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Arcade, whisky,
costards : portrait
de Nagoshi, père
de Yakuza
par Victor Moisan

17 minutes de lecture

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19 avril 2018 à 16h00 0 commentaire

Lecture de nuit
Alors que le sixième opus des
Sommaire aventures de Kazuma Kiryu
vient de sortir chez nous et
OFFRIR L'ARTICLE AZ8KRV que Yakuza n’a jamais été
Offrez cet article en lecture gratuite aussi populaire en dehors de
pendant 24 heures à un ami
son pays, nous revenons sur la
carrière de son créateur – Toshihiro Nagoshi – figure
essentielle de SEGA, dont il est à la fois le mauvais garçon
et le plus fidèle historien.

A lire aussi : Yakuza 6, Hiroshima mon amour

En plus de vingt-cinq ans de carrière, le visage de Toshihiro Nagoshi a


bien changé. C’est peut-être la première chose qu’on constate lorsqu’on
s’intéresse au créateur de Yakuza
Yakuza. Novice au look ordinaire au début de
sa carrière en 1989, l’homme a progressivement réinventé sa plasticité au
fur et à mesure que sa peau brunissait sous les UV, que ses sourcils épilés
épousaient l’affinement de son nez et que ses cheveux adoptaient une
coupe à ras de caïd. C’est comme s’il s’était transformé en personnage de
ses propres jeux à force d’arpenter les rues grasses et les bars de nuit de
Kabukicho pour s’imprégner de ce cadre typé, bastion de sa série au long
cours.

Parmi les concepteurs incontournables de SEGA, Nagoshi


est celui qui est le plus soucieux de projeter une certaine
image de lui-même comme de son entreprise. Il n’est pas
étonnant qu’en 2012 la firme ait choisi de le nommer CCO
(chief creative officer), grand responsable de la marque, du
marketing et de sa cohérence artistique. Plus qu’une lubie,
le prestige du haut de gamme et des grands noms de la
mode constitue depuis longtemps un art de vivre pour celui
qui roule en Ferrari et qui ne jure que par Gucci (il
rencontra sa femme dans un magasin Gucci où, dit-il, elle
lui fit essayer “le parfait costume” !) Après tout, le quartier
de Kamurocho que nous parcourons dans les Yakuza n’est-
il pas un vaste terrain d’affichage saturé de néons
publicitaires, labyrinthe d’images de marques ?

« Quand j’ai enfilé ma première chemise Gucci, j’ai pensé :


“Voilà ce à quoi mon corps devrait ressembler.” Je suis
convaincu que les chemises font ressortir ce qu’il y a de
mieux chez moi, et j’adore cette marque pour ça.
Toshihiro Nagoshi (Edge, janvier 2003)
»

Cinéma de quartier

Pourtant, Toshihiro Nagoshi naît en 1965 loin des tendances et du tohu-


bohu des métropoles, à l’extrême pointe ouest de Honshu, dans la petite
ville de Shimonoseki (préfecture de Yamaguchi). Issu selon ses dires
d’une “famille de vendeurs de poisson qui ne s’intéressent pas aux
technologies”, Nagoshi trouve son refuge dans les salles obscures.
Davantage qu’avec les mangas ou les anime pourtant férocement
appréciés dans les cours de récré, c’est avec le cinéma populaire qu’il
développe sa fascination pour l’image. Les années 1970 lui donnent le
goût des serials, influence incontestable de la saga Yakuza
Yakuza. D’une part,
cette décennie cinématographique voit l’âge d’or de Bruce Lee, que
Nagoshi définit encore comme “le personnage ultime” (Opération
Dragon, avec son tournoi d’arts martiaux, est son Lee préféré). D’autre
part, c’est à cette époque que sortent au Japon les premiers films de Tora-
san, antihéros malheureux en amour qui fut incarné par Kiyoshi Atsumi
dans pas moins de 48 opus. Chaque épisode suit le même canevas rythmé
par une série de gags et de rebondissements romantiques, avant de se
clore sur une inévitable déception amoureuse. Difficile de ne pas
reconnaître dans ce mélange doux-amer, loufoque et sentimental, la
répétition structurelle des Yakuza
Yakuza, œuvre elle aussi centrée sur un
perdant magnifique.
Dès son entrée dans l'industrie du jeu, Nagoshi détonne par son caractère et son apparence

C’est donc pour étudier le cinéma que Nagoshi monte à Tokyo où il


obtient un diplôme à l’université des arts et du design. Peu de temps
après, il est embauché par SEGA ; l’industrie est alors avide de talents
capables de brouiller la frontière entre jeux et septième art. Nagoshi
entre chez le géant du jeu vidéo en tant qu’illustrateur, chargé de
l’apparence des personnages, des décors et des effets, mais très vite fait
parler lui lors d’une réunion mémorable. En pleine réflexion sur le demo
mode d’un titre d’arcade, les pontes du département se font couper la
parole par un jeune homme un peu présomptueux dont les idées font
mouche tant elles condensent avec force et simplicité l’essence du jeu
qu’ils essaient tant bien que mal de présenter. Le grand patron le félicite
et lui demande où il a appris le marketing. “Je ne sais rien des enjeux du
marketing, mais il m’a semblé que ce dont nous discutions était très
proche de ce que j’ai étudié à propos du cinéma”, lui répond le jeune
homme. On lui confie alors la responsabilité de séquences animées,
qu’on n’appelle pas encore séquences cinématiques. “C’est tout juste
l’époque où la technologie est passée de la 2D à la 3D et où le réglage des
caméras est devenu l’un des points fondamentaux des jeux. J’ai vite pris
du galon”, se souvient Toshihiro Nagoshi dans Edge en 2002.

Fils de SEGA

L’une des principales chances du développeur est de débuter sa carrière


aux côtés de Yu Suzuki au sein du mythique studio AM2, alors
responsable du pôle arcade et de bon nombre de bornes avant-gardistes.
Développé sur le système Model 1, Virtua Racing (1992) est le premier
travail marquant que Nagoshi réalise sous la houlette du créateur
vétéran de Hang-On et OutRun
OutRun. Le simulateur de course révolutionne
l’arcade avec son utilisation de polygones et son affichage en trois
dimensions, fruit de longs mois d’expérimentations qui ont formé le futur
développeur-star de SEGA. Ainsi, le fameux “bouton VR” qui permet
d’alterner entre quatre vues différentes naît des essais que Nagoshi
réalise avec le moteur du jeu devant des collègues ébahis par le bond
technologique offert par le Model 1. Yu Suzuki transmet à Nagoshi une
certaine conception du cool façon SEGA, mélange de vitesse associée au
fun, aux couleurs flashy et à la fluidité du gameplay arcade, autant de
qualités qu’on retrouve dans le premier titre de Nagoshi en tant que
planner : Daytona USA (1994).

Large succès international, le jeu développé sur Model 2 est une prouesse
technologique tournant à 60 images par seconde. Pour concevoir les
circuits, Nagoshi se chronomètre tour après tour, note le nombre de fois
qu’il vire à gauche ou à droite ainsi que le temps passé à incliner le
volant. Il invente de cette manière une philosophie du jeu de course qu’il
rapproche de l’écriture musicale, en ce que chaque tour de piste est réglé
selon une science de la partition et du groove. “Les virages et les bosses
donnent le tempo, tandis que la conduite dicte le rythme”, ose-t-il écrire
dans Edge en 2003. On retrouve cette même priorité donnée à la
sensation – sur un registre plus musclé mais qui servira à l’élaboration
des bastons de rue de Yakuza – dans le beat’em up SpikeOut (1998), l’un
des titres emblématiques du travail de Nagoshi au sein d’AM2. Pendant
toutes ces années, le kohai (junior) se pose en héritier modèle de l’esprit
SEGA en s’illustrant dans tous les genres-clés de la marque avec une
fidélité redoutable. SpikeOut est en effet un hommage à Streets of
Rage
Rage, de la même façon que Scud Race (1996) le voit se mesurer aux
bornes taikan (jeux où l’on place tout son corps sur un châssis) inventées
par Yu Suzuki, pionnier auquel fait référence le titre de Planet Harriers
(2000), lui-même une façon de s’essayer aux rails shooters à succès de
SEGA tels The House of the Dead
Dead…

Amusement Vision

Pourtant, à l’orée du nouveau millénaire, Toshihiro Nagoshi éprouve le


désir de s’affranchir de l’arcade et de ses éternels portages, peu importe
le prestige que ceux-ci donnent à la marque, car il sent l’industrie évoluer
et les vents tourner. “J’aimerais que les développements arcade et
consoles soient davantage séparés. Dès le départ, nos projets devraient
être destinés à un marché cible”, explique-t-il alors. La restructuration de
SEGA à la suite (entre autres) de l’échec de la Dreamcast lui donne en
2000 l’occasion d’entamer une seconde carrière où il peut exaucer ce
souhait. Nagoshi prend la tête d’Amusement Vision (ex-AM4), entité
formée en même temps que de nombreux studios qui restent dans le
giron de SEGA mais qui possèdent une organisation beaucoup plus
autonome qu’auparavant. Le nom de cette nouvelle société se réfère bien
sûr au mélange de fun et d’ambition que Nagoshi souhaite entretenir
mais, avec un humour potache propre au concepteur, évoque aussi
l’Adult Video, c’est-à-dire les films pornographiques japonais, juste au cas
où le logo AV parviendrait à induire en erreur certains consommateurs
pressés. Signe d’un changement profond de statut, Nagoshi rédige à cette
époque une chronique régulière dans le mensuel Edge où il partage
autant ses anecdotes personnelles que ses réflexions sur l’industrie et sur
sa manière de diriger son studio. Celui qui déclarait ne jamais arriver au
travail avant onze heures doit se faire à un nouveau rythme impitoyable,
puisqu’il est passé de simple concepteur à des responsabilités de chef
d’entreprise.
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Nagoshi, avant cuisson, dans ses jeunes années chez Sega

Les chroniques AV Out parues dans Edge sont un témoignage


passionnant de l’état d’esprit du concepteur pendant cette période
remuante. On y ressent son pessimisme à l’égard de la fin de l’hégémonie
de SEGA, ses inquiétudes quant à l’accroissement des temps de
développement et du poids des budgets dans l’industrie, même s’il voit
l’arrivée du nouveau PDG Hideki Sato en 2001 d’un œil bienveillant,
faisant l’éloge d’une compagnie qui “réforme ses habitudes et sa culture”.
Naturellement rebelle (mais gentiment, car on reste au Japon), Nagoshi a
depuis toujours fait peu de cas des rapports hiérarchiques ; il n’est
d’ailleurs pas rare de l’entendre critiquer la frilosité de SEGA (“On se
Information !
contente de porter les meilleurs titres de la Dreamcast sur d’autres
consoles. […] Notre potentiel de développement n’est pas du tout exploité,
on peut produire
Erreur !
des jeux plus intéressants”, écrit-il en guise de bilan de
l’année 2001.) Pour briser l’apathie propre aux structures japonaises, le
patron se met à l’écoute de ses employés, leur accorde du repos quand ils
traversent des !phases difficiles et s’emploie à tirer profit de leurs
Succès

créativités individuelles, en bousculant les procédures habituelles de


prise de décision. C’est dans cet état d’esprit qu’est conçu Super Monkey
Ball (2001), party game où l’on dirige une boule (avec un singe à
l’intérieur) à travers un parcours d’obstacles selon un concept proche du
mini-golf. Sur ce titre réalisé en deux temps – d’abord en arcade, puis sur
console GameCube – Nagoshi s’est contenté d’écouter son équipe en
sélectionnant les meilleures idées.

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« Rouler. Voilà mon idée principale. Je voulais que ce soit
facile à diriger, qu’il y ait une boule transparente avec un
personnage dedans. La conception des niveaux, les
mécaniques et les trucs – tout est l’invention des level
designers, pas de moi. Le plaisir physique qu’on éprouve
à faire rouler la boule ainsi que tous les mini-jeux
proviennent de mes programmeurs, tout comme le mode
multijoueur à quatre. Je n’ai fait que décider de ce qui
serait conservé dans la version finale du jeu.

Toshihiro Nagoshi (Edge, mars 2003)


»

L’école de Nintendo

Avec Super Monkey Ball


Ball, Nagoshi entame une période
où il se défait quelque peu de l’esprit SEGA pour, avec un
plaisir non dissimulé, se rapprocher du grand rival
Nintendo. Il ne faut pas voir dans cette transition une
trahison mais plutôt le signe d’une reconnaissance
profonde qu’il peut enfin exprimer au grand jour. “Le jeu
vidéo a été inventé et perfectionné à Kyoto”, écrit-il alors,
tant il considère que la philosophie de jeu, le caractère
unique de la conception de Nintendo fonde un patrimoine
universel. Pour développer Super Monkey Ball
Ball,
Amusement Vision a l’honneur de recevoir le premier kit
de développement de la GameCube. Ainsi commence une
collaboration étroite et fructueuse entre Big N. et ce qui
est pourtant l’un des principaux studios de SEGA, alliance
impensable quelques mois seulement auparavant lorsque
la compagnie de Sonic était encore un constructeur de
hardware ! En écoutant Nagoshi, on comprend que ce qui
le fascine chez Nintendo réside dans la simplicité des
concepts alliée à une certaine insouciance ludique qui se
retrouve dans les phases les plus “jeu vidéo” de Yakuza
Yakuza.

Amusement Vision approfondit sa relation avec la firme de Kyoto en


développant simultanément F-Zero GX (2003) sur GameCube et F-Zero
AX sur le nouveau système arcade Triforce, lequel permet de charger des
véhicules en insérant la carte mémoire provenant de la console dans la
borne. Ainsi, le mariage entre l’héritage arcade de SEGA et la licence
mythique de Nintendo – dont l’épisode développé par AV est considéré
comme l’un des meilleurs – est total, Nagoshi affirmant que pendant sa
conception “le jeu est devenu le symbole d’une nouvelle ère”.
Aujourd’hui encore, les liens entre le créateur et Nintendo sont étroits.
Lors de l’événement de présentation de la Switch en janvier 2017, c’est lui
qui monte sur scène pour marquer le soutien de SEGA à cette console
“incroyablement attrayante”, selon ses propres mots.

L’anti-GTA

Dans un entretien donné à Edge en 2000, Toshihiro Nagoshi déclare : “Je


rêve d’initier un genre inédit, d’ouvrir une nouvelle voie. […] Il m’est
difficile de penser à un genre en particulier que j’affectionne, mais au
moins je peux vous dire que je ne suis pas friand des RPG.” Cette
affirmation étonne lorsqu’on sait que le futur projet du concepteur,
concrétisé en 2005 avec la sortie du premier Yakuza
Yakuza, nourrit des
similitudes évidentes avec la tradition du JRPG – en particulier dans ses
sous-quêtes et sa scénarisation poussée – même si le réalisme crasseux du
titre phare de Nagoshi est, il est vrai, bien loin des fantaisies baroques du
genre. Pour trouver les influences de Yakuza
Yakuza, il faut bien sûr regarder du
côté de Shenmue (auquel Nagoshi a participé) mais aussi de GTA III
III,
phénomène du début des années 2000 qui marque le créateur japonais
d’une façon singulière. Ce dernier, qui rêve depuis longtemps d’un titre
projetant le joueur au sein d’un environnement libre, déteste le jeu de
Rockstar tout en reconnaissant sa force d’attraction incontestable. Le
problème, explique-t-il, vient du fait que la violence y est employée
comme un “facteur de stimulation” ludique, exerçant une fascination
racoleuse. Par conséquent, Yakuza est explicitement conçu comme une
GTA, dont il ambitionne de s’inspirer en “respectant la réalité”,
réaction à GTA
selon les termes de Nagoshi.
Certes, les frasques de Kazuma Kiryu dans le monde interlope de
Kamurocho ne se départissent pas d’une certaine glorification du crime,
de la violence et de l’exploitation des femmes – mais au cœur du projet de
Yakuza se trouve aussi l’ambition de créer des personnages à l’humanité
profonde, qu’on voit évoluer sur une décennie, forts éloignés des pantins
cocaïnés de la satire signée Rockstar. À l’inverse, la saga de Nagoshi met
en scène des relations évolutives entre “ceux qui sont liés par le sang et
ceux qui ne le sont pas”, comme il le confie à Famitsu en 2016 en ajoutant
: “c’est l’essence de la vie, ce drame humain qui naît des liens entre les
gens.” Quelque part entre le réalisme littéraire des auteurs russes et les
dramas de la télévision japonaise, la série Yakuza sidère par la place
prépondérante qui est accordée aux acteurs numérisés, aux visages,
autant de présences qu’il y a de dynasties dans ces histoires de vengeance
et de trahison. “Takaya Kuroda, qui prête sa voix à Kazuma Kiryu, vieillit
année après année”, raconte Nagoshi dans Famitsu. “Cela participe au
charme d’avoir des personnages qui évoluent de concert avec la vie des
gens.” La mise en scène, en particulier celle des dialogues, étirés tout au
long de ces jeux, révèle un savoir-faire cinématographique qui fait toute
la sophistication de la touche Nagoshi.

Pour arriver à un tel effet de réalisme, le concepteur – toujours en


réaction à GTA – a pris le parti d’opérer par réduction selon l’exemple de
Shenmue qui offrait un terrain de jeu rétréci mais incroyablement
détaillé. Pour Yakuza 6
6, qui n’offre que deux environnements séparés
alors que la mode de l’époque serait plutôt à la surenchère, il réitère son
credo : “j’ai décidé qu’augmenter la quantité de quartiers reviendrait à
diminuer la qualité ; il valait mieux réduire le jeu à deux lieux pour créer
une expérience approfondie.” L’autre technique de Nagoshi pour saisir le
pouls du Japon contemporain, c’est de conduire des repérages intensifs
au cœur de son milieu, c’est-à-dire en explorant avec son équipe les clubs
à hôtesses, les bars et les bouges de Kabukicho des nuits durant. “Lors des
développements du premier et du deuxième épisode, nous sortions boire
pendant deux ou trois nuits chaque semaine”, se souvient Masayoshi
Kikuchi, producer vétéran de SEGA, pour le Japan Times en 2010. La
boisson est en effet l’un des principaux passe-temps de Toshihiro
Nagoshi, qui alla jusqu’à y consacrer plusieurs chroniques dans Edge,
faisant l’apologie du shochu (alcool japonais à base d’orge ou de patate
douce), racontant qu’il ne supporte pas le vin (qui lui donne des gueules
de bois) mais qu’il raffole de whisky.

Au début de sa carrière, dit-il, il lui arrivait fréquemment de descendre


une bouteille de bourbon par jour. Lorsqu’il rencontre sa femme, elle
aussi éprise d’ivresses en tous genres, le couple naissant se lance des
défis de boisson que le créateur se plaît à relater des années après.
Derrière ses airs de dur à cuire se cache un personnage un peu bouffon,
qu’on imagine titubant au rythme du chidori-ashi (“marche de l’oiseau
ivre”) dans les ruelles de Kabukicho, comme Kazuma Kiryu qui se
retrouve régulièrement le dindon de la farce dans les saynètes
picaresques de Yakuza
Yakuza. Car si la saga est traversée de drames humains,
ceux-ci sont constamment désamorcés par un humour ravageur.
« Notre monde est plein de problèmes graves et
d’événements fortuits mais si on prend le temps de se
poser pour regarder assez longtemps, on remarque qu’au
cœur de tout ça, il y a toujours quelque chose de vraiment
idiot et hilarant. Cette prise de conscience que l’humour
est inhérent à tout dicte le rapport entre sérieux et
comique grotesque dans les Yakuza.

Toshihiro Nagoshi (Gamespot, juin 2017)


»

Rencontre tardive avec l’Occident

Fort d’une ambition sans précédent et d’un budget de 2,4 milliards de


yens (environ 21 millions de dollars), le premier épisode de Yakuza
reçoit un accueil spectaculaire en son pays qui se répète pour la suite de
la série. Mais quid de l’Occident ? On expliqua longtemps que le jeu était
trop japonais, trop niche, avant que tardivement la communauté de fans
prouva le contraire en poussant SEGA à localiser ces titres, avec des
ventes plus qu’honorables désormais. En réalité, Nagoshi espérait dès le
départ que sa licence séduise au-delà de l’Archipel. Le mystérieux “Projet
J” devait même être révélé lors de la grand-messe du jeu vidéo occidental,
à l’E3 en 2004 ! Quelques heures avant la présentation, lorsque Nagoshi et
son équipe montrèrent la démo aux responsables du marketing de SEGA
US et SEGA Europe, ces derniers prirent des mines circonspectes, arguant
que leurs publics respectifs se sentiraient trop peu concernés par une
telle reconstitution du Japon. L’annonce fut annulée in extremis et
reportée à une occasion plus japonaise. Qui sait si, présenté en fanfare à
l’E3 en 2004, Yakuza n’aurait pas – contre toute attente – connu un destin
mondialisé ?

Ce désir de toucher le public international, Toshihiro


Nagoshi – fervent admirateur de cinéma américain et fort
des succès mondiaux de ses jeux de course – a continué à
l’entretenir. En 2012, alors que la saga Yakuza bat son
plein au Japon, le Ryu Ga Gotoku Studio (ou Yakuza Studio,
dédié à la franchise) lance Binary Domain
Domain, TPS futuriste
qui est ouvertement développé pour conquérir le marché
occidental. Son mélange de robots à la japonaise et de
soldats américains n’en fait pas qu’un simple ersatz de
Gears of War mais plutôt une tentative de rencontre entre
deux cultures vidéoludiques. “Les acteurs, la motion
capture, les réalisateurs sont américains. En même temps,
leur travail est assemblé par des Japonais, qui travaillent
selon un sens bien japonais”, explique Nagoshi lors de la
promotion du titre auprès de Gamasutra. “J’aime cette idée
d’une éruption dans le monde depuis le Japon.” Las, le jeu
est un échec et le studio retourne à son annualisation (à
quelques spin-off près) du grand roman biographique de
Kazuma Kiryu.
Il est un peu cruel de constater que la reconnaissance occidentale de
Yakuza arrive sur le tard, du moins pour le grand public, alors que
Toshihiro Nagoshi s’est passablement éloigné de la création en tant que
telle. À la tête du Yakuza Studio, il se contente désormais de superviser
une production parfaitement compartimentée, d’où ressortent de
nombreuses personnalités talentueuses telles que Masayoshi Yokoyama,
producer en chef et scénariste.

« Mon rôle est similaire à celui d’un script doctor, le


scénariste principal étant Tsuyoshi Furuta. Je suis, comme
Nagoshi, individuellement responsable de certaines
scènes ou de certains chapitres. Nous créons l’histoire
comme s’il s’agissait d’un feuilleton TV. Cette méthode ne
se limite pas au scénario : une équipe spécialisée s’occupe
des combats, une autre des déplacements, par exemple. À
présent que dix années se sont écoulées depuis le début
de la série, nous partageons tous les mêmes principes qui
constituent l’essence de Yakuza.
Masayoshi Yokoyama (Famitsu, août 2016)
»

Le boss de Yakuza regarde donc sa série vieillir depuis son poste de chief
creative officer, installé dans le costume ceintré d’un représentant V.I.P.
de SEGA. Avec un peu de mauvaise foi, on pourrait dire que sa principale
participation à la production du sixième épisode aura été d’apparaître
dans la publicité japonaise, en images de synthèse, comme l’étape ultime
de sa transformation en personnage de Yakuza
Yakuza, sa fonte dans le jeu.
Pourtant, la saga est à un tournant – Yakuza 6 agissant comme le passage
d’un acteur de James Bond à un autre, puisque Kazuma Kiryu y transmet
le relai à un jeune nouveau.

D’autres mutations relancent la dynamique de la série : un moteur tout


neuf, une popularité accrue auprès des femmes (on parle de 20% de
joueuses désormais), et surtout une installation remarquée de la licence
en Occident. Pour Toshihiro Nagoshi, cette fin de cycle sera-t-elle
l’occasion de partir vers de nouveaux horizons en laissant son projet de
cœur battre de ses propres ailes, ou bien reviendra-t-il aux affaires avec
le panache qui le caractérise, sans concession, et plus yakuza que jamais
? À suivre.

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VICTOR MOISAN
Victor Moisan

Exilé au Japon par amour du beau jeu, Victor reste plutôt Game&Watch et
Ryo Hazuki dans un pays désormais acquis au smartphone et à Piko-Taro.
Du coup, il s'isole chez lui, écrit des pavés et joue pour résister. Victor est
aussi cinéphile, voyageur et gourmet, peu importe dans quel ordre puisque
l'impitoyable calendrier de sortie des éditeurs l'a désormais transformé en
limace de kotatsu. Tant pis, se dit-il, ce sera pour une prochaine vie.
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Arcade, whisky, costards : portrait de Nagoshi, père de Yakuza


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La_Redaction
Posté le 19 avril 2018 à 16h01

Alors que le sixième opus des aventures de Kazuma Kiryu vient de sortir chez nous et que Yakuza
n’a jamais été aussi populaire en dehors de son pays, nous revenons sur la carrière de son créateur
– Toshihiro Nagoshi – figure essentielle de SEGA, dont il est à la fois le mauvais garçon et le plus
fidèle historien.
A lire aussi : Yakuza 6, Hiroshima mon amourEn plus de vingt-cinq ans de carrière, le visage de
Toshihiro Nagoshi a bien changé. C’est peut-être la première chose qu’on constate lorsqu’on
s’intéresse au créateur de Yakuza. Novice au look ordinaire au début de sa carrière en 1989,
l’homme a progressivement réinventé sa plasticité au fur et à mesure que sa peau brunissait sous
les UV,…

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