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Leiner Jacqueline. Structures de l'imaginaire chez Senghor et Césaire. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 1978, n°30. pp. 209-224;
doi : 10.3406/caief.1978.1173
http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1978_num_30_1_1173
Aimé Césaire
Ah!
mon demi-sommeil d'île si trouble
sur la mer!
Écoutez :
de mon île lointaine
de mon île veilleuse
je vous dis Hoo!
Et vos voix me répondent
et ce qu'elles disent signifie :
« II y fait clair. » Et c'est vrai :
même à travers orage et nuit
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210 JACQUELINE LEINER
Vois :
l'Afrique n'est plus
au diamant du malheur
un noir cœur qui se strie;
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II
III
Un cri de joie, sans doute, mais dont la violence n'est pas sans
rappeler « cette affectivité en érection » dont parle Fanon, « cette
affectivité de colonisé maintenue à fleur de peau comme une
plaie vive » (23) et que seule « la prose et ses possibilités d'utiliser
l'élément brut » peut reproduire. Le poème en prose, « réalité
complexe, irréductible à une seule forme d'organisation
poétique, à une seule démarche créatrice toujours la même » (24)
pouvait seul convenir à Césaire et lui permettre de nous donner
à voir ce chaos culturel d'une part, et d'y mettre de l'ordre
d'autre part. Le poème en prose n'échappe pas à cette règle.
Si son utilisation correspond, chez Césaire, comme il nous le
laissera entendre dans une interview (25), à la volonté de
trouver une forme neuve, individuelle pour traduire une
situation unique, tous les éléments hétérogènes y seront
néanmoins refondus, transcendés, dominés et re-structurés, « car
enfin qu'est-ce que l'art sinon la structure? » (26) Cette image,
qu'il nous livre de l'informe, est le résultat d'une esthétique
différente de l'esthétique traditionnelle, d'une esthétique de la
dislocation, d'une esthétique de la juxtaposition que Senghor
— qui d'ailleurs ne l'emploie que rarement — considère comme
typiquement africaine (27). Il est à noter que Rimbaud et
Lautréamont, ces maîtres revendiqués par Césaire, furent les
premiers à utiliser ces techniques littéraires, à trouver une
langue qui « donne de l'informe » (28). Si la prose césairienne
agit par choc, fulguration, syncope et contretemps :
Ah!
Je vous dit Hoo !
Et je redis : Hoo mère!
Oh ! ma terre
Hoo ma terre
« une-blessée-main-ouverte »,
(35) Cf. H. Zemp, An Anthology of African Music. The Music of the Dan,
UNESCO collection, enregistrement n° 6.
(36) J. Jahn, op. cit., p. 113, et p. 157.
(37) L. S. Senghor, op, cit., p. 223.
(38) Ibid., p. 210, et p. 164 et A. Breton, Signe Ascendant, Gallimard, 1968,
p. 9.
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ont une lecture double, multiple, mais ici, sur un seul mode :
celui du surréalisme européen. Ailleurs, Césaire réussit, il est
vrai, et nous l'avons déjà vu, à écrire en africain. Mais son
Afrique a, avant tout, une réalité spirituelle et renvoie à un
Exil-Passion. L'Afrique de Césaire est cette Afrique verticale,
la carte dont nous parlions, le continent placé haut au-dessus
de la tête, du vertex, qui conduit à un schéma ascensionnel, à
l'Afrique crucifiée, sauveur du monde. Tout se précise dans
Véblouissement, comme le conseillait Breton.
Mais non dans la magie chaude et plus réelle que le monde
visible, de la danse des Dans qui, chez Senghor, en « frappant de
leurs pieds nus le sol dur » créent la cité de demain. C'est que la
Martinique ne connaît plus la danse africaine, utilisée, avec un
art et une connaissance profonde de l'humain, pour libérer le
psyché individuelle et collective. Senghor ne tend à rien d'autre,
quand il rêve d'enrichir New York, ou l'Euramérique pour
reprendre ses termes, de l'apport africain de Harlem.
Nous voyons donc que ce tissu d'images révèle profondément
Y être senghorien, Y être césairien. D'un côté, nous sommes en