysans et
même les Basques, auxquels le gouvernement dispute le premier droit
démocratique, celui de gérer leurs finances locales. Mais les uns
mènent une lutte dure, les autres se replient à peine entrés en lutte,
d'autre encore se contentent d'une opérette et les derniers se dérobent.
Les caciques continuaient à dominer l'Etat, l’Etat continuait à être une
superstructure imposée au peuple, les partis continuaient à avoir le
moins d'attaches possible avec le pays, et les Espagnols continuaient à
« vivre en marge de la Constitution ». Ni les républicains ni les
révolutionnaires n'avaient de conception nationale de la révolution.

Mais de divers côtés on travaillait à démolir des barrages divisant


l'Espagne en petits compartiments; le peuple allait secouer la vieille
superstructure pour pouvoir sortir des caves. Des intellectuels
catholiques, tels Semprun et Gallardo, s'élevaient contre l'injustice
dans la distribution du sol et contre les accapareurs politico-financiers;
ils demandaient la nationalisation des services publics. Au pays
basque, c'était le clergé lui-même qui travaillait à réconcilier les
régionalistes, les paysans et les ouvriers. En Catalogne, l'alliance de la
Gauche catalane avec les syndicats ouvriers et paysans se raffermissait
après la défaite d'octobre. D'autre part, les socialistes avaient toujours
préconisé l'intégration des ouvriers dans l'Etat dans la voie d'une
législation sociale avancée. Enfin, nous avons déjà vu que les masses
concevaient le Front populaire comme la démocratie intégrale telle
qu'elle fut définie par Azana qui prêtait la mystique de son nom à tout
ce mouvement:

« En vertu des expériences acquises, il faut une rectification des


lignes fondamentales du régime, non pour accaparer le pouvoir, mais
pour créer une démocratie directe, immédiate et effective, où, dans la
mesure du possible, le pouvoir national se confondra avec le pouvoir
représentatif de l'unité de l’Etat. »

Gil Robles, lui aussi, avait compris qu'on ne pouvait plus gouverner
l'Espagne sans s'assurer l'appui des masses populaires. Il songeait à
organiser les classes moyennes pour en faire le piédestal d'un régime
hiérarchique. Si cette expérience a échoué, c'est que les classes
moyennes des deux Castille et du Léon sont rapides à s'enthousiasmer
pour un Etat qui leur est offert autoritairement, mais qu'elles ne
constituent guère de cadres politiques, soit qu'elles penchent plutôt
vers le caciquisme, soit que la rupture brusque de l'échelle sociale -
telle que nous la représenterons au prochain chapitre - ne permet pas à
la petite bourgeoisie de former ces noyaux d'organisation
démocratique qui imposent aux classes extrêmes le respect de la loi et
amortissent les contradictions sociales. La classe moyenne espagnole,
oisive et parasitaire, n'est pas comparable à ces classes moyennes
laborieuses qui, dans les pays occidentaux, sont le principal soutien de
l'Etat.
L'expérience Gil Robles ayant échoué, les autorités nationalistes n'ont
pas essayé de la renouveler; elles ont préféré construire leur Etat avec
le concours presque exclusif de personnages de l'ancien régime: Primo
de Rivera fils, des ducs, des généraux, et surtout, au fichier, Martinez
Anido, l'organisateur des pistoleros de Barcelone. Ce qui en sortira ne
sera même pas un Etat fasciste, faute de l'appui de classes moyennes.

Le soulèvement des généraux a arrêté net l'évolution des classes


laborieuses vers un Etat démocratique et le rapprochement entre les
catholiques modérés et la République; il a forgé l'unité de forces qui,
jamais auparavant, n'avaient agi ensemble, et dont la convergence
n'était pas encore assurée. Il est plus que douteux que le Front
populaire aurait bien réussi à former la Nation espagnole; par suite du
soulèvement, la révolution a eu la chance de se charger de cette tâche;
mais en fin de compte (grâce à des événements qui feront l'objet du
second volume), ce sont les avions allemands et italiens qui ont donné
le sentiment d'être une nation à la population du territoire
gouvernemental.

Liberté. - Dans ces conditions, le mot d'ordre de Liberté devait prendre


un sens particulier. Il signifiait la rebellion des forces créatrices du
peuple et des riches possibilités du pays contre les contraintes qui les
enchaînaient. Il voulait dire que la société espagnole n'était plus
disposée à vivre en divorce éternel avec son Etat. Si l'on voulait user
d'un paradoxe, on devrait dire que « Liberté » se traduisait en Espagne
par « Nation ». Mais on cria à l'anarchie lorsque le peuple se leva pour
réunir ce que ses maîtres avaient separe, pour édifier ce que ses
exploiteurs avaient laissé périr.

La guerre idéologique est une sorte de prolongement de cette guerre


qui se livre un peu partout dans le monde entre les systèmes
démocratique et fasciste, ou plutôt entre les forces qui se réclament de
ces principes. Comme nous l'avons vu, cette guerre ne s'observe en
Espagne que dans les sphères de la superstructure. Les principes de la
Révolution française n'ont jamais pénétré l'esprit du peuple espagnol,
pas plus que ne l'a fait le catholicisme des dirigeants. Bien loin de
lutter, soit pour l'autorité ou la Nation, soit pour la République et la
loyauté, le peuple espagnol est entièrement étranger à ces conceptions
occidentales. Par contre :

« Les masses se révoltent contre toute sorte de progrès capitaliste et


d'européisme; dans plus d'une crise historique elles se sont mises à la
tête d'un mouvement national (contre l'irruption de l’Occident).
C'est là la différence profonde entre l’Espagne et lEurope, qui fait de
l’Espagne un pays non-constructif dans le sens européen. Beaucoup
d'observateurs pleins d'estime d'eux-mêmes sont revenus horrifiés
par la cruauté sans but, par le massacre destructif; mais ils oublient
que nos buts ne sont pas ceux de l’Espagne, ni nos valeurs les
siennes. »

(Borkenau,
The
Spanish
Cockpit.)

Il y a cent trente ans, la rébellion de l'homme contre l'esprit capitaliste


se manifestait par une guerre dont les prêtres assumaient la direction;
aujourd'hui, cette même révolte est conduite par des hommes qui, par
hasard, se trouvent être républicains, laïques. et progressistes. Dans
l'un et dans l'autre cas, le peuple est obligé de rationaliser sa pensée à
l'aide de formules qui lui sont offertes toutes faites par une fraction de
la classe dirigeante. En réalité, son idéal tacite n'a pas varié.

On ne saurait dire si cet idéal a fait naître les vertus de l'action directe
dans le mouvement ouvrier, ou s'il consiste à pratiquer ces vertus. Le
révolutionnaire espagnol tient toujours du Robin Hood, écrit
Bakounine. Robin Hood était un chevalier qui, écoeuré par la conduite
de sa classe, se faisait brigand pour aider les pauvres comme Don
Quichotte. Le noble brigand se distingue par la spontanéité de son
action, par son esprit de combattant, par son mépris de l'ennemi et par
l'amour de la mort; la solidarité et le sens de la dignité humaine lui
sont plus chers que l'avantage qu'il pourrait tirer de son action. Il se
pique d'honneur d'être un hors-la-loi dans une société qu'il méprise.
L'anarchiste qui fait la lutte de classe tient à être idéaliste; sa violence
se dirige contre le Mal; il combat, tel Don Quichotte, le Diable en la
personne de l'adversaire; il est capable d'une cruauté extrême et d'une
haine super-personnelle et désintéressée qui ne sauraient être
atténuées par la discipline quelque rigoureuse qu'elle fût ; mais,
d'autre part, il est disposé au sacrifice suprême de sa propre vie et de
celle de l'ennemi. L'humanisme rebelle de Don Quichotte a créé le
mouvement révolutionnaire en Espagne; l'homme rebelle affirme, par
la violence, la distance qui existe entre lui et l'oppresseur. La loi
commune des deux Espagnes est la violence, car dans les deux camps,
on trouve des Don Quichotte qui voient dans l'adversaire le Mal
personnifié. Ce fut la violence qui, en fin de compte, a forgé l'unité des
forces révolutionnaires.
C'est dans cet esprit que le peuple a accepté le Front populaire et le 19
juillet. Il songe moins aux institutions démocratiques qu'à l'esprit de la
démocratie, moins à la loyauté républicaine qu'à la lutte contre
l'ennemi éternel. La défense républicaine devenue révolution
démocratique doit mettre en mouvement toutes les forces libertaires.

GUERRE ET RÉVOLUTION

Les choses en étaient là, lorsque le pronunciamiento vint couper court


à toute tentative de solution pacifique des problèmes espagnols.

Ceux qui prennent les armes ne veulent pas la guerre civile, ils veulent
la révolution. Le pronunciamento une fois vaincu, ils veulent organiser
cette société qui, pour la première fois dans l'histoire, respire le souffle
de la liberté intégrale. Mais pour la protéger, il faut combattre l'ennemi
qui s'est rangé hors des murs de la cité - et hélas ! il y a trop d'hommes
qui regrettent le passé, qui préfèrent la guerre civile à la révolution.
Notre seconde partie raconte comment la guerre révolutionnaire se
transforme en guerre tripartite. Les événements qui se passent entre le
19 juillet et le commencement de décembre 1936 décident de
l'évolution future de cette guerre. Nous verrons surgir les forces
révolutionnaires qui ont sauvé la démocratie le 19 juillet et en même
temps nous verrons une nouvelle société s'organiser; nous verrons
comment les lois de la guerre se sont imposées à la révolution,
comment elles ont défiguré la révolution. Nous assisterons à la lutte
héroïque et tragique d'un peuple contre un ennemi doté d'un matériel
abondant et d'une technique de guerre perfectionnée. La Guerre
imposera ses lois à la Révolution.
CHAPITRE VII

Du pronunciamiento á la guerre

La Virgen del Pilar dice que no


quiere ser feixista Es el capiton
general del movimiento anarquista.
« Les trois glorieuses ». - La guerre civile, latente entre l'Etat et le
peuple depuis le commencement de ce siècle et qui risquait de prendre
la forme d'un combat ouvert depuis deux ans, change d'aspect d'un
jour à l'autre. Le gouvernement, placé entre les forces réactionnaires et
les forces révolutionnaires, s'efface. Ni le peuple d'un côté ni les
rebelles de l'autre ne lui laissent le temps de réfléchir. Le peuple se
dresse pour défendre les droits qu'il avait acquis avec tant de peines, -
et pour en finir avec tout l'ancien régime.
Avec quel courage, quelle ardeur, quel enthousiasme ! Les ouvriers
révolutionnaires passent à l'attaque. Là où ils restent dans leurs
maisons à attendre l'assaut de l'ennemi, comme ils l'ont fait à Séville,
les généraux accomplissent une boucherie horrible. Mais à Madrid, à
Valence, à Barcelone, à Carthagène, à Malaga, le peuple prend
l'offensive et met le siège aux casernes, érige des barricades dans les
rues, occupe les points stratégiques telle la Place de Catalogne avec le
grand building de la Telefonica. De partout, les ouvriers accourent à
l'appel de leurs syndicats; les paysans envahissent les villes, après
avoir tué les gendarmes dans leurs villages. Ils savent se procurer des
armes; ils assaillent les arsenaux, ils surprennent des patrouilles de
police, ils s'emparent des cargaisons d'armes connues par le syndicat
des marins ou par celui des dockers, ils les prennent à l'ennemi, La
victoire glorieuse du peuple dans presque toutes les grandes villes
oppose un démenti aux théories qui prétendent que le temps des
barricades est passé; en désarmant la police, le prolétariat espagnol
désarme en même temps la social-démocratie, le parlement, le
gouvernement. La poitrine découverte et les mains nues, les ouvriers
révolutionnaires se lancent à l'assaut des positions ennemies. Grâce à
la terreur massive qu'ils inspirent dans leur ensemble et grâce à l'esprit
de sacrifice qu'ils offrent individuellement, ils enlèvent à l'ennemi les
premiers canons, ils obligent les soldats à Passer dans leurs propres
rangs.
Le général Mola est bien loin du compte. Il se voit d'abord déçupar la
flotte. Les matelots, désarmant les officiers, se mettent au service de la
République; la traversée du détroit par les troupes marocaines en est
menacée. Les autonomistes basques lui assènent le deuxième coup;
bien que bons catholiques et ennemis du Front populaire, ils ne suivent
pas les insurgés; Mola est menacé par derrière. Mais la plus grave
erreur des généraux était leur mépris du peuple. Incapables de voir
que les temps étaient changés et que l'Espagne allait s'engager dans la
voie de la démocratie, ils pensaient, avec leur petit esprit de caciques et
de militaires, que la révolution se bornait à une question de
gouvernement. Les insurgés, battus à l'intérieur de la cité, doivent se
regrouper hors d'elle. Le pronunciamiento se transforme en guerre.
Mais les miliciens partent déjà de Madrid et repoussent le général
Mola jusqu'à la montagne de la Guadarrama. A Valence, à Barcelone,
les soldats sont vaincus par les ouvriers qui s'en vont conquérir
l'Aragon. Les armes prises aux soldats servent à équiper les premières
milices qui s'organisent sous la direction des syndicats. Albacète, ville
qui coupe le chemin de Madrid à Valence, est reprise; Gijon, port de
guerre du Nord, est repris également. L'échec de l'insurrection est
patent le 20 juillet, A Tolède, les insurgés sont chassés de la ville et
enfermés dans l'Alcazar. Guadalajara Siguenza est reprise de haute
main, et ainsi est brisé le cercle asphyxiant que le comité madrilène
avait lieu de redouter. A la fin du mois, Paredes qui domine l'est de
Madrid est prise.
Les effectifs et la situation. - Au début l'avantage appartenait au
gouvernement. Il était maître des riches régions du Levant, de la
Catalogne, du pays basque; il occupait la moitié de l'Andalousie et les
provinces du Centre, par l'Estrernadure il coupait les forces insurgées
en deux. Les rebelles ne dominaient qu'au Maroc, dans l'ouest de
l'Andalousie avec Séville, en Navarre, dans le Léon et la Vieille
Castille. L'aviation et la flotte étaient favorables au gouvernernent, les
organisations ouvrières purent facilement mobiliser des milliers de
miliciens. En outre, il lui était resté la majorité des Guardias d’Asalto
environ douze mille hommes, quelques gardes civils; mais 200 officiers
seulement étaient loyaux et quelques milliers de soldats. L'armée, en
revanche, comptait 15 000 officiers et sous-officiers, 38 000 soldats
indigènes et légionnaires au Maroc, et entre 50 000 et 100 000 soldats
réguliers. A cela s'ajoutaient 1000 officiers et soldats du corps de
Sûreté, 1000 officiers et 30 000 gardes de la police, d'une part, une
trentaine de milliers de Requetes navarrais de l’autre. Les phalangistes
ne comptaient guère.
L'offensive de Mola fut arretée à la Guadarrama et celle des Requetes
en Aragon. Queipo de Llano était tout occupé à soumettre les villes
qu'il avait « conquises » à la TSF. Franco était isolé au Maroc.
Ni le gouvernement libéral ni le général Pozas ne firent rien pour
exploiter la situation. L'incompétence des généraux gouvernementaux
restera, pendant toute la guerre, le défaut principal de leur armée.
Trois fois seulement, à Brunete, à Teruel et à l'Ebre, ils ont produit des
idées stratégiques, encore fort discutées.
Le général Yaguë s'est moqué de ses adversaires qui sont tombés dans
le même piège trois fois au cours d'un jour. Le général Baratier trouve
enfantines les connaissances tactiques des gouvernementaux: « On se
borne à résister de front et à contre-attaquer droit devant soi, en cas
d'échec. » Ils ne prenaient pas les mesures les plus primitives connues
de chaque soldat, ils n'essayaient pas la moindre manceuvre et leurs
armes n'étaient pas appropriées à leurs objectifs. Ce sont là des causes
d'inefficacité qui ne peuvent pas être ramenées au manque de
discipline. D'autre part, le moral des milices fut gravement affecté par
le sabotage des officiers. Les miliciens avaient tout lieu de se méfier
d'une « grève perlée ».
Les miliciens, en revanche, offrirent tout ce qu'ils étaient en mesure de
donner; ils
« firent preuve de bravoure dans l'attaque et de ténacité dans la
défense. Jamais, cependant, faute de cadres subalternes militairement
formés, elles ne purent acquérir cette mobilité qui leur aurait permis
de s'opposer par des contre-manceuvres aux continuels mouvements
tournants d'adversaires plus souples et mieux en mains » *.
* Général Baratier, in « Revue politique et parlementaire », avril 1938.
jusqu'au début du mois d'août, les unités républicaines et
révolutionnaires n'étaient que des rassemblements d'hommes. A la fin
de juillet, cependant, les organisations se décidèrent à former de
véritables milices. Les dirigeants de la CNT avaient du mal à faire
accepter cette décision à leurs compagneros. Les milices confédérales
finirent par accepter, parce qu'on leur confia la protection des
adductions d'eau à Madrid. Ces milices étaient nécessairement
construites sur la base des organisations politico-syndicales, autrement
un commandement aurait été impossible.
Cette deuxième cause de l'impuissance gouvernementale subsistait
également pendant toute la première période de la guerre:
l'insuffisance de l'encadrement. Les insurgés, de leur côté, savaient
mettre en valeur leur petite troupe bien encadrée et extrêmement
mobile qui a réalisé, grâce à la motorisation, des avances surprenantes.
Badajoz fut prise par 3 000 Maures et légionnaires, toute l'Estremadure
par 10 000 au plus, l'avance vers Madrid fut réalisêe avec 20 000
soldats. De l'autre côté, la capitale d'un million d'habitants fut
défendue avec 50 000 combattants. Jusqu'à l’arrivée des Italiens, la
guerre fut conduite avec un minimum d'hommes. Cipriano Mera
libera Cuenca avec 80 hommes. La Sierra de Gredos fut défendue par 4
000 hommes.
Les gouvernementaux ne savaient pas organiser la guérilla qui aurait
harcelé ces petites unités; ils ne savaient pas tirer avantage du fait que
les insurgés devaient laisser derrière leurs avant-gardes combattantes
d'importants contingents destinés à assurer l'ordre à l'arrière. Au
début, ils n'avaient même pas d'état-major et les commandants des
secteurs ne savaient pas utiliser les qualités des milices pour mener la
guérilla. Leur idéal politique était l'armée régulière.
Le général Weygand fait cette juste remarque que l'action militaire est
toujours fonction d'une conception politique. Or, l'idéal politique du
gouvernement n'était pas conforme à l'idéal et au caractère des milices
qu'il commandait. Quant au matériel de guerre, les effectifs se
balançaient, les gouvernementaux possédant l'aviation et les rebelles
les armes lourdes, jusqu'au moment des envois massifs de
l'Allemagne, époque où la situation stratégique du gouvernernent était
déjà renversée.
Par organisation, on comptait en août, 50 000 combattants de la CNT,
30 000 de I’UGT, 10 000 communistes et 5 000 poumistes. Les effectifs
de l'armée gouvernementale se limitaient, le 18 août, à trois divisions
d'infanterie, savoir; la première division (Madrid), la troisième
(Valence) et la quatrième (Barcelone), à quoi s'ajoute la première
brigade de montagne, casernée dans la région pyrénéenne de la
Catalogne. D'apres les informations soviétiques, il restait, le 18 août, de
l'armée espagnole loyale: 30 bataillons d'infanterie, deux régiments de
cavalerie, un régiment de chars, un régiment d'artillerie á cheval, un
groupe d'artillerie antiaérienne, douze batteries de campagne, trois
bataillons de génie, le régiment des chemins de fer et diverses petites
unités. Le 15 juin, les recrues de la classe 1935-1936 avaient été libérées,
l'armée ne comptait donc que ses cadres, forts de 40 000 soldats; mais
les jeunes recrues de la classe 1936-1937 étaient déjà sous les drapeaux.
Le général Baratier (Le Temps, 26 mars 1937) donne le chiffre de 70 000
soldats et de 15 000 officiers, dont les deux tiers se trouveraient dans
les rangs nationalistes. Le budget de 1936-1937 prévoit cependant 148
000 soldats; en admettant que les deux tiers se trouvaient sous part les
Requetes navarrais - un minimum de valeur combative des « civils ». Le
général Duval dit, non sans un certain mépris, que « les nationaux firent
flèche de tout bois ». Le manque d'appui populaire pour les nationalistes
éclate quand l'on étudie la géographie militaire. En dehors de la
Navarre, vieux domaine du carlisme et des Requetes, le soulèvement
n'a été victorieux que là où l'armée a pris l'initiative. Santander,
Cuenca, étaient des villes de droite, n'ont pas bougé, car la troupe
n'était pas là ; au contraire, Vittoria, Séville, Cordoue, Grenade furent
prises par l'armée, bien que ce fussent des villes à majorité de gauche.
Dans son livre « Pourquoi mentir ? », M. Héricourt, de l'Action française,
fait état de la quantité de matériel de guerre d'origine française que les
insurgés ont prise à l'ennemi, pour en conclure à la livraison illicite
d'armes françaises aux gouvernementaux. Il relève notamment des
trépieds pour mitrailleuses Saint-Etienne datant de 1895, des obus 37
du type employé en 1916 ainsi que des canons Schneider, des fusils
Lebel, des cartouches gras de la « Société française des munitions » et
des mitrailleuses Saint-Etienne ; en ce qui concerne ces dernières, il
note cependant : « Les belles cartouches 8 mm manquaient » ; ensuite des
cartouches datant de 1886 et de 1915. Or, de l'énumération que fait M.
Héricourt on peut conclure que le « matériel de guerre » fourni par des
particuliers aux gouvernementaux était en grande partie démodé. Les
miliciens se plaignaient constamment de ce que les cartouches
bouchaient les canons des fusils - ce qui semble prouver que cet
assortiment d'armes de musée n'avait même pas les munitions
appropriées. La conséquence la plus désastreuse de la variété des
armes fut l'impossibilité où se trouvait l'aviation gouvernementale
d'exécuter des vols d'escadrille qui seuls permettent des opérations
efficaces.
Le général Baratier indique une autre cause de l'insuffisance des armes
gouvernementales : de nombreux dépôts d'armes et de munitions
ayant été secrètement évacués, avant la rébellion, sur des localités
estimées favorables aux nationalistes.
L'approvisionnement du gouvernement en armes était tellement
précaire qu'à Madrid, en novembre encore et en dépit de la publicité
donnée par les nationalistes et les communistes aux livraisons
fantaisistes de l'URSS, on n'avait que 20 000 fusils ; les miliciens étaient
littéralement obligés d'attendre qu'un des leurs ait été mis hors de
combat pour avoir un fusil. De plus, on manquait de poudre pour la
fabrication des cartouches.
D'autre part, la situation des rebelles s'améliorait journellement.
Surtout en aviation ils furent bientôt supérieurs aux gouvernementaux.
Ils possédaient une artillerie lourde, mais celle-ci n'entra en fonction
que devant Irun, en août.
Partie remise ? — A la fin de juillet 1936, les rebelles dominent dans 27
provinces sur 49, au Maroc, aux Canaries et aux Baléares. En Galice, ils
sont aux prises avec les partisans paysans ; en Aragon, ils tiennent
Saragosse et Huesca menacées d'un siège. Dans les Asturies, la seule
ville d'Oviedo, la ville des mineurs, théâtre du grand combat d'octobre
1934, est tombée entre leurs mains par suite des hésitations du leader
socialiste Pena, mais les mineurs l'assiègent. Minorque est aux mains
des gouvernementaux et les milices se sont embarquées pour la
conquête de Majorque. L'offensive appartient aux gouvernementaux.
Le désordre politique règne chez les rebelles, ils manquent d'argent. Le
premier acte de la Junte de défense nationale sous la direction du général
Cabanellas (armée du Nord) est de relever l'impôt, et d'annoncer un
programme de travaux forcés. En général, d'ailleurs, un
pronunciamento qui ne réussit pas au cours de la première semaine est
considéré comme un échec, Tout penche en faveur du gouvernement.
Chaque jour les milices accumulent des expériences tandis que l'armée
risque de perdre son moral. Le temps travaille pour le gouvernement;
il n'a qu'à s'adresser aux forces qui puissent achever la victoire. Il émet
un bulletin rassurant qui dit que l'aviation restée fidèle réduira les
troupes et que le gouvernement français enverra des machines
nouvelles.
Mais au cours de la première semaine d'août, l'offensive du peuple est
arrêtée. Les miliciens ne manquent pas de courage mais ils manquent
de matériel de guerre, d'expérience, d'entraînement, et surtout
d'encadrement. Tandis que les rebelles exécutent un plan stratégique,
le ministre de la Guerre gouvernementale n'a aucun plan, et s'il en
avait un, les milices ne sauraient pas l'exécuter ; ils émiettent leurs
forces en attaquant partout. Les mêmes qualités révolutionnaires qui
ont engendré les victoires spontanées dans la guerre de rues s'avèrent
être des défauts dans la bataille du camp. Le feu fait des hécatombes
parce que les miliciens dédaignent de se couvrir ; les anarchistes ont
tiré sur ceux de leurs camarades qui ont voulu se protéger. La Rosas
est atteint par une balle à la tête qu'il n'a pas voulu coiffer d'un casque
d'acier ; d'autres chefs se font tuer en haranguant les soldats du haut
du barrage. A tout reproche visant cette imprudence, il est répondu :
Un Espagnol libre (ou libertaire) ne se comporte pas comme un militariste ; la
discipline et la science seront remplacées par le courage et le sacrifice. Don
Quichotte antimilitariste ! rien de plus émouvant.
Les offensives sporadiques se brisent, l'effort moral est vain visà-vis de
la machine militaire bien montée. Les officiers et les Requetes
maintiennent la discipline — avec leurs révolvers.
Au manque d'organisation et de stratégie s'ajoute le manque de
matériel de guerre. Les miliciens abîment par une utilisation
maladroite plus de matériels qu'ils n'en ont conquis par leur courage ;
le gouvernement possède des usines d'armes, mais les ingénieurs se
sont enfuis le jour de l'insurrection et les ouvriers ne savent pas faire
des dessins mécaniques. Ils confectionnent des avions qui s'élèvent mal
et qui s'écrasent en atterrissant. En guise de tanks, on n'a que des
camions hâtivement couverts de quelques bandes de fer, sur lesquelles
en revanche éclatent les initiales des organisations ouvrières. On a
conquis des canons, mais on manque de techniciens capables d'en
enseigner l'usage aux miliciens : l'état arriéré du pays se fait sentir chez
les gouvernementaux. Les matelots ont conquis les bateaux, mais ils ne
savent ni naviguer ni mener un combat de mer. Les lourdes murailles
de l'Alcazar résistent au petit canon des milices et protègent les
officiers qui se sont réfugiés derrière elles — non sans emmener
comme otages des femmes et des enfants

L'expérience, la discipline, la machinerie de guerre d'un côté,


l'enthousiasme de l'autre ; ces deux forces s'équilibrèrent durant deux
semaines. Le front était en stagnation dès le commencement du mois
d'août; Il importait donc de savoir lequel des adversaires serait capable
de s'assurer des forces supplémentaires qui feraient pencher la balance
en sa faveur.

Changement des forces. — L'aide étrangère était acquise aux rebelles


depuis longtemps. L'Allemagne leur avait fourni des obus, des
bombes, des grenades par l'intermédiaire de certaines maisons de
commerce ayant siège aux Canaries. Les marques de fabrique trouvées
sur les obus en témoignent. L'Italie leur fournit des avions avec les
pilotes ; pièces à conviction : les avions italiens égarés dans le Maroc
français et obligés d'y atterrir. D'autre part, le gouvernement espagnol
avait passé à une usine française une commande importante d'avions
de guerre quelques mois avant l'insurrection. Devant le danger
imminent, le gouvernement espagnol demanda à la France la livraison
immédiate de quelques unités. Le gouvernement français ayant livré
quelques vieux types d'avions d'une valeur de combat limité,
l'opposition parlementaire l'a attaqué de sorte que le ministère du
Front populaire cessa les livraisons, celles mêmes des appareils qui
avaient été commandés antérieurement, et cela même avant que le
pacte de non-intervention ne fut conclu. Premier facteur décisif qui
commença à jouer en faveur des rebelles dès la deuxième semaine
d'août : l'isolement du gouvernement espagnol, en face de l'aide
délibérée prêtée aux factieux par leurs coreligionnaires.

Les rebelles ont pu compter, dès le commencement des hostilités, sur la


légion étrangère et les mercenaires marocains, troupes bien entraînées,
habituées à la lutte et soumises à une discipline rigide. Nul doute que
ces troupes étaient redoutables, pourvu qu'elles passassent le détroit
de Gibraltar. La conscription des recrues, enfin, était une question
politique. Les insurgés n'osaient pas demander à la population de
s'inscrire et lorsqu'ils s'y virent acculés ils ne prirent que des illettrés.
Mais le gouvernement ne pouvait-il empêcher les Marocains de s'allier
avec l'ennemi ? L'état d'esprit dont était imprégné le gouvernement
Giral lui défendait de décréter l'indépendance du Maroc ; il était plus
impérialiste que les militaires. Franco n'avait aucun scrupule de
promettre aux Maures la liberté, de les envoyer combattre les chrétiens
qui les avaient chassés de la belle Espagne, de les conduire au sac des
églises, au ravage du pays, au meurtre, au rapt des femmes
espagnoles. Les militaires, toujours plus résolus, étaient moins
disposés à agir selon leur propre idéologie. La supériorité de la
mentalité guerrière dans la technique de la guerre est bien illustrée par
cet épisode marocain.

Le gouvernement qui ne voulait pas libérer les Maures ne voulait pas


non plus faire appel au peuple révolutionnaire. Il ne voulait ni
partisans, ni guérilla, puisqu'ils entraînent l'ingérence des masses dans
les affaires politiques. Il aurait pu proclamer la révolution agraire pour
déclencher un vaste mouvement révolutionnaire. En Russie, en 1917-
1919, les paysans devenus propriétaires ont défendu la terre bec et
ongles, parce que le gouvernement leur avait dit : prenez-la. En
Espagne, le gouvernement déclara nationalisée toute terre comme tout
autre bien appartenant à un rebelle, mais il ne fit rien pour inviter les
paysans et ouvriers à l'occuper. Il ne pouvait guère solliciter le
concours des masses sans leur donner le contrôle des opérations
militaires et de l'administration sociale et économique. « Qui a du fer a
du pain », a dit Blanqui, et c'était précisément cette perspective qui
faisait peur aux ministres libéraux. Pour éviter la révolution, ils ne font
pas appel aux masses, d'autant plus que la diplomatie les met en garde
contre le peuple espagnol. La question militaire devient une question
politique.

Deuxième facteur qui joue en faveur des rebelles. Les militants


socialistes et anarchistes luttent en partisans, tandis que le
gouvernement veut éviter la guérilla. Il n'a qu'un point de vue de
militaire ; en conséquence, les partisans qui luttent derrière le front des
insurgés sont rares : en Andalousie seulement, où les syndicats
anarchistes sont forts, des contingents importants de paysans ont
menacé les insurgés.

La traversée des Marocains est effectuée à l'aide d'un navire allemand


qui se place dans la ligne de tir des gouvernementaux, et au moyen
d'avions de transport italiens. Les actions Rio T'into gagne 50 points à la
Bourse de Paris. Le 7 août, Franco dispose de 5 000 Marocains dans la
Péninsule, ce qui le rend plus fort sur le plan purement militaire, plan
sur lequel le gouvernement s'est laissé placer sans aucune nécessité.
Dans la guerre ouverte, les vertus révolutionnaires du combat de rue
ne peuvent être mises en valeur. La structure de guérilleros des milices
ne permet pas de faire valoir la ligne intérieure, dont le gouvernement
dispose à cette époque, Le déplacement des forces se fait sentir
immédiatement : Meride, centre de liaison entre Madrid, la frontière
portugaise, l'Andalousie et la vieille Castille, est prise.

Dès ce moment, l'offensive passe aux insurgés et ils ne la lâcheront plus.


Dans la guerre civile, plus encore que dans la guerre nationale, le
moral de la troupe dépend de l'offensive. En perdant l’initiative, le
gouvernement a virtuellement perdu la guerre dès la troisième semaine de
combat.

Le gouvernement, immobile, attend. Il ne peut pas envoyer des


renforts aux défenseurs de Badajoz, parce qu'il n'a pas de troupes. Les
milices de la guérilla ont cet inconvénient que chacune ne défend que
sa région, son organisation, sa ville, sa maison et sa famille. Les
Basques restent dans leur pays sans attaquer Mola ; les mineurs
asturiens tiennent à régler leur compte avec la ville d'Oviedo ; les
Catalans envahissent l'Aragon, ce qui n'inquiète pas outre mesure les
insurgés qui visent Madrid ; les anarchistes ne se battent pas pour les «
autorités » de Madrid ; les communistes envoient une expédition de
Malaga à Cordoba, ce qui fait honneur à leur organisation, mais ne
dérange aucunement le plan stratégique des insurgés.

Les insurgés peuvent choisir le point d'attaque, leur armée n'est pas
fixée en un lieu, ils n'ont aucune considération sentimentale pour la
population ; ils peuvent opérer comme s'ils étaient en pays ennemi : ce
ne sont pas leurs femmes qu'ils font marcher devant leurs troupes
d'assaut pour se couvrir. Ils n'ont rien à espérer en cas de défaite, alors
que la défense républicaine est gravement entravée par des
considérations politiques.

Les 13-14 août, Badajoz tombe aux mains des insurgés. Le gouverneur
se réfugia en territoire portugais, après avoir conduit la défense d'une
façon singulière : il lança à l'encontre de l'armée insurgée un petit
détachement de miliciens aussitôt détruit, il se replia dans l'enceinte de
la ville devant une colonne d'avant-garde, il se fit enfermer et capitula
sans offrir un combat de barricades dans les rues. C'était le premier de
ces cas d'incompréhension et d'incompétence volontaire frisant la
trahison dans le camp gouvernemental*. Le RioTinto passe à 1045 à la
Bourse de Paris. La liaison est faite, le train de Burgos à Séville reprend
son service, Cabanellas assiste au défilé des troupes marocaines à
Valladolid. La joie des réactionnaires français n'est pas assombrie par
la nouvelle, publiée le 16, selon laquelle le général Yaguë a fait
mitrailler 200 prisonniers dans le Cirque de Badajoz.

* Ramon Sender rapporte que beaucoup d'officiers se sont suicidés après


avoir commis des actes de sabotage. Malraux cite le cas d'un officier
d'artillerie qui dirigea le feu sur les milices au lieu de tirer sur l'ennemi.
D'autres cas de cet aloi nous sont relatés par des miliciens Borkenau (cf, op,
cité) se plaint de la conduite indigne des commandants de secteurs et de leur
état major.

Outre le sabotage prémédité, il y eut cet autre sabotage, pour ainsi dire
involontaire, découlant de l'incompréhension qui régnait entre les officiers
professionnels et les miliciens, On en trouve des exemples dans presque
chaque reportage du côté gouvernemental. On cite de nombreux cas où des
officiers sont passés dans les rangs nationalistes. Le plus grave est celui du
constructeur du « Ceinturon » de Bilbao.

Après un mois de combat, le moral des insurgés s'est amélioré : ils se


sont avérés supérieurs en campagne ouverte ; ils ont des soldats
spécialistes de la guerre civile qui acceptent toute fatigue par vocation
professionnelle et qui ne parlent pas la langue dans laquelle on leur
crie : « Frères prolétaires, ne tirez pas. » En face, le gouvernement ne peut
compter que sur un enthousiasme porté vite au paroxysme et
rapidement brisé quand le succès ne correspond pas à l'effort. Plus la
guerre durera, et plus le soldat primera le civil volontaire. Le temps
commence à travailler pour les insurgés.

L'incompétence de la défense républicaine s'est montrée à maints


endroits. Les chefs des milices ne connaissent pas l'art de la guerre, les
quelques officiers qui sont dans les rangs gouvernementaux ne sont
pas capables de s'adapter à l'esprit des miliciens ; ou ils les traitent en
soldats, faisant ainsi croître le mécontentement, ou ils négligent de leur
enseigner la tactique de la guerre. Les gouverneurs civils empêchent
toute initiative populaire, de peur que ce soit la révolution
administrative. La République est défendue par des caciques et des
bureaucrates qui ne savent pas trouver les moyens tactiques de la
guérilla révolutionnaire et qui n'ont pas appris à faire la guerre sans
armée régulière.

Prudhommeaux situe bien le problème :

« Il apparaît de plus en plus nécessaire de se demander si le


militarisme parviendra à imposer ses propres formes de lutte aux
révolutionnaires, ou si, inversement, nos camarades parviendront à
désagréger le militarisme en lui opposant des méthodes d'action
aboutissant à la liquidation du front militaire et à l'extension à toute
lEspagne de la révolution. Les fascistes disposent d'un matériel
abondant, d'une discipline draconienne, d'une organisation
militaire complète et de la terreur. Ces éléments de succès se
trouvent valorisés par la tactique de la guerre de position, de front
continu, avec transport de forces massives vers les points où l'on
veut obtenir la décision. — Du côté populaire, les éléments de
succès sont d'ordre absolument contraire : abondance d'hommes,
initiative et agressivité des individus et des groupes, sympathies
actives de l'ensemble des masses travailleuses de tout le pays, arme
économique de la grève et du sabotage dans les régions occupées
par les fascistes. La pleine utilisation de ces forces morales et
physiques, en elles-mêmes bien supérieures à celles dont dispose
l'adversaire, ne peut se réaliser que par une lutte généralisée de
coups de mains, d'embuscades et de guérilla s'étendant à
l'ensemble du pays... La volonté de certains éléments politiques est
de combattre le militarisme en lui opposant une technique militaire
du même ordre, en lui faisant une guerre « en règle »... bref, en
copiant plus ou moins parfaitement le fascisme... Le problème est
plutôt d'élever la technicité propre des formations miliciennes en
s'inspirant des conceptions tactiques du Groupe de combat et de
l’Ecole de section en vigueur dans les principales armées
européennes. Agir autrement, ce serait attendre la décision d'une
bataille napoléonnienne, dont tous les instruments sont encore à
créer. Il faut utiliser pleinement nos armes propres. »

Pour appliquer cette stratégie, le gouvernement aurait dû appliquer un


programme révolutionnaire.

Néanmoins, en dépit de ces défauts de l'organisation républicaine,


Franco n'ose pas attaquer la capitale, mais se dirige contre Irun pour
couper au gouvernement le chemin de fer vers la France. A cette
nouvelle, Rio Tinto recule à 1010.

Guerre de mouvement. — Le deuxième mois de la guerre voit les


grands succès des rebelles. Les milices sont découragées devant la
supériorité des armes insurgées et leur compétence technique. Dans la
vallée du Tage, ils reculent ; ils s'enfuient en désordre. Le
gouvernement croit les encourager par des bulletins bavards, il leur
promet des tranchées fortifiées, qui sont en vérité des sillons hauts de
quelques centimètres. Le gouvernement fait preuve d'une
incompréhension fatale de la situation morale et militaire. Les
miliciens, qui ne savaient que « résister de front », et cela bravement,
voyaient que leur courage était impuissant en face du matériel et de la
stratégie. C'était alors le découragement. Il faut y ajouter l'effet
inaccoutumé des avions. La première intervention massive des
trimoteurs se faisait à Talavera le 4 septembre. C’est à la suite de la
perte de cette position que le lieutenant-colonel Saravia, ministre de la
Guerre, eût une crise de nerfs et abandonna le commandement au
colonel Ascensio.

Dans la région montagneuse du pays basque, les Maures ne procèdent


que lentement ; les héros du peuple, aidés par quelques volontaires
internationaux, défendent Irun pouce par pouce contre un matériel de
guerre abondant...

A la frontière française, bien protégée par les gardes mobiles d'un


autre gouvernement de Front populaire, les wagons d'armes destinées
aux miliciens attendent, et des touristes blasés contemplent le spectacle
d'un héroïsme impuissant qui succombe. On ranime le courage des
milices en leur montrant un canon antiaérien — hélas, il y manque le
téléviseur : Irun est prise après un combat acharné, après l'incendie de
la ville ; les milices qui franchissent le pont international montrent
leurs gibernes vides de cartouches. La communication directe entre la
France et Madrid est coupée, les insurgés ont gagné une victoire
stratégique et morale.

A Saint-Sébastien, les anarchistes et les nationalistes basques


s'entretuent ; les uns veulent défendre la ville à tout prix, les autres ne
consentent pas à sacrifier leurs richesses, leurs maisons, leurs usines.
Après une tuerie atroce, la police est maîtresse de la situation — elle ne
fera qu'évacuer la ville importante, capitale du Guipuzcoa. La perte
morale est encore plus grande que la défaite matérielle.

En même temps, la guérilla à Séville est terminée, une boucherie sans


pitié ravage les quartiers ouvriers. La résistance héroïque des mineurs
de Rio Tinto est réduite et la célèbre mine est aux mains des insurgés.
Elle est cotée en bourse à 1045.

Le gouvernement Giral est découragé. Les libéraux n'ont pas su


organiser la résistance. Pour sauver la République, il reste un seul
moyen : remplacer ce gouvernement par un pouvoir démocratique et
révolutionnaire, qui s'adapte à la façon de voir des milices. Le nouveau
ministère, sous la direction du socialiste Caballero, émet deux vœux :
unifier le commandement et créer une nouvelle structure sociale et
politique. Rio 7ïnto recule à 940 : la Bourse avait plus de confiance en
l'efficacité d'une stratégie révolutionnaire que le gouvernement.

Changement tragique de la situation : au premier mois de la rébellion,


les colonnes politiques des milices, les ouvriers syndiqués, les
volontaires libertaires et anticapitalistes étaient partis en guerre pour
achever la vieille Espagne, et ne s'étaient guère souciés du
gouvernement. Maintenant, le « Lénine espagnol », comme se fait
nommer Caballero, vient prendre le pouvoir, non pour organiser une
guerre révolutionnaire, mais pour apprendre aux milices à faire la
guerre et rien que la guerre. Le mot d'ordre de la révolution est
remplacé par le mot d'ordre de défense antifasciste.

En effet, la discipline des milices laisse beaucoup à désirer. Au lieu de


l'ordre révolutionnaire, il y a tout simplement manque d'ordre. De tous
les côtés, on cherche à imposer la discipline. Les anarchistes appellent
à la discipline ; Marguerita Nelken supplie les miliciens de penser à
leurs parents ; le gouvernement les conjure de se souvenir des gestes
héroïques de leurs ancêtres ; les organisations socialistes leur
rappellent l'honneur du prolétariat mondial qui les regarde. En vain.

« Les troupes régulières se jouent littéralement des forces de milice,


qui tentent de leur barrer la route. La manœuvre, presque toujours la
même, est d'ailleurs fort simple : l'ennemi est menacé de front par
une colonne, pendant que deux autres colonnes, l'une à droite, l'autre
à gauche, débordent ses ailes, Devant la menace d'encerclement les
gouvernementaux lâchent pied, poursuivies par le feu des
mitrailleuses.» (Baratier.)

Les avions italiens et allemands découragent les meilleures volontés ;


la position importante de Maqueda est abandonnée dès que
l'adversaire y fait son apparition. Le prolétariat, qui pense toujours aux
grands combats de rue où il s'est honoré dans le passé, est incapable de
mener une guerre de campagne. Les officiers ne sont pas disposés à
sacrifier leur vie pour la cause de la révolution et ne font rien pour
contenir l'avance de l'adversaire. La bataille que l'on comptait livrer
dans le camp de Talavera n'aura pas lieu. Talavera est prise le 5
septembre ; le général Yaguë avance dans la vallée du Tage en perçant
un couloir d'une longueur de quelques kilomètres seulement dans la «
Castille républicaine ». Les gouvernementaux n'ont pas la stratégie qui
voit la position dangereuse de cette armée.
Ainsi s'écoule le deuxième mois de la lutte, sans que les généraux
rencontrent la moindre résistance. Ils s'approchent de Tolède et la
prennent « par erreur », parce que leur avant-garde a été coupée de
l’armée et se voit obligée d'avancer. Ils libèrent les assiégés de l'Alcazar
qui leur fournissent une excellente occasion de propagande *. Rio Tinto
monte de 1100 à 1500 en quatre semaines. Il est évident que Madrid ne
tiendra pas. On y décore les rues de placards énonçant : Ils ne passeront
pas ! Madrid sera le tombeau du fascisme. Mais on ne prépare pas encore
la lutte. Le gouvernement Caballero, tout comme son prédecesseur, fait
semblant d'ignorer la gravité de l'heure.

* Les insurgés mentent. Il n'y avait que huit « cadets » à l'Alcazar, les autres
ayant été convoqués à Madrid le 17juillet. L'Alcazar, assiégé par 400
miliciens, fut défendue par 650 gardes civils, 150 gardes du 14e Tercio de
Madrid et 130 officiers.

Il y a, cependant deux mouvements importants qui se dessinent en


marge du gouvernement : d'un côté, les anarchistes forgent leurs
colonnes de fer et s'apprêtent à prendre la direction de la guerre, de
l'autre, les communistes forment le cinquième regiment et les brigades
internationales.

La discipline républicaine et militaire faisant défaut, les partis imposent


l'ordre et créent l'esprit de combat.

Dès la fin septembre, Durruti fait ressortir la nécessité de mobiliser


l'infinité des flâneurs et viveurs à l'arrière-garde, de faire aux Madrilènes
prendre en mains leur propre défense ; il fait travailler une double journée
de pelle et de pioche à ceux qui « carottent » le service ; il fait jurer à
ces compagnons de lutter jusqu'à la dernière cartouche et pour le
commandement unique en même temps.

D'ailleurs, les miliciens se sont rendus compte du faible effet de


l'artillerie insurgée. Un officier français écrit : « Elle agit bien plus sur les
nerfs que sur les choses. » La même observation vaut pour les
bombardements aériens.

De plus, l'armée madrilène est devenue plus nombreuse que celle des
insurgés. Elle se chiffre maintenant à 60 000 hommes face à 15 000 du
côté rebelle. Et les volontaires antifascistes continuent d'affluer de
l'étranger. Rien ne saurait être comparé à l'effet moral qu'ont exercé à
Madrid les défilés des Brigades internationales et de la troupe catalane
bien disciplinée qui revenait de l'expédition manquée à Majorque, au
moment le plus critique. Le « miracle » du redressement républicain
s'annonce.

La levée en masse. — Qui a fait ce miracle ? Bien entendu, chaque


partenaire de la coalition antifasciste revendique l'honneur d'avoir eu
la plus grande part dans la défense victorieuse de la capitale, et ce ne
sont pas toujours les plus actifs qui ont le moyen de se faire entendre à
l'étranger. Tenons-nous en aux faits.

Dès le mois d'octobre, l’UGT engage une lutte contre la négligence des
officiers. A défaut de bons instructeurs, elle réunit 600 vieux militants
et les envoie au front comme « commissaires ». La CNT en fait autant.
Le commissaire sera dorénavant l'âme de la troupe ; il l'organise, il
s'occupe du ravitaillement, du moral de la troupe, de l'armement, de la
discipline. Tout d'un coup, les griefs des miliciens s'évanouissent. Il
reste toujours bien des improvisations ; Caballero se rendant compte,
lors d'une visite au front, que les miliciens manquent d'eau, met la
main sur un dépôt d'eau minérale et l'envoie à la Guadarrama.
Niaiserie ? Peut-être, mais c'est justement cette sorte de choses que les
officiers ne savent pas faire. Le ravitaillement de la troupe, ressort de
sa valeur combative, se fera mieux sous la direction des organisateurs
syndiqués ; plus tard, lorsque les communistes créeront leurs
commissaires politiques, ils leur donneront pour première tâche de
s'occuper du ravitaillement. Les organisations ouvrières ont découvert
ce secret au troisième mois de la guerre seulement. Mieux vaut tard
que jamais.

La renommée des « commissaires » devient rapidement telle que la


CNT, qui avait fait la chose dès le début, en adopte maintenant le nom.
Le commissaire occupe bientôt la place la plus importante dans
l'organisation de la guerre, Il veille à l'éducation politique des miliciens
et au caractère politique de leur action ; il organise le roulement qui
assure à chaque milicien son repos ; il s'occupe de la répartition des
travaux de pelle et de pioche et en montre aux miliciens la nécessité ; il
est responsable du moral de la troupe ; il surveille les éléments
douteux ; il impose la discipline et l'obéissance au commandement ; il
enseigne aux officiers le respect du caractère politique et volontaire des
milices ; il fait la liaison entre les milices et les autorités centrales ; il fait
élire un comité d'autoadministration des milices ; il établit les bonnes
relations des milices avec la population des villages occupés ; il
restreint les réquisitions au strict minimum ; il enseigne aux miliciens
ainsi qu'à la population civile les précautions qu'il faut prendre contre
le bombardement ; il fait comprendre aux miliciens quand il faut
prendre l'initiative de leur propre chef et quand il faut attendre les
consignes du commandement. Ainsi, il les arme contre le sabotage des
officiers en matière tactique et les soumet au commandement en
matière stratégique. Bref, la première occupation du commissaire politique
est l'homme, comme dit le règlement que le parti communiste a donné à
ses commissaires. Devant le danger imminent, les syndicats acceptent
la « militarisation ». Le 10 octobre, on mobilise les classes 1932 et 1933,
et on soumet les milices non syndiquées au règlement de l'armée. Cette
mesure a l'effet immédiat de renforcer les rangs. A Navalcarnero et à
Illescas, les républicains offrent une belle résistance et arrivent même
pour la première fois à exécuter un mouvement tournant destiné à
arrêter l'avance de l'avantgarde nationaliste qui est en flèche. En effet,
le 21 octobre, l'ennemi est obligé de reculer.

« Les organisations ouvrières ont mobilisé tout le prolétariat de Madrid qui


a répondu à l'appel comme un seul homme... Les forces syndicales
mobilisées doivent prendre en mains dès à présent les travaux que la
bureaucratie civile et militaire est incapable de réaliser », dit Claridad,
organe de Caballero.

Les milices s'invitent mutuellement à sacrifier leur fétichisme de parti.


On attend le salut du « commandement unique », qui à cette époque, ne
veut dire que l'unification de tous les efforts.

On fait appel aux anarchistes afin qu'ils ne restent plus en dehors du


gouvernement. Dès septembre, le comité national de la CNT conspire
avec Caballero contre Prieto qui ne veut pas d'anarchistes dans le
Conseil. L'UGT et la CNT concluent un pacte formel par lequel ils
s'engagent à gagner la guerre et à faire la révolution. Les anarchistes se
préparent à prendre leurs responsabilités dans le pouvoir. La guerre
les amène au contrôle du peuple en armes ; il paraît que toute la
direction de la guerre est déjà noyautée par des militants syndicalistes
des deux tendances et que sous forme d'un commandement unique le
prolétariat syndiqué exerce le pouvoir. Le parti communiste adhère à
cette nouvelle formule. Au commencement de novembre, la nouvelle
combinaison ministérielle est formée. Les représentants des syndicats
occupent les postes les plus importants; les commissaires de guerre auprès de
la troupe sont les camarades de travail des miliciens. Tout le monde ouvrier
est mobilisé pour l'oeuvre de la défense, On hésite encore à conclure qui a fait
le miracle. C'était une levée en masse dont Carnot même n'aurait pas eu
honte.
Madrid. — Mola prédit qu'il prendrait son café dans un restaurant
madrilène. Le 4 novembre, le général Yaguë est dans les faubourgs de
la capitale et les actions Rio Tinto dépassent 2 000. Les journaux
allemands annoncent, le 5, la prise de Madrid. D'importance infime du
point de vue stratégique, Madrid est devenue le bastion le plus fort des
gouvernementaux, grâce à ce « facteur moral » qui est si important
dans la guerre civile. Tout semble perdu. Prieto conseille d'abandonner
la ville ; on dit que Caballero a menacé de mort quiconque parlerait de
capitulation. Le gouvernement, cependant, s'est sauvé sans bruit, sans
prévenir le peuple. De Valence, il émet une proclamation disant qu'il
organisera la défense du dehors. Le gouvernement adjure les
Madrilènes de tenir « trois jours seulement », jusqu'à ce que les armes
russes soient arrivées.

Alors, le miracle se produit : le général Queipo de Llano se voit obligé


de démentir à la radio la nouvelle de la prise de Madrid. « On ne prend
pas une ville comme une tasse de chocolat », mais il annonce la chute de la
ville pour la semaine pochaine. Madrid tiendra encore pendant deux
campagnes d'hiver ; ce petit ruisseau qu'est le Manzanarès s'avère
infranchissable. Dans le bois de la Casa del Campo et dans la Cité
universitaire, les miliciens offrent une résistance acharnée : ils arrivent
même à encercler certains détachements de l'adversaire ; s'ils avaient
eu à ce moment-là l'agilité qu'ils ont acquise plus tard, ils auraient
détruit l'armée centrale des fascistes. Au point où on en est, le succès
est d'avoir arrêté l'avance de l'adversaire. Franco apprend qu'il a sous-
estimé le peuple. Ses Marocains et mercenaires essuient d'immenses
pertes. Pendant quelques semaines, il les pousse d'attaque en attaque,
qui se brisent comme devant un mur. Le moral du peuple espagnol
remonte, le prolétariat mondial s'enthousiasme ; entre l'angoisse et
l'espérance, on recommence à croire à l'élan de la révolution. Le temps
travaille de nouveau pour le gouvernement. Celui-ci pourra
réorganiser la défense pendant l'hiver, le front tient.

C'est l'effort humain qui a eu raison de l'agression armée. Les avions


russes sont arrivés dans la deuxième semaine de novembre seulement,
Il est vrai que les tanks apparurent le 27 octobre et que l'aide du
prolétariat international est venue à la fin d'octobre. A Irun déjà, des
combattants italiens et allemands s'étaient distingués ; à Madrid, ils ont
fait leur effort suprême. Sans doute, leur valeur militaire, grâce à leur
expérience de la guerre mondiale, était supérieure à celle des
Espagnols. Mais ils n'étaient qu'au nombre d'un mille au plus. A côté
d'eux, Durutti était accouru avec sa Colona Espana* les communistes
avaient formé la « colonne Lister ». Enfin, tout le Madrid ouvrier a
fourni un immense effort humain. Cette levée en masse n'est
comparable qu'à l'enthousiasme des Trois glorieuses.

* Mais Durruti lui-même ne pouvait soutenir le feu ennemi. Il dut


abandonner la Casa del Campo.

Sous le feu de l'ennemi, les gars du bâtiment ont construit des


tranchées, les organisations ouvrières ont formé des bataillons de
combat, elles ont entraîné les ouvriers à l'usage de l'arme et aux
mouvements tactiques. Il n'y avait ni journée de 8 heures ni semaine de
40 heures ; ni considérations familiales ni raisonnements libertaires. Il
n'y avait rien que le Manzanarès au-delà duquel était l'ennemi mortel.

A l'opposé de l'épopée de l'Alcazar qu'exaltent les fascistes du monde


entier, le prolétariat mondial peut fièrement évoquer l'image des
défenseurs de l'Escurial, Ce monastère, moins bien protégé que la
forteresse, livré à des bombardements et à des assauts furieux, était
fortement en flèche. Ses défenseurs ne détenaient ni otages, ni femmes,
ni enfants, mais ils risquaient chaque jour de voir coupé le seul chemin
qui fait la communication avec Madrid. Selon toute prévision, ils
étaient perdus. Mais l'Escurial était la pierre angulaire de la ligne de
défense de la Guadarrama et de celle du Manzanarès ; sa chute aurait
sensiblement affaibli la défense de la capitale. Donc, les défenseurs ne
l'abandonnèrent point.

Plus héroïque encore est l'attitude de la population madrilène. En dépit


du bombardement par terre et par les airs, en dépit de l'alimentation
restreinte, le peuple ne donne aucun signe d'inquiétude. Au lieu de se
réfugier ailleurs, on reste à Madrid. Au lieu de chercher un abri, on va
dans la rue regarder les avions ennemis. Le quartier ouvrier de Cuatro
Caminos est particulièrement éprouvé par les obus ; mais personne ne
bouge, Le gouvernement lance des invitations vaines à évacuer la
ville ; on est résolu à se défendre sur place. A l'opposé de Saint-
Sébastien, où les trois quarts de la population avaient quitté la ville
avant l'arrivée des troupes fascistes, Madrid reste une ville d'un
million d'habitants. On prend le métro pour aller au front ; on surveille
avec intérêt et inquiétude la construction de barrages.

La « cinquième colonne » de Franco qui devait achever la résistance en


agissant à l'intérieur de la capitale à l'approche des légionnaires, est
empêchée à faire son apparition, grâce à un système ingénieux de
surveillance syndicale et milicienne. Il n'y a pas de traîtres où les
ouvriers sont vigilants, Du reste, les obus de Franco achèvent de
désagréger la « cinquième colonne ». La violence fait des alliances.

Enfin les avions russes apparaissent dans le ciel dangereux de Madrid.


Les raids aériens de l'ennemi deviennent de plus en plus rares après
les premières descentes forcées, La joie du succès augmente le courage
des milices et du peuple. « Madrid sera le tombeau du fascisme.»

Franco est obligé de changer de tactique. La troupe de choc ne suffit


plus ; la guérilla est transformée en véritable guerre. Le matériel de
guerre devra décider du sort de la bataille. Le mouvement insurgé est
arrêté net et la guerre des tranchées commence, où l'on se bat pour
l'avantage d'un mètre carré et où attaque et contreattaque ne changent
plus l'aspect de la position. La traversée du Manzanarès, qui aurait été
décisive au début de la guerre, n'a plus qu'une importance secondaire.
Franco est battu pour la deuxième fois. A la fin de novembre, la
situation s'est stabilisée, aucun parti ne fait plus de progrès. Franco
doit abandonner tout espoir de gagner la guerre en 1936, Pendant tout
l'hiver, il n'y aura aucun événement militaire au front, tandis qu'à
l'arrière-garde la réorganisation sera effectuée. Le bombardement
quotidien ne fait que rappeler aux Madrilènes que Franco est toujours
là, il est sans valeur du point de vue militaire. La tuerie au front est
entièrement inutile sous l'aspect militaire.

La guerre ne s'arrête pourtant pas. Si elle n'est plus menée au front, elle
se fait sentir à l'arrière, et encore, elle se mène dans les rangs des
combattants mêmes. L'arrêt des hostilités donne l'occasion aux deux
adversaires de poursuivre l'œuvre de réorganisation, Devant la
menace d'une guerre totale, les deux adversaires doivent se préparer
en s'adaptant aux conditions de la nouvelle situation. C'est pendant ces
mois de trêve que les deux camps réalisent la militarisation de leurs
milices. Dans le camp fasciste, les organisations extrémistes sont
éliminées de la direction. Le chef phalangiste est jeté en prison, les
Requetes sont transformés en police auxiliaire. L'influence des officiers
allemands et italiens prend le dessus. Dans le camp républicain, la
guerre dévore la révolution. Les organisations ouvrières s'affaiblissent
tandis que les autorités militaires et la bureaucratie de l'Etat renforcent
leurs positions. L'armée populaire est transformée en armée régulière.

En même temps, l'intervention de l'étranger devient. Le plus en plus


marquée. L'offre de médiation est faite à plusieurs reprises *. Si elle est
rejetée des deux côtés simultanément, elle arrive pourtant à établir des
liens nouveaux entre les dirigeants espagnols des deux côtés et la
diplomatie internationale. L'appui de l'étranger sera décisif dans les
événements qui suivront en 1937.

* Burnett Bolloten, « Le Grand Camouflage », a fait une étude de toutes les


tentatives de négociation pour mettre un terme à la guerre.

Guerre de position. — Cependant, on s'arme et on renforce les effectifs


en vue de la lutte élargie et aggravée qui est prévue pour le printemps.
On mobilise les classes mobilisables, on cherche à s'assurer des armes
et des effectifs à l'étranger. On fait des travaux de fortification, on
arrête les plans stratégiques pour la campagne de l'année 1937.

En décembre, Franco a perdu la guerre. Les correspondants


étrangers sont unanimes à affirmer que ses troupes sont fatiguées et
qu'il lui manque des réserves. Si l'Espagne est laissée aux Espagnols
seuls, les Etats fascistes ont perdu le capital qu'ils y ont investi. Il est
naturel que Franco s'en remette à eux pour obtenir des renforts et qu'ils
consentent à faire de nouveaux sacrifices. Un matériel énorme et des
troupes fraîches sont amenés devant Madrid. S'il n'est pas possible
d'attaquer la capitale de front, on lui coupera les communications avec
le reste du pays. Madrid n'a plus qu'une seule communication avec
Valence, l'autre est sous le feu continu de l'adversaire. Franco se décide
à réduire la ville par la faim et à couper cette dernière route, qui passe
par Alcala de Henares à l'ouest de la ville. A un moment donné, le plan
est sur le point de réussir, la communication directe est sous le feu et il
faut faire le ravitaillement en vivres et matériel de guerre par des
chemins de détour. Mais les milices arrivent à déloger l'adversaire de
ses positions et à protéger les voies de communication.

La menace cependant est grave. Contre la guerre totale que Franco est
résolu à faire, il faut un matériel à la hauteur des exigences de la
situation. Avec angoisse, le gouvernement voit les miliciens se sacrifier
pour couvrir de leur corps la capitale. Il supplie le gouvernement
soviétique de lui fournir les armements nécessaires. A Barcelone, les
bateaux russes ne déchargent pas leur cargaison. Ils attendent jusqu'à
ce que le gouvernement se soit conformé aux demandes moscovites.
Ce ne sera qu'après certains changements politiques, intervenus en
décembre, que l'aide russe deviendra efficace.

Tous ces changements, la militarisation des milices, l'ingérence


étrangère, la transformation de la guerre en guerre totale, le nouveau
rôle de la diplomatie, la réorganisation politique, etc., marquent une
époque dans le développement de la situation intérieure et extérieure,
césure dont l'importance nous sera révélée lorsque nous examinerons
l'évolution survenue à l'arrière républicain. Nous interrompons donc
l'analyse de la situation militaire pour nous rendre compte des
répercussions qu'elle a eues sur la révolution, pendant cette première
période de la guerre qui coïncide avec les six premiers mois de la lutte.

L'ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE

« Pour devenir une nation,


l’Espagne doit se délivrer de
son Etat. »

(Marx
.)

La « Fédération des Barricades ». — La première étape de la guerre


porte l'empreinte du prolétariat. Le gouvernement et la Généralité de
Barcelone qui n'ont pas voulu croire à l'insurrection, enclins à éviter le
combat, n'apparaissent qu'au lendemain du premier combat, alors que
le prolétariat déjà est maître de la situation. A Barcelone, les insurgés
ne se tournent pas contre la Généralité, mais contre les quartiers
ouvriers et contre les sièges syndicaux ; les ouvriers, de leur côté, se
dirigent tout de suite vers les casernes. C'est là qu'ils s'emparent des
premiers canons en désarmant l'adversaire. En lançant des camions
dans les batteries ennemies — vieille tactique anarchiste qui demande
du courage et de l'esprit de sacrifice — ils prennent par surprise ce
qu'ils n'auraient pu conquérir par un siège prolongé.

Tandis que les gardiens de la liberté délibèrent et négocient, le peuple


a raison de ses adversaires. Il est, d'ailleurs, bien disposé à l'action,
parce qu'il est en pleine évolution révolutionnaire, comme nous l'avons
indiqué.

Le gouvernement risque d'être écrasé entre la révolution et la


contrerévolution. Le combat lui est imposé par la vigilance vaillante du
peuple qui n'hésite pas à entrer en lice. Après coup, au moment où le
gouvernement sera virtuellement le prisonnier de ses milices, il rendra
beaucoup d'hommages et d'honneurs aux premiers défenseurs de la
République. A cette époque, personne ne songe à accuser les
anarchistes de lâcheté ni le POUM de trahison. Bien au contraire, tout
le monde, y compris leurs calomniateurs futurs, s'efforce de les flatter
et de s'effacer devant leur activité violente.

Lorsque le gouvernement, la Généralité, les gouverneurs civils et les


chefs de partis s'en étaient remis de leur stupéfaction, ils allaient
s'apercevoir qu'ils n'existaient plus. L'Etat, la policel l'armée,
l'administration n'avaient plus aucune raison d'être. Le service d'ordre
était assuré par ceux qui avaient combattu sur les barricades, le
ravitaillement se faisait grâce à ceux qui vinrent les secourir, la
production était aux mains de ceux qui produisaient. La Commune
s'était installée. A Madrid, le Comité de défense de la CNT assure la
direction des premières activités. A sa tête se trouvaient 3 ouvriers :
Val, Valle, Barina.

Les comités de quartier organisèrent la marche des affaires, ses comités


de guerre organisèrent le départ des milices au front. A Barcelone,
c'était la fédération des barricades qui, suivant l'enseignement de
Bakounine, était devenu Etat et Société : il en était de même dans toute
la Catalogne, à Malaga, à Alicante, dans quelques quartiers de Valence.
Dans les villages du centre, l'alcade se voyait obligé d'exécuter les
ordres des chefs syndiqués, la maison du peuple était devenue la
véritable mairie en beaucoup d'endroits, ce qui d'ailleurs ne changea
guère l'état de choses établi depuis quelques semaines.

La police, organe et symbole de l'ancien ordre, se mit au service des


organisations ouvrières ; en Catalogne, les policiers cachèrent leurs
uniformes et revêtirent le mono bleu des travailleurs et rniliciens. Les
rues prirent l'aspect prolétarien, les petitsbourgeois n'avaient plus le
courage de se montrer en fauxcol. Ce n’était plus la défense
républicaine, c'était la révolution. Dans le Levant, on n'était pas aussi
avancé, mais les organisations ouvrières s'assurèrent le contrôle des
événements et prirent l'initiative d'envoyer un corps expéditionnaire
au secours du gouvernement madrilène. A Madrid, les ouvriers
syndiqués se mirent sous les ordres du gouvernernent et l'obligèrent à
leur céder les armes avec lesquelles ils prirent d'assaut les casernes et
repoussèrent l'armée du général Mola dans la Guadarrama.

Plus admirable encore est l'organisation rapide du nouvel ordre social


et militaire. Le ravitaillement des villes ne cessa pas une minute d'être
assuré, grâce aux organisations syndicales qui s'occupaient de cette
question, grâce notamment à la CNT en Catalogne et à l’UGT à Madrid
et Valence. Les milices de partis furent organisées et coordonnées par
des comités composés de délégués des miliciens, qui imposèrent le
contrôle de la vie quotidienne. Les pièces d'identité furent remplacées
par des cartes syndicales ou par des saufconduits des milices ; le
permis de conduire ne valait plus rien sans l'agrément des comités
ouvriers.

En mêmè temps, le nouvel organisme assurait la conduite de la guerre.


Les partis et syndicats rivalisaient à qui pourrait constituer des troupes
plus nombreuses et plus efficaces. Les ouvriers construisaient des
autos blindées ; les anarchistes fabriquaient des grenades à main ; le
POUM équipait une cavalerie ; l’UGT s'occupait de l'enseignement
militaire.

C'était la fédération des barricades qui régnait et qui embrassait toute la


vie espagnole dans ces premiers jours de la révolution.

Terreur révolutionnaire Terreur blanche. — La police et l'armée


étaient entièrement noyautées par les milices qui représentaient la
seule force de la République. Comme signe visible de leur pouvoir, les
organisations ouvrières équipaient des autos et parcouraient les rues à
grande vitesse, tirant de temps en temps quelques coups de révolver.
En Catalogne, ils établissaient partout des tribunaux révolutionnaires
pour juger les rebelles d'une façon sommaire. Dans les villages, un peu
partout dans la Péninsule, on agissait même d'une façon dépourvue de
toute forme et procédure et on assommait simplement tous les gens
suspects de sympathiser avec les généraux: c'étaient, en général, le
notaire ou l'avocat, le cacique, parfois le prêtre et le médecin, le
marchand ; beaucoup de chefs d'entreprise n'y échappaient qu'en se
sauvant de bonne heure. Il y avait des villages où l'on tuait les paysans
riches. On occupait les usines, les entreprises, les chambres de
commerce, les imprimeries, les bureaux des journaux, les grands
hôtels. On installait les services d'odre de la milice et des organisations
ouvrières dans les immeubles les plus importants.

La révolution ne se fait pas dans un ordre parfait ; elle a ses « frais


moraux » ; il se produit des incidents déplorables, des tueries inutiles,
une désorganisation qui n'est pas toujours justifiée par les réalisations
ultérieures. Cette activité, connue sous le nom de « terreur » a donné
lieu à maints griefs contre la révolution et contre le gouvernement. On
trouve des témoignages oculaires, des horreurs des deux côtés dans les
livres qui traitent de la guerre civile. Il est évident que chaque auteur
excuse son parti et accuse l'autre. Cependant, il est possible de dégager
de ces témoignages ces caractéristiques générales de la terreur : chez
les nationalistes, la terreur était organisée, prévue et étudiée. Elle
n'était pas spontanée, comme chez les rouges, mais procédait ou à base
de « listes noires » préparées à l'avance ou elle était organisée selon les
manuels des armées occupant une terre coloniale. Venant d'en haut,
elle frappait dur surtout le militant de gauche inconnu et elle laissait
libre cours à des actes individuels de sadisme dans le secret des
cachots ; sur ce point les témoignages de Bernanos* et du lieutenant de
Pierrefou, tous les deux partisans des Droites, sont formels ; ce dernier
a subi la prison à Séville. La terreur rouge était massive et se faisait au
grand jour, cela à dessein, pour immobiliser l'adversaire ; elle frappa
surtout des personnalités en vue ; venant d'en bas, elle était meurtrière
et pour cette raison même elle ne donnait paslieu à des actes de
sadisme ; Durutti, se méfiant des tribunaux réguliers et des directeurs
de prison, pensait qu'il fallait exterminer l'adversaire possible ; mais il
enseignait à ces milices de « tuer sans haine », et Garcia Oliver,
ministre de la justice, provoqua des applaudissements en proposant à
un auditoire purement anarchiste de grâcier les prisonniers après la
victoire. Les chefs insurgés ne sauraient citer des propos semblables ;
au contraire, le colonel Barato a dit au correspondant du Toronto Daily
Star que « nous aurons établi l'ordre après avoir exécuté deux millions de
marxistes ».

* Bernanos Georges, Les Grands Cimetières sous la lune, Paris, Plon,


1938.

Les fascistes madrilènes ne facilitaient pas au gouvernement sa tâche


de combattre la terreur ; leurs agressions sournoises contre les queues
devant les boutiques de vivres justifiaient, aux yeux de la population,
les persécutions anarchistes, et ceux que le gouvernement avait sauvés
en les emprisonnant le remercièrent en déclenchant une révolte au
Carcel Modelo, grâce aux armes que le régime libéral de cette prison
leur avait permis de se procurer. Pour couper court à toute équivoque,
les anarchistes avaient la coutume de brûler les biens et effets des
victimes de leurs persécutions. Chez les deux adversaires, le délit
principal était d'avoir adhéré à un des partis ennemis ; Borkenau
remarque que dans cet ordre d'idées l'erreur judiciaire devait être
moins fréquente chez ceux qui basaient leur terreur de masse sur la
connaissance des conditions locales. La caractéristique commune aux
deux méthodes est que ni l'une ni l'autre ne se base sur l'audition
publique ni sur les garanties constitutionnelles. L'arbitraire est possible
et même certain s'il n'y a ni droit de défense ni procédure ; il faut noter
que ces deux caractéristiques d'une juridiction régulière furent
rétablies par les gouvernementaux et non par les rebelles. On n'a pas le
droit d'appeler « terreur » une juridiction régulière parce qu'elle
introduit de nouvelles notions de délit qui ne plaisent pas à certains,
tandis qu'on s'obstine à appeler « ordre » une procédure arbitraire sans
forme légale parce qu'on approuve les nouvelles notions de délit
qu'elle, à son tour, a introduites.

Quant à l'étendue de la terreur, les experts ne sont pas unanimes. Le


Vatican, après avoir prétendu que 15 000 prêtres ont été assassinés, se
contente maintenant de n'en citer que 6 000, 9 000 ayant déjà été
appelés à la résurrection charnelle, et le procès de réincarnation
continue ! Les correspondants de journaux estimaient à 15 000 le
nombre des meurtres commis à Malaga ; sir Peter Chalmers Mitchell,
résident britannique, qui a eu la possibilité d'y surveiller l'activité
terroriste, pense que le nombre des morts est « plus proche de 600 que de
1 000 ». Les chiffres donnés pour Madrid varient entre 30 000 et 100
000. LangdonDavies a pu constater que le nombre des cadavres
inconnus trouvés à Barcelone était le double de ce qu'il avait été avant
le 19 juillet, Lunn, Campoamor et d'autres citent le témoin oculaire du
meurtre de l'exministre Don Rafael Guerra del Rio alors que la
duchesse d'Atholl affirme que celuici exerce son métier d'avocat à
Madrid. Si l’on ne veut pas croire que tous les témoins francophiles
mentent l'on acceptera l'hypothèse du sociologue Borkenau qui nous a
dit que, frappé d'horreur devant les traces de la terreur, il était d'abord
enclin, luimème, à en exagérer l'importance. Il en sera de même dans le
cas d'observateurs moins impartiaux et moins expérimentés. Toutefois,
l'on ne sera pas loin de la vérité en estimant que dans les premiers six
mois le nombre des victimes tombées à l'arrière se montait à 100 000.
Sur l'étendue de la terreur blanche nous sommes renseignés par une
source digne de foi : les paysans qui, bien renseignés par les
transfuges, fuyaient par milliers devant chaque avance nationaliste,
préférant l'abandon de leurs biens aux horreurs qui les attendaient en
territoire conquis.

Dans une interview devenue célèbre le jour même de sa publication,


Franco a affirmé : « Je sauverai l’Espagne à n'importe quel prix. » — « Et
s'il faut fusiller la moitié de l’Espagne ? » — « Je répète : à n'importe quel
prix. »

Les organisations ouvrières parvinrent à dominer la situation au bout


de quelques jours. Les éléments criminels qui ont l'habitude de mettre
à profit tout désordre social furent rapidement supprimés ; le seul fait
que les actes de vol criminel ou de vengeance personnelle furent si
rares dans l'Espagne révolutionnaire est une preuve écrasante qu'il
s'agissait bien d'une véritable révolution.
On a remarqué avec justesse que chez les gouvernementaux l'évolution
tendait à remplacer la terreur d'en bas par l'ordre ; chez les rebelles, au
contraire, l'évolution tendait à porter au pouvoir les terroristes de la
Phalange. Il faut ajouter que les rebelles avaient plus d'occasion
d'exercer la terreur que les gouvernementaux. Dans chaque province
qu'ils conquéraient, ils recommencèrent ce jeu diabolique de chasser
non seulement les militants de gauche, mais, à défaut d'un nombre
suffisant de victimes, des citoyens innocents et inactifs qui avaient
commis la faute d'être apparentés à des militants ou de posséder des
livres étrangers, etc. Unamuno, incapable de comprendre qu'il
s'agissait d'une révolution, s'est écrié : « Si du moins ils volaient les
églises !— mais ils ne font que les détruire. » Evidemment, il se méfie du
saint, mais il comprend le voleur.

Finalement, le gouvernement parvint à introduire un principe d'ordre


et de légalité dans les mesures punitives ou prohibitives de la
suppression. Il établit des tribunaux révolutionnaires où l'accusé avait
quelques garanties de procédure judiciaire et interrogatoire
contradictoire.

Les Comités et le gouvernement. — A l'organisation spontanée


inhérait cependant un inconvénient : elle laissait tout aux organisations
rivales et engendrait ainsi la confusion du multigouvernement.
Personne ne savait à qui s'en tenir, et ce qui était plus grave, on n'avait
pas de commandement capable de coordonner les milices. Les
organisations se disputaient l'honneur de se battre dans tel secteur
important, d'assurer la police dans tel quartier, d'organiser tel service
économique. De lourdes pertes et des fautes sérieuses de stratégie en
résultaient. Ce ne fut qu'en septembre qu'on parvint dans la vallée du
Tage, à rassembler une milice, toujours fort mal organisée pourtant et
d'une valeur éphémère.

La révolution n'eut pas le temps de se développer librement, il fallait


d'abord gagner la guerre, et c'est cette dernière qui imposait ses lois. Il
fallait établir une autorité révolutionnaire le plus vite possible et c'est
de là que naquit l'autorité des Comités.

Le Comité des milices antifascistes de Catalogne était celui qui revêtait


le caractère le plus révolutionnaire, grâce à la prédominance des
anarchistes dans le mouvement ouvrier catalan et aux traditions
révolutionnaires du pays.
Les organisations révolutionnaires formèrent un Comité central des
milices antifascistes, composé de 10 représentants des organisations
ouvrières, de 5 représentants des organisations républicaines et de 4
fonctionnaires de la Généralité de Catalogne. Ce Comité exerça le
pouvoir suprême à partir du 22 juillet. De même comme Companys,
pour garder les apparences, avait « décrété » la formation des milices
qui montaient déjà la garde devant son bureau, la Généralité « décréta
» la formation de ce Comité (d'abord sous le nom de Comité de Liaison),
« nomma » Lluis Prunes, l'élu des milices, commissaire à la Défense et
apposa son sceau aux décrets issus de ce Conseil. La petite formalité
qui hâtivement revêtit la révolution des haillons de la légalité devait
s'avérer grave de conséquences dans le futur, car elle finit par rétablir
l'autorité de l'ancien Etat ; les décrets émis par la Généralité en juillet,
tout en étant inutiles au point de vue de l'organisation — parce qu'ils
ne firent qu'entériner les résolutions du Comité central — ont
sauvegardé la légalité de la constitution républicaine.

Le Comité central se subdivisait en comités techniques, tels le Comité de


Guerre, le Comité de Santé et de Ravitaillement, le Comité des
Transports, le Comité de la Sûreté, le Comité de Contrôle, duquel
relevaient les Patrouilles de contrôle, organe de la police ouvrière, et le
Comité des Milices qui assurait l'enrôlement et l'organisation des
milices. Les dirigeants des partis et des organisations syndicales les
plus en vue furent délégués comme secrétaires dans ces Comités, On
avait changé de rôles : tandis que jusqu'en 1936, le peuple s'était
contenté du rôle de spectateur dans la politique, c'était maintenant les
délégués de la Généralité qui devenaient de simples observateurs, et
l'exécutif était contrôlé par les organisations ouvrières.

A Valence et à Catellon, on était moins avancé. Le gouvernement avait


nommé une junte sous la direction de Martinez Barrio, qui devait
organiser la défense. Le prolétariat de son côté forma un Comité exécutif
populaire qui assuma toutes les tâches d'un gouvernernent local. La
dualité de ces deux organismes donnait lieu à des difficultés qui ne
furent aplanies qu'en août ; profitant du caractère moins vigoureux du
mouvement prolétarien dans cette ville, les autorités ne s'empressaient
pas de légaliser tous les actes du Comité. A Malaga un comité du salut
public avait gagné le pouvoir, en Aragon reconquise, un conseil de
défense, véritable soviet (conseil) anarchiste appuyé sur les conseils du
village, Quoi qu'il en fût, on arriva tant bien que mal à organiser
l'activité révolutionnaire et la défense. Dans le Levant, l'ancienne
police conservait son caractère professionnel et ne se confondait pas
avec les milices. L'Etat y restait intact dans une plus large mesure
qu'en Catalogne.

Ce fut à Madrid que l'Etat récupéra le plus vite tout son pouvoir. Le
passeport syndical fut supprimé dès le 26 juillet, le service de la police
régulière fut rétabli le 27. Les syndicats organisaient l'enrôlement des
milices et leur ravitaillement, mais leurs fonctions dérivaient d'une
délégation gouvernementale. La proximité de la Guadarrama écartait
toute pensée de révolution intégrale. Combattre l'ennemi d'abord, faire
la révolution après, tel fut le mot d'ordre de Madrid. Les ouvriers se
contentaient du rôle exécutif, Ils occupèrent les petits comités de
village et les postes administratifs abandonnés par les caciques.

Mais à quelques kilomètres de la capitale déjà, le pouvoir du


gouvernement trouve des limites : il se heurte au pouvoir local d'un
comité révolutionnaire qui s'obstine à réaliser le socialisme dans son
village. Il y a des endroits où les représentants du gouvernement
central risquent de se voir arrêter ; en novembre encore, lors de sa fuite
à Valence, le gouvernement se voit interdire le passage de certaines
routes contrôlées par des villes libertaires. Les comités n’obéissent
qu'aux ordres de leurs organisations. Les miliciens ne luttent qu'en
partisans de leurs partis ou syndicats. L'organisation du pays à ce
momentlà est déterminée par l'émiettement d'un peuple en armes qui
ne sait pas encore quel usage il va faire de sa liberté reconquise. Les
entreprises sporadiques et spontanées sont la force motrice de ces
premiers instants de la révolution. Borkenau constate ces variétés :
dans les villes à prépondérance anarchiste, le « Comité » est
toutpuissant ; dans les villes à prépondérance socialiste, le Comité
réside à côté de l'ancien alcade ou ayuntamiento. D'autres
ayuntamientos se sont contentés de coopter quelques socialistes. Dans
les villes à tradition syndicale, les hommes mûrs dominent les Comités
; dans les villes du centre, nouvellement acquises au socialisme, les
jeunes occupent le premier plan.

En terre conquise, en Aragon, où par le fait même de la conquête on


était débarrassé de tout residu de l'ancien Etat, l'organisation
revolutionnaire était complète et partant plus efficace. Sous la direction
de l'anarchiste Ascaso, on constitua un Conseil de Défense. Sans tenir
compte de l'ancienne constitution ni de l'administration des provinces,
on réunit les députés de tous les villages et villes libérés et fit acclamer
le Conseil composé des chefs de milice quelle que soit leur opinion
politique. C'est là que la fédération des barricades de la première heure se
confondit avec le gouvernement des Comités, le commandement
unique des milices et l'organisation du nouvel ordre social et politique.

Le Gouvernement Giral ne correspondait plus à la vraie situation du


pays ; la capitale exceptée, le pays entier le considérait comme un
anachronisme, résidu d'une ancienne société déjà en miettes. Le vrai
pouvoir était aux mains des Comités des milices antifascistes ; à Valence,
les souscommissions du Comité exécutif populaire furent même appelées
« ministères ». Rien n'empêchait les Comités de chasser le
gouvernement central et de saisir de jure tout le pouvoir qu'ils
exerçaient déjà de facto, surtout en Catalogne. S'ils ne l'ont pas fait, c'est
qu'ils ont sousestimé, soit par négligence soit par manque d'éducation
politique, l'importance des formalités, à l'aide desquelles les anciens
organismes politiques s'introduisaient peu à peu dans le cours des
affaires. Ils croyaient que Companys, tout en étant leur prisonnier,
ferait bonne figure en face des puissances étrangères et des
petitsbourgeois ; ils estimaient le gouvernement de Madrid réduit à un
simple organisme « technique » de coordination. Sachant la totalité du
pouvoir entre leurs mains, ils ne songeaient pas à l'importance
politique d'un organisme central. Ils pensaient qu'il conviendrait de
conserver la forme de l'Etat, pour des raisons d'opportunité, à la seule
condition de changer son contenu. En effet, dès que le gouvernement
fit mine de contrôler les Comités, on répondit en lui disputant sa
raison d'être. A Malaga, par exemple, le Comité de Salut public interdit
au ministre de faire effectuer des perquisitions parce qu'elles ne
relevaient pas de sa compétence.

D'ailleurs, le ministère faisait obstacle à toute action efficace, soit par


incompréhension, soit par incompétence, soit dans le but d'évincer les
organismes rivaux. Pendant tout le mois d'août, l'activité du ministère
consistait à destituer les fonctionaires ayant pris les armes contre le
gouvernement. Les fascistes continuaient à exercer leurs fonctions à
Madrid, si bien que le général Miaja apprit son relèvement du poste de
Cordoue par un parlementaire de Queipo de Llano.

Un pas en avant, deux en arrière. — De bonne heure, Claridad, l'organe


de Caballero, avait déclaré :

« Nous ne sommes pas descendus dans la rue pour rien ; il faut


donner aux travailleurs les moyens techniques et économiques
d'organiser une nouvelle société. »
En fait, le gouvernement est incapable d'organiser la défense et
l'économie de guerre. Les Comités de contrôle ouvrier rivalisaient avec
les offices de l'Etat. La dualité des pouvoirs empêche tout travail
d'organisation, et en matière économique et en matière militaire. Pour
mettre fin au désordre, il faut, tout d'abord, refondre le
commandement et l'administration civile. Il ne suffit plus d'épurer les
services d'Etat des fascistes notoires ; il faut substituer à l'ancienne
bureaucratie un organisme adapté aux besoins de la guerre et aux
conditions de la révolution. Dès le milieu d'août, une commission
syndicale travaille au ministère de la Guerre, mais elle contrôle plutôt
qu'elle ne collabore aux décisions. Il faut coordonner les services qui
élaborent les décrets avec les services qui les exécutent. Aucune
organisation de la guerre n'est possible si l'organe délibérant n'est pas
pénétré des mêmes idées que les organes exécutifs.

L'ancienne bureaucratie, fidèle à son éducation de caciques et de


formalistes, pense qu'il suffira de rendre plus « populaire » le Front
populaire en élargissant la base du gouvernement. En Catalogne, on
forme un ministère sous la direction du conseiller Casanova et on y fait
entrer trois militants du PSUC ; les anarchistes devinent que ce
ministère va concurrencer le Comité central et ranimer la vie de l'Etat
désuet ; en obligeant les socialistes à se retirer de cette combinaison, ils
ramènent l'Etat à l'impuissance et déjouent la manœuvre.

A Murcie et Carthagène, Martinez Barrio essaie de former un


gouvernement de même composition. L'intervention des milices fait
échouer la tentative. Des milices submergent les services
gouvernementaux en y collaborant, mais elles ne souffrent pas qu'un
gouvernement — de gauche soitil — s'établisse en pouvoir
indépendant.

Mais l'Etat détient un moyen puissant: l'argent de la Banque


d'Espagne. C'est donc lui qui fournit les moyens de continuer la guerre
et fixe la solde des miliciens. Grâce à ce pouvoir, le gouvernement
réussit à incorporer une grande partie des milices, surtout dans le
secteur du centre, dans l'armée régulière. Il leur fournit la possibilité
d'augmenter leur traitement et d'assurer l'avenir de leurs familles s'ils
se conforment aux règles imposées par le commandement central. Tout
de suite les anarchistes déclarent qu'ils ne veulent ni soldes ni
uniformes, ni titres ni ordres et qu'ils préfèrent rester des militants de
la liberté indépendants. Les différences entre les organismes au service
de la République et ceux au service de la révolution s'ébauchent et se
reflètent dans la différence des tenues des uns et des autres. L'Etat
central se réédifie.

Mais les milices et les syndicats ne veulent pas voir reparaître l'ancien
divorce entre la société et l'Etat ; ils tiennent à contrôler l'œuvre
d'unification. Ils s'installent dans les services des ministres, comme ils
contrôlent déjà les usines. L'appareil de l'Etat fonctionne sous ce contrôle
et en marge des fonctionnaires et des ministres. Le ministère Giral est
devenu une superstructure inutile. En face du danger qui menace Madrid,
il cède le pouvoir au socialiste Caballero ; celuici forme, le 4 septembre,
un cabinet composé de tous les partis appartenant au Front populaire,
y compris les Basques. Tous les ministères importants sont aux mains
des socialistes ; les communistes obtiennent l'Agriculture et
l'Education publique. Caballero pourratil asseoir la défense sur de
nouvelles bases et faire comprendre aux miliciens les nécessités de
l'heure ?

On raconte cette version intéressante sur la formation de ce ministère ;


Caballero, l’UGT et la CNT auraient préparé, après la perte de Badajoz,
un coup d'Etat, dans le but de constituer un gouvernement ouvrier.
Réunis en conseil provisoire, les représentants syndicaux informèrent
le président de la République que le cabinet cesserait d'exister dans
quelques heures. Azana déclara alors se démettre de sa fonction, ce qui
ne fit pas revenir sur leur plan les conjurés. C'est alors que Rosenberg,
ambassadeur de l'URSS, fut alarmé ; il intervint auprès des intéressés
et leur fit comprendre que la situation internationale n'était pas
propice à un changement de régime (le Comité de nonintervention
devait se réunir le 9 septembre) ; sur quoi, on tomba d'accord sur une
solution de compromis ; gouvernement de coalition à direction
socialiste, mais à participation libérale. C'était là la première occasion
d'une intervention de l'URSS et du chantage de la politique étrangère.
Caballero, en garda rancune contre les communistes et les anarchistes
ne cessaient de réclamer la formation d'une junte de Défense capable
de trouver des solutions appropriées à la situation du pays.

Par les conditions de sa formation, le cabinet Caballero n'était pas un


gouvernement révolutionnaire. Mais il jouissait d'une plus grande
autorité que son prédécesseur. Il établit une collaboration plus étroite
entre l'Etat et les organismes d'autoadministration. D'une part, il fit
droit aux revendications régionalistes en accordant un statut fédéral au
pays basque, de l'autre, il reconnut l'échec de l'expédition à Majorque
et concentra les troupes pour la défense de Madrid. D'une part, le
ministre communiste proclama la révolution agraire — nous verrons
cependant de quelle façon timide — d'autre part, Caballero créa une
force armée centrale — mesure que les anarchistes s'efforcèrent de
contrecarrer tout de suite en créant une Colonna Espana.

Les décrets de ce gouvernement portaient toujours le label syndical,


car pour l'exécution des mesures on était obligé de s'en remettre à eux ;
le pouvoir ouvrier se trouvait renforcé par la collaboration officielle
que les organisations prêtaient au gouvernement. Caballero ne
manqua pas de déclarer que la structure sociale de lEspagne se trouvera
foncièrement changée après la guerre. Mais en même temps, le
gouvernement se considérait, par sa composition, comme le représentant
direct de toutes les forces qui combattent sur les différents fronts pour le
maintien de la République démocratique, déclaration qui prêtait à
équivoque : les anarchistes qui n'étaient pas représentés dans le
cabinet, les syndiqués unitaires et surtout les miliciens les plus ardents
ne combattaient point pour le maintien de la République. Le
gouvernement ne représentait pas la majorité des combattants, et un
de ceux qui en firent parti, le ministre communiste Hernandez,
reprochera au président du Conseil, un an plus tard, de s'être
comporté en cacique.

A vrai dire, le gouvernement n'arrivait que lentement à unifier le


commandement, et moins encore à organiser la vie économique ; les
Comités continuaient à gouverner ; les centrales syndicales avaient
voix aux délibérations ministérielles ; le gouvernement ne possédait
aucun appareil de fonctionnaires à ses ordres. Les comités et les
syndicats s'infiltraient dans les services gouvernementaux en se faisant
octroyer un statut de service au sein du ministère ; en Catalogne, le
Comité central était le seul organisme exécutif des ministères de la
Guerre et de l'Intérieur, et son Conseil économique supplantait les
ministères économiques de la Généralité ; dans chaque ministère, un
Conseil exécutif, composé de représentants syndicaux et de chefs des
milices, fonctionnait depuis la fin du mois d'août. A Malaga, les
communistes dominaient les milices ; un Comité du salut public,
composé de représentants ouvriers, remplissait les fonctions exécutives
de l'Etat. A Valence, les syndicats imposaient leur volonté à l'Etat. A
Madrid seulement, les services syndicaux fonctionnaient à côté de
l'Etat, la capitale était sensiblement en retard sur la province.

Toute cette période de l'organisation révolutionnaire est remplie de


luttes entre le gouvernement central et les organismes exécutifs du
pouvoir ouvrier qui s'incorporent peu à peu dans le pouvoir central.
C'est ainsi que la forme du gouvernement est conservée ; l’Etat ne fut pas
renversé par les organismes révolutionnaires, mais ces derniers furent
intégrés dans l’Etat. Simple question de formalité, disaient les uns ; faute
qui aura de graves conséquences, disaient les autres.

Les socialistes de droite et les républicains réussirent de faire


triompher l'autorité de l'Etat sur les forces révolutionnaires dans
quelques domaines limités. Le ministre de la Jutice, par exemple, créa
des tribunaux populaires destinés à substituer aux tribunaux
révolutionnaires des jurys mixtes présidés par des juges professionnels.
C'est ainsi que le principe même de la révolution consistant à
confondre les organismes révolutionnaires avec l'Etat fut faussé ; le
code pénal des tribunaux populaires était celui de la justice militaire en
vigueur avant le 19 juillet.

Cette formalité fournit aux organes de l'Etat les moyens de rétablir un


pouvoir indépendant.

Negrin, comme ministre des Finances, détenait tout le mécanisme de


crédit et se gardait d'accorder des avances aux industries collectivisées
— au détriment de la production de guerre. Caballero luimême,
incompétent en matière militaire, n'était pas capable de faire du
ministère de la Guerre, un ministère des milices ; il donnait les postes
dirigeants aux militaires professionnels qui établirent un
commandement unique en marge des milices. L'Etat, bien que devenu
démocratique, ne correspondait pas à la situation du pays.

La dualité désastreuse des pouvoirs subsistait. Dans l'intérêt de la


défense, il fallait unifier et coordonner les organismes législatifs et
exécutifs. La situation des anarchistes, en particulier, prêtait à
équivoque : ils exerçaient le pouvoir en maints endroits, sans assumer
la moindre responsabilité. Plus la situation militaire devenait critique,
et plus les voix qui réclamaient la participation des anarchistes au
gouvernement devenaient nombreuses. En effet, le gouvernement
n'était que l'ombre d'une fiction utile.

L'apogée du pouvoir révolutionnaire. - La Catalogne, toujours la plus


avancée des régions, réalisa la première le pouvoir intégral des forces
révolutionnaires et antifascistes. Le 26 septembre, il fut créé un conseil
de la Généralité composé de trois membres de la CNT, deux du PSUC,
un du POUM, trois de l'Esquerra, un de l'Action catalane, un
Rabasseiro et le lieutenant-colonel Sandino, indépendant. La dualité
était enfin liquidée et les organismes révolutionnaires faisaient partie
intégrante du nouveau ministère. Le Comité central des milices
antifascistes fut dissous, ses délégués entrèrent dans le gouvernement
en qualité de ministres, ses services furent incorporés dans les
ministères. L'on pouvait dire que le pouvoir révolutionnaire s'était
confondu avec le pouvoir constitutionnel. C'était là le moment où le
pouvoir ouvrier était à son apogée et que la révolution marquait déjà le
pas à la base. Comme la révolution d'en bas n'apportait plus de
nouvelles solutions, ainsi que nous le verrons au prochain chapitre, il
n'y avait aucune raison de ne pas normaliser et légaliser l'état de
choses acquis, par la formation d'un gouvernement.

« Ma gestion consista à convertir en réalité légale les conquêtes de faite »,


affirma Garcia Oliver dans son compte rendu de mandat. Au moment
où elle a atteint son but, chaque révolution est dans l'obligation
d'arrêter l'ébullition révolutionnaire, de normaliser les procédures du
nouveau droit et de substituer à l'arbitraire de nouvelles garanties
constitutionnelles. Si ce moment est choisi trop tôt ou trop tard,
l'œuvre de normalisation se tourne contre les révolutionnaires. La
guerre obligea les révolutionnaires espagnols à accepter le « retour à la
normalité » avant qu'ils n'aient construit les cadres d'une nouvelle
organisation sociale. De là cette situation ambiguë des anarchistes : «
La CNT était au gouvernement non comme élément d'ordre, mais comme
"element ordenador" de ce qui était entre les mains des ouvriers. »

Un accord formel entre la CNT et l'UGT catalanes engageait les deux


centrales syndicales à exécuter les résolutions du conseil de la
Généralité et à poursuivre l'œuvre de la révolution économique, d'une
part, à militariser les milices d'autre part, L'unification politique et
militaire faisait d'ailleurs des progrès dans tout le pays. En Catalogne,
les conseils municipaux des villes et villages furent réformés à l'image
du Conseil central par un décret ordonnant qu'ils seraient composés,
dans la mesure du possible, de la même façon que la Généralité ; dans
le Levant, le Conseil économique collaborait déjà avec le
gouvernement ; à Madrid, les délégués syndicaux assuraient déjà les
services ministériels. Le règlement militaire était appliqué dans
beaucoup de formations miliciennes ; une sorte de justice militaire
régnait de fait ou de droit presque partout.

D'autre part, les techniciens et les quelques officiers républicains


n'étaient pas disposés à se soumettre à l'autorité d'un Comité
révolutiormaire. Le commandement unique, tant souhaité par toutes
les organisations, se heurta à la composition complexe des cadres
antifascistes. D'un côté, on ne pouvait pas mobiliser les classes, ni, par
surcroît amener les masses anarchistes à une participation efficace à la
lutte sans leur donner plus d'influence sur l'organisme central du pays,
de l'autre, les républicains et le ministre des Affaires étrangères
n'acceptaient pas la transformation du gouvernement en junte
révolutionnaire. Devant la menace qui pesait sur Madrid dès octobre, il
fallait choisir entre la défaite et des concessions de principe. Le chantage
de la guerre s'exerçait d'une façon fatale. La mobilisation générale, enfin,
créa une nouvelle situation qui semblait offrir aux anarchistes une
solution dilatoire.

En effet, cette mesure tendait à transformer les milices en armée


régulière et à les soustraire au contrôle de leurs organisations. Les
organisations ouvrières y virent un danger pour la révolution. Durruti
les mit en garde, les objurant de ne pas se laisser militariser et de
veiller eux-mêmes à la discipline des formations pour éviter leur
incorporation dans l'armée régulière et l'application du code pénal
militaire aux milices. Mais une fois acquise, la militarisation des
milices entraîna comme conséquence inévitable l'entrée des anarchistes
dans le gouvernement parce que les miliciens révolutionnaires
n'acceptaient pas de contrôle exercé par le gouvernement républicain.
Devant le danger fasciste et considérant la situation de l'organisation
de la défense, les anarchistes finirent par céder. Ils abandonnèrent
leurs scrupules révolutionnaires de principe et, au commencement de
novembre, ils se firent intégrer dans un gouvernement constitutionnel
composé de :

- 2 représentants régionaux : le Catalan Aiguade et le Basque Irujo,


tous deux ministres sans portefeuille ;

- 2 communistes : Uribe (Agriculture), Hernandez (Education) ;

- 4 anarchistes : Montseny (Santé), Lopez (Commerce), Juan Peiro


(Industrie), Garcia Oliver (Justice) ;

- 4 républicains : Julio Just (Travaux publics), Espla (Propagande),


Giner de los Rios (Communications), Giral (sans portefeuille) ;

- 6 socialistes : Caballero (présidence du Conseil de Guerre), Prieto


(Marine), Del Vayo (Affaires étrangères), Negrin (Finances), Galarza
(Intérieur), Gracia (Travail).

Dans son ouvrage, Del Vayo révèle la raison qui poussa les socialistes à
inviter les anarchistes à entrer au gouvernement : si dans la situation
critique de Madrid, on n'avait pas permis aux anarchistes leur part de
responsabilité, ils auraient profité du départ pour Valence, déjà
envisagé, pour former leur propre junte à Madrid. En effet, les
ministres anarchistes s'opposaient au départ du gouvernement.

Maintenant, les anarchistes espéraient contrôler l'Etat, ou du moins


une grande partie de ce mécanisme. La révolution et la guerre avaient
poussé l´Etat de plus en plus à gauche, le jour où les fascistes firent
leur entrée passagère à Madrid, l'Espagne républicaine avait obtenu
l'Etat le plus populaire qu'elle ait jamais eu ; le gouvernement
représentait la presque totalité des citoyens et reposait sur le concours
de toutes les classes.

Les conséquences se firent sentir aussitôt. Les miliciens anarchistes


affluaient vers Madrid et se battaient avec une énergie inégalée.
L'organisation de l'arrière devenait plus souple et plus forte grâce à
l'unification des services de l'Etat, des milices et des syndicats.
L'organisation syndicale ou municipale se confondait avec la
constitution de la nation, et le gouvernement acquit l'apparence d'un
organisme exécutif des organisations populaires. La révolution
populaire transmit au peuple, par l'intermédiaire de ses organisations,
les leviers de l'organisation nationale. L'Espagne était devenue une
nation dans le sens le plus large de ce mot : « Nous sommes les vrais
nationalistes, dit Federica Montseny, nous sommes un peuple de chefs qui
marche à la tête de toutes les nations. » Un bulletin officiel de la CNT
déclara que le nouvel Etat ne serait plus un pouvoir répressif et que les
ministres anarchistes se conformeraient toujours aux désirs exprimés
par l'organisation syndicale dont ils n'étaient que les fidèles
instruments.

Personne, pourtant ne prétend que la révolution soit faite. Le nouveau


gouvernement n'est que l'instrument de la défense : son but est de
gagner la guerre. C'est la guerre qui, par ses nécessités, inspire tous ses
décrets. Les ministres anarchistes font savoir qu'ils ne considèrent pas
l'état de choses actuel comme définitif, qu'ils restent fidèles à leur idéal
antiétatiste et que le nouveau gouvernement ne marque qu'une étape
dans la marche de la révolution.

Les dirigeants militaires, de leur côté, ne tardèrent pas à mettre les


anarchistes en demeure, dès leur entrée dans le gouvernement, de faire
tout leur possible pour mettre fin à l'indépendance et à l'indiscipline
des milices. L'unité n'était pas acquise au sein du ministère même ; les
comités locaux et ceux des organisations et des milices continuaient à
se méfier du gouvernement central, l'autorité de l'Etat rivalisait avec
l'autorité des petits gouvernements. Les autorités s'opposaient
énergiquement au multi-gouvernement et les tribunaux populaires
mettaient fin à la justice sommaire des tribunaux révolutionnaires.

Il se produisit alors le phénomène d'une nouvelle dualité. Le double


gouvernement des premières étapes consiste en la survivance de l'ancien
Etat, sous forme des ministres à Madrid et de la Généralité à Barcelone,
à côté des comités. La nation qui était en train de s'organiser de bas en
haut évoluait en marge de ce résidu de l'ancien Etat et l'on pouvait
prévoir qu'un jour les comités finiraient par former une junte centrale.

Maintenant, les exigences de la guerre et de la situation internationale


décidèrent les organisations ouvrières à adopter une autre tactique,
celle d'incorporer les organisations de base dans l'ancien Etat. Cette
infiltration fut légalisée par la formation du nouveau gouvernement
comprenant toutes les organisations et régions en lutte. Or, les
représentants des organisations se trouvaient, au sein du ministère,
encadrés par les organismes de l'Etat et, partant, en quelque sorte
soustraits au contrôle syndical. L'Etat, nonobstant la nouvelle forme
que lui donnait le gouvernement « syndical », tendait à se constituer en
organisme indépendant. Les ministres se conformaient plutôt à la
guerre qu'à leurs organisations, comme ils l'avaient promis. Les
organismes de base se séparaient de plus en plus de « leur » Etat ; et
cette fois, la dualité prenait un aspect tout à fait différent de celui
qu'elle avait eu avant le 5 novembre : maintenant les organismes de
base étaient en état de défense, et les organismes centraux du
gouvernement arrivaient à la préséance. Bien que l'Etat fût encore
assez faible, l'on commençait à lui adresser les demandes. Et comme il
était résolu d'utiliser l'argent de la Banque nationale, il se reconstitua le
lendemain de la fuite à Valence. Ceci n'était plus le vieil Etat des
caciques républicains, mais un Etat populaire, dont le gouvernement
dirigeait cette lutte que le peuple entier avait embrassée comme sa
propre cause ; chaque ministre était étroitement lié à un organisme de
base, le ministère dans son ensemble tendait à se constituer en pouvoir
national. La « Fédération des barricades » avait créé des « faits
révolutionnaires », le gouvernement révolutionnaire décrétait des règlements.

Les discussions perpétuelles sur la réorganisation des milices, sur le


commandement unique, sur la militarisation des ouvriers dans les usines
et des miliciens au front, sur la mobilisation générale, sur la justice
populaire, sur les grades et titres des commandants, sur les insignes de
l'autorité, reflètent le tournant politique. Les questions de la révolution
n'ayant pas reçu de réponse de la part du gouvernement, tous les
problèmes restaient en suspens ; les mots d'ordre commandement
unique, discipline révolutionnaire - ne servaient plus à intensifier la
révolution, mais à retourner à la normalité. Les yeux fixés sur Madrid et
sa junte de défense, les républicains et les antifascistes perdaient de
vue le but révolutionnaire ; l'autorité dont jouissaient les généraux
Miaja et Kléber allait croissant de jour en jour. On était prêt à sacrifier
tout pour les aider à tenir la capitale et à gagner la guerre. En effet, la
guerre dévorait la révolution.

CHAPITRE IX

ECONOMIE DE GUERRE

OU SOCIALISME NAISSANT ?

«La Révolution est belle dans les


livres. »

(Companys
.)

Problèmes. - L'insurrection avait renversé toute la structure sociale et


économique du pays. Les marchés étaient coupés des régions
productrices ; le ravitaillement des villes n'était plus assuré, soit faute
de communications, soit que les commerçants étaient en fuite ou
fusillés ; les ouvriers étaient partis au front et les patrons avaient fermé
les ateliers. Le commerce extérieur se ralentissait, les trains ne
circulaient guère, le système bancaire était paralysé. De plus, la guerre
nécessitait une redistribution des forces productives ;
l'approvisionnement de la troupe en matériel de guerre prit la
première place dans l'ordre des besoins. Les commandes passées avant
le 19 juillet ne pouvaient pas être exécutées, faute de preneurs, Bref, il
fallait recommencer à zéro, réorganiser l'économie privée et les
services publics, surmonter le désordre. L'œuvre d'organisation
achevée en si peu de temps par les syndicats et le gouvernement en est
d'autant plus admirable.
Dans le secteur agraire, la tâche était moins difficile ; il s'agissait
d'assurer la récolte et les travaux d'automne ; on pouvait laisser aux
comités de village le soin de disposer des terres abandonnées par les
seigneurs, d'organiser les travaux soit en commun soit
individuellement, et de soumettre à chaque commune un plan de
révolution agraire selon ses besoins et selon sa structure géographique
et sociale.

Il était plus difficile de substituer à l'ancien commerce de vivres un


nouvel organisme capable de ravitailler les villes, d'assurer
l'exportation des excédents et l'importation nécessaire. Qui achètera le
blé, alors que les meuniers ne le font plus ? Qui prendra le raisin
exporté en temps normal par les grands établissements ? Qui achèterait
la vaisselle fabriquée à Barcelone ? Que faire des importantes
industries auxiliaires de l'agriculture et de l'exportation, la tonnellerie,
la fabrication de caisses, etc. ? La tâche la plus importante était donc
celle d'adapter l'industrie aux besoins de la guerre et aux conditions
créées par l'insurrection.

Heureusement, la récolte abondante dissipa la crainte du pire. Par


contre, on était obligé de réorganiser le commerce et la distribution en
général, y compris les transports. Les ouvriers syndiqués s'adonnèrent
à cette tâche d'une façon si admirable que les calomniateurs les plus
audacieux n'ont pas nié le succès de cette nouvelle organisation qui se
créait pas à pas. Dès la première semaine de la lutte, la distribution des
vivres est réglée sur tout le territoire gouvernemental. A Madrid, les
ouvriers des Halles s'occupent du ravitaillement des familles
indigentes ; à Barcelone, les vivres expédiés par les syndicats
continuent à arriver chaque matin ; les paysans affluent vers les villes,
soit avec leurs petites charrettes, soit le panier au dos, pour vendre les
marchandises dont ils garderont le bénéfice, puisqu'ils ne partagent
plus la récolte avec les seigneurs. Aucun signe de sabotage de la part
du peuple, - tandis qu'en territoire insurgé les travailleurs sont
surveillés par des Requetes la baïonnette au fusil. Le 25 juillet déjà, le
ravitaillement de la capitale est assuré par un comité composé de
représentants de la municipalité et des travailleurs des Halles en état
de mobilisation. 20 000 rations sont distribuées gratuitement aux
familles des miliciens. A Barcelone, des restaurants populaires sont
ouverts à quiconque peut produire un carnet syndical. Les boulangers
sont solidement organisés pour assurer le pain quotidien de la
population. Les milices reçoivent des bons du syndicat ou du
gouvernement, bons qui leur servent de monnaie dans les restaurants
et sont remboursés par l'organisation émettrice. Les marchés sont
rigoureusement contrôlés par l'Office de rationalisation ; celui-ci fait
un rapport hebdomadaire sur les arrivées et la consommation ; suivant
ses indications, les transports arrivent la semaine suivante. La panique
est évitée par un décret interdisant la hausse des prix. A Bilbao, on
étouffe dans l'œuf toute éventualité de hausse illicite en émettant des
assignats sur les vivres. A Barcelone, le monopole du ravitaillement en
gros, établi par les syndicats et développé par Domenech, était effectif
jusqu'en décembre. Au pays basque, les banques étaient contrôlées, les
vivres rationnées, les grèves étaient interdites. Les propriétaires des
usines étant loyaux, aucune expropriation révolutionnaire ne fut
opérée. Les propriétaires des usines de guerre contrôlées recevaient
une indemnité. Un impôt à taux progressif assurait au gouvernement
autonome les moyens de faire la guerre. Les banques et les particuliers
purent envoyer en France des millions d'effets avant l'arrivée des
rebelles.

Mais il ne s'agit pas seulement du ravitaillement de la population


civile. Il faut nourrir 100 000 miliciens, sans qu´un commandement
militaire ait préparé un système d'étapes minutieusement, étudié, tel
que chaque étatmajor le prévoit dans ses plans stratégiques. Pour
organiser tout cela, il faut littéralement partir de zéro. L'organisation
primitive consiste donc à loger les milices dans les villages et à laisser
aux paysans le soin de les nourrir. Le gouvernement fait confiance aux
paysans et ceux-ci s'acquittent de leur tâche avec enthousiasme. Ils
partagent leur simple repas avec les soldats de la liberté, ils arrachent
leurs rares broussailles pour les chauffer, ils sacrifient leur sommeil
pour leur donner un toit et un lit.

En présence de tant d'exemples d'un esprit vraiment républicain,


qu'importent les rares exemples de mauvaise volonté, de maladresse,
de manque de compréhension. Certes, on a fait des réquisitions,
surtout dans les premières heures du combat ; certaines troupes de
milices ont procédé d'une façon maladroite et grossière, et Durruti lui-
même a dû évacuer Pina à cause de dissensions avec les paysans - mais
n'est-ce pas significatif qu'il se soit incliné devant la volonté de la
population ? Dans des circonstances semblables, les insurgés ont
simplement assassiné toute la population d'un village hostile.

Comment subvenir à des besoins accrus par la guerre avec des moyens
réduits ? Une hausse des prix était fatale, la monnaie n'ayant aucune
valeur en face d'une disette imminente. Les banques ne remplissaient
plus leurs fonctions, l´Etat ne percevait pas de taxes. Les fortunes
énormes qu'on avait saisies dans les églises, dans les couvents, dans les
maisons des factieux, ainsi que l'or de la Banque d'Espagne, pouvaient
être utilisés pour financer la guerre, mais cet argent s'en allait et ne
revenait pas dans les caisses de l'Etat. Dans le secteur privé, les
thésaurisations d'un côté, le manque de pouvoir d'achat de l'autre,
devaient amener un désastre financier ; tout le réseau monétaire et
financier était rompu. Puisqu'il n'y avait plus de circulation, la raison
d'être de la monnaie était mise en question. L'Etat devait débourser, les
usines contrôlées et socialisées, les syndicats et les municipalités
devaient faire autant, sans que l'argent sorti remplît sa fonction
d'animer le trafic des marchandises. D'un côté, la circulation était
arrêtée, de l'autre, la monnaie circulait avec une vitesse
invraisemblable. Les prix exerçaient une pression à la hausse et la
peseta risquait de s'effondrer.

Pour sortir de cet embarras, on aurait dû nationaliser d'un coup toute


l'industrie et tout le commerce du pays, mesure qui se serait heurtée au
manque de techniciens. Le troc qui s'établissait tout de suite entre
certaines coopératives et industries socialisées n'était qu'un expédient
de circonstance qui ne suffirait jamais à remplacer le réseau compliqué
des échanges dans une grande nation, à cause de la simplicité de
relations bilatérales qu'il présuppose. Durant quelques semaines il
fallait vivre de stocks hérités du régime antérieur. On procéda, en
conséquence, à la réquisition générale. Les marchands de vivres, les
marchands de charbon, les stations d'essence, les commerçants en
matières premières, les hôpitaux mêmes devaient déclarer leurs stocks.

Moyens de fortune. - On ne pouvait faire cesser les saisies et


réquisitions sans organiser les marchés. Le gouvernement et les
municipalités établirent le contrôle du commerce de gros, les syndicats
et certaines coopératives nouvellement crées se substituèrent aux
marchands enfuis. Les plans régionaux que les anarchistes avaient
préparés, depuis longtemps, surtout en Catalogne, servirent beaucoup
à faciliter cette réalisation.

Le second problème, celui de fabriquer des armes, était beaucoup plus


facile à résoudre. Les usines à cartouches et à fusils étaient peu
nombreuses et pouvaient être nationalisées en peu de temps. Les
matières premières nécessaires à l'industrie de guerre, les fabriques
d'automobiles, d'accumulateurs électriques, les services publics, les
ateliers de l'aéronautique, les fonderies, les mines, etc., furent prises en
charge par l´Etat ou par les syndicats. On arriva bientôt à produire
trois avions par jour, 800 000 cartouches, et ainsi de suite. Le problème
qui, durant toute la guerre, ne fut jamais suffisamment résolu était la
pénurie des matières premières. L'essence fut rationnée dès le premier
jour; on ne pouvait pas s'en procurer sans l'autorisation d'un service
gouvernemental, syndical ou militaire. Le fer et la poudre manquaient
sensiblement. Sous le regime de la non-intervention, on ne pouvait pas
en importer en quantité suffisante. L'armement des milices restait
inférieur à celui des insurgés pendant toute la guerre. La faute en était
tantôt à des circonstances échappant au contrôle du gouvernement
tantôt au manque d'unanimité et d'organisation. On aurait bien pu
construire de nouvelles usines pour la fabrication d'armes, et en fait,
on en a aménagé quelques-unes, mais ce qui entravait gravement ces
travaux, c'était la jalousie qui ne cessait de régner entre les différentes
organisations et services gouvernementaux : les usines qui
commencèrent à travailler en Catalogne dans la deuxième moitié de
l'année 1937 auraient été mises en marche bien avant cette date, si les
communistes et Prieto l'avaient voulu. Mais les uns craignaient que
l'Espagne ne se rendit indépendante des fournitures russes et l'autre
voulait empêcher toute industrie de guerre qui aurait échappé à son
contrôle. D'autre part, le gouvernement central ne voulait pas faire de
la Catalogne je grand fournisseur d'armes duquel dépendrait le sort de
la République. Ces jalousies des sommités de l´Etat augmentèrent le
désordre sous prétexte de le combattre. En septembre, Durruti exposa
au gouvernement les raisons d'installer une industrie de guerre en
Catalogne. Le gouvernement accepta et l´on commença à aménager
quelques usines pour la production de guerre ; mais les armes lourdes
n'y furent pas fabriquées.

La construction mécanique catalane était arrêtée net, parce que les


ingénieurs avaient emporté les dessins. Il a fallu d'énormes efforts
pour suppléer au manque de dirigeants et à la défaillance des marchés
causés par la guerre. Finalement on eut recours à des techniciens
étrangers. Le désordre coutumier de l'industrie espagnole était doublé
d'un désordre particulier dû à la situation actuelle. Aucun plan
d'ensemble ne liant les mesures prises d'urgence, les bons projets des
syndicalistes s'avéraient aussi inefficaces que ceux des priétistes. Le
gouvernement affectait - en octobre encore 200 000 pesetas aux travaux
publics, alors qu'on avait besoin de toutes les mains disponibles pour
mettre sur pied une industrie de guerre. Le secteur de l'industrie
privée restait faiblement organisé, car le gouvernement se contentait
d'y « intervenir », c'est-à-dire d'exercer un contrôle sans lui imposer un
plan adapté soit aux besoins de la guerre soit aux fins de la révolution.

L'oubli le plus grave, à notre avis, était qu'on laissait entière liberté aux
banques ; Juan Peiro se plaint de ce que le Credito Industrial retenait
une commission de 20% sur une somme versée par son intermédiaire
au ministre de l'Industrie sur l'ordre du ministre des Finances. La
Banque d'Espagne était contrôlée, mais conservait son indépendance
administrative.

On allait faire face à un régime de disette ; on rationna toutes les


marchandises principales. D'autre part, on déclara le moratoire des
banques, des loyers, des services publics ; on créa des comités de
surveillance pour l'industrie et les services publics ; des comités
d'intervention pour les banques et le commerce. Le gouvernement
s'octroya un crédit pour le paiement des soldes, par simple décret, et il
se fit ouvrir de nouveaux crédits par les grandes banques sous forme
de souscriptions nationales à la caisse de guerre, de dons aux hôpitaux,
etc. Ceci montre bien la réaction timide et hésitante du gouvernement
en face des événements. On voulait éviter tout ce qui pût ressembler à
la nationalisation, voire à la socialisation. Le résultat de cette politique
ne se fit pas attendre : les mesures qui devaient être prises plus tard
devinrent de plus en plus « étatistes ». Le gouvernement fut amené à
contrôler tout le marché financier, les changes, le commerce extérieur,
et enfin presque tout commerce et toute industrie. Et pourtant il vivait
essentiellement du stock d'or de la Banque nationale. Le pays
s'appauvrissait chaque jour davantage. Il va sans dire qu'il n'en allait
pas d'une façon différente du côté insurgé. Seule la structure agraire de
l'Espagne l'a sauvée d'une catastrophe générale.

A la suite de la disparition du moyen d'échange, beaucoup de


communes agricoles se trouvaient entièrement coupées du monde
extérieur. Cela permettait aux libertaires de réaliser leur rêve d'une
société sans argent. Au lieu des notes et pièces du gouvernement, on
émit des signes communaux conçus d'après des idées aussi variées que
confuses. L'autarcie communale complétait ce système qui consistait
en une répartition plus ou moins égale des stocks existant au 19 juillet.
Après quoi, on risquait de mourir de faim, mais n'empêche, l'idéal
anarchiste était encore mieux servi par une vie d'ascète que par le luxe
bourgeois ; le caractère foncièrement puritain du mouvement
anarchiste servait d'idéologie pour cette organisation de la misère, de
même qu'il amenait les milices à epurer les grandes villes des quartiers
moralement insalubres, à s'interdire la fréquentation des bars et à
imposer une vie chrétienne aux camarades.

Réalisations. - Les nouveaux dirigeants placés sous le régime de la


disette s'efforçaient de faire des économies ou de ranimer les affaires
grâce à de nouveaux principes de gestion ; la plus importante
économie consista, évidemment, à supprimer les énormes frais de
gestion et les dividendes ; ensuite, on organisa la baisse des prix pour
mettre les services à la portée d'un plus grand nombre, - mesure qui
réussit au début, jusqu'à ce que la hausse des matières premières
rendît difficile la poursuite de cette expérience.

Mais un autre facteur agissait, non moins important que le facteur


financier : la psychologie du travail. Le zèle des ouvriers, leur
dévouement à l'œuvre, leur empressement à apporter des innovations
utiles et à rationaliser les usines et les services, tout cela contribua à
augmenter le rendement dès que les ouvriers travaillèrent pour la
cause commune et pour leur propre bien-être. Ils substituèrent à leurs
effectifs réduits par la guerre l'intensité du travail ; ils augmentèrent le
rendement, tout en envoyant au front des services gratuits et en
entretenant les familles des miliciens.

Pour les travailleurs, il y avait surtout les améliorations dans le travail


même, à la suite des collectivisations. Les ouvriers qui s'étaient
opposés à l'emploi de machines modernes mirent tout en œuvre pour
s'en procurer maintenant qu'ils ne craignaient plus d'être licenciés. La
rationalisation faisait des progrès énormes sous

la direction de comités désireux,de faciliter le travail à leurs camarades


et de rendree plus efficaces les méthodes de travail. Des procédés
manuels furent remplacés par des procédés mécaniques, l'organisation
technique de l'atelier fut améliorée, bref, la collectivisation permettait
enfin de mettre à profit tous les avantages de la collaboration, de la
division du travail et du machinisme. Le regroupement des ententes
industrielles et des consortiums éliminait l'émiettement et le désordre
caractéristique du régime capitaliste : les usines répartissaient entre
elles la production qu'auparavant la concurrence avait fait
entreprendre un peu partout au hasard.

Les entreprises, libérées des lourdes charges de l'ancienne gestion et de


ses objectifs financiers, préparaient les bases d'une société productive
s'inspirant de nouveaux principes. C'est ainsi que les grandes
entreprises collectivisées se sont occupées des questions culturelles en
fondant des écoles, en construisant des habitations ouvrières, en
équipant des hôpitaux ou des installations sanitaires, etc. On s'étonne
de voir s'épanouir en pleine guerre une si grande activité
d'amélioration sociale. On est même tenté de dire que plus l'activité
révolutionnaire était grande, plus l'activité dans le domaine militaire
devenait intense. Loin de se contredire, les deux bras de la révolution,
la reconstruction économique et la lutte armée, se complétaient.

Les ouvriers, devenus enfin les maîtres de leurs moyens de production


et qui voyaient devant eux l'avenir heureux d'une nouvelle société,
combattaient avec un zèle hardi sur les deux fronts, celui du travail et
celui de la guerre. Dans les entreprises moins « avancées », on mit en
vigueur, enfin, les conventions collectives.

Les plans pour, l'augmentation, des richesses nationales, cependant, se


heurtèrent aux difficultés de l'heure ; car ils auraient nécessité des
placements de grande envergure, Faute de capitaux, faute de temps,
faute d'hommes et faute d'un plan d'ensemble, et surtout à cause de la
guerre, toute l´œuvre de reconstruction économique fut ajournée au
lendemain de la victoire. Loin de créer l'abondance rêvée, on se
trouvait sous l'empire de la détresse ; la guerre étouffait la révolution
économique comme elle dévorait la révolution politique. On notera
pourtant que la révolution a fait reprendre le travail dans les usines
fermées, qu'elle a fait creuser de nouveaux puits, qu'elle a fait irriguer
des champs et électrifier des villages.

L'économie révolutionnaire. - Quatre structures sociales rivalisaient


dans l'organisation économique : le syndicat était le noyau le plus
révolutionnaire et le plus dynamique ; la municipalité, centre
traditionnel de gravitation sociale, était l'unité naturelle qui apparut
dès que l´Etat se fut effondré ; l'étatisation préconisée par les marxistes
et acceptée comme pis-aller par des républicains bourgeois
représentait en même temps la solution la plus progressive en état de
guerre et un élément de freinage contre les solutions révolutionnaires ;
le secteur privé, enfin,, s'organisait sous différentes formes allant de la
coopérative au commerce libre. Finalement, la guerre fit pencher la
balance en faveur d'un contrôle par l'Etat.

Incautation veut dire « prise en charge ». C'était la forme typique de


l'expropriation d'une entreprise quelconque. Les ouvriers d'une usine
ou d'une exploitation agricole, les employés d'un service public ou
d'un magasin, d'une banque, etc., se chargeaient de l'exploitation soit à
leur propre compte, soit par l'entremise d'un Conseil d'usine, soit sous
la direction de l'Etat, soit sous les auspices de la municipalité ou du
syndicat. Où le patron était fasciste, c'était l'expropriation pure et
simple ; maintes fois, le patron continuait son travail comme employé
de son ancien établissement ou comme directeur technique sous le
contrôle de l'Etat ou d'un comité ouvrier. Les entreprises « incautées »
de cette façon étaient devenues propriété des ouvriers qui y
produisaient... les mêmes marchandises qu'ils avaient fabriquées
auparavant.

L'« incautation » ne substituait pas un plan au manque d'organisation


de la production capitaliste. Pour construire une économie socialiste, il
fallait un plan et une organisation économique. Les délégués des
usines « incautées » se seraient-ils réunis pour former une commission
planiste, les centrales syndicales se seraient-elles concertées pour
dresser un plan économique, que le pouvoir syndical aurait été
incontesté. L'expropriation n'est que le premier acte de la socialisation.
Les ouvriers ayant laissé le soin d'organiser le deuxième acte à des
pouvoirs étrangers à leur mouvement, la révolution fut arrêtée dans le
domaine économique bien avant qu'elle ne s'arrêtât dans le domaine
politique, L´« incautation » ne créa qu'une sorte de « capitalisme syndical ».

La socialisation intégrale fut désignée par le terme « Collectivizacion »


et ne s'appliquait qu'à la propriété des insurgés. A Madrid, 30 %, et à
Barcelone, 70 % de l'industrie étaient « incautés » ; à Ciudad Real, en
revanche, seule l'usine d'électricité fut appropriée par la municipalité
socialiste. D'autre part, le mot « collectivisation » couvre beaucoup de
mesures qui ne sont pas révolutionnaires. A Talavera, il désignait la
participation des ouvriers aux bénéfices. Maintes fois, les bénéfices des
usines « incautées » furent versés aux milices entretenues par celles-ci
ou au syndicat ; un syndicat continuait même à percevoir les
redevances domaniales que les paysans avaient payées au patron
avant le 19 juillet. Borkenau cite le cas d'un syndicat qui disputa aux
ouvriers les arriérés que l'ancien patron leur devait.

Peu de touristes révolutionnaires qui ont fait des récits de leurs


voyages ont vu les communes libres à l'œuvre. Cellules initiales de la
révolution jusqu'en 1936, elles furent, pourtant, la première réalisation
de la lutte dans toute la Péninsule. La police vaincue, l'Etat disparu, on
procéda à l'organisation de la société libérée, sous forme de la
commune du village, de la ville, et même du faubourg. Les champs
furent municipalisés et l'assemblée des citoyens de la commune établit
les plans de travail les services publics, les fonctions de police, de
l'éducation, etc., tout fut municipalisé. Les faubourgs, tendant à se
séparer des grandes villes, se donnèrent un statut établissant leur «
personnalité ».

L'autonomisme municipal prétendait organiser l'économie nationale ;


mais s'il a rendu des services précieux dans son domaine par la mise
en valeur des richesses locales, il devait échouer en tout ce qui a trait à
la production nationale et à l'économie de guerre. Ni l'autarcie
municipale, ni le troc entre régions libres, ni les accords d'échange
intervenus entre les communes n'ont pu établir une organisation
définitive de la vie économique du pays. Dans les communes libres, la
disette était même plus grande que dans les communes dépendant des
pouvoirs centraux. Sous les ruines de l'ancienne société espagnole,
l'année 1936 aura enseveli à jamais les vieux rêves fédéralistes des
Espagnols. Dans le domaine municipal, l'insuffisance de l'économie
espagnole apparaissait trop clairement pour ne pas révéler l'état désuet
de cette ancienne organisation. En effet, c'est aux communes
qu'incombaient toutes les tâches dont le pouvoir central ne pouvait
plus se charger, telles que l'organisation des travaux publics, l'entretien
des milices, les nouvelles méthodes de la distribution ; les dépenses
somptueuses ne pouvaient être couvertes que par l'augmentation de
l'octroi et de certaines taxes fort impopulaires. En fin de compte, les
communes catalanes étaient obligées d'abandonner une partie de leur
« personnalité » en sollicitant le secours financier de la Généralité. Il
reste cependant que les communes ont exproprie la propriété bâtie,
réorganisé le régime des impôts et maintenu, aux heures les plus
graves, la vie économique.

Dans son magnifique reportage sur Puigcerda, Louzon a décrit la


gestion combinée de la municipalité et des syndicats (L´Espagne
nouvelle, 3 juillet 1937). La commune n'était révolutionnaire que si elle
servait de cadre aux syndicats. En 1937, au contraire, elle servait de
cadre à l'Etat centraliste, qui transférait les usines « incautées » aux
municipalités pour les soustraire aux syndicats. La commune libre
n'était plus un élément révolutionnaire; elle pouvait être utilisée par les
forces qui la dominaient.

A côté des entreprises « incautées » ou « collectivisées », dont la


plupart se trouvaient en Catalogne, il existait des entreprises «
intervenidas » ou « contrôlées », Ce régime s'étendait à la plupart des
grandes entreprises, des mines, chemins de fer, services d'eau, de gaz
et d'électricité dans le reste de la Péninsule. Bientôt on y ajouta les
banques, assurances, grands magasins, etc, Cette « intervention » fut
effectuée par l'Etat, soit sous forme d'un contrôle de l'entreprise privée
ou « incautée » soit sous forme d'une gestion directe. Beaucoup
d'usines étaient gérées, de cette façon, par des comités composés de
représentants de l'Etat, de la direction et des ouvriers; en d'autres
endroits, l'Etat cédait ses fonctions de contrôle à la municipalité. De
toute façon, la gestion des affaires fut rattachée à la gestion de
l'économie nationale d'une manière plus efficace qu'elle ne le fut par la
seule « incautation ». Mais le contrôle n'était ni l'expropriation ni la
nationalisation.

Lutte de classes. - Le prolétariat des champs et des usines avait mis la


main sur les moyens de production et n'était pas prêt à les lâcher. La
participation ouvrière à la direction, le contrôle, la municipalité
socialisée et la coopérative rurale étaient la base de l'économie, surtout
en Catalogne. Peu importe la modalité particulière de la mainmise en
chaque ville, peu importe telle amélioration du bien-être, telle
augmentation du salaire, telle application de l'allocation familiale — à
la vérité ces conquetes sociales ne furent énoncées que pour en établir
le principe et, en beaucoup d'endroits, l'écart entre la réalité et la
constitution écrite de la collectivité était encore assez grand. Mais on
possédait les moyens de production; on avait franchi le pas décisif du
régime de la propriété privée à la propriété collective.

L'agriculture catalane et aragonaise marchait à la tête de ce


mouvement. La terre appartenait aux cultivateurs et la production
agricole fut organisée par les syndicats ouvriers et paysans.

Il s'avérait, cependant, que l'appropriation des moyens de production


ne donnait pas tout le pouvoir économique aux ouvriers; les banques
et le commerce, c'est-à-dire la sphère de la circulation, demeuraient le
domaine de leurs adversaires, et c'est de là que partit l'attaque
antisocialiste. En décembre, date à laquelle Comorera prit le
portefeuille de l'Economie en Catalogne, le contrôle des prix fut levé.
Le ravitaillement de la population se heurtait à des difficultés de plus
en plus grandes — et on en rendait les syndicats responsables.

Pour parer à la défaillance du commerce non organisé, on attaqua le


commerce organisé des syndicats. Le commerce de gros se trouvait
réinvesti de fonctions qui, dans une économie de guerre, doivent être
exercées par des organismes d'Etat. Le commerce illicite et la
spéculation pouvaient s'emparer des marchés, de ceux mêmes que
l'Etat contrôlait grâce au monopole du commerce extérieur, tel le tabac.

La disette, qui est fatale en temps de guerre, se trouvait accrue du fait


qu'elle fut organisée par ceux qui voulaient en profiter: les mercantis,
d'une part, et les politiciens désireux de démontrer au public
l'incompétence des syndicats, d'autre part. Comorera déployait toutes
ses capacités d'organisateur pour désorganiser le ravitaillement de la
population catalane et des milices aragonaises.
Les syndicats réglaient la distribution du froment, d'abord par des
moyens de fortune, plus tard d'une façon régulière. Mais le lait et la
viande n'arrivaient dans les grandes villes qu'au compte-goutte. Les
ménagères supportaient cet état de choses avec une sérénité
émouvante mais elles ne pouvaient pas s'empêcher de critiquer les
abus provoqués par le commerce interlope. En mars 1937, la hausse
était de 90 % depuis juillet; la hausse illicite dépassait même ce taux.
Les adversaires des syndicats se servaient des queues devant les
boutiques pour leur propagande. On a vu des Guardias montés
inquiéter une queue en face d'un placard communiste disant: « Moins
de comités, plus de pain. »

Juan Peiro et Juan Lopez, les deux ministres anarchistes, se plaignent


dans leur compte-rendu de mandat de ce que le ministre des Finances,
Negrin, provoquait toutes sortes de difficultés destinées à discréditer
les collectivités. On n'aurait pas effectué le versement des fonds de
roulement promis, on n'aurait pas appliqué les mesures convenues, on
aurait même esquivé la discussion de certaines questions concernant
l'industrie de guerre. Les planteurs d'oranges de la région de Valence
se virent privés du fruit de leur travail parce que la moitié des sommes
produites par la vente en France fut affectée au règlement des dettes
arriérées envers ce pays et que le ministre de l'Agriculture, le
communiste Uribe, se déclara incompétent à verser la différence au
syndicat qui, restant débiteur des paysans, s'attira leur haine. Les
services syndicaux de ravitaillement se voyaient privés de moyens de
transport par un décret de réquisition, lequel tendait aussi à soustraire
aux syndicats la position stratégique que constitue la domination des
transports.

Sous prétexte de protéger le petit propriétaire, une vaste campagne fut


déclenchée contre les exploitations collectivisées. Le pouvoir
prolétarien rasemblé dans les collectivités indépendantes et dans les
syndicats est moins facile à dominer que le paysan isolé.

La révolution ne peut s'arrêter à mi-chemin. Si elle ne se charge pas de


l'organisation économique, d'autres centres de cristallisation,
envahissant l'espace vide, viennent se substituer à elle. Or, en
Catalogne seulement, les révolutionnaires ont formé un organisme
coordinateur, le Conseil économique.

Le problème de l'économie de guerre fut posé en décembre par le parti


communiste de la façon suivante:
« La guerre sera gagnée par qui disposera d'une industrie capable de
fournir au front et à l'arrière tout ce qui est nécessaire. Cela est
généralement admis; mais on tarde encore à le mettre en pratique. On
a fait quelques pas vers la création d'une industrie de guerre; nous
commençons à produire nous-mêmes une grande partie de ce qui est
nécessaire au front; mais ce que nous avons réalisé n'est qu'une part
minime de ce que nous pourrions produire. Us grandes usines du
Levant, de Catalogne et de l’Euzkadi peuvent être transformées
rapidement en grandes industries de guerre, Mais une œuvre d'une si
grande envergure ne saurait être accomplie sans un plan
coordinateur capable de mobiliser tout l'énorme volume de recours
que ces fabriques représentent. Il nous faut soutenir toute initiative
dirigée vers la transformation des industries de guerre sous une
direction unique. Il faut en finir avec les « incautations » isolées de
fabriques, avec la dispersion chaotique de la production, où chacun
produit ce qu 'il juge bon pour le ravitaillement du front et de
l'arrière. Nous avons aujourd'hui l'anomalie que les matières
premières abondent dans une branche et que d'autres chôment à
défaut d'elles, Il faut que le gouvernement applique une politique
unique; il faut nationaliser le industries de base nécessaires à la
guerre et coordonner ces industries à l'aide d'un plan établi par un
conseil de coordination sous la direction d'un ministre compétent, qui
distribue les matières premières et règle la production selon les
nécessités. On ne peut pas continuer cette autonomie arbitraire où
chaque syndicat et groupe dirige son atelier ou son centre de
production sans tenir compte du reste des fabriques dans le pays...
Pour éviter une crise grave de la production, il faut que le conseil que
nous proposons rationalise la production et augmente le rendement et
la qualité... Pour arriver à un emploi plus rationnel du matériel
humain et mécanique, l'unité syndicale est d'une importance
fondamentale. »

Il est évident que cette motion visait les syndicats. Au lieu de


coordonner l'activité des organismes syndicaux, on s'attachait à créer
un nouvel organisme étatiste qui devait concurrencer les syndicats
d'abord pour s'y substituer finalement. Cette dualité rendait
impossible ce qu'elle prétendait vouloir atteindre.

Les organisations de fortune que les syndicats et municipalités avaient


créées devaient se coordonner pour établir le plan du travail. Tant que
la guerre semblait encore un épisode éphémère de la révolution, on
pouvait espérer que tout s'arrangerait ultérieurement. Mais plus elle
durait, plus la transformation de l'industrie de consommation en
industrie de guerre devenait nécessaire. La guerre continuait à
absorber les meilleurs travailleurs, tout en exigeant de nouveaux
efforts dans la production. Beaucoup d'usines s'approchaient de la
ruine dans la mesure où elles épuisaient les stocks hérités de l'ancien
régime; il fallait faire appel au crédit de la Banque d'Espagne, du
gouvernement ou des municipalités.

Les autorites profitaient de l'occasion pour reprendre le contrôle des


établissements; le contrôle des exportations et des importations et le
contrôle des changes leur fournissaient le moyen d'imposer leur
volonté aux entreprises socialisées. C'est ainsi que bientôt les «
incautations » furent levées, les usines étrangères restituées à leurs
propriétaires (pour être ré-« incautées » par l'Etat quelque temps après,
sous l'empire des nécessités de la guerre). Le contôle ouvrier remplacé
par le contrôle communal, le régime mixte transformé en régime
étatiste, la direction effective des usines revenait de plus en plus aux
techniciens désignés par le gouvernement et qui, très souvent, étaient
les anciens propriétaires.

Au début de l'année 1937, l'Etat faible se faisait remplacer par la


municipalité. Le décret relatif au transfert des services publics et
d'autres usines à la municipalite était un coup mortel asséne à
l'économie syndicale.

On ne peut pas espérer qu'une révolution se déroule dans un ordre


parfait et qu'elle ne fasse pas de dégâts; il est certain que les
circonstances n'étaient pas favorables à la formation d'un nouveau
cadre de l'économie nationale. La révolution n'avait pas créé les
difficultés; elle s'imposait précisément parce qu'il était impossible de
partir de l'organisation économique défaillante qu'on avait héritée.

Mais qui allait organiser les résidus de l'ancien régime? Quel moyen
employer pour encadrer le commerce libre dans l'économie dirigée,
alors qu'il résistait aux invitations d'adhérer aux coopératives ou aux
syndicats? L'importance de ce secteur privé a nécessité l'intervention
de l'Etat, comme garant de la légalité; entre l'organisation
révolutionnaire et l'organisation « étatiste », le choix du petit
propriétaire est fait. Voilà qui lie l'Etat à la propriété privée!

Economie de guerre. — Le parti communiste a reconnu le premier les


nécessités de l'économie de guerre. A l'opposé de l'optimisme qui
dominait dans tout le milieu gouvernemental, le parti communiste a eu
le courage de dire au peuple, dès le commencement des hostilités, cette
vérité que la guerre serait longue et qu'elle exigeait la mobilisation
économique générale.

« Nous sommes obligés de devenir des soldats, dit la Pasionaria dans


un article écrit après la formation du premier cabinet Caballero, la
guerre exige que toute la population civile soit mobilisée, il est grand
temps de prendre les mesures économiques qui seules peuvent
garantir la victoire Il faut commencer par organiser la distribution
des vivres, pour en finir avec les queues, que les provocateurs
utilisent pour leur propagande. Il est grand temps d'en finir avec les
pratiques qui veulent garder les apparences. Le travail dans les usines
doit être soumis à une organisation unique. Tous les citoyens doivent
travailler à concurrence de ce qui est nécessaire pour assurer la
victoire. Il faut établir une discipline du travail... L'ennemi se sert des
moyens les plus sournois; il cache les vivres nécessaires à la
population; il organise la hausse des prix; il fait le sabotage; il répand
des rumeurs démoralisantes; il retient dans l’arrière ce qui est
indispensable au front: il s'oppose à des mesures qui s'avèreront
urgentes déjà le lendemain... Il faut en finir avec cet état de choses. Il
faut établir le travail obligatoire, le rationnement des vivres, la
discipline, et des sanctions rigoureuses contre la saboteurs. »

D'une façon générale, on peut résumer comme suit la situation


économique de l'Espagne gouvernementale en dehors de la Catalogne
et de l'Aragon, d'une part, et du pays basque, d'autre part:

« 1. La grande propriété rurale est entièrement aux mains des


syndicats qui en assument la gestion, technique et commerciale,
paient les impôts et assurent le ravitaillement de l'armée et des villes.

2. Aucun changement n'est intervenu dans le régime de la petite


propriété; mais les paysans se sont associés dans des organisations
fortes — sous diverses dénominations — grâce auxquelles ils
résistent victorieusement à l’Etat et aux syndicats citadins.

3. Toute vente-achat, toute aliénation d'immeubles et toute


hypothèque entre particuliers sont rigoureusement interdites. Le
gouvernement — souvent par l'intermédiaire du syndicat — perçoit
sous forme d'impôt l'ancienne rente foncière. Le loyer citadin est
rabaissé de 40% ou n'est pas payé du tout.

4. Toutes les denrées alimentaires de première nécessité sont soumises


au régime du prix fixe. Dans le commerce illicite, cependant, qui
fleurit surtout à la proximité des grandes villes, les prix sont en
hausse. Beaucoup de paysans se sont repliés sur leur ferme et ont
établi leur petite autarcie.

5. L'industrie lourde, les mines, les transports, les usines nécessaires


à la guerre sont nationalisés et gérés par des comités composés de
délégués syndicaux et de représentants de l’Etat. Les anciens agents
de maîtrise et les directeurs ont repris leurs places, on manque de
techniciens. L'Etat perçoit le dividende des actions saisies à la suite
de l'expropriation punitive des partisans de l'insurrection.

6. Les entreprises appartenant à des étrangers ont été restituées à


leurs propriétaires, mais sont soumises au contrôle de l’Etat dans le
cas où elles intéressent le ravitaillement de l’armée.

7 Le système fiscal n'a guère changé, mais les revenus imposables ont
diminué et les collectivités résistent au percepteur. D'autre part, les
dépenses de l’Etat vont augmentant, du fait de la guerre, des
subventions payées aux entreprises en difficulté, des travaux publics,
du gaspillage inévitable en temps de changement de régime; l’Etat en
est réduit à deux expédients: dépenser l'or de la Banque d’Espagne et
augmenter la circulation monétaire. La peseta ne vaut que le tiers de
son ancienne valeur, les prix non réglementés sont en hausse
continue, encore entretenue par la fuite générale devant la monnaie.

8. Sous le régime du moratoire bancaire et à la suite des


«incautations», la circulation monétaire a été troublée; le
établissements de crédit épuisent leurs fonds; malgré l'annulation de
facto des anciennes redevances commerciales et des passifs, les usines
n'arrivent guère à balancer leurs finances; la fermeture des
débouchés, d'une part, la hausse des matières premières et leur
pénurie, d'autre part, rendent dérisoire tout effort d'établir une
comptabilité capitaliste. Les usines doivent conserver du personnel
devenu superflu en face d'un marché réduit: les usines nouvelles
commencent à travailler avec des fonds de roulements insuffisants.

9. En dépit de ces difficultés, la production est maintenue et souvent


augmentée et améliorée, Il n'existe aucun plan général, ni un office
qui pourrait en élaborer un.

10. Une nouvelle industrie de guerre est créée qui, sous la direction
de techniciens étrangers, donne des résultats satisfaisants.
11. Une grande œuvre de progrès civil est accomplie: des milliers
d'endroits obtiennent l'adduction d'eau potable, l'irrigation est
améliorée ou nouvellement créée sur une superficie de quelque 100
000 hectares; les canaux sont cimentés pour économiser l'eau; les
milliers de puits à pompe sont forés; le réseau de routes a été étendu et
amélioré; l'électrification des chemins de fer a été commencée et la
génération d'électricité à l'aide de la houille blanche fait des progrès;
la rationalisation est poussée très loin.

12. L'autarcie involontaire se fait sentir surtout dans le


ravitaillement de la population urbaine et dans le ravitaillement en
carburant de l'industrie et des transports. Les trains circulent
rarement et les automobiles sont réservées aux besoins officiels.

13. Le commerce extérieur est contrôlé par le gouvernement.

14. Le commerce de gros est presque entièrement libre dans


l'alimentation et dans la plupart des branches indépendantes de
l'industrie de guerre.

15. Les revenus oisifs sont tombés à zéro.

16. Les petits commerçants font de bonnes affaires pourvu qu'ils


obtiennent des marchandises.

17. Les grands commerçants profitent de la pénurie et trouvent


nombre d'occasions de s'infiltrer dans la circulation des
marchandises.

18. La tendance générale de l'évolution économique est indiquée dans


ce reportage de l'Economist: "D'une manière discrète, l'intervention
de l'Etat dans l'industrie, allant à l'encontre de la collectivité et du
contrôle ouvrier, rétablit le principe de la propriété privée. Le
représentant du gouvernement qui dirige l'entreprise, est, dans la
mesure du possible, l'ancien propriétaire. " En été 1937, les
propriétaires expropriés se virent octroyer le droit de demander une
procédure judiciaire destinée à établir la légalité de l'expropriation.

19. Le gouvernement paie les intérêts de la dette extérieure et le


dividende des actions appartenant à des étrangers.

20. Les conventions collectives règnent dans toute l'industrie; elles


comportent souvent la participation des ouvriers à la gestion et aux
bénéfices.»
Pour mettre le point, l'économie espagnole au bout de la première
année de guerre offre l'aspect typique d'une économie de guerre, sur
laquelle s'est greffée une ébauche d'économie corporative. L'activité
économique est animée et contrôlée par les commandes de l'Etat qui
l'alimente à l'aide de l'inflation; les collectivités syndicales et fédérales
gardent des positions importantes, soit en qualité d'organismes
autonomes soit en qualité d'organismes gouvernementaux.

CHAPITRE XII

LA RECONSTRUCTION DE L'ETAT

«Un régime pourra s'appuyer —


pas pour longtemps — sur des
baïonnettes mercenaires, mais
jamais sur une armée nationale qui,
faisant partie intégrante de la
nation, participe à ses désirs et
refuse ce que celle-ci refuse.»

(Général
Mola.)

Les jacobins. — Les anarchistes avaient pensé qu'ils pourraient utiliser


la machine de l'Etat centraliste, importée de l'étranger et mise au point
par un corps spécial de techniciens, tout en contrôlant cette machine,
d'une part, et en conservant leur propre organisation fédéraliste
d'autre part. Cette conception, bien espagnole*, s'avérait irréalisable. Il
se produisit, dans l'organisation de la révolution, un vide, précisément
parce que l'organisation révolutionnaire ne créait pas de «machine»
propre à elle. Chaque organisme social qui exerce une fonction,
devient forcément un centre de cristallisation qui attire vers lui, soit
certaines couches sociales, soit d'autres fonctions, soit un pouvoir. Or,
l'Etat étant organisateur et partant organe de pouvoir par définition, ce
pouvoir devait passer aux mains de ceux qui organisaient la nation
pour la guerre. La guerre civile dégénérait en guerre internationale, le
facteur militaire primait le facteur politique et social, l'organisation de
la nation remplaçait la révolution. C'est un dogme de métaphysique
sociologique qu'une révolution menacée de dangers extérieurs évolue
à gauche; elle ne le fait que si les classes révolutionnaires apportent
une organisation nationale plus efficace. Les Jacobins de 1793 avaient
une nouvelle conception de l'armée et de l'administration; en Espagne,
cent cinquante ans plus tard, les classes les plus avancées au point de
vue social étaient anticentralistes et l'œuvre des jacobins revenait aux
thermidoriens.

* Encore la séparation de l'Etat et de la Société! Un de nos amis


anarchistes, qui a lu notre manuscrit a bien voulu nous préciser sa
pensée; nous reproduisons ses mots: Le mouvement révolutionnaire
seul n'est pas capable de mener à bien la guerre. Il se sert de l'Etat qui
est un organisme exécutif; les organisations révolutionnaires doivent
contrôler l'Etat; nous appelons cela «la fiscalisation». Les Comités
décident, l'Etat légalise, entérine, s'exécute; c'est un instrument
technique, Nous voulons rester dans la légalité et tenons à conserver
l'Etat, surtout vis-à-vis de l'étranger et des classes non
révolutionnaires. Nous n'acceptons pas le chantage des forces étatistes
et contre-révolutionnaires qui disent «ou vous acceptez ou vous nous
supprimez». Nous ne sommes pas hostiles au commandement unique,
mais nous ne le voulons pas autoritaire; nous espérons obtenir que les
organisations démocratiques contrôlent le commandement.

«Nous sommes en train de livrer une guerre politique et il nous faut


suivre une politique de guerre. Même mot d'ordre sur les fronts de
bataille qu'à l'arrière, une politique de guerre qui ne soit pas qu'un
vain mot: discipline et obéissance au gouvernement responsable.
C'est en cela que tout se résume... Il n'y a pas deux façons de faire la
guerre, ou plus exactement, du grand nombre des façons de faire la
guerre, toutes sont mauvaises moins une, celle qui conduit à la
victoire. Il n'y a pas deux façons d'organiser une armée: on gagne
avec une armée bien organisée. Je sais que pendant des décades, des
professionnels ont fait croire au public qu'il y avait une façon de faire
la guerre à l'espagnole, qui ne ressemblait pas au système de guerre
adopté par les grands pays du monde. C'était lœuvre inconsciente de
gens s'efforçant d'abaisser l'intelligence des Espagnols à une
catégorie de second ordre. Il n'y a qu'une façon de faire la guerre... Le
facteur moral de la guerre se traduit en obéissance, discipline,
capacité et responsabilité, Tout le reste est non-sens ou suicide.»
(Azana.)
Jesus Hernandez, le ministre communiste, parla encore plus
clairement:

«Les vrais révolutionnaires sont ceux qui créent une armée puissante
au plus vite possible et qui s'occupent d'accroître la production. Pour
cette raison, notre parti a lancé le slogan d'en finir avec le chaos
économique et à commencer à niveler, diriger et coordonner la
production. Notre parti exige que les tentatives de socialisme dans les
mains des syndicats et des comités soient supprimées une fois pour
toutes.»

A lutte nationale, Etat national et armée régulière. l'Espagne se créa,


sous la direction de son armée populaire et des organisations, un
organisme national. L'organisation jacobine achevait de forger ce qu'on
appelle une nation moderne. Le peuple espagnol, qui avait été
indifférent à l'Etat pendant des siècles, devait, pour la première fois,
s'identifier avec son gouvernement. Cette révolution idéologique et
organique le fit franchir le seuil des temps modernes et rattraper les
autres nations, ce n'était point la révolution qu'il avait rêvée, c'était
même incompatible avec cette révolution. La nation espagnole fut
tragiquement arrachée à ses rêves et mise sur pied dans des
circonstances contradictoires: ce qu'elle voulait être ne correspondait
plus à ce qu'elle devait faire. L'homme, et à plus forte raison un peuple,
n'est pas ce qu'il veut être, mais il pense en fonction de ce qu'il fait. Le
peuple espagnol ne fit que traduire son action actuelle par les mots que
ses dirigeants prononçaient. En effet, il n'avait pas fait la révolution
sociale; il se voyait donc renvoyé à la révolution démocratique et
nationale.

L'Etat n'est pas une arme qu'on peut diriger sur n'importe quel objectif,
ni un pardessus fourré qu'on peut porter retourné. Il se développe
selon des lois qui lui sont inhérentes. Son action est déterminée par les
organismes qui le constituent et non par ceux qui le contrôlent.

Plusieurs organisations rivales se disputaient le pouvoir: les syndicats,


les fédéralistes, les jacobins, l'armée et la multitude des «militants
inconnus» qui au moment de la carence totale de l'Etat (lors de la fuite
du gouvernement à Valence) avaient assuré les services essentiels de
commandement et de contrôle.

Les syndicats et les fédéralistes n'étaient pas parvenus à créer, en


partant «d'en bas», les organismes de coordination; les jacobins et les
commissaires n'avaient organisé que les secteurs qu'ils dominaient et
moins encore que les fédéralistes, la multitude des aspirants-jacobins
rivalisants s'entendait sur la question du centralisme.

Le «vide» qui existait dans l'organisation nationale fut donc rempli par
l'ancienne bureaucratie, les représentants de l'Etat fossile, les hommes
d'hier, bref, par ce qu'on appelait, à Madrid et à Barcelone, «Valence».

Tous les militants révolutionnaires ayant occupé un poste de


commande aux heures graves se plaignent de ce que l'ancien personnel
bureaucratique fit sa réapparition dans les services vers la fin de
l'année 1936. Les conséquences désastreuses de cette évolution
auraient été évitées si les révolutionnaires jacobins avaient créé un
organisme de coordination. Isolés, ils étaient obligés de suivre le parti
communiste, seule force centraliste; mais ce dernier était plus attaché à
«Valence» qu'au jacobinisme.

Dans sa lutte contre les «petits gouvernements», les syndicats et les


jacobins de Madrid, «Valence» avait l'habileté de mettre en avant des
arguments centralistes et jacobins; les thermidoriens savaient se servir
des jacobins, si bien que ces derniers n'avaient pas d'idéologie à eux,
Selon toute logique, le Conseil de défense de Madrid, représentant
prééminent du jacobinisme espagnol, aurait dû s'allier aux
révolutionnaires; mais dépourvu d'idéologie révolutionnaire qu'il était,
il se mit à la remorque des «centralistes» de Valence. Noyauté par
l'ancienne bureaucratie, d'abord, il fut destitué par ses alliés au
premier moment propice.

La question du «centralisme» dominait les esprits jacobins au point


qu'ils ne voyaient pas les différences profondes qui existaient entre eux
et «Valence». C'est ainsi que la lutte entre Madrid et Valence
apparaissait aux jacobins madrilènes sous le jour d'une querelle
personnelle pour le pouvoir ou même comme question de moralité.

Sur la question des commissaires, Caballero livra la première bataille


aux communistes. Il ne voulait accepter la formation du corps des
commissaires qu'après la «militarisation» des milices; les communistes
formèrent le corps immédiatement. Cette organisation puissante leur
donna le contrôle d'un grand nombre de milices non politiques. Plus
tard, lorsque le conflit entre Caballero et les communistes aura éclaté,
ces derniers lui reprocheront d'avoir eu une conception de «cacique». Il
faut noter que dans ce conflit les communistes ont évolué; en octobre,
ils préconisaient une mesure qui cadrait avec la conception des
«milices partisanes» politiques; en février, ils préconiseront des
mesures «étatistes». Ce changement d'opinion reflète bien l'extension
de leur influence; en octobre, ils étaient forts par leur habileté
d'organiser des milices partisanes; en février, ils étaient forts par leur
mainmise sur le haut commandement.

Le redressement centraliste. — L'Etat, tel qu'il se présentait à la fin de


1936, était toujours en quelque sorte une fédération de régions,
d'organisations militaires et de pouvoirs syndicaux. Le gouvernement
de Madrid était militaire-communiste; à Malaga, les communistes
assirent leur domination sur la bureaucratie ; au pays basque, une
coalition catholique-communiste-socialiste avait entièrement écarté
l'anarchisme, détruit ses maisons, saisi ses journaux et soumis ses
milices; à Barcelone, régionalisme et anarchisme se partageaient le
pouvoir; avec avantage pour ce dernier dans les masses et dans les
villages, tandis que dans l'administration et dans les relations
extérieures la bourgeoisie régionaliste, s'appuyant sur les
communistes, marquait des progrès; en Aragon, le Conseil de défense,
bien que composé de tous les partis, était entre les mains de
l'anarchiste Ascaso; au Levant, le gouvernement central exerçait un
pouvoir direct; dans les provinces andalouses et castillanes, les
municipalités étaient plus ou moins soumises aux ordres du
gouvernement. Néanmoins, le gouvernement arrivait à coordonner les
volontés et à se poser en représentant de la volonté commune: gagner
la guerre et organiser le ravitaillement. Caballero représentait en quelque
sorte un dénominateur général des volontés syndicale, politique et
militaire; il était en même temps le Don Quichotte général qui
permettait à toutes les volontés de se réunir pour gagner la guerre —
on croyait encore à la victoire certaine — et le tacticien habile qui
assurait à toutes les tendances le moyen de se développer suivant leurs
penchants naturels. En réalité, lui seul était capable de réaliser l'union
sous le signe de l'Etat; il espérait balancer les poussées militaires
naissantes contre les poussées syndicales qui l'avaient porté au
pouvoir, se délivrer de ces dernières, rester indépendant des premières
et établir, à l'aide de l'ancienne bureaucratie et de ses amis personnels,
un pouvoir central plus ou moins autonome et capable de soumettre
les différents organismes qui pullulaient encore à la surface de la
révolution. Il créa des organismes économiques avec les syndicats, des
organismes administrateurs avec l'ancienne bureaucratie, des
organismes militaires avec les communistes; mais en même temps qu'il
faisait cause commune avec les anarchistes pour conserver les milices,
il s'alliait avec les communistes pour soumettre les organismes
syndicaux à l'Etat. Il balançait et cherchait à s'infiltrer dans toute
administration.
Dès la fin décembre, les Puissances préconisaient la médiation; les
républicains et les socialistes «mous» y trouvèrent un point d'appui
pour leur politique de modération et exercèrent une plus forte pression
sur le gouvernement. Celui-ci ayant reçu des armes de la France se
trouvait dans une position forte vis-à-vis des «incontrôlables» mal
armés. Caballero arrivait donc à renforcer le poids des organismes de
l'Etat. La compétence de l'Etat fut étendue aux dépens des comités;
l'administration attira vers elle les éléments vacillants, les groupa et
leur imposa la hiérarchie centralisée. De cette façon, l'Etat reprit le
contrôle perdu sur les masses inorganisées.

Il va de soi que la résurrection de l'Etat donna une nouvelle vie aux


partis politiques, également aux dépens des comités et des organismes
syndicaux et miliciens. En se dissolvant peu à peu, la fédération des
barricades fut remplacée par le jeu politique au sein du gouvernement.
Les anarchistes mêmes furent obligés de se constituer en parti
politique et de rapprocher leur organisation de celle d'un parti.

La nouvelle organisation de l'armée contribua largement à renforcer


l'autorité de ceux qui l'avaient formée. La masse de ceux qui suivent la
force commença à converger vers l'armée, la police et l'Etat. A Etat
politique, armée non politique.

Un mécanisme bien monté commença à jouer: l'or de la Banque


d'Espagne fut largement dépensé au profit de ceux qui étaient dociles
au gouvernement; les armes, d'autre part, manquaient à ceux qui ne
l'étaient pas; un «appareil» de propagande fut mis en scène pour
dénoncer ces derniers et pour les représenter comme coupables de leur
insuccès, Quoi de plus naturel que d'imputer la faute aux
«indisciplinés» ? «Tout le pouvoir au gouvernement, toutes les armées
au front, tous les hommes derrière le commandement unique !»
hurlaient les haut-parleurs. Celui qui aurait voulu dénoncer la
manœuvre risquait d'apparaître comme espion.

Pour accorder plus d'aplomb à la réapparition de l'ancien Etat et pour


donner aux petits-bourgeois un symbole suprême, on sortit M. Azana
de l'obscurité oÙ il avait vécu près de six mois. Les masses non
instruites admiraient ses beaux discours, acclamaient les manifestes
fulgurants des partis républicains et s'enthousiasmaient à la vue du
chef de l'Etat dont le mythe était lié au mythe du Front populaire. Le
mythe de l'unité nationale et républicaine travaillait les esprits. Au
moment du plus grand danger, on ne se groupe que difficilement
autour des plus hardis, on préfère chercher un abri là où se rassemble
la plus grande masse. L'union nationale devenait la grande formule
des masses.

Avec les anarchistes, les organismes révolutionnaires perdaient du


terrain, au profit de l'administration. La révolution marquait le pas,,
mais tandis qu'elle n'avançait plus, l'Etat occupait le terrain libre et
poursuivait la conquête d'un champ de gravitation sociale que
l'Espagne avait complètement ignoré jusqu'alors : la nation dans l'Etat.

La deuxième levée en masse. - Le premier échec de l'année 1937 fit


naître un grand redressement national ; la chute de Malaga remplit les
républicains d'un courage désespéré. L'indignation était grande dans
tous les milieux, et les autorités s'efforcèrent encore de l'exciter. Le
Conseil de défense de Madrid demanda immédiatement au
gouvernement la convocation de tous les hommes capables de porter
les armes. Le service militaire obligatoire devait remédier à une
situation habilement présentée comme un malheur national dû à
l'intervention italienne ; le pays, dans un grand effort de vertu
républicaine, répondit favorablement à cet appel. Le 14 février, une
manifestation monstre se déroula dans les rues de Valence ; devant les
balcons des ministres, la foule réclama la mobilisation générale, une
nouvelle levée en masse, le renforcement des cadres républicains, une
enquête sur les causes de la perte de Malaga, un corps d'officiers
républicains et une armée populaire, enfin la militarisation de l'arrière.
Le 23, les classes 1932-1936 furent mobilisées ; le 30, Caballero mit en
demeure les partis et organise'ions de faire cesser les querelles
personnelles et de réaliser l'union sacrée. Del Vayo, chef des
commissaires politiques, lança un appel pour la formation d'une armée
populaire et parla ouvertement de la trahison toujours menaçante des
anciens officiers qui dirigeaient encore les opérations ; il menaça de
tirer au clair les responsabilités de la défaite à moins que les cadres
républicains ne fussent renouvelés au plus vite. Les communistes
présentèrent une liste d'anciens ouvriers, militants communistes, qui
s'étaient distingués par leur courage, leur discipline, leur
circonspection et qui étaient capables, grâce à l'instruction récemment
acquise au combat et à leurs dons naturels de remplacer les anciens
généraux bureaucratiques. A Barcelone, 15 000 ouvriers faisaient
l'exercice militaire sur la Rambla et une « Semaine de l'armée populaire
» fut célébrée dans un enthousiasme général.

Quatre mois plus tard, après la chute de Bilbao, on verra une troisième
levée de cet ordre. La République était assez forte dans le coeur de la
population pour que la défaite ne décourageât plus les masses, mais
les encourageât, bien au contraire, à redoubler leurs efforts au front et
à l'arrière et à renforcer l'autorité de la République. C'est là l'œuvre
merveilleuse du jacobinisme à la tête d'une révolution démocratique
dans une guerre nationale révolutionnaire ; on a vu chose pareille en
France en 1793 et en Russie en 1918.

Le 19 avril 1937, le contrôle naval fut décidé définitivement au Comité


de Londres ; le 20, le ministre de la Marine lança un manifeste fier et
digne. Aussitôt les masses se rendirent au ministère de la Marine pour
acclamer Prieto. Le peuple espagnol répondit à sa mise en tutelle par
l'affirmation de son unité nationale et républicaine. La flotte
républicaine allait protéger le commerce de la République et son
ravitaillement en armes. Le grand redressement républicain se
poursuivit dans l'esprit du 19 juillet, du 7 novembre et du 13 février. Le
13 mars, la victoire sur les Italiens à Guadalajara et Turquijo vint
confirmer la décision suprême que le peuple avait prise à l'heure du
désastre : créer un gouvernement de victoire à l'autorité duquel tous
les patriotes se soumettraient inconditionnellement pour appliquer les
mesures d'urgence qu'il prendrait, Obéir sans hésitation aucune, pour
résister comme un bloc de granit, telle était la consigne du Conseil de
défense de Madrid. Tous les fusils au front, avait répondu la
manifestation du 14 février, commandement unique, travail et service
obligatoires, contrôle de l'industrie par le gouvernement. Urie vague
de confiance républicaine portait les masses à résister jusqu'au bout.

Chef ou jongleur ? - Si tout le monde était d'accord sur le plan de la


défense et de la vertu républicaine, peu se doutaient de ce que derrière
le spectacle héroïque couvait une querelle politique d'ordre tant
personnel que social, Caballero était le chef de ce gouvernement
d'octobre qui représentait toujours l'époque de la levée Confuse et
spontanée, et s'appuyait surtout sur les syndicats. La poussée jacobine
et républicaine exigeait J'élimination des petits gouvernements
d'organismes particuliers, la soumission de citoyens isolés à un
gouvernement politique et.militaire, au lieu de l'adhésion du syndiqué
par le truchement d'une organisation corporative. En effet, le
gouvernement Caballero était plein de contradictions inhérentes tant à
sa constitution qu'à sa position à l'égard du pays. Politiquement, il
réunissait tous les partis politiques et les organisations syndicales
antifacistes ; mais sur ce plan, les ministres bourgeois savaient imposer
leur volonté, et les ministres anarchistes se plaignaient d'être
systématiquement tenus à l'écart des décisions prises par les ministres
de différents ressorts. D'autre part, les communistes et les socialistes de
droite gardaient des rancunes personnelles contre le chef du
gouvernement qui s'opposait à leurs conceptions jacobines, et les
républicains bourgeois ne demandaient pas mieux que de voir se «
dégonfler » celui qu'ils tenaient pour responsable soit de la
provocation à la guerre civile, soit de sa prolongation inutile.

Le cabinet était, de plus, inefficace dans l'action parce qu'il ne


correspondait plus à la répartition du pouvoir dans le pays. Le
redressement de l'Etat s'était fait, grâce aux organismes militaires et
jacobins en marge de l'Etat, et les commissaires détenaient un pouvoir
qui ne relevait pas directement du gouvernement ; d'autre part, les
petits gouvernements des syndicats et municipalités continuaient leur
vie en marge du gouvernement et du pouvoir jacobin militaire. Le
cabinet était pratiquement isolé et ne tenait que grâce à l'habileté
personnelle de Caballero qui savait se présenter comme le seul lien
possible entre les tendances divergentes du Front populaire et des
syndicats. Il se balançait à la tête d'un Etat naissant dont la direction lui
échappait dans la mesure où celui-ci devenait une réalité.

Que pouvait faire Caballero contre le jacobinisme communiste et


républicain qui allait à l'assaut de l'Etat ? contre les intrigues qui
harcelaient la présidence du Conseil ? contre Madrid, qui ne lui
pardonnerait jamais la fuite à Valence ? Il s'abritait derrière l'Etat
fossile.

D'une part, il donnait des places importantes à ses amis personnels ou


se liait avec des représentants de l'ancienne bureaucratie militaire ou
administrative qui étaient restés étrangers aux formations politiques
nouvelles : ses sous-secrétaires au ministère de la Guerre furent
d'abord Ascensio, un technicien remarquable, ensuite Cerón, qui ne se
cachait jamais de ses opinions monarchistes. Cerón, qui ne se cachait
jamais de ses opinions monarchistes. Cerón, ancien chef d'état-major
du général Jordana, fut le seul collaborateur d'Ascensio qui ne passa
pas à l'ennemi ; d'autre part, Caballero se posait en champion de la
ligne de défense jusqu'au bout, Le premier de ces moyens lui valait le
mépris de ceux qui avaient sauvé le gouvernement par leur action
spontanée, et la réputation d'un rnauvais organisateur qui ne savait
pas se servir des forces démocratiques pour créer le nouvel ordre. Les
communistes en partirulier l'accusaient de mener une politique de
cacique, d'aspirer à la dictature personnelle, d'écarter les autres
ministres des décisions militaires (en l'occurrence, Caballero prit
ombrage de l'intérêt particulier que Hernandez, ministre communiste
de l'instruction publique, réservait aux mesures relevant du ministère
de la Guerre). En effet, le « cas Ascensio-Villalba » risquait de devenir
un « cas Caballero ».

Comme chef du gouvernement, Caballero savait qu'il serait abandonné


par les communistes en temps voulu s'il ne contrebalançait pas leur
influence au moyen d'une politique syndicale indépendante. Sa
conception de gouvernement républicain était l'équilibre des forces
révolutionnaires et réactionnaires sous sa direction personnelle. Les
communistes le lui reprochèrent et firent tout pour faire échouer cette
tentative. C'est ainsi que le ministre de la Guerre ne pouvait pas
obtenir l'obéissance de ceux qui réclamaient à haute voix le
commandement unique et la discipline. Les commissaires et les
généraux qui avaient adhéré au parti communiste conservaient leur
organisation et leurs milices à Madrid et les entouraient d'un « mythe
madrilène » ; la délivrance de Bilbao, le ravitaillement du front
d'Aragon, l'action commune des différentes troupes en Andalousie,
tout cela ne les intéressait guère ; On pouvait toujours en imputer la
faute à Caballero. Les manifestations émouvantes et sincères des 14
février et 20 avril furent habilement exploitées contre Caballero et ses
amis.

Il est vrai que Caballero ne voulait pas d'organisation jacobine. Le


commandement unique, c'était pour lui la coordination des diverses
milices et troupes par le ministre de la Guerre lui-même ; l'organisation
uniforme et automatique préconisée par les communistes et mise au
point par les commissaires devait menacer sa position d'arbitre
suprême en même temps qu'elle risquait d'écraser le pouvoir syndical.
Il combattait donc les commissaires communistes (c'est une des raisons
de son divorce avec Del Vayo). Encore une fois, les notions de « gauche
» et de « droite » s'avérèrent insuffisantes. En tant que représentant de
l'Etat fossile, Caballero avait tort de s'élever contre le jacobinisme
communiste ; en tant que représentant de la révolution syndicale, il
servait de bélier des libertaires contre l'emprise thermidorienne.

La position de Caballero était donc en quelque sorte semblable à celle


des anciens caciques : il intriguait, il composait avec les forces qui
avaient surgi tout en espérant les dominer, il confectionna de petites
coteries personnelles ; la routine régnait plus que jamais - pour la
simple raison qu'il s'était proposé la réunion de forces qui ne
pouvaient être contenues par d'autres moyens. Il ne voulait ni la milice
ni l'armée régulière ; il ne voulait ni l'ancienne bureaucratie ni la
nouvelle organisation révolutionnaire ; il ne voulait ni la guérilla ni les
tranchées. Il promit aux communistes la mobilisation générale et le
plan de fortifications, et aux anarchistes, la guerre révolutionnaire ; en
fait, il ne fit ni l'un ni l'autre. La mobilisation fut décrétée trois fois et
trois fois elle resta lettre morte.

La poussée anti-caballeriste. - En février, après la chute de Malaga -


que tout le monde s'expliquait par la trahison de Cabrera - l'organe
républicain Politica publia une photo représentant Caballero fils
trinquant à Séville avec un chef phalangiste. Caballero riposta
énergiquement par une lettre ouverte où il prit à parti les républicains
et en particulier le ministre de la Propagande. C'était une « fuite sur la
foire publique ». En effet, Caballero était encore sûr de l'appui des
masses s'il accusait de trahison et de manoeuvres déloyales ceux qui le
combattaient à la manière cacique.

« Certains gouvernants, disait-il dans un message à l'opinion


publique, déclarent que la guerre doit se terminer, sans ajouter qu'elle
doit finir par notre victoire. On veut nous foire répéter la scène des
embrassades de Vergana (réconciliation spectaculaire lors des guerres
carlistes). Les bras de celui qui est aujourd'hui président du conseil,
ne s'ouvriront jamais pour étreindre les traîtres à leur patrie
serviteurs des puissances qui sont un terrible danger pour la paix et
pour l'avenir du prolétariat. »

Par cette note, il dénonça ceux qui voulaient le renverser d'être


partisans de la conciliation ; personne ne voulait prendre cette
responsabilité, car les masses étaient loin d'être épuisées, au contraire,
elles considéraient la mention même de conciliation comme trahison,
non seulement à leur cause mais encore à la patrie. En effet, le voyage
de Carlos Espla, républicain, en France, envisagé dans le but d'ouvrir
des pourparlers par l'intermédiaire des gouvernements occidentaux,
fut ajourné.

En déjouant la manceuvre cacique qui fut dirigée contre sa personne,


Caballero écarta la possibilité de la médiation et conserva l'état de
choses tel qu'il était, c'est-àdire le double gouvernement. Mais pour y
arriver, il n'avait plus fait appel aux organisations ouvrières ; il s'était
adressé au public républicain tout court, au moyen d'une manceuvre
d'apparence jacobine. En effet, les organisations ouvrières n'avaient
plus la première place dans les consultations gouvernementales, on
s'adressait à l'ouvrier en sa qualité de citoyen. La crise du
gouvernement Caballero -se soldait donc par un avantage au compte
de l'Etat national (et, partant, de la bourgeoisie, de l'armée et de la
bureaucratie) et par un recul des organisations révolutionnaires. Cette
fois, la mobilisation générale n'était plus à éviter ; les milices devaient
être noyautées par les soldats réguliers.

Jusqu'en février, Caballero avait servi les syndicats : derrière la


couverture que leur offrit son ministère et sa bureaucratie, les
syndicalistes avaient organisé leur pouvoir économique, espérant le
rendre superflu un jour ou l'autre, Depuis février, Caballero servait de
bélier aux jacobins : il traduisait les exigences de plus en plus
pressantes de Prieto, de Negrin et des communistes. L'Etat « neutre »
qu'il croyait diriger ou contrôler s'évanouit, ou plutôt se transforma en
Etat centraliste jacobin au fur et à mesure que les Prietistes et les
communistes savaient lui donner un aloi plus concret et plus efficace.

Caballero, isolé des syndicats au sein du cabinet, fut réduit à sa


véritable taille. Il n'a jamais eu plus de force que les syndicats derrière
lui ; cette fois, il essayait de se gonfler en se faisant le porteparole des
centralistes contre Barcelone, Mais cet habit ne lui allait guère. Il aura
été la victime de son propre jeu de balance. En mars déjà, le Temps
annonça le cabinet Negrin, formé en mai. Selon Krivitski, les
communistes avaient lié partie avec Negrin dès novembre et le
considéraient comme « leur » président futur. En janvier, lors d'un
comité central du PSUC, « Pedro »*, instructeur du Kominterri auprès
de ce parti, avait déjà annoncé que Negrin succéderait à Caballero.

* Pseudonyme du Hongrois Ernö Gerô, dirigeant stalinien de la


Hongrie après la Seconde Guerre mondiale.

Les anarchistes avaient toléré le jeu du président du Conseil parce


qu'ils le croyaient ou sincère ou sage - car la sagesse lui aurait dit qu'il
fallait s'en tenir à la politique syndicale. Quand il retrouvera la
politique de novembre - après sa chute définitive - ce sera trop tard
pour lui-même et pour la révolution espagnole. La tactique ne pourra
plus remédier au sang qui aura coulé à Barcelone. Or, Caballero n'a
jamais été autre chose qu'un bon tacticien politique, un cacique qui
surestimait sa propre importance et s'obstinait à ne pas reconnaître que
cette dernière dépendait uniquement de l'importance de l'organisation
qu'il représentait. Dès le mois de mars, Caballero était complètement
isolé ; les républicains brûlaient de se débarrasser de lui, les
communistes étaient devenus ses ennemis mortels, les anarchistes
commençaient à perdre la confiance, le parti socialiste avait glissé entre
les mains de Prieto et même dans PUGT son influence allait
décroissant de jour en jour. Cinq mois plus tard, il donnera le spectacle
pitoyable d'un chef qui se barricade contre ses militants.

La force armée rétablie. - Nous avons vu quelle importance les


révolutionnaires attribuaient à la milice ; ils voulaient rester « le peuple
en armes » et se refusaient à devenir une armée séparée du peuple
révolutionnaire. D'autre part, nous avons constaté que la guerre
exigeait la transformation des milices en troupe bien disciplinée,
organisée et obéissant à des chefs bien instruits.

La propagande stalinienne tendait à enseigner aux Espagnols que le


caractère de milices et la qualité de combativité étaient incompatibles.
Selon l'idéologie petitebourgeoise, ils confondaient l'efficacité au
combat avec l'organisation d'une armée régulière. L'exemple de
Durutti a prouvé que ces deux questions n'avaient rien de commun. Le
problème certes, était des plus difficiles à résoudre et la nouvelle
organisation de l'armée, ainsi que l'idéologie populaire qui
l'accompagnait, avait un penchant naturel vers la constitution d'une
véritable armée correspondant aux grandes armées des nations
capitalistes ; mais rien ne prouve que cette évolution était la seule
possible ; la révolution se trouve devant des tâches souvent
incompréhensibles à l'esprit bourgeois et arrive pourtant à les
résoudre. Les généraux de Koblentz, battus par l'armée de Carnot dont
ils s'étaient moqués, se plaignirent du fait que les Français n'avaient
pas observé les « règles ». De même, chaque révolution découvre son
armée à elle, comme elle découvre son organisation politique. Rien ne
justifie la capitulation devant la « nécessité » ; si nous avons dit plus
haut que la guerre impose ses lois, il faut ajouter maintenant : elle les
impose à ceux qui n'imposent pas la loi révolutionaire à la guerre.

L'organisation de l'armée exigea la discipline, la hiérarchie militaire,


ses titres, ses grades et ses insignes (galons, etc.). Le chef d'une colonne
de milices fut nommé capitaine, et par là, soumis au commandement
de ceux qui étaient titulaires d'un grade supérieur. Une lutte acharnée
fut engagée contre les chefs qui refusaient de porter les insignes
militaires.

De plus, on reconstitua les anciens corps de police. Les patrouilles de


contrôle ouvrières furent remplacées par les services réguliers des
gardes civils et des gardes d'assaut. Les gardes civils furent rarement
envoyés au front. Les communistes qui faisaient des gorges chaudes en
criant : « tout pour le front, il nous faut une armée », n'y voyaient
aucun inconvénient. Les gardes ne furent pas encadrés dans les milices
et passaient à l'ennemi par formation. Les communiqués des
nationalistes qui parlent de policiers transfuges en masse sont, hélas !,
vrais ; pire encore, ni Bilbao, ni Santander, ni Gijon, ni Malaga, ne
seraient tombées sans la trahison des policiers. Cette véritable menace
que constituait la présence d'un corps cohérent de
contrerévolutionnaires dans son camp, le gouvernement la tolérait
pour maintenir ce qu'il appelait l'ordre à l'arrière, En février, on
interdit aux policiers d'adhérer à un syndicat ou à parti politique et
même d'assister à des réunions. On interdit la propagande des partis et
des organisations dans l'armée (ce qui n'empêchait pas les
communistes possesseurs de l'appareil de propagande de les travailler
sous prétexte de faire la propagande du gouvernement). Ces mesures
devaient priver la force armée de son caractère politique, empêcher les
ouvriers d'y pénétrer et, en somme, séparer la force armée du peuple.
Un tract au bas duquel se trouvent les noms de toutes les organisations
anarchistes demande « que les 3 000 carabiniers qui surveillent la
frontière française aillent au front... donner des armes aux milices
dAragon pour soulager Bilbao ». « La création d'un corps unique de
Sûreté avec la condition que ses membres n'appartiendront plus à leur
organisme syndical révolutionnaire ou politique, est une erreur. La
formation d'une armée sans tendance en est une autre. Ces deux
organismes nous ont fait faire deux pas de géant vers les rangs des
ennemis du prolétariat. » (Solidaridad Obrera.)

D'autre part, on s'efforçait de désarmer les ouvriers révolutionnaires.


Après la défaite de Malaga, le gouverneur d'Almeria attaqua, avec
l'aide de 60 gardes d'assaut et des marins du Jaime Ier, non pas les
fascistes qui avançaient vers Motril mais les miliciens qui fuyaient en
déroute faute d'un commandant capable d'organiser une retraite
ordonnée. Les milices se sentaient trahies par leur gouverneur et
réclamaient des sanctions énergiques contre les commandants qui
avaient désorganisé la défense de Malaga. Au lieu de rassembler ces
troupes pour s'opposer à l'ennemi, Don Maron Diaz les désarma. En
mars, une véritable bataille eut lieu à Valence entre gardes d'assaut et
la célèbre « Colonne de fer » qui encore une fois était descendue du
front de Teruel pour protester contre une tentative entreprise pour la
désarmer.

Lutter pour les armes. - La Colonne de fer, composée d'anarchistes qui


avaient subi plusieurs années de prison, est généralement décrite
comme une « tribu de forçats », de lâches, de voleurs, etc. A la vérité,
c'était une troupe bien disciplinée qui menait sa guerre à elle contre les
fascistes de Teruel et contre l'arrière gouvernemental. Un jour, elle
présenta au gouvernement une grande quantité de bijoux qu'elle avait
« saisis » à Valence, disant qu'elle viendrait chercher les armes que -le
gouvernement achèterait avec ces bijoux.

Le gouvernement forma une force armée entièrement indépendante


des milices et la dota de gros armements - les carabiniers et la «
défense cÔtière », véritable garde prétorienne de plusieurs dizaines de
milliers de mercenaires, dont la solde était particulièrement élevée.

De toutes les régions, la Catalogne avait conservé la plus grande


indépendance à l'égard du gouvernement central ; les anarchistes
profitaient de cet état de choses pour conserver intactes leurs milices.
C'est donc là que se produisit la réaction la plus véhémente de l'Etat
central. A Puigcerda, les carabiniers essayèrent vainement de désarmer
les milices chargées du contrôle de la frontière où passaient les
livraisons d'armes.

De même, on prit prétexte d'un vol prétendu de bijoux pour désarmer


les milices de Reus ; la réaction essuya le même échec. Dans toute la
Catalogne le décret dissolvant les patrouilles de contrôle ne put être
exécuté à cause de l'attitude hostile des organisations anarchistes. Les
miliciens avaient tout accepté ; ils renoncèrent à l'application
immédiate de leur programme, à leur conception de la discipline
volontaire, à leur organisation, à leur idéal apolitique, à l'augmentation
de leur salaire ; mais ils étaient résolus à conserver les armes, garantie
suprême devant la contrerévolution à l'arrière, assurance de l'espoir
que la guerre ne serait pas vaine. Le gouvernement dut donc renoncer
au désarmement général, raison de plus pour garder à Barcelone une
troupe de police forte de 11 000 hommes bien instruits et qui n'ont
jamais vu un soldat fasciste. Dans le même but, il fut créé un corps
spécial de police secrète.

En avril, la police exécutait des mouvements de grande envergure


dans toute la Catalogne ; la réaction n'avait évidemment pas encore
décidé où elle allait mener le coup, Les anarchistes observaient
attentivement et suivirent ces mouvements, afin que toute manceuvre
de désarmement par petites attaques successives fût déjouée ; il fallait
donc procéder à la provocation du 3 mai.

Ces agissements prirent un caractère criminel, lorsqu'ils se


présentaient au front ; c'est surtout dans le secteur d'Aragon que les
carabiniers procédaient à des tentatives de désarmement de milices ou
attaquaient des positions tenues par les anarchistes. Les incidents
lamentables de 1874 se reproduisirent : en face de l'ennemi, les
républicains tiraient sur les anarchistes. Cette trahison fut encore
commise sous une forme particulièrement odieuse : la division Carlos
Marx, communiste, ne suivit pas l'ordre d'appuyer du flanc une
attaque lancée par la division Lénine, du POUM, abandonnant les
combattants à la défaite, voire à la déroute totale. De même, les
aviateurs russes se refusaient à venir en aide aux formations non
communistes sur le front d'Aragon.

La guerre anarcho-staliniste. - Nous avons vu que les communistes


avaient changé de tactique d'abord, de stratégie ensuite, et, enfin,
puisque le but ne peut pas être séparé des moyens employés pour
l'atteindre, d'idéologie également. Le moyen force la main de celui qui
veut s'en servir ; pour être considérés comme défenseurs de la
République, ils devaient finir par l'être ; les socialistes avaient tort de se
méfier du nouveau credo communiste.

Ensuite, nous avons vu que l'organisation jacobine des communistes


s'avérait salutaire et indispensable à un certain moment de la guerre.

En effet, les communistes étaient toujours centralistes ; mais ils avaient


mis leur centralisme, autrefois révolutionnaire, au service de la
République. Décidés à organiser la République en nation belligérante,
ils tenaient en horreur toute tentative révolutionnaire qui ne saurait
que porter préjudice à cette œuvre. Dans sa lettre ouverte à Mundo
Obrero, le secrétaire du parti, José Diaz, a précisé que ; « l'affirmation
que la seule issue à notre guerre est que l'Espagne ne devienne ni
fasciste ni communiste est absolument juste », et que l'Espagne est
solidaire de Londres et de Paris.

Dans ce but, les communistes réclamaient le pouvoir pour les forces


conservatrices et combattaient énergiquement la révolution.

Dans presque chacune des grandes villes et même dans les


agglomérations de moindre importance, les staliniens menaient une
lutte sans quartier contre les organisations révolutionnaires. A Bilbao,
ils se firent octroyer la jouissance des locaux syndicaux confédéraux,
après avoir dénoncé les anarchistes, si bien que le comité régional de la
CNT fut emprisonné, son journal confisqué et son organisation
dissoute. A Malaga, ils utilisaient l'influence qu'ils avaient acquise sur
l'administration pour écrouer des militants syndicalistes sous
l'accusation de crimes de droit commun. La même méthode fut utilisée
pour atteindre Ascaso, le chef de la junte d'Aragon ; ce conseil, privé
de toutes ressources pour faire la guerre, avait saisi des bijoux
appartenant aux riches propriétaires, ce qui lui permit d'acheter des
armes et de ravitailler la population et les milices ; accusation : vol de
bijoux ! Un autre cas dont les staliniens firent grand état, était celui de
Nin ; du temps de la plus grande disette à Barcelone, Nin eut
connaissance d'un stock de pommes de terre qui pourrissaient, aux
dires de ses adhérents, dans un endroit gardé par les communistes ; il
les fit saisir et distribuer à la population ~ les staliniens dénoncèrent
d'abord Nin d'avoir laissé pourrir ce stock, puis, mis au pied du mur,
ils changèrent brusquement de tactique et prétendirent que ce stock
était destiné au front accusation : sabotage du ravitaillement de la
troupe !

A Barcelone, Rodriguez Salas, un carriériste, était l'homme de


confiance du consul russe, donc du parti socialiste et communiste
unifié de Catalogne. Digne de la succession d'Anido, il sut reconstruire
la police, d'abord clandestinement puis ouvertement, et la soustraire à
l'obligation de prendre part au combat. C'est lui qui rassemblait les «
gardes prétoriennes » que la grande presse étrangère saluait avec tant
d'enthousiasme ; c'est lui qui disposait des fonds considérables qui
manquaient à la Généralité pour acheter des armes et des vivres ; c'est
lui qui organisait les raids de carabiniers contre les milices et les
assassinats de militants syndicalistes.

A Madrid, les charges les plus graves pouvaient être formulées contre
Gazorla, délégué communiste au Conseil de Défense. Garcia Oliver
écrit :

« Toutes les nuits, dans les localités de son ressort, des


militants,syndicalistes tombaient sous les balles d'assassins
mystérieux, dont on ne retrouvait jamais les traces. Il est vrai qu'en
guise de compensation, il mettait chaque jour en liberté des fascistes
notoires. Dénoncé publiquement, après plusieurs mois de cette
activité louable, comme un agent de la cinquième colonne, il eut la
chance d'échapper à l'enquête et au châtiment qui aurait suivi
inévitablement, par suite de la dissolution, prononcée entre temps, du
Conseil de la Défense de Madrid, dont il était l'un des meilleurs
ornements. »

Krivitsky reconnaît qu'en mars déjà, Slutski lui avoua que la terreur de
la Guépéou était insupportable et que la conduite des Russes était celle
de conquérants en pays colonisé. D'après le même auteur, Stachevki et
Berzine auraient demandé à Yégov la révocation d'Orlov connu pour
ses méthodes brutales. Mais l'épuration russe frappa les premiers et
bénéficiera au dernier.

L'attitude antirévolutionnaire des communistes s'explique par leur


centralisme et leur étatisme. Ils tenaient en horreur avant tout
l'émiettement du pouvoir tel qu'il se présentait jusqu'en niai, et les
anarchistes, seule force susceptible de leur disputer l'accès au pouvoir.
Ils luttaient donc pour le rétablissement de l'Etat, espérant que dans
une République jacobine le pouvoir leur écherrait. C'est pourquoi,
contrairement à l'enseignement de Lénine, ils ne songeaient pas à «
détruire la machine de l'Etat » ; au contraire, ils ne réclamaient la
discipline qu'au nom de la République, et cela en toute sincérité ; la
preuve en est le fait qu'ils abdiquèrent à Valence chaque morceau de
pouvoir arraché aux anarchistes, En renforçant la République, ils
espéraient éviter les problèmes de la prise du pouvoir qu'avaient
rencontrés les bolcheviks de 1917. Ce calcul s'est avéré erroné par la
suite.

Quoi qu'il en soit, quelque enseignement doctrinal qu'on en tire et quel


que soit le degré de sincérité qu'on attribue aux communistes, il n'est
pas niable que c'était eux, leur cinquième régiment et leurs
Commissaires, qui construisaient l'Etat. Dans leur esprit, cet Etat
devait être un Etat populaire et national.

Quel Etat ? Dans leurs documents justificatifs, les communistes ont


soutenu qu'il s'agissait d'un Etat d'un type mixte, transitoire, évoluant.
C'était vrai ; la forme du pouvoir que les communistes tenaient grâce à
l'état-major madrilène indiquait qu'il s'agissait bien d'un Etat dont la
structure différait beaucoup de l'Etat bourgeois. Bien que le pouvoir à
Madrid pût se réclamer des principes démocratiques qu'il défendit
contre les généraux, la volonté nationale à Madrid ne se formait plus
par des procédés démocratiques ; elle se formait au sein du comité
central du parti communiste, au Conseil de Défense, au cabinet du
général Miaja ; c'était la dictature de l'avant-garde des combattants,
dictature qu'on peut assimiler à celle que les jacobins ont exercée en
1793. Qu'on compare les discours de Del Vayo, chef suprême des
Commissaires politiques, avec ceux rédigés par Carnot et Barère, on y
trouvera les mêmes idées exprimées par des mots identiques. Mais, en
1936-1937, ces mots ne désignaient plus la révolution.

Nation, Etat, classes. - Ce n'est donc pas le hasard qui fit affluer vers le
parti communiste les classes moyennes. En effet, bien que ses cadres
fussent toujours les ouvriers qui l'avaient construit, le visage du parti
devint de moins en moins prolétaire. C'est au nom de ses nouveaux
adhérents que le parti communiste se fit le Champion de la défense de
la propriété et de l'Etat. Le parti communiste devenait le porteparole
de ceux qui demandaient « un gouvernement qui gouverne et qui
interprétaient la guerre comme "guerre nationale" ». Ces classes, il est
vrai, ne participent à la collectivité que par l'Etat et par leur sentiment
national ~ leur dynamisme ne s'exerce que par le truchement de
l'exécutif abstrait de la société. Rien donc n'est plus naturel que cette
alliance des classes moyennes avec les communistes ; les communistes
étaient les conservateurs sincères de cette République qui leur
permettait de faire la guerre nationale et qui permettait l'accès au
pouvoir aux militants communistes au fur et à mesure que l'Etat «
neutre » se transformait en République antifasciste. Les communistes
lui acquéraient les sympathies de tous les Espagnols qui pensaient
comme eux ; c'est ainsi qu'ils pouvaient se vanter d'avoir convaincu de
leur cause l'ancien secrétaire des phalanges fascistes de Valence et
d'autres représentants de l'étatisme de droite petit bourgeois. En effet,
les classes moyennes et leurs représentants n'avaient guère à changer
d'esprit pour passer de l'étatisme de droite à l'étatisme de gauche ; le
dénominateur commun des idéologies fasciste et communiste était
l'Etat organisateur, ce jacobinisme non-révolutionnaire et hostile aux
revendications corporatives des ouvriers, susceptibles d'entraver
l'organisation de la guerre, s'oppose à l'action spontanée des masses.
Les classes moyennes, tellement soucieuses d'échapper à la force des
choses, arrivent, par leur action même, à traduire la force des choses et
leur ambiance dans le langage des hommes, L'humanisme du
prolétariat le fait s'insurger, le réalisme des classes moyennes les fait
s'exécuter quand les circonstances commandent. Cette subordination à
la matière, d'ailleurs, est accompagnée d'une idéologie préférant
l'abstrait, quelque idéalisme philosophique ou biologique, quelque
superstition religieuse ou politique, bref un idéalisme qui favorise la
domination de l'Etat sur le syndicat, du politique sur l'économique, de
la machine et de l'organisation sur l'homme. L'idéalisme étatiste des
classes moyennes qui s'accompagne de nationalisme trouvait une
expression et un outil adéquats dans l'organisation et l'idéologie du
parti communiste. Les partis de la vieille routine, le caciquisme des
chefs républicains, auraient été inaptes à contenter leurs besoins d'un
chiliasme réaliste. Les transfuges des anciens partis et les carriéristes se
tournèrent donc vers le communisme.

Le petit-bourgeois, qui n'est pas héroïque, et surtout le petitbourgeois


catalan, qui est un petit épargnant, aime se refléter dans l'image
héorïque de l'armée et du gouvernement. Il voue à l'Etat tous les
sentiments généreux dont il serait capable s'il n'était pas bourgeois. En
tant que membre d'un Etat héroïque, et rien qu'en cette qualité, il peut
accéder lui-même à l'héroïsme, tandis que le prolétariat ne connaît
point cette notion d'héroïsme puisqu'il ne fait qu'exercer la violence
qui s'impose, sans pose et sans idéologie. Certainement, ce qui a porté
le plus de préjudice aux anarchistes, c'était que Durutti ne se
comportait pas comme homme d'Etat supérieur aux êtres communs,
mais avait annoncé qu'il rentrerait dans le rang et dans l'usine dès que
la guerre serait terminée. C'est un genre de réflexion que les petits-
bourgeois ne comprennent pas.

C'était la question de l'Etat qui séparait les classes. Pour les anarchistes,
le problème était de remplacer l'Etat par les organisations syndicales,
le POUM voulait lutter pour un Etat révolutionnaire, c'est-à-dire contre
la République ; mais pour le petitbourgeois, l'Etat républicain c'était la
sauvegarde de son faux-col, la barrière contre l'intervention des
organisations dans les affaires qu'il considérait comme sacrées. Nous
avons vu que même pour le grand capital, l'Etat tenait lieu de
conservateur de la propriété privée.

CHAPITRE XIII

LA CATALOGNE RÉVOLUTIONNAIRE

« La victoria del pueblo equivaldra a


la muerte del capitalismo.»

(Décret du
17 octobre
1936.)

La Révolution. - L'héroïsme des ouvriers catalans et la force de leurs


organisations étaient vainqueurs du militarisme insurgé.
L'enthousiasme emportait toute la population vers la libération
intégrale dans les journées glorieuses des 19 et 20 juillet. La société
catalane se délivra de l'oppression politique et sociale. L'Etat et ses
organes, la magistrature, la police, l'armée, l'administration, tout ce
monde disparut avec les fonctions qu'il avait exercées ; beaucoup de
patrons, d'ingénieurs, une partie du personnel dirigeant, les hobereaux
et leurs caciques s'enfuirent. D'autres furent appréhendés par les
ouvriers et miliciens pour être traduits devant un tribunal
révolutionnaire. Le rapport du Syndicat unique de l'industrie textile
barcelonaise estime que 10% des patrons ont accepté de continuer le
travail, 40 % « furent éliminés de la sphère sociale » et 50% s'enfuirent.

Extraite de « Estampas de la revolución espanola 19 julio de 1936 », édité par


les Bureaux de la Propagande de la CNT-FAI, 1936.

Le peuple était debout comme un homme pour achever ses ennemis.


La société des travailleurs de toutes classes, soumise pendant des
siècles, était déchaînée. Ouvriers, paysans, petits artisans, intellectuels
et même une grande partie des classes aisées marchaient ensemble
pour combattre l'ancienne machine oppressive et pour construire une
nouvelle société basée sur le travail et la liberté. Sans égard aux
opinions politiques, toute la Catalogne se réunit sous le mot d'ordre de
la liberté intégrale. Avec les milices, qui partirent pour la conquête de
l'Aragon, la Catalogne ouvrière et paysanne se leva pour conquérir
une nouvelle vie sociale.

Le vieux régionalisme catalan, tant de fois soulevé contre l'Etat central,


le républicanisme antimilitariste et le mouvement ouvrier réalisent
l'alliance révolutionnaire. Les anarchistes, qui dominent les villes,
renonçant à la dictature et faisant preuve d'un esprit démocratique,
admettent la constitution d'un Comité central des Milices antifascistes,
où toutes les forces ouvrières et républicaines sont représentées.

Les ouvriers organisent des patrouilles de contrôle dans les rues et des
comités de contrôle dans les lieux de travail, équipent des milices,
séquestrent les entreprises et établissements d'intérêt public et
commencent à « incauter » les entreprises privées. Les paysans affluent
vers Barcelone pour collaborer de toutes leurs forces économiques et
syndicales - à la création de la nouvelle Catalogne.

Les vêtements bourgeois disparaissent de la rue ; tout le monde se


donne un aspect ouvrier ; les autos de la FAI circulent à une vitessse
incroyable ; on salue à la UHP, le poing levé. Les organisations
ouvrières s'installent dans les hôtels confortables de la bourgeoisie,
dans les immeubles des grands trusts ; les milices partant en guerre
défilent dans les rues par longues colonnes, chaleureusement saluées
par une foule enthousiaste. On se félicite, on s'embrasse, on chante
l'hymne anarchiste. On tient des meetings, des conférences. On
travaille dans une atmosphère fiévreuse de guerre et de révolution. On
enterre les héros tombés sur les barricades. On enrôle les volontaires
dans les milices ; on célèbre la débaptisation des casernes, où les
nouvelles recrues s'exercent. On installe des écoles et une université
dans les couvents, d'où on chasse les parasites ; on brûle les objets du
culte devant les églises ; on expose les cadavres qu'on arrache des
reliquaires pour montrer aux superstitieux ce qu'ils sont en réalité. On
met à la disposition des milices et des syndiqués les restaurants
populaires alimentés grâce aux soins des comités paysans. On
distribue les vivres saisis chez des commerçants qui comptent profiter
de la situation pour faire monter les prix.

Companys, cependant, s’amuse d’une manière qui paraît imbécile à la


bonhomie des miliciens. Tandis que tout le monde se hâte de cacher les
titres et enseignes, il décrète que son titre d’Honorable sera changé en
«Excellence». Il «décrète» la surveillance des prix ― dans les magasins
qui n’osent pas ouvrir; il «décrète» la réouverture des banques ― qui
sont poliment invitées à alimenter les caisses des milices; il «révoque»
les conseils municipaux ― dont les sièges sont occupés par des
membres des comités locaux des milices; il «met en vigueur» la
réforme agraire votée en 1934 ― alors que les paysans ont déjà chassé
les seigneurs. Bref, il fait comme dans le conte d’Esope la mouche qui
«aide» le bœuf à la charrue.

La Généralité est généreuse; elle accorde aux ouvriers la semaine de 40


heures, une augmentation de 15% sur les salaires et l’assistance sociale.
Les miliciens n’en veulent pas; les anarchistes exhortent les ouvriers à
ne pas vendre la révolution; les syndicats prévoient que
l’augmentation des salaires causera des difficultés aux entreprises
collectivisées. Les comités, entre temps, procèdent à l’«incautation».

Si la révolution ne fit pas grande attention à l’ancien Etat, elle changea


de beaucoup le régime de la propriété. Les principaux moyens de
production furent saisis par les syndicats, les coopératives agricoles,
les municipalités, les comités de toute sorte. Les anciens patrons
devinrent les salariés de leurs ouvriers. Les biens de consommation
seuls restaient dans le domaine privé, et ceux-ci mêmes ne s’obtenaient
plus en quantité suffisante en marge du régime collectif des syndicats.
Le bon pour vivres que les commerçants se voyaient obligés d’accepter
en guise de paiement les mit sous le contrôle des organisations et
comités qui s’étaient charges de rembourser ce billet. Furent «incautés»
dès la première heure: les transports urbains et le chemin de fer, le
monopole du pétrole, les ateliers de montage des automobiles Ford et
Hispano-Suiza, les docks et armatures, les centrales électriques, les
grands magasins, les théâtres et cinémas, les usines métallurgiques
susceptibles de fabriquer des armes, les comptoirs d’exportation des
produits agricoles, les grandes caves, etc.

L’«incautation» pouvait prendre la forme juridique de la propriété


municipale 1, celle d’un contrat avec l’ancien propriétaire 2, elle pouvait
être l’expropriation pure et simple 3 ou ― pour les entreprises
étrangères ― sous réserve d’indemnisation ultérieure 4, elle pouvait
consister en la cession à un organe de l’Etat5, ou en la désagrégation
d’un trust6; dans tous les cas c’était les producteurs qui prenaient en
charge la gestion des affaires par l’intermédiaire d’un comité de
direction ou de contrôle composé de représentants des deux centrales
syndicales, dressaient des plans d’amélioration et de rationalisation du
travail, installaient des services hygiéniques, des écoles, traitaient avec
les organisations syndicales de vente ou de consommation.
1
.Propriété bâtie.
2
. Industrie du verre.
3
. Communications, gaz, eau.
4
. Hispano-Suiza.
5
. Industrie de guerre, chemins de fer.
6
. Caves Codorniu.

50 000 ouvriers furent embauchés dans des usines nouvellement


construites. On ne trouve guère une usine où le rendement ne fut
amélioré, des nouvelles techniques ne fussent utilisées, des plans de
coordination ne fussent discutés.
Une grande effervescence se fit jour autour des problèmes qui se
posèrent à la suite de ce changement de direction. De tous les côtés, on
sortit des plans de production et de distribution, des schémas
d’organisation sociale, des systèmes plus ou moins appropriés de
représentation ouvrière et de contrôle, des appels à l’ordre et à la
discipline.
La fédération barcelonaise des syndicats CNT préparait, dès les
premiers jours, un «Comité de coordination industrielle», mesure
qu’on avait négligée dans le reste de l’Espagne.
Tous les fils de ce nouvel ordre se réunirent dans le Comité central des
milices antifascistes, qui créa des sous-comités économiques
responsables de toute l’activité commerciale et industrielle de la
région. Les attributions de ces comités de plus en plus élargies par
suite de la nécessité de coordination inter-industrielle, imposèrent la
création d’un comité particulier, le Conseil de l’économie, le 11 août.
Ce Conseil, bien que légalisé par un décret de la Généralité trois jours
après, agissait en marge du gouvernement et de sa Commission de
l’industrie de guerre créée le 12. Il était composé de trois membres de
l’Esquerra, un membre de la Accio, un Rabasseire, un poumiste, un
communiste, deux anarchistes et trois représentants de chacune des
deux centrales syndicales. Ce Conseil a formulé ses objectifs dans une
déclaration publiée à l’issue d’une de ses premières séances:
«Réglementation de la production suivant les nécessités de la
consommation... et en stimulant la production des nouvelles
industries que, par suite de la dévaluation de la peseta, il sera utile
d’installer dans notre Pays. ― Monopole du Commerce extérieur. ―
Collectivisation de la grande propriété agraire, qui sera exploitée par
les syndicats des paysans avec l’aide de la Généralité et adhésion
obligatoire au syndicat des producteurs agricoles qui exploitent la
petite et la moyenne propriété ― Dévalorisation partielle de la
propriété urbaine. ― Collectivisation des grandes industries, des
services publics, des transports. ― Saisie et collectivisation des
établissements abandonnés. ― Extension du régime coopératif dans la
distribution; exploitation coopérative des grandes entreprises de
distribution. ― Contrôle ouvrier des opérations bancaires allant
jusqu’à la nationalisation de la banque. ― Contrôle syndical ouvrier
sur toutes les industries qui continuent à être exploitées en régime
privé. ― Résorption par l’agriculture et l’industrie des chômeurs:
revalorisation des produits agricoles, retour aux champs des ouvriers
qui pourront être absorbés par la nouvelle organisation du travail
agricole, création de grandes industries pour fournir des articles
manufacturés difficiles à importer, électrification intégrale,
principalement des chemins de fer. ― Impôt unique.»
Ajoutons à ce programme la nationalisation du petit artisanat de la
métallurgie, si nombreux et vivant une vie si précaire en Catalogne
prérévolutionnaire, la création de tout un réseau d’écoles élémentaires
et professionnelles, la collectivisation du théâtre et du cinéma. Une
révolution économique et sociale se déroula dans un ordre parfait, sans
porter aucun préjudice à la production et même en augmentant le
rendement ou en abaissant les prix ou tarifs. Le taux de l’intérêt fut
abaissé et le moratoire des hypothèques et dettes pour six mois accordé
aux petits producteurs. Le régime bancaire et financier fut organisé
de façon à faire face aux besoins de la guerre et à supprimer les
combinaisons louches imaginées pour soustraire le capital au
nouveau régime.
Le double gouvernement.― L’évolution politique est en retard sur les
réalisations économiques. A côté du Comité central et du Conseil
économique, le gouvernement de la Généralité continue sa vie, crée de
nouveaux services et départements en marge du pouvoir
révolutionnaire, décrète ce qu’il ne peut pas empêcher ― mais il ne
décrète pas l’«incautation» qu’il juge incompatible avec son existence
―, délimite ses pouvoirs accrus vis-à-vis du gouvernement central. Les
organisations révolutionnaires s’en servent pour destituer les
anciennes municipalités de jure, pour libérer la Catalogne de l’emprise
de la capitale, et la Généralité, de son côté, se sert des réalisations
régionalistes pour accroître et maintenir son autorité vis-à-vis du
Comité central.
Une première tentative de restituer toute l’autorité gouvernementale à
la Généralité en formant un ministère avec le PSUC échoue sous la
pression de la CNT. La Généralité réussit cependant à s’attribuer
certaines fonctions; elle prend en charge la gestion du monopole des
pétroles, elle s’approprie les postes de TSF ― aussitôt les organisations
ouvrières installent chacune un poste privé ―; elle surenchérit sur les
réalisations économiques ― grâce à cette surenchère les citadins
catalans bénéficient d’une réduction des loyers de 50 % ―, elle se
constitue partie civile dans les procès que l’on fait aux rebelles et crée
les jurys populaires qui substitueront un procédé ordinaire à la justice
des milices; elle combat la hausse et les accapareurs, déclare nulles
toutes opérations bancaires effectuées après le 19 juillet, se fait remettre
tous les dépôts et réserves d’or, de devises étrangères et de valeurs; se
bat ― vainement ― avec le gouvernement central afin d’obtenir les
sommes nécessaires pour faire face aux besoins de la guerre et aux
échéances du commerce extérieur, saisit les documents, archives,
papiers, etc., ayant trait à la propriété privée agraire et industrielle ―
et en empêche ainsi la destruction; elle s’approprie le contrôle des
mines et des fabriques d’armes; décrète une nouvelle division
territoriale basée sur les unités économiques naturelles ainsi que l’a
proposée le Conseil économique.
La situation financière était grave. De juillet à novembre, la Généralité
avait 9 400 000 pesetas de recettes et 213 100 000 pesetas de dépenses.
Le Bureau régulateur du paiement des salaires consentit des prêts
s’élevant à 44 000 000 de pesetas aux entreprises contrôlées, la Caisse
officielle d’escompte et de pignorations en distribua pour 35 000 000 de
pesetas, de juillet à novembre 1936. Ces deux organismes furent créés
en toute hâte pour financer les opérations nécessaires. Devant la
nécessité de poursuivre la marche de la victoire en Aragon et
d’apporter l’aide militaire au gouvernement central, de se procurer des
armes et des munitions, de subvenir aux besoins de la population en
face d’une exportation tombée à zéro, la Catalogne se croyait justifiée
de demander au gouvernement de Madrid l’autorisation de tirer sur la
Banque d’Espagne à concurrence de 180 000 000 de pesetas. Au lieu de
répondre, le Trésor d’Etat mit la Délégation des Finances à Barcelone
en demeure de lui verser 373 000 000 de pesetas. En août, la vieille
querelle régionaliste rebondit.
En cette circonstance, considérant que le pouvoir ouvrier n’existait
qu’à l’état d’embryon, la seule autorité susceptible de résoudre le
conflit était la Généralité et son gouvernement. En effet, les 27 et 28
août, le conseiller aux Finances mit la main sur la Banque d’Espagne en
Catalogne. Marx a dit que les communards de Paris s’étaient privés
d’un précieux otage en craignant de toucher à la Banque de France. Eh
bien! La saisie de la Banque fut grave de conséquences. Le
gouvernement central, après avoir repondu par la saisie de 36 000
livres sterling d’avoirs catalans à Paris, devint docile et valida les
opérations effectuées par la Généralité, mais l’accord intervenu entre
les deux pouvoirs n’était valable que pour le gouvernement de la
Généralité.
C’est de ce jour que date la reprise du pouvoir gouvernemental en
Catalogne. Citons Fabregas, le délégué de la CNT au Conseil
économique, qui a délcaré notamment:
«Nous avons un grand nombre d’industries non rémunératrices;
d’autre part, nous sommes obligés de construire de nouvelles usines
d’utilité publique. Le Conseil a établi un plan pour la redistribution
des efforts productifs. Pour réaliser ce plan, il nous faut de l’argent, et
nous sommes décidés à le prendre où il est... La machine économique
à notre disposition est d’origine bourgeoise; nous sommes forcés de
nous en servir. L’“incautation’’, etc., ne sont que les premiers pas
vers un nouvel appareil économique... Malheureusement, notre
conflit avec Madrid paralyse profondément notre œuvre. Le
gouvernement central détient à lui seul tout le stock or et le
portefeuille de la Banque d’Espagne. Il refuse toute coopération à
notre plan de reconstruction économique. Le fait que la Catalogne est
en avance dans le domaine social a créé une tension qui aggrave notre
situation. Nous avons demandé un crédit... gagé par 1 milliard de
pesetas en comptes courants des caisses d’épargne déposés à la
Banque d’Espagne. Tout cela nous est refusé... Sans un trésor de
guerre, la guerre exigerait des sacrifices surhumains qui ne sauraient
être maintenus infiniment. Nous ne pouvons pas vaincre le fascisme
les mains nues. C’est pourquoi nous protestons contre les mesures de
sabotage dont nous sommes l’objet de la part de nos adversaires de
tendance.»
On imagine l’immense pouvoir que s’assurait la Généralité en prenant
en charge la gestion financière de la guerre. Le pouvoir des Comités
était illimité sur le plan politique et militaire, mais pour obtenir le
pouvoir intégral, force leur était de s’accorder avec la Généralité, à
moins qu’ils ne préférassent la renverser en dépit de la menace d’un
étranglement financier. Pour se débarrasser entièrement de Companys
et Terradellas, on aurait dû non seulement transformer une économie
exportatrice en économie autarcique, mais encore construire une
économie de guerre. On aurait du refondre les besoins et la production
de l’ensemble des industries ― et cela dans un petit coin de la
Méditerranée. Les trotskistes, tout en niant que le socialisme soit
possible dans un pays isolé, fût-il aussi vaste que l’URSS, reprochent
aux anarchistes de ne pas l’avoir installé en Catalogne.
Ecoutons le rapport de la Généralité sur le financement des réalisations
accomplies et qui, à notre avis, représentent le maximum de ce qu’on
pouvait attendre:
«La Commission de l’industrie de guerre a improvisé, avec la
collaboration compétente, enthousiaste et dévouée des techniciens
militaires et civils, des ouvriers et des organisations syndicales de la
métallurgie, une industrie de guerre d’un tel rendement qu’elle
représentera après la victoire une source importante de richesse. Ceux
qui n’ont pas vu la thaumaturgie de la subite transformation des
usines et des ateliers les plus divers en centres producteurs de
matériel de guerre ne pourront pas se faire une idée de la grandeur de
l’effort accompli, ni de l’importance de la bonne réussite des résultats
obtenus. Mais tout cela a exigé une grande dépense. D’autre part, on
n’a pu éviter, en raison de la désarticulation causée par une
transformation si rapide et de l’enthousiasme frénétique voulant tout
réaliser en quelques heures, que la dépense dépassât le volume
strictement nécessaire. Il faut compter encore le besoin absolu
d’acheter à l’étranger les matières indispensables au fonctionnement
de notre économie. Le problème des devises était déjà angoissant
avant la guerre...»
La «collaboration compétente» en matière financière attirait le pouvoir
ouvrier des Comités vers le pouvoir de l’ancien Etat; la force politique
des ouvriers obligea la Généralité à condescendre à un partage du
pouvoir. La première tentative du pouvoir central de créer une armée
en marge des milices échoua entièrement en Catalogne. Les recrues des
classes 33, 34 et 35 qui étaient convoquées se refusèrent nettement aux
offices de recrutement officiels et s’enrôlèrent par milliers aux sièges
des organisations ouvrières. C’est alors que se fit entendre le mot
d’ordre: Miliciens oui, soldats non ! Les organisations syndicales et les
partis continuaient à s’attribuer toutes les fonctions militaires et à
organiser l’armée catalane sous forme de milices. De cette façon, le
pouvoir politique restait aux mains des ouvriers.
Vers la fin d’août, on s’engagea dans la voie de la collaboration. Le
Comité central fut intégré dans le ministère de la Défense, les divers
services des Comités et du Conseil économique furent fusionnés avec
les services des ministères compétents. Dans chaque ministère, un
conseil consultatif et exécutif composé de représentants syndicaux
imposa ses résolutions au ministère. Le Conseil des ministres se
transforma en organisme de coordination.
L’organe du POUM faisait état de ses illusions, lorsqu’il salua la
nouvelle organisation: elle laissait au gouvernement de la Généralité
une autorité plus grande en apparence, car elle supprimait le second
pouvoir révolutionnaire; mais, en contrepartie, elle transportait le
nouveau pouvoir révolutionnaire au sein même des services
gouvernementaux.
Cette solution, qui correspondait à la situation internationale difficile
et au climat confus de la révolution, ne pouvait, cependant, être
définitive. Elle engendra autant de problèmes qu’elle en résolut.
En effet, la mobilisation des recrues relevait de la compétence des
milices, la reconstruction économique et sociale de celle du Conseil
économique, l’ancien gouvernement continuait à gérer les affaires
financières. Les ouvriers contrôlaient la politique générale et la guerre,
la Généralité traitait avec Madrid. Le caractère démocratique et général
de la révolution, la confusion des questions régionales, de la défense
républicaine, de la libération des municipalités et de la révolution
ouvrière permettait le partage des responsabilités. Les classes
révolutionnaires s’étaient organisées spontanément dans les milices,
les classes démocratiques se firent représenter par le gouvernement.
De plus, les municipalités avaient leurs propres gouvernements,
établis tantôt par l’intervention des milices, tantôt spontanément par
les habitants. Toutes ces formes de gouvernement étaient contrôlées
par les syndicats. La «syndicalisation» de l’industrie et de la terre
entraînait fatalement la syndicalisation obligatoire des hommes.
Chacun fut obligé de choisir un syndicat ou une coopérative, qui lui
permit de se procurer les vivres, le passeport, l’emploi, sa part dans la
défense républicaine et révolutionnaire. C’est ainsi que les couches
moins avancées du prolétariat et surtout les petits artisans et
commerçants se ruèrent vers l’UGT, gonflant cette organisation et
altérant sa structure sociale. Sous les auspices du PSUC, on y admit
même le syndicat patronal de la GEPCI. La CNT, elle aussi, vit
grossir ses rangs, mais ce furent plutôt les travailleurs et intellectuels
qui vinrent y adhérer.
Le trait caractéristique de la «collectivisation» survenue dans
l’industrie et l’administration était donc une sorte de gouvernement
partagé entre les syndicats et le président Companys. La plupart des
grandes révolutions voient une ébullition de nouvelles formes
d’organisation populaire créées par des couches toujours renouvelées
de la population qui, tour à tour, surgissent à la surface de la
révolution et imposent à la vie publique des formes politiques et
sociales de plus en plus élargies. En Catalogne, le gouvernement
révolutionnaire était effectif dès le premier jour de la guerre: c’était le
double gouvernement syndical et régionaliste. Dès le premier jour, ce
n’était pas la police ni la Généralité, mais les syndicats et les milices, les
partis et leurs patrouilles de contrôle qui rétablissaient l’ordre dans la
rue, mirent fin aux arrestations arbitraires, fixaient les normes de la
vie, à l’opposé de Madrid, où l’Etat se rétablit tout d’abord parce que
c’était lui qui maintenaient l’ordre. Le prolétariat catalan, sachant créer
l’organisation de l’ordre public, montra une maturité plus grande. Un
exemple pour tous: il suffisait que les syndicats émissent le vœu de
voir disparaître les marchands ambulants pour qu’ils disparussent. La
duchesse d’Atholl écrit, sans en donner la preuve, que l’ordre fut
rétabli à Barcelone plus tard qu’ailleurs. Mais les tribunaux populaires
réguliers y fonctionnaient plus tôt qu’en d’autres endroits (Kaminski
qui consacre deux chapitres à la Justice dans son ouvrage, Ceux de
Barcelone) C’est d’ailleurs compréhensible: là où la révolution avait
atteint son but, il n’y avait aucune raison d’y créer du désordre. Seules
les révolutions qui ne donnent pas le pouvoir aux révolutionnaires
sont sanglantes.
Le gouvernement mixte.― Aux premières heures de la lutte, des
comités ressemblant à l’organisation de la révolution russe furent
créés. Mais ces «soviets» étaient mort-nés. La réalité syndicale et
l’autonomie municipale dominaient la vie de la révolution. Les grands
congrès de la CNT et de L’UGT tenaient lieu de Constituante; il fut
décidé, à l’occasion de ces congrès, que le gouvernement de la
Généralité devrait bientôt faire place à un régime purement syndical
qui s’appellerait Junte de Defense. Par ce nom même, on désignait la
première tàche du pouvoir ouvrier, qui serait de combattre le fascisme;
toutes les questions de la révolution devaient être amorcées, mais non
résolues, avant la victoire. La CNT lançait des appels à l’ordre et
recommandait à ses adhérents d’ajourner les revendications
immédiates et de concentrer leur vigilance sur les questions
d’organisation syndicale; on élaborait des plans à l’échelle régionale
pour obtenir le plus grand contrôle syndical sur tous les domaines de
l’industrie et de l’administration. Les deux centrales syndicales
opposaient leur plan de syndicalisation ou de «collectivisation» à la
«nationalisation» étatiste. Tout le pouvoir devait passer entre les mains
des syndicats. Pour cette raison, on ne voulait pas de «gouvernement
révolutionnaire» et pas de forme définitive d’administration.
On n’y réussit pas. Nous avons exposé plus haut les raisons qui
amenèrent les organisations ouvrières à prendre leurs responsabilités
au gouvernement. Au lieu de supprimer l’ancien gouvernement, les
syndicats s’y intégrèrent. Le 26 septembre, la combinaison d’un
Conseil de la Généralité se présentait avec ce programme:
«Concentration maximale des efforts pour la guerre, n’épargnant
aucun moyen qui puisse contribuer à sa fin rapide et victorieuse.
Commandement unique, coordination de l’action de toutes les unités
combattantes, création de milices obligatoires et renforcement de la
discipline. ― Reconstruction économique par la mise en exécution du
programme du Conseil économique (suivant les onze points énumérés
ailleurs). ― Etablissement de la culture populaire sous le système de
la Nouvelle école unifiée.»
Le gouvernement se composait de trois membres de l’Esquerra
Catalane: Terradellas (Finances), Aiguade (Sécurité), Gassol (Culture);
trois anarcho-syndicalistes: Fabregas (Economie), Domenech
(Approvisionnement), Garcia Birlan (Santé); deux communistes:
Comorera (Services publics), Valdes (Travail); un Rabasseire: Calvet
(Agriculture); un membre du POUM: Nin (Justice); un membre de
l’Action catalane: Closas (sans portefeuille) et le lieutenant-colonel
Sandino (Guerre), indépendant.
La Batalla, organe du POUM, remarque que ce gouvernement ne lui
donne pas pleine satisfaction, mais qu’il résoudra avant tout les
problèmes de la guerre, qui priment tout. Solidaridad Obrera (CNT) se
montre satisfaite de ce que la dualité des pouvoirs ne persiste plus et
«s’abstient de faire des critiques méticuleuses». L’aile gauche du POUM et
les Jeunesses anarchistes estiment que le gouvernement réalise un pas
en arrière, puisqu’il rend à l’ancien Etat une autorité qui ne lui
appartient plus. Garcia Oliver regrette qu’une «intrigue politique» ait
pu mettre fin à l’organisation révolutionnaire de la lutte antifasciste.
Les partis républicains et le PSUC se montrent satisfaits du fait de se
retrouver sur le terrain qui leur est familier.
Le Comité central des milices se dissout. L’évolution révolutionnaire n’est
pas poussée plus loin, mais l’état de choses acquis est stabilisé, Le
nouveau gouvernement s’efforce de contenir les forces
révolutionnaires, d’en finir avec les «petits gouvernements» de
Comités, d’établir une autorité civile et militaire. Le partage des
pouvoirs entre les partis régionalistes et les organisations ouvrières
passe de la forme de la dualité à la forme d’une coalition. Le pouvoir
révolutionnaire s’est engagé à respecter le pouvoir légitime et à
poursuivre son œuvre dans la légalité. Ce gouvernement de coalition
conserve les réalisations révolutionnaires en mettant un terme à la
révolution spontanée.
L’initiative révolutionnaire était donc passée des masses au
gouvernement. Plus tard La Batalla caractérisera l’action de ce
gouvernement comme suit :
«Il créa les tribunaux populaires comme organe judiciaire de
l’antifascisme; il donna des droits politiques à la jeunesse; il vota la
loi de collectivisation des usines pour organiser le ravitaillement de la
population, il créa le conseil de distribution des vivres, qui combatit
avec succès la hausse des prix, les accapareurs et intermédiaires, il
organisa les patrouilles de contrôle qui assuraient le service de la
sécurité et conjugaient le pouvoir ouvrier avec la police, il légalisa la
vie des comités grâce à la loi sur les municipalités; il prépara la
création d’une armée révolutionnaire... En un mot, ajoute ce journal,
l’esprit de la révolution fut traduit en loi officielle de l’Etat.»
Mais le gouvernement mixte fit davantage. Ses décrets rétablirent le
pouvoir de l’Etat:
«7 septembre: la justice militaire est placée sous la contrôle du
ministère public de la justice civile, le 3 octobre, le tribunal populaire
de Barcelone étend sa compétence aux délits militaires.
En outre: attribution à la Présidence de toutes les fonctions du
ministère public, du droit de grâce, du régime des prisons, etc.,
qu’exerçait jusque-là le président de la République espagnole.
1er octobre: décret créant l’escorte du président de la Généralité.
3 octobre: dissolution du Comité central des milices antifascistes dont
les attributions militaires passent au département de la Défense et les
attributions concernant l’ordre public sont transférées au conseil de
la Sûreté.
4 octobre: mobilisation des hommes valides de 18 à 40 ans.
11 octobre: suspension de tous les Comités locaux qui entravaient et
rendaient impossible l’action de l’Etat, Il est fixé un délai pour
procéder, dans toute la Catalogne, à la nomination de nouveaux
conseils municipaux. Les organisations antifascistes locales
désigneront les nouveaux conseillers dans la même proportion que
celle existant dans le Conseil de la Généralité.
15 octobre: décret créant quatre tribunaux populaires à Barcelone
avec attributions particulières. Leur rigueur fut telle que le 5
novembre un autre décret créa un organisme constitué par les
présidents des quatre tribunaux ― qui étaient des juges
professionnels ― et deux procureurs généraux chargés d’examiner les
peines de mort prononcées par ces tribunaux.
28 octobre: militarisation des milices, qui seront soumises au Code de
justice militaire espagnol en vigueur avant le 19 juillet.
27 octobre-22 novembre: décrets ordonnant la restitution des armes
longues; ceux qui ne veulent pas s’en séparer doivent s’inscrire dans
les unitées destinées à des services de l’arrière.
16 novembre: dissolution de 3 000 offices juridiques des organisations
révolutionnaires.
4 décembre: le corps des Gardes catalanes est détaché du département
de la Sûreté intérieure ― où dominaient les délégués des milices ―
pour être rattaché à la présidence.
4 novembre-17 décembre: création de l’armée catalane.»
On voit que toutes ces mesures tendaient à renforcer l’autorité de l’Etat
catalan vis-à-vis des organismes particuliers, soit des municipalités,
soit des organisations, soit des milices. Les ouvriers se sentaient visés
par ces mesures et firent tout pour éviter leur application. Ils se
plaignaient de ce que les officiers sortis de l’école militaire de la
nouvelle armée catalane appartenaient à l’ancienne classe dirigeante
ou à la petite-bourgeoisie et ne représentaient pas l’autorité nécessaire
pour gagner la guerre et la révolution simultanément. Ils tenaient en
horreur particulièrement la soi-disant «militarisation» et l’application
du code militaire. On voyait donc naître une grande effervescence
autour du recrutement des volontaires; les syndicats voulaient éviter la
mobilisation des classes. Tant que la seule force de la République était
la milice ouvrière, les réalisations révolutionnaires étaient bien
défendues et il était sûr qu’elles seraient suivies d’autres; l’armée
populaire une fois soumise au commandement de l’Etat et envahie par
des éléments conservateurs, rien ne pourrait assurer la bonne marche
de la révolution. En fin de compte, les miliciens réussirent à ajourner
l’application des décrets; les patrouilles ouvrières dans les rues de
Barcelone continuaient à circuler, les gardes républicaines à être
noyautées par les miliciens, l’organisation de l’armée ne changeait
guère de structure. En revanche, les milices établirent un
commandement unique qu’elles confièrent à leur propre chef. Le
peuple garda les armes ― le décret du 22 novembre lui confirma même
ce droit ― et le gouvernement ne cessa d’être soumis à son contrôle. Le
gouvernement mixte n’arrivait pas à dissimuler la contradiction
intrinsèque de l’état de double gouvernement qui subsistait toujours.
Tout dépendait de la forme que prendrait la révolution syndicale.
L’économie syndicaliste.― Les syndicats sont les organes exécutifs du
gouvernement, et en même temps le pouvoir qui, dans la coulisse, lui
souffle le mot d’ordre; ils dirigent tout sans assumer la responsabilité,
ils sont tout et rien. Le syndicalisme semble marcher vers le triomphe
intégral. La syndicalisation obligatoire des ruraux est acquise de jure, la
syndicalisation des ouvriers est acquise de facto, et en outre, nombreux
sont les petits artisans qui affluent vers l’organisation syndicale. En
octobre, chacune des deux grandes centrales catalanes compte 500 000
adhérents. Le 22 octobre, un pacte est signé entre l’UGT et la CNT
préconisant les mesures économiques qui doivent assurer la victoire de
la révolution et de la lutte antifasciste; le 24, le décret concernant la
collectivisation de l’industrie est publié au Journal officiel; le 25, un
meeting monstre est organisé à la Plaza de Toros de Barcelone, où une
foule de 50 000 hommes salue les orateurs socialistes, communistes et
anarchistes.
Des quinze paragraphes du pacte UGT-CNT, nous citons les suivants:
« Nous contractons l’engagement formel d’exécuter les accords et les
décisions du Conseil de la Généralité. ― Nous sommes partisans de la
collectivisation des moyens de production... de tout ce qui sera
nécessaire aux besoins de la guerre. Cette collectivisation ne
donnerait pas les résultats désirés si elle n’était pas dirigée et
coordonnée par un organisme représentant la collectivité, en
l’occurrence le Conseil de la Généralité, où sont représentées toutes
les forces sociales. La petite industrie ne sera pas collectivisée, sauf s’il
s’agit d’éléments factieux et des nécessités inéluctables de la guerre;
dans ce dernier cas, on accordera aux expropriés ce qui assurera leurs
nécessités vitales, moyennant leur contribution personnelle et
professionnelle au département collectivisé. ― municipalisation de
toute l’habitation, excepté la petite propriété urbaine. ―
Concentration maximum des efforts pour contribuer à la fin rapide et
victorieuse de la guerre; commandement unique, création des milices
obligatoires transformées en une grande armée populaire;
renforcement de la discipline. La structure de l’industrie de guerre
sera établie par un accord entre les organisations ouvrières et les
conseilleries des Finances, d’Economie et de Défense. ― Nous devons
régulariser la production en accord avec les nécessités de la
consommation, déterminée par l’état de guerre dans lequel nous
vivons. ― Contrôle du commerce extérieur par les organismes
émanant de la Généralité. ― La terre appartient à la municipalité et
nous assurons l’exploitation individuelle à ceux qui ne sont pas
disposés à la réaliser collectivement. Les opérations de vente,
d’échange et d’acquisition de produits se réaliseront au moyen des
syndicats agricoles, [...] ― Nationalisation de la banque et contrôle
ouvrier des opérations de banques effectuées par la Conseillerie des
Finances s’appuyant sur les comités d’employés. ― Contrôle ouvrier
de l’industrie privée sans que cela signifie une menace pour la petite
industrie. ― Nous croyons que toute la politique financière et fiscale
du Conseil de la Généralité doit s’orienter exclusivement vers l’objet
fondamental de gagner la guerre. ― Culture populaire sous le signe
de l’Ecole unifiée. ― Collaboration politique, économique et militaire
avec le gouvernement d’Espagne, dès que participeront à celui-ci
toutes les organisations que nous représentons. ― Liberté du choix
des syndicats et action commune pour éviter toute espèce de
contrainte. ― Liquidation de l’activité nocive des groupes
incontrôlables qui mettent en péril la réalisation de ce programme.»
Les termes parfois incommodes et contradictoires de cet accord
reflètent la lutte qui s’est déroulée au sein de la commission entre les
syndicalistes purs de la CNT et l’étatisme marxiste du PSUC, qui
dirige l’UGT. Si la CNT a réussi à y faire figurer presque toutes ses
revendications révolutionnaires, l’UGT et le PSUC ont engagé la CNT
à respecter le gouvernement comme corps exécutif et législatif. En
revanche, la CNT a obtenu ce grand succès que du fait même de la
signature de cet accord le syndicalisme était reconnu comme base de
l’organisation sociale,
Le décret du 24 octobre sur la collectivisation ordonne:
«Les entreprises industrielles et commerciales de Catalogne se
classent en: a) entreprises collectivisées, dans lesquelles la
responsabilité de la direction incombe aux ouvriers qui la composent
et qui seront représentés par un conseil d’entreprise, b) entreprises
privées, dans lesquelles la direction reste à la charge du propriétaire
ou du gérant avec la collaboration et sous le contrôle du Comité
ouvrier.
Sont collectivisées toutes les entreprises occupant plus de cent
salariés, les entreprises appartenant à des éléments factieux ou dont
les propriétaires se sont enfuis; des entreprises moins importantes
pourront être collectivisées s’il est ainsi décidé par les ouvriers à la
majorité des trois quarts... Les anciens propriétaires ou gérants seront
employés dans la nouvelle entreprise si leurs capacités techniques ou
de gestion les rendront indispensables. Aucun ouvrier ne peut être
licencié dans une entreprise collectivisée.
Dans les entreprises où des intérêts étrangers sont affectés, le Conseil
de l’Economie convoquera les éléments intéressés pour traiter et
trouver une solution qui assurera la sauvegarde de leurs intérêts.
La fonction directrice des entreprises collectivisées sera remise à un
conseil d’entreprise, élu pour deux ans en assemblée générale par les
ouvriers et pris parmi eux. Ce conseil sera composé de 5 à 15
ouvriers, les diverses centrales syndicales y seront représentées
proportionnellement à leurs effectifs respectifs.
Ces conseils assureront les fonctions des conseils d’administration, en
tenant compte du plan établi par le Conseil général de l’industrie et
des règlements de leurs branches.
Tout ce qui concerne les marges des bénéfices, les conditions de vente,
le ravitaillement en matières premières, l’amortissement, la
constitution de fonds de roulement et de réserve, la répartition des
bénéfices, sera soumis aux dispositions des conseils généraux de
l’industrie.
[...] Le Conseil nommera un directeur, auquel il déléguera totalement
ou partiellement ses fonctions. Dans les entreprises de plus de 500
ouvriers, ou dont le capital est supérieur à 1 000 000 de pesetas, ou
dont la production intéresse Ia défense nationale, la nomination du
directeur devra être approuvée par le Conseil de l’Economie.
Fera partie du Conseil un représentant de la Généralité nommé par le
Conseil de l’Economie en accord avec les travailleurs.
Les Conseillers seront révocables.
Dans les entreprises privées, il est créé un Comité de contrôle dans
lequel seront représentés tous les services.
Ses ressorts seront: a) contrôle des conditions de travail, assurances
sociales, hygiène, discipline de travail, modifications de personnel; b)
contrôle administratif, financier, commercial; c) contrôle de la
production.
Les patrons présenteront aux comités ouvriers de contrôle les bilans
et mémoires annuels qui seront ensuite transmis au Conseil général
de l’Industrie.
Il est créé neuf conseils généraux de branche, à savoir: combustibles,
métallurgie, industrie textile, alimentation, industrie chimique,
bâtiment, livre, services publics, commerce et banques.
Les conseils généraux d’industrie seront constitués par: quatre
représentants des conseils d’entreprise de cette industrie, huit
représentants des diverses centrales syndicales, quatre techniciens
nommés par le Conseil de l’Economie.
Ils détermineront les plans de travail de l’Industrie et régulariseront
la production de leur branche. Leurs décisions seront exécutives.
Ils seront en contact avec le Conseil de l’Economie et règleront leurs
actes sur les décisions de ce Conseil, lui rendant compte de la marche
de leur branche économique.»
On voit que cette loi donne aux syndicats la plus grande influence sur
la gestion des affaires, et dans l’usine même et dans les organismes
centraux de régularisation. Par décret du 22 novembre, le contrôle de
la distribution fut confiée également aux syndicats. Il s’ébauche un
socialisme des producteurs, où ceux-ci mêmes, par l’intermédiaire de
leurs organisations, déterminent toute l’activité économique du pays.
L’économie catalane sera dirigée, non par un organisme étranger au
peuple, mais par les intéressés. L’Etat n’apparaît, à la lumière de ce
décret, que comme simple organisme de coordination, et est lui-même
noyauté par les syndicats qui siègent dans tous ses départements
délibérants et exécutifs. La Catalogne devait-elle se confondre avec le
syndicalisme intégral? Pour achever cette œuvre, l’Etat aurait dû
disparaître entièrement; or, on était en guerre.
La révolution agraire.― Dès le 6 août, trois semaines après la victoire,
la loi catalane de 1934, dont nous avons signalé l’importance dans
l’insurrection d’octobre, est remise en vigueur «pour servir de point de
départ à la future législation agraire»: la Catalogne se réserve encore le
droit à la révolution. Le 14 août le moratoire des prêts hypothécaires
est déclaré et le taux d’intérêt abaissé à 4%. Le 4 septembre, un décret
est promulgué contre l’usure. Le 21 octobre, le commerce extérieur est
pris en charge par l’Etat catalan.
«La collectivisation des très grandes propriétés vient à point pour
maintenir et stimuler les petites exploitations agricoles. Qu’il soit
bien compris que cette mesure ne signifîe pas que nous cherchons a
freiner le mouvement révolutionnaire du peuple, mais au contraire
qu’il s’agit là d’une garantie pour la masse campagnarde. Celle-ci
peut être persuadée que la révolution ne signifie pas la diminution de
ses droits et de sa liberté. Le vrai devoir de tous les révolutionnaires
est précisément d’offrir aux masses agricoles tous les recours et toutes
les garanties possibles, en créant un esprit de confiance.» (Décret du
30 août.)
Le gouvernement laissa à l’ouvrier le choix de rejoindre une
collectivité ou de rester chez le patron ― qui est un petit propriétaire en
Catalogne, les grands étant expropriés ― mais il oblige tout le monde,
ouvriers et propriétaires, à adhérer à un syndicat qui s’occupe de
ravitailler le village en vivres et en moyens de production et d’écouler
les marchandises produites. De cette façon, entière liberté devait être
assurée à chacun, et en même temps, le paysan devait jouir du fruit de
son travail. Le syndicat assure la vente et la rémunération et supprime
les usuriers et mercantis. En décembre 1936, le conseiller à
l’Agriculture, le vigneron Calvet, stoppa les mesures de collectivisation
en décrétant:
«Les terres affermées à des cultivateurs directs ou constituant un
patrimoine familial, et dont l’étendue ne dépasse pas la capacité
d’exploitation d’une famille, ne pourront être socialisées, ni changer
de propriétaires sans autorisation préalable.»
Cette mesure devint nécessaire pour arrêter les collectivisations forcées
qui aliéneraient les paysans à la révolution.
Le décret concernant la «syndicalisation» obligatoire définit les buts
des organismes qu’il crée: réglementer la production et la distribution,
ainsi que la transformation des produits agricoles, subordonner la
production aux nécessités de l’approvisionnement de la population,
garantir au cultivateur une juste rémunération de son labeur; établir
des organismes auxiliaires, tels que le crédit agricole, l’assurance
mutuelle et l’achat en commun; administrer les exploitations saisies
par le gouvernement à la suite de l’insurrection.
L’œuvre accomplie.― L’«incautation» des usines devait s’accompagner
d’une organisation technique et économique nouvelle au point de vue
tant social que militaire. Avec les milices étaient partis les premiers
camions blindés; avec la réorganisation des milices la fabrication de
matériel de guerre s’imposait. Ce fut l’œuvre des syndicats ouvriers;
personne ne les aidait dans cette dure tâche qui demandait une rude
abnégation. La CNT avait délégué Eugenio Vallejo, du syndicat de la
métallurgie, pour mettre au point l’industrie de guerre; il s’installa
dans les ateliers de la Société d’automobiles Hispano-Suiza et sous son
instigation, on travailla jour et nuit à la tâche commune. Des ouvriers
CNT collaboraient avec des ouvriers UGT, oubliant toutes les
anciennes querelles de doctrine, pour apprendre la nouvelle
technique et en tirer le plus grand rendement possible. La
Commission des industries de guerre, constituée au sein du Conseil
économique, sut s’assurer les services des meilleurs travailleurs de
Catalogne, tant des techniciens que des organisateurs. Les syndicats y
apportèrent leur expérience et leur compétence. Le résultat de ces
initiatives coordonnées est susceptible de laisser rêveurs les
stakhanovistes russes:
«Quand le 15 août fut constitué la Commission des industries de
guerre, huit usines travaillaient qui payaient à leurs ouvriers 150 000
pesetas; le 15 septembre, il y avait 24 usines et 268 000 pesetas par
semaine, jusqu’à arriver au chiffre actuel (juillet 1937) de 290 usines
de guerre qui reçoivent en salaires 3 500 000 pesetas par semaine
versés à 150 000 ouvriers... En plus on ouvrit une mine de ferro-
manganèse dont l’exploitation contrôlée par la CNT a contribué au
succès de l’entreprise.
Grâce à sa capacité d’adaptation, le prolétariat catalan a pu construire
depuis la cartouche jusqu’au moteur d’avion en passant par les
canons, les tanks, les obus et bombes d’avion.»
Malgré la pénurie des matières premières la Catalogne arrivait à
fournir du matériel de guerre pour l’Espagne gouvernementale.
Beaucoup d’usines qui avaient fabriqué des objets de consommation
furent transformées en usines de guerre. Le Conseil économique créa
une organisation planiste modèle pour assurer le fonctionnement
normal des services publics et des usines fournissant les matières
premières. Il augmenta non seulement le rendement technique, mais
encore l’exploitation des sources naturelles d’énergie et des gisements.
En pleine guerre, une grande œuvre de civilisation a été accomplie
surtout dans l’électrification. Les services dépendant de l’importation
de matières premières fonctionnent toujours mal, notamment
l’industrie textile, qui ne peut acheter ni laine ni coton, et les chemins
de fer qui manquent de charbon. Le ravitaillement de la population en
vêtements souffre encore du fait que la livraison des nouvelles tenues a
l’armée prime toute autre commande.
L’équipement économique de la Catalogne lui permettrait de
ravitailler une grande partie de l’Espagne en vêtements, produits
chimiques, meubles, objets d’entretien. Coupé de ses débouchés et
fournisseurs naturels, le tiers de l’industrie chômait, tandis que
d’autres usines n’avaient ni assez de main-d’œuvre ni assez de
matières premières. Il fallait subvenir au manque de matières
premières, trouver de nouveaux débouchés, et au besoin transformer
l’industrie selon les nouvelles conditions économiques. La question du
commerce extérieur fut résolue par l’intervention russe; on payait le
matériel de guerre par l’exportation de vins, d’alcool, de vinaigre, de
meubles, etc. Le problème des carburants et de la puissance motrice en
général ne fut jamais résolu d’une matière satisfaisante: l’électrification
est, par sa nature même, une œuvre de longue haleine qu’on pouvait
entamer, mais qui serait longue à accomplir. La Catalogne n’étant
qu’un petit pays, toute tentative d’y installer une économie fermée
était vouée à l’échec. Pour entretenir la production, il fallait prélever
les fonds nécessaires sur le compte en banque des anciennes
entreprises ou même avoir recours au crédit public. Beaucoup d’usines
spécialisées travaillaient à perte et accumulaient de grands stocks; mais
en tout cas, on a évité l’arrêt de la production. Les difficultés ne furent
patentes que lorsque la pénurie des matières premières se fit sentir.
Pour remédier à cet état de choses, il aurait fallu établir un plan de
production. Cela se heurta aux jalousies entre partis et on n’arrivait
qu’à des plans partiels, l’œuvre des syndicats pour la plupart.
Nous avons insisté plus haut sur tout ce qui a été obtenu dans le
régime intérieur des usines et dans l’organisation des industries en
général. Les syndicats continuaient à être l’instrument de
l’organisation directe, mais l’Etat exerçait le droit de regard et
confirmait la nomination des directeurs techniques. Le double
gouvernement industriel impliquait une tendance socialiste. Ce qui,
aux yeux des ouvriers confédérés, manquait encore ressort d’un
questionnaire que le Comité régional de la CNT a adressé en février au
Comité correspondant de l’UGT, en vue d’une liaison organique des
deux centrales syndicales, On y lit: Faut-il aller à la socialisation de
toute la production sur la base de la Fédération d’industrie et sous la
direction d’un Conseil technique issu de la représentation
proportionnelle des deux centrales syndicales? (Cette question
s’attaque à l’ingérence des partis et de l’Etat dans la direction des
usines et tend à soustraire l’UGT à la tutelle politique du PSUC.) Faut-
il créer le Conseil général de l’Economie qui unifierait le financement
et contrôlerait le Conseil technique de chaque industrie en vue
d’organiser la production? (C’est dire qu’on n’était pas satisfait de la
situation créée par le double gouvernement où la gestion financière
dépendait en partie du gouvernement de la Généralité?) Faut-il établir
le salaire unique familial? (Autrement dit: faut-il procéder à la
distribution socialiste immédiate?) Sous quelle forme? (Donc, on se
rendait compte des difficultés qui subsistaient encore.) La propriété
urbaine doit-elle passer au pouvoir des municipalités? (Comme nous
l’avons indiqué plus haut, les communistes s’étaient engagés à établir
le principe du rachat des propriétés.)
Les revendications socialistes qui étaient contenues dans le
questionnaire confédéral ne furent pas considérées comme base utile
de pourparlers par l’UGT, et c’est ainsi que la condition préalable de
toute tentative socialiste, l’unité syndicale, ne fut pas réalisée. La
révolution en était donc réduite à se développer sur le plan local,
coopératif et professionnel et ne fut guère poussée sur le plan régional.
Aucune grande mesure révolutionnaire ne fut prise par le Conseil
de la Généralité après son remaniement en décembre.
Retour de la «Politique».― Nous avons indiqué plus haut que le
POUM devait démissionner, le 18 décembre, devant l’ultimatum russe.
Bien que l’importance de ce parti ne correspondit nullement à
l’affairement qu’il savait déployer à l’étranger, ce départ marquait un
point tournant de la révolution. Frapper d’exclusive un parti
révolutionnaire, c’était rompre l’unité du prolétariat. On ne pouvait
mener à bien cette opération qu’après avoir dissous les comités locaux.
L’initiative de la révolution était passée de la base aux chefs, c’est-à-
dire qu’elle était soumise désormais au marchandage des
organisations. Le gouvernement se libérait de plus en plus du contrôle
de la base, la concentration gouvernementale, de son côté, rendit les
organisations ouvrières plus indépendantes de leurs adhérents.
D’autre part, ce recul social était accompagné d’un pas en avant du
point de vue économique. L’autorité des organismes centraux se
trouvait accrue par rapport à celle des comités d’usine; on allait, enfin,
procéder à l’application d’un plan de travail. L’ancien conseiller à
l’Economie, Fabregas, qui avait favorisé une sorte de «capitalisme
syndical», fut remplacé par son coreligionnaire Santillan, qui était
planiste. C’est lui qui installa l’économie dirigée en Catalogne, grâce à
l’intervention renforcée de l’Etat dans la gestion technique des
entreprises. Les divers services furent coordonnés et l’on arriva à
obtenir de la production les résultats voulus, ou plutôt exigés par la
guerre et la pénurie.
Plus tard, Santillan fut remplacé par le communiste Comorera qui, peu
embarrassé par des scrupules de doctrine, se précipita tout de suite
dans une sorte de NEP selon le modèle russe. Convaincu que les
capitalistes savent toujours se débrouiller dans les affaires, il promit
des gains intéressants aux commerçants qui sauraient trouver les
matières premières nécessaires et écouler les produits catalans. En
effet, malgré le monopole du commerce extérieur, tout le domaine
du commerce fut rendu au régime capitaliste.
Le 20 décembre, le nouveau ministre publia 58 décrets élaborés par le
conseiller aux Finances, M, Terradellas, et qui tendaient a arrêter la
révolution. En même temps, Comorera, conseiller au Ravitaillement,
abandonna l’organisation syndicale des marchés alimentaires, le
monopole du commerce extérieur et le système du barême des prix.
Dans les conditions de guerre, sous l’autarcie involontaire, cet abandon
amena aussitôt la hausse des prix. On comprend difficilement que la
haine des syndicats ait amené ce communiste à oublier toute prudence
qui s’imposait en temps de guerre. Cette lutte de classe, menée au
profit d’une minorité nationale et d’une puissance étrangère, est à la
base de la pénurie qui devait frapper la Catalogne en 1938. On touche
ici, de nouveau, aux deux points cruciaux de cette guerre: l’Etat lié aux
classes moyennes lutte contre la classe ouvrière, et tous les deux
sacrifient l’intérêt de la guerre à leur intérêt de classe, tandis que le
prolétariat fait des sacrifices toujours plus grands sans pouvoir
imposer à ses alliés une organisation efficace.
Le 12 janvier, les 58 décrets relatifs aux finances furent mis en vigueur;
ils donnèrent pleins pouvoirs à M. Terradellas, rendirent définitive la
municipalisation des services publics, abolirent l’autonomie financière
des municipalités, soumirent à la surveillance de l’Etat les entreprises
nationalisées et les banques, instituèrent plusieurs taxes et impôts fort
impopulaires, frappèrent les entreprises collectivisées d’un nouvel
impôt sur le chiffre d’affaires et d’un timbre spécial pour la formation
de nouvelles sociétés, et octroyèrent, enfin, à toute personne ayant
résidé en Catalogne avant le 19 juillet, le droit à des dommages-intérêts
pour des biens perdus ou détruits à cause des événements.
Une autre position révolutionnaire fut détruite par un décret affectant
la police secrète à un organe de l’Etat et transformant le Comité des
investigations des milices en Comité de vigilance.
Ce «train» définit, pour la première fois, les limites des révolutions
régionaliste et sociale. Il attribua à la Généralité les fonctions d’un Etat
vis-à-vis de «Valence» et vis-à-vis des municipalités et syndicats. La
révolution démocratique catalane se décomposa. A Barcelone, les
milices ne sont plus populaires, les vêtements bourgeois
réapparaissent, le pourboire est de mise à nouveau. On dit «Senor» et
«usted» au lieu de «salud» et «camarada».
Thermidor s’organise.― La Catalogne résistait toujours à l’emprise de
l’Etat central et de l’esprit de la guerre. Le pouvoir régionaliste se
servait des masses révolutionnaires pour conserver son indépendance
vis-à-vis de Valence et le mouvement révolutionnaire s’abritait
derrière le pouvoir regionaliste. En janvier, la première «sublevaciôn»
(soulèvement) eut lieu à Fatarella contre les autorités locales
anarchistes.
Depuis janvier, les communistes provoquaient des crises ministerielles
en Catalogne, empêchant les anarchistes de consolider l’organisation
économique et la Généralité d’établir un commandement unique
catalan. D’autre part, les républicains catalans s’allièrent aux
républicains de Valence. Le 27 février, Companys annonça des
mesures draconiennes contre les «incontrôlables» et mit en demeure
les anarchistes de se soumettre aux mesures de mobilisation générale
du gouvernement central. Le 3 mars, un train de décrets relatifs à la
sécurité intérieure abolit la base légale du pouvoir ouvrier: la Junte de
sécurité devait être remplacée par un nouveau conseil sous la direction
du ministre; les patrouilles de contrôle et la police de l’Etat devaient
être dissoutes; les comités des milices et les conseils municipaux de
sécurité devaient être supprimés; l’adhésion à une organisation
politique ou syndicale deviendrait incompatible avec l’exercice d’une
fonction publique. Mais ces décrets ne furent pas appliqués.
Les conseillers anarchistes protestèrent; ils n’apparaissaient plus aux
réunions du ministère. Les milices, les Comités de vigilance, les
patrouilles de contrôle ne se laissaient pas faire; une véritable
guérilla se déroulait dans toute la Catalogne. Les forces policières
nouvellement constituées cherchaient à dissoudre les milices
révolutionnaires. On se volait les armes et on ne les envoyait pas au
front. Le 5 mars, les communistes s’emparèrent de douze tanks
nouvellement fabriqués qui se trouvaient dans un dépôt appartenant
au Conseil de la Défense.
La crise était ouverte en permanence; de nouveau la Catalogne avait
deux gouvernements. Les républicains et les communistes étaient
décidés à ne pas faire la guerre sans obtenir le recul de la révolution,
les anarchistes n’acceptaient pas cette alternative. Ils parlaient
ouvertement d’un «deuxième juillet» qui approchait. «Avant de prendre
Saragosse, il faut prendre Barcelone». La guerre était devenue tripartite.
La bataille de Barcelone.― Le 16 avril, Companys forma un nouveau
gouvernement, sous la direction de Tarradellas, auteur des décrets
visant à la nationalisation de la police. Fin avril, Valence invita le
président Companys à agir vite, s’il ne voulait pas gâter les
négociations internationales que le gouvernement avait entamées. Un
ultimatum fut adressé aux anarchistes: ils furent sommés de remettre
les armes et d’accepter le décret de sécurité dans les 48 heures. Là-
dessus, les premières escarmouches s’engagèrent à Barcelone, le 30
avril et le ler mai. On craignait les affrontements, au point qu’on décida
de ne pas célébrer le Premier Mai. Des groupes armés de la FAI en
vinrent aux prises avec la police et avec les communistes. Dans la nuit
du 2 mai, ils désarmèrent des policiers chargés de leur enlever leurs
armes.
Le 3 mai, Rodriguez Sala, commissaire de l’Ordre public à Barcelone,
fit irruption dans la Centrale téléphonique, place de Catalogne. Cet
édifice, importante position stratégique, était, depuis juillet, sous le
contrôle des syndicats; la garde y était montée par les anarchistes. Les
policiers occupèrent les premiers étages, mais furent arrêtés dans
l’escalier.
Une bataille s’engage; les ouvriers confédéraux, vite alertés, viennent
construire des barricades; dans toute la ville, devant les maisons des
syndicats et des partis, devant l’hôtel de ville, dans les faubourgs, on se
bat. Les ouvriers syndiqués sont unis, pour une deuxième fois,
contre la police, les «mozos» de la Esquadra et les communistes. Ils
tiennent toutes les positions. On compta 1 000 à 1 500 tués selon les
communiqués gouvernementaux. Les ministres accourent prêcher le
calme. Un gouvernement de la Généralité hâtivement constitué ne
parvient pas à siéger, le représentant de l’UGT étant tombé dans le
combat. Au troisième jour de combat, l’armistice est conclu, les
anarchistes donnent l’ordre de la retraite. Valence envoie un navire de
guerre et des détachements de police. Il prend à sa charge le service
d’ordre et transmet au général Pozas les pleins pouvoirs. C’était la fin
de la Catalogne et de la révolution.

CHAPITRE XIV

LA GUERRE DEVORE LA RÉVOLUTION

«Il y a un point sur lequel notre


collaboration pourrait être menacée.
Quel est ce point, c’est mon secret
aussi bien que celui des
anarchistes.»

(Companys
.)

Nous avons vu la guerre des classes coïncider avec la défense


républicaine. L’Espagne révolutionnaire, dans sa joie de créer une
nouvelle société, faisait des efforts héroïques pour venir à bout de son
Etat sergent. A trois reprises, en juillet, en novembre et en février, la
levée en masse révolutionnaire a battu le fascisme militariste. En
décembre, l’avance des généraux semble arrêtée; la transformation de
la Catalogne en pays syndicaliste paraît acquise; la réforme agraire a
fait un bond en avant; l’organisation politique de la Péninsule en
démocratie fédéraliste et République de type progressif se dessine; les
milices organisées sous le commandement unique d’un gouvernement
embrassant toutes les forces antifascistes semble l’ébauche d’un
pouvoir populaire de demain.

Mais la guerre continue et soumet à son empire toute l’organisation


politique, économique et militaire du gouvernement. Les milices qui
font la guérilla peuvent se permettre de chérir les idées libertaires; les
milices qui font une guerre moderne doivent adapter ses méthodes,
son esprit, sa discipline, son matériel, sa tactique. En se transformant
en Armée populaire, les milices prennent l’esprit militaire; en se
battant avec le militarisme, elles se soumettent à lui. Cette armée qui se
bat pour la liberté et qui perd chaque jour un morceau de sa liberté ―
c’est la véritable image de la tragédie qui se déroule dans le camp de la
liberté. C’est la victoire suprême des généraux d’avoir obligé leurs
adversaires à se conformer aux lois de la guerre. Ils ont transféré la
barricade au milieu du camp gouvernemental, voire, dans le cœur de
chaque milicien. Il faut choisir: ou bien mourir avec l’idéal, ou bien
prendre les armes pour le défendre ultérieurement.

La guerre était plus forte que la révolution. Ses nécessités semblaient


d’abord appeler des solutions revolutionnaires; mais son organisation
élimina l’organisation civile de la révolution.

«Nous devons créer les milices sous un commandement unique, mais


d’abord, nous devons garantir la collaboration de tous dans sa
direction, pour que l’union sacrée que nous préconisons contre le
fascisme soit mise sur une base indestructible... La politique vieux
style est en divorce avec les organes nouveaux de l’économie et de la
politique qui ont surgi de la révolution, et c’est précisément cette
confusion qui peut causer l’échec», dit la CNT.

Mais le Conseil de Défense qu’elle préconise, ne voit pas le jour; les


anarchistes finissent par céder, comme nous l’avons vu, et la
révolution reste sans organe civil qui la dirige et qui impose à l’armée
sa façon de voir. Au contraire, les organismes civils se confondent l’un
après l’autre à l’organisation militaire. La mobilisation des classes se
substitue à la levée en masse, la mobilisation des ouvriers dans les
usines remplace la collectivisation. L’appel à la discipline prend la
place de l’appel révolutionnaire.

Dans l’absence, ou par le recul des institutions civiles de la révolution,


les milices elles-mêmes deviennent de nouveau le foyer de la lutte
révolutionnaire. Elles s’insurgent contre le rétablissement d’une
autorité non-révolutionnaire. Durutti dit à ses camarades: «Tu lutteras
pour le commandement unique exercé par le Conseil national de Défense au
nom du peuple, par le peuple et pour le peuple. Pu exigeras que le
gouvernement s’incline devant la souveraineté du peuple. Tu extermineras
sans pitié tout individu qui voudrait s’ériger en despote.» C’est clair.

En septembre, pour la première fois, la «Colonne de fer» anarchiste


descend du front de Teruel, où elle lutte avec acharnement contre
l’ennemi, à Valence pour exiger le désarmement de la Garde
républicaine, l’envoi immédiat au front de tous les autres corps (gardes
d’assaut, Sûreté, carabiniers, douaniers, etc.) et la destruction
immédiate des archives et fichiers des institutions de l’ancien Etat. Elle
se bat victorieusement avec les gardes civils et le gouvernement la
supplie de retourner au front, en promettant de prendre en
considération ses revendications. Elle déclare: nous nous préoccupons
au même degré des problèmes de l’arrière que des mesures du front;
nous avons décidé d’intervenir lorsque Valence, loin d’être pour nous
la sécurité, est devenu un motif d’anxiété.

La mobilisation des classes 32 et 33 et l’application du code militaire


font bondir non seulement les anarchistes, mais encore toutes les
milices.

«C’est renoncer au principe fondamental de la révolution, le milicien


ne veut pas être un instrument passif d’une volonté étrangère au
peuple.

C’est désarmer le peuple qui a sauvé la République; jamais nous


n’admettrons que nous soient enlevés les fusils conquis au prix de
notre sang.»

La CNT fait connaître à ceux qui se réjouissent de son incorporation au


gouvernement: «Vous ne nous connaissez pas.» En effet, une lutte
clandestine et sournoise est engagée entre les différents services
gouvernementaux ; les syndicalistes sont prêts à sacrifier leurs idées, à
exécuter tout ordre du commandement unique, mais ils ne laissent pas
les armes. Leurs unités de milices conservent leur caractère de
groupements révolutionnaires; ils continuent à contrôler les officiers;
ils n’acceptent pas les commissaires du ministre de la Guerre. Ils
continuent d’exproprier et d’administrer les terres occupées. Les
commissaires du ministre de la Guerre luttent contre les responsables
des organisations; les milices sont encore loin de se considérer comme
organes de guerre.

Les syndicats, eux aussi, sont soucieux de ne pas perdre leur influence.
CNT et UGT concluent un pacte en Catalogne, publient un journal
commun à Valence; elles s’opposent à la nationalisation et à la
municipalisation des entreprises qu’elles contrôlent.

Désireux de laisser libre cours à la révolution sans entraver les


opérations de guerre, les anarchistes s’abstiennent d’ériger une
dictature anarchiste et s’engagent dans la voie de la collaboration avec
l’ancien Etat.
Parmi tous les leaders anarchistes, Durutti seul avait l’esprit assez clair
pour exiger, au milieu de l’enthousiasme général de la communauté
antifasciste, le délogement des anciens leaders politiques. On ne
l’écoutait pas. Et Durutti lui-même s’en allait en guerre, pour
combattre le fascisme, et ne se mêlait pas des tactiques de l’arrière. Son
esprit généreux, qui aimait la lutte plus que la discussion, offrit ce
sacrifice; il tomba victime d’une balle lâchement tirée par derrière.

Les anarchistes ont appuyé leur tactique sur cet argument grave: si
nous avions pris le pouvoir, isolés dans le monde et en face d’une
guerre sans quartier, nous aurions compromis notre œuvre. Nous
avons agi comme nous l’avons fait pour pouvoir developper notre
action sociale à l’abri d’une coalition démocratique dans l’action
militaire. En effet, les anarchistes ont essayé d’agir sur deux plans
différents, laissant l’entière liberté politique à toutes les tendances
révolutionnaires et poussant en avant l’organisation socialiste par la
prise du pouvoir économique. L’organisation syndicale devait se
développer librement et se substituer, en la délogeant, à l’organisation
politique devenue caduque. On ne peut guère qualifier ce
raisonnement de tactique, c’est une façon de penser, gràce à laquelle
les anarchistes sont arrivés à conserver leurs cadres et dans leurs
organisations, leur influence dans l’armée, l’esprit anti-étatiste de leurs
adhérents; c’était un parti gouvernemental qui n’était ni parti ni
gouvernemental, c’était une opposition qui offrit au gouvernement, en
toute sincérité, tous ses bons services.

C’est donc le «double gouvernement» qui est la constitution de


l’Espagne pendant six mois: les pouvoirs syndical, régional, milicien,
municipal, organisent la vie quotidienne et la «petite guerre»; le
gouvernement de «l’Etat fossile» organise la guerre internationale, la
politique étrangère et les finances nationales. Dans l’esprit des
révolutionnaires, cette ancienne machine est un organe purement
exécutif et parfaitement neutre, qui, un jour, après la victoire, sera
superflu et mourra.

Il n’en est pas ainsi: cette vieille machine s’avère difficile à manier; elle
a sa propre volonté; elle centralise, elle organise la guerre à sa façon,
elle impose sa façon d’être aux milices; bref, elle traduit l’esprit de la
guerre et fausse l’esprit de la révolution.

De plus, de nouvelles forces se dressent derrière l’ancien Etat, forces


que l’Espagne n’a jamais connues: le jacobinisme représenté par les
communistes, les amis de Prieto, les commissaires, les militaires de
Madrid, le ministre des Affaires étrangères. Ces forces se fussent-elles
alliées aux tendances révolutionnaires que la guerre n’aurait pas
dévoré la révolution!

Or, les «jacobins» misaient sur l’aide franco-anglaise, sur l’armée


populaire, sur «l’Ocident».

Les forces «occidentales» ne pouvaient guère espérer accéder au


pouvoir sans combattre la conception révolutionnaire de la guerre.
C’est ainsi qu’elles se faisaient les champions de la guerre nationale et
de l’Etat populaire, traduisant ainsi l’esprit de la guerre.

Plus la guerre dégénéra en guerre internationale, plus elle devint, du


côté gouvernemental, une guerre d’indépendance contre l’envahisseur
étranger. Dans un discours prononcé en janvier, le ministre des
Affaires étrangères constate:

«Un nouveau patriotisme est en train de donner à l’antifascisme une


cohésion de granit, dans laquelle on n’aperçoit souvent qu’à grande
peine les limites des différents blocs qui le composent.»

Les anarchistes eux-mêmes ne se dérobent qu’à grand-peine aux


exigences de la nouvelle situation. A Barcelone même, la cause de la
guerre n’est pas moins populaire que la cause de la révolution.

La guerre dévorera-t-elle la révolution ou la révolution organisera-t-


elle la guerre?

Certes, la guerre elle-même exige des mesures révolutionnaires telles


que la nationalisation des industries de guerre, l'expropriation des
ennemis de l'arrière, la destruction de tous les cadres éventuels de
désorganisation, la mise sur pied d'une économie de guerre, mesures
que les autorités de l'Etat ne sauraient prendre sans laisser aux
syndicats le soin de les exécuter.

La balance oscille encore longtemps, car, à l'opposé des généraux, le


gouvernement doit toujours solliciter le concours librement consenti
des masses; elle penche définitivement en faveur de la guerre, lorsque
les questions de politique extérieure commencent à peser sur le
développement révolutionnaire.

Le 27 avril, les anarchistes constatent qu'ils sont trahis:


« On conspire contre la révolution à l'intérieur et à l'extérieur, on
conspire dans les hautes charges officielles comme dans les postes les
plus insignifiants. Il existe des éléments antifascistes qui ne
s'arrêtent pas une seconde, développent une extrême activité dans la
but prémédité d'annuler la vigoureuse avance que réalise le
prolétariat... La tentative échouée de médiation que prétendirent nous
faire accepter "nos amis les Anglais" est un embryon contre-
révolutionnaire qui compte un certain nombre d'oadeptes dans
certaines zones de lantifascisme incolore qui est une caractéristique de
quelques personnages de premier plan... La formule antiprolétarienne
proposée par M. Churchill rencontre de grandes sympathies parmi les
hommes d'affaires britanniques et parmi les spéculateurs de la
politique d'Espagne. Déjà, dans un récent éditorial, nous fixions
notre position. Il convient d'ajouter que les amis du « il ne s'est rien
passé » projettent de fendre l'opposition de granit des organisations
ouvrières en créant la zizanie parmi les ouvriers dans le but de se
battre, dans le bloc prolétarien, et une brèche par laquelle pourrait
s'infiltrer le projet d'amnistie ourdi par la réaction capitaliste
internationale, très dignement représentée, en l'occasion, par la
démocratie anglaise. Il n'est guère nécessaire de citer des cas concrets
qui mettent en évidence ce souci anti-unitaire de quelques secteurs
antifascistes. Ils sont de tel calibre que tous les travailleurs peuvent
facilement les apercevoir... »

Une semaine plus tard, la guerre est devenue tripartite.

La bataille de Barcelone marque le point tournant; le peuple


démocratique et «foncièrement anarchiste », comme dit le Comte de
Mondèque, oppose une dernière résistance à l'emprise de l'Etat, de la
guerre et du jacobinisme, à tout ce qui est « occidental » en Espagne,
Subjugué, il renonce à sa conception de la guerre révolutionnaire, se
soumet aux exigences de la guerre nationale et se fait intégrer dans
l'Etat républicain.

La révolution spécifiquement espagnole prend fin en mai 1937.

La vieille Espagne, l'Espagne rêveuse et libertaire quitte la scène, une


nouvelle nation naît, forgée par la guerre « à l'européenne ». C'est
l'heure des jacobins.

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