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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Structures de l'imaginaire chez Senghor et Césaire


Jacqueline Leiner

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Leiner Jacqueline. Structures de l'imaginaire chez Senghor et Césaire. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 1978, n°30. pp. 209-224;

doi : 10.3406/caief.1978.1173

http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1978_num_30_1_1173

Document généré le 31/05/2016


ÉTUDE COMPARATIVE
DES STRUCTURES DE L'IMAGINAIRE
D'AIMÉ CÉSAIRE ET DE
LEOPOLD SÉDAR SENGHOR

Communication de Mme Jacqueline LEINER


(Seattle)
au XXIXe Congrès de V Association, le 27 juillet 1977.

Aimé Césaire

POUR SALUER LE TIERS MONDE


à Leopold Sédar Senghor.

Ah!
mon demi-sommeil d'île si trouble
sur la mer!

Et voici de tous les points du péril


l'histoire qui me fait le signe que j'attendais.
Je vois pousser des nations.
Vertes et rouges, je vous-salue,
bannières, gorges du vent ancien,
Mali, Guinée, Ghana

et je vous vois, hommes


point maladroits sous ce soleil nouveau !

Écoutez :
de mon île lointaine
de mon île veilleuse
je vous dis Hoo!
Et vos voix me répondent
et ce qu'elles disent signifie :
« II y fait clair. » Et c'est vrai :
même à travers orage et nuit
14
210 JACQUELINE LEINER

pour nous il y fait clair.


D'ici je vois Kiwu vers Tanganika descendre
par l'escalier d'argent de la Ruzizi
(c'est la grande fille à chaque pas
baignant la nuit d'un frisson de cheveux)
d'ici, je vois noués
Bénoué, Logone et Tchad;
liés, Sénégal et Niger.
Rugir, silence et nuit rugir, d'ici j'entends
rugir le Nyaragongo.

De la haine, oui, ou le ban ou la barre


et l'arroi qui grunnit, mais
d'un roide vent, nous contus, j'ai vu
décroître la gueule négrière !

Je vois l'Afrique multiple et une


verticale dans la tumultueuse péripétie
avec ses bourrelets, ses nodules,
un peu à part, mais à portée
du siècle, comme un cœur de réserve.

Et je redis : Hoo mère !


et je lève ma force
inclinant ma face.
Oh ma terre!
que je me l'émiette doucement entre pouce et index
que je m'en frotte la poitrine, le bras,
le bras gauche,
que je m'en caresse le bras droit.

Hoo ma terre est bonne,


ta voix aussi est bonne
avec cet apaisement que donne
un lever de soleil

Terre, forge et silo. Terre enseignant nos routes.


C'est ici, qu'une vérité s'avise,
taisant l'oripeau du vieil éclat cruel.

Vois :
l'Afrique n'est plus
au diamant du malheur
un noir cœur qui se strie;
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L 'IMAGINAIRE 21 1

notre Afrique est une main hors du ceste,


c'est une main droite, la paume devant
et les doigts bien serrés;

c'est une main tuméfiée,


une-blessée-main-ouverte,
tendue,
brunes, jaunes, blanches,
à toutes mains, à toutes les mains blessées
du monde.

Leopold Sédar Senghor


A NEW YORK
(pour un orchestre de jazz : solo de trompette)

New York! D'abord j'ai été confondu par ta beauté, ces


grandes filles d'or aux jambes longues.
Si timide d'abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire
de givre
Si timide. Et l'angoisse au fond des rues à gratte-ciel
Levant des yeux de chouette parmi l'éclipsé du soleil.
Sulfureuse ta lumière et les fûts livides, dont les têtes
foudroient le ciel
Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles
d'acier et leur peau patinée de pierres.
Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan
— C'est au bout de la troisième semaine que vous saisit la
fièvre en un bond de jaguar
Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l'air
Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des
terrasses.
Pas un rire d'enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche
Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et
des seins sans sueur ni odeur.
Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des
cœurs artificiels payés en monnaie forte
Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre
fleurit des cristaux de corail.
Nuits d'insomnie ô nuits de Manhattan! si agitées de feux
follets, tandis que les klaxons hurlent des heures vides
Et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques,
tels des fleuves en crue des cadavres d'enfants.
212 JACQUELINE LEINER

II

Voici le temps des signes et des comptes


New York! or voici le temps de la manne et de l'hysope.
Il n'est que d'écouter les trombones de Dieu, ton cœur
battre au rythme du sang ton sang.
J'ai vu dans Harlem bourdonnant de bruits de couleurs
solennelles et d'odeurs flamboyantes
— C'est l'heure du thé chez le livreur-en-produits-pharma-
ceutiques
J'ai vu se préparer la fête de la Nuit à la fuite du joure. Je
proclame la Nuit plus véridique que le jour.
C'est l'heure pure où dans les rues, Dieu fait germer la vie
d'avant mémoire
Tous les éléments amphibies rayonnants comme des soleils.
Harlem Harlem! voici ce que j'ai vu Harlem Harlem!
Une brise verte de blés sourde des pavés labourés par
les pieds nus de danseurs Dans
Croupes ondes de soie et seins de fers de lance, ballets de
nénuphars et de masques fabuleux
Aux pieds des chevaux de police, les mangues de l'amour
rouler des maisons basses.
Et j'ai vu le long des trottoirs, des ruisseaux de rhum blanc
des ruisseaux de lait noir dans le brouillard bleu des cigares.
J'ai vu le ciel neiger au soir des fleurs de coton et des ailes
de séraphins et des panaches de sorciers.
Écoute New York ! ô écoute ta voix mâle de cuivre ta
voix vibrante de hautbois, l'angoisse bouchée de tes
larmes tomber en gros caillots de sang,
Écoute au loin battre ton cœur nocturne, rythme et sang
du tam-tam, tam-tam, sang et tam-tam. .

III

New York ! je dis New York, laisse affluer le sang noir


dans ton sang
Qu'il dérouille tes articulations d'acier, comme une huile de vie
Qu'il donne à tes ponts la courbe des croupes et la souplesse
des lianes.
Voici revenir les temps très anciens, l'unité retrouvée la
réconciliation du Lion du Taureau et de l'Arbre
L'idée liée à l'acte l'oreille au cœur le signe au sens.
Voilà tes fleuves bruissants de caïmans musqués et de
lamantins aux yeux de mirages. Et nul besoin d'inventer les
Sirènes.
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L 'IMAGINAIRE 21 3

Mais il suffit d'ouvrir les yeux à Гагс-en-ciel d'Avril


Et les oreilles, surtout les oreilles à Dieu qui d'un rire de
saxophone créa le ciel et la terre en six jours.
Et le septième jour, il dormit du grand sommeil nègre.

« On n'a plus besoin, écrivait P. Guberina, d'avancer des


arguments pour trouver que les poètes noirs d'expression
anglaise, française et espagnole représentent parmi les plus
grandes valeurs poétiques réalisées dans les langues respectives.
A. Césaire, L. S. Senghor, L. Hughes et N. Guillen sont
les compagnons assidus des grands poètes blancs dans toutes les
anthologies nationales et mondiales » (1).
Je vais essayer d'analyser l'esthétique de deux des plus grands :
Aimé Césaire et Leopold Sédar Senghor. Afin de donner à mon
étude un caractère plus précis, je m'appuyerai sur deux œuvres :
Pour Saluer le Tiers Monde d'Aimé Césaire et A New York de
L. S. Senghor, microcosmes du macrocosme qu'est l'œuvre tout
entière. A travers les formes, j'essayerai de saisir des
significations, de voir comment la mise en œuvre révèle, en profondeur,
Г être césairien, l'être senghor ien. Désirant être ce lecteur complet
qu'imagine Jean Rousset, « tout en antennes et en regard, qui lit
l'œuvre en tous sens », je mettrai, au service de ma lecture,
les Archives culturelles du Sénégal, le Centre d'études des
civilisations de Dakar, les travaux du sociologue A. Memmi, du
psychiatre F. Fanon, des ethnologues Marcel Griaule, Jacques
Maquet, Michel Leiris ou Georges Balandier, de
l'anthropologue Gilbert Durand pour n'en citer que quelques-uns, qui
tous ont contribué à accroître notre connaissance de
l'imaginaire de l'homme en général, de l'Africain et de l'Antillais en
particulier.
« A New York » appartient au recueil Éthiopiques, paru aux
Éditions du Seuil en 1956, « Pour Saluer le Tiers Monde », au
recueil Ferrements, paru en 1960 aux Éditions du Seuil
également. Les deux poèmes sont donc presque contemporains.
L'un annonce le salut de l'humanité souffrante, apporté par la

(1) P. Guberina, « L'Esthétique et la morale des poètes noirs écrivant en


langues Européennes », Studia Romania et Anglica Zagrabiensia, n* 6,
décembre 1958, p. 25.
214 JACQUELINE LEINER

main noire tendue, « à toutes les mains blessées du monde »,


l'autre prédit la rédemption de New York — ville blanche et
inhumaine par excellence — grâce au sang de Harlem. Œuvres
de deux démiurges qui prophétisent la cité de demain, ces deux
poèmes s'inscrivent dans la plus pure tradition africaine.
L'auteur ď Éthiopiques veille sur l'humanité blanche et joue un
rôle prépondérant pour la préserver — grâce à ses dons de
divinations — de la multitude de dangers qui planent sur elle.
Nos deux poètes ressemblent à ces voyants « que l'Afrique
continue de nourrir et de vénérer, découvrant en eux, les
messagers de Dieu » (2). Messagers de Dieu parce qu'ils possèdent
ce que la tradition africaine considère comme l'art majeur :
la parole (3). « La Parole, écrit Senghor, est le seuil critique de
la noosphère, celui qui sépare l'Homme de l'animal, qui a
séparé l'Homo faber de l'Homo sapiens » (4). En Afrique la
parole exprime la force vitale, ou Nommo, eau, feu, sang et
spermes, puissance charnelle et spirituelle qui meut toute vie
et agit sur les choses. Elle en est la forme (5). Et puisque l'homme
a la maîtrise de la parole, c'est à lui qu'il incombe de diriger
cette force vitale, de métamorphoser le monde par le pouvoir du
Verbe. Senghor et Césaire partagent, dans ces deux œuvres,
cette croyance. La parole permet à Césaire et à Senghor de créer
une nouvelle humanité renaissant des cendres de l'ancienne.
« Cette poésie dont le Verbe engendre, évoque, commande,
s'exprime tout naturellement à l'impératif » (6), mais le moi
qui ordonne ne contient aucune notion de personnalité, c'est un
moi supérieur, situé en deçà. Nulle part « il ne s'agit de
s'exprimer mais bien d'exprimer quelque chose ».
Si ce Verbe ignore l'anecdote, se situe « au cœur même de
l'homme, au creux bouillonnant de son destin », ce Verbe
connaît néanmoins la fabulation, fidèle en cela à l'Afrique

il) L. S. Senghor, Négritude et Humanisme, Paris, Le Seuil, 1964, p. 218.


(3) Cf. L. S. Senghor, ibidem, p. 238. J. Jahn, Muntu, Paris, Le Seuil, 1961,
p. 138-139. Cf. G. Balandier, « Littératures de l'Afrique et des Amériques noires »,
Histoire des Littératures. Ethnologie régionale, vol. 1, Paris, Gallimard, p. 1551 -
1562 et G. Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La Parole chez les Dogons,
Paris, Gallimard, 1965, p. 593.
(4) L. S. Senghor, op. cit., p. 330.
(5) Cf. J. Jahn, op. cit., p. 116.
(6) J. Jahn, op. cit., p. 153.
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L 'IMAGINAIRE 21 5

ditionnelle où tout langage qui n'est pas fabulation ennuie (7).


Le don d'imagination des deux voyants crée le mythe (8) — ici
la race noire rédemptrice — le mythe « expression naturelle de
la pensée négro-africaine » (9). Dans ce mythe, on atteint,
complètement chez Senghor, partiellement chez Césaire, « le
point suprême » dont parlait André Breton, où le réel et
l'imaginaire, le passé et le futur cessent d'être perçus contradictoire-
ment, où les antinomies semblent résolues, celle de l'un et de
l'autre, celle du Moi et de l'Univers comme dans la cosmogonie
africaine qui se caractérise par une vision globale du monde (10).
Mais le mythe, comme l'écrit Marcel Griaule, c'est « une
chose vivante, intégrée dans le rythme social, sentie et mue
différemment selon les saisons, les circonstances, les lieux, les
personnes » (11). Il nous reste donc à examiner les formes
différentes, qu'assume ce mythe de l'Afrique rédemptrice, chez
Senghor et chez Césaire, et ceci en dépit des similitudes
profondes suggérées par une première lecture.
Au premier regard, ce qui frappe, c'est la différence profonde
dans le jeu graphique des deux poèmes. Celui de Senghor, au
verset large, divisé, par l'espace et par les chiffres, en 3 couplets
— les deux premiers de longueur presque identique (28 lignes -
30 lignes) le 3e plus court (15 lignes) — témoigne d'un
désir d'ordonnance, acceptée et exposée à la vue, avec éclat;
celui de Césaire, aux vers éclatés, autour de quelques nodules
(13 couplets d'inégale longueur), en un espace resserré. D'un
côté, une structure ordonnée, processionnelle. De l'autre, une
structure chaotique. Ici, une disposition typographique, à
l'image de l'homme serein qu'est Senghor, profondément
enraciné dans une culture dont « l'ontologie existentielle a informé
une civilisation harmonieuse » (12), à l'image de l'homme qui
s'est voulu « métis culturel » et a su fondre en lui, parfois dans
la souffrance mais aussi avec un rare bonheur, les apports de

(7) L. S. Senghor, op. cit., p. 210.


(8) L. S. Senghor, op. cit., p. 280.
(9) Ibid.
(10) Cf. L. S. Senghor, op. cit., et J. Jahn, op. cit.
(11) M. Griaule, « L'Inconnu Noir », Présence Africaine, n° 1, cit. par
L. S. Senghor op cit., p. 280.
(12) L. S. Senghor, op. cit., p. 54.
216 JACQUELINE LEINER

deux mondes. Là, tous les déchirements de l'esclave arraché,


transplanté, déraciné brutalement, déculturé, qui refuse et
accepte, se cherche dans la violence jusqu'au vertige. Le triomphe
d'Apollon, la revanche de Dionysos.
Chez l'un comme chez l'autre, le rejet de la poésie classique
traditionnelle inapte à traduire une vision nouvelle du monde,
une conception mallarméenne du poème dont « l'armature
intellectuelle tient dans Y espace qui isole les strophes et parmi
le blanc du papier » (13). « Blancs qui soulignent, dira Senghor,
l'accent final du verset, et ceux des arêtes lyriques à la manière
du crieur public dans les villages noirs. » Blancs qui traduisent,
chez lui, un battement respiratoire régulier, ce qui l'apparente
à Claudel et à Saint John Person. A quoi correspond, chez
Césaire, un halètement.
Tous deux donnent à voir, et leur voyance est informée par
ce que P. Fontanier (14) appelle les figures de style par tour de
phrase : exclamation, apostrophe, interruption. Mais la voyance
de Senghor est — dans le texte — dominée, intellectualisée,
tenue à distance comme l'indique l'usage du passé composé :
J'ai vu et cette composition tripartite (thèse : New York;
antithèse : Harlem; synthèse : métissage). Elle trahit l'ancien
élève de Khâgne qui a accepté la rhétorique classique, une
certaine pensée discursive. La voyance de Césaire est immé-
diateté : Je voisy transes personnelles. Rejetant toute logique
rationnelle, sa pensée semble procéder par bonds successifs,
sans lien apparent entre eux, mais en réalité l'association d'images
sonores ou visuelles, par contiguïté ou par ressemblance,
conditionne une pensée à la naissance de laquelle nous assistons.
Ainsi l'image du Nyaragongo (volcan à l'Est du Zaïre) qui
rugit, conduit tout naturellement à la vision de l'arroi qui grun-
nit. Structures imageantes et structures sonores provoquent,
doublement, ce passage.
Dans le détail, Senghor, parfois, ne procédera pas autrement

(13) Cf. S. Mallarmé, « Sur Poe », Œuvres Complètes, Pléiade, p. 872.


Mallarmé marqua profondément les poètes de la négritude. Césaire dans une
interview, m'affirma : « C'est Mallarmé qui m'a appris que la langue était arbitraire »,
et L. G. Damas : « Nous avon lu Mallarmé tout est parti de là. »
(14) P. Fontanier, Les figures du discours, Réédité par G. Genette, Paris,
Flammarion, 1968.
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L'IMAGINAIRE 217

et son expression se rapprochera de celle du groupe sénégalo-


guinéen où les métaphores sortent les unes des autres :

J'ai vu le ciel neiger au soir des fleurs de coton et des ailes de


séraphins et des panaches de sorcier.

Si la suprastructure de son poème est sans conteste hégélienne,


l'infrastructure est tantôt française, parfois africaine. Dans
ce dernier cas, dirait Senghor, inutile de commenter, «
d'expliquer le sens des images par des mots abstraits ». Le « public
[africain] possède naïvement la double vue » (15) et
comprendrait, sans doute d'emblée : « La palette du peintre fleurit des
cristaux de corail. » C'est un public plus sensible à la sensualité
des mots qu'à leur signification sémantique, estime-t-il.
« Rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam. »
Nous sommes au royaume des onomatopées dont raffole le
Nègre et qui font la langue plus expressive (16). Césaire s'effor-
çant d'écrire en africain ou peut-être tout simplement
retrouvant « l'inconscient collectif », ou plutôt « l'inconscient de
l'espèce », dirait G. Durand, a recours très souvent lui aussi
— mais pas dans le cas qui nous intéresse — à l'image sonore
pure. Je pense, en particulier aux Armes Miraculeuses, à
Cadastre.
Chez Senghor, ces procédés sont plutôt rares. Dans l'ensemble,
sa poésie est cohérente, ordonnée. Nous sommes en présence
d'un tout architectural harmonieux, d'une arabesque des sons.
Les différentes parties s'équilibrent, se répondent, visuellement,
auditivement, idéellement. Symétries, parallélismes, reprises
forment la structure sonore, visuelle et thématique d'une œuvre
qui se love sur elle-même. Clancier y vit une faiblesse et conseilla
à Senghor un « rythme plus divers, où une image, un mot élèvera
soudain son arête ». Il ne comprit pas que cette monotonie du
ton était le sceau même d'une certaine négritude, rétorqua
Senghor, « l'incantation qui fait accéder à la vérité des choses

(15) Cf. L. S. Senghor, op. cit., p. 162-163.


(16) Cf. L. S. Senghor, op. cit., p. 165 et p. 168. Dans les langues du groupe
sénégalo-guinéen, environ un tiers du vocabulaire est formé d'onomatopées ou
« mots descriptifs ».
218 JACQUELINE LEINER

essentielles » (17). D'ailleurs reprise n'est pas redite, ni


répétition, nous dit avec raison l'auteur de Négritude et
Humanisme (18).
Ces rappels, ces répons, ou allitérations, assonances homéoté-
leutes dominent avec une subtilité et une fréquence étonnantes,
témoignent comme il le dit lui-même dans la Postface ďÉthio-
piques, en faveur d'un sérère qui est allé à l'école des poètes
gymniques de son village — et plus spécialement de Marône,
auteur de quelques 2 000 chants ou poèmes gymniques — d'un
sérère qui connaît la rhapsodie psalmodiée du griot, toutes les
richesses mélodiques des chants polyphoniques de son ethnie (19).
Cette variété, cachée au premier abord, sous une apparence de
monotonie, caractérise le rythme négro-africain, nous apprend
Senghor, régularité dans l'irrégularité, unité dans la
diversité (20), et fait de Senghor un poète de son terroir (21).
Chez Césaire qui définit le poème « une portion de vie, un
afflux de vie dans une réalité sonore » (22), pas de verset cadencé,
pas de molle incantation, pas de déroulement oratoire, pas de
répons. Un rythme heurté, saccadé, créé par la longueur
hétérogène des couplets, par le nombre inégal de syllabes des lignes
qui composent ces couplets, par des rappels de sons à
intervalles irréguliers, une combinaison, très libre mais très savante,
de groupes syntaxiques et de pauses :

C'est une main tuméfiée,


une-blessée-mains-ouverte,
tendue,
brunes, jaunes, blanches,
à toutes les mains, à toutes les mains blessées du monde.

(17) G. E. Clancier, « Orphée Métis », Cahiers du Sud, 1964, n" 378-379,


p. 106. Cit. par L.S. Senghor, op. cit., p. 225.
(18) Cf. L. S. Senghor, ibid., p. 35.
(19) Cf. L. S. Senghor, ibid., p. 222 et p. 226. Chez maint peuple d'Afrique,
dira Senghor, il n'existe qu'un même mot pour désigner poèmes et chants
{op. cit., p. 171). Cf. A. R. Ndiaye, op. cit., p. 10, et L. S. Senghor, op cit.,
p. 225.
(20) Cf. L. S. Senghor, ibid., p. 170.
(21) L. S. Senghor écrira dans Négritude et Humanisme, p. 225, s'adressant à
G. E. Clancier : « Ne voyez-vous pas que vous m'invitez à organiser le poème à
la française comme un drame, quand il est, chez nous, symphonie. »
(22) A. Césaire, « Sur la poésie nationale », Présence Africaine, n° 4, oct.-
nov. 1955, p. 40.
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L 'IMAGINAIRE 2 19

L'œuvre se veut un cri, ou plutôt la représentation d'un cri,


interrompu, parfois, d'un bref instant de contemplation :

C'est la grande fille à chaque pas


baignant la nuit d'un frisson de cheveux.

Un cri de joie, sans doute, mais dont la violence n'est pas sans
rappeler « cette affectivité en érection » dont parle Fanon, « cette
affectivité de colonisé maintenue à fleur de peau comme une
plaie vive » (23) et que seule « la prose et ses possibilités d'utiliser
l'élément brut » peut reproduire. Le poème en prose, « réalité
complexe, irréductible à une seule forme d'organisation
poétique, à une seule démarche créatrice toujours la même » (24)
pouvait seul convenir à Césaire et lui permettre de nous donner
à voir ce chaos culturel d'une part, et d'y mettre de l'ordre
d'autre part. Le poème en prose n'échappe pas à cette règle.
Si son utilisation correspond, chez Césaire, comme il nous le
laissera entendre dans une interview (25), à la volonté de
trouver une forme neuve, individuelle pour traduire une
situation unique, tous les éléments hétérogènes y seront
néanmoins refondus, transcendés, dominés et re-structurés, « car
enfin qu'est-ce que l'art sinon la structure? » (26) Cette image,
qu'il nous livre de l'informe, est le résultat d'une esthétique
différente de l'esthétique traditionnelle, d'une esthétique de la
dislocation, d'une esthétique de la juxtaposition que Senghor
— qui d'ailleurs ne l'emploie que rarement — considère comme
typiquement africaine (27). Il est à noter que Rimbaud et
Lautréamont, ces maîtres revendiqués par Césaire, furent les
premiers à utiliser ces techniques littéraires, à trouver une
langue qui « donne de l'informe » (28). Si la prose césairienne
agit par choc, fulguration, syncope et contretemps :

(23) F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1975, p. 22.


(24) Cf. S. Bernard, Le Poème en prose, Paris, Nizet, 1959.
(25) Cf. A. Césaire, « Propos recueillis par J. Leiner », Paris, juin, 1975, à
paraître, en introduction, à la réédition de Tropiques, Paris, Jean-Michel Place.
(26) A. Césaire, art. cit., p. 120.
(27) Cf. L. S. Senghor, op. cit., p. 165.
(28) Cf. A. Rimbaud, « Lettre à Demeny ou lettre dit du Voyant », Œuvres
complètes, Pléiade, p. 252.
220 JACQUELINE LEINER

liés, Sénégal et Niger.


Rugir, silence et nuit rugir, ,

(et exprime, plus que tout autre, la violence de la vie du


déraciné), le dynamisme de la forme en perpétuel devenir, de subtils
rappels d'expression, d'images visuelles ou auditives, des
échanges d'accords consonants ou dissonants, des effets
harmoniques (plutôt qu'harmonieux comme chez Senghor, note
G. N'Gal (29) striant le poème d'échos :

Ah!
Je vous dit Hoo !
Et je redis : Hoo mère!
Oh ! ma terre
Hoo ma terre

assurent son unité à l'œuvre et l'ont fait comparer, souvent,


au fameux swing négro-américain. Nous ne sommes pas en
présence d'un désordre, mais d'un ordre insolite. Ce passage de
prose informée en poème, « cette pensée accrochant la pensée
et tirant », à laquelle on impose une organisation esthétique qui
en fait un tout à la fois très un et très complexe, témoigne en
faveur d'un artiste au métier exemplaire. Assemblage, sur un
rythme de Jazz d'écriture concertée et d'écriture libérée, de
pensée dirigée et de pensée non-dirigée, l'œuvre césairienne est à
l'image de la Martinique, ce mélange d'Europe et d'Afrique
amarré près de l'Amérique.
Pour faire voir ce mixage anarchique, Césaire a dû, lui aussi
« donner un sens nouveau aux mots de la tribu », leur rendent
leur force explosive, leur autonomie (30) en supprimant les mots-
gonds, les mots-outils qui les introduisent d'habirude, en les
surprenant en des positions inaccoutumées :

« une-blessée-main-ouverte »,

(29) G. N'Gal, Aimé Césaire un homme à la recherche d'une patrie, Dakar,


Nouvelles Éditions Africaines, 1975.
(30) « Dynamisme explosif du mot » qui constitue, dit J. Gracq, « l'apport
positif du dernier siècle de la poésie française » (J. Gracq, André Breton, Paris, Corti,
1948, p. 194).
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L 'IMAGINAIRE 22 1

II a dû accorder une importance primordiale au nom, « signe


et évocation de l'objet dans son essence intemporelle » (31) :

« Terre, forge et silo »

le reprendre inlassablement, jusqu'à créer l'envoûtement,


l'obsession (mer-clair-terre).
Senghor utilisera les mêmes procédés. Ainsi les répétitions
de New York, de Harlem, nous feront adhérer à sa prière.
Mais c'est surtout l'image — en Afrique, les vocables des
langues vernaculaires sont toujours enceints d'images car leur
racine garde sa valeur concrète, écrit Senghor (32) — qui nous
transportera au cœur même de ces deux mondes culturels.
Images simples en général dont la force, chez Senghor, vient
de ce qu'elles sont empruntées au terroir, dont le tragique, chez
Césaire, vient de leur origine livresque, informée par la nécessité
angoissante de combler un vide. L'Afrique de l'un est une
Afrique vécue dans la joie, toute en sons et en odeurs, une
initiation; l'Afrique de l'autre est une Afrique apprise, dans la ferveur,
une quête, un Saint Graal.
Le « Royaume d'Enfance » senghorien est recréé à l'aide de
substantifs qui ne signifient pas ce qu'ils représentent mais
généralement ce qu'ils suggèrent. Ainsi « La Nuit plus véridique que
le jour » n'est pas une image surréaliste gratuite, inspirée par la
typologie des images de Breton, par le désir de présenter le
degré d'arbitraire le plus élevé. C'est un réceptable d'échos
multiples, que seule une connaissance de la culture africaine
nous permet de décrypter. C'est la nuit, que les arbres que l'on
abat pour le tatouage sont consultés (33), c'est la nuit que se
tient le « xooy », rencontre capitale des saltigués sérères,
organisée chaque année à l'approche des premières pluies de
l'hivernage (34), et surtout, c'est la nuit que prend place la cérémonie
de l'initiation, mort et résurrection, décrite par Senghor dans
« L'homme et la bête » ou par Camara Laye dans VEnfant Noir.
« Les croupes ondes de soie, les seins de fer de lance, les ballets

(31) S. Bernard, op. cit., p. 457.


(32) Ibid., p. 142.
(33) Cf. A. R. Ndiaye, op. cit., p. 34.
(34) Ibid., p. 19.
222 JACQUELINE LEINER

de nénuphars et de masques fabuleux, les panaches de sorciers,


l'unité retrouvée, la réconciliation du Lion du Taureau et de
l'Arbre, les fleuves bruissants de caïmans musqués et de
lamantins aux yeux de mirages », toutes ces images, et tant d'autres,
sont des agencements synthétiques qui expriment et reflètent
globalement une civilisation. Ainsi « les seins de fer de lance »
correspondent à un moment de la « danse de l'épée » (danse laga),
marquant la fin des rites de l'excision, chez les jeunes filles Dan;
elles s'y déplacent en tenant des épées — symboles de leur
virginité — dans le prolongement du sein (35). Le rire créateur de
Dieu (Dieu qui d'un rire de saxophone), nous renvoie à la
cosmogonie africaine; il n'est qu'une spécification particulière de la
catégorie Kuntu, la force modale, qui comprend Rire et Beauté;
il n'est qu'une parole particulière, libérant et rejetant toutes
chaînes en s 'écoulant indompté comme un torrent (36).
Pour Senghor, « ce paysans de l'Afrique occidentale », cet
agrégé de grammaire, ces images vivent de leur propre vie,
rayonnant de toutes leurs facettes de sens (37), dans les deux
cultures. Le plus souvent, elles ne sont surréalistes que dans
la mesure où le surréalisme africain est rejoint par le surréalisme
européen, où nous avons à faire à ce fameux point nègre dont
parlait Rimbaud. L'image, pour l'Africain, est une
manifestation de l'invisible, conception que rejette A. Breton (38).
Comme nous, Césaire a dû, jadis, lui aussi les décrypter,
à l'aide, sans doute, de Léon Frobenius, de Marcel Griaule
ou de Germaine Dieterlen, à l'aide « du frère et de l'ami
sénégalais » qui lui révéla le continent noir. L'Afrique de Césaire est
une Afrique livresque, elle est verticale comme la carte de
géographie mise sous nos yeux sur les bancs de l'école primaire, avec
ses bourrelets (lisez son relief), ses lacs Tchad, Kivu et
Tanganika reliés, les deux derniers, par une petite rivière, la Ruzizi,
qui descend — sur la mappemonde et dans la réalité,
également — des hautes montagnes vers la plaine du même nom,

(35) Cf. H. Zemp, An Anthology of African Music. The Music of the Dan,
UNESCO collection, enregistrement n° 6.
(36) J. Jahn, op. cit., p. 113, et p. 157.
(37) L. S. Senghor, op, cit., p. 223.
(38) Ibid., p. 210, et p. 164 et A. Breton, Signe Ascendant, Gallimard, 1968,
p. 9.
ÉTUDE COMPARATIVE DES STRUCTURES DE L 'IMAGINAIRE 223

avec ses nodules (lisez ses volcans dont le Nyaragongo), ses


fleuves Bénoué, Logone, Sénégal et Niger, ces deux derniers,
ainsi que le Tchad renvoyant à des noms de pays qui s'ajoutent
à Mali, Guinée, Ghana pour compléter l'Afrique de Césaire.
Elle est un peu à part, perdue au sud, dans l'immensité de
l'océan. Pour Césaire, le rêveur, l'affectif, elle se limite territo-
rialement à l'Afrique occidentale de son ami Senghor, à l'Afrique
centrale dont on nous vante « la douceur du climat » sur les hauts
plateaux des Grands Lacs et où l'Homo sapiens aurait fait son
apparition (39), ce qui la réhabilite. Elle est rarement l'Afrique
chaude, colorée, sensuelle du sénégalais. Les mots enceints
d'images aussi :

Gorges du vent ancien, île veilleuse, la grande fille à chaque pas


baignant la nuit d'un frisson de cheveux, rugir le Nyaragongo,
la tumultueuse péripétie, le diamant du malheur, la main hors du
ceste,

ont une lecture double, multiple, mais ici, sur un seul mode :
celui du surréalisme européen. Ailleurs, Césaire réussit, il est
vrai, et nous l'avons déjà vu, à écrire en africain. Mais son
Afrique a, avant tout, une réalité spirituelle et renvoie à un
Exil-Passion. L'Afrique de Césaire est cette Afrique verticale,
la carte dont nous parlions, le continent placé haut au-dessus
de la tête, du vertex, qui conduit à un schéma ascensionnel, à
l'Afrique crucifiée, sauveur du monde. Tout se précise dans
Véblouissement, comme le conseillait Breton.
Mais non dans la magie chaude et plus réelle que le monde
visible, de la danse des Dans qui, chez Senghor, en « frappant de
leurs pieds nus le sol dur » créent la cité de demain. C'est que la
Martinique ne connaît plus la danse africaine, utilisée, avec un
art et une connaissance profonde de l'humain, pour libérer le
psyché individuelle et collective. Senghor ne tend à rien d'autre,
quand il rêve d'enrichir New York, ou l'Euramérique pour
reprendre ses termes, de l'apport africain de Harlem.
Nous voyons donc que ce tissu d'images révèle profondément
Y être senghorien, Y être césairien. D'un côté, nous sommes en

(39) L. S. Senghor, op. cit., p. 255.


224 JACQUELINE USINER

présence d'une négritude en relief, en plein, de l'autre d'une


négritude en creux, d'un vide à remplir. Ici, dans sa descente,
Orphée découvre l'enfance et l'Éden, là l'Enfer, le ban ou la
barre. Mais tous deux, grâce à l'Alchimie du Verbe, A Nommo,
qui engendre image sur image et les métamorphose,
transcendent « le cadre sensible pour trouver son sens et sa finalité
dans le monde de l'au-delà », comme dans la culture africaine
traditionnelle.
Deux cristallisations poétiques, l'une plus anarchique, l'autre
plus formelle — à tous les niveaux de lecture. Deux structures
solidement organisées qui conduisent notre émotion jusqu'à
l'idée mais sont aussi émanations, doubles de l'être profond de
l'écrivain (40). L'africain chrétien, d'un côté, qui a une vision
globale du monde, croit à la rédemption (pas à la
prédestination) à une humanité sauvée dans sa totalité; l'ancien colonisé,
de l'autre côté, qui a fini par accepter cette division manichéïste
de la colonie et par extension du monde entier, dont parle
A. Memmi (41) et ne cherche à sauver que « toutes les mains
blessées du monde ».
Poètes de langue française, mais non d'expression française,
Césaire et Senghor ont réussi à trouver un langage qui peut
apprendre, faire signe de quelque chose « d'autre », qui ne soit
pas éternellement l'Autre en soi (le métropolitain) mais enfin
eux-mêmes, qui perce l'opacité de leur expérience de métis
culturel, d'Antillais ou d'Africain en situation. L'originalité
intrinsèque de leurs œuvres montre que le style est une question
de technique — non de vision — comme l'avait déjà entrevu
Marcel Proust (42).
Jacqueline Leiner.

(40) Cf. S. Bernard, op. cit., p. 461.


(41) Cf. A. Memmi, op. cit., p. 159, et F. Fanon, op. cit., p. 50.
(42) A. Proust, A la recherche du temps perdu, Pléiade, t. Ill, p. 895.

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