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Espace populations sociétés

Space populations societies


2012/1 | 2013
Les peuples autochtones. Une approche géographique
des autochtonies ?

Le pays mapuche, un territoire « à géographie


variable »
The Variable Geography of the Mapuche Territory

Bastien Sepúlveda

Éditeur
Université des Sciences et Technologies de
Lille
Édition électronique
URL : http://eps.revues.org/4872 Édition imprimée
ISSN : 2104-3752 Date de publication : 1 mars 2013
Pagination : 73-88
ISSN : 0755-7809

Référence électronique
Bastien Sepúlveda, « Le pays mapuche, un territoire « à géographie variable » », Espace populations
sociétés [En ligne], 2012/1 | 2013, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 15 décembre 2016. URL :
http://eps.revues.org/4872 ; DOI : 10.4000/eps.4872

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Espace Populations Sociétés est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons
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69
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2012-1 pp. 69-82

Bastien SEPÚLVEDA ERIAC, Université de Rouen


bastien_sepulveda@yahoo.fr

Le pays mapuche, un territoire


« à géographie variable »
INTRODUCTION1

L’arrivée des conquistadors espagnols au de ces demandes, la question territoriale ma-


Chili, dans la première moitié du 16ème puche a fait l’objet d’une attention renouve-
siècle, se solda par l’avènement d’un conflit lée de la part de la communauté scientifique.
militaire connu dans l’historiographie natio- Pour s’en tenir au monde francophone,
nale sous le nom de Guerre d’Arauco (1546- notons que plusieurs thèses ont été soute-
1641). Opposant la Couronne espagnole nues ces dernières années en géographie,
aux Indiens mapuches du Chili central, ce sur le sens et la portée du développement
conflit prit officiellement fin en 1641 avec de l’activité touristique dans les commu-
la signature du Traité de Quilin. Outre avoir nautés mapuches [Volle, 2003], ou encore
été le seul traité de l’histoire de l’empire sur le rôle et la fonction de l’outil cartogra-
colonial espagnol à reconnaître un peuple phique au regard des luttes contemporaines
amérindien comme interlocuteur valide, ce [Hirt, 2008] ; mais aussi en anthropologie où
document entérina l’existence du territoire certains chercheurs ont mené d’intéressantes
mapuche qu’il confina au sud du fleuve Bío- recherches sur la territorialité mapuche
Bío. Confirmée à de multiples reprises au [Le Bonniec, 2009].
cours de l’histoire coloniale, la souveraineté Dans le prolongement des pistes de réflexion
territoriale mapuche ne fut remise en cause ouvertes par ces travaux, mes propres re-
qu’au moment de la construction nationale cherches ont tenté de mettre en tension les
chilienne, dans le courant du 19ème siècle. discours portés par les dirigeants mapuches
Posé comme un véritable « problème » à la sur le territoire avec les pratiques spatiales
consécration du projet territorial chilien et concrètes de ce qu’il convient de nommer,
l’achèvement de ses frontières « naturelles », suivant l’expression proposée par Fabien Le
le territoire mapuche s’est alors converti en Bonniec [2009], la « société civile mapuche ».
une controverse géographique associée à des Des données collectées lors d’expériences de
enjeux de pouvoir et de domination relative- terrain menées entre 2007 et 2009 au Chili
ment complexes. m’ont permis de mettre en évidence que
Envisagé aujourd’hui comme cadre donnant même si les discours et les pratiques sem-
corps à la reconnaissance d’un hypothétique blent ancrer le territoire mapuche dans des
statut d’autonomie, le territoire occupe une modes de relation à l’espace différents voire
place centrale dans les revendications du contradictoires, ceux-ci ne sont pourtant pas
mouvement mapuche et de ses organisations. irréconciliables et s’entrecroisent plus qu’ils
Aussi, en écho à l’ampleur et la persistance ne se superposent [Sepúlveda, 2011].

1
Je tiens à remercier Irène Hirt pour ses remarques et ses conseils dans l’élaboration de ce travail.
70
Il n’existerait conséquemment pas une mais « qu’est-ce qu’un territoire autochtone ? ».
plusieurs géographies du territoire mapuche Partant pour cela d’une confrontation entre
dont je propose ici d’analyser les imbrica- territorialités imposées - celles de l’État et
tions et les articulations. Bien que fondé de ses politiques indigénistes -, territorialités
sur les résultats d’une recherche empirique professées - celles des discours des leaders
originale, cet article se présente donc davan- autochtones - et territorialités vécues - celles
tage comme un essai théorique que comme des pratiques spatiales concrètes -, l’article
une étude de cas à proprement parler. propose d’explorer la complexité d’un objet
Mobilisée en guise d’illustration, la situation géographique dont la production implique
des Mapuches du Chili vise en fait à appor- en définitive une grande diversité d’acteurs
ter des éléments de réponse à la question : et leurs projets.

1. LA GÉOGRAHIE IMPOSÉE DE L’ORDRE COLONIAL CHILIEN

Pour l’État, ses représentants et la société autorité tout en canalisant l’afflux migra-
chilienne au 19ème siècle, la question territo- toire. Le principe était simple : aux militaires
riale mapuche ne s’est pas seulement posée succéderaient des topographes qui auraient
comme une entrave à l’unité territoriale de à charge de délimiter les terres mapuches
la nation, mais aussi et surtout comme une et de dresser un cadastre servant à l’établis-
question foncière liée à la disponibilité de sement de titres de propriété en faveur des
terres nécessaires à l’expansion de l’aire de autochtones. Initié en 1884, ce processus se
production agricole [Casanueva, 1998]. À la prolongea jusqu’en 1929 et eut pour effet de
fin des années 1840, l’ouverture de nouveaux « réduire » littéralement le territoire ma-
marchés, en Californie et en Australie - qui puche à quelques maigres portions léga-
s’ajoutèrent à celui plus ancien du Pérou -, lement reconnues. Quelque 3078 titres ne
avait eu pour effet de stimuler la production représentant guère plus de 500 000 ha, soit
céréalière chilienne dont la croissance s’était à peine 6% de l’ensemble des terres préala-
néanmoins vue limitée par le manque de blement sous contrôle mapuche, furent ainsi
terres. Dans un tel contexte, l’outre-Bío-Bío distribués [Bengoa, 1990 ; González, 1986]2.
se présentait aux yeux de la société chilienne Les terres restantes furent déclarées fiscales,
comme un vaste territoire qui, une fois rat- c’est-à-dire propriété de l’État qui pourrait
taché à la juridiction nationale et ouvert à la alors les répartir à sa convenance, notam-
colonisation et au peuplement, pourrait être ment par un appel à l’immigration euro-
mis au service d’une économie exportatrice péenne. Dans les faits, pourtant, le processus
en pleine croissance et intégré aux nouveaux de colonisation prit amplement le pas et, dès
marchés internationaux [Bengoa, 1985]. 1873, alors qu’aucun titre n’avait encore été
distribué aux Mapuches, les terres d’Arau-
1.1. Un problème de terres canie furent mises aux enchères par lots de
D’abord rattaché de facto à la juridiction plusieurs centaines d’hectares, ce qui eut
nationale chilienne en 1852 par la création pour effet de réduire davantage le domaine
de la Province d’Arauco, l’outre Bío-Bío fut foncier autochtone [Blancpain, 1996].
ensuite conquis et annexé lors de la cam- Mais la création des réductions n’était pas
pagne militaire de Pacification de l’Arauca- une fin en soi, le but ultime étant en fait de
nie, menée par l’armée chilienne entre 1861 soumettre les terres mapuches aux lois du
et 1884. Parallèlement à cette manœuvre, marché. Avant même la fin officielle du pro-
l’État mit en place un arsenal juridico-légal cessus de mise en réduction, les autorités
censé lui permettre d'asseoir rapidement son chiliennes s’empressèrent de « normaliser »

2
120 réductions auraient toutefois été perdues, passant, laquelle certains auteurs ne parlent que de la répartition
au cours de l’histoire et selon divers procédés, aux de 2918 titres.
mains de particuliers non autochtones, raison pour
71

Carte 1. Titres de propriété remis aux communautés mapuches entre 1884 et 1929

Source : Comisión Verdad Histórica y Nuevo Trato, Gobierno de Chile – Mapa 24.
72
la propriété foncière autochtone par la par- 68 075,3 ha, soit 75% du total, furent trans-
cellisation des réductions déjà créées. Cette férés à la Corporation Nationale Forestière
seconde étape s’initia en 1927, et les moda- (CONAF) qui les céda ensuite à des sociétés
lités en furent précisées par la promulgation forestières [Toledo, 2006].
successive, jusqu’en 1931, de quatre textes Une fois achevée cette « normalisation », le
de lois. Dans le dernier de ces textes, il fut gouvernement militaire s’intéressa aux ré-
même clairement affirmé que « [...] l’idéal ductions mapuches car, au moment du coup
devant être recherché en la matière est de d’État, seules 832 d’entre elles avaient été
soumettre les autochtones au régime légal effectivement divisées [González, 1986].
qui règne dans le reste du pays, unique façon Une nouvelle législation indigéniste, pro-
de les incorporer pleinement à la civilisation mulguée en 1979, remit au goût du jour la
et d’obtenir que les terres qu’ils occupent division des réductions, paralysée de fait du-
jouissent des bénéfices du crédit et soient rant la réforme agraire. Afin d’accélérer le
dûment travaillées et cultivées »3. processus, elle détermina qu’une réduction
Le but recherché était donc de quadriller pourrait être divisée sur simple demande
l’outre-Bío-Bío en le soumettant au régime d’un seul de ses occupants. Au terme de la
de la propriété privée, base du modèle de dé- dictature, il ne resta ainsi que 18 réductions
veloppement que l’on cherchait à impulser. indivisées [Bengoa, 1999]. Au retour à la
C’est cet idéal que poursuivirent infatigable- démocratie, en 1990, la division des terres
ment les gouvernements successifs qui firent mapuches n’était donc plus un problème à
de la division des terres mapuches un enjeu résoudre et, de ce fait, les autorités nouvelle-
économique national. Entre 1962 et 1973, ment élues se prononcèrent en faveur d’une
durant le processus de réforme agraire, on politique de soutien à la productivité et au
se focalisa toutefois davantage sur l’accès développement économique. Ils vinrent ce-
à la terre et le soutien à la production, dans pendant buter contre le manque de terres
une perspective de lutte des classes et de dont la disponibilité conditionne le potentiel
déprolétarisation du petit paysannat autoch- et les capacités d’expansion des économies
tone. Certaines communautés mapuches, familiales.
converties pour l’occasion en coopératives Loin d’être résolu aujourd’hui, le problème
paysannes, accédèrent ainsi aux terres ex- de l’exiguïté des terres mapuches s’est ainsi
propriées aux grand propriétaires terriens posé comme un véritable défi aux gouver-
[Correa et al., 2005]. nements de l’après-dictature. Aussi, sans
Le coup d’État du 11 septembre 1973 mit se le proposer ouvertement, les nouveaux
cepdendant un coup d’arrêt à ce processus dirigeants chiliens renouèrent avec le pro-
qui fut alors réorienté dans le but de dispo- gramme de réforme agraire avec, toutefois,
ser d’un marché foncier favorisant l’épa- une différence de taille, dans la mesure où
nouissement de politiques néolibérales. Les les terres à redistribuer aux communautés
principes de privatisation des économies mapuches ne seraient pas simplement expro-
nationales, de retrait de l’État et d’ouver- priées mais rachetées à leurs propriétaires.
ture au commerce international prirent le La Loi Indigène n°19.253, promulguée en
pas. La première mesure des autorités mi- 1993, a mis en place à cet effet un Fonds de
litaires consista à « normaliser » le patron Terres et Eaux qui concentre aujourd’hui le
de distribution des terres afin de reconvertir gros des investissements publics en matière
l’Araucanie en un grand centre de produc- de politiques indigénistes... au détriment
tion sylvicole. De sa réputation passée de d’ailleurs de l’aide au développement. Si le
« grenier du Chili », cœur de la production rachat des terres revendiquées a ainsi mar-
céréalière nationale, l’outre Bío-Bío devint, qué les politiques indigénistes des gouverne-
au cours des années 1970, le berceau d’un ments du Chili post-dictatorial, le bilan reste
« El Dorado de bois ». Sur les quelque à ce jour mitigé, notamment en raison des
90 423,2 ha de terres réformées dans l’en- faibles sommes injectées dans l’ensemble de
semble du territoire mapuche, pas moins de ces programmes [Aylwin, 2000].

3
Extrait du Décret Force de Loi n°266 du 20 mai 1931.
73
1.2. Vers la reconnaissance de territoires aire protégée sur les terres en litige. Si l’idée
autochtones ? visait à empêcher toute forme d’exploitation
Dans les faits, toutefois, le principe de rachat des forêts d’araucaria, elle ne fut pas parti-
des terres fut initié avant même la promulga- culièrement bien reçue par les familles pe-
tion de la législation indigéniste de 1993. En huenches qui y virent une manière détournée
1990, à Lonquimay, en pleine cordillère des pour l’État de maintenir une certaine forme
Andes, le nouveau gouvernement récemment de contrôle sur les terres revendiquées. Quel
élu racheta effectivement deux grands fun- statut conférer alors aux terres en litige afin de
dos desquels une société forestière cherchait concilier conservation écologique et propriété
à expulser plusieurs dizaines de familles pe- autochtone ?
huenches4 qui en revendiquaient la possession En réponse à la proposition des communau-
ancestrale. Ce rachat ne fut pas seulement tés de créer une Réserve Pehuenche dont
historique pour avoir été le premier de toute l’administration leur reviendrait, les autorités
l’histoire républicaine, ni simplement en rai- chiliennes proposèrent la mise en place d’une
son de l’importance de la superficie concer- Aire de Développement Indigène (ADI)5.
née - près de 18 000 hectares - ou du montant Telles que définies dans la Loi Indigène de
de la transaction - 6 000 000 US$ -, ni même 1993, les ADI sont entendues comme « [...]
d’ailleurs parce qu’il mit un terme à un conflit des espaces territoriaux au sein desquels les
vieux de plusieurs décennies [Bengoa, 1992]. organismes de l’administration publique foca-
Au-delà, cette mesure permit aussi d’opérer liseront leur action au bénéfice du développe-
un tournant fondamental dans les politiques ment harmonieux des autochtones et de leurs
indigénistes en ouvrant le débat sur le sens et communautés »6. Comme en atteste cette défi-
la portée de la reconnaissance de territoires nition officielle, les ADI ne constituent, ni plus,
autochtones au Chili. ni moins, que des zones privilégiées d’inves-
Pour le comprendre, il est important de rap- tissement dans lesquelles la prise de décision
peler que la bataille engagée par les familles en revient encore à l’État et ses fonctionnaires.
pehuenches avait été motivée par les activités Aussi, les quatre ADI fondées à ce jour en ter-
de la société Galletué qui avait entrepris, dès ritoire mapuche n’ont pas vraiment permis de
le courant des années 1950, d’exploiter les freiner l’expansion des activités forestières ou
forêts d’araucaria (araucaria araucana) que même entravé l’édification de grands barrages
les Pehuenches considèrent comme leur arbre hydoélectriques. La constitution de l’ADI
sacré [Hermann, 2006]. Ce conflit ne se limita Alto Bío-Bío en 1997, par exemple, n’empê-
donc pas à un simple enjeu de reconnaissance cha pas la construction du barrage de Ralco sur
de droits fonciers sur des terres ancestrales, le fleuve Bío-Bío et l’inondation postérieure
mais s’articula fondamentalement autour du de plusieurs centaines d’hectares de terres
droit à l’accès, à l’usufruit et au contrôle de appartenant aux communautés riveraines
ressources environnementales différemment [Lillo, 2002]. Plus que pour servir « au dé-
valorisées par l’ensemble des acteurs en pré- veloppement harmonieux des autochtones »,
sence. Ce qui fut posé, en somme, c’était la il semble donc que les ADI soient conçues
reconnaissance d’une autre forme de déve- depuis les hautes sphères gouvernementales
loppement, alternative au modèle capitaliste comme une sorte de plan compensatoire visant
fondé sur l’extraction et l’exploitation des à pallier - très partiellement au demeurant -
ressources naturelles. les conséquences de la poursuite de l’exploi-
Ainsi, après avoir successivement conféré à tation des ressources environnementales. En
l’araucaria le statut de Monument Naturel en ce sens, les ADI s’éloignent substantiellement
1976, lui avoir ensuite retiré en 1987 avant de des attentes et revendications territoriales
finalement lui redonner en 1990, les pouvoirs formulées aujourd’hui par le mouvement
publics proposèrent en 1991 la création d’une mapuche et ses représentants.
4
Habitants des secteurs andins, les Pehuenches consti- mettre en place en 2009 le Parc Pehuenche de Quin-
tuent un sous-groupe intégrant le vaste ensemble du quen, sorte d’aire protégée privée qu’elles administrent
peuple mapuche. sur leurs propres terres [Aylwin et Cuadra, 2011].
5
Cette ADI n’a pas encore été créée à ce jour, notam- 6
Extrait de l’article 26 de la Loi n°19.253 du ministère
ment en raison de l’opposition des familles pehuenches de Planification et de Coopération, promulguée le 28
qui, avec leurs alliés écologistes, sont parvenues à septembre 1993.
74

Carte 2. ADI fondées en territoire mapuche

Auteur : B. sepulveda, 2012.


Source : Programa Origenes, Gobierno de Chile.

2. CHRONIQUE D’UNE UTOPIE TERRITORIALE AMÉRINDIENNE


L’inclusion violente des Mapuches au sein de pacification. Concentrées d’abord de manière
la société chilienne mit un terme aux modes de quasi exclusive sur les problèmes de terre,
relation qui avaient prévalu durant l’époque leurs demandes ont progressivement évolué
coloniale et dans les premiers temps de la pé- vers des revendications territoriales soutenant
riode républicaine. Soumises dès lors à la nor- un discours posant l’autonomie au centre du
mativité du cadre législatif chilien, les auto- débat sur le « problème mapuche ».
rités coutumières ne jouirent d’aucune forme
de reconnaissance particulière de la part des 2.1. La formation d’un mouvement autoch-
vainqueurs. Dans un tel contexte, on assista tone au Chili
à un profond bouleversement des structures L’apparition en 1910 de la Sociedad Caupo-
autochtones qui s’adaptèrent à l’imposition lican de Defensa de la Araucanía, première
du cadre nouveau dans lequel elles se virent organisation mapuche moderne au Chili
confinées. C’est ainsi une nouvelle génération et dans toute l’Amérique Latine, doit être
de leaders, intégrés à la société dominante entendue comme le signe de la réactivité
dont ils ont appris à connaître les rouages autochtone à la situation de colonialisme
et fonctionnements, qui assuma la conduite interne7. D’importants dirigeants animèrent
du mouvement mapuche de la période post- cette organisation qui marqua profondément

7
C’est-à-dire une forme de colonialisme exercée de l’intérieur, par l’État.
75
le mouvement mapuche du début du 20ème C’est la capacité de renouvellement du mou-
siècle mais ne resta cependant pas long- vement mapuche qui doit, à ce titre, être sou-
temps seule sur le devant de la scène pu- lignée. Car si les dirigeants des premières
blique. L’émergence d’un nombre croissant organisations s’attachèrent à la défense de la
d’organisations au fil du temps eut en effet « race araucane »8, ceux de la période post-
pour conséquence de convertir le mouve- dictatoriale revendiquent désormais l’exis-
ment mapuche en un acteur incontournable tence de la « nation mapuche ». Or, cette
du débat démocratique au Chili [Foerster et évolution lexicale n’est pas anodine et ne
Montecino, 1988]. constitue pas une simple subtilité de langage :
À chaque nouvelle période, à chaque à l’affirmation de l’existence d’une nation
nouveau tournant de l’histoire politique autochtone, se couple inéluctablement celle
chilienne, de nouvelles organisations ont de son droit à l’autodétermination. En un
fait surface, se substituant aux anciennes, siècle d’histoire, c’est à la gestation d’un
parfois avec les mêmes dirigeants, mais puissant mouvement politique, fondé sur
actualisant systématiquement le contenu l’affirmation d’une identité culturelle diffé-
et l’orientation de leur discours et de leurs renciée, que l’on a progressivement assisté
revendications. José Mariman a introduit au Chili.
pour cela l’expression de « cycles de reven- Aussi, la resémantisation à laquelle s’adon-
dications » et précisé « [qu’] un cycle surgit nent les dirigeants mapuches contemporains
face à une action de l’État ou de la société ne peut être considérée comme une simple
dominante, des organisations se créent, un révision symbolique des catégories classifi-
processus de mobilisation commence et se catoires d’antan. En se définissant désormais
termine, sans que les demandes qui lui ont comme « peuple » ou « nation », les leaders
donné naissance aient été nécessairement autochtones affirment leur volonté de se po-
satisfaites » [Mariman, 1994, p. 100]. Il ser d’égal à égal face à l’État, de reprendre le
serait néanmoins réducteur de n’entrevoir contrôle de leur destin et, partant, leur droit
l’articulation de ces cycles qu’en référence à l’autodétermination. C’est donc sur un ar-
au seul contexte politique chilien. Le mou- gumentaire faisant de la « nation » la clef de
vement mapuche possède également des dy- voûte des demandes d’autonomie que repose
namiques qui lui sont propres, répondant à leur plaidoyer. En tant que représentants de
des jeux de pouvoir internes conditionnant la « nation mapuche », les dirigeants invo-
tout autant son devenir. quent une série de droits intrinséquement
À chaque nouveau cycle, on retrouve ainsi liés à cette condition, et dont le premier de
plusieurs organisations défendant souvent tous est sans aucun doute le droit au terri-
les mêmes intérêts, mais proposant rarement toire envisagé comme cadre dans lequel un
le même chemin pour y parvenir. Par-delà statut d’autonomie devrait pouvoir prendre
des discordes portant sur la forme, l’en- place. En ce sens, les implications dérivant
semble des organisations semble néanmoins de l’affirmation de l’existence de la nation
avoir été traversé par la recherche d’un seul mapuche seraient avant tout géographiques.
et même but, visant l’obtention et la recon-
naissance d’un espace de pouvoir. À défaut 2.2. La réhabilitation du pays mapuche
de consensus, c’est alors la mieux position- Si la référence au territoire est aujourd’hui
née de toutes qui est généralement parvenue indissociable des demandes d’autonomie,
à imposer sa voie, comme la Corporación on notera que plusieurs propositions ou pro-
Araucana de Venancio Coñoepán dont le jets territoriaux ont été formulés au cours de
« règne » fut incontestable entre la fin des l’histoire. C’est à Manuel Aburto Panguilef,
années 1930 et le milieu des années 1950 dirigeant de la Federación Araucana dans les
[Foerster et Montecino, 1988]. années 1920-1930, que revient la paternité

8
Littéralement, le terme Araucan, ou Araucano en espa- pour se référer à l’ensemble du peuple mapuche. Sous
gnol, sert à désigner les habitants de la localité d’Arauco la presion exercée par les propres intéressés qui le consi-
- qui signifie « eau argileuse » en mapudungun -, secteur dèrent comme une terminologie coloniale, son usage est
côtier situé immédiatement au sud du fleuve Bío-Bío. tombé en désuétude.
Par extension, l’adjectif fut utilisé par les Espagnols
76
du premier projet territorial mapuche ex- La République Indigène n’en resta cependant
plicite. C’était en 1932, lors de la réalisa- qu’à l’état de projet et il fallut attendre les
tion du XIème Congrès de son organisation temps de la Réforme Agraire et la formation
au cours duquel il proclama la République de la Confédération des Sociétés Mapuches
Indigène [Menard, 2003]. Cette idée, toute- en 1969 pour assister à l’émergence de nou-
fois, semble avoir hanté l’esprit du dirigeant velles revendications territoriales.
déjà plusieurs années auparavant. Dès 1927, Moins explicite que le précédent, ce nou-
le député pour Valdivia, Nolasco Cárdenas, veau projet territorial en diffère pourtant
relatait lors d’une session extaordinaire du peu. Suivant la logique du contexte popu-
Parlement « [qu’] Aburto part de la base que liste du début des années 1970, les dirigeants
tous les terrains du sud, depuis la Province de la Confédération proposèrent la création
d’Arauco par le sud, sont aux Indiens. Si d’une Corporation de Développement Indi-
l’Araucanie contient les provinces d’Arauco, gène qu’ils concevaient comme un espace
Malleco, Cautín, Valdivia et Llanquihue, de décision interculturel, composé pour
il est naturel, selon Aburto, que toutes ces moitié de représentants du gouvernement et
terres sont aux indigènes ; et s’il y a un Gou- pour moitié de représentants des organisa-
vernement qui procède correctement, ainsi tions mapuches. Légalisées, les associations
doit-il le déclarer » [cité dans Foerster et mapuches auraient un droit de regard sur le
Montecino, 1988, p. 45]. travail réalisé par la Corporation veillant, en
On voit là le projet se dessiner : ce sont les dernier ressort, à la cohérence des projets
frontières autrefois reconnues par les traités formulés et exécutés au sein d’une juridic-
hispano-mapuches qui ont semblé guider tion regroupant « [...] les provinces où il
l’imaginaire territorial d’Aburto. Ce qu’il existe ou exista des communautés mapuches
est intéressant de noter ici est donc l’idée avec ou sans Título de Merced » [cité dans
de remettre au goût du jour une forme spa- Foerster et Montecino, 1988, p. 337].
tiale tombée en désuétude suite à l’inva- Tout comme la République Indigène
sion militaire chilienne. C’est avant tout la d’Aburto, la forme spatiale correspondant à
vieille frontière du Bío-Bío qui est réhabi- ce projet se présenta comme un « territoire
litée dans la revendication de ce qu’Aburto zonal », une somme de polygones en l’oc-
qualifia lui-même de « territoire zonal ». currence qui n’étaient autres que les pro-
Comme dans les temps de la période colo- vinces instituées par l’administration terri-
niale, la République Indigène promue par toriale chilienne. Les juridictions de l’ordre
Manuel Aburto Panguilef devait se voir do- colonial ne furent donc pas foncièrement
tée d’institutions propres et d’une forme de remises en cause, et ce qui sembla importer
gouvernement autonome. Néanmoins, elle le plus, ce ne fut pas d’en modifier la forme
ne devait être ni exclusive ni excluante et ou le contenu, mais d’en prendre le contrôle.
se fonda, de fait, sur l’union des différents Il fallut alors attendre la fin des années 1980
groupes en présence au sein de ce « territoire pour voir poindre, dans un contexte d’effer-
zonal ». La proclamation de la République vescence indianiste et de retour à la démo-
Indigène ne se fit donc pas sur fond de re- cratie au Chili, de puissantes revendications
jet de l’État et de la société chilienne. L’idée guidées par l’idée de reconstruction natio-
était en fait d’assurer à la « race » une repré- nale mapuche [Mariman, 1994].
sentation politique au sein d’une juridiction
jouissant d’un statut d’exception, dans une 2.3. La revendication d’un territoire trans-
nouvelle forme de partage de la souveraineté andin
[Menard, 2003]. En entreprenant de reconstruire leur nation
Point de sécession territoriale, donc, mais et leur territoire, les dirigeants mapuches se
plutôt une redéfinition et une réarticulation sont proposé de recouvrer une unité poli-
des unités administatives déjà existantes - les tique historique par la réactivation de liens
provinces situées au sud du Bío-Bío. L’idée qui les unissent de part et d’autre des Andes
du dirigeant de la Federación Araucana ré- et du tracé de la frontière internationale sé-
pondait, en somme, à la recherche d’une plus parant le Chili de l’Argentine. Durant la pé-
grande autonomie vis-à-vis de l’État, de ses riode coloniale, la présence européenne au
institutions, et des partis politiques chiliens. nord du fleuve Bío-Bío avait effectivement
77
engendré un processus d’expansion ter- les connexions transandines se réarticulèrent,
ritoriale mapuche vers le versant orien- à partir du 17ème siècle, sous forme de grands
tal des Andes, dans un mouvement dit de réseaux commerciaux qui se firent l’expres-
« mapuchisation » des pampas argentines. sion d’alliances politiques établies à l’échelle
D’abord déployées dans l’effort de guerre du cône sud-américain [Bengoa, 1985 ;
des premiers temps de l’époque coloniale, Zavala, 2000].

Carte 3. La mapuchisation des pampas au 17ème siècle

Source : auteur, 2012.

S’adonnant aujourd’hui à un patient travail Mais par-delà les discours, les rencontres et
de « dénaturalisation » de la frontière inter- réunions politiques entre dirigeants et orga-
nationale fractionnant leur territoire, de plus nisations autochtones des deux versants de
en plus de dirigeants mapuches rapellent la cordillère se sont multipliées ces dernières
l’histoire et la réalité transandines de la na- années, ayant eu pour effet d’intensifier les
tion dont ils réclament les droits jusque dans relations bilatérales transandines. Guillaume
les grands forums de l’« autochtonie-sans- Boccara [2006] souligne la portée performa-
frontière » [Verdeaux et Roussel, 2006]. tive de ces réunions dont la réalisation vise
Dans leurs discours, les Andes s’amenuisent indéniablement à affirmer et légitimer l’unité
au point même de disparaître, au profit de politique du peuple mapuche. Il signale éga-
la « [...] réarticulation de réseaux écono- lement que ce processus est conforté par
miques, sociopolitiques et pluriséculaires l’émergence d’une presse autochtone indé-
qui s’étendent du Pacifique à l’Atlantique » pendante couvrant l’information relative au
[Le Bonniec, 2002, p. 45], contrevenant la peuple mapuche sur les deux versants des
logique d’expansion longitudinale des terri- Andes. Le périodique Azkintuwe en est une
toires nationaux chilien et argentin. bonne illustration. Diffusé sur Internet et
78
vendu aux quatre coins du pays mapuche, Puelmapu resurgissent en effet comme le
Azkintuwe vient en quelque sorte concré- premier échelon de subdivision d’une unité
tiser le projet de « réunification nationale territoriale englobante connue sous le nom
mapuche » [Mariman et al., 2006]. Comme de Wallmapu [Le Bonniec, 2009].
le rapelle Irène Hirt [2007], le logo de cet or- Présenté comme une forme d’espace prémo-
gane de presse subvertit même l’ordre géo- derne proprement amérindienne sur laquelle
politique régional, faisant (ré)apparaitre sur les juridictions administratives de l’État se
la carte du cône sud-américain un territoire seraient superposées de manière arbitraire,
autochtone transandin. Wallmapu apparaît dans le discours public
Ni chilien, ni argentin, le pays mapuche mapuche doté d’une charge symbolique
ne fait pourtant pas complètement abstrac- forte et puissante donnant légitimité au ter-
tion de la cordillère qui, historiquement, ritoire revendiqué9. Réceptacle d’une territo-
sert de lien entre les terres de l’Ouest ou rialité surfacique mobilisée par les dirigeants
Ngulumapu, et celles de l’Est ou Puelmapu du mouvement mapuche dans la perspective
[Bello, 2011]. On note ainsi que la division, de leur projet d’autonomie, Wallmapu n’en
imposée de fait par l’établissement d’une demeure pas moins un cadre géographique
frontière internationale, est réinterprétée en restreint et problématique au regard des ter-
des termes que les représentants mapuches ritorialités vécues, celles dessinées dans les
vont puiser dans leur propre logique cultu- pratiques du quotidien de la multiplicité du
relle. Dans leurs discours, Ngulumapu et corps social mapuche.

3. ATTENTION, UN TERRITOIRE PEUT EN CACHER UN AUTRE

3.1. Recompositions identitaires et terri- s’est en effet répercutée de manière drama-


toriales en outre Bío-Bío tique sur l’univers communautaire autoch-
L’exaltation des traditions et de la vie en tone. La formation des réductions, en premier
communauté dans les terroirs d’origine est lieu, permit d’aligner et de formater l’en-
une composante fondamentale du discours semble des juridictions traditionnelles sur
prôné par un secteur important du mouve- un même modèle. Le chef mapuche, quelles
ment mapuche, représenté notamment par qu’aient été ses prérogatives et sa position
des organisations comme le Consejo de To- dans cette hiérarchie, fut institué en tant que
das las Tierras et la Coordinadora Arauco- cacique par l’administration chilienne. Sans
Malleco. Les terroirs d’origine n’ont cepen- s’inquiéter outre mesure de la complexité
dant jamais été le lieu de reproduction d’une du tissu organisationnel mapuche et de ses
ethnicité immuable et atemporelle. Bien au modes d’agencement, les autorités coloniales
contraire, depuis l’arrivée et l’installation n’eurent d’autres préoccupations que de déli-
des Européens sur la frange septentrionale miter la propriété autochtone.
du Bío-Bío, la redéfinition des relations in- Dans les faits, le pouvoir du chef mapuche
terethniques s’est traduite par d’intenses se restreignit à une autorité limitée et exclu-
reformulations identitaires, dans la guerre sivement orientée vers l’intérieur du nouvel
d’abord [Boccara, 1998], puis à l’occasion univers communautaire. Or, dans un cadre
d’échanges diplomatiques et commerciaux spatial désormais clos et sans possibilité
le long de la frontière [Zavala, 2000]. d’expansion, la terre en vint rapidement à
Ces restructurations se sont alors considé- manquer, mettant en péril la capacité de re-
rablement accélérées à partir de l’inclusion distribution du cacique et, par voie de consé-
forcée des Mapuches à la vie républicaine. quence, sa légitimité à imposer une quel-
L’absence délibérée de reconnaissance des conque autorité. Cette perte de légitimité
autorités coutumières par le pouvoir chilien s’accéléra postérieurement avec le processus

9
D’après F. Le Bonniec (2009), l’usage du terme re- était déjà empreint d’une forte connotation politico-
monterait au début du 17ème siècle, date à laquelle il religieuse.
79
de liquidation de la propriété collective Recomposé autour de structures exogènes
autochtone qui eut pour effet de convertir stratégiquement appropriées, l’espace social
le chef mapuche en un citoyen égal en droits mapuche n’en demeure pas moins réglé par
et devoirs à l’égard des autres membres de l’ordre de la parenté. La plupart des conflits
l’ancienne réduction. Dans ce contexte, de intracommunautaires tendent en effet à s’ex-
nouvelles figures d’autorité, définies sur de primer par des ajustements qui, suivant la
nouvelles bases, vinrent se substituer aux croissance démographique et la restructura-
formes du pouvoir traditionnel. tion conséquente du champ sociopolitique,
Pendant longtemps, c’est d’abord autour des segmentent l’unité prévalant au sein des
comités de quartier (juntas de vecinos), pla- anciennes réductions. Ces dernières de-
teformes d’organisation proposées par l’État viennent ainsi le support d’une pluralité de
pour la résolution des problèmes d’un sec- réseaux s’articulant selon des logiques d’al-
teur déterminé, que le pouvoir communau- liance recoupant les rivalités entre plusieurs
taire mapuche s’est restructuré. Si ces comi- factions lignagères. Si, de ce fait, l’outre
tés n’ont évidemment pas été pensés dans le Bío-Bío constitue un véritable chantier ter-
cadre d’une application au contexte autoch- ritorial en perpétuelle restructuration, le do-
tone, ils se sont toutefois abondamment pro- maine des anciennes réductions, débordées
pagés en outre Bío-Bío. Mais aujourd’hui, par d’importants mouvements migratoires
ils ont indéniablement été devancés dans liés au manque de terre, n’est cependant dé-
leurs prérogatives par les Communautés In- sormais plus le seul et unique lieu sur lequel
digènes (C.I.), formellement instaurées par repose l’édifice territorial mapuche.
la législation indigéniste en vigueur depuis
1993. Figure associative permettant aux 3.2. Dynamiques migratoires et circulations
communautés de bénéficier des projets et contemporaines
financements offerts dans le cadre des poli- Partis la plupart du temps en quête d’un
tiques de discrimination positive, la C.I. est avenir que l’univers communautaire tradi-
dirigée par un directoire élu périodiquement tionnel ne pouvait leur offrir, nombreux sont
et composé d’un président, d’un vice-prési- les Mapuches à avoir emprunté le chemin de
dent, d’un trésorier, d’un secrétaire et d’un la migration dès les premières décennies du
ou plusieurs directeurs. 20ème siècle. Si, en l’absence de données cen-
Si les chefferies mapuches ont ainsi pu se sitaires explicites, il demeure impossible de
restructurer successivement autour des figures chiffrer avec précision les flux migratoires
de président de comité de quartier puis de engendrés depuis l’outre Bío-Bío, leur im-
président de communauté, beaucoup de portance croissante et continue au cours du
dirigeants sont également devenus pasteurs temps, notamment à partir des années 1940,
évangéliques, dans un cumul des fonctions constitue néanmoins un fait indiscutable.
leur permettant de recouvrer une forme de Certaines estimations ont ainsi avancé, pour
pouvoir politico-religieux. Dans un contexte le milieu des années 1960, un chiffre d’au
où le complexe rituel autochtone s’est pro- moins 100 000 migrants vivant hors du terri-
gressivement vu délégitimé au fil du temps, toire historique [Chihuailaf, 2006].
les temples protestants, et plus particulière- Avant le recensement officiel de 1992, les
ment pentecôtistes, ont fait leur entrée en ter- enquêtes censitaires réalisées ont systéma-
ritoire mapuche à partir de la seconde moitié tiquement associé l’identité mapuche aux
du 20ème siècle, donnant à la communauté de espaces réductionnels, déterminant l’appar-
culte une matérialité inédite qui ne remet en tenance ethnique par le lieu de résidence.
cause ni la nature du pouvoir autochtone ni En laissant à tout à chacun la possibilité
le sens et le contenu du message réaffirmant de s’identifier librement à l’un des trois
un tel pouvoir. Aussi, devenir président de groupes ethniques alors officiellement re-
communauté puis se convertir en pasteur connus - Mapuche, Aymara et Rapa Nui -,
évangélique peut désormais constituer un le recensement de 1992 permit de sortir de
moyen efficace, pour un chef mapuche, de ne ce cadre restreint et de lever le voile sur une
pas voir dépérir ses charges et resignifier sa réalité qui marqua profondément l’opinion
position au sein de l’univers communautaire publique. C’est tout d’abord l’importance
[Sepúlveda, 2011]. à la fois absolue et relative des Mapuches
80
- plus de 900 000 individus, soit près de 10% qui ont longtemps structuré l’espace social
de la population du pays - qui retint l’atten- mapuche en mileu urbain, les Associations
tion. Mais leur répartition, très majoritaire- Indigènes (A.I.)11 qui se sont multipliées
ment hors des espaces réductionnels et du suite à la promulgation de la loi de 1993 se
territoire d’origine - qui ne regroupait plus fondent sur l’alliance de groupes de parenté
que 36% de l’effectif total - créa un véritable résidant dans un même quartier. Mais par-
effet de surprise. Enfin, leur taux d’urbani- delà les similitudes, ces formes d’associa-
sation incroyablement élevé - près de 80% - tion ne peuvent être considérées comme de
ne passa pas non plus inaperçu [Haughney et simples succédanés des communautés ru-
Mariman, 1993]. rales. Car en raison des échanges nombreux
Confirmée par le recensement de 2002 - qui et réciproques entretenus entre les migrants
signale toutefois une baisse de près de 35% et leurs parents restés dans le territoire d’ori-
de l’effectif total en raison de la modifica- gine, il semble que les associations urbaines
tion de la question visant à sonder l’iden- puissent davantage être considérées comme
tité ethnique -, la tendance à l’urbanisation une sorte d’extension ou de prolongement
enregistrée en 1992 est venue contrecarrer des communautés rurales [Sepúlveda, 2011].
l’image rurale que la société chilienne s’était Ni complètement rurale, ni complètement
forgée des Mapuches. Notons, à ce propos, urbaine, ou l’une et l’autre à la fois, la com-
que c’est principalement vers la capitale munauté mapuche est une structure sociale
chilienne, Santiago, qui concentre à elle faisant allègrement fi du cadre géographique.
seule plus de 30% de la population mapuche Mettant en réseau les terroirs d’origine avec
du pays, mais aussi vers d’autres grandes les différents lieux choisis de la migration,
villes de province, comme Concepción ou elle peut être définie comme un groupe de
Valparaíso, que les mouvements migratoires parenté plurilocalisé. La ville, à ce titre, ne
se sont orientés [Sepúlveda, 2011]10. constitue qu’un nœud parmi d’autres au sein
Si les nombreuses recherches menées dans d’un vaste complexe migratoire polycen-
le champ de la sociologie et de l’anthropolo- trique s’étendant des foyers de peuplement
gie ont clairement mis en évidence qu’il n’y plus anciens de la Patagonie occidentale aux
avait aucune incompatibilité à être à la fois régions fruitières et centres miniers du nord
Mapuche et urbain, les urbains eux-mêmes chilien et, de part et d’autres des Andes, des
se sont progressivement affirmés et revendi- anciennes réductions d’Araucanie jusqu’aux
qués en tant que tels dans le courant des an- provinces argentines de Neuquen, Río
nées 1990. Longtemps confinée et occultée Negro, Chubut et au littoral urbanisé de la
au sein de ce que Carlos Munizaga [1961] Province de Buenos Aires [Gundermann et
identifia comme des « structures de transi- al., 2009 ; Szulc, 2004].
tion », c’est-à-dire des formes d’organisa- Mais ces migrations n’ont pas nécessai-
tion permettant l’insertion des migrants dans rement un caractère définitif, c’est même
le tissu social urbain, l’identité mapuche ur- rarement le cas. Les départs, pour des sé-
baine a fait son entrée sur la scène publique jours allant de plusieurs semaines à plu-
par la popularisation du terme Warriache, sieurs années, ne sont jamais sans retours
qui signifie littéralement « gens de la ville » - ni sans nouveaux départs d’ailleurs.
[Aravena, 2010]. Aussi, le domaine des anciennes réductions
Un espace social mapuche s’est ainsi consti- n’est toujours que temporairement - mais
tué en milieu urbain et, comme dans l’uni- périodiquement - vidé de sa main-d’œuvre
vers rural d’origine, on remarque que sa potentielle. En ce sens, l’espace com-
structure repose sur l’activation des liens de munautaire mapuche constitue un cadre
parenté. Tout comme les comités de quartier territorial dont les ancrages ne sont pas

10
Pour une analyse plus approfondie des données cen- 11
Instaurée elle aussi par la Loi Indigène de 1993, l’A.I.,
sitaires et de la situation démographique contempo- comme la C.I., est une figure juridique permettant à ses
raine des Mapuches au Chili, consulter : Sepúlveda membres de postuler aux fonds et subventions des po-
Bastien (2011), Entre villes et campagnes. Mobilités litiques de discrimination positive. Mais à la différence
contemporaines et stratégies territoriales mapuches au de la C.I., l’A.I. ne regroupe pas nécessairement des
Chili, Espace Populations Sociétés, 2011/2, pp. 229-248. individus originaires d’un même secteur géographique.
81
seulement multiples mais également mou- alors possible, par extension, de définir le
vants. Si, plutôt que de migration, il convient territoire mapuche comme une structure
de parler à cet égard de circulation, voire réticulaire fluide, flexible, ouverte et en
d’une circulation structurante, n’est-il pas constante recomposition ?

CONCLUSION

Quelle définition retenir du territoire ma- en même temps qu’un espace de référence
puche au terme de ce parcours ? Si les ter- primordial pour les migrants et leurs descen-
ritorialités surfaciques professées par les dants. Aussi, cette forme singulière de ter-
dirigeants autochtones contestent fortement ritorialité est-elle parfois mobilisée par les
celles du morcellement imposé par l’État et migrants dans leurs stratégies de territoria-
ses politiques indigénistes, elles n’entrent lisation. En ville, notamment, les demandes
pas moins en contradiction avec les territo- de reconnaissance d’un espace proprement
rialités réticulaires vécues du corps social mapuche semblent pouvoir n’être envisagées
mapuche qui font de ce territoire un vaste qu’à travers l’attribution d’une surface close
complexe migratoire polycentrique. Mais et exclusive, dans la formation de quartiers
en renouant avec les connexions transan- réservés fonctionnant comme de véritables
dines de l’époque coloniale, le déploiement refuges identitaires [Sepúlveda, 2011].
des systèmes circulatoires contemporains à De sorte que territorialités surfaciques et réti-
l’échelle du cône sud-américain redonne une culaires semblent s’emboîter dans une forme
indéniable matérialité à ce grand pays que les d’enchevêtrement relativement complexe.
dirigeants mapuches voudraient réhabiliter. Ni complètement surfacique, ni complète-
De plus, les espaces réductionnels hérités ment réticulaire, le territoire mapuche serait
de la géographie de l’ordre colonial chilien, ainsi un espace à géographie variable, une
même divisés, implosés et dépassés par des « coproduction » - je reprends l’expression
dynamiques migratoires faisant voler en à Fabien Le Bonniec [2009] - résultant des
éclat toute tentative de définition de l’iden- interactions entre une pluralité d’acteurs et
tité mapuche par un lien essentiel à la terre de projets territoriaux tout autant concurrents
et au terroir, constituent un point d’ancrage que complémentaires.

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