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Palimpsestes

Revue de traduction
4 | 1990
Retraduire

La retraduction comme espace de la traduction

Antoine Berman

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://palimpsestes.revues.org/596 Date de publication : 1 septembre 1990
ISSN : 2109-943X Pagination : 1-7
ISBN : 2-87854-011-5
ISSN : 1148-8158

Référence électronique
Antoine Berman, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes [En ligne], 4 | 1990,
mis en ligne le 22 décembre 2010, consulté le 18 décembre 2016. URL : http://
palimpsestes.revues.org/596

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

Tous droits réservés


LA RETRADUCTION COMME ESPACE
DE LA TRADUCTION

Le thème de cette intervention est : la retraduction comme


espace de la traduction. Par « espace », il faut entendre ici espace
d'accomplissement. Dans ce domaine d'essentiel inaccomplissement
qui caractérise la traduction, c'est seulement aux retraductions qu'il
incombe d'atteindre — de temps en temps — l'accompli.
D'ordinaire, on cherche le fondement de la nécessité des retra-
ductions dans un phénomène lui-même assez mystérieux : alors que
les originaux restent éternellement jeunes (quel que soit le degré
d'intérêt que nous leur portons, leur proximité ou leur éloignement
culturel), les traductions, elles, « vieillissent ». Correspondant à un état
donné de la langue, de la littérature, de la culture, il arrive, souvent
assez vite, qu'elles ne répondent plus à l'état suivant. Il faut, alors,
retraduire, car la traduction existante ne joue plus le rôle de révélation
et de communication des œuvres. Par ailleurs — et c'est là une
direction de pensée très différente comme aucune traduction ne
peut prétendre être « la » traduction, la possibilité et la nécessité de la
retraduction sont inscrites dans la structure même de l'acte de traduire.
Toute traduction faite après la première traduction d'une œuvre est
donc une retraduction.
Il faut retraduire parce que les traductions vieillissent, et parce
qu'aucune n'est la traduction : par où l'on voit que traduire est une
activité soumise au temps, et une activité qui possède une temporalité
propre : celle de la caducité et de l'inachèvement.
Toutes ces réflexions sont justes, même si elles partent de
phénomènes qui ne sont pas aussi évidents qu'on le prétend : pourquoi
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une traduction vieillit-elle ? Pourquoi une œuvre autorise-t-elle plu-


sieurs traductions ? Les raisons alléguées n'épuisent pas le caractère
énigmatique de ces phénomènes. Car alors que le principe voulant
qu'une œuvre ne puisse ni vieillir ni mourir ne souffre aucune
exception, celui selon lequel une traduction vieillit et meurt, lui,
connaît des exceptions significatives : l'Histoire nous montre qu'il
existe des traductions qui perdurent à l'égal des originaux et qui,
parfois, gardent plus d'éclat que ceux-ci. Ces traductions sont ce qu'il
est convenu d'appeller des grandes traductions.
La Vulgate de Saint Jérôme, la Bible de Luther, l'Authorized
Version sont de grandes traductions. Mais aussi le Plutarque d'Amyot,
les Mille et Une Nuits de Galland, le Shakespeare de Schlegel,
l'Antigone de Hölderlin, le Don Quichotte de Tieck, le Paradis perdu
de Milton par Chateaubriand, le Poe de Baudelaire, le Baudelaire de
Stefan George : voilà une liste, nullement exhaustive, de grandes
traductions. Qui ne vieillissent pas. Même si le nombre de lecteurs
susceptibles de lire la Vulgate s'est réduit, celle-ci reste, comme l'ont
dit chacun à leur manière Valery Larbaud, Julien Green et Meschon-
nic, une traduction inégalable. Même si la Bible de Luther doit être
parfois « modernisée », elle reste elle aussi sans égal. Même si
Plutarque ne nous fascine plus guère, la traduction d'Amyot reste
vivante.
Hormis le fait qu'elles n'ont pas vieilli, est-il possible de trouver
à toutes ces traductions, réalisées à des époques différentes, dans des
langues différentes, avec des principes et des buts différents, un ou
plusieurs éléments communs, permettant de préciser pourquoi elles
sont « grandes » ? Peut-on donner un contenu concret à la catégorie de
grande traduction ?
Certainement.
On peut énumérer — et dans ce cadre on ne peut guère faire plus
aujourd'hui — plusieurs traits dont la coexistence seule permet une
« grande traduction ».
Celle-ci est d'abord un événement dans la langue d'arrivée, tant
écrite qu'orale.
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Elle se caractérise par une extrême systématicité, au moins égale


à celle de l'original.
Elle est le lieu d'une rencontre entre la langue de l'original et
celle du traducteur.
Elle crée un lien intense avec l'original, qui se mesure à l'impact
que celui-ci a sur la culture réceptrice.
Elle constitue pour l'activité de traduction contemporaine ou
ultérieure un précédent incontournable.
Ces traductions ont encore un trait commun : ce sont toutes des
retraductions.
Si toute retraduction n'est pas une grande traduction (!), toute
grande traduction, elle, est une retraduction.
Pour que cette corrélation soit empiriquement vraie, il faut la
nuancer de deux manières.
D'abord, elle n'est pas... absolue. Il peut y avoir une première
traduction qui soit une grande traduction. Mais loin d'invalider notre
corrélation, cette possibilité signifie seulement que ladite première
traduction s'est d'emblée posée comme une re-traduction, et ceci à
chaque fois selon des modalités particulières.
Ensuite, il faut ici préciser le concept même de retraduction.
Celle-ci ne qualifie pas seulement toute nouvelle traduction d'un texte
déjà traduit. Prenons, pour illustrer cela, l'exemple du Plutarque
d'Amyot Ce traducteur a bien retraduit Plutarque. Mais cet auteur, s'il
avait déjà été traduit en français, ne l'avait été que partiellement et, en
règle générale, à partir du latin ou de l'italien. Amyot a donc d'une
certaine manière fait une première traduction de Plutarque. Première
par rapport aux textes, dont certains n'avaient pas été traduits, pre-
mière par rapport à la langue de départ, le grec. Néanmoins, on peut
parler ici de retraduction, dès qu'il y a une nouvelle traduction d'une
œuvre, même si on a affaire à une partie de cette œuvre qui n'avait pas,
elle, été encore traduite. 11 suffit qu'un texte d'un auteur ait déjà été
traduit pour que la traduction des autres textes de cet auteur entre dans
l'espace de la retraduction. C'est pour cette raison que le Poe de
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Baudelaire est bien une retraduction.


Une fois le concept de retraduction ainsi élargi, on constatera
que. toutes les grandes - traductions que j'ai mentionnées sont des
retraductions.
Maintenant, pourquoi toute grande traduction est-elle nécessai-
rement une retraduction ? Ou, à l'inverse, pourquoi toute première
traduction n'est-elle jamais (ou presque) une grande traduction ?
Un premier élément de réponse peut nous être fourni par Goethe
qui, dans son Divan oriental-occidental, présente trois modes de
traductions qui sont autant d'époques de celles-ci. Le premier mode,
ou la première époque, est la traduction intra ou juxtalinéaire (mot à
mot) visant tout au plus à donner une idée grossière (Goethe dixit) de
l'original. Le second mode est la traduction libre, qui adapte l'original
à la langue, à la littérature, à la culture du traducteur. Le troisième
mode est la traduction littérale, au sens de Goethe, c'est-à-dire celle
qui reproduit les « particularités » culturelles, textuelles, etc. de
l'original. Chaque fois qu'une culture se lance dans l'aventure de la
Traduction, selon Goethe, elle parcourt nécessairement ce cycle. D'où
il est évident qu'aucune première traduction ne peut être une grande
traduction. Et dans la mesure où les deux derniers modes présupposent
le premier, il est non moins clair qu'une traduction accomplie ne peut
advenir qu'à partir du second mode, c'est-à-dire déjà d'une « pre-
mière » retraduction.
Le schéma triadique de Goethe correspond grosso modo à la
dialectique de l'Idéalisme allemand, selon laquelle, comme le dit une
fois Novalis, « tout début est maladroit ». Il faut tout le chemin de
l'expérience pour parvenir à une traduction consciente d'elle-même.
Toute première traduction est maladroite : se répète ici au niveau
historique ce qui advient à tout traducteur : aucune traduction n'est
jamais une « première version ».
Dans cette vision de Goethe, il y a quelque chose de très
profond : à savoir que toute action humaine, pour s'accomplir, a
besoin de la répétition. Et cela vaut particulièrement pour la traduc-
tion, en tant qu'elle est déjà originairement une opération de redouble-
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ment, de duplication. La répétitivité première du traduire est comme


redoublée dans la retraduction. C'est dans l'après-coup d'une pre-
mière traduction aveugle et hésitante que surgit la possibilité d'une
traduction accomplie.
Mais cette pensée de Goethe n'épuise pas la question, peut-être
parce qu'elle se fonde sur une perception globale de l'agir humain, et
non de la structure de la traduction en particulier. -
On peut aborder là problématique de la retraduction d'une façon
décalée, et à partir de deux « faits » fondamentaux. Nous les appelle-
rons le kairos et la défaillance. Toute traduction est défaillante, c'est-
à-dire entropique, quels que soient ses principes. Ce qui veut dire :
toute traduction est marquée par de la « non-traduction ». Et les
premières traductions sont celles qui sont le plus frappées par la non-
traduction. Tout se passe comme si les forces anti-traductives qui
provoquent la « défaillance » étaient, ici, toutes puissantes. Si la
défaillance, c'est-à-dire simultanément l'incapacité de traduire et la
résistance au traduire, affecte tout acte de traduction, il y a néanmoins
une temporalité de cet acte (temporalité aussi bien psychologique que
culturelle et linguistique) qui fait que c'est en son début (dans la
première traduction) que la défaillance est à son comble. La retraduc-
tion surgit de la nécessité non certes de supprimer, mais au moins de
réduire la défaillance originelle. La traduction d'une œuvre est alors
rentrée dans l'espace de lare-traduction.Cela se manifeste d'abord par
une multiplicité de nouvelles traductions dont chacune, à sa manière,
se confronte au problème de la défaillance (c'est actuellement le cas
pour Shakespeare, de Leyris à Bonnefoy et Déprats). Parfois, dans
cette multiplicité, se dégage une grande traduction qui, pour un temps,
suspend la succession des retraductions ou (diminue leur nécessité.
Dans la grande traduction, la défaillance reste présente, mais contre-
balancée par un phénomène que nous pouvons appeler, avec les
e
traducteurs du XVI siècle, la copia, l'abondance. Dans la retraduction
accomplie règne une abondance spécifique : richesse de la langue,
extensive ou intensive, richesse du rapport à la langue de l'original,
richesse textuelle, richesse signifiante, etc. De fait, la grande traduc-
tion nous impose un autre discours sur la traduction que celui,
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traditionnel, de la perte : le discours de l'abondance. Cette abondance


surgit primordialement de la réitération que constitue la retraduction.
Et autant les premières traductions sont « pauvres », marquées par le
manque, autant la grande retraduction se place sous des formes
diverses sous le signe de la profusion surabondante.
Mais pour que se produise cette traduction abondante, il faut
autre chose, et c'est le kairos, le moment favorable. La grande
retraduction ne surgit qu' « au moment favorable ». Le moment
favorable est celui où se trouve brusquement et imprévisiblement
(mais non sans raisons) « suspendue » la résistance qui engendre la
défaillance, l'incapacité de « bien » traduire une œuvre. Le kairos ne
se limite pas aux paramètres socio-culturels qui facilitent, voire
permettent, la traduction d'une œuvre. Car ceux-ci permettent tout au
plus, pour reprendre la distinction de Meschonnic, l'introduction
d'une œuvre (sa translation). Non sa traduction au sens radical du
terme.
Catégorie temporelle, le kairos renvoie à l'Histoire elle-même.
A un moment donné, il devient « enfin » possible de traduire une
œuvre. Après maintes introductions érudites, scolaires, maintes adap-
tations, il devient possible d'inscrire la signifiance d'une œuvre dans
notre espace langagier. Cela arrive avec un grand traducteur, qui se
définit par le règne en lui de la pulsion traduisante, laquelle n'est pas
le simple désir de traduire. Tout traducteur désire traduire (en prin-
cipe !). Mais ce désir, en lui, se conjugue à son envers, le désir de ne
pas traduire, ou plus précisément, le recul devant l'acte de traduire. On
peut très bien repérer, dans une traduction, les reculs d'un traducteur.
Mais chez celui qu'habite la pulsion traduisante, ce recul est réduit à
son minimum : Luther, Amyot, Schlegel, Armand Robin sont des
exemples lumineux d'individus dominés par la pulsion de traduire.
Et ces individus n'apparaissent que quand, par ailleurs, le temps
de la traduction d'une œuvre est venu, ou revenu. Ce temps (re)vient
lorsque, pour une culture, la traduction d'une œuvre devient vitale
pour son être et son histoire. Naturellement, ce ne saurait être, là
encore, qu'une retraduction. Car il faut que, de son côté, l'œuvre ait
longuement mûri sa présence en nous, pour que la nécessité de sa
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retraduction apparaisse. Combien ce kairos a peu à voir avec des


déterminations littéraires ou socio-culturelles de surface, c'est ce que
e
montre l'une de nos grandes traductions du XX siècle, l'Enéide de
Klossowski. Car, en surface, on ne peut vraiment pas dire que la
retraduction de Virgile obéissait à une nécessité pour la culture
française des années 60 ! Mais, en profondeur, il en va autrement : c'est
justement au moment où notre culture réfléchit nouvellement sur le
rapport au muthos, à l'épos, qu'apparaît cette traduction. Au moment
où se découvre plus précisément le rapport du muthos et du logos,
apparaît une traduction littéralisante de l'Enéide, qui fait résonner ou
veut faire résonner le Dire épique en français. Et dix ans auparavant
avait paru, quasi simultanément en allemand, en anglais et en français,
l'œuvre de Broch, La Mort de Virgile. Ce n'est pas tout : dans l'histoire
même de la constitution de la culture littéraire française, l'Enéide a
joué un rôle fondamental. C'est l'un des livres antiques que l'on a le
e
plus traduit et imité au XVI siècle. Au moment où notre culture
cherche à renouer avec ses origines — le Baroque, la Renaissance, le
Moyen Age —, surgit une traduction qui, avec une sorte de sûreté
inconsciente, renoue avec le livre qui, au temps de ces origines, a
exercé une fascination sans égal. Ce n'est pas encore tout : au moment
où s'achève en France une longue tradition ethnocentrique et hyper-
textuelle de la traduction, le travail de Klossowski cherche à fonder,
de manière certes provocante, une nouvelle figure de la traduction
française. Vous le voyez : dans cette retraduction, le kairos historique
est partout présent. L'essence même de la retraduction y paraît de
façon éclatante : renouer avec un original recouvert par ses introduc-
tions, restituer sa signifiance, rassembler et épanouir la langue tradui-
sante dans l'effort de restituer cette signifiance, lever, au moins en
partie, cette défaillance de la traduction qui menace éternellement
toute culture.

Antoine BERMAN
Centre Jacques Amyot

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