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DRAMATURGIES

T E X T E S , CULTURES ET REPRÉSENTATIONS

Directeur de collection

Marc Maufort, Université "Libre de Bruxelles

Comité scientifique

C h r i s t o p h e r B a l m e , University of Munich
F r a n c a Bellarsi, Université Libre de Bruxelles
J u d i t h E. Barlow, State University of New York-Albany
J o h a n Callens, Vrije Universiteit Brüssel
J e a n C h o t h i a , Cambridge University
H a r r y J. E l a m , Stanford University
A l b e r t - R e i n e r Glaap, University of Düsseldorf
A n d r é H e l b o , Université Libre de Bruxelles
Rie K n o w l e s , University of Guelph
Alain P i e t t e , Ecole d'interprètes internationaux-Mons /
Université Catholique de Louvain
J o h n S t o k e s , King's College, University of London
J o a n n e T o m p k i n s , University of Queensland-Brisbane

Assistante éditoriale

Caroline D E WAGTER, Université Libre de Bruxelles

D
André HELBO

Signes du spectacle
Des arts vivants aux médias

Dramaturgies
n° 18
Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'éditeur ou de ses ayants droit,
est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E.-Peter Lang S.A.


Presses Interuniversitaires Européennes
Bruxelles, 2006
1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique
info@peterlang.com ; www.peterlang.com

ISSN 1376-3199
ISBN 10 90-5201-322-5
ISBN 13 978-90-5201-322-0
D/2006/5678/27

Imprimé en Allemagne

I n f o r m a t i o n b i b l i o g r a p h i q u e p u b l i é e par « Die D e u t s c h e B i b l i o t h e k »
« Die Deutsche Bibliothek » r é p e r t o r i e cette p u b l i c a t i o n d a n s la « D e u t s c h e
N a t i o n a l b i b l i o g r a f i e » ; les d o n n é e s b i b l i o g r a p h i q u e s d é t a i l l é e s sont d i s p o n i b l e s
sur le site h t t p : / / d n b . d d b . d e .
Table des matières

LIMINAIRE
La mise en spectacle 9

CHAPITRE 1
Frayer le passage. Vers la transduction 21

CHAPITRE 2
Définition 33

CHAPITRE 3
La marque spectaculaire 37

CHAPITRE 4
Culture industrielle, culture du spectacle vivant 51

CHAPITRE 5
Sur l'interculturalité : toute représentation est adaptation 59

CHAPITRE 6
Monde de référence et mondes possibles 63

CHAPITRE 7
À propos de la traduction intersémiotique.
La scène, le film 69

CHAPITRE 8
Configuration discursive. Dimension sociologique
ou sémiopragmatique du MRP 77

CHAPITRE 9
Pour une typologie des compétences réceptives 81

CHAPITRE 10
Adaptation et traduction. Une liaison dangereuse ? 87

C H A P I T R E 1T
Le film de danse. L'ailleurs imaginaire de Maurice Béjart 101
8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

CHAPITRE 1 2
Le conflit de l'expression et du contenu. Le cas de Mélo 105

CHAPITRE 1 3
La télévision, l'expression en quête de contenu 115

CHAPITRE 1 4
Delvaux : une écriture « intermédiale » 121

CHAPITRE 1 5
L'adaptation et les nouvelles questions
adressées à l'étude du spectacle vivant 127

Bibliographie 135

Index des auteurs et des notions 143


LIMINAIRE

La mise en spectacle

Dans Littérature et Spectacle, l'historien Tadeusz Kowzan dresse un


bilan des thèmes et mythes inspirés par de la littérature dramatique et
apparie ceux-ci aux formes spectaculaires dans « un système général des
arts » vivants. L'inventaire est impressionnant et permet de conclure à
l'existence de processus créatifs hybrides, voire d'appropriations specta-
culaires en référence conjointe à des textes fondateurs et à l'évolution
des champs culturels. Les déclinaisons sont à ce point riches et variées
qu'elles se développent séparément en dérivation et adaptation. En se
limitant, selon le théoricien polonais, au seul critère historique, on peut
en effet identifier un phénomène d'arborescence thématique (la dériva-
tion et ses sources) qui concerne une bonne partie de la tradition théâ-
trale : la Grèce antique inspire Racine, la Renaissance italienne nourrit
Shakespeare...
Une typologie des cas de figures, dressée plus largement à propos du
procès adaptatif et qui remet en cause la vectorisation de l'opération,
témoigne de la complexité du phénomène et de sa labilité (Helbo, 1997).
Si Macbeth (1606) prolonge les chroniques d'Holinshed, la pièce entre
ultérieurement dans une dynamique génétique tissée entre l'œuvre de
Shakespeare, ses conditions de réception et sa revivification destructrice
par Blackton (1907), Welles (1947-1950), Kurosawa (1957) ou Polanski
(1971).
La trajectoire de l'emprunt et de l'empreinte traverse toutes les oc-
currences historiques : « poésie épique et roman, nouvelle et conte,
drame et dialogue livresque, fable et poésie lyrique. Même leurs propres
ouvrages antérieurs offrent à certains auteurs les sujets de pièces »
(Kowzan, 1975 : 86). Combien d'œuvres écrites pour la scène se trans-
forment en romans et inversement : Madeleine Férat de Zola est d'abord
une pièce de théâtre intitulée Madeleine. Quo Vadis est un roman de
Henryk Sierkewics avant de devenir une pièce (puis plusieurs films).
Copeau et Crevé en 1945, Camus en 1959 puiseront leurs représenta-
tions chez le romancier Dostoïevski. Les âmes mortes, spectacle monté
par Planchon en 1960 sur un texte d'Adamov renvoie évidemment à
Gogol. Après la répétition est une pièce de Strindberg, une pièce de
Bergman (voire un vidéogramme, un film). La danse puise au même
vivier: de Bhakti à La Flûte enchantée ou à Shakespeare. Certains
1 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

opéras, tel Cosi fan tutte, attirent de manière privilégiée les grands
metteurs en scène de théâtre, tels Strehler ou Chéreau, au point qu'on
finit par s'interroger sur la pertinence des clivages au sein des arts du
spectacle vivant.
En tant que phénomène social, le passage du théâtre à l'opéra ou au
cinéma se perçoit parfois en termes de concurrence mais souvent en
termes de bénéfice induit. Pour des raisons technologiques ou dramatur-
giques, parce qu'elle étend voire modifie l'audience, mais aussi du fait
même de la transposition, la rencontre modifie la trajectoire socio-
historique de la pièce originale. En témoigne le destin de la Dame aux
camélias (Dumas, 1848) face à La Traviata (Verdi, 1853) : alors que la
pièce tombe dans l'oubli, l'opéra fait le tour du monde, atteignant ainsi
des publics nombreux et inédits. De même, le Carrosse du Saint-
Sacrement de Mérimée, pièce écrite en 1830 par Prosper Mérimée et
jouée pour la première fois en 1850 ne connut guère de succès retentis-
sant. Mais La Périchole, opérette qu'en tire Jacques Offenbach, ren-
contre dès 1868 au théâtre des Variétés un accueil enthousiaste, qui
perdurera. Le film Le Carrosse d'or réalisé par Jean Renoir en 1953
connaîtra lui aussi une consécration plus large que celle de l'œuvre
inspiratrice. Autre exemple, plus complexe mais aussi topique, My Fair
Lady de George Cukor (1964) tiré du Pygmalion de Bernard Shaw, qui
entre dans une relation d'échange avec l'œuvre théâtrale et qui finit par
relancer la pièce, voire le mythe générateur.
Bien souvent les médias à technologie lourde semblent occulter les
autres supports : Peter Pan, célébrissime film de Walt Disney (1954) a
inspiré Spielberg (Hook, 1991), Hogan (Peter Pan, 2003) ou Forster
(Finding Neverland, 2004). Mais qui se souvient encore que l'œuvre est
d'abord une pièce écrite en 1904 par James M. Barrie, pièce qui se
muera ultérieurement en conte sous la plume du même auteur ?
La situation est relativement particulière au cinéma, formidable ma-
chine entropique, goulue nourrie de la parole, de la musique, de la
peinture, du spectacle. Certains mythes apparaissent nourriciers de la
genèse du film : Orphée de Cocteau, Orfeu negro, L 'homme à la peau
de serpent, Parking s'inspirent à des titres divers d'un espace imaginaire
associé de façon parfois éloignée à la littérature ou autres arts. Il est
moins question par exemple de liens à l'énonciation théâtrale que de
prise en compte thématique ayant permis au cinéma de constituer ses
mythes ou archétypes propres : Orphée s'inscrit dans ce patrimoine aux
côtés d'autres figures emblématiques du récit, revivifiées dans un réseau
synchronique et diachronique constitué d'abord par l'archéologie ciné-
matographique de Tarzan à Faust, A'Electre à Fantomas.
Que dire enfin de la télévision, appelée, selon Eco (Eco, 1985), à
brasser un mélange des genres, qu'elle recycle et transpose dans un
I.d mise en spectacle 8

mouvement qui a souvent pour finalité d'exhiber l'énonciation, voire


d'ériger la mise en spectacle en condition d'existence. Interrogé par le
Nouvel Observateur sur ce processus, Chéreau (Quirot, 2005) s'en prend
au phénomène Endemol. Réaction significative en l'occurrence : le
reality show phagocyte l'entreprise télévisuelle et en constitue le sym-
bole. Issue à travers le Loft (Big Brother dans les autres pays d'Europe,
puis Nice People ou Real TV) de l'idéologie de la télésurveillance ou de
la webcam qui confond univers in vitro et in vivo, la téléréalité a évolué
pour poser aujourd'hui des problèmes proches de celui de l'adaptation :
la transformation de structures génériques classiques (le récit, le repor-
tage, le jeu, le spectacle musical) en un système d'interprétants (Peirce)
ouvert ; les derniers avatars rejoignant pour ce faire les mécanismes
dramaturgiques du théâtre classique puisque la contrainte de situation
repose généralement sur un échange de rôles (de mère, de corps, de
statut, de vie quotidienne, de contexte social), provoquant parfois la
fausse confidence ou le quiproquo (dans Mon incroyable fiancé, l'an-
nonce d'un mariage simulé à une famille, certains complices partageant
l'information, d'autres non). Si l'univers de référence de la real TV
subsiste aujourd'hui (Newly Weds, The Osbourne, The Office, etc.) les
avatars signalent une véritable mutation du concept. Le pensionnat à
l'ancienne (Le Pensionnat de Chavagne), l'institution scolaire à l'envers
(Star Academy, La nouvelle star, Pop Stars), le modèle de l'armée
(Première compagnie), la vie à la campagne (Simple Life, La ferme
Célébrités), le relooking publicitaire des êtres et des objets (Queers,
Pimp my ride), les modèles de consommation (Top Modèle, The Ap-
prentice), la chirurgie esthétique (Extreme Makeover, Miss Swan), la
permissivité totale et le mauvais goût (la trash television de Fear Fac-
tor, Jackass) n'ont d'autre fonction que de changer la vie (Vis ma vie)
pour confondre le fictionnel, l'authentique et le ludique. Censure par
excès qui immerge le spectateur dans une circulation d'interprétants éri-
geant chaque objet esthétique en cible et en source potentielle de trans-
formation spectaculaire.

Convergences et spécificités n'ont pas fini de faire débat. Ces der-


nières années, la réflexion à ce propos s'est considérablement dévelop-
pée et a ouvert, à un rythme quasi popperien, des axes de recherche qui
justifient pour une part notre souci d'apporter aujourd'hui une nouvelle
contribution aux études interartistiques.
Dialogue entre univers de références et des mondes possibles, pour
reprendre Umberto Eco, la rencontre de plusieurs œuvres se définit en
termes de supglétion de sens. Démarche qui, comme nous espérons
l'avoir démontré dans notre ouvrage L'adaptation. Du théâtre au ciné
ma (1997), implique à la fois la (re)mise en sens/scène des conlexlcs,
des configurations socio-discursives et des proto/métatextes. Oui invile
1 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

aussi à une réflexion sur les grammaires de production, de reconnais-


sance et sur les conditions d'énonciation. L'appropriation spectaculaire
se construit sur le partage du présupposé « j e suis » au théâtre, au ciné-
ma, à la télévision ou ailleurs : la conscience du fonctionnement énon-
ciatif, « c'est », par exemple, « la fonction du théâtre », précise Vitez :
« Un homme joue le rôle d'une femme, une femme joue le rôle d'un
homme, un blanc d'un noir, un noir d'un blanc. Ou bien c'est nous,
aujourd'hui, qui essayons de nous représenter les gens d'un temps
révolu, fabuleux » (Vitez, 1991 : 517).
La première étape du processus adaptatif passe par la rencontre as-
sumée entre des lieux d'énonciation et des cadres sémiopragmatiques
spécifiques de la lecture/la production.
Ainsi, sans même qu'elle ait fait l'objet d'un travail scénaristique
avéré, l'œuvre de Marivaux change de sens dès l'instant où elle est
jouée, filmée par Bluwal pour la télévision ou portée à l'écran par
Santelli. Le sens même du jeu chez Marivaux (la prise en compte des
échanges discursifs, la stratégie du caché/montré, les faux-semblants, le
lien entre voir et savoir, les échanges de rôles, la complicité du specta-
teur, les quiproquos issus de Pincommunication) renvoie à la présence
du spectateur au théâtre, à la participation à la représentation, à la sym-
bolique de la performance. Sauf à reproduire comme le tente Bluwal
pour la télévision, grâce au mouvement de la caméra, les flux du dis-
cours verbal, l'adaptation à l'écran verse dans le travers que n'évite pas
Santelli : faire appel à la star (Jacques Villeret), introduire des décors
extérieurs, accélérer le rythme, privilégier les contrastes de couleur et
autres atouts du montage qui n'entraînent qu'une conséquence majeure :
le parasitage de la dramaturgie intérieure de Marivaux ; un nouvel objet
peut-être fidèle à la fable de référence est créé, mais celui-ci demeure
étranger aux mondes possibles induits par le travail scénique. Bien que
le cinéma ait pillé le travail scénique en calquant sa scénographie, sa
direction d'acteurs, ses structures, il demeure prisonnier de sa propre
totalité, de son homogénéité close et lisse.
L'adaptation est avant tout intercession. Ce processus est déjà à
l'œuvre dans le travail de mise en scène théâtrale : lorsque Etienne
Minoungou monte Richard 3 pour Récréatrales, il intègre dans le gestus
de l'acteur des pratiques rituelles (cannibalisme, animisme) qui réinter-
prètent l'œuvre par référence à un champ culturel africain et qui situent
le meurtre politique dans un contexte nouveau. La visite de la vieille
dame (Der Besuch der alte Dame), pièce publiée en 1956 par Friedrich
Dûrrenmatt, donne lieu en 1964 à un film de Bernard Wicky, Rancune,
réunissant à l'affiche Ingrid Bergmann et Anthony Quinn. En 1991, le
cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty tourne Hyènes, inspiré par la
même œuvre. Cette dernière version intègre la tradition du conte (le griot
I.d mise en spectacle 13

africain lié à cette théâtralité) et du syncrétisme : elle ne peut prendre


sens qu'adossée à un fond de code culturels sur lesquels fonctionne la
pseudo-transformation. Il y a à la fois réception des œuvres précédentes
dont le questionnement rebondit, énonciation liée au moment idéolo-
gique de la production et appropriation des modes sémiotiques.
Le geste adaptatif remet en cause création et lecture, il interroge la
sémiose et sa réception. Comme l'écrit Bourdon à propos du geste
filmique, c'est la perception de l'intentionnalité qui change le sens du
monde :
Pour celui qui sait que les positions de caméra, le choix des cadres, les mou-
vements ont été prémédités, s'ajoute à la promesse de l'authenticité celle
d'une lisibilité accrue du réel : ce qui est pris par la caméra n'appartient plus
au monde afilmique, mais au profilmique, c'est-à-dire à une organisation
intentionnelle du visible (Bourdon, 1988).

Laurence Olivier produit en 1944 le premier film shakespearien en


couleurs, Henry V, commandité par le Ministère britannique, à une
époque où l'Angleterre, en guerre, entend exalter la lutte contre le
nazisme. La dimension épique de la pièce se trouve mise au service d'un
film supposé être explicitement empreint de valeurs patriotiques. Olivier
transforme rapidement ce processus de référence en ouvrant une infinité
de mondes possibles qui invitent à réinterroger œuvre cible et œuvre
source en une démarche interstitielle dont émergent d'autres supplé-
ments de sens : le film historique sur le théâtre élisabéthain, la reconsti-
tution de l'espace spécifique du Globe, la réflexion sur Vhabitus théâ-
tral, l'action, les coulisses.
Certes, lorsqu'on analyse la littérature, encore peu abondante (au
hasard de l'ordre chronologique : Clerc & Carcaud-Macaire, Dusi,
Serceau, Vanoye, Cattrysse, Coremans, Toury, Garcia, Bazin, Mitry)
consacrée récemment au phénomène du transfert, on est frappé par le
clivage opéré entre deux pôles des arts du spectacle : le cinéma d'une
part, et les arts de la scène de l'autre. Quand il est question de passage
interesthétique, c'est généralement autour de l'innervation commune de
ces formes de représentation que se cristallise le débat. Des numéros
spéciaux de revues (Iris, 2004 ; Versus, 2004 ; Degrés, 2003 ; Protée,
1991) organisés ces dernières années autour de la problématique attestent
la même préoccupation.
Cette polarisation trouve ses racines dans une situation historique
connue : le cinéma s'est construit sur la crise du dispositif théâtral de la
mise en espace, qui, de la Renaissance au réalisme ou au symbolisme,
réaffirme l'idéal d'une perspective, d'une mimesis ou d'une vision du
monde soumise à l'arpentage tout-puissant du metteur/métreur en scène.
Le cinéma s'approprie les questions que refoule le théâtre : tout on
1 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

s'offrant à peu de frais la mimesis chère à l'esthétique occidentale, il


donne à voir un monde en éclats, découpé, monté, fragmenté en « image-
action, image-affection, image-perception » (Deleuze, 1983 : 97-101).
Pareille bipartition, à laquelle nous avons nous-même souscrit en
1997, en définissant l'adaptation en termes de substitution de visions
directes et de visions induites, ne manque pas d'ouvrir un certain nombre
de problématiques nouvelles qui concernent plus largement la construc-
tion de l'objet d'analyse. Benoît Jacquot : « L e théâtre, dans le même
mouvement, accueille et refuse le cinéma, il faut savoir ça pour filmer »
(Jacquot, 1997 : 19). Si le présent ouvrage vise à étendre le champ
d'investigation (il est question de spectacle vivant et de médias), il ne
renonce pas à placer au centre de sa recherche le couple indissociable
théâtre-cinéma, visage de Janus dont l'identité assume une fonction en
quelque sorte symbolique au sein des arts du spectacle.
Comment pourrait-il en être autrement ? Si le cinéma ne cesse de
rappeler la tradition, théâtrale, dont il est issu, le passage interartistique
modifie fondamentalement le statut et le mode d'existence des œuvres,
sources et cibles, tant dans la société que dans le rapport au plaisir, à ce
point qu'une large approche interdisciplinaire s'impose : « [...] La pro-
blématique de l'adaptation prend place dans l'une des questions fonda-
trices de l'anthropologie générale, celle de l'échange des biens et des
valeurs, celle de la transmission de richesses et des obligations qui en
découlent » (Francis Ramirez, Christian Rolot, 1997).
De plus en plus aujourd'hui on est sensible à une approche socio-
sémiologique intégrée qui déborde largement les limites de l'inter-
textualité, tire parti de multiples paradigmes et s'interroge sur le proces-
sus par lequel l'adaptation franchit un seuil. C'est le cas par exemple du
seuil esthésique, évoqué par Dalcroze :
La perception authentique du mouvement n'est pas d'ordre visuel, elle est
d'ordre musculaire, et la symphonie vivante des pas, des gestes et des attitu-
des enchaînées est créée et réglée non par l'instrument d'appréciation qui est
l'œil, mais par celui de création qui est l'appareil musculaire tout entier
(Dalcroze, 1919 : 140).

Les contraintes sociologiques, idéologiques, psychanalytiques du


processus de « seuillage » sont également prises en compte, notamment
dans les débats sur la corporéité de l'acteur et du spectateur,
Alors que le cinéma développe une mise entre parenthèses de la corporéité,
une suspension des sens au profit d'un dispositif rigide du regard et de
l'ouïe qui sature la relation à l'espace, dans une sorte d'état hypnotique qui
laisse le spectateur dans une sidération tranquille ; au théâtre à l'inverse, il
est plus difficile d'oublier le fauteuil où il est assis, la présence des autres à
ses côtés, devant ou derrière lui (Le Breton, 1994).
I.d mise en spectacle 1 5

Transposer revient aussi à prendre conscience de la relativité émo-


tionnelle au sein de l'aire culturelle (Jean-Marie Pradier érige cette pré-
occupation en objet de l'ethnoscénologie), de la dimension énergétique
du dispositif spectaculaire. Patrice Pavis parle de vectorisation, Hans-
Thies Lehmann de dimension érotique : « Il ne s'agit nullement de pri-
vilégier l'affect aux dépens du concept, mais le concept doit savoir
accueillir en lui cette réalité des sens, cette séduction de ce que le pro-
cessus théâtral a, au sens large, d'érotique » (Lehmann, 1989 : 48).
Ce regard sur l'adaptation amène à s'interroger sur le point de savoir
si les catégorisations méthodologiques introduites par l'Occident mo-
derne ont du sens. Ainsi la pratique scénique est faite non seulement,
comme on l'a cru longtemps, de texte et de représentation mais de son et
d'images, d'émotions vécues collectivement. De structures aléatoires
vécues dans l'instant, dans le dialogue (pulsionnel, cognitif, passionnel,
discursif) avec le spectateur. Mise en scène, « mise en trop », s'exclame
Michel Vinaver. Ce qui explique le caractère tardif et controversé d'une
analyse du spectacle vivant : développement grevé par des typologies
induites (la séparation entre théâtre, opéra, cirque, danse), par le déficit
de modèles conçus pour prendre en charge la complexité.
Ce qui est vrai du spectacle vivant, l'est aussi plus globalement des
arts du spectacle. Est-on fondé à opposer, sans s'en inquiéter, le film aux
arts ne recourant pas à la médiation écranique ? Un film comme Dogville
de Von Trier a été perçu - à tort -, comme l'expression d'une logique de
plateau, d'une scénographie théâtrale, d'une construction scénique des
personnages. La - mauvaise - question posée par la critique, et suscitée
par le réalisateur lui-même prétendant substituer la visée au cadrage,
faisait néanmoins apparaître un malaise prégnant (s'agit-il d'un film ou
d'une pièce à l'écran?) qui présuppose une vision claire des enjeux.
Face à un phénomène aussi riche que la pratique spectaculaire, les
disciplines scientifiques ont souvent servi à exhiber les résistances aux
lectures totalisantes tout autant qu'elles ont permis des surcroîts de
puissance explicatrice. Pourquoi ne dispose-t-on guère de modèles
d'analyse couvrant globalement les arts du spectacle ?
Semblable interrogation ouvre une autre problématique, induite, qui
concerne les modèles de lecture. Depuis les premiers travaux du cercle
de Prague parus en 1931, les arts de la scène n'ont cessé d'être à la fois
l'objet atypique de la sémiotique, le scandale de la théorie, le terrain
d'élection de modèles de plus en plus puissants et globaux. Après les
années 1980 marquées par un certain scepticisme lié à la déconstruction
et à la crise des théories, les années 1990 ont connu à la fois l'éclate-
ment des pratiques spectaculaires, la multiplication des théories sons
d'autres noms parfois, l'émergence du paradigme anthropologique et
culturel. Elles ont démontré a contrario souvent la nécessité d'un u-loui
1 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

à une réflexion méthodologique d'ensemble qui se heurte toutefois à un


certain nombre d'obstacles épistémologiques.
1. Le rapport entre théorie et pratique
Le rapport toujours difficile à la pratique ne se pose pas dans les
mêmes termes au théâtre et au cinéma. Le droit de parler du spectacle
vivant est depuis toujours un enjeu de pouvoir, qui s'explique sans doute
par la fonction cathartique et libératoire de ces pratiques : censures
politico-religieuses, querelles des unités au XVII e siècle, revendication
de pouvoir du monde médical lors de l'émergence du psychodrame,
légitimité de l'anthropologie suscitée par l'œuvre de Barba, ou de la
sémiologie appelée par Vitez attestent la volonté de juguler l'acte créatif
propre au spectacle vivant. L'histoire récente du cinéma, si elle témoi-
gne du poids de la critique dans les systèmes de légitimation propres à la
culture industrielle, montre cependant que la réponse d'un public de
masse, parfois en désaccord avec le discours des commentateurs « auto-
risés », peut garantir la survie de l'œuvre. Dans le cas de l'adaptation
d'une pièce à l'écran, la légitimation critique par le métadiscours de
« l'auteur » détermine le statut de la transposition : ainsi Eric-Emmanuel
Schmitt, déçu par la version filmée du Libertin tournée en 2004 par
Gabriel Aghion dénie au film inspiré par son œuvre tout caractère
d'adaptation et impose, par contrat, la mention suivant au générique :
« librement trahi du livre d'Eric-Emmanuel Schmitt ».
En revanche, le dramaturge Peter Shaffer, auteur de la pièce sur
Mozart, n'hésite pas à contribuer à l'écriture du scénario d'Amadeus de
Milos Forman, cautionnant de la sorte le lien entre les deux œuvres.
Autre cas de figure : malgré le procès intenté par Brecht à Pabst pour
dénier à son film toute parenté avec L 'opéra de quai'sous, l'histoire de
l'esthétique est restée sensible à la filiation ; sans doute parce que,
malgré la négation de la vision du monde brechtienne et l'homogénéisa-
tion de la portée stylistique de cette dernière, le cinéaste importe pour la
première fois des procédés épiques à l'écran. S'agit-il pour autant d'une
adaptation ? Faut-il conclure au contraire, avec Bernard Dort, que
l'exigence de Brecht vise à instaurer dans tout spectacle une distance entre
les diverses composantes de ce spectacle, entre ce spectacle et le spectateur :
ne constitue-t-elle pas la négation même du cinéma fondé sur la continuité
du film, sur l'identification du spectateur à tel ou tel personnage [...] (Dort,
1960 : 36)?

2. Les modélisations
La filmologie n'a guère remis en cause la prise en compte des sup-
ports narratifs, et des protocoles de segmentation du son et de l'image.
I.d mise en spectacle 17

La théâtrologie récente s'est émancipée du texte et des structures


stables, pour aller vers la théorie des vecteurs, des processus, de la dyna-
mique. Elle a intégré l'actant observateur dans le procès créatif. A recon-
sidérer l'objet spectaculaire, et son statut d'existence, dès sa clôture,
cette démarche fait prendre conscience de la nature même de l'opération
de lecture scientifique, du modèle de réduction qu'elle suppose. Celui-ci
se caractérise comme :
- effort d'intelligibilité appliqué au corpus et qui transforme l'objet
réel en objet de connaissance ;
- pari qui figure le fonctionnement de l'objet à décrire mais ne peut
tout décrire et qui se condamne à réduire ou à rencontrer la résis-
tance du sens ;
- modèle exprimé en langage verbal et donc influencé par des caté-
gories linguistiques (nomination des unités, articulation).
De ce point de vue, la lecture nécessite des concepts spécifiques :
texte spectaculaire par exemple (ensemble des matériaux, texte combi-
natoire sémiotique, structure sémantique inscrite dans l'œuvre), théorie
des vecteurs (ensemble de signes accumulés, découpés, embrayés,
connectés dans une dynamique liée à un moment de lecture).
La perception et la réception sont ainsi un acte de construction rythmique de
l'œuvre : Le théâtre n'arrive pas à quelqu'un, quelqu'un fait « a r r i v e r » le
théâtre à soi-même. Et pourtant le matériau scénique est déjà orienté, façon-
né dans un certain sens, vectorisé. Cette conception de la vectorisation re-
joint celle que Michel Chion adopte pour le cinéma : « La dramatisation des
plans, l'orientation vers un futur, un but, et la création d un sentiment
d'imminence et d'attente. Le plan va quelque part et il est orienté dans le
temps (Pavis, 1996 : 209).

La manière de déterminer l'objet du travail adaptatif dépend donc du


modèle analytique qui gouverne la lecture. Selon l'optique, Huit femmes
de François Ozon (2002) est une œuvre sur la socialité des comédiennes,
un travail syncrétique sur la chorégraphie, le théâtre et le cinéma, une
parodie sur les mythes et les clichés de l'archéologie du cinéma (Walt
Disney, Hitchcock, etc.), une réflexion sur les rapports entre l'industrie
culturelle et le théâtre de boulevard ou une transposition de la pièce de
Robert Thomas...
3. Le paradigme du spectacle
Les modèles mis en œuvre viseront-ils la globalité ou la pluralité ?
Les questions dérivées concernent :
- le rapport avec le spectaculaire, dont le spectacle serait une forme
construite et ritualisée : mécanismes de théâtralisation, de focal i
sation, de dénégation, de cadrage, de montage ; stratégie de mise
1 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

en place du spectaculaire : quel est le faire cognitif (vouloir croire


en l'illusion, la fiction)? S'agit-il d'un genre propre ou d'une
simple fonction de discours (le faire-semblant dont parle Searle)
(Searle, 1975, 319-332) ? En d'autres tenues, ce que nous appe-
lons « réel » est construit et est en quelque sorte spectaculaire :
mise en scène et mise en sens sont synonymes ; quel est le dispo-
sitif qui fait que je regarde le discours comme spectaculaire ?
Nous aurons l'occasion de revenir à ces questions ;
le rapport avec le visuel, les médias, les sémiologies sœurs du ci-
néma (plutôt que du texte) est également souvent évoqué : Metz
évoque l'énonciation non déictique (.L'énonciation imperson-
nelle), Gaudreault fait allusion à la monstration pour caractériser
des formes de mimésis propres à tous les arts du spectacle. Dans
ce cas, il s'agit bien de viser le phénomène spectaculaire comme
énoncé autonome dans son iconicité propre.
4. La notation
Quel modèle de simulation du corpus choisir ? Le rapport entre texte
et représentation pose la question du système de notation particulier que
constitue le texte théâtral et plus généralement, au cinéma, le scénario
face au caractère dynamique et construit de la représentation (laquelle
constitue déjà un premier modèle en quelque sorte).
Comment construire le modèle d'analyse critique ?
- de manière inductive (l'inventaire des langages de manifestation
chers à la tradition, selon Kowzan, - l'œuvre constitue sa propre
notation, comme le pense et le montre Bob Wilson par exemple
dans Einstein on the Beaeh) ;
de manière déductive (universelle, suivant Greimas pour qui le
discours est indépendant des langages de manifestation) et dans
ce cas tous les faits de discours sont analysables pareillement ;
penser l'adaptation en termes matériels d'éléments de la représen-
tation serait dénué de pertinence.
5. Le spectateur
Cetle notation pose la question du spectateur, du public, des stratégies
coopératives. Peut-on décrire une ou des compétence(s) spectaculaire(s)
inscrite(s) en creux dans la représentation? La question ici posée est
celle de l'accomplissement de trajet, de la suturation des écarts, de la
figure du spectateur inscrite dans l'œuvre. 11 n'est un secret pour per-
sonne que le type de travail spectatoriel auquel invite le texte interstitiel
de la commedia dell'arte est complexe : participation au jeu du corps,
aux acrobaties, empathie à la débauche quasi orgiaque du nombre de
personnages, reconnaissance des archétypes du genre, etc. Lorsque
I.d mise en spectacle 1 9

Strehler monte Arlecchino servitore di duepatroni, il prend le parti de la


farce ironique et dédouble sur scène un public d'acteurs et d'observa-
teurs en coulisses pour accentuer l'importance de ce travail d'observa-
teur.
La même œuvre portée à l'écran en 1977 par un cinéaste russe,
Vladimir Vorobiev, sous le titre Trujfaldïn de Bergamo, respecte le
canevas. Les procédés d'adresse au spectateur par le regard caméra
n'arrivent pas à arracher la stratégie de lecture au champ culturel de la
comédie musicale et du rythme lyrique chers à la culture slave. Selon les
réponses apportées, on abordera la question du sort d'une œuvre jouée
de manière bien différente : la transposition porte t-elle sur le matériau,
sur une vision du monde, sur des possibles fictionnels, sur un rapport à
la référence, sur des codes, des formes ou des styles.
C'est sans doute, comme le disait Piaget, le point de vue de l'obser-
vateur qui déterminera la nature de l'observé. Il est de moins en moins
rare aujourd'hui de voir un artiste refuser la catégorisation du genre pour
livrer son œuvre à l'arbitraire des médias.
Ainsi Bergman, introduisant la mise en scène par Planchon, en octo-
bre 2004, de son œuvre S'agite et se pavane à Paris écrit-il :
Les textes de ce livre (entre autres : S'agite et se pavane) ont été écrits sans
qu'il soit pensé à un médium éventuel lors de la représentation, un peu
comme pour les sonates pour clavecin de Bach (la comparaison s'arrête
là !). Ils peuvent être joués par un quatuor à cordes, un ensemble d'instru-
ments à vent, à la guitare, à l'orgue ou au piano.
Je les ai écrits comme j'ai coutume d'écrire depuis plus de cinquante ans -
cela semble être du théâtre, mais cela pourrait être tout aussi bien du ciné-
ma, de la télévision ou une simple lecture. Après la répétition est devenu un
film de télévision par hasard, tout comme fut représenté par hasard, sur
scène Un dernier cri. Mon intention c'est aussi que S'agite et se pavane soit
joué au théâtre (Bergman, 2004).
*

* *

Tentons d'éclairer le processus en insistant, par-delà la méthodolo-


gie, sur les enjeux. Ce sera le propos du présent ouvrage qui envisage de
multiplier les angles d'approche pour définir des perspectives et éclairer
la lecture des cas de figures représentatifs.
Commençant par une approche inspirée des développements de la
recherche interdisciplinaire, le projet prend en compte et tente de situer
dans le champ culturel la marque spectaculaire qu'il s'efforce d'appré-
hender des points de vue sociologique et sémiotique. Une marque
spectaculaire dont les spécificités sont également cernées en fonction de
leur appartenance générique (spectacle vivant ou médias) et culturelle
2 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

En un deuxième temps, l'ambition est de cerner l'opération de croi-


sement interartistique dans la pluralité de ses dimensions : appréhendant
la mise en spectacle comme traduction intersémiotique, l'analyse vise à
comprendre le rôle de la réception dans le processus, d'établir une typo-
logie des compétences réceptives et s'intéresse en particulier à la défi-
nition d'une compétence spectaculaire et aux seuils qu'elle est amenée à
définir.
A travers la mise enjeu des opérateurs, le volume propose d'analyser
au passage quelques cas de transduction esthétique qui ne manqueront
pas de réinterroger notre manière de comprendre les rapports entre
théâtre, danse, opéra, cirque, cinéma et télévision.
C'est pourquoi la réflexion se clôt par des analyses consacrées à la
lecture de l'objet spectacle comme transposition : le film de théâtre,
l'émission spectaculaire télévisée, le film dont l'univers de référence est
une pièce de théâtre. Faces apparemment distinctes d'un même geste
complexe que nous espérons éclairer et qui ne manque pas d'ébranler les
pseudo-certitudes de la critique.
CHAPITRE 1

Frayer le passage
Vers la transduction

Le film Adaptation (Spike Jonze, 2002) s'ouvre sur un écran noir.


Au bas de l'image, un titre, minuscule, qui appelle une voix égrenant un
long monologue accompagnant le générique. La phrase inaugurale
interroge : « Do I have an original thought in my head ? » Une heure
cinquante plus tard la citation suivante conclura la projection, sur un
écran redevenu noir : « We are all one thing, Lieutenant. That's what I
have come to realize. Like cells in a body [...] we can't see the body.
The way fish can't see the ocean. And so we envy each other. Hurt each
other. Hate each other. How stilly is that ? A heart cell hating a lung
cell ». Ces deux déclarations encadrent l'histoire de Charlie Kaufman,
scénariste du film, qui s'est mis en scène affrontant son incapacité à
adapter le livre Le voleur d'orchidée et qui est aussi l'énonciateur des
répliques. Fécondité du paradoxe méthodologique : le livre, le scénario
sont comme les cellules du corps, indissociables, inconscientes ; le film
n'est ni Le voleur d'orchidée ni le scénario de Kaufman, il est cet objet
transcréatif dont la figure est la contradiction.
Ce mode d'investigation figure bien le procès adaptatif proche de
cette opération complexe de réélaboration mais aussi d'altération que les
généticiens appellent transduction. Le terme transduction inventé par
Lederberg, prix Nobel de médecine en 1958, désigne la transmission de
matériel génétique d'une bactérie à une autre par l'intermédiaire d'un
troisième organisme colonisateur ; le mécanisme de contamination sup-
pose la transmission partielle de l'héritage génétique de l'organisme
bactériophage mais aussi celui de la bactérie phagocytée initialement par
cet organisme.
Processus donc qu'on pourrait catégoriser en termes de transduction,
terme dérivé du latin (ducere trans : véhiculer à travers). Le préfixe
trans rend justice à l'interprétant qui va servir de relais entre la norme
(la doxa) et son institutionnalisation par une série de médiateurs qu'il
faut prendre garde d'identifier hâtivement lorsqu'on parle de théâtre ou
de cinéma tant le poids de la tradition empirique est lourd. L'écucil que
le préfixe souligne et évite consisterait à rabattre l'analyse sur Tics unilés
2 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

coïncidant avec des figures de la tradition catégorisées par le langage


professionnel (dramatique ou scénaristique).
On comprend qu'il soit tentant d'étendre cette catégorisation à celle
de l'adaptation conçue non comme transformation linéaire mais comme
processus de réévaluation réciproque lié aux instances médiantes servant
à intérioriser les contraintes contextuelles et institutionnelles pesant sur
l'énonciation. Le phénomène serait abordé dans sa dimension « poly-
systémique » (Even-Zohar, 1997: 15-34) associant non seulement les
cultures de départ et d'arrivée, mais un troisième terme déclencheur, la
stratégie de coopération par laquelle l'œuvre-source et l'œuvre-cible
entrent dans un processus dialogique.
Une telle approche oblige à repenser la notion d'adaptation de ma-
nière telle
- que l'on définisse la place de l'œuvre de référence et des mondes
possibles qu'elle ouvre dans le champ culturel, spectaculaire en
l'occurrence, que l'on appréhende à la fois ce qu'on pourrait appe-
ler le répertoire, c'est-à-dire l'ensemble culturel institutionnel qui
a déterminé l'énonciation, et les constructions encyclopédiques
(Eco) hiérarchisant les informations,
- que la même question soit posée « à l'arrivée » à propos des
conditions énonciatives du transfert et des choix (seuil de perti-
nence) qui font émerger des points de tangence ou des intersec-
tions entre les univers associés.
Ceci signifie que l'approche comparative entre œuvre-source et œu-
vre-cible doit faire place à une analyse plus large définissant aussi le
réseau complexe de relations entre les systèmes culturels, la trajectoire,
les opérateurs et la nature du transfert.
En d'autres termes encore, il s'agit de s'interroger, pour reprendre
l'hypothèse du système modélisant secondaire chère à Lotman (1978 :
21 1-232), sur la manière dont l'adaptation rend signifiants l'œuvre et
son système énonciatif à l'intérieur d'un répertoire de départ, la manière
dont elle crée éventuellement un nouveau répertoire rendant acceptable
une réévaluation du processus. Comment l'invention de la convention
spectaculaire est-elle intégrée dans le processus d'adaptation, pourquoi
l'univers de référence peut-il faire l'objet d'un travail de transposition,
quelles attentes, quelles compétences réceptives éprouve-t-on le besoin
de rencontrer ? Comment s'opère le transfert : quelles sont ses condi-
tions de succès (légitimation, starisation et autres acteurs du champ
culturel) et de résistance (interférences, obstacles à l'adhésion) ?
Née d'une frustration liée aux impasses sur lesquels ont débouché
certains débats, la thèse développée dans notre ouvrage précédent,
L'adaptation. Du théâtre au cinéma, mettait précisément en cause à la
Frayer le passage. Vers la transduction 2^

fois le concept et la terminologie liés à la transposition linéaire de


l'œuvre théâtrale en un autre objet. Appelant de ses vœux une approche
plus systémique et transversale du processus de rencontre, l'effort de
théorisation entrepris à cette occasion est ici prolongé. L'exploration se
poursuit donc dans ce volume sur le mode de l'ouverture et du repli :
l'invite à dégager de nouvelles perspectives ne dispense pas de l'obli-
gation du retour aux questions fondamentales qui méritent un autre
éclairage.
Le patrimoine est le premier outil conceptuel inspirateur de cette
démarche : l'histoire fourmille d'échanges intersémiotiques, voire de
créations syncrétiques auxquelles il faudra nous attarder. Pas sur la
bouche, film d'Alain Resnais (2002) n'est pas à proprement parler la
mise à l'écran de l'opérette homonyme d'André Barde et Maurice Yvain
(1925). Mais on ne peut lire l'une sans articulation aux mondes possibles
de l'autre : le niai 11 âge subtil de citations proposées par Resnais trans-
forme la réflexion sur le théâtre musical en horizon de lecture du film.
De la même façon aujourd'hui, impossible de recevoir la pièce sans
recoudre les liens qui l'unissent aux mondes imaginaires et référentiels
ouverts par le film.
Par-delà la problématique des mécanismes de référence et de mondes
possibles c'est véritablement le processus de déjà vu qu'il convient
d'affronter, et à travers lui les réappropriations impliquant tout autant la
production que le travail du spectateur, il s'agit de cerner la double énon-
ciation par laquelle le spectateur construit l'image et est construit par
elle.
Double énonciation conditionnée par des contraintes sociologiques et
technologiques qu'il convient d'examiner. La novellisation constitue de
nos jours encore un phénomène rare. Le roman ou la pièce issus du
commerce réciproque du film (du scénario), du jeu vidéo et de sa mise
en scène demeurent peu fréquents. Les 400 coups, Les vacances de
Monsieur Hulot (1958), Demandez le programme (1987) ou Blade
Runner constituent des exercices plus proches de la transcription écrite
que de la transposition et dont il faut bien avouer qu'ils n'ont guère eu
de retentissement significatif. La transposition de l'écran à la scène est
peu fréquente. Les cas de figures de représentations théâtrales élaborées
à partir du film ne sont guère foison : à l'affiche des théâtres parisiens se
joue en 2005 L'emmerdeur, « inspiré » par le film de Lelouch. Mais il
s'agit bien de cas atypiques. Le dispositif technologique le plus récent
semble, au contraire, souvent se révéler le plus puissant et jouer un effet
d'aimantation des transferts.
Seule exception, par ailleurs significative dans le champ culturel : le
théâtre musical. Broadway regorge de succès récents à la scène issus de
films musicaux : The Producers, The Full Monty, Hairspray. I.e dessin
2 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

animé n'échappe pas à la règle, un des spectacles musicaux vivants les


plus appréciés du public américain étant The Lion King. Les studios
Disney ont d'ailleurs appris à ménager des passerelles entre Broadway
et Hollywood, certains films ayant retrouvé les faveurs du public à la
suite de succès théâtraux. L'adaptation sur les tréteaux de Little Shop of
Horrors (Ashman et Menken) ne fut pas étrangère à l'accueil que
reçurent dans la foulée les productions fdmiques de Disney. Il arrive que
certaines pièces soient créées simultanément sur scène et à l'écran
(Cabaret, Chicago, Footlose), mènent une vie en commun et partagent
leurs acteurs (Liza Minelli, Mel Brooks, Blake Edwards). Sans doute
ceci doit-il nous inviter à une réflexion prudente sur la construction du
capital culturel du public américain. Mais il convient aussi de s'inter-
roger sur le caractère anomal du théâtre musical, qui connaît en France
un destin comparable à travers les récents Demoiselles de Rochefort
(adaptée du film de 1987) ou la comédie musicale inspirée du film de
1939 Autant en emporte le vent.
Pour sa part, le remake prend, dans le champ culturel contemporain
caractérisé par l'historicisation de l'art cinématographique, une impor-
tance croissante ; une nouvelle ère s'ouvre qui permet au cinéma de
s'affirmer comme capital culturel, comme référence légitime à l'instar
des autres arts ; entre les deux versions homonymes du film The Haun-
ting de Robert Wise (1963) et de Jan De Bont (1999) la distance est bien
technologique : passage du film de genre, fondé sur une bande-son très
travaillée, à une utilisation des effets spéciaux et à l'exploitation du star
system. De même le dernier avatar de King Kong (2006) renvoie moins
à un univers idéologique qu'à la reformulation post-moderne d'inventions
stylistiques des premiers temps.
Le déjà vu suture une identité symbolique, renforce un sentiment
d'appartenance qui éclaire la problématique du regarder ensemble et
donc celle du spectateur/public. Cette question est liée à l'histoire de
notre culture ; le théâtre - la représentation - naît en Europe de la dialec-
tique regardant/regardé dans un lieu collectif qui influence la conception
du jeu, de la scène et de l'acteur :
Parfois [...] l'émotion devient trans-individuelle et se collectivise, incarnée
dans le corps social du groupe, de la collectivité, de la foule [...]. La tragé-
die rassemble la cité grecque au V e siècle au moment de l'épanouissement
politique d'Athènes, lorsque le citoyen doit, pour sauvegarder la démocratie,
apprendre à raisonner l'émotion. Le dressage des passions ne passe pas seu-
lement par leur purge. Elle comprend également leur mise en mots, et
l'apprentissage de leur expression (Pradier, 1993 : b3).

Une expression, comme le souligne Grotowski, partagée par la scène


et la salle : « Un acteur doit savoir, avec une cruauté lucide, attaquer sa
propre bosse psychique et atteindre les sphères qui lui permettent d'atta-
2^
Frayer le passage. Vers la transduction

quer la bosse psychique collective : images, mythes, archétypes, rêves


de communauté » (Barba, 2000 : 27).
Le philosophe, d'Aristote à Nietzsche, confirme la dialectique : le
groupe se suture et se reconnaît dans le théâtre parce qu'il y trouve à la
fois la marque de son identité et celle de la spécificité du simulacre
fantasmatique, symbolique, différent que constitue le spectacle (spec-
tare : regarder) vivant. Michel Meyer explique ainsi la naissance des
genres théâtraux :
L'identité du groupe va à l'encontre de ceux qui incarnent cette différence ;
d'où l'expiation tragique. Mais pour pouvoir être différent, il faut au moins
être roi. Celui-ci, sacré par son impureté qui est l'expression de sa différence
est autant redouté et craint que vénéré pour ses pouvoirs. Cela explique que
le héros tragique éveille la peur et la pitié, comme le dit Aristote. Son destin
suscite ces sentiments, car la différence est à la fois synonyme de mise à dis-
tance et de volonté de la supprimer, ce qui ne sera possible qu'une fois le
héros redescendu de son piédestal au milieu des autres hommes. La comé-
die, elle renvoie à une différence déjà assimilée historiquement, ce qui fait
que l'Histoire n'est plus en jeu. La différence ignorée suscite la distance
avec un individu qui est différent, donc rejeté mais cela n ' a pas d'impact
collectif majeur, si ce n'est pour celui dont on rit. Le groupe ne sent pas me-
nacé par l'avare ou le bourgeois dans un monde encore peu enclin aux va-
leurs matérielles (Meyer, 2003 : 62).

Problématique de reconnaissance liée à l'essence même du spectacu-


laire. La sociologie des industries culturelles a souligné, elle aussi, le
caractère tribal isant (au sens de Maffesoli) et homogénéisant de la
médiation écranique : au cinéma, j'observe l'écran mais ce regard me
relie aussi à celui des autres, des spectateurs qui m'ont précédé et de
ceux qui m'entourent dans un processus d'identification qui n'a cepen-
dant rien du mythe dénégateur/fédérateur (je sais que le théâtral n'est
pas le réel mais j ' y adhère sur le mode de l'illusion) lié à la singularité
de l'œuvre théâtrale, miroir ambigu de son public.
La télévision confronte à une masse faite d'occurrences dont la fré-
quence invite à reconstituer les fragments : l'implication est plutôt celle
de stimulations partagées avec les citoyens de l'espace public. De même
certains films « c u l t e » appellent une lecture proche de l'énonciation
collective : on se souvient de Microcosmos : véritable machine à fabri-
quer du tissu relationnel authentique, à produire du discours métacri-
lique éludant l'œuvre comme objet créatif, l'innovation du film résidant
précisément dans le type de salle dont elle favorisait la réticularité, en
s'adressant à des publics de parents commentant verbalement le 111m à
l'intention des enfants pendant son déroulement.
D'autres films s'ingénient au contraire à intégrer des conditions de
lecture qui rappellent cèlles d'une salle de théâtre et plongent le public
2 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Y""
dans un dispositif mental ambigu : c'est le cas de Cuisine et dépendan-
ces, film de Philippe Muyl, inspiré d'une pièce à succès d'Agnès Jaoui
et Jean-Pierre Bacri jouée au Théâtre La Bruyère à Paris en 1991. Le
réalisateur utilise, de manière quasi canonique, la présentation des per-
sonnages en plateau, le placement de la caméra permettant de supposer
que le spectateur se trouve dans une salle derrière l'opérateur de la
« captation ». Le spectateur lira le film comme spectacle.
11 n'en va pas de même des traditions relevant du spectacle vivant en
Asie où la culture de l'acteur est autocentrée, plus détachée de l'actant
observateur. Ainsi la « dramaturgie » Khatakali peut-elle être perçue
comme l'évolution physique d'une syntaxe des mouvements des articu-
lations au rythme du son. La participation du spectateur est propriocep-
tive, à l'instar de celle du public des spectacles dansés en Occident. La
question du transfert est traversée par celles du métissage, du croise-
ment, du contact interculturel qui se modifie lors du procès adaptatif.
Le regarder masque un percevoir. Le statut du coips constitue un des
paramètres différenciant les arts du spectacle vivant des autres formes
esthétiques : le corps de l'acteur représente un vivier archéologique.
Vitez entreprenait dans la création de ses spectacles un travail centripète
sur l'acteur : supprimant le travail à la table, renonçant aux échos psy-
chologiques chers à Stanislavski, il commençait les répétitions par la
mise en place de gestes, de rythmes, d'occupations de l'espace, d'une
respiration physique précédant la construction du personnage. Certains
de ses disciples sont capables après bien des années de réactiver des
exercices mémorisés par le corps. Grotowski et Barba pratiquent de la
même façon. Le comédien devient en quelque sorte son propre instru-
ment de travail et puise dans son expérience somatique une part du
potentiel de fictionnalisation de l'œuvre. Mémoire qu'il sera évidem-
ment difficile de respecter dans les transpositions interartistiques et qui
fait partie du processus d'incorporation au capital culturel du spectateur.
Dans les conférences au Collège de France (Grotowski, 1997), Gro-
towski apporte à ce sujet un éclairage décisif en opposant organicité et
artificialité des arts de la performance : à l'instar de la transe, certaines
formes codées du jeu théâtral puisent leur origine dans le corps dont les
impulsions se traduisent en actions ; les systèmes artificiels, au contraire
(mime, danse, classique, tradition asiatique) dérivent l'énergie à partir
de structures, de signes de la composition, à la périphérie du corps. La
participation du spectateur dépasse, surtout dans les premières formes de
performance, le regard ; elle devient une co-énonciation qui rappelle les
rituels archaïques. Faut-il rappeler que Diderot (Diderot, 1997 : 19-20)
déjà opposait pareillement sensibilité du diaphragme et sensibilité de
l'esprit pour caractériser la corporéité de l'acteur et sa proprioception ?
2^
Frayer le passage. Vers la transduction

Au cinéma, en l'absence du corps sur scène, l'incarnation physique


du rôle fera peu ou prou office de déterminant comparable en amont. La
manière dont Humphrey Bogart interprète un détective crée un gestus
physique qui influence plusieurs générations de films noirs. Bergala
montre bien que l'histoire du cinéma accompagne celle du corps de
l'acteur :
La question de l'acteur est fondamentale lorsque l'on travaille sur la nais-
sance du cinéma moderne. Elle est presque première : habituellement c'est
l'acteur qui s'adapte aux changements de la mise en scène. Pour une fois,
c'est l'inverse : la mutation de l'acteur a entraîné un changement du cinéma.
La modernité surgit à la fois en Europe et en Amérique. Après la guerre, les
acteurs changent à la fois chez les vaincus, les Italiens, mais aussi chez les
vainqueurs, les Américains. Dans deux systèmes économiques complète-
ment différents la même nécessité d'arrêter avec le grand cinéma classique
se fait sentir. Entre 1947 et 1953, s'établit une coupure qui fera que, long-
temps encore en Europe, rien ne sera plus pareil. Et tout un pan du cinéma
français, celui de Desplechin et Jacquot, par exemple, joue encore là-dessus.
Après la guerre, les images des camps de concentration circulent dans la
presse. Rossellini et Bergman n'ont probablement pas analysé froidement
les conséquences de ces images des camps de concentration. Mais il y a
comme une phobie, une répulsion, un rejet du corps glorieux, de la star par-
faite avec son corps de pure lumière. Il y a comme une obscénité de ce type
de corps idéal et un refus de continuer à idolâtrer des figures mythiques qui
n'ont rien du corps réel. Le corps réel, ordinaire, organique fait retour [...].
Dans le cinéma classique, l'acteur, technicien, est protégé alors que l'acteur
moderne met en jeu ce qu'il est. Il doit selon le mot de Bresson « cesser de
paraître, il doit être ». Seul, Jean Renoir, dans les années 1930, avait été pré-
curseur avec Boudu sauvé des eaux (1932) où il ne demande pas à Michel
Simon de jouer avec Bresson, pas de direction d'acteur, pas d'études de
rôles. Déclarations semblables chez Tarkovski pour qui le plus important est
que l'acteur s'exprime « en pleine concordance avec sa structure émotion-
nelle et intellectuelle, en plein accord avec son individualité. » Même chose
avec Jean-Luc Godard : « l'acteur ne doit pas dominer son personnage. Avec
moi, l'acteur a rarement l'impression de dominer son personnage ». Et,
répondant à un acteur qui lui demandait de définir son personnage, il répond
« le personnage c'est vous. » ou encore « Dans mes fdms, j'ai besoin de
prendre des gens capables de dire leur vérité et de supporter ma fiction ».
Pour Cassavetes : « l'acteur ne doit surtout pas devenir autre chose que ce
qu'il est. Ne pas devenir la personne qu'il n'est pas ».
On a ainsi une révolution de l'acteur comparable à celle des années 1930,
avec le passage du muet au parlant. Des années 1930 à la fin des années
1940, quatre acteurs : Cary Grant, Gary Cooper, John Wayne, James Slewai I
dominent le cinéma américain. Pendant vingt ans, ils imposeront l'image de
l'Américain, grand, aux yeux bleus, d'une Amérique, debout, aux solide,
valeurs terriennes. Après la guerre, ces acteurs ont vieilli et l'Amérique ne
2 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

pouvait plus se représenter sous cette forme là. Et puis les Américains ont
vu les corps des camps les premiers. Il n'est donc pas si étonnant que cela
affecte les vainqueurs comme les vaincus.
Elia Kazan fonde l'Actor's Studio dans les mêmes années où Rossellini
tourne ses films néo-réalistes et Lee Strasberg renforce la méthode pendant
que Bergman tourne Monika (1952). C'est une nouvelle Amérique. Lee
Strasberg fortifie la méthode et impose un jeu plus névrosé dont l'archétype
est James Dean, acteur sans colonne vertébrale, il coule, il se tient aux meu-
bles. De Niro s'inscrit dans cette continuité : ce n'est pas un géant et son
registre privilégié est celui de personnages disjonctés, psychotiques. Un
pays a les acteurs qu'il mérite et c'est parfois très inquiétant ? Synchronisme
troublant entre l'apparition de nouveaux acteurs et d'un nouveau cinéma en
Europe et aux USA (Bergala, 2005).

Et l'auteur de citer en exemple le cas de Mari on Brando dont la cor-


poréité joue un rôle fondamental dans les films de Kazan (Un tramway
nommé désir, Sur les quais) se révèle en 1952, l'année de Monika.
La relativité n'est pas seulement géographique mais aussi historique :
l'opéra du XIX e siècle comprenait des loges et participait à la constitu-
tion d'un public venu pour se voir et se reconnaître. Dans certaines
formes de théâtre plus récent (les tréteaux de la Cartoucherie de Vincen-
nes ou les scènes rectangulaires chez Vitez par exemple) le public fait
partie du tableau visuel offert aux autres spectateurs.
En même temps le regarder ensemble est une démarche dont le ca-
ractère collectif se décline sur un mode énonciatif. Il ne s'agit pas
(uniquement) de mettre en place une logique d'articulation entre varia-
bles sociologiques et subjectives (Bourdieu : le « goût » défini dans La
distinction) mais bien de s'intéresser de façon comparative à l'orga-
nisation des interprétants. L'œuvre de référence renvoie à un ensemble
d'interprétants dont il appartient au processus d'ouverture de mondes
possibles de déterminer la lisibilité.
L'adaptation modifie la hiérarchie des types d'organisation, la prise
en charge du texte par le discours, la naturalisation du discours, le
passage du monde de référence à la représentation : autant de clés, de
« promesses » de lecture qui définissent le statut du spectateur. Une
pièce de Marivaux comporte la mise en scène du mouvement du dis-
cours, la conscience des fonctions du personnage (lazzis, quiproquos,
personnages qui savent ou ne savent pas ce que sait l'autre, confidents et
secrets), de sa psychologie et de sa duplicité. Lorsque Renoir relie
explicitement, par des déclarations paratextuelles et des citations inter-
nes, La règle du jeu à Marivaux, à Musset, à Beaumarchais et aux
Caprices de Marianne, il perturbe sensiblement le système de coopéra-
tion du spectateur : provoquant un effet de conscience, il appelle à un
2^
Frayer le passage. Vers la transduction

« montage » intégrant les codes du double au XVIII e siècle et dans le


film réaliste ou populiste moderne.
Peirce parle de common ground (Peirce, 1958 : 75) pour désigner la
part de notre activité réceptive qui nous relie à une communauté à la fois
définie par le lecteur modèle (Eco, 1985 : passim) inscrit dans l'œuvre et
par le collectif d'énonciation qui nous unit par des stratégies et des
références communes de réception. Le principe d'un rêve enregistré sur
vidéo, proposé par Wim Wenders dans Jusqu 'au bout du monde suppose
un spectateur du XX e siècle, familiarisé à certains procédés technolo-
giques et prêt à authentifier une mise en rapport du savoir et de la
croyance, indispensable à la mise en place de la fiction. En d'autres
termes, le postulat premier de cette œuvre est bien la formation socio-
historique de celui qui la lit. Le spectateur de Virginia Woolf sera invité
à partager avec ses contemporains une lecture authentifiante qu'atteste
la scène de ménage en prise sur un vécu quotidien lié à l'institution du
mariage dans la culture occidentale. La guerre des étoiles, Rambo ou
certains vidéo-clips ne seront lisibles que par une génération Internet ca-
pable d'accompagner un rythme énergétique fait de sauts et d'analogies
« pulsionnelles » post-modernes et de renoncer à une approche émotion-
nelle ou cognitive classique. Un certain nombre de films de la nouvelle
Vague française, considérés naguère comme transgressifs, ne le sont
plus aujourd'hui en raison des nouvelles attentes communes. Certains
films composés de plans courts, tel Cidade de Deus de F. Mereilles, qui
faisaient figure de contestations de la fiction peuvent à présent être reçus
comme diégétiques par des spectateurs accoutumés au vidéo-clip.
C'est de ce point de vue que se réclame Veron lorsqu'il évoque la
participation de l'événement réceptif à une communauté d'interpré-
tation : « Le social apparaît ainsi comme le fondement dernier de la
réalité, et du même coup comme le fondement dernier de la vérité »
(Veron, 1980 : 74).
La transposition suppose aussi des stratégies radicalement opposées
du regarder selon que l'on se trouve au théâtre ou au cinéma. Jost
résume en ces termes la distinction :
Le théâtre va se distinguer ontologiquement de toute adaptation cinémato-
graphique par sa façon de diriger le regard du spectateur, ou pour mieux
dire, de lui indiquer ce qu'il faut regarder. Partant de cette vérité incontour-
nable que le spectateur est cloué à sa place, le metteur en scène de théâtre ne
peut agir que sur la direction de son regard par la création de ruptures :
éclairage brutal, déplacement d'acteur, apparition, etc. En l'absence de ces
procédés d'ostension, il ne peut empêcher le spectateur de scanner, d'aller
chercher tel ou tel détail sur le plateau, grossir le visage d'un comédien
grâce à ses jumelles, etc. Or, le metteur en scène de cinéma a la capacité non
seulement d'attirer l'attention du spectateur sur ce qu'il sélectionne clans le
3 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

visible, mais encore de « libérer le spectateur de son fauteuil », selon le mot


de Bazin (Degrés, 2002, a6).

En d'autres termes, deux implications du regard sont ici visées :


- le régime de croyance n'est pas le même au théâtre et au cinéma ;
l'adaptation pourrait se définir par une contamination des régimes de
croyance. Richard III fait l'objet de plusieurs versions filmiques :
Conrad Veidt (1922), Laurence Olivier (1955), Richard Loncraine
(1996). Cette dernière version, qui reçoit l'Ours d'argent du festival de
Berlin, prend le parti de simuler l'énonciation théâtrale par des moyens
filmiques. Ainsi Richard, dont la jeep est inutilisable, s'exclame « Un
cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour cheval ! ». Cette réplique n'a de
sens que dans le cadre d'une dénégation secondaire spécifique du théâ-
tre : l'adhésion au personnage repose sur un présupposé « nous sommes
au théâtre » qui par convention rend recevable l'écart énonciatif. De
même, toute l'œuvre de Greenaway, de The Draughtman's Contract à
The Baby of Maçon, associe plan-séquence, surcadrage et plans fixes
plaçant ainsi le spectateur dans une situation de réception théâtrale : « Il
s'agit du système de la védute imaginée et mise en place durant le
quattrocento italien, védute~""dont la fonction est de créer un espace
représentatif en trouant et crevant le mur uniforme du tableau ou de la
scène antique » (Greenaway, 2000 : 65). D'autres signaux peuvent orien-
ter le spectateur vers une énonciation sérielle : les répétitions musicales
de L 'année dernière à Marienbad induisent un pattern cognitif qui
invite le spectateur à opérer un travail proche de l'opéra ;
- d'autre part, la rupture d'échelle induite par la médiation écranique
permet non seulement le passage de la lecture tabulaire à la lecture
linéaire, mais elle entraîne d'autres modes d'identification, voire une
autre semiosis de la priméité (Peirce, 1958 : passim), de l'émotion, du
sentiment qui fédère l'espace privé/public.
On peut prolonger la réflexion et se demander si la télévision n'a pas
modifié sensiblement les typologies réceptives dans une configuration
entre l'œuvre, l'énonciataire et le public quant à la dimension sémio-
tique et sociologique. La diffusion de l'œuvre adaptée pour la télévision
ajoute une signification liée au dispositif de l'institution. La proliféra-
tion des émetteurs et des textes télévisés met en cause le projet commu-
nicatif au profit d'une consommation de produits (le zapping). En
d'autres termes, la pratique d'interprétance supplante la réception : face
à une émission A'A rte le téléspectateur a le choix entre la lecture immé-
diate, l'enregistrement qui conférera à l'émission un statut d'œuvre (et
dévaluera la première lecture) ou le changement de chaîne. Son interpré-
tant peut être multiple : il regarde la télévision, il regarde Arte, il regarde
une émission. S'ensuit une espèce de désagrégation de la subjectivité
2^
Frayer le passage. Vers la transduction

symbolique du destinataire. Pour remédier à la dénaturalisation du pro-


duit par la consommation, les chaînes procèdent à une détextualisation :
elles combinent les genres (information, spectacle, publicité). L'adapta-
tion par la télévision sera donc essentiellement affaire de stratégie énon-
ciative, de « promesse de genre », dira Jost (Jost, 2003 : 24), de repère
d'identification. Par sa seule diffusion télévisée, la pièce est en quelque
sorte déjà transposée.
CHAPITRE 2

Définition

Nous proposons à ce stade de définir l'adaptation comme processus


impliquant des relations entre
- des textes (au sens large d'ensemble sémiotique) engendrant une
même sémiose (en termes peirciens, le signe-source representa-
men et le signe-cible interprétanfont un objet commun),
- un observateur (fonction cognitive, discursive...),
- un dispositif culturel qui intériorise un certain nombre de contrain-
tes sémiopragmatiques (le genre fictionnel, spectaculaire, docu-
mentaire, l'œuvre d'auteur, de style, de famille, de clip pour citer
rémunération proposée par Roger Odin) manifestées par des com-
pétences spécifiques de lecture (ceci est du théâtre ou un film et je
le regarde comme tel) (Helbo, 1997 : 90).
L'élargissement méthodologique amorcé impose également de situer
la relation entre théâtre et film, au cœur de notre précédent ouvrage,
dans un ensemble paradigmatique plus large, celui des arts du spectacle.
S'il est effectivement urgent de définir les mécanismes complexes par
lesquels transitent les échanges interartistiques, il n'est pas moins inutile
de se demander si « l'adaptation » n'est pas au cœur de tout processus
spectaculaire. C'est Jean-Claude Carrière qui affirme que « tout est
adaptation ». Le geste du metteur en scène transforme un matériel spec-
taculaire. Le spectateur est, pour sa part, lui-même créateur. Mieux : le
metteur en scène ou le comédien à partir du moment où ils interrompent
le jeu pour l'évaluer, jouent un instant le rôle se spectateur avant de
reprendre celui d'acteur. Tout spectacle ne naît-il pas de la rencontre de
deux productions textuelles soumises à ces contraintes communes ?
Quelles sont les limites du phénomène ? A quel point diffère-t-il de la
stratégie coopérative ? Dans la même foulée, la question des détermina-
tions du processus mérite une investigation attentive. Brecht rappelle le
caractère pluriel de la création théâtrale : « Bien que Piscator n'eut
jamais écrit de pièce, pas même de scène, l'auteur de pièces le tenait
pourtant pour le seul auteur dramatique capable à part lui ». « N'a-t-il
pas prouvé, disait-il, qu'on peut aussi fabriquer des pièces en recourant
au montage, en complétant scènes et ébauches d'autres auteurs par les
ressources de la scène et du document ? » (Brecht, 1978 : 117).
3 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

La question de la création, tout comme celle de l'adaptation, est liée


au dialogue entre prototexte et métatexte. Ce dialogue dépend de la
nature du proto/métatexte spectaculaire : différents composants doivent
être pris en compte dont le moindre n'est pas le code de contraintes
communs au spectateur et aux instances scéniques ; certaines formes
spectaculaires codées, comme le théâtre d'improvisation sur canevas ou
le mime permettent d'éviter le passage par un support stable, textuel ou
autre ; c'est sans doute la survie de ce code qui facilite la survie de la
représentation et nécessite une approche fine du passage interartistique.
Cette approche doit prendre en compte la spécificité de certaines
formes de représentation spectaculaire et qui en rendent la transposition
particulièrement complexe :
a) La représentation produite réunit diverses instances scéniques,
dont un comédien (qui assume le rôle du peintre et de sa toile).
Elle nécessite la présence d'un observateur (qui est un actant syn-
crétique et silencieux). Elle dialectise fiction et performance,
mobilise un collectif d'énonciation, et pour tout dire défie bon
nombre de tentatives de saisir sa rémanence ou ses structures
stables. On aura saisi quelques objets'3'études complexes parce
que imbriquées dans un ensemble plurimodal : le jeu et la double
énonciation, le spectateur modèle, les dispositifs d'énonciation
(contraintes institutionnelles plus ou moins intériorisées par les
formations historiques et les codes théâtraux). Ce caractère de
complexité n'a pas été identifié d'emblée : il a été un moment
occulté dans l'histoire de la théâtrdlogie, lorsque les méthodolo-
gies ont considéré le texte théâtral à l'instar des autres pratiques
d'écriture, sans prendre en compte la relation particulière qui
régit son actualisation au sein du spectacle vivant comme parole
active inscrite dans la durée et fondatrice de comportement. On
est revenu de cette précompréhension tacite et simplificatrice
admettant la prééminence du texte dramatique.
b) La lecture de la représentation (en premier lieu par le metteur en
scène) qui est d'abord une notation (c'est une opération théorique
et déjà engagée, en dépit du rêve d'Artaud qui appelait de ses
vœux une notation mathématique) et ensuite une interprétation.
c) Cette interprétation s'inscrit dans une problématique du droit de
parole, dialogue avec le discours praticien (version empirique des
typologies importées de la tradition historique), questionnement
sur le statut d'existence de l'objet théâtre (version théorique).
Dans La culture étemelle du Mexique, Antonin Artaud rêve d'une
science globalisante sans zone d'ombres qui aurait pu accréditer
l'illusion selon laquelle une approche méthodologique du phénomène
Définition

théâtral aurait pu se penser au singulier sans offrir de résistance aux


modèles d'analyse.
On sait aujourd'hui que les sciences humaines, et particulièrement
des disciplines comme la sémiotique, conscientes de leurs limites, se
situent au contraire dans le contexte de l'histoire en miettes, pour re-
prendre l'expression de l'historien du structuralisme François Dos. La
modélisation de la lecture joue donc un rôle crucial :
- celui même de la difficulté à définir l'objet-spectacle ; théâtre de
texte, tanztheater, performance, cirque, opéra, mime, théâtre ges-
tuel semblent relever de comportements spectaculaires organisés
plutôt que d'arts de la scène (à quelle étiquette/typologie se
vouer ?),
- celui de la complexité, en termes de supports et de systèmes,
- celui de la singularité, chaque représentation étant en quelque
sorte unique et suscitant une lecture non répétable.
L'opérateur de recherche, toujours centré, on l'aura remarqué, sur la
question de la transposition, mérite un retour analytique à la faveur des
progrès récents apportés par la recherche sur la traduction intersémioti-
que. Enfin à travers quelques lectures, il parait utile de tracer des pistes
montrant à quel point la question théorique posée est à l'œuvre dans le
processus créatif et en éclaire la compréhension.
-
CHAPITRE 3

La marque spectaculaire

Les arts du spectacle sont liés à la mise en place de dispositifs


conventionnels dont la sémiotique, la sociologie et l'esthétique ont long-
temps fait le centre de leur réflexion.
Le théâtre est « verrue du réel », proclamait Artaud. Point de théâtre
sans passage, sans transition, sans frontière. Le spectateur se dépouille de
son identité au vestiaire, s'acquitte d'un billet d'entrée, traverse les es-
paces de soutien, se fait conduire par l'ouvreuse. L'acteur se grime, pro-
cède à une véritable métamorphose anthropologique. Ariane Mouchkine
n'hésite pas intégrer ce franchissement du seuil dans l'énoncé théâtral à
la Cartoucherie de Vincennes : l'acteur se métamorphosé à vue, implique
le spectateur dans la construction de l'illusion. Le parcours du spectateur,
son entrée au théâtre, sa rencontre avec la troupe accompagnent le pro-
cessus de transition. Le rituel du passage se monnaie et se partage en
quelque sorte. -
La sortie de l'univers spectaculaire n'est pas moins chargée de sens :
chacun sait à quel point est pénible le retour au monde d'une troupe à la
sortie d'un spectacle et les mécanismes dilatoires sont foispn : applau-
dissements, rappels, repas d'après-spectaclêTëtc. Vitez : « Le théâtre ne
doit pas servir aux combats quotidiens mais son esthétique s'oppose au
monde qui nous entoure » (cité par Banu, 1991 : 19).
Acteurs et spectateurs partagent la conscience du faire-croire et du
faire semblant : l'entracte n'autorise un retour au réel que dans les
limites du discours (spectaculaire) qui l'autorise. Mieux : l'entracte se
définit par l'exclusion du monde naturel mais dans un cadre légitimé
pour mieux réinsérer un retour provisoire au quotidien. Plus le poids de
l'illusion est lo'urd, plus le retour simulé du monde naturel pourra s'affir-
mer. Les opéras de Glyndebourne admettent des activités d'intermezzos
de plusieurs heures (un repas dont le menu accompagne le programme
ou le livret) qui n'entravent en rien la reprise du spectacle. Avant
l'émergence du ballet romantique, au XVIII e siècle, la danse avait pa-
reillement, rappelons-le, pour seule fonction de meubler les entractes
d'opéras. Les rituels de séparation confirment la mise en place des lois
du spectaculaire : l'architecture, les marques du temps théâtral, la scé-
nographie, les trois coups, confirment la spécificité du spectaculaire.
3 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Même lorsque le spectacle se déploie dans la rue, détourne le sens de


l'espace urbain/public ou se le réapproprie, pour reprendre le mot
d'Habermas, il multiplie les marques de théâtralité : emphase d'inter-
action avec le public qui signale le partage entre le groupe des observa-
teurs et celui des acteurs, formes spatiales d'englobement ou de sépara-
tion, mise en évidence du parcours, réinvention sémiotique du matériel
urbain, etc.
Les performances réaffirment cet enjeu de la décision : happening,
action painting, installations, improvisations dansées et qui mettent le
corps et le groupe en danger par exemple chez Pina Bausch lorsque les
danseurs co-inventent le corps dansé dans l'improvisation collective de
la tanztheater, transformant le quotidien par l'exhibition du processus
d'entrée en représentation. C'est également le propos de la danse
contemporaine : Teresa de Keersmaeker, par exemple dans First Take,
confronte le geste quotidien, improvisé et sa transformation délibérée en
phrases chorégraphiques structurées, répétées dans une même tonalité
expressive comme pour souligner le poids de la symbolique syntaxique.
Les sociétés nomades dont les contraintes sociologiques n'ont pas
favorisé l'implantation de lieux théâtraux ou de scènes-cages propres à
la tradition européocentrique réinventent à tout coup des dispositifs
conventionnels qui marquent souvent narrativement l'espace d'une
empreinte spectaculaire contée, jouée, montrée : la place Djam El Fna
de Marrakech, centre urbain le jour, est réinventée chaque soir par les
acteurs d'une représentation permanente organisée sur le mode de l'exhi-
bition : dans leurs espaces spécifiques et selon leurs rythmes propres
d'occupation surgissent les funambules, dresseurs de serpents, montreurs
de singes, porteurs d'eau dansant au rythme gnawa, guérisseurs mettant
en scène le scénario de la guérison.
Le cirque, s'il feint de rompre l'illusion, n'échappe pas à semblable
mise en place des signaux conventionnels. Certes les risques sont réels,
l'acrobate peut tomber, le dompteur se faire dévorer - et il esl assez illo-
gique qu'il s'impose face à un groupe de fauves dont le nombre le
dépasse - mais le régime de croyance partagé délibérément est bien celui
de l'illusion : à tout coup l'artiste intègre le risque, l'exhibe voire simule
l'incident, l'échec de son acte (« le ratage chiqué ») pour mieux en faire
mesurer le prix et définir le cadre et la nature du numéro. La convention
repose en quelque sorte sur la définition du code et de sa transgression :
une véritable historiographie est à constituer qui permettrait de rassem-
bler sur ce principe un patrimoine d'épreuves, de prouesses et d'implica-
tions du public dans le champ de la mégalomanie infantile.
Si la marque spectaculaire constitue bien la pierre angulaire du pacte
spectatoriel, il arrive cependant que le système fasse naufrage : lorsque
la convention se fragilise, la réalité impose son régime de croyance ou
La marque spectaculaire 3 9

d'action. C'est dans un théâtre, à la Monnaie, au cours de la représenta-


tion de la Muette de Portici, que l'identification révolutionnaire bascule
et que prend naissance l'insurrection qui donnera naissance à l'État
belge. Les vêpres siciliennes constituent une autre preuve par l'absurde
de la fragilité de cette frontière qu'énoncent collectivement spectateurs
et acteurs. Exemple topique de mémoire spectaculaire évoquée par
Labeyrie :
le niveau de communication est tel qu'on peut voir apparaître un individu
collectif. C'est un peu ce qui s'est passé avec le Nabucco de Verdi. La foule
a senti à l'occasion du spectacle un thème révolutionnaire, qu'elle a pris à
son compte et mené à bien (Labeyrie in Helbo, 1986 : 173).

Lorsque chavire le régime de croyance mis en place, le retour à la


réalité signale l'effondrement du système spectaculaire. L'observateur
peut dès lors se muer en acteur et rompre le pacte de l'illusion. Quand
Chariot dans Limelight se précipite au secours de la danseuse apache, il
met définitivement fin à la chorégraphie et enfreint les règles du jeu.
Brecht rapporte une anecdote analogue du spectateur mettant en joue un
personnage agressif sur scène et interrompant bien involontairement le
spectacle. Qu'un candidat de la Star Academy enfreigne les règles tacites
définies par la production, et il se fait exclure par les responsables de
l'émission. Sa rébellion a montré que la réalité in vitro exhibée au télé-
spectateur est construite, se distingue de la réalité in vivo. A révéler la
convention, le candidat remet en cause le principe même, le code, du
spectacle fondateur de la téléréalité : la conformité aux lois de la produc-
tion. L'émission radiophonique d'Orson Welles annonçant dans les
années 1959 une attaque nucléaire à la radio américaine, sur le mode des
bulletins d'information, a provoqué chez les auditeurs une panique
demeurée unique dans l'histoire de médias. Exemple à rebours d'un
énoncé fictionnel-spectaculaire, dénué de sa marque spécifique, présenté
et perçu comme authentique et légitimé comme tel par certains récep-
teurs. Démarche d'intervention que ne risque pas d'entreprendre le
théâtre-action, ou les performances d'un Augusto Boal : les spectateurs
regardent par la fenêtre du restaurant les dîneurs auxquels se mêlent
quelques acteurs mais les rôles sont distribués et les clivages sont à la
fois marqués et respectés.

La trace du cercle de craie sur le sol suffit en quelque sorte à mar-


quer le seuil et l'itinéraire qui permet de se trader un passage toujours
éphémère et fragile au spectaculaire. Décision arbitraire de rupture entre
le monde naturel et ce qui s'en sépare pour désigner l'aire du spectacu-
laire et qui explique le distinguo méthodologique classique que nous
avons eu l'occasion d'explorer dans un ouvrage précédent.
4 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Les arts du spectacle désignent toutes formes d'art qui se fondent sur
une décision de rupture conventionnelle séparant in prciesentia l'aire de
jeu de son observateur silencieux : théâtre, danse, opéra, music hall,
cirque, performance, peep show, arts de la rue. En font partie aussi ces
arts qui, procédant par exception à la rupture par la médiation écranique,
évacuent la dimension in praesentia et dissocient grâce à d'autres
mécanismes conventionnels le temps de la production et celui de la
réception : le cinéma, la télévision, les médias.
On peut considérer que ces arts, dans la mesure où ils permettent au
spectateur de construire une iconicité, intègrent un critère non spécifi-
que : la représentation. Ce terme"cle représentation est utile car il insiste
sur la problématique de la construction d'un rapport à Tailleurs. Il ne
devrait cependant pas accréditer l'idée que toute production spectacu-
laire a déjà été présentée une première fois dans un autre espace. On
pourrait au contraire, prétendre avec Anne Ubersfeld, que le spectacle
constitue
l'inversion critique de la notion de représentation : la tâche du théâtre
concret étant de construire le modèle réel d'une construction imaginaire : la
scène apparaît alors comme un après-coup de l'imaginaire et dans cette
perspective le fait de passer ou non par la textualité littéraire n'est pas essen-
tiel (Ubersfeld, 1983 : 10).

De la même façon, les médias télévisés ou filmiques présentent des


référents dont seule l'encyclopédie du spectateur déterminera la nature :
pour qui n'a jamais rencontré personnellement le président de la Répu-
blique, l'image télévisée est le mode original sinon unique de l'expé-
rience cognitive, le corps de chair et d'os de l'homme étant l'icône du
réfèrent télévisé. Télémensonge"rappelé au cinéma par Forrest Gump qui
amène le héros, Tom Hanks, à serrer la main de différents présidents des
États-Unis dont certains décédés au moment où le film est diffusé. Karl
Popper rappelle à quel point la télévision joue de la mise en pointillé de
la convention spectaculaire : « Ceux qui se laissent abuser par la télévi-
sion ne possèdent pas toujours le niveau de formation et de maturité
suffisant pour faire la distinction entre réalité et fiction » (Popper, 1994 :
38). Et Jost de souligner à quel point la distinction popperienne échoue à
penser la spécificité spectaculaire : la télévision ayant précisément pour
vocation de trouver sa raison d'être dans ce mélange mais de l'accom-
pagner d'une promesse qui fait office de marqueur conventionnel (Jost,
2003 : 8).
Deux catégories peuvent, comme on vient de l'indiquer, être cernées :
les arts du spectacle vivant, caractérisés par une coprésence de la
performance et de la fiction ; cette catégorie comprend les arts de
La marque spectaculaire 4 1

la scène, qui utilisent la scène de manière vivante et non médiati-


sée ;
les arts mécanisés, caractérisés par l'enregistrement et la repro-
duction du même message au détriment de la force événemen-
tielle, la performance étant en quelque sorte reléguée à un rôle
ancillaire par rapport à la fiction.
Entre les deux catégories les interactions sont multiples et attestées
par l'historiographie.
Sans qu'il s'agisse de processus d'adaptation au sens où nous
l'évoquons ailleurs, l'interaction, « l'intermédialité » peut être :
- de nature technologique : l'apparition de la mécanisation et de ses
possibilités en matière de programmation ou de diffusion oblige
le spectacle vivant à se redéfinir en ternies sociologiques et esthé-
tiques. On sait, notamment par les travaux d'Edgar Morin, que
l'apparition du public cinéphile de consommateurs de masse a
contraint le théâtre a se repositionner dans le champ culturel. On
connaît aussi l'incidence qu'exerce sur le spectacle vivant la
possibilité de sa captation et de sa diffusion ; les transpositions et
adaptations de tous ordres n'échappent pas à ces contraintes socio-
économico-technologiques. On signalera notamment dans cette
optique le « film de théâtre », document sur la création théâtrale
et qui permet, surtout lorsqu'un couple metteur en scène-cinéaste
se constitue, de conserver la mémoire d'une pratique voire de
construire un nouvel objet syncrétique : le film de Bernard Dort
(1993) sur le Don Juan de Lassale, celui sur les répétitions de
Savannah Bay de Duras ou sur la 11e leçon de Vitez constituent à
la fois des témoignages et des objets esthétiques sur le passage ;
- de nature esthétique : certes, l'héritage théâtral du cinéma ne fait
pas de doute : le répertoire et la distribution, la scénographie du
cinéma des premiers temps sont liés au spectacle vivant. Les
conséquences des progrès technologiques liés à l'industrie ciné-
matographique sont plus importantes pour le théâtre : dès 1899,
Frédéric Meynet et Marie Geffroy utilisent un film dans la repré-
sentation de Y Auvergnate. Eisenstein tente par la suite une
expérience audacieuse : adaptateur pour le théâtre de la comédie
d'Alexandre (Tsïrovski Le plus malin s y laisse prendre, il in-
troduit un film répercutant le motif principal (l'histoire du journal
intime de Gloumov) ; par contamination, Piscator intègre (en 1925
dans Malgré tout, puis, en 1928, dans Brave soldat Schweik) les
techniques du film au théâtre, inaugurant un mouvemenl que ne
cesseront de suivre ceux qui exploiteront la délocalisation du son,
le surtitrage du manteau d'Arlequin, la mise en œuvre de la régie
4 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

lumière et autre « laterna magica » chère à Svoboda. Mais aussi


par exclusion : on peut se demander si le théâtre pauvre d'un
Grotowski n'est pas sociologiquement lié à un refus de l'influ-
ence des médias dominants et récents dans l'histoire des arts du
spectacle. Pareillement dans la lignée d'Artaud un certain nombre
de créateurs réhabilitent la valeur événementielle du spectacle, le
dispositif énergétique, et s'adressent aux perceptions haptiques,
olfactives, tonijxjsturales, kinesthésiques du spectateur. Camelann
du groupe Bith Gof associe l'environnement sonore, à des fumées,
à des rythmes lumineux qui mettent en jeu des résonances corpo-
relles. De la même façon, la danse peut se muer en dialogue entre
le corps de chair et le corps-image : dans le solo Once de Teresa
de Keersmaeker des images d'un film de guerre parcourent
d'abord l'écran présent sur le plateau puis le corps de la danseuse,
modifiant les frontières biologiques et symboliques de ce dernier.
Au contraire, certaines chorégraphies rejettent toute influence
technologique : Raffaella Giordano place les spectateurs au bord
du plateau et leur offre la vision brute des coups de pieds et de
mains, les odeurs et sueurs de corps passionnés dans Sauvage. Le
concept d'arts voisins, liés surtout au syncrétisme des différents
formes d'arts du spectacle vivant, pourrait ne pas être étranger au
processus d'exclusion : théâtre, opéra, cirque se sont développés
ces dernières années dans une perspective dramaturgique com-
mune et à vrai dire inédite dans l'histoire.

Ce concept d'intermédialité, surtout technologique, permet d'établir


une typologie plus riche des outils opposant arts du spectacle vivant et
arts médiatisées. On retiendra :
- la présence du corps vs sa photographie tenant lieu de réel,
vL - la présence de la voix vs l'effet de réel du son délocalisé,
- la coprésence du spectateur vs la médiation écranique dissociant
production et réception,
- le rôle plus ou moins industriel de la technologie,
- la production vs la reproduction mécanique du spectacle,
la réception directe non répétable et aléatoire vs la distribution et
la réception multiples,
le texte troué et sa mise en scène vs le genre, la réalisation, le
scénario.
Par ailleurs, bien qu'il ait été relativement peu étudié sous cet angle,
le facteur d'intermédialité joue un rôle non négligeable dans le proces-
sus de légitimation culturelle.
La marque spectaculaire 4 3

On sait que les processus de validation du champ culturel ont généra-


lement pesé sur le processus d'invention de sens esthétique : Brecht fut
perçu par rapport au Théâtre d'Art, Grotowski fut en un premier temps
interprété à la lumière des questions posées par la distanciation. Brecht
et Grotowski ne purent se poser la question de l'acteur que parce que les
traditions antérieures l'avaient explicitement occultée. C'est ce que
Vitez appelle la dialectisation de la mise en scène, le dialogue invisible
entre les diverses traditions qui trouent le texte scénique, le traversent en
fonction des visions du monde portées par ceux qui le font vivre sur un
plateau. Dialectisation vécue à la fois par ceux qui produisent et qui
lisent le spectacle.
Le cinéma commence par se poser des questions validées par la tra-
dition du spectacle vivant : c'est l'histoire de la mise en scène qui
détermine les prises de position du cinéma des premiers temps dans le
champ culturel de cette époque. Tant le répertoire que la distribution et
l'occupation de l'espace renvoient au modèle dominant de la théâtralité.
L'adaptation est reine. Les dispositions constitutives de Vhabitus (assi-
milation des structures objectives par les structures subjectives) du
spectateur constituent une espèce de capital symbolique, pour reprendre
Bourdieu, dont l'emprise est indéfectible : le spectateur attend un boni-
menteur ou un accompagnement musical extérieur à la représentation, il
assimile la projection à une performance, il lit l'écran comme il appré-
hende un plateau. Le cinéma, art populaire, puise aux sources du cirque,
du music hall, de la pantomime, du mimodrame, du tableau vivant ou de
la commedia dell'arte comme s'il était une suite esthétique de la repré-
sentation du spectacle vivant (de tout le spectacle vivant, de sa drama-
turgie du geste et de la parole plutôt que du seul théâtre, parangon de
l'art classique).
Meliès, Zecca, les Saint-Barthélémy et autres Assassinat du Duc de
Guise confirment la dette. Nul ne s'en étonnera : Méliès était directeur
du théâtre Robert Houdin, Ernst Lubitsch était un comédien de théâtre
yiddissh berlinois. Et les « écranistes » pour reprendre le vocabulaire de
l'époque, issus du monde des planches ne se comptent pas : Max Ophuls,
Eisenstein, et plus tard Orson Welles, Bergman, Fassbinder, Visconti,
Chéreau... Les réalisateurs confortent donc le modus operandi : les
choix des premiers réalisateurs se tournent vers le répertoire théâtral et
plus précisément vers ce théâtre de boulevard dont le champ culturel
n'est guère éloigné des industries culturelles. Ainsi Marc Allégret et
Prévert portent à l'écran un Hôtel du libre échange né de la pièce de
Feydeau. Le scénario se veut un véritable tiret interactif par rapport au
texte théâtral, relevant une gageure de taille : restituer un enjeu lié à la
conscience fin de siècle et à un agencement scénique serré. Mieux : le
cinéma de l'époque repose sur des mécanismes dramaturgiques spccilï
4 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

quement théâtraux, quiproquos, rencontres inattendues, comique de


langage et de situation, parodie sociale. C'est le cas d'Un chapeau de
paille d'Italie (1927) tourné (en muet) par René Clair d'après le vaude-
ville de Labiche.
Certains n'hésitent pas à évoquer la théâtralité générique du muet
même lorsque l'œuvre-source relève du roman : ainsi l'attitude unanime
de la critique face à Feu Mathias Pascal (1925) de Marcel Lherbier
considérant le film comme un analogon gestuel et spatial des structures
narratives construites par Pirandello et le jeu de Mosjoukine comme une
danse libératoire.
Il faut du temps avant que l'influence inverse se fasse sentir. Bientôt
Yhahitus cinématographique se constitue et la mise en scène théâtrale
intègre des pratiques de lecture fragmentées plus techniques, plus plu-
rielles. Piscator et le théâtre document en témoignent. Brecht confirme :
« l'introduction de documents cinématographiques dans les pièces de
théâtre provoque également la distanciation. Se trouvant confrontés avec
des processus de portée plus générale présentés sur l'écran, les proces-
sus qui se déroulent sur la scène sont distanciés » (Brecht, 2000 : 843).
Si bien que l'adaptation prend en compte le contexte énonciatif de la
production de l'œuvre et réaffirme l'intention de lecture qui va en déter-
miner la réception. Les échanges énonciatifs ne cessent de fonctionner et
parfois la dette théâtrale se fait plus discrète. La mort d'un commis
voyageur d'Arthur Miller est mise en scène à Broadway par un futur
cinéaste Elia Kazan. En 1985, une version filmée, d'abord comme
vidéogramme, est réalisée par Schlôndorff. Le film s'ouvre sur un plan
du héros, Willi Loman (joué par Dustin Hoffman) conduisant sa voiture
et frôlant un accident. La Studbaker apparaît sous forme de gros plans
anticipés par un fond sonore de moteur vrombissant et par un jeu de
lumières. L'automobile vacille légèrement mais ne roule pas. En
d'autres termes, le film fonctionne sur un mode de dénégation théâtrale
conforme aux codes stylistiques du cinéma des premiers temps. A une
époque où le théâtre filmé connaît un succès retentissant à la télévision,
Schlôndorff reconstitue une configuration socio-discursive qui fait réfé-
rence au succès de la pièce à Broadway en 1949. Quel interprétant le
spectateur va-t-il choisir ; acceptera-t-il de retrouver le monde possible
de la pièce à travers ses conditions de réception ? Libre à lui d'en déci-
der, s'il a conscience de l'articulation des univers évoqués.
La décision de la mise en place des interprétants est au centre du
processus spectaculaire et de sa légitimation : lors de la dernière repré-
sentation de Ciel mon mardi, Dechavanne organise un débat sur l'adul-
tère. Très rapidement le ton monte entre les participants qui finissent par
en venir aux mains. Les téléspectateurs habitués de l'émission restent
captifs d'une clé de lecture qui est celle du talk-show en direct. L'impé-
La marque spectaculaire 4 5

ratif d'authenticité les incite à réagir à l'information qui leur est fournie.
Un autre interprétant devait cependant bouleverser la donne. Decha-
vanne avait confié le plateau à des acteurs de la ligue d'improvisation.
Les débats étaient donc construits, ils relevaient de l'ordre fictionnel : la
performance devait être lue dans le contexte du spectaculaire. Seuls un
certain nombre de téléspectateurs « autorisés » disposaient de cette clé
du moins jusqu'à la fin de l'émission.
La décision du choix ne peut être dissociée de sa légitimation. Com-
ment lire Quentin Tarantino ? Un film comme Reservoir Dogs (1990)
met en œuvre une série de codes : le renvoi au cinéma d'action asia-
tique, le pastiche des mangas, l'utilisation post-moderne de la musique,
la mise en cause du code Hays. Mais rien ne légitime une interprétation
ludique ou ironique plutôt qu'une identification à la diégèse. Il faudra
donc se tourner vers des consignes socioculturelles ou auctoriales hiérar-
chisant les interprétants.
Cette problématique de la dynamisation de l'interprétant rejoint celle
de l'intercession caractérisant le travail de l'artiste, ce passeur évoqué
par Steiner. La configuration socio-discursive par laquelle le spectateur
intériorise des directives de lecture et le créateur des contraintes d'écri-
ture revêt un rôle essentiel, dont les dimensions sont largement pluridis-
ciplinaires. La danse contemporaine ne fonctionne que par la mise en
place de promesses de lectures qui se réfèrent à des habitus recyclés :
chez Goldfarb, les corps reproduisent la sensation donnée par les images
filmées sous l'eau, ils sont encadrés dans le temps dramatique imposé
par la caméra ; la chorégraphie ne prend sens que pour un spectateur qui
épouse des modes de lecture télévisuels. Chez Bel, le temps s'accélère et
devient celui du sketche, imposant le rythme de la dramaturgie musicale.
Le public renonce à apercevoir les flux d'énergie de corps en mouvement
pour adopter des postures réceptives propres à d'autres arts vivants.
La définition de l'auteur, garant présumé de la consigne, atteste large-
ment la modification du statut énonciatif et le rôle croissant des choix de
lecture. Le cinéaste est d'abord régisseur et metteur en scène, voire
auteur au sens théâtral du terme. La modification des habitus va se
construire en dialogue avec la critique. Francis Vanoye reconstitue les
étapes de l'évolution :
Premier temps, c'est la mise en scène qui fait l'auteur, quelle que soit l'ori-
gine du scénario [...]. Deuxième temps : le cinéaste doit écrire le scénario
de son film (politique autopromotionnelle des réalisateurs permettant d'écar-
ter les scénaristes du champ de la notoriété). Troisième temps : le scénario
doit être original, voire de caractère autobiographique (c'est l'image de
« l'auteur en solitaire» complaisamment soulignée par Télérama, à propos
d'Assayas) (Vanoye, 2004 : 16).
4 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Vanoye souligne par ailleurs le droit au « cinéma impur » revendiqué


depuis Renoir et qui associe l'identité d'auteur et de cinéaste à des
filiations d'œuvres adaptées.
La question de l'auteur se pose en termes analogues dans le domaine
du spectacle vivant. Bernard Dort évoquait le XX e siècle, « malade de
son metteur en scène ». Il désignait ainsi la prise en compte du caractère
problématique du langage théâtral par les grands metteurs en scène,
nouveaux auteurs modernes inspirés par des visions du monde et des
VJ savoirs positiviste (Antoine), dialectique historique (Brecht), sémiolo-
gique (Vitez). La critique post-moderne fait émerger le double rôle du
spectateur et du comédien dans ce que nous avons appelé le collectif
d'énonciation. Elle préconise un rapport direct avec les signifiants de
dénotation plastique, corps et matérialité scéniques. Le spectateur
appréhende
l'aspect du non-intentionnel, de l'investissement libidinal d'événements, de
la matérialité sensuelle de tous les signifiants qui n'autorise pas à se détour-
ner de la corporalité de ces choses, structures et êtres grâce auxquels appa-
raissent les significations au théâtre (Lehmann, 1989 : 48).

La manière dont le spectateur construit son regard n'importe pas


moins que celle de l'auteur. On pourrait considérer que la décision spec-
taculaire instaure des mécanismes de réception constitutifs. L'observa-
tion constitue bien un processus ; elle est produit d'un habitus lié au
contexte socio-historique mais aussi, selon les termes d'Eco d'une ency-
clopédie resémantisée ou désémantisée au gré des suggestions du spec-
tacle : celui-ci nous parle, nous questionne éveille des interprétants qui
mobilisent ou narcotisent des hypothèses de lecture. Mais l'observation
relie aussi le spectateur au nous de la tribu dont parle Maffesoli : certains
mécanismes cognitifs ou affectifs induits par le spectacle renvoient aussi
à des processus d'identification, à des consignes émotionnelles qui sont
celles d'une norme socio-psychologique : ce spectacle s'adresse en moi
à cette référence qui me relie à ceux qui peuvent rire de la douleur, et
qui ont un passé, une maturité psychologique des pratiques culturelles,
des habitudes de fréquentation de répertoire qui les tribalisent.
Lorsque les spectateurs du XIX e siècle et du début du XX e siècle as-
sistaient à des représentations du théâtre du Grand-Guignol (par exemple
chez Méténier à Pigalle) c'est aussi pour vivre ensemble des fantasmes
théâtraux, qui se mueront bientôt en passions relevant de la vie privée.
Au point que ce public se constitue dans une espèce de collectif pathé-
mique, fondé sur une énonciation à la fois spectaculaire et privée :
certains spectateurs préférant ne pas être vus dans ces salles.
De façon analogue, la danse des fous ou le charivari du moyen âge
font vivre dans la procession carnavalesque un èxutoire spectaculaire
La marque spectaculaire 4 7

qui prend sens dans le défi constitutif qu'elles adressent collectivement


de concert avec les spectateurs - et consciemment à l'ordre social.
Dans Sonic Boom De Wim Vanderkeybus, chorégraphie présentée au
Théâtre de la Ville à Paris en 2003, les danseurs se roulent sur le sol et
exhibent les hématomes en formation, d'autres se mutilent la poitrine.
Le public se construit dans cette folie spectaculaire et dans cet irrespect
du corps qui agresse la norme sociale.
De même l'aparté, l'adresse au public, l'implication du public dans
la fiction constituent autant de références à une configuration théâtrale.
Toute transposition de ces dispositions énonciatives à l'écran ne se ferait
pas sans mal : il serait intéressant d'analyser la manière dont le specta-
teur développe face à pareilles transpositions une véritable résilience qui
lui ferait à la fois vivre l'impossible implication directe et malgré tout la
réhabilitation de la participation. Paradoxe de l'adaptation : comment
retrouver au cinéma la relation détruite par la médiation écranique ?
Nous avons pu montrer (Helbo, 1997 : 96) comment cette réhabilita-
tion se produit par exemple dans la structuration du montage et dans la
focalisation de l'attention au théâtre, alors que le film suscite des opéra-
tions cognitives. Nous avons souligné aussi comment la conscience de la
performance et le statut de la corporéité jouent de véritables rôles de
signaux dans cette contradiction.
Les mises en scènes de Roméo et Juliette attestent le phénomène : du
ballet d'Alexandre Tarta à West Side Story, ou du court-métrage d'Ugo
Famela en 1912 au film de Zefirelli en 1968, les modifications portent
aussi sur le statut du spectateur face au tableau shakespearien. Lorsque
Baz Luhrmann réalise en 1996 Roméo+Juliette, il choisit d'ouvrir le
film par un prologue qui met le spectateur en présence d'un écran de
télévision évoquant un journal télévisé qui anticipe toute l'histoire ; la
réitération de l'occurrence du moniteur télé clôture le film, achevant
d'enchâsser l'œuvre dans l'exhibition de son énonciation. Le corps du
film se présente comme un flux « post-moderne » de styles, d'archétypes
et de genres hétérogènes. Luhrmann multiplie les angles de vue et mou-
vements de caméra renvoyant au clip vidéo, il fait référence au western
spaghetti, à Mad Max, aux combats de Hong Kong, aux films policiers
américains les plus emblématiques, aux décors kitch d'Hollywood. La
musique est composée par des groupes pop connus des jeunes : Radio-
head, The Cardignas, Garbage, Des'ree. Cette manière de brasser les
grands mythes du cinéma et du théâtre, voire les archétypes de son
propre style témoignent d'un souci constant de définir le spectateur.
Confronté au flux, au scintillement des images, à l'euphorie musicale le
spectateur de film est invité à affronter l'œuvre comme un clip, comme
un format hétérogène généralement spécifique de l'émission télévisée. Il
est amené à composer les images à la manière d'un spectateur tic théâtre.
4 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

en accomplissant de efforts d'attention et sans indication cognitive


fournie par le cinéaste. En un mot le spectateur est invité à se définir, à
s'identifier, à se focaliser par référence à des publics dont les habitus
sont étrangers au cinéma. L'objectif est de restituer une configuration
discursive proche de celle du spectateur original de Shakespeare : « Au
XVI e siècle, les gens allaient voir Roméo et Juliette, comme on va écou-
ter du Rap aujourd'hui ! Et apparemment sept millions d'Américains
l'ont compris ainsi » (Carrière, 1977 : 6). La convention spectaculaire
permet de cerner l'espace socio-discursif et fournit au spectateur des clés
d'interprétance qui guideront l'intériorisation des consignes de lecture.
Pareille mise en place dépasse la question du genre ou du support :
les vingt-quatre premières secondes de Moulin Rouge illustrent la
manière dont le cinéma peut mettre en place une configuration voire
solliciter un habitus qui perturbe « l'état filmique » cher à Metz. Imagi-
nons la situation. La salle est éclairée. Le spectateur attend le début du
film. La lumière s'éteint et fait place à un silence que ne trouble que le
bruit discret d'une salle de spectacle qui pourrait se confondre avec la
salle de cinéma. La rumeur se mêle bientôt à des sons d'instruments
d'orchestre symphonique en train de s'accorder. Soudain l'écran
s'illumine d'un rideau rouge devant lequel un chef d'orchestre fait face
à d'invisibles musiciens. Bruit d'applaudissements. Le chef d'orchestre
lève les mains, impose le silence. Nous sommes bien au spectacle et
tous les indices de la focalisation concentrent mon attention sur le « j e
suis au théâtre » qui va commander ma lecture. Le chef d'orchestre,
metteur en scène invisible, donne le signal et les instrumentistes exécu-
tent leur morceau, le logo sonore de la Twentieth Century Fox. Le
rideau s'ouvre et dévoile le symbole du studio américain et se referme
aussitôt l'acte d'énonciation accompli. Nous nous trouvons dans une
salle de concert, Y habitus convoqué chez le spectateur se veut théâtral
mais l'expression du contenu demeure filmique. C'est bien la musique
qui sera la maîtresse de la cérémonie et qui fera basculer notre régime de
lecture vers la fiction filmique. Le rideau se ferme et se rouvre sur le
générique, tandis que l'on entend, comme dans un opéra, les airs princi-
paux qui seront joués pendant le spectacle. A la fin du film, le chef
d'orchestre réapparaîtra à la faveur d'un zoom arrière qui répond au
mouvement inverse en début de film. Effet de symétrie et d'encadre-
ment qui assimile Moulin Rouge à un énorme plan-séquence consacré à
la question du spectaculaire. Par une espèce de distanciation, le disposi-
tif de réception se voit d'emblée exhibé et problématisé autour de la
question de la convention intériorisée par le spectateur dans son acte de
lecture.

Qu'il s'agisse de cinéma, de théâtre ou d'opéra la décision spectacu-


laire apparaît comme un processus abstrait. L'intermédialité doit donc
La marque spectaculaire 4 9

être prise en compte du point de vue du spectateur. Les modèles percep-


tifs des arts du spectacle sont spécifiques mais n'échappent pas à l'em-
prise des médias les plus technologiquement puissants.
Le théâtre appelle une stratégie de l'attention, invite le spectateur à
prélever dans le continuum spectaculaire des fragments qu'il montera.
Le cinéma combine des stratégies cognitives et affectives : il offre un
montage dont le spectateur devra suturer les interstices dans un effort de
lisibilité.
La télévision impose un mouvement sans contenu dominant, elle
offre un rythme, des fragments des coupes, occurrences répétées à iden-
tifier et invite à reconfigurer le visible par la répétition et l'implication
Si le spectacle vivant met en cause les modèles perceptifs normatifs,
le spectateur n'échappe pas à une métamorphose corporelle. On peut
estimer que la confrontation avec les médias influe sur la manière de
conceptualiser le monde. Face à des générations qui ont vécu dans la
pratique simultanée d'Internet, des modes virtuels, du cédérom, de la
télévision, du cinéma, du théâtre, de l'opéra, la thèse d'un passage liné-
aire du texte dramatique à la représentation semble bien obsolète. Les
kinesthésies nouvelles et le décentrement du sujet sont loin de laisser les
habitudes perceptives intactes.
L'adaptation serait donc à définir aussi comme substitution de modes
énonciatifs propres à des médias différents. Pareille typologie peut éclai-
rer le mode d'analyse que l'on peut faire de l'adaptation car il importe
se saisir dans le dialogue entre les arts le croisement des spécificités de
regards spectactoriels. Toute transposition tiendra compte des dispositifs
énonciatifs suivants.
Le théâtre appelle une réflexion sur la production du sens par un texte
spectaculaire directement offert : provenant du fait qu'il a partie liée avec
la représentation d'une fiction (la fable) et la performance.
Dans le cas de l'opéra, cette double partition se mêle au dialogue de
la voix et de la musique et invite à une lecture plus transversale.
Les autres arts du spectacle vivant reposent sur une saisie du système
gestuel : la codification, les règles d'épure du mime sont lisibles. De
même, la danse repose sur une saisie de la motricité, dont la notation
certes se réfère moins au réel, mais renvoie au corps de l'individu et du
groupe.
Là où le théâtre se veut à la fois linéaire et tabulaire, le cinéma s'offre
à la lecture contrapunctique et fractionnelle issue du montage.
La télévision, la vidéo imposeront, plus encore, une lecture par sauts
et changements dans le flux ininterrompu des émissions.
5 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias

De ce point de vue, l'adaptation se définit comme substitution de


processus énonciatifs : le détail donne l'illusion de l'ensemble, la stase
renvoie à la simulation du flux, le symbole au réel.
C'est pourquoi chaque genre déploie des dispositifs d'amorces qui
llgenl la promesse. Annie Mottet a montré comment les génériques
d'adaptations filmiques mettent en place des représentations rencontrant
ou suscitant les attentes d'un public de cinéma (Mottet, 1999 : 11-21).
CHAPITRE 4

Culture industrielle,
culture du spectacle vivant

L'histoire du métalangage relatif aux arts du spectacle connaît un


tournant aux alentours des années 1970 lorsque se développe un para-
digme particulièrement fécond que nous venons d'évoquer à de multiples
reprises, celui du spectacle. Cette mouvance méthodologique, qui va
favoriser l'émergence de nouvelles interrogations, est en quelque sorte
confortée par l'approche interdisciplinaire qui la nourrit. Prolongeant
Monod et Changeux, Ilie Balea évoque un niveau fonctionnel du sys-
tème nerveux central : la fonction de simulation ; les sociologues, de
Duvignaud à Goffman, rappellent que la théâtralité est la trame de notre
culture, et non l'exception. Baudrillard propose sa typologiè~du simula-
cre. Les neurobiologistes, tel Henri Laborit, parlent de fonction specta-
culaire propre à la latéralité du cerveau (au cerveau droit) voire de pro-
gramme génétique (inné même au comportement animal de parades
amoureuses). Du côté de la réception, le neurobiologiste Etienne La-
beyrie formalise un discours sur la mémoire et la perception spectacu-
laire, opérationnelle, holographique et liée au comportement de groupe,
par opposition à la mémoire/perception logique et linéaire (Helbo,
1986 : 169-175). Notre expérience humaine nous rappelle, et les psycho-
logues le rappellent, que la simulation, l'illusion, le jeu font partie de la
H
^ symbolique empirique de tout enfant et structurent de façon transversale
et plurielle la construction de sa personnalité.
Trois notions essentielles des théories sociologiques de l'époque pri-
vilégient l'idée de convention spectaculaire qu'elles éclairent de multi-
ples façons :
- l'idée de rituel dramatique soulignée par Jean Duvignaud (Duvi-
gnaud, 1965 : passim). Le caractère conventionnel du spectacle
insiste sur le caractère sociologiquement arbitraire du phénomène
spectaculaire : la fête publique, le rite religieux, le jury d'examen,
l'inauguration ont en commun le caractère symbolique, au sens
peircien, de la cérémonie qu'ils instituent ;
- la relation entre ces rituels spectaculaires et la vie quotidienne,
appréhendée avec finesse par Erving Goffman (Goffman, 1974 :
passim). Celui-ci insiste sur la spécificité de la représentation (fi-
5 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

gures de l'interaction, conflits d'images véhiculées consciemment


afin de communiquer avec l'autre) comme dispositif du réel : le
rapport social serait structuré, organisé sous forme d'actions,
contre-actions, répliques finales ;
- la nécessité, par conséquent, d'aborder l'ensemble des pratiques
de manifestation afin d'en dégager la spécificité et les modes opé-
ratoires que les institutions spectaculaires (théâtre, opéra, choré-
graphie, cirque) isolent, encadrent, mettent en scène. C'est la dé-
marche d'Henri Laborit, analyste de la socioculture des systèmes
d'organisation (Laborit, 1982 : bl-b23). Selon cet auteur, l'action
de représentation serait une rencontre cathartique entre auteur, ac-
teur, spectateur. Le spectacle vivant, recourant aux structures
neurobiologiques de l'hémisphère droit du cerveau, permettrait
•'t. d'incarner dans un système ouvert des conflits de pulsions, et
donc de résoudre ceux-ci par la simulation.
Depuis, un deuxième temps a imprimé un mouvement plus centri-
pète, attentif à marquer le distinguo entre les arts du spectacle vivant et
le'cinéma et à apporter des définitions plus précises. Des disciplines
nouvelles - ethnoscénologie, ethnochoréographie - accompagnées par la
sémiotique soulignent la pertinence d'une appréhension où le corps,
l'énergie, l'espace, le rythme, la proprioception renouvellent la réflexion
sur la production et la réception des arts de la scène. L'émergence des
arts du vivant comme objet construit ouvre de nouvelles perspectives.
Opposé au cinéma, le théâtre est généralement associé au MRP, mode
de représentation primitif. C'est ainsi que Gaudreault, parmi d'autres,
définit le récit mimétique et souligne l'importance de la spatialilé dans
cette définition. Est ainsi visée la logique de plateau réglant les entrées
et sorties de personnages, la latéralité et la frontalité des déplacements.
On souligne volontiers la dette que le cinéma des premiers temps a
contractée à l'égard de cette modalisation spatiale : et de citer le décou-
page en cases imposé par Méliès pour structurer les déplacements de ses
acteurs. Découpage qui n'est pas étranger à l'histoire sociale et à la
volonté d'attirer le grand public. Il s'agit, comme le rappelle Burch,
d'une esthétique de l'attraction, privilégiant le plan par rapport à la
séquence ou à la narration. La représentation (mise en scène, mise en
cadre, perspective) règne en maître. Ces considérations d'ordre visuel
s'accompagnent moins souvent d'observations sur le son et sa localisa-
tion. On pourrait insister sur la parenté entre l'accompagnement musical
et sonore offert en salle lors de la projection des films sonores et la
dialectique son/image articulée par le spectacle théâtral classique.
La conscience du mode de représentation véhiculé par la culture in-
dustrielle, propre au cinéma, suscite une nouvelle approche de la spéci-
ficité du septième art, accompagnée de dispositifs techniques, d'une
( 'allure industrielle, culture du spectacle vivant 5 3

grammaire propre, voire d'une légitimation en émulation avec la littéra-


ture : c'est l'ère où se développent capacités narratives, diégèse, utilisa-
tion du champ/contrechamp, identification. C'est le moment du passage
du MRP au MRI (mouvement de représentation industrielle), pour con-
server la terminologie de Burch, qui marque la rupture entre spectacle
vivant et spectacle médiatisé. Le MRI articule flgurativité et narrativité :
l'écriture, le montage apparaissent comme des conquêtes sur la repré-
sentation. Spécificité que ne va cesser de singerT en une espèce de
remake parodique, la superproduction contemporaine escortée de ses
effets spéciaux. L'opposition entre les modes résulte moins d'approches
de l'image spectaculaire que des appropriations opposées du champ
culturel.
Un facteur de différenciation essentiel inhérent au passage du MRP
au MRI est censé concerner la reproductibililé. Morin : « [...] rencontre
enfin réalisée de l'art et de l'industrie, du rêve et de l'outil, du songe et
de la machine » (Morin, 1994 : 388). Waller Benjamin estime que cette
caractéristique signe en quelque sorte la déperdition de l'aura, le passage
du mode de représentation primitif à l'industriel. C'est le sens de
l'illustre essai L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée.
Sur le plan esthétique, l'observation est d'importance : elle marque la
distance entre une problématique de l'attraction, déjà évoquée - pro-
blématique théâtrale de l'image, du tableau, plus que de la narration - et
des projets intégrant voire articulant des possibilités techniques et de
lectures nouvelles. La teneur de cette marque est double : frappée par la
substitution à l'authentique de l'existence de série et par le procès d'ac-
tualisation de l'œuvre quel que soit le contexte de réception, « la masse
revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de
passion qu'elle prétend à déprécier l'unicité de tout phénomène en
accueillant sa reproduction multiple » (Benjamin, 1971-1981 : 3). L'aura
associée à la singularité de l'œuvre, au sens rituel, éternel dont l'esthé-
tique grecque est le modèle, se dihie dans la valeur d'exposition de l'art.
Le film, symbole de la perfectibilité mécanique, a introduit une qualité
décisive en art : Yexposabilité, l'ostension de la performance en vue de
sa reproduction captée. L'appareil se substitue au public. C'est ainsi que
se traduit de façon socio-esthétique l'articulation de la culture indus-
trielle (Touraine la taxera de post-industrielle à partir de catégories
nouvelles comme le loisir ou la consommation) à l'émergence d'une
culture de masse. Edgar Morin définit cette correspondance comme un
appariement d'une créativité sous tension (stéréotypée mais condamnée
à innover) et d'une réception faite de représentations et de pratiques
ambivalentes et syncrétiques, de mythes que projette la Star. La Star
incarne une normalité subversive : elle est le modèle de bonheur auquel
s'identifie la masse et catalyse différentes polarisations. Depardieu in-
5 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

carnant Cyrano ou Tartuffe rassemble une persona, une aura et un


travail du cinéaste.
Le renversement dialectique provoqué est celui de la massification
du public et de l'identification à la star. La réception dans la distraction,
qui s'affirme avec une croissante intensité dans tous les domaines de
l'art, et représente le symptôme de profondes transformations de la
perception, a trouvé dans le film son propre champ d'expérience.
« La reproduction mécanisée de l'œuvre d'art modifie la façon de
réagir de la masse vis-à-vis de l'art. De rétrograde qu'elle se montre
devant un Picasso par exemple, elle se fait le public le plus progressiste
en face d'un Chaplin» (Benjamin, 1971-1981 : 15). Brecht (Brecht,
1970) évoquait déjà ce rôle de Chaplin.
Du point de vue de la production c'est la conception du temps qui
oppose cinéma et théâtre. Au cinéma « la réalité immédiate s'y présente
comme la fleur bleue au pays de la Technique ». Organisation du frag-
mentaire par la caméra, l'angle de vue, le montage, le réel cinématogra-
phique est indissoluble de son traitement technique.
On peut se demander si l'époque ne vit pas aujourd'hui une troisième
mutation décisive : la transition du MRI au MRPC (mouvement de
représentation post-cinématographique), que Laurent Jullier a caractéri-
sé dans L'écran postmoderne sous la forme d'avatars autotéliques :
hyperréalisme, réalité virtuelle, déconstruction narrative, prise de cons-
cience du corps et du spectateur, autoréférentialité de plus en plus
marquée. Le passage du plan à la séquence deviendrait en quelque sorte
l'objet conscient du film, le niveau ultime du simulacre évoqué par
Baudrillard. De même que Matrix s'ouvre sur un espace ambigu qui
plonge à la fois le spectateur dans un écran d'ordinateur (l'image fixe) et
un écran filmique (l'image animée), l'œuvre cinématographique devient
la mise e n j e u d'une relation d'imposture entre la stase du plan et le flux
de la séquence. Il s'agirait d'un nouvel espace social caractérisé par la
prise de conscience de la représentation. L'industrie postcinématogra-
phique serait alors caractérisée par des effets d'autosimulation : repro-
duction à l'infini, pour reprendre Peirce, d'hypo-icones, de simulacres
de simulacres : Gladiator de Ridley Scott réitérant en 2004, par effets
spéciaux, Gladiateurs et suscitant à partir du même processus une vague
de nouveaux péplums, produits d'une reproculture centrée sur la réitéra-
tion de figures rhétoriques : Troie (Wolfgang Petersen, 2004), King
Arthur (Antoine Fuqua, 2003), Alexandre (Oliver Stone, 2005), King-
dom of Heaven (Ridley Scott, 2005), etc., Titanic reproduisant un autre
avatar de l'histoire du cinéma, etc. Alors que Ben llur ou Quo Vadis
renvoyait à l'histoire voire à la tragédie théâtrale, les nouveaux péplums
réalisés notamment à l'aide des technologies numériques font référence
au cinéma d'hier : copie de copie, avatar ultime de la guerre du faux, du
( 'allure industrielle, culture du spectacle vivant 5 5

déconstruit, d'un champ culturel qui est celui de Disneyland, de l'appré-


ciation du factice.
Il n'est pas inintéressant de rappeler que le modèle théâtral peut avoir
partie liée avec le processus sociologique sous-tendant les codes de la
création contemporaine. La structuration du rythme est devenue dans la
mise en scène contemporaine une donnée essentielle : lorsque Vitez
post-modernise Tartuffe, il imprime d'abord dans la mémoire du specta-
teur un pattern prosodique, qui respecte la versification classique, pour
ensuite jouer sur Tes écarts par rapport aux normes inscrites dans la
mémoire du spectateur. La crise émotionnelle du personnage est vécue
comme une crise de la convention oratoire et des codes théâtraux. La
représentation se mue en montage/collage suiréférentiel d'îlots pathémi-
ques à confronter. De même, Chéreau aux Amandiers ouvre la mise en
scène d'Hamlet par une conjonction silence/pénombre/lenteur qui
organise un pattern perceptif matriciel par rapport auquel le Spectateur
construira un rythme cognitif, un principe d'agencement des simulacres,
qui guidera son appréhension de la suite de la pièce. Une forme de
théâtralité privilégiant la syntaxe et la série et s'appuyant sur des effets
de spectaculaire proches de la danse (Carmelo Bene par exemple)
s'inscrit également dans ce processus de normalisation du code.
Il est frappant de constater de ce point de vue le parallélisme entre la
création post-moderne et l'émergence théorique du concept de simula-
cre. La mise en scène n'est plus considérée comme une manière de
relayer la deixis textuelle mais comme une production complexe alliant :
- post-modernisation : substitution à la totalité brechtienne d'une
nouvelle cohérence par le discours, par le mode de fonctionne-
ment, par la pluralité et la multiplication d'énonciateurs (Vitez,
Planchon et la polysémie),
- mise en cause de l'espace unitaire au profit de pratiques gestuel-
les, intonatives qui ont pour fonction de souder un groupe (textes
non théâtraux de Vitez),
- prééminence du rythme, des structures/patterns syntaxiques, de la
mise en bouche, de la profération.
Baudrillard évoque une telle hypothèse de culture devenue flux
d'images et de signes. Il distingue
la contrefaçon, qui régit les rapports entre le réel et son artefact.
Le théâtre serait de cet ordre simulacral, dont le trompe-l'œil est
le paradigme. « Le simulacre de premier ordre n'abolit jamais la
différence entre l'être et l'apparence : il suppose l'altercation tou-
jours sensible du simulacre et du réel » (Baudrillard, 1976 : 77) ;
la production d'aujourd'hui, liée à la culture industrielle, aban-
donne le principe de l'analogon spectaculaire, au profit de pro-
5 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

duits commutables au réel. L'absorption des apparences par le


fait de la production technique signe le triomphe du simulacre de
deuxième ordre caractérisé par l'hégémonie de la machine et des
séries ; loin de refléter une réalité profonde, le simulacre maque,
voire dénature cette réalité ;
- la simulation totale et absolue, le troisième ordre, repose sur
l'extinction de la référence originale ; les modèles sont en quelque
sorte leur propre référent. L'hypo-icône se fait passer pour le réel
même. C'est le triomphe du code, de la circulation sémiosique au
ras de la structure médiatique, sans autre recours possible qu'à
l'acte même de communication. Le simulacre masque l'absence
de réalité profonde voire est sans rapport à quelque réalité que ce
soit : il est son propre simulacre. Loin du modèle théâtral, « l a
transcendance se meurt au profit de l'immanence ».
Le simulacre pur se mue en quelque sorte en interprétant génétique
de l'image.
C'est aussi l'effondrement de la réalité dans l'hyperréalisme, dans la rédu-
plication minutieuse du réel, [...] de médium en médium, le réel se volati-
lise, il devient allégorie de la mort, mais il se renforce aussi de par sa des-
truction même, il devient le réel pour le réel, fétichisme de l'objet perdu -
non plus objet de représentation, mais extase de dénégation et de sa propre
extermination rituelle : hyperréel (Baudrillard, 1976 : 112).

Il en résulte que l'expérience du spectateur de cinéma, contrairement


à celle du spectateur de théâtre, est celle du simulacre de simulacre : la
question du sens est contenue dans le langage filmique, la communica-
tion est autocentrée, sacralisée par la technique. Plus question de perfor-
mance mais de fragmentation arbitraire du réel appelant l'identification
du spectateur à des questions dont les éléments de réponse ont été pré-
sélectionnés par la mise en œuvre du code. Cette mise en œuvre du code
constitue la problématique émergente d'une sociologie du spectacle.
Interpellation qui renvoie à l'échange entre les stratégies induites par la
lecture et le système référentiel complexe de l'œuvre qui guide les stra-
tégies de coopération. Certaines formes de théâtre, on vient de le rappe-
ler, se rapprochent toutefois avec nostalgie de cette démarche du simu-
lacre au second degré : tel Bob Wilson, dans Einstein on the Beach,
agrégat de mouvements, d'images et d'archétypes dont la série et
l'organisation en partition structure la performance au sens quasi musi-
cal du terme, appelant le spectateur à un acte d'cnonciation collective
calqué sur les structures filmiques.
Recréation perpétuelle de signes en quête d'une réalité perdue, les
mythes, selon la terminologie de Baudrillard et de Morin, incarnent au
cinéma les processus de projection, de dessaisissement et de reconstruc-
( 'allure industrielle, culture du spectacle vivant 5 7

tion du sens. Répétition compulsive du code, le cinéma livre au specta-


teur un objet « dépouillé de tout secret, de toute illusion par la technique
même, dépouillé de son origine » (Baudrillard, 1997 : 32).
On ne peut cependant accepter sans nuance les remarques relatives à
l'effet de masse attribué par la plupart des sociologues à la culture
industrielle et à la reproductibilité mécanique. Les lecteurs de Walter
Benjamin associent l'émergence de la culture industrielle à la reproduc-
tibilité de l'objet culturel et à l'attitude de consommation. Cette typolo-
gie se définit par opposition au champ de la culture classique impliquant
un objet singulier et une posture de réception de connaisseur. En d'autres
termes, la contradiction visée ici est censée opposer cinéma et théâtre à
partir de fondements techniques. Le cinéma des premiers temps consti-
tuant en l'occurrence une exception syncrétique admettant des habitus
de divertissement, proposant un objet reproductible mais construit, Burch
le dira, sur le modèle narratif de la littérature destiné à un public d'ama-
teurs.
Comme l'a montré Bourdieu, la mutation des structures de réception
procède plutôt de la transformation du champ culturel et concerne égale-
ment pleinement les arts du spectacle vivant.
La naissance du cirque moderne ne s'explique pas autrement.
L'hippospectacle monté au XVIII e siècle dans une société où le cheval
était roi avait pour but à la fois de divertir et de rassurer. En 1770, Philip
Astley installe dans un faubourg de Londres un théâtre dont les specta-
cles seront constitués d'exercices équestres, de pitreries de clowns et de
prouesses de danseurs de cordes. La fascination des masses répondra
d'emblée à cette forme de spectacle culturellement syncrétique. Wild
West Show monté par Bill Cody au XIX e siècle, connaît tant aux États-
Unis qu'en Europe un accueil qui l'érigé en symptôme de culture popu-
laire défini en ces termes par J. Portes : « public aussi large que possi-
ble, souci constant de ne pas choquer mais seulement de divertir, extrême
professionnalisation » (Portes, 1997). Mis en scène à grand renfort de
figurants, de chevaux et de diligences, le spectacle conforte une vision
de l'histoire empreinte des préjugés et clichés de l'époque. Se met en
place une idéologie que reprendront Barnum, les parcs d'attraction (tel
celui de Coney Island interdit aux noirs) et le théâtre de boulevard ou le
vaudeville, organisé sur le mode de la petite entreprise et destiné à
drainer un public hétérogène.
La même idéologie régit la transformation d'héritages culturels en
pratiques spectaculaires visant des cibles sociologiques plus larges : les
musées forains (nains de foire, femmes à barbes, pseudo-monstres,
Spit/er, etc.), les minstrels (saynètes représentant des blancs maquillés
de noir et adoptant les postures les plus stéréotypées à l'égard des
populations afro-américaines).
5 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

On se souviendra que Bourdieu définit le théâtre comme un genre


prépondérant du point de vue du capital économique (profits immédiats)
et du capital symbolique (critique du public bourgeois, légitimation des
institutions officielles, ceci est particulièrement le cas pour le vaudeville
et le cabaret mais l'est moins pour le théâtre d'avant-garde comme l'est
à son époque celui d'Antoine qui remet en cause les clivages entre
traditions déclamatoires et renouvellement du jeu).
En d'autres termes, le théâtre de Boulevard se situe dans un champ
culturel comparable à celui du cinéma. André Bazin souligne d'ailleurs
le parallèle entre la conception du découpage de la comédie américaine
(privilégiant le dialogue) et les adaptations des pièces de Boulevard.
Sans doute la dichotomie fondée sur la reproductibilité est-elle un peu
courte et les oppositions tranchées entre théâtre et cinéma méritent-elles
d'être réexaminées à la lumière du paradigme culturel.
CHAPITRE 5

Sur l'interculturalité :
toute représentation est adaptation

Qu'appelle-t-on interculturalité ? Celle-ci est-elle liée à 1'« autre »


culture? Comment définir cette dernière? Todorov dans un numéro
spécial de Communications associe le croisement des cultures à la ren-
contre, l'interaction de deux sociétés, mais aussitôt pris d'un remords le
chercheur interpelle la critériologie de l'interculturalité : "s*"—
Sociologue, j'étudierais la cohabitation de plusieurs groupes culturels sur le
même sol [...]. Littéraire, j'étudierais l'influence de Sterne sur Diderot ou
l'effet du bilinguisme ambiant sur l'écrilure de Kafka. 1 listorien, je constate-
rais les conséquences de l'invasion turque sur l'Europe du Sud-Est [...].
Épistémologue, je m'interrogerais sur la spécificité de la connaissance eth-
nologique ou sur la possibilité générale de comprendre un autre que moi.

Les praticiens du théâtre partagent le questionnement : dans ses


spectacles récents (Les tambours sur la djgue) et dans son travail sur
Shakespeare, Mnouchkine" opère une véritable transformation à partir de
l'intégration des cultures : commedia dell'arte, codes forains, mudras de
kathakali, rideau de topeng, maquillage de kabuki...
Y a-t-il, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un processus inter-
culturel à l'intérieur d'une même culture (intraculturalité ?) ? Le théâtre
défini par Henri Laborit comme lieu de déploiement des fantasmes
reflète-t-il les situations d'interculturalité, s'en nourrit-il, y répond-il ?
Quelles sont les frontières de l'interculturalité ?
L'interculturalité procède des univers de référence du spectateur. Un
spectateur ayant une certaine culture théâtrale et habitué au répertoire de
Vitez fera une lecture du cycle Molière attentive aux jeux de renvois
entre les mises en scène simultanées ; il y a là un effet d'autocitation, de
narcissisme qui provoque une espèce de collage-montage des pièces qui
rejaillit sur la réévaluation des enjeux. Si l'on compare cette réaction à
ceflëTd'un spectateur moins averti, ce sont bien deux cultures qui sont en
présence et qui habitent deux lectures étrangères l'une à l'autre, celle
effectuée par les membres d'une collectivité proche de Vitez et qui
partage les archétypes propres au metteur en scène pour avoir suivi son
parcours dans l'espace et le temps et celle des autres, venus de l'exté-
rieur et découvrant la pièce en quelque sorte en étrangers.
6 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

L'interculturalité est ici affaire de réception par le spectateur autant


sinon plus que de production. Elle réside dans les stratégies de coopéra-
tion, lesquelles sont en l'occurrence fortement tributaires des usages de
publics et des habitudes individuelles de fréquentation d'un type de
spectacle.
Généralisant cette observation, on peut se demander ce qui com-
mande notre émotion lorsque nous allons voir un spectacle No, ou les
Troyennes en grec, sans comprendre la langue : nous sommes face à une
culture dont les codes nous échappent partiellement. Chacun va donc
vivre la pièce en fonction de ses propres interprétants, psychologiques,
cognitifs, émotionnels, d'habitudes de fréquentation d'un répertoire,
d'encyclopédie personnelle, d'idéologie, etc.
A l'intérieur de sa propre culture, le théâtre ne nous place-t-il pas
dans la même situation d'analphabétisme ? Ne disposant pas de toutes
les clés du paradigme, nous ne comprenons jamais toutes les données
d'un spectacle même joué dans notre langue, nous ne partageons pas
l'interprétation de notre voisin ou du metteur en scène : les limites de
l'interprétation, pour reprendre Eco, sont floues. Et sans doute parmi les
signaux que nous envoie la représentation y en a-t-il certains qui permet-
tent au spectacle d'objectiver son savoir, de faire prendre conscience du
type de référence culturelle sur lequel ils s'appuient et de guider la
réception du spectateur. Toute lecture se construisant dans un espace
discursif, le théâtre ne serait qu'un langage parlant un autre langage.
Un certain nombre de concepts essaient de fonnaliser ces signaux en
faisant la part des déterminants collectifs et individuels de la réception :
parmi ces paramètres, la culture se trouve en interaction avec d'autres
facteurs et recouvre elle-même différentes notions ; on pourrait distin-
guer, en se contentant de les citer pour l'instant :
- les critères de communauté (de goût, de distinction) étudiés par
Bourdieu en Europe et par Fish et Carlson aux USA ;
- les formations symboliques socioculturelles regroupées par
Todorov dans le concept de doxa idéologique (et qui déterminent
la part extratextuelle de l'interculturalité),
- la concrétisation, formule du cercle de Prague, pour désigner un
processus d'abord abordé par Ingarden en termes phénoménologi-
ques (lecture du schéma artistique et de ses zones d'indétermina-
tion) réétudié par Mukarovski et Vodicka (texte réactivable selon
le contexte social qui détermine les zones de potentialité) et Pavis
(concrétisation comme discours objectif de la mise en scène à si-
tuer dans un contexte historique et à interpréter),
- les signaux réceptifs et paratextuels évoqués par Brook : Marat/
Sade n'est pas reçu de la même façon en Grande-Bretagne et aux
Sur 1 'interculturalité : toute représentation est adaptation 6 1

États-Unis parce que le public a perçu autrement l'appartenance


architextuelle au répertoire, au genre, il a reçu d'autres signaux
paratextuels (programmes, interviews, etc.) ; les premières repré-
sentations de Beckett perçues comme drôles par les Américains
constituent un autre exemple.
Lorsque Umberto Eco affirme que tout texte est un « mécanisme pa-
resseux [...] qui vit sur la plus-value de sens qui est introduite par le
destinataire » (Eco, 1985 : 63), il désigne un processus de réappropria-
lion et de distribution interculturelle particulièrement complexe.
L'adaptation, lecture créatrice, matérialise cette économie du sens
sous forme de restructurations multiples :
- déplacement entre deux contextes culturels, celui du proto- et du
métadiscours,
- conscience des écarts entre ces contextes et leurs charges fiction-
nelles respectives,'
- accomplissement au sein d'univers culturels nouveaux déterminés
par des formations sociales,
- reconnaissance et investissement de nouveaux présupposés cultu-
rels,
- perception de l'expression comme opération spécifique inscrite
dans diverses archéologies stylistiques.
CHAPITRE 6

Monde de référence
et mondes possibles

La question de l'adaptation se pose dans un cadre de référence qui


implique une épistémologie de pluralité voire de conflit des cultures.
Plus que d'une opposition entre spectacle vivant et spectacle médiatisé,
le passage interesthétique procède aussi d'une confrontation entre culture
individuelle et culture industrielle. Les sociologues le rappellent (Cuche
2001 : 9), la culture classique, fondée sur la promotion de l'individu et
que signe au XVIII e siècle le passage de l'artisan à l'artiste, est long-
temps responsable d'une prééminence (certains diront d'un terrorisme)
du texte auquel le théâtre (exception faite, Bourdieu s'en explique, du
théâtre de Boulevard) se conformera. Le terme d'artiste, associé à l'idéo-
logie des Lumières, renvoie aux idées de « progrès, d'évolution, d'édu-
cation ».
La culture industrielle dont nous avons défini les caractéristiques naît
au XIX e siècle et a pour ambition de prendre en compte un art popu-
laire : elle sera toutefois d'abord valorisée à la manière de la culture
classique. Comme le rappelle Burch (Burch \99l,passim), ses capacités
narratives seront développées en partie pour répondre aux critiques des
clercs ; le cinéma des premiers temps renvoie au théâtre et à la littéra-
ture ; le jazz ou Hitchcock seront adulés par les intellectuels français.
Bientôt cependant la différenciation des champs se dessine et va rapide-
ment s'accompagner de conflits de légitimation dont témoignent par
exemple les écrits de Sartre contre Welles, et de manière plus générale
l'admiration, la peur et le mépris d'Hollywood par les créateurs et les
critiques français. On ne reviendra pas sur le rôle historique des Cahiers
du Cinéma et de Positif en cette matière. On entre alors dans un système
différencié des champs culturels, dans des logiques de postures, valori-
sation de l'objet et des publics dont la sociologie a montré le caractère
pluriel et hiérarchisé.
C'est de ce processus de légitimation des pratiques culturelles dont va
sortir le rapport entre le créateur et le critique, la conception de l'auteur,
du metteur en scène, la socialité du comédien. L'ensemble des arts du
spectacle subira des mutations significatives : au cinéma, glissement du
pouvoir du scénariste à celui du metteur en scène, banalisation du
6 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

concept d'auteur dégagé progressivement de tout jugement de valeur,


poids de la critique ; au théâtre, remise en cause progressive du concept
d'avant-spectacle emblématique du statut de l'auteur pour faire place à
l'émergence du metteur en scène et des nouveaux métiers de la scène
(dramaturge, scénographe), rôle croissant du comédien dans le collectif
d'énonciation, prise en compte du spectateur. C'est au début du XIX e
siècle qu'apparaît le monstre sacré, de Marie Dorval à Sarah Bernhardt,
appelé à imposer de manière décisive une idéologie de la représentation
en actes. A la fin du XIX e siècle, l'émergence de la mise en scène entraî-
nera une réévaluation du rôle de l'acteur et une nouvelle validation
culturelle de la scène.
Aujourd'hui, ce moment de conflit des cultures a fait place à une
nouvelle idéologie ambiante taxée par Vitez d'élitaire pour tous. La
formation des publics, le rôle de la critique, la logique de valorisation de
l'objet mettent en cause voire abolissent la distinction entre haute et
basse culture. Les sopranos perdent du poids et chantent du rock, la
télévision propose les chefs-d'œuvre de ciné-clubs à des publics popu-
laires, le théâtre sort de ses lieux et va à la rencontre des autres arts et
autres publics. Les « arts de la rue » jouent un rôle croissant dans le
champ culturel au point de faire figure, pour reprendre Habermas, de
mode d'appropriation du social. La conception de l'acteur se fait de plus
en plus syncrétique :
Tandis que le théâtre contemporain se développe dans la mise à l'épreuve
obsessionnelle de la convention théâtrale, et aux antipodes du réalisme psy-
chologique, c'est à l'acteur de film, égaré dans l'émiettement du jeu et du
personnage, que sont les plus utiles les grands principes de la formation de
Stanislavski (Nacache, 2003 : 118-119).

Emerge une culture de la circulation où l'acte d'énonciation inaugure


le geste artistique. L'interrogation sur l'adaptation devient donc celle sur
le projet et sur la décision qui construit la stratégie de coopération.
Stratégie dont la dimension socio-idéologique ne peut plus être ignorée
Le questionnement relatif au projet implique que l'on interroge le champ
culturel dans lequel s'inscrivent prototexte et métatexte.
L'histoire du cinéma fourmille de films qui pensent le rabattement de
l'énonciation théâtrale sur l'énoncé filmique et érigent même cet em-
brayage en objet de la transposition des codes socioculturels de réfé-
rence. Le Comédien, hommage à Guitry tourné en 1997 par Christian de
Chalonge, s'ouvre sur l'entrée au théâtre et l'entrée en scène du person-
nage incarné par Michel Serrault plaçant le spectateur dans une oculari-
sation mais aussi dans une focalisation théâtrale. D'emblée le croise-
ment des regards est confronté à une articulation des savoirs. Opening
night de John Cassavetes (1978) propose un incipit croisé : après avoir
suivi l'actrice en coulisses, le spectateur entend les applaudissements,
Monde de référence et mondes possibles 6 5

puis tandis que l'énoneiation filmique est en place, le rideau se lève, un


plan frontal présente la scène de théâtre. La caméra est positionnée dans
le public et les spectateurs sont placés en amorce dans ce cadre. Le point
d'écoute est éloigné de la scène. Les conventions théâtrales fonctionnent
pleinement : espace construit, éclairage apparent, entrée et sortie du pla-
teau, jeu théâtral des acteurs, présence sonore du public, plan unique.
Faut-il citer aussi le film de Bertrand Blier, Les acteurs, qui prend
l'allure d'un véritable document sur l'énoneiation théâtrale ?
Toutefois, cette prise en charge sémiotique n'a de sens que si elle
revêt, pour reprendre le mot de Todorov, une valeur gnoséologique.
L'adaptation se joue entre des univers de référence, des mondes pos-
sibles et la représentation plus ou moins consciente de ces mondes. Hair
de James Rado, Gérome Ragni et Galt Mac Dermot est une comédie
musicale qui prend sens dans un contexte politico-philosphique qui est
celui des années 1968 : antimilitarisme, libération des mœurs, hédonisme
contestataire sont liés au statut du corps dans le spectacle vivant. Le film
de Forman réalisé en 1979 prétend se rattacher au prototexte et au
spectacle engagé off Broadway mais il appartient à un ensemble
contextuel qui constitue le cinéma hollywoodien des années 1980 et en
particulier il prend place dans la filmographie de Forman. La thématique
véhiculée par le personnage dans Hair et chez Forman marque une
réduction à la question de l'antimilitarisme et des milieux de la drogue.
La représentation du monde possible de la pièce à partir des codes
culturels de 1968 (l'hédonisme ambiant) et de leurs enjeux philoso-
phiques subit chez Forman une réactualisation sous la forme sociolo-
gique ; le monde musical n'échappe pas à l'emprise de l'industrie, les
chants et danses étant reconnus en 1980 non plus comme des hymnes
spontanés mais comme des classiques musicaux. Le spectateur du film
se trouve confronté à deux univers dont aucun n'incarne l'autre et c'est
là sans doute ce qui rend le film de Forman ambigu. Sous prétexte
d'archivage, il s'agit d'un placage de deux univers de référence l'un sur
l'autre sans véritable reformûlation de la question posée. En d'autres
termes, la pièce n'a pas servi d'instrument le lecture à Forman et le
spectateur se trouve confronté à deux horizons de lecture : l'une qui
saisirait le film et ses enjeux contemporains, l'autre dont la lecture serait
en quelque sorte contradictoire, parasitée par l'interférence du monde de
la contestation de 1968.
Autre cas d'école : les avatars que subit le roman de Choderlos de
I .aolos Les liaisons dangereuses. Christopher Hampton tire en 1985 une
pièce adaptée du roman épistolaire. Stephen Frears transforme la pièce
en un film, Dangerous Liaisons, qui sort en 1988, date à laquelle appa-
i ait également sur les écrans le Val mont de Forman, inspiré directement
par le roman et qui succède au fameux Liaisons dangereuses de Vadim
6 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

(1960). Le passage du roman à la pièce postule des métamorphoses de


plusieurs ordres : passage du français du XVIII e à un anglais qui com-
bine celui de Sheridan, contemporain de Laclos, et la langue des années
1980. De même, tant la pièce que le film privilégient une approche
socio-psychologique centrée sur la problématique individuelle des per-
sonnages en représentation dans une société, selon le cas, tatchérienne
ou hollywoodienne. L'enjeu philosophique et les codes culturels ne font
pas l'objet d'une reformulation. Si bien que, malgré le processus d'hy-
bridation complexe, la lecture perçoit mal les jeux d'interférences pos-
sibles du processus adaptatif.
Dans les années 1950, Tennessee Williams rédige une nouvelle qui
constitue un véritable conte de mœurs satirique moderne et qui repré-
sente un véritable cas d'école : la nouvelle va d'abord connaître un
avatar dramatique sous la forme d'une adaptation théâtrale par le même
auteur (27 Wagons Full of Cotton), courte pièce drôle qui n'eut guère de
retentissement. Baby Doll, film d'Elia Kazan, est ensuite tourné et
produit en 1956 à partir de deux courtes pièces de théâtre de Tennessee
Williams 27 Wagons Full of Cotton et The Long Stay Cut Short (qui
porte aussi un autre titre The Unsatisfactory Supper). Le film, à l'écri-
ture duquel Williams a participé (non sans tensions d'ailleurs) connaîtra
ultérieurement une nouvelle déclinaison puisqu'il inspirera à Tennessee
Williams en 1977 la réécriture d'une nouvelle mouture de la pièce qui
sera représentée sous le nouveau titre Tiger Tail. Cette pièce adaptée du
film eut infiniment moins de succès que les autres formes du projet
créatif. Le film fait scandale : condamné par The Légion of Decency pour
suggestion charnelle, il attire les foudres de l'église catholique : le cardi-
nal Spellman suggéra deux jours avant la sortie le premier boycott
national d'un film américain. Vingt millions d'Américains boudèrent le
film, entraînant l'annulant de la projection dans la majorité des salles.
Tourné en noir et blanc dans le Mississipi le film est rapidement perçu
également comme un pamphlet social dénonçant le sort des petits plan-
teurs du Sud face à l'industrialisation. Au fil de ses métamorphoses,
l'objet esthétique a parcouru un champ culturel, qui a modifié sa légiti-
mation. Initialement Kazan souhaitait paradoxalement pousser à l'extrê-
me les contraintes de la représentation théâtrale : il fait appel à des
acteurs issus de l'Actor's Studio dont la pratique spectaculaire va susci-
ter un sous-texte érotique particulièrement puissant. Le personnage in-
carné par Carroll Baker, femme enfant, véritable Lolita apparaissant en
pyjama dormant dans un berceau, est perçu comme chargé de conno-
tations sexuelles. Allongée lascivement sur un divan et suçant indo-
lemment le pouce en une posture emblématique, la représentation du
personnage sur l'affiche promotionnelle fit scandale et joua un rôle para-
textuel sans nul doute significatif, connotatif. Kazan espère provoquer
Monde de référence et mondes possibles 6 7

une perception esthésique de la pièce, visant en quelque sorte à exacer-


ber dans le film la spécificité de la performance théâtrale « Au théâtre,
dit-il on ne peut pas créer de brise ou de parfum » ; le film nous montre
le monde réel et nous fait ressentir les percepts et les affects par dépla-
cement.
Intentions discutables et que n'ont pas rendu en tout cas, bien au
contraire le film, dont la totalité homogénéisante et les effets de fiction
n'ont fait qu'accentuer l'identification au drame socio-psychologique
vécu par les personnages. Beau cas de figure de remise en cause du
monde de référence par la démarche fictionnalisanté qu'ouvrent les
mondes possibles dans un écart lié à la spécificité des médias.
CHAPITRE 7

A propos de la traduction intersémiotique

La scène, le film

Nous n'avons cessé de le rappeler au début de ce livre, la prégnance


sociologique de la rencontre interartistique s impose, particulièrement
lorsqu'elle concerne les arts du spectacle. Si les conséquences externes
du croisement sont perceptibles, l'identité sémiologique du phénomène
se révèle plus difficilement mesurable. Comment définir le processus de
la mutation, le transfert, la transposition de la pièce à l'opéra, voire de la
représentation au film ? Certains se fient au critère de filiation renvoyant
à l'œuvre produite. Genette (Genetteri987 : 20 et sqq.) distingue ainsi
hypertexte et texte dérivé, et décrit un phénomène de transmodalisation
intra- ou extramodale.
Nous avons eu l'occasion de nous demander si pareille perspective
génétique, arpentant à sens unique l'emprunt et l'empreinte, résiste aux
formes spectaculaires, par définition complexes, syncrétiques et réticu-
laires. En témoigne, à propos des relations entre scène et écran, la
question du scénario, terme polysémique et flou souvent confondu avec
l'avant-texte verbal, cette espèce de matrice engendrant l'œuvre et sa
filiation. D'aucuns assimilent le scénario de l'énoncé filmique à un
« blue print », destiné à s'effacer devant l'image. Isabelle Raynaud
(Raynaud, 1990 : passim) évoque un modèle prédictif, incitatif, pres-
criptif mais mis à mal par la réalisation. Nous n'hésiterions pas à pro-
longer cette hypothèse tout en contestant la vectorisation à sens unique
qu'elle présuppose : le scénario ne prévoit pas d'images, il rassemble
des points de vue sur les images et ouvre ainsi la voie à un travail de
reconstruction. Certes, le scénario filmique s'opposerait ainsi à la didas-
calie théâtrale, fixée et fictionnalisée par la représentation scénique.
Fiction coexistant à côté d'une autre fiction, la didascalie théâtrale
subsiste au sein de la représentation, alors que le scénario filmique
teritlr&it à disparaître.
Entendons-nous : la relation actuel/virtuel/potentiel/réalisé ne re-
couvre pas d'opposition linéaire entre catégories chronologiques. Le
scénario filmique, conçu naïvement en termes d'implication simple, pom
reprendre Barthes (1972), demeure aléatoire, à la merci par exemple de
7 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

l'incident de montage qui le réévalue rétrospectivement. Dans Le temps


d'un regard, Jost (Jost, 1998 : 115 et sqq) n'hésite pas à intégrer un
mode de manifestation, la projection, dans la performance filmique ;
performance dont la relation à l'avant-spectacle serait éminemment
variable.
De même, si la didascalie apparaît dans le théâtre classique comme
une indication antérieure à la mise en scène, comment qualifier les
représentations théâtrales sans didascalies préalables ou dont les didas-
calies seraient reconstruites après la représentation ? On songe au cane-
vas de Mnouchkine, aux improvisations de Dario Fo, où le jeu précède
en quelque sorte la mise en place du texte de régie. La fictionnalisation
se définit en l'occurrence dans un processus d'échange voire de contem-
poranéité.
Le scénario apparaît en définitive plutôt comme système de notation,
un programme dont les modèles de guidage sont mulliples, voire centrés
sur l'activité du spectateur et sur ses normes contextuelles. Mise en
énonciation filmique d'une part, modèle vivant d'une pratique imagi-
naire (théâtrale) d'autre part, le scénario se reconstruit activement à la
réception. S'ouvre dès lors pour la sémiotique un champ de straté-
gies/opérations/régimes discursifs, cognitifs, affectifs, pragmatiques.
Lorsque Rossellini tourne Una voce umana (1947) à partir de La voix
humaine, monologue théâtral à deux personnages de Cocteau (1930,
Comédie française dans une mise en scène de Jean Cocteau), il crée un
nouveau récit lié à l'énonciation filmique. La où Cocteau gère le silence
(les points de suspension du texte dramatique) lié à la présence/perfor-
mance de la comédienne, le cinéaste prend en charge, par la focalisation
sur le regard d'Ana Magnani, l'attente dans un décor réaliste. La version
filmée abuse du gros plan, cueille les expressions du visage de l'artiste.
Proximité, intensité de l'image-affection dont parle Deleuze, « ce qui
occupe l'écart entre ne action et une réaction, ce qui absorbe une action
extérieure et réagit au dedans » (Deleuze, 1983 : 291). Le déplacement
du sonore au visuel transforme le programme virtuel en jouant sur le
cadre énonciatif : l'enjeu renvoie à une compétence spectaculaire por-
tant sur la narrativité. Nous avons proposé (Helbo, 1997 : 87) d'appeler
configuration socio-discursive les contraintes liées à la mise en énoncia-
tion du message : ainsi les trucages apparents de Méliès ou les premières
dramatiques en studio tournées par la télévision importent-ils dans
l'œuvre des compétences de lecture propres à l'époque où la théâtralité
régnait en maître incontesté. A l'instar des processus décrits par Metz
(Metz, 1991 : passirn) dans L'énonciation impersonnelle. Le site du
film, des signaux métadiscursifs confrontent fortuitement le lecteur
d'aujourd'hui à des compétences de lecture figées dans le film et liées
aux formations historiques du cinéma des premiers temps.
A propos de la traduction intersémiotique 71

On nous pardonnera cette digression liminaire sur le scénario, si l'on


veut bien mesurer le gain méthodologiquë~qu'elle suscite. Elle permet
de cerner l'enjeu qu'implique ou qu'occulte une approche de la transpo-
sition en seuls termes de filiation. En un deuxième temps, elle justifie
une approche en termes de compétence spectaculaire.
Le lieu commun donc - et le détour préalable auquel il vient d'être
procédé achève de lui faire un sort -, lorsqu'il est question « d'adapta-
tion », de relation entre littérature (roman ou théâtre) et cinéma, consiste
à poser la (mauvaise) question de la fidélité. Visconti, pour Mort à
Venise (1971), reconstitue les bains douches d'Alger, chers à Camus
dans Y Étranger et disparus à l'époque du tournage. Ce détail, apparem-
ment crucial aux yeux de Camus dans ses conversations avec le cinéaste,
est abondamment mis en cause par des critiques comme Alain Robbe-
Grillet : n'est-ce pas la forme narrative l'utilisation du passé composé
et de la première personne du singulier , que la focalisation filmique
devait, mais ne pouvait, restituer? Ne fallait-il pas, et jusqu'à quel
point, s'écarter d'un respect littéral des mécanismes du roman pour
travailler la narrativité filmique ?
Dans ce cas, quel est l'objet de la fidélité si souvent évoquée? Si
l'on accepte le présupposé, quasi phénoménologique, du respect de la
source, on s'enferme dans un cadre binaire et orienté : texte original vs
texte transformé. Le postulat de propriété plénipotentiaire du sens lié à
cette conception « vectorisée » de l'adaptation a été suffisamment
dénoncé. Pourtant, il n'est pas rare de poser la problématique dans une
optique transformationnelle et bilatérale. Ainsi Anton Popovic (Popovic,
1976 : 225-235) évoque-t-il l'association de deux systèmes (prototexte
et métatexte) variant entre la similarité maximale (réplique) et la simila-
rité minimale (deuxième prototexte). L'adaptation porterait sur le pro-
cessus de sélection/exclusion dans le prototexte d'éléments constitutifs
du métatexte. Par delà des limites d'une approche terme à terme,
l'intérêt de l'approche de Popovic est toutefois d'entrebâiller une porte
donnant accès aux univers de référence du spectateur : les règles de
résistance ou de choix d'éléments supposent la connaissance par le
récepteur de l'histoire culturelle et symbolique du prototexte. Polanski
tourne Macbeth. Il « adapte » Shakespeare et utilise une technique de
surcadrage qui renvoie à première vue aux intentions shakespeariennes ;
Macbeth apparaît drapé dans son isolement en frontalité, décentré,
encadré (à la fenêtre, ou à la porte du château), le changement de focale
soulignant les contrastes champ/contrechamp, flou/net. Ce procédé
apparaît aussi comme une citation stylistique du Macbeth de Welles
( I94X), comme une référence intertextuelle renvoyant à l'encyclopédie
du spectateur (Eco, 1985 : passim). L'adaptation n'est lisible alors que-
par le détour culturel, l'horizon d'attente contemporain, la compétence
7 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

du lecteur. En d'autres termes, la reconstruction par l'instance de récep-


tion, par l'activité spectatorielle apparaît comme déterminante du travail
adaptatif. La voie est ouverte à une approche dynamique et polysysté-
mique. Approche dont le corollaire est le rôle actif de l'énonciataire.
Pareille issue, certaine pédagogie, revendiquant volontiers l'héritage
aristotélicien et sa téléologie narrative/progressive, s'empresse souvent
de la clore. C'est ainsi que se justifie la pratique, chère aux ateliers
d'écriture créative, des ajouts/suppressions/condensations/réorganisa-
tions ou concentrations de moments forts par rapport à l'œuvre de départ.
On vient de l'observer, le concept d'adaptation est ouvert à de
multiples définitions immanentiste et pragmatique qui sont autant de
voies pour les sémiotiques. La traduction intersémiotique, entendue par
Jakobson (Jakobson, 1963 : 78-86) comme interprétation de signes lin-
guistiques par des « systèmes de signes non linguistiques » trouve en
l'occurrence un double champ d'application. Rappelons que Jakobson
oppose trois systèmes : système intralingual (rewording ou reformulation
c'est-à-dire interprétation de signes linguistiques au moyen de la même
langue), interlingual (ou traduction), intersémiotique (transmutation).
a) Le truffage de Macbeth nous laisse le loisir de repérer les isoto-
pies (récurrences d'unités sémantiques assurant cohérence du dé-
ploiement de la représentation ou des images filmiques) figura-
tives (configurations discursives) et thématiques (profondes :
niveau sémio-narratif) du film de Polanski ; on peut en suivre de
façon générative le parcours figuratif. On constatera alors que le
film recrée par de nombreuses configurations discursives un
thème figurativisé dans le texte littéraire ou le scénario empirique.
Ce parcours est envisageable au plan du contenu mais aussi au
plan de l'expression (sémiotique plastique ou semi-symbolique)
(Dusi & Neergaard, 1998 : a9).
b) On peut aborder le problème de façon plus pragmatique. Le lec-
teur peut saisir par hypothèse (abductions de Peirce) des thèmes
dominants et repérer l'isotopie discursive ou narrative ; il devra
sélectionner la plus vraisemblable des règles dans sa connais-
sance du monde textuel, dans son encyclopédie des mondes pos-
sibles ; pour l'adaptation, il procède à une méta-abduction pour
reconnaître des configurations discursives en relation avec le
texte de départ. Eco (Eco, 1985 : passim) parle d e f r a m e (script)
comme structures d'information pragmatique (règles d'action
pratique ou rhétorique) qui fournissent au lecteur et à l'adaptateur
des moyens de reconstruction cohérente des isotopies.
L'hésitation entre les deux approches, immanentiste et pragmatique
s'inscrit clans le droit fil de l'inspiration méthodologique qui distingue
A propos de la traduction intersémiotique 7 3

traduction et traduction intersémiotique. Il apparaît en effet que, préci-


sant le concept d'adaptation, plusieurs opérateurs sont nécessaires pour
définir les mécanismes en jeu. La référence jakobsonienne fournit
quelques outils intéressants parmi lesquels nous en retiendrons trois que
nous réaménagerons comme suit.
1) Le niveau de pertinence : il est clair que le feuilleté d'isotopies pro-
posé par toute œuvre met l'adaptateur en présence de strates séman-
tiques équivalentes mais contradictoires. La première question est de
situer à quels niveaux se situent les équivalences. L'adaptateur d'une
pièce de Labiche pour le cinéma anglais affronte des obstacles inter-
culturels (comment représenter les lieux, comment traduire les proto-
coles sociaux : ainsi comment rendre par exemple en anglais l'expres-
sion française « on ne parle pas la bouche pleine », représentation
lexicale d'un écart par un geste/usage spécifique qui ne contrevient
pas au savoir-vîvfe britannique ?).
Pour rencontrer des attentes de spectateur qui portent sur des émo-
tions (l'humour), des codes sociologiques (le libertinage dans une
société puritaine), l'adaptateur sera amené à trouver des équivalences
de niveau supérieur qui impliquent la trahison d'autres isotopies.
Ainsi, dans le cas de l'allusion à la « conversation la bouche pleine »,
s'il décide de privilégier l'isotopie « infraction au code du savoir-
vivre », l'adaptateur aura à renoncer à la relation littérale parole-
nourriture, non prégnante en Grande-Bretagne, pour trouver d'autres
métaphores significatives dans la culture d'arrivée. Il aura choisi un
niveau de pertinence dont la compréhension passe par l'appréhension
du savoir énonciatif et justifie l'abandon de certaines zones du sens.
2) La construction de renonciation : l'incipit du Roi Lear de Peter
Brook (1971) met initialement en présence d'un monologue d'acteur
tourné en gros plan et qui substitue à l'adresse au public l'interpella-
tion de la caméra. S'agit-il d'une simple transposition filmique de la
convention théâtrale, à première vue on pourrait le croire. Les textes
de Bazin sur la prégnance verbale absolue de la dramaturgie shakes-
pearienne, en quelque sorte rétive à l'image, intraduisible par elle,
pourraient confirmer l'intention, la rendre inévitabFé. Comme si la
parole shakespearienne trop lente ou trop rapide se heurtait à la force
évocatrice de l'image filmique, dénonçant en quelque sorte son ré-
alisme.
On peut se demander toutefois si l'insistance à mettre en scène le pa-
radigme de l'oralité ne revêt pas chez Brook une pertinence para-
doxale plus subtile. Le film s'ouvre dans un espace vide articulé par
l'opposition mouvement/rotation de la caméra. Comme au théâtre,
l'axialité joue un rôle essentiel ; elle contribue, de plus, à découper la
membrane lumineuse du film en termes d'éclat (la zone centrale
7 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

concentre par moments l'intensité lumineuse), d'éclairage (contraste


champ/contrechamp, hiatus entre Lear et ses auditeurs), de matière
(des formes de rayonnement du clair-obscur règlent la fluidité lumi-
neuse). La lumière souligne dès lors la métaphore de la rencontre en-
tre deux rythmes, oral et visuel, prolongeant par son déploiement
morphologique le paradigme de l'oralité. Dans un décor sans signi-
fiance, la dynamique entre lumière, espace, énergie articule le mou-
vement d'une parole censée plier l'image à son rythme.
Là où l'image filmique normalise, Brook choisit de mettre en scène
la discordance et ce par des procédés cinématographiques. Brook ne
serait-il pas en train de prendre pour objet de son film l'impossibilité
même de la transposition adaptative, en adressant au spectateur la
question du savoir énonciatif dont la construction diffère au théâtre
et au cinéma ?
3) Le modèle de compétence : la question du savoir énonciatif mène à
celle de la compétence, de l'effet de lecture face aux contraintes assu-
rant la cohérence interprétative. Nous avons montré ailleurs (1997 :
90) que l'adaptation peut être mesurée en termes d'intériorisation de
dispositifs (spectaculaire et fictionnel) essentiellement différents au
théâtre et au cinéma. En schématisant la conclusion, nous pourrions
affirmer que la fonction spectaculaire domine la compétence fiction-
nelle au théâtre, alors qu'au cinéma la relation est inverse.
On peut se demander dès lors si la voie de recherche ouverte par la
traduction intersémiotique ne serait pas de prendre en compte le rabat-
tement de l'institution filmique sur des espaces de lecture extérieurs à sa
spécificité. Greenaway cassant la fiction par la mise en évidence obses-
sionnelle du (re)cadrage dans Prospéra 's Books ( 1991 ), Laurence Olivier
dénonçant la narrativité fictionnelle dès les premières images d'Othello
(1966) invitent à réfléchir au choc que provoque l'énonciation filmique
de la représentation théâtrale. A travers des modes d'approche différents
subsiste une cohérence adaptative relative à la compétence réceptive qui
d'une façon ou d'une autre ébranle la totalisation filmique et fait émer-
ger le spectaculaire. Tant Greenaway qu'Olivier exhibent ainsi sur
l'écran des traitements de l'image adressés en premier lieu au spectateur
de théâtre et pour tout dire se donnant à voir sur les ruines de la fiction
filmique dévoilée.
Nombreuses sont les occurrences où l'essentiel du travail adaptatif
repose sur la substitution l'une à l'autre ou sur la mise en cause respec-
tive des modalités de compétence, voire du cadre énonciatif.
Peut-être l'analyse de la traduction intersémiotique mène-t-elle à celle
de l'interprétation ou de la simulation de la configuration socio-discur-
sive. Les manières d'homogénéiser le sens en jouant sur les marques de
A propos de la traduction intersémiotique 7 5

la fiction et du spectaculaire devraient constituer alors nos premiers


objets de préoccupation.
A examiner les deux modes d'approche de la relation théâtre-film
nous avons pu faire émerger deux attitudes : l'une est génétique, atten-
tive aux filiations et aux procès transformant l'œuvre-source ; l'autre est
pragmatique, sensible à la dynamique réglant la circulation entre les
textes, le contexte et leur réception.
Cette dernière démarche souligne l'importance du concept de savoir
énonciatif, l'opération adaptative apparaissant comme un travail impli-
quant des compétences situées à un certain niveau de pertinence. C'est
pourquoi il est utile de réévaluer le concept de traduction intersémiotique
en termes de substitution de compétence. En particulier à la transposi-
tion compétence fictionnelle - compétence spectaculaire paraît de nature
à permettre le développement d'outils méthodologiques nouveaux : une
typologie des compétences réceptives.
r
CHAPITRE 8

Configuration discursive

Dimension sociologique
ou sémiopragmatique du MRP

La problématique de l'articulation entre compétence fictionnelle et


compétence discursive revêt dans le cinéma contemporain une valeur
typologique dont les modalités se déclinent comme suit :
1) Les remakes et suites fondés sur des effets de séries connues du
spectateur. Boudu, Les Choristes, Le vol du Phoenix, The Ring 2
sont de véritables remakes ; parallèlement sept suites ont envahi
les écrans récemment : 2046, Be Cool, Before Sunset, Meet the
Fockers, Miss FBI, Winnie 1'ourson, The Ring 2 déjà cité. Le
nombre de films inspirés par d'autres films connaît une crois-
sance exponentielle.
2) Les films construits sur un métadiscours filmique repérable par le
spectateur. Cons tan tine ne peut se lire sans référence à Matrix,
L'empire des loups éveille dans la mémoire du spectateur Les ri-
vières pourpres. L'antidote rappelle l'acteur et la thématique du
Dîner de cons. Un processus se met en place de désignation et
d'intégration dans l'œuvre d'un habitus cinéphilique.
3) Les films construits sur un discours cinématographique repérable
par le spectateur. Un film comme Team America enchâsse la réfé-
rence visuelle à la série télévisée Thunderbirds, renvoie à des
personnalités emblématiques comme Michael Moore, Sean Penn,
Tim Robbins, George Clooney, Danny Glover, Ethan Hawke,
Alec Baldwin, Samuel L. Jackson. Il met à mal le système poli-
tique américain et dénonce le cinéma hollywoodien voire l'idéo-
logie véhiculée par le star system. Les références ne désignent ni
des films ni une thématique (comme le fait The Aviator) mais le
contexte cinématographique : l'horizon de lecture du film est ce-
lui de la surenchère médiatique. Le spectateur est invité à lire à
travers le film les contraintes médiatiques d'une société de
l'image et qui constituent le champ culturel du discours cinéma-
tographique. Dans le même ordre d'idée il faut citer les créations
télévisées de la dernière génération qui appellent une reconnais-
7 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

sance de stéréotypes audio-visuels cinématographiques, télévisés


et publicitaires ; c'est le cas des Simpson par exemple.
4) Les films qui se présentent comme configurations ouvertes d'in-
terprétants spectaculaires. Les lois de l'attraction de Roger Avary
(2002) est d'abord salué par la critique comme une œuvre post-
moderne en prise avancée sur la société contemporaine puis fait
l'objet d'une controverse identitaire : le lien avec le roman de
Bret Easton Ellis (1987) est revendiqué. Rapidement on se rend
compte que le film ne figurativise pas le prototexte, n'en refor-
mule pas la question et propose au spectateur des narrativités
multiples : tous les archétypes et les codes du genre télévisuel
« teen » apparaissent en creux, parfois sous forme parodique dans
le film. Le personnage central incarné par James Van der Beek
(acteur de la série Dawson) renvoie à une aura télévisuelle mais
dans un rôle de contre-emploi dont la référence mimique est clai-
rement Jack Nicholson dans Shining. Les citations du patrimoine
cinématographique truffent littéralement le film d'un substrat en
forme de moire : la stylistique (accélérés, split screen, rembobi-
nages) renvoie explicitement à l'héritage des productions des ma-
jors (Requiem for a dream, Matrix). L'utilisation du gros plan, et
le contrepoint musical beethovenien sont autant de références à
Kubrick. La citation de l'Homme à la caméra s'inscrit ironique-
ment dans une tradition esthétisante et documentaire. Le rappel
des films de genres (d'horreur) et du cinéma des premiers temps,
muet noir et blanc (Nosferatu le vampire), attire l'attention sur la
composition du film comme circulation d'hypo-icones, fragments
de la culture et de la société post-moderne.
La problématique de l'adaptation fait place ici à celle du déjà-vu et
du champ culturel qui fait partie intégrante de la configuration discur-
sive et détermine l'essentiel de l'œuvre : la forme de l'expression.
Il n'est pas rare que le film se pose la question des postures énoncia-
tives qui permettent de ( reconstruire le métatexte filmique. II s'inter-
roge dans ce cas sur l'écart entre la figurativisation (le réel du film) et ce
qui existe en dehors d'elle et pose les conditions d'un encadrement de la
lecture. Le rêve dépasse sa dimension onipque s'il est filmé sur vidéo et
porte la signature de Wim Wenders dans Jusqu 'au bout du monde.
L'agression du public devient indice de participation si Arrabal l'intègre
dans Ils ont mis des menottes aux fleurs. Le film de famille ramené
comme souvenir de vacances de Thaïlande devient reportage s'il est
regardé par des millions de téléspectateurs dans un journal télévisé après
l'annonce du Tsunami. A l'instar du Peter Sellers de Being There se
défendant à l'aide d'une télécommande contre les délinquants qui
l'attaquent en rue, le cinéma contemporain serait entré dans une ère de
Configuration discursive 7 9

simulacres d'hypo-iconicité et multiplierait les signaux de citations qui


sont pour le spectateur autant de guides de réception. L'œuvre « adap-
tée » sera en fait la reproduction d'un statut culturel à l'aide de procédés
rhétoriques. Le péplum vise le grand public, utilise les effets spéciaux et
la star de circonstance.
C'est la promesse qui nous indique quel choix opérer. De cette façon
tous les arts du spectacle se rejoignent. La télévision et le cinéma parta-
gent des formes de suggestions de choix de lecture qui sont ceux du
théâtre. Promesse pour deux raisons :
- elle n'engage que celui qui la fait,
- elle laisse à la stratégie énonciative du récepteur son libre-arbitre.
Le théâtre n'échappe pas à un tel jeu. J'en veux pour preuve le Per-
forming Garage de New York. Ce théâtre se présente comme une « boîte
noire », comme un lieu neutre ouvert à toutes les dramaturgies et scéno-
graphies. Le spectateur devient dans ce cas acteur de la dramaturgie tout
autant que les comédiens : s'il assiste tel jour en jeans et basket à une
représentation du théâtre radical, il peut se rendre dans le même lieu en
tenue de soirée deux jours plus tard, invité à la première d'un opéra
classique. Le spectateur participe en quelque sorte à la dramaturgie et
véhicule fut-ce par ses anticipations, ses horizons d'attente, ses choix,
son parcours une scénographie spécifique. La décision qu'il va prendre
de convoquer un habitus plutôt qu'un autre dépend de sa connaissance
du répertoire, des signaux produits par la compagnie, du type de légiti-
mité du spectacle et de la promesse.
La télévision relève par excellence et le plus explicitement de l'hypo-
iconicité. Média de flux et de mouvement, elle brasse des fragments de
simulacres. Le concept de promesse fait place à la mise en scène du
dispositif énonciatif : La Ferme Célébrités fonctionne à partir de l'exhi-
bition croisée d'une double interaction entre les stratégies internes au
groupe des candidats et destinées à remporter les votes à l'intérieur de la
ferme et les stratégies de coopération avec le téléspectateur ayant pour
but d'attirer les suffrages du public au téléphone. Réseau sur lequel
s'articule un autre tissu de dispositifs énonciatifs : celui de la promesse
définie par la production et ses délégués (les fermiers en chef qui éta-
blissent les classements en fonction des modèles et des attentes relatifs
aux produits), par les montages et les commentaires de la voix off, par
les présentateurs en studio, les témoins et les ex-participants qui confè-
rent la crédibilité au discours. Entre le spectaculaire et l'authentique, la
marque est tracée.
Mise en scène de simulacres d'énonciation qui rappelle la convention
spectaculaire définie au début de ce livre. Quelque part, on ne pourra
s'empêcher de rappeler par ailleurs que l'émergence du dispositif relie la
8 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

culture industrielle à toute l'esthétique du XX e siècle ; la téléréalité


transfigure le banal, le débat télévisé érige le témoignage en symbole, la
seule décision de la diffusion confère à l'émission une aura qui fait du
dispositif énonciatif l'objet même de la communication. Tout comme la
décision de l'exhibition muséale définit l'art chez Duchamp ou Warhol.
L'adaptation consisterait alors en un acte substitutif à l'intérieur d'un
même champ culturel, la convention permettant effectivement de signa-
ler le frayage d'un passage qui autorise le regard à appréhender autre-
ment le dispositif énonciatif.
CHAPITRE 9

Pour une typologie


des compétences réceptives

1. Compétence réceptive
Nous le rappelions dans les lignes qui précèdent, l'influence des
Translation Studies (Degrés, 1998) a souvent incité à traiter la notion
gigogne d'adaptation avec suspicion pour lui préférer l'approche plus
jakobsonienne de traduction. Pareil distinguo, éclairant sur certains
points, appelle d'emblée une mise au point relative à la polysémie de
l'adaptation. Arrêtons-nous y un instant.
- On considère parfois, par dérivation, que la traduction porte sur
les signes linguistiques alors que la transposition adaptative
concernerait les ensembles macrotextuels. Si cette distinction est
admise aussi par l'esthétique (Bazin, Mitry), elle mérite toutefois
une réflexion (Helbo, 1997, 2000) que l'ambition du propos ja-
kobsonien est d'éveiller.
- Selon Toury, Cattrysse, Coremans, toute transformation s'ap-
parente à la visée traductionnelle. A l'instar de la traduction,
l'adaptation est vectorisée : elle présente un caractère « target-
oriented ». L'aimantation par le texte-cible (métatexte) et le sys-
tème d'arrivée tendent à effacer la source à traduire (prototexte).
Lorsque Greenaway transpose Shakespeare, les contraintes du
film hic et nunc s'imposent à un point tel qu'elles mettent la pièce
à distance.
A la limite toutefois, le métatexte peut fonctionner de manière
adaptative sans relever de la transposition explicite ; de même,
une transposition peut ne pas être perçue comme telle. Ce qui dé-
termine le statut de l'œuvre est alors un processus d'accréditation,
une « labellisation » liée aux déterminants paratextuels et socio-
pragmatiques qui en influencent la lecture. Le nom de la rose de
Jean-Jacques Annaud, dont le scénario est mis en cause par
Umberto Eco, n'apparaît plus comme une mise à l'écran du roman
à partir du moment où la distance auctoriale est ainsi marquée. De
nombreux paramètres interviennent donc : déclarations para-
8 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

textuelles, intentionnalité, normes et dispositifs régissant le procès


énonciatif.
- Insistons-y, l'adaptateur est un agent double : il pratique une vec-
torisation bipolaire. Le métatexte peut jouer le rôle de prototexte
ou influer sur celui-ci : le prototexte mythologique d'Antigone est
transformé par la psychologisation/individuation du drame méta-
textuel et par la disparition du mythe provoquée par l'avènement
d'une culture urbaine. Au point, Duvignaud le rappelle, qu'on ne
sait plus aujourd'hui quel était le mythe de départ à « traduire ».
De ce point de vue, le métatexte a servi de point d'appui à une re-
lecture voire à une occultation du prototexte.
L'idée d'une transformation linéaire, « transfert irréversible » cher
aux traductologues, ne paraît pas s'appliquer à l'adaptation. Le fdm peut
travailler simultanément plusieurs sources : c'est le cas de West Side
Storv de Robert Wise (1960), inspiré par la comédie musicale de Jérôme
Robbins qui fait alors fureur depuis deux ans à Broadway et par Romeo
et Juliette (personnages, événements, citations textuelles et thématiques,
comme le Motif nocturne). La question est alors de déterminer la cohé-
rence et la pertinence du système transversal. Le film de Pasolini tiré de
la pièce Œdipe roi fait mine de citer la théâtralité antique : quelques
plans d'ensemble, le recours à la frontalité renvoient au théâtre hiératique
de Sophocle ; mais, à d'autres moments, le cinéaste marque sa liberté
technique en pratiquant un montage audacieux : enchaînement de ta-
bleaux, faux raccords qui déséquilibrent la continuité filmique, mouve-
ments de caméra à la main, usage de longues focales, alternance de
cadrages rapprochés et éloignés d'un même objet. Face au dilemme, le
spectateur est renvoyé à des paradoxes en chaîne : le prologue et l'épi-
logue, résolument contemporains, renvoient à la dimension autobiogra-
phique du film qui occultent le champ adaptatif. Le film représente un
maillage, un tissage énonciatif complexe jouant sur l'intériorisation de
dispositifs institutionnels multiples : connaissances préalables, connais-
sance de l'auteur, appétence documentaire, regard stylistique sont ici
confrontés et imbriqués dans un double mouvement de résistance et de
sélection de pertinences.
Si bien que le travail, la manipulation exercés en fonction des compé-
tences de lecture apparaissent comme centrales dans le processus coopé-
ratif spécifique proposé par l'œuvre adaptée. L'adaptation apparaît dès
lors comme un processus lié à l'activité réceptive par laquelle s'opèrent
des choix d'isotopies. Selon Toury, on peut distinguer trois types d'inva-
riants pour qualifier les mécanismes systémiques contraignant la sélec-
tion d'isotopies par le traducteur/spectateur : les normes préliminaires
(antérieures au transfert : compétences supposées, contexte), opération-
nelles (nécessaires au fonctionnement du processus de la transposition),
Pour une typologie des compétences réceptives 8 3

et transpositionnelles (équivalence entre œuvres et cohérence systé-


mique entre contextes). On retrouve en l'occurrence des typologies appa-
rentées chez les formalistes russes (concrétisation), chez Bordwell (les
règles spécifiques techniques de réception chères à l'école du Wisconsin
project), chez Allen (les normes d'influence économique déterminant les
choix de lecture), voire chez Coremans (les regroupements de normes
par répétition de pratiques).
Certaines œuvres font émerger la conscience de la problématique. Le
château de l'araignée de Kurosawa fonctionne à partir de la dénoncia-
tion interculturelle du mécanisme adaptatif. La configuration shakespea-
rienne d'origine relève de l'ordre du faire-croire (amenant le spectateur
à se poser la question : Macbeth va-t-il choisir ?) et est confrontée au
faire-voir oriental (une unité esthétique héritée de modes picturaux
propres au No et qui souligne la question de l'inéluctable accomplisse-
ment du sort plutôt que celle du choix individuel). La rencontre fait
système et contribue à exhiber le mécanisme adaptatif. La norme prési-
dant à la sélection des isotopies devient alors l'objet même du discours
adaptatif. D'une part, la symbolique visuelle (récurrence de formes :
flèche, cercle, croissant), la gestuelle du No, incarnée dans le jeu des
acfeurs, renvoient à des compétences métaphysiques et dramaturgiques
mises en exergue par le commentaire. D'autre part, le brouillard, la forêt,
le château invitent à entrer dans une logique du discours et du tableau
shakespearien qui transgresse l'idéologie du No.

2. Le modèle de compétence
Nous voudrions revenir à l'hypothèse soulevée ailleurs (Helbo,
1997 : 90) selon laquelle l'adaptation peut être entendue comme intério-
risation de dispositifs (spectaculaire et fictionnel) essentiellement diffé-
rents au théâtre et au cinéma. La ligne de crête qui sépare les deux
fonctions, rappelons-le brièvement, peut être tracée en termes de dis-
tance : la surmodalisation du comme si est contemporaine du moment de
la réception dans le premier cas : elle est, au contraire, propre au mo-
ment de la réalisation et donc mise à distance par le récepteur dans le
deuxième. Un raccourci sommaire permettrait d'affirmer que la fonction
spectaculaire domine la compétence fictionnelle au théâtre, alors qu'au
cinéma la relation est inverse.
11 n'est pas rare dans une adaptation, que le rabattement de l'insti-
tution filmique sur des espaces de lecture extérieurs constitue l'objet
même de l'œuvre. Le film de Louis Malle Vanya on 42"d Street, apparaît
comme un document sur la naissance d'une fiction théâtrale, décrivant
renonciation lîlmique de la représentation théâtrale, à travers la recons-
titution du travail des acteurs. En fait, la double énonciation est cous-
8 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

tante. L'expérience théâtrale menée par André Gregory sur Oncle Vania
de Tchékov est rapportée à la manière du reportage mais suscite rapide-
ment chez Malle une stylistique cinématographique qui invite à partici-
per à l'émotion des personnages. Entre fiction filmique et fonction
spectaculaire le dialogue est sans cesse (re)dénoué.
Nombreuses sont les occurrences où l'essentiel du travail adaptatif
repose sur la mise en cause du cadre énonciatif. Un cas classique de
mise à distance du fictionnel est Richard 111 de Shakespeare. On connaît
la structure moirée de la pièce, mise en espace - en version canon ou
non - d'une nébuleuse d'écrits historiographiques. Le film d'Al Pacino
et Frédéric Kimbaîl Looking for Richard ( 1997) repose à son tour sur un
véritable réseau poly-encyclopédique circulant à travers plusieurs
niveaux diégétiques mêlant à la fable un document fictionnalisé sur
l'explication de texte (après neuf minutes la scène d'ouverture est
entrecoupée de gloses sur le pentamètre iambique), et un reportage sur le
tournage. A tout coup est donné à voir le processus par lequel se cons-
truit le faire-voir de la fiction.
La contradiction entre les compétences peut être consciente ou for-
tuite. Lorsque le cinéma des premiers temps s'efforce de traduire "une
théâtralité, il y a prise en charge délibérée par la caméra d'un mode de
réception spectaculaire. Dans la mise à l'écran par G. W. Pabst (1931)
de l'Opéra de quat'sous de Brecht, la structure stéréoscopique (alter-
nance d'action, de chants, de stases narratives), la mise à distance de
l'acteur par l'éloignement de la caméra, l'historicisation factice du décor
sapent l'effet d'illusion ou de réel filmique, pour reconstituer le regard
propre au spectateur du théâtre épique. Les conventions du muet dans la
mise à l'écran de la pièce, de Wilde Salomé (Charles-Richard Bryant,
1922) par exemple, figent parfois par hasard une configuration énoncia-
tive spectaculaire qui faisait partie de la compétence de lecture du
spectateur de théâtre de l'époque. Sans s'attarder à la focalisation (la
caméra épouse le regard latéralisé d'un spectateur de théâtre), nous
observons que la sémiotique des corps, des gestes, des déplacements
recompose une conventionnalité théâtrale rappelant le symbolisme
propre à la mise en scène de la pièce au Théâtre de l'Œuvre et dont le
spectateur de l'époque a la mémoire. La fiction filmique se trouve ici
mise en cadre par des conventions spectaculaires qui lui sont étrangères
et que la caméra a saisies tout en provoquant leur sédimentation.
Les manières d'homogénéiser le sens en jouant sur les marques de la
fiction et du spectaculaire devraient constituer alors nos premiers objets
de préoccupation.
Souvent elles sont intégrées dans la problématique de l'œuvre. Ama-
dens de Forman (1984) adapte une pièce de Peter Shaffer (1979) en
collaboration avec ce dernier. Une des modifications filmiques les plus
Pour une typologie des compétences réceptives 8 5

apparentes consiste dans le débrayage du public : dans la pièce, Salieri


s'adresse aux « fantômes du futur », à savoir les spectateurs représentant
à la fois des interlocuteurs et des témoins (« confessors »). Le film
n'interpelle pas directement le public mais introduit un personnage, un
jeune prêtre, qui vient écouter la confession de Salieri. Tout en sacrifiant
à une prédominance du fictionnel, le film ne renonce pas à évoquer la
double énonciation théâtrale, en plaçant entre le narrateur et le specta-
teur une figure d'interpellation (d'adresse, selon le mot de Metz) pro-
prement spectaculaire.
Dans certains cas de figure, la configuration discursive de référence
peut constituer un adjuvant ou un obstacle réceptif obligé. Le cas exem-
plaire est celui du remake inspiré ou non par une pièce avec des cas de
figure emblématiques comme le film tiré de la série télévisée, qui peut
soit distendre les liens de la série soit les resserrer. Le mode de lecture
de la fiction se trouve ainsi relié à des systèmes de référence qui en mo-
difient la perception. Ainsi Chapeau melon et bottes de cuir dont le film
(tourné en 1998 par Jeremiah Chechik) réalisé vingt ans après la série de
Sydney Newman avec d'autres acteurs renvoie à quelques éléments
identitaires du feuilleton : le rapport entre les personnages principaux,
l'appartenance générique (entre thriller et science fiction), la socialité de
la distribution. Pour l'amateur averti, il s'agit d'une variante d'un épi-
sode déjà présenté à la télévision en 1965 intitulé Le voyage sans retour
et par ailleurs truffé de citations entrecroisées d'autres moments de la
saison. 11 n'empêche que le film est lisible et perceptible par un specta-
teur ignorant la filiation télévisée. Le cas de Aux Frontières du réel est
tout différent. Le film (sorti en 1998) est réalisé par Rob Bowman à
partir d'un scénario conçu par le créateur de la série ; personnages,
règles de fonctionnement du récit, atmosphère, accompagnement musi-
cal, humour, chronologie sont en tous points conformes aux normes du
feuilleton. Si bien que le spectateur trouve ici un épisode supplémentaire
mais sur grand écran de la série télévisée. Malgré les différences de
modalité, le problème posé est celui de la coopération textuelle et des
compétences de lecture « (télé) spectatorielles » : le film relève de
Vœuvre (Jost, 1991 : 3), la série télévisée renvoie à un effet d'attente
linéaire sans cesse réactivé. Le dispositif institutionnel n'est pas le
même dans les deux cas : X Files renforce le rapport à la télévision et
nous force à inscrire le film dans un dispositif réceptif de type télévisuel.
En d'autres termes, la fiction se trouve enchâssée dans un dispositif
spectaculaire plus ou moins discret : plus la configuration s'affirme, plus
la fiction se trouve déterminée par des scripts et des horizons d'attente
propres au genre télévisé. C'est donc ce dispositif qui règle la cons-
cience fictionnelle.
8 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

L'adaptation, osons le truisme, relève d'un échange sans cesse réac-


tivé : quelle est la décision qui préside au maintien d'une signification
ou à sa mutation. On peut s'engager dans une voie qui, abordant
l'adaptation en termes de typologie réceptive, aiderait à reformuler la
problématique de la norme.
CHAPITRE 10

Adaptation et traduction

Une liaison dangereuse ?

1. Conditions d'énonciation et stratégies textuelles


Il est temps d'opérer une récapitulation et de tenter une approche
- globale de la phénoménologie du transfert. La notion d'adaptation, on
l'aura constaté, n'a pas bonne presse. L'esthétique n'a guère ménagé ses
réserves à l'égard du processus « sacrilège » marquant le « passage », en
L particulier du prototexte théâtral au métatexte filmique. « L'hérésie »,
pour reprendre le mot de Bazin, consisterait à séparer pour les besoins
de la cause substance de l'expression et forme du contenu, alors que le
matériel serait indissociable de son contenu. L'objection dégagée
s'apparente à une démarche esthétique appuyée d'abord sur un présup-
posé de spécificité, d'essence (théâtrale ou filmique), et ensuite sur une
mythologie de l'irréductibilité. La mise en garde préjudicielle de Mitry,
emblématique de ce point de vue, décèle un vice de raisonnement
rédhibitoire :
à la source de toutes les erreurs et de toutes les confusions concernant l'adap-
tation théâtrale [...] à l'écran. On croit qu'il s'agit de traduire, comme de
passer d'une langue à une autre (où il s'agit toujours de langage verbal c'est-
^ à-dire d'un même moyen d'expression) quand il s'agit tout au contraire de
passer d'une forme à une autre forme, c'est-à-dire de transposer, de recons-
truire. Or, avant d'examiner dans quelle mesure il est possible d'adapter une
œuvre théâtrale à l'écran, c'est-à-dire dans quelle mesure la transmutation
des significations théâtrales en significations filmiques est possible - à sup-
poser qu'elle le soit - il nous paraît cependant nécessaire de dégager les
qualités spécifiques du théâtre, à tout le moins de tenter de le faire (Mitry,
1965 : 333).

Tentative qui renvoie à des débats rappelant singulièrement les im-


passes des discussions sur la littérarité. André Bazin (Bazin, 1959 : 75)
acceptant, quoique avec réticence, de s'interroger sur la critériologie
spécifique de l'entité théâtrale, conclut rapidement au caractère non
différentiel de la « qualité « dramatique » : si l'on tient tout de même le
théâtre pour l'art spécifique du drame, il faut reconnaître que son in
8 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

fluence est immense et que le cinéma est le dernier des arts qui puisse y
échapper ».
Certains, plus méfiants à l'égard d'un débat sur la théâtralité, pensent
l'adaptation en termes de (re)construction d'affects. Reprenant le célè-
bre paradoxe, cher à Koestler, du mille-pattes paralysé par l'attention
qu'il porte au sens de sa marche, d'aucuns récusent un travail adaptatif
relatif au théâtre et pensé en termes de significations communiquées. La
démarche du dramaturge-adaptateur se trouve définie en termes d'enri-
chissement ou de déperdition affectifs : il convient alors d'arriver à
reproduire chez le récepteur une émotion comparable à celle de la pièce
originale, voire à enrichir, à dynamiser, à « resémantiser » cette émo-
tion. Le travail ne porte pas sur la compréhension ou la communication
mais sur la (re)construction de la passion. Telle fut naguère l'ambition de
Brook, expérimentant les « langages théâtraux » face à des populations
africaines démunies du moindre présupposé culturel comparable aux
nôtres, et tentant ensuite la transposition filmique. L'adaptation n'en-
traînerait pas d'équivalence autre que celle des affects ; elle serait le lieu
interstitiel, l'intervalle pulsionnel, le territoire de l'entre-deux, pour citer
Marie-Claire Ropars (Ropars, 1991 : 93). Plus question dès lors d'op-
tique transformationnelle du départ à l'arrivée mais bien de production
de sens multipolaire, de dialogue au sein de configurations discursives.
Traduction, transposition, reconstruction ? Les conditions de percep-
tion et d'énonciation théâtrale seraient à ce point complexes et inconver-
tibles que la traduction directe à l'écran relèverait de la gageure. Le
Mahabarata de Brook n'est-il pas le plus antithéâtral des films ? Com-
ment transférer sur l'écran cinématographique le spectacle de la Lan-
terne Magique fondé sur la présence actuelle de l'observateur ? A quel
niveau de pertinence se situe la transposition ? Comment celle-ci af-
fecte-t-elle l'ensemble des productions de sens? Comment affronter la
corrélation avec la substance de l'expression. On se souviendra du mot
de Metz : « L'économie interne du système, qui par définition consiste
en un réseau abstrait de pures relations, peut à la limite rester identique à
travers ces migrations entre plusieurs matières du signifiant » (Metz,
1971 : 163-164).
Par delà la question des affects, se pose en outre celle, quasi phéno-
ménologique, ouverte par Barthes à propos de l'écriture à haute voix :
Dans l'antiquité, la rhétorique comprenait une partie oubliée, censurée par
les commentateurs classiques : l'action, ensemble de recettes propres à per-
mettre l'extériorisation corporelle du discours. Il s'agissait d'un théâtre de
l'expression, l'orateur-comédien « e x p r i m a n t » son indignation, sa compas-
sion, etc. L'écriture à haute voix, elle, n'est pas expressive ; elle laisse
l'expression au phénotexte, au code régulier de la communication ; pour sa
part, elle appartient au génotexte, à la signifiance ; elle est portée non par les
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 8 9

inflexions dramatiques, les intonations malignes, les accents complaisants,


mais par le grain de la voix, qui est un mixte érotique de timbre et de lan-
gage, et peut donc être lui aussi, à l'égal de la diction, la matière d'un art :
l'art de conduire son corps - l'écriture à haute voix n'est pas phonologique
mais phonétique ; son objectif n'est pas la clarté des messages, le théâtre des
émotions ; ce qu'elle cherche (dans une perspective de jouissance) ce sont
les incidents pulsionnels (Barthes, 1973 : 104-105).

On peut se demander si Barthes n'interroge pas de la sorte un nouvel


ordre sensoriel, indépendant des typologies héritées de l'histoire du
théâtre, et qui relève de la « signification accordée aux sensations in-
ternes du corps propre» (Fontanille, 1997-1998: 7), à des réponses
extraites du contact sensible avec le monde (version phénoménologique)
ou à des modes sensibles du discours (version sémiotique). Ici, la ren-
contre interartistique procède d'une traduction de deux modes dénon-
ciation, voire de deux sémiotiques. Ce qui se joue est la mise en discours,
la réalisation de structures sémiotiques virtuelles propres au théâtre ou
au film.
Deleuze (Deleuze, 1985 : passim) évoque des modes sémiotiques qui
obéissent à des logiques sensibles différentes. D'aucuns de préciser : le
cinéma, « qui offre un simulacre de déplacement du regard porté par le
déplacement d'un corps virtuel, participe d'une syntaxe de type somati-
co-motrice » (Fontanille, 1997-98 : 4). Le théâtre n'intègre pas de la
même façon les ordres sensoriels dans la formation du discours : la
syntaxe linéaire (accompagnement constructif au fil de la représentation)
y serait à tout moment remise en cause par des gestes tabulaires de
nature parataxique. Le processus serait de l'ordre de l'émergence, de la
rupture, obligeant le regard en prendre en compte l'image scénique dans
son moment d'autonomie surgissante (Helbo, 1986 : 45). Ceci nous
permet de deviner en quoi les ordres sensoriels participent à la formation
du discours. Est ainsi mise en évidence la contradiction entre modes
d'énonciation théâtrale et filmique, contradiction de nature à éclairer
aussi la problématique de l'adaptation.
La question majeure ne procède-t-elle pas de l'attention portée au
spectacle et des mises en seuils, sensoriels, affectifs, mais aussi sémio-
siques et cognitifs qu'elle induit ? L'activité sensorielle du spectateur de
théâtre et sans doute sa sémiose sont en fait contemporaines de l'acte de
production. Focalisation sensorielle, attribution de sens, différenciation,
stabilisation s'opèrent à travers la définition de cadres, de « seuils »
construits par le spectateur au moment de la production scénique ; ceux-
ci sont sans cesse remis en cause par la nature tabulaire de l'image
scénique. Si bien qu'au théâtre tout texte spectaculaire est adaptatif Le
film, même s'il adapte, propose un choix de moments détachés, « seuil-
lés » par le réalisateur au moment de la production et offre au parcours
9 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

syntaxique des qualités intégrables dans une classe kinésico-visuelle et


sensori-motrice.
Sur le plan sémantique, les processus se construisent-ils de façon
comparable? Greimas et Fontanille (1991) évoquent la «médiation
proprioceptive de la sensibilisation du corps percevant » ; si l'on accepte
que le spectateur focalise un certain nombre de qualités/traits visuels
puis les intègre dans des entités globales grâce à une saisie perceptive
simultanée (renvoyant le signifiant à des objets du monde naturel), il
faut bien constater que théâtre et cinéma n'induisent pas les mêmes
modes d'assemblages de traits. La construction figurative au théâtre est
prioritairement l'effet du sujet spectateur in praesentia alors qu'au
cinéma elle relève prioritairement d'autres instances du texte filmique.
Le problème est de savoir s'il existe une possibilité de saisir une co-
hérence entre deux sémiotiques en traduction. La difficulté proviendrait
du fait que l'objet «spectacle» appelle une sémiotique syncrétique
(plusieurs sémiotiques cohabitent dans les mêmes discours). Le défi est
précisément de ne pas éluder le plan de l'expression même s'il est
constitué d'éléments relevant de sémiotiques hétérogènes (Metz, 1972).

2. Adaptation, traduction, filiation


La notion d'adaptation, héritage aristotélicien, pose autant de ques-
tions qu'elle en résout. On se souvient que La Poétique propose, à
travers le schéma du récit dramatique, une bonne forme transhistorique
qui, volens nolens, renvoie à un contenu longtemps considéré comme
canonique.
Un tel discours sur l'adaptation du théâtre au cinéma postule généra-
lement une question préjudicielle portant sur la part réductible de la
représentation et donc sur l'objet, la linéarité, voire pire encore la fidéli-
té, du transfert.
La parenté méthodologique entre traduction et adaptation conduit à
aborder d'abord la relation interlinguistique. Deux questions se posent :
a) La première concerne l'équivalence entre une langue propre à un
texte de départ (Macbeth de Shakespeare) et une langue du texte
d'arrivée apparemment (dis)semblable de l'original (Le château
de l'araignée de Kurosawa).
b) Outre le fait que l'adaptation comporte souvent une dimension
linguistique, elle impliquerait en outre un mode d'approche du
langage apparenté à celui du travail sur la langue. Certains
n'hésitent pas à associer la démarche adaptatrice à la visée traduc-
tionnelle. Le passage à l'autre langue, comme la transposition en
un autre langage se heurtent à des contraintes polysystémiques :
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 9 1

contextuelles, culturelles voire narratologiques. Les Translation


Studies (Degrés, 1998, a3) soulignent l'importance des normes
contextuelles de départ et d'arrivée, des lois de résistance cultu-
relle, des circonstances d'énonciation et dispositifs sociologiques
plus ou moins intériorisés.
Bensimon et Coupaye posent la question de manière empirique : « Y
a-t-il un point où s'arrête la traduction et où commence l'adaptation, et
si un tel point existe où le situer ? La frontière entre les deux domaines
est mouvante » (Bensimon et Coupaye, 1990).

3. Visée traductionnelle et univers de référence


du spectateur
Les traductologues (Degrés, 1993) distinguent la traduction directe
(littérale) et la traduction oblique. Cette dernière procède par modulation
(sélectionne, accentue, atténue des éléments du prototexte en fonction de
paramètres polysystémiques). En d'autres mots, cette traduction procède
par exclusion d'isotopies littérales et par élection d'isotopies supérieures
situées à d'autres niveaux de pertinence largement tributaires de l'énon-
ciataire. Lorsque Michelle Giudicelli traduit du portugais Le Mandarin
de Eça de Queiroz elle choisit de faire correspondre à amarello
(«jaune ») le mot français « cireux » qui absorbe une partie des sèmes
du contexte. La modulation consiste donc à modifier la vision du monde
en soulignant ou en atténuant certaines isotopies selon les univers de
référence du lecteur. La question de l'équivalence en ouvre d'autres
lorsque la manipulation porte sur des grands ensembles textuels (pièce,
film) : à quel niveau de pertinence et de cohérence se situe la transposi-
tion ? Comment créer un système culturel, restituer l'idéologie de la
pièce ?
Le transfert de la scène à l'écran s'opérerait dans les mêmes condi-
tions : lorsque Jean-Jacques Annaud tourne Cyrano, il affuble le person-
nage principal de vêtements sombres et opte pour des couleurs ternes
qui favorisent une lecture intériorisée voire psychologisante du héros.
Cette manipulation de la couleur fait émerger par confrontation inter-
culturelle une dimension narratologique qui trahit l'isotopie littérale de
la pièce de Rostand tout en en respectant l'idéologie. Rostand présente
un monde exubérant haut en couleurs privilégiant l'approche extravertie
d'un personnage dont la laideur et le bagout suscitent l'ironie ; mais le
public cinéphile d'aujourd'fiui sensibilisé à la thématique de la diffé-
rence sociale et du respect de l'autre n'est plus prêt à se moquer du nez
de Cyrano ; la couleur contribue à l'interprétation oblique d'une souf-
france individuelle liée à la laideur.
9 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Le destin de la pièce Othello est tout aussi éclairant. En 1955, Sergei


Youtkevitch s'inspire de Welles, alterne décor réel et carton-pâte sans
échapper au midway cinématographique des années 1960 en Russie.
L'œuvre passe pour un film de série. En 1964, Stuart Burge tente un nou-
veau pari (dans un film de 170 minutes) : à partir d'une reprise théâtrale
du National Theater et à l'occasion du 4° centenaire du héros national. Il
s'agit d'affirmer extérieurement la dette théâtrale (festival, durée du film
équivalente à la représentation, décor, éclairage, costume, distribution
comprenant les acteurs de la pièce, dont Laurence Olivier) mais à partir
du moment où une caméra intervient, la totalisation filmique semble
difficilement évitable. La conscience théâtrale prend un autre sens... En
1995, Oliver Parker se lance à son tour dans l'aventure (avec Kenneth
Brannagh) sans plus de succès que ses prédécesseurs. En 1952, Orson
Welles tourne Othello (film de 95 minutes, noir et blanc), un long
métrage dont le style entend rendre hommage à Fritz Lang. Orson
Welles, qui a joué la pièce au théâtre, fait partie de la distribution au
même titre que d'autres acteurs de la représentation scénique. Des
marques d'appropriation propres au théâtre apparaissent dans le film :
- la scénographie est théâtrale : les lieux (Venise, Mogador) sont
filmés en focalisation externe dans leur autonomie et non comme
écho réaliste ou comme contrepoint psychologique des person-
nages : le réel se trouve filmé à la manière d'un décor ; le redé-
ploiement spatial du sens inscrit le monde dans la convention
spectaculaire ;
- l'emprunt narratif au processus de la tragédie antique est mani-
feste : la scène initiale, muette, rythmée par une marche funèbre
de personnages gravissant une colline et transportant un cercueil,
replie la fable sur elle-même efanticipe l'issue tragique. Dénoncé
d'emblée,
- l'aveuglement du héros devenu meurtrier fou de jalousie dévoile
la fin de la pièce. L'incipit du film dénonce l'évidence narratolo-
gique : la dénégation de la fiction, l'entorse à la chronologie, à
l'identification, au suspens filmique font émerger le tragique
spectaculaire. Ce modèle détermine tous les autres (l'émotionnel-
rationnel se trouve éliminé par les contraintes du spectacle).
Par ailleurs, des éléments cinématographiques accompagnent la mise
sur pied du projet filmique : le tournage prend quatre ans et rencontre de
nombreux aléas dont la presse ne cesse de rendre compte ; in fine
l'œuvre décroche la Palme d'or à Cannes et est saluée par la critique
comme un film d'auteur, comme une création filmique. La conscience
de l'adaptation s'estompe. Le seuil paratextuel maximal impose l'œuvre
comme objet cinématographique. C'est la construction de l'encyclopédie
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 9 3

(Eco, 1992) du spectateur qui détermine le genre et les règles d'apparte-


nance de l'œuvre finale.

4. Le doublage
La question du seuil adaptatif apparaît comme méthodologiquement
fédératrice et couvre une série de problèmes apparentés à l'intersémio-
ticité théâtre/cinéma. Ainsi se pose la question du doublage ; définie
comme une manière de découdre la syncrèse du son et de l'image
(Chion), cette démarche s'apparente à la traduction intersémiotique. Il
ne s'agit pas en effet de substituer purement et simplement un univers
linguistique à un autre mais de passer d'un polysystème culturel à un
autre voire de réévaluer l'ensemble. Vitez : « C e qui compte dans le
doublage, c'est la traduction, non pas du sens littéral, mais du mouve-
ment du sens » (Vitez, 1982 : 295).
La double contrainte de la synchronisation et de la labialisation fait
émerger la complexité du discours : le geste, le ton, la voix, l'image, la
traduction culturelle sont dissociés et réassociés ; rupture/reconstruction
qui n'est pas sans effet sur l'économie de la sémiose. Orchestration,
respiration jouent un rôle essentiel. Certains paramètres contextualisant
la langue contribuent à théâtraliser l'énonciation ; tels par exemple :
- la surcaractérisation des accents, marqueurs d'altérité, qui évoque
le répertoire indiciel du surjeu au théâtre. De cette façon le ton du
doublage se désigne, se situe à un niveau de double énonciation
(je dis et je montre que je dis) ; dans un film français, la diction
du noir, de l'asiatique, de l'Anglais ou de l'Allemand est à ce
point identificatrice qu'elle frise la parodie ;
— l'identification du personnage par le langage plus que par
l'image ; certaines langues, comme le polonais ou le russe renon-
cent à la postsynchronisation et recourent au doublage en voix
off. Une voix d'homme, décalée, traduit chaque réplique des per-
sonnages ; le ton du doublage a pour effet de théâtraliser le film,
d'en atténuer le réalisme et les affects. Le niveau d'énonciation se
situe en l'occurrence entre l'énoncé du personnage et le commen-
taire narratif ; frein à l'identification, la voix se mue au contraire
en instrument de dénégation.
Même lorsque la postsynchronisation est possible, certaines lan-
gues à forte labialisation (comme le français) compliquent la tâche
du doubleur et suscitent un ton intermédiaire entre la performance
d'acteur et la lecture. Dénégation et identification s'en trouvent
dialectisées.
9 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

5. Intra-iconique
Une part de la transposition de la scène à l'écran pourrait, à première
vue, passer par une reformulation à l'intérieur d'un même champ linguis-
tique. Jakobson (1963) évoque la traduction intralinguale ou reformula-
tion (rewording) représentant l'interprétation de signes linguistiques au
moyen d'autres signes de la même langue.
En l'occurrence, c'est le message de nature visuelle qui subit en
premier la traduction oblique ; on peut se demander dès lors s'il ne
conviendrait pas de parler d'intra-iconique plutôt que d'intralinguis-
tique : lorsque Peter Brook tourne Marat-Sade de Weiss, il utilise, après
un temps de latence de six mois faisant suite à la dernière représentation
publique, un système visuel analogue à celui de la scène. Le matériel
théâtral sert à la mise en scène filmique (mêmes acteurs, même décor).
Seul diffère, grâce au montage, le travail sur la relation détail-totalité ; il
s'agit à partir du détail filmique de donner l'impression de la totalité
caractéristique de la réception scénique. Brook retravaille le mouvement
des axes, des gros plans pour rendre l'action plus intime, il multiplie les
cadrages offrant au spectateur la possibilité de choisir, de « focaliser »,
un peu comme au théâtre, les points les plus intéressants du continuum
scénique porté à l'écran. L'objet de la simulation porte en l'occurrence
sur la réception de l'image. Une partie du travail porte sur une transfor-
mation propre au langage visuel. Nous verrons cependant infra que le
processus global est infiniment plus complexe.

6. Stratégies de coopération
L'histoire de la théorie esthétique, et plus spécifiquement celle de la
lecture, développe un certain nombre de tentatives tournées vers les
modèles balisant la construction du processus interartistique. Comme si,
face à l'imprécision du concept d'adaptation, s'imposait la nécessité de
recourir à d'autres outils métalinguistiques plus spécifiques.
La concrétisation, chère au Cercle de Prague, fait émerger, à travers
l'actualisation d'une œuvre par la lecture, le paramètre de la réception et
des normes contextuelles. L'adaptation se trouve alors rapprochée d'un
autre aspect de la démarche traductionnelle, dans la mesure où elle serait
guidée par les relations entre systèmes de communication utilisant, à
l'instar de langues, des modèles polysystémiques (notamment cultu-
rels) ; ces derniers impliquent des schémas de questions relatives aux
normes et aux circonstances d'énonciation.
Par sa dimension métatextuelle, selon le mot de Bazin, l'adaptation
ouvrirait l'interprétation, au point de traverser le prototexte, d'en provo-
quer l'éclatement. Lotman confirme, en évoquant le dialogue générateur
de sens. Il n'est plus question dès lors de processus linéaire mais de
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 9 5

double production de sens déterminée par des contraintes communes et


entraînées dans une réévaluation réciproque.
Le concept de traduction peut être entendu alors comme un modèle
de notation. Le métalangage de la traduction opère comme source d'in-
formations sur les normes contextuelles à l'œuvre dans la concrétisation.
Ainsi deux versions de Macbeth portées à l'écran tour à tour par Welles
et Polanski véhiculent-elles, inscrites en creux, des configurations socio-
discursives (Helbo, 1997 : 87) relatives à la mise en énonciation filmi-
que et à des normes de réception. Face à la métamorphose de la drama-
turgie shakespearienne, le spectateur se trouvera amené à prendre en
compte des signaux métadiscursifs (Metz, 1991 : 79 et sqq) susceptibles
de réactiver ou d'anesthésier certains interprétants véhiculés par sa
culture. Ainsi pour le récepteur contemporain, le film de Polanski peut-il
induire à partir de configurations stylistiques des lectures parodiques
renvoyant à Welles, c'est-à-dire à une mise en énonciation filmique,
avant de se référer à Shakespeare. Ces configurations ne sont percepti-
bles que par le spectateur dont l'encyclopédie admet la connaissance
préalable du film de Welles.
Chez Welles le film débute par l'intervention des sorcières dans un
décor de carton-pâte nimbé de brume nocturne. Le montage intensif cher
à Deleuze place le spectateur fêice à un rêve éveillé; dans un monde
inorganique, le chaudron ouvre sur un espace mental. Par ailleurs des
détails stylistiques confortent l'impression d'expressionnisme métaphy-
sique ; la caméra insiste sur les aspects très angulaires du château :
colonnes torsadées, sinuosité des couloirs mais aussi géométrie des atti-
tudes propres aux personnages, l'horizontalité féminine (Lady Macbeth
allongée sur le lit) s'oppose à la verticalité de Macbeth. S'impose de la
sorte un paradigme onirique prolongé syntagmatiquement par un mouve-
ment de passage de l'horizontalité à la verticalité (du dominant au
dominé).
Chez Polanski, dans ce premier film après la mort de sa femme
Sharon Tate, les premières images sont celles de têtes décapitées, de
ventres dépecés ; pas de référence littérale immédiate à la théâtralité ou
à la scénographie shakespearienne : la boue et la paille de la réalité nous
submergent dans une espèce de violence pulsionnelle ; métonymie, le
premier plan sur la plage annonce un gros plan sur un trou dont émergent
une corde de pendu, un poignard et un bras. Ce réalisme magique est
assorti à des citations stylistiques de Welles (comportant notamment
l'utilisation du surcadrage). La référence à la dramaturgie élisabéthaine
demeure commune au prototexte (l'œuvre de Shakespeare) et au
métatexte (le film de Polanski) même si Polanski remet celle-ci en
cause; l'intrigue est maintenue mais une transposition intervient, par
exclusion de certains paramètres (les règles de résistance propres à la
9 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

dramaturgie élisabéthaine par rapport au projet de Polanski), d'un


système culturel dans un autre ; en l'occurrence, comme le montre la
référence de Polanski à Welles, cette transposition tient compte partielle-
ment des attentes du spectateur du XX e siècle : des ajouts propres au
métatexte (le détour par la citation de Welles, la lecture autobiogra-
phique de Polanski) interviennent en fonction de paramètres de lecture,
voire de la connaissance de l'histoire du métatexte. La règle d'emprunt
renvoie directement aux univers de référence du spectateur.

7. Traduction intersémiotique
La notion de traduction intersémiotique ou transmutation, définie
(cf. supra) comme interprétation de signes linguistiques au moyen de
systèmes de signes non linguistiques distingue la traduction intralinguis-
tique de l'opération intersémiotique qui offre un modèle plus ouvert à
l'analyse et recentre celle-ci sur le contexte de production de sens par
l'énonciataire.
La notion de traduction intersémiotique permet la formulation de
plusieurs interrogations propres au transfert interartistique de l'œuvre
théâtrale et qui posent le problème de la configuration socio-discursive.
Nous avons pu rappeler de quelle manière elle permet de réévaluer
les rapports entre théâtre et cinéma ; en l'espèce, elle souligne l'impor-
tance d'une analyse entendue en tenues de modèles de compétence spec-
tatorielle (Helbo, 1997 : 90). En effet, deux modèles de production de
sens, spectaculaire et fictionnel, entrent principalement en dialogue dans
le processus d'adaptation. Il importe de définir les modalités de chacune
des compétences dont le processus adaptatif pourrait désigner la substi-
tution.
La compétence spectaculaire repose sur la conscience du « j e suis au
théâtre » : elle renvoie au présupposé selon lequel l'énoncé prend sens
dans un contexte énonciatif, à un régime de croyance propre à la récep-
tion in praesentia d e l à performance et de l'illusion scéniques ; elle se
définit par un travail d'attention de l'observateur (le spectateur cadre
l'image et reconstruit du sens avec le public). Ainsi la surmodalisation
du comme si est contemporaine du moment de la réception : le geste du
revolver et l'ironie induite sur scène sont saisis au moment de la récep-
tion par l'observateur in praesentia. L'effet présentatif est compris dans
le cadre de l'image. On peut définir plus globalement une stratégie méta-
communicative : la présence de l'observateur au moment de la réception
fonde la simulation théâtrale. Le collectif d'énonciation (Helbo, 1983 :
81 ) porte sur le caché-montré, sur le travail collectif de destruction par
le spectateur du continuum scénique pour construire son propre mon-
tage, son prélèvement d'images au moment de la réception. Il arrive que
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 9 7

pareille compétence productrice/réceptive soit, fortuitement ou non,


figée dans le travail adaptatif : lorsque Cocteau réalise la version filmée
de sa pièce Orphée, il utilise à plusieurs reprises un procédé de filmage
(il passe l'image à l'envers) qui accentue l'aspect fantastique des événe-
ments : ainsi les gants du personnage de l'ange semblent-ils enfdés auto-
matiquement, comme par magie ; le procédé, qui rappelle les _stgitagèmes
chers à Méliès, fixe un mode d'énonciation propre aux machineries
théâtrales. En l'occurrence c'est bien le regard du spectateur de théâtre
qui se trouve construit et impliqué en creux dans le film.
La compétence fictionnelle, fonction dont le présupposé est la force
du faire semblant, du comme si, se définit en termes d'identification au
« site du film ». Elle repose sur la distance de l'observateur par rapport
au moment de la réception ; ce mode socio-discursif ouvre un monde
possible au rythme des événements racontés auquel on croit et s'iden-
tifie. La surmodalisation du comme si s'opère au moment de la réalisa-
tion et non dans le processus de réception : le spectateur se fait happer
par la psychologie du personnage, par les structures narratives, par les
choix de caméra ; l'espace institutionnel du film règle par avance
l'énonciation de Tailleurs et assure l'identification. Ainsi la perception
du jeu de l'acteur par le spectateur peut évoluer, marquant l'écart entre
production de sens réalisé et perçu : la présence de Sacha Guitry dans
ses films apparaît aujourd'hui comme l'objet d'un regard documentaire
alors qu'au moment de la réalisation son intervention était intégrée dans
la socialité des personnages incarnés.
Louis Jouvet, paraît-il, avait l'habitude de prétendre qu'au cinéma
« la chose la plus importante pour un acteur est de se trouver un siège ».
Il entendait par là que sur un plateau de tournage, le comédien passe le
plus clair de son temps à attendre que la « technique soit prête ». Ce
n'est pas le cas du théâtre.
Peter Brook tient à propos du spectateur un discours aussi contrasté :
là où le spectateur de film affronte la totalité cohérente du montage, le
spectateur de théâtre affronte les impulsions de la parole et de l'image
vivantes. Le point commun entre les deux points de vue réside dans la
question du rythme et du temps qui sert de ligne de crête à l'opposition
entre un spectacle vivant où le temps est produit, régi par Tacteur/le
spectateur et un spectacle filmé dont le temps serait consubstantiel au
montage.
Certes il est possible d'adapter, dans la perspective d'une traduction
intersémiotique, des stratégies interartistiques. Le survol qui vient d'être
opéré souligne l'importance des compétences de lecture et des conligu
rations sociodiscursives dans ces processus. Prospero's Books (adapta
lion de La tempête) de Peter Greenaway illustre la substitution propre .1
la traduction intersémiotique. On observe, rappelons le, une IIUM- en
9 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

cause de la vectorisation de l'attention. Cadrage, recadrage rappellent la


nécessité d'inscrire les choses dans une structure culturelle plurielle.
Bien des procédés confirment l'effet de moire : ainsi la rupture de la
diégèse. Prospero écrit le récit d'un naufrage qu'il organise, lit dans un
livre édité, joue, visualise dans une piscine. Un miroir-écran apparaît.
Une voix off décrit le livre. Discours rapportés et directs s'enchâssent et
se multiplient. Une myriade de fictions et de répliques nouvelles contri-
bue à la discontinuité.~Prospero assume rôles masculins et féminins.
Scripteur-monstrateur/grand imagier et personnages se mêlent. Si bien
que le montage n'est pas définitif : c'est au spectateur de choisir, de
réaliser le montage, comme au théâtre.
Le concept d'adaptation, disons-nous en propos liminaire, suscite la
suspicion. Peut-être pouvons-nous renvoyer à quelques pistes de redéfi-
nition du concept. Nous procéderons pour ce faire à un survol de quel-
ques œuvres particulièrement significatives du point de vue qui nous
occupe.
Du film de danse au film de théâtre, l'itinéraire est moins direct
qu'on ne le croit. De la production télévisée à l'œuvre filmique inspirées
par des univers de référence théâtraux, la question du spectaculaire et de
la pertinence du transfert ne cesse de souligner l'intérêt d'une approche
réceptive et plurimodale de l'adaptation.
Deux formes de compétence spectaculaire sont aux prises dans le
processus de rencontre entre théâtre et cinéma, qu'il importe d'identifier
dans la traduction intersémiotique enjeu.
CHAPITRE 11

Le film de danse
L'ailleurs imaginaire de Maurice Béjart

J'ai fait des ballets. Je continuerai d'en faire. Je me suis vu devenir choré-
graphe. Chacune de mes œuvres est une gare où s'arrête le train dans lequel
on m'a mis. De temps en temps passe un contrôleur à qui je demande à
quelle heure on arrive : il n'en sait rien. Le voyage est très long. Dans les
compartiments mes compagnons changent. Je passe beaucoup de temps dans
le couloir, le front contre la vitre. Je m'imprègne des paysages, des arbres,
des gens. Il a fallu aussi changer de train quelques fois. Il y a eu des arrêts
prolongés, des feux rouges. De tout. Une vie quoi ! (Béjart, 1979 : 14).

La métaphore du voyage traverse ces Mémoires de Maurice Béjart


dont l'auteur a voulu qu'elles portent dans leur intitulé la trace d'aléas
symboliques. Perpétuel errant, le chorégraphe assume aussi un exil inté-
rieur, une utopie personnelle hautement significative et issue de la ren-
contre d'univers. Collusion de la mémoire et de l'oubli...
Certes cette démarche est datée. On sait à quel point l'histoire de
l'esthétique occidentale charrie sa part d'exotisme : les jeux d'appro-
priation auxquels se livrent Cocteau, Verne, Kipling, Forster ou Segalen
révèlent le pouvoir spéculaire qu'exerce Tailleurs. La pratique théâtrale
n'assume cependant pas toujours la quête de l'autre culture de façon
aussi exclusivement narcissique ; les rêves d'Artaud, de Brook, de Beck
ou de Mnouchkine sont habités de nostalgies diverses : retour aux
sources, respect de l'identité, idéal de non-crise théâtrale. Barthes a
pressenti qu'il y a dans pareille recherche référentielle une aspiration à
l'authenticité du langage superbement ignorée par l'histoire littéraire,
par « l'illusion du miroir historique ». Selon Barthes certaines valeurs -
souvent occultées par l'évolution (« les maladies ») du spectacle bour-
geois - assurent au signe théâtral une efficacité fonctionnelle, une
transparence sémiotique dont les théâtres asiatique ou antique ont pré-
servé la pureté. C'est la même dénonciation que formule, parmi d'autres,
Maurice Béjart lorsqu'il érige le théâtre asiatique en modèle de connais-
sance authentique des traditions anciennes ; notre amblyopie occidentale
serait précisément figurée par la fascination qu'exercent sur notre
patrimoine dramatique les textes du XIX e siècle. Au chorégraphe, cet
habitué du miroir, de corriger l'image.
1 0 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Tel est aussi le message rectificateur transmis par l'une des hypo-
thèses pédagogiques les plus heureuses d'Anne Ubersfeld, celle du texte
troué qui définit non seulement la nature interstitielle du spectacle, mais
situe le concept de tradition et d'authenticité dans ce que nous appelons
la configuration sociodiscursive et où tous les langages du spectacle
apportent un supplément de sens qui se trouve figé dans des contraintes
que le spectacle intériorise.
Tout se passe donc comme s'il y avait antérieurement au texte de la pièce
une sorte de géno-texte, pour reprendre la formule de Kristeva, géno-texte
antérieur à la fois au texte écrit et à la première représentation, et où le code
théâtral du temps, les conditions d'émission du message, c'est-à-dire le
canal prévu, jouent le rôle de matrice textuelle « informant le texte »
(Ubersfeld, 1981 : 15).

Chez Béjart, la référence à l'ailleurs nourrit non seulement l'art de la


danse de références thématiques diverses mais exprime des nostalgies
dans la syntaxe même de la création : si les premiers ballets plongent
dans l'imaginaire collectif des civilisations orales, les dernières créations
s'orientent vers l'individu dont elles expriment l'angoisse à travers l'acte
même de l'énonciation chorégraphique. Ainsi s'explique la prégnance
exhibée de l'acteur et de son corps offrant : discours sur l'énergie du
danseur maîtrisant sa corporéité, mise en scène de la présence phy-
sique et plastique entendue comme voie initiatique de connaissance
progressive du mental. Comme l'écrit Barthes, « nous sortons de
l'ordre de la lecture, de l'inscription [...] pour accéder à un ordre de
la chair, de la m é m o i r e » (Barthes, 1 9 5 4 : 265). Le travail de
« seuillage » s'opère sur la conscience du corps, chargé de véhiculer
dramaturgie, syntaxe, signaux proprioceptifs qui explicitent et trans-
posent le texte des traditions orientales.
Tout au long de sa carrière le choréauteur demeure fidèle au symbole
du voyage, de l'initiation qui se mue peu en peu en quête obsessionnelle
de l'authenticité, en retour aux racines culturelles: Tanit (1956), Le
Teck (1956), Orphée (1958), la Neuvième Symphonie (1964), Messe
pour le temps présent (1967), Messe pour le temps futur (1983) mêlent
l'inspiration orientale à une source africaine : musique, gestuelle, décor
faits d'emprunts et de chocs censés mener à une meilleure connaissance
de soi. Le Voyage (1968), Leda (1978), Fragments (1984), Cinq Nô mo-
dernes (1984) font émerger à travers une filiation plus exclusivement
orientale, un idéal cosmique d'éternité : l'assimilation de Tailleurs ou du
passé s'y mue en symbole de l'ici et de l'avenir et justifie la cohérence
esthétique. « Je voulais que cette œuvre (Musique pour le temps futur)
ail une portée "cosmique" et il me fallait des musiques très diverses. J'ai
donc rassemblé, ce qui me paraissait important en une unité qui fonc-
lionne sans doute assez bien puisque beaucoup de gens ne se rendent pas
Le film de danse 1 0 1

compte que l'on passe d'une musique orientale à une musique afri-
caine » (Béjart, 1985 : 14).
Au-delà des thèmes retenus, la résurgence de l'authenticité s'exprime
à travers le choix des interprètes, l'exhibition de leur corps, la conception
du décor (la figure du cercle, réminiscence de la ronde exotique, prédo-
mine de plus en plus), la respiration, la référence musicale, l'adéquation
du geste et du rythme sonore. La lecture d'un texte invisible s'impose
comme mobile de l'acte dansé, et donne sens à l'énonciation collective
par laquelle la salle s'invente et retrouve son identité. La contagion de
l'émotion efface tout récit prémédité.
En 1968 Béjart monte Bhakli, troisième volet d'un spectacle A la re-
cherche de... consacré aux grands mystiques (Saint Jean de la Croix,
Thérèse d'Avila) ; dédié à Gandhi et à l'hindouisme, ce ballet fait l'objet
d'un film sorti en 1969 et offre le témoignage en actes de l'invention de
sens que suscite l'Inde - voire l'Orient - imaginaire de l'auteur. Tant le
spectacle que le film seront jugés par la presse comme un tournant de
l'œuvre. Le défi du film est celui du transfert : comment porter à l'écran,
ce seuil de pertinence, qui au-delà de l'ouverture de mondes possibles
rend compte de l'essentiel de la pertinence de l'œuvre dansée : le sens
de la corporéité.
Bhakti constitue un film en 8 parties dont l'économie s'organise
comme suit :
prologue : vues de Bruxelles entrecoupées de sporadiques évocations
indiennes (affiche de Gandhi, posters, livres, bâtonnets d'encens, notes
musicales). Les trois danseurs - Jorge Donn, Paolo Bortoluzzi, Germinal
Cassado - présentent la problématique : l'apport de l'Inde à travers la
musique, la danse, la pensée,
chapitre 1 : passages alternés de danseurs choristes en déambulation et
méditation des danseurs principaux. Union de Rama et de Sita dans la
dimension de la verticalité,
chapitre 2 : même alternance de la prégnance méditative de Donn et de
plans dansés. Métamorphose du couple Donn - Tania Bari en couple di-
vin Krisna - Rada,
chapitre 3 : parallélisme avec le chapitre précédent, mutation en Shiva-
shalcti du couple Germinal Cassado - Mayana Gielgud,
chapitre 4 : quatre développements sur l'Occident (la ville, l'argent, les
viandes dépecées, le cimetière : explosion atomique,
chapitre 5 : séquence de danseurs choristes traversant le champ, danse
ondulante des 3 protagonistes,
chapitre 6 : images du Gange et du culte du fleuve sacré,
générique : s'achevant sur une citation de la Bhagavad Gyeta.
1 0 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Tout comme le chorégraphe, le cinéaste Béjart choisit un procédé de


montage alterné. En l'occurrence la bande-son suggère une narrativité
orientale dont l'image, centrée essentiellement sur la ville de Bruxelles,
fait saisir l'absence. Rêve tour à tour oppositif et intégratif que nous
suggère un procès fait moins à la société qu'à la communication. L'Inde
de Béjart véhicule d'abord un questionnement sur le langage et l'unité
du savoir : croisement d'écritures - la recherche de confluences orales -
l'oeil écoute. Unité savamment orchestrée des rythmes chorégraphique
et filmique. Procès du discours, le film vise aussi la symbolique de la
danse : à travers les gros plans des danseurs figés ou déambulant, c'est
l'universalité du corps qui est interrogée ; au-delà de l'exploitation du
corps offrant, la description des figures du lotus souligne le syncrétisme
de la danse : art de l'abstraction et de la représentation, pratique de
l'unité. La conjonction de rares figures classiques (battements, glissades,
jetés, assemblés) et le lent cheminement de caméras s'attardant sur le
visage, sur le torse, sur le bras suggèrent aussi l'idée d'une gestuelle
authentique alliant l'expérience occidentale à l'orientalisation de la
danse. Fusion dans un lieu hors du temps de deux lectures d'une quête
en un même rêve utopique.
La réflexion menée par Bhakti fait émerger trois fonctions du monde
de référence articulées toutes sur les conditions énonciatives :
a) Elle montre à quel point la danse constitue la pratique spectacu-
laire la plus ancrée dans la tradition phénoménologique ; à ce titre
le retour aux rituels (représentations codifiées et enracinées dans
le social) authentiques souligne la fonction anthropologique du
ballet et favorise sa redéfinition permanente. Au-delà des arché-
types de la culture judéo-chrétienne, l'Inde et l'Afrique inter-
pellent le savoir chorégraphique et sa transmission : savoir du
corps, du geste, de l'oralité ; la question porte aussi sur le pouvoir
dramaturgique : les recours au masque, à l'incantation, à la médi-
tation à la transe interrogent l'identité individuelle, la fragilité de
la conscience. Toute l'histoire du Ballet du XX e siècle met
l'accent sur la dimension sacrée de la danse et de son exercice
mystique : Cantates (1988) de Bach, référence musulmane de El
Nur (1988), allusions hébraïques dans Dibouk (1988).
b) Elle rappelle les nostalgies essentielles de Béjart dont les projets,
sortes d'utopie en négatif, dénoncent l'incommunicabilité ; rêvant
à travers le spectacle total du collectif d'énonciation englobant
scène et salle, le chorégraphe fait œuvre ontologique. Même si
tous les codes culturels ne sont pas reconnus, le partage d'une
quête, d'une émotion, d'une présence fait de la création un phé-
nomène hors de l'espace-temps, situé dans un lieu de non-crise
théâtrale. La danse, crise de la passion.
Le film de danse 1 0 3

c) À travers une rencontre d'écritures (chorégraphique/cinématogra-


phique), la séquence spectaculaire fait l'objet d'une mise en cause
technique. Les rituels d'entrée très longs du théâtre indien (an-
nonce musicale, incantations, méditations, maquillage) symboli-
sent l'étroite corrélation entre les codes de représentation et les
contextes culturels : la danse - à l'inverse du théâtre occidental
classique — met en scène les phases « préparatoires » de la repré-
sentation : le « training » fait partie du spectacle ; Béjart incorpore
ici des phases d'élaboration mentale : méditation, rituels d'entrée
et de sortie ; il intègre aussi, comme le rappelle Dynysos la geste
populaire (grecque) ou la pantomime (Dibouk). Le travail sur la
convention dit toute la fragilité du pari esthétique, lié à des man-
dats culturels, à des délégations de désirs plutôt qu'à la transmis-
sion de savoirs.
Bhakti est une œuvre-symbole. De la tragédie d'un artiste condamné
à l'éphémère et s'interrogeant sur la captation de son geste ; fixation
d'un instant de création dans la réécriture d'une problématique essen-
tielle. Captation, lutte entre la mémoire et l'oubli, la technique cinéma-
tographique exacerbe la préoccupation du chorégraphe ; en le forçant à
s'interroger sur la ponctuation de l'écriture pour exorciser le vertige du
temps, elle lui offre un miroir privilégié de sa quête d'authenticité, de sa
transhumance à travers les lieux et les temps à. la recherche de langage.
La médiation de l'écran frustre le chorégraphe de la dimension es-
sentielle de son art : celle de l'événement dans le moment de son énon-
ciation, d'une dialectisation sans cesse recommencée entre le spectateur
et l'acteur, d'un acte passionnel toujours réébauché. Le ballet, art de
l'émotion partagée, désir du désir, et en ce sens art du spectacle et du
XX e siècle, force par essence à réfléchir aussi aux conditions de sa
cohérence, aux confluences de la communication, verbale et non ver-
bale. La danse, torrent de signes, pratique sémiotisante, condense une
interrogation sur le sens sans cesse réactivée. L'ailleurs imaginaire de
Maurice Béjart est celui d'une sémiologie de la rémanence et du croise-
ment d'écritures.
CHAPITRE 12

Le conflit de l'expression et du contenu

Le cas de Mélo

L'expérience syncrétique menée par d'Alain Resnais dans Mélo


s'appuie sur le filmage/filage (répétition générale en studio sans public)
d'une représentation de la pièce de Bernstein. En quelque manière Mélo
appartient aussi au genre du remake d'un film que Czinner (1932) avait
tourné en collaboration avec le maître de l'expressionnisme allemand
Cari Mayer et dont Victor Francen, Pierre Blanchard et Gaby Morlay
constituaient les protagonistes. Bernstein qui avait par ailleurs intenté un
procès au producteur Pathé Cinéma, avait commenté l'adaptation de
Czinner en ces termes :
Mélo est devenu l'histoire d'un interminable rhume de cerveau, suivi d'une
otite interminable, suivie elle-même d'un rêve long et absolument précis,
comme le théâtre de l'ambigu en présentait au temps de ma jeunesse, et en-
fin d'un suicide qui serait purement gratuit s'il ne fallait payer 25F pour être
le témoin de ces niaiseries (L 'Avant-scène, 1987 : 75).

Le moins qu'on puisse dire est que Bernstein pose le problème de la


transposition à l'écran en des termes qui rappellent ceux de Resnais
Celui-ci prétendait avoir tourné le film par défi en raison même du
caractère injouable de la pièce ( « J ' a i voulu me payer l'adaptation que
j'aurais voulu faire avant-guerre »), lui qui avait juré durant plus de
trente ans qu'il ne tournerait jamais à partir d'un texte préexistant.
Mélo a été tourné en continuité, technique théâtrale rarissime au
cinéma, pour des raisons somme toutes conjoncturelles : ne pas laisser
inoccupé le temps de recherche de financement d'un film avec Milan
Kundera. Karmitz avait accepté de produire un tournage de vingt jours
et dont le budget n'excéderait pas sept millions. Raison pour laquelle le
studio et les acteurs sont ceux du film précédent L'amour à mort, ce qui
par ailleurs peut induire une lecture, un peu plus complexe encore,
cinéphile et intertextuelle, pour le spectateur qui suivrait le parcours de
Resnais. Lecture qui devrait prendre en compte aussi les déclarations
d'intention de Resnais refusant d'assumer une adaptation au sens clas-
sique du terme.
1 0 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Un argument lotmanien peut être ajouté quant à l'appartenance géné-


rique ; le film a été primé pour les prestations d'acteur. (César de la
meilleure actrice et du meilleur second rôle masculin en 1987). En
termes de réception, se définit ainsi une espèce de contrat ou de cons-
cience théâtrale qui privilégie un le lien générique/génétique par rapport
à l'œuvre filmique.
Par ailleurs la socialité du comédien joue un rôle essentiel (les quatre
acteurs vedettes étant ceux de la distribution théâtrale de l'époque). Ceci
expliquera le surjeu de Sabine Azema : dès la première scène Romaine
ne s'adresse pas aux personnages de la diégèse, elle sert d'espace inters-
titiel à la comédienne Sabine Azéma dont le ton est celui d'une actrice
s'adressant à la cantpnade à un public de salle de théâtre ; de même, la
diction de Dussolier auquel Resnais a demandé de modifier son timbre
(qui est effectivement plus grave qu'à l'accoutumée) révèle une cons-
tante stylistique propre aux arts du spectacle vivant, qui rappelle la
demande atypique faite à Emmanuelle Riva d'adopter la voix blanche
pour dire Duras dans Hiroshima mort amour.
La prise de conscience suggérée fige dans le film un mode dénoncia-
tion très particulier (je joue et je montre que je joue : double énonciation)
qui place le spectateur dans une situation de réception théâtrale plus que
dans un mode de construction fictionnelle (le poids de la performance
signale la suprématie du comédien par rapport au personnage). L'inter-
prétant figé dans le film est de nature théâtrale. La question reste posée
de savoir à quel moment et par quelle technique cet interprétant va se
trouver narcotisé ou dynamisé, pour reprendre la terminologie d'Eco.
La traduction intersémiotique sera interrogée ici en raison de la ré-
évaluation qu'elle impose du concept d'interprétation :
- la définition de la traduction s'opère en termes de réception (le
mot « interprétation » et le rôle de la réception),
- la notion de passage d'un système de signes à un autre suppose
non pas une transformation linéaire mais une série d'opérations
qui sont de l'ordre de la réévaluation tant du prototexte que du
métatexte et de leurs contextes, du seuil à partir duquel s'établit
cette réévaluation, du niveau de pertinence à partir duquel les
choix sont assurés.
La notion d'interprétation demeure un peu plus floue puisqu'elle est
ici assimilée à une opération de traduction. Eco prolonge et nuance cette
position, et critique l'équivalence traduction-interprétation que l'on
trouve notamment chez Peirce : il montre que la signification comporte
déjà une part d'interprétation et propose une opposition entre interpréta-
lion endqsémiotique (intrasystémique : les interprétations appartiennent
au système expressif interprété dont ils déclinent des variations pertinen-
Le conflit de l'expression et du contenu 107

tes de la substance de l'expression) et intersémiotique. Il considère que


l'interprétation peut être de l'ordre de la transcription (substitution
automatique comme le morse), de la relation intrasystémique (variations
à l'intérieur de la langue ou du système sémiotique par exemple la
musique, l'exécution ou la mise en scène serait de cet ordre : on reste au
sein du système musical ou théâtral) et de la relation intersystémique
incluant des modifications sensibles de la substance de l'expression (ou
s'opérant de matière de l'expression à matière de l'expression). Dans
cette dernière catégorie figurerait l'adaptation considérée comme une
transmutation typologisable selon différents critères : présence ou
absence du prototexte, conscience ou non de la manipulation, explicita-
tion-visualisation du non dit par le producteur de l'interprétation (et non
par le spectateur-destinataire), mise en évidence d'un niveau de lecture
ou d'une strate textuelle, création d'une œuvre nouvelle prenant le
prototexte pour prétexte.
De Jakobson à Eco, la distance est celle du sens à donner à l'inter-
prétation. Chez Jakobson, la traduction s'opère en corrélation avec
l'émergence textuelle, chez Eco elle est tout entière balisée du côté de
l'interprétation, dans le sens philosophique du mot. L'idée de configura-
tion socio-discursive, que nous avons suggérée, permet peut-être de
lever l'hypothèque : il d'agit d'identifier la manifestation signifiante qui
fige les règles du jeu dans la production du message (Méliès ou Cocteau
et la compétence de lecture théâtrale) et précise quel mode de compé-
tence mobiliser dans la relation à l'œuvre. Il est clair que cette configu-
ration peut entrer en conflit avec de nouvelles normes véhiculées par la
doxa : le regard fictionnel sur un western peut devenir documentaire
après quelques années.
Nous proposons de réfléchir aux relations entre production et récep-
tion de l'interprétation. Si Eco montre bien l'intrication des processus, il
fait émerger le caractère crucial de la figure du spectateur.
Si l'on admet que la configuration socio-discursive érige l'adaptation
en dialogue entre deux types de compétences fictionnelle et spectacu-
laire, la question qui se pose concerne la possibilité de définir à l'inté-
rieur de la compétence spectaculaire des modes de réception propres au
théâtre ou au cinéma. Il s'agit en somme de trouver dans le message
produit des configurations socio-discursives qui figent les compétences
de lecture en un système de relation qui engage les plans de contenu et
d'expression.
Tous les arguments évoqués à propos de la genèse de Mélo tendraient
à nous faire croire que sur le plan de la production une espèce d'homo-
logie serait postulée qui régirait le régime de croyance spectaculaire du
spectateur : partant de deux sémiotiques-objets bien constituées el dotées
chacune d'un plan de l'expression (performance) et d'un plan de contenu
1 0 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

(fiction), on se trouverait en face d'un phénomène de réduction : le seul


plan de l'expression filmique renvoyant en quelque sorte au seul plan de
contenu théâtral. On se trouverait confronté à une espèce d'apocope du
type
Et/Ct + Ef/Cf = Ef/Ct
Perspective sans doute simple qui supposerait qu'on accrédite la mise
entre parenthèses ou du moins la résolution d'un conflit de l'Et et du Cf.
La problématique de l'activation de l'interprétant trouverait son ré-
pondant dans une interrogation sur le processus de résolution de sémio-
tiques/systèmes hétérogènes dont les étapes méthodologiques consiste-
raient à :
- examiner les discordances, tensions, incompatibilités de degrés
variables entre l'expression filmique et le théâtre,
- étudier de quelle manière les tensions observées font sens sur
l'horizon d'une homologation de principe qu'elles viennent per-
turber le syncrétisme comme produit de résolution.

1. Une fausse promesse théâtrale


Les choses seraient-elles aussi simples. Le mode de croyance est a
priori renforcé par le générique, qui met en place un pattern eognitif, un
rythme initial, d'ailleurs réutilisé pour le dossier de presse présenté sous
la forme d'un petit carnet rappelant La petite illustration théâtrale, décrit
en ces termes par le cinéaste :
« Théâtre intérieur-soir »
Gros plan de la couverture d'un programme posé sur l'étoffe moirée d'une
robe de soirée. Une femme dans le style art-déco s'y détache, comme sur les
belles gravures de mode des années 1920. Une main féminine entre dans le
champ, tournant lentement les pages. Le générique défile ainsi laissant voir
les photographies du producteur, des acteurs, d'Henri Bernstein et Alain
Resnais ÇL'Avant-scène, 1987 : 86-88).

Le film commence ainsi en format 16/9 sur un brouhaha de soirée au


théâtre qui rappelle l'environnement sonore de la célèbre émission de
théâtre filmé « a u théâtre ce soir» de Pierre Sabbagh. Ce rabattement
énonciatif par le son est corroboré par les sonneries, le silence, les trois
coups qui constituent une anticipation sonore des premiers moments du
film (prolongement ironique des trois coups). L'univers sémantique est
celui d'une représentation théâtrale mais réinvesti par les caractéris-
tiques d'un générique de film où le fondu va jouer un rôle spécifique. Il
y a là une espèce de revendication matricielle de film réalisé en studio à
partir d'un lilage. Ce générique est suivi des trois coups, incipit théâtral
que Czinner avait intégré dans la scène initiale. Les premières scènes
Le conflit de l'expression et du contenu 1 0 9

privilégiant l'utilisation du plan-séquence et les transitions par entrées et


sorties des personnages (plutôt que par raccords et fondus) confirment
cette impression, de même que le décor à la perspective tronquée (vi-
tpail, ciel peint sur toile, toits et clocher en trompe-l'œil, profondeur et
exiguïté de la scène, environnement sonore d'aboiements et de cloches),
les détails profilmiques qui rappellent les années 1930 et les unités de
lieu (à la seule exception d'une scène en extérieur sur les quais de la
Seine au moment du suicide de Romaine). Mitry le rappelle : au théâtre
la présence physique du comédien s'impose dans l'espace socio-matériel
du spectateur ; au cinéma, l'acteur fait partie d'un espace qui compose
avec lui : il s'y intègre au même titre que le paysage, les objets, le per-
sonnage. Le rideau de scène s'écarte ici ou plutôt annonce un décor de
terrasse, c'est-à-dire un extérieur accusant le côté fabriqué de la vision
frontale, alors que les intérieurs moins typés pourraient faire penser à un
décor de cinéma. On sait d'ailleurs que Saulnier, le décorateur habituel
de Resnais, avait construit la scénographie sur un seul plateau avec trois
décors (le jardin, le studio de Marcel et le bureau) et deux pans de décor
(la boîte de nuit - qui évoque à la fois le théâtre et, par son cadrage sur
le miroir, se dénonce comme filmique rappelant Un été avec Monica de
Bergman - et le presbytère), ce qui correspond plus ou moins à
l'implantation d'un plateau tournant au théâtre.

Le plan de l'expression semble privilégié par rapport à celui du


contenu tant il impose l'émergence de formes qui nous éloignent de
stéréotypes fictionnels psychologisants ou réalistes :
Ainsi dans les premières scènes, on observe :
- le spectateur en position frontale, dans une posture de spectateur
de cinéma primitif,
- l'observateur dans le champ dont on épouse l'ocularisation,
- le jeu de Sabine Azema, jeu cabotin à destination du public ou
dans la diégèse filmique à destination des personnages,
- le fait que des personnages parlent hors champ,
- le contrechamp différé de sept minutes, contrariant l'attente ci-
nématographique qui est d'ordre affectif-cognitif au profit d'une
focalisation de l'attention et de la constitution d'un rythme qui
plie l'image aux contraintes de la parole,
- la problématique de l'axialité : Marcel est au centre du plateau,
- la morphologie de la lumière : l'éclairage réaliste auquel on pour-
rait s'attendre fait place à la présence d'un lustre tombant des cin-
tres mais qui ne joue aucun rôle actantiel dans une morphologie
de l'éclat ; la véritable source lumineuse est cachée et l'éclairage
vient d'ailleurs. La théâtralité est posée mais son émergence es!
110 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

niée. La lumière se justifie par la composition dramatique, comme


Resnais se plaisait à en convenir avec son opérateur Van Damme,
mais son économie est cinématographique. Charlie van Damme
avait décidé que les lumières ne seraient pas justifiées par des
lampes ou par des fenêtres dans le décor mais qu'elles n'existe-
raient que par la dramaturgie,
on assiste à des changements à vue des actants lumineux.
L'absence de hors champ est emblématique aussi : dans la première
scène de rencontre entre Romaine et Marcel, dans l'appartement de ce
dernier, ce qui se passe à l'extérieur de la fenêtre est évoqué par les
répliques de Sabine Azema mais n'est pas visualisé.
En l'occurrence, le marqueur de théâtralité affiché voire intégré dans
des codes accumulés est parfois affirmé de manière plus nuancée :
lorsque Romaine se trouve devant l'énorme vitrail années 1930 et parle
du paysage qu'elle aperçoit, elle contraint le spectateur au dilemme :
alors qu'on n'aperçoit rien par cette fenêtre (et pour cause c'est un décor
et un arrière-plan uniformément éclairé), l'actrice nous pousse à imagi-
ner ou du moins à ne pas attendre le point de vue extérieur, qui, lui,
serait uniquement cinématographique.
Le montage même privilégie une technique de focalisation de
l'attention qui est spécifiquement théâtrale : en de nombreux passages le
fondu long réalisé selon un procédé électrique et non optique permet,
comme dans Citizen Kane, de mêler deux scènes en provoquant une
espèce de rémanence. Ceci rappelle le procédé de rhéostat utilisé au
théâtre et qui permet des enchaînements de lumière. De plus, le cinéaste
ne cesse de changer les lumières à vue, jouant des contrastes, des rota-
tions, des halos, des douches à la manière d'un scénographe.
Soulignons au passage que Resnais a ponctué son film comme une
pièce : trois levers de rideaux qui renvoient à la tripartilion en actes.
L'unité dramatique n'est pas la scène filmique mais l'acte, même si la
forme des rideaux évolue au cours du film et fait l'objet de fondus
enchaînés. Par une espèce de configuration sociodiscursivc le cinéaste a
lîgé dans le film des modes de lecture spécifiquement théâtraux. On peut
les caractériser comme suit :
Présupposé d'énonciation suiréflexive : je suis au théâtre.
Présence de l'actant observateur délégué dans le champ et qui
nous rappelle que la compétence de lecture est spectaculaire (pré-
sence silencieuse au moment de la représentation).
Idenlilîcation/dénégation : On est dans une logique du person-
nage carrefour du discours et du régime actanliel : le langage est
plus identificateur que l'image.
Le conflit de l'expression et du contenu 111

- La longueur des plans séquence qui permet au spectateur d'opérer


sa prise de vue, de puiser dans le continuum des images qu'il va
monter, de procéder donc de façon linéaire-tabulaire comme au
théâtre (cf. Eisenstein).

2. L'énonciation filmique à contre-pied


Pourtant les réactions de la critique mettent l'accent sur les qualités
cinématographiques d'une œuvre qui donne vie à un mélodrame pous-
siéreux. —
Jean Roy commente en ces termes la démarche de Resnais : « [...] en
respectant au contraire les codes qui sont ceux du mélodrame inscrits
dans la tradition de l'époque, Alain Resnais réussit à nous donner un pur
exemple de cinéma actuel » (Jean Roy, L'Humanité, 3 septembre 1986).
Vincent Amiel confirme le point de vue dans Positif :
Sans changer un mot de la pièce de Bernstein, sans s'accorder aucune facilité
dans l'utilisation des lieux, Resnais fait surgir d'un texte de Boulevard une
intensité qui doit tout au cinéma. Par la seule mise en scène d'une matière
imposée, il force l'image, traque la voix, jusqu'à ce que naisse au-delà du
jeu de scène, au-delà des rôles mais entre les personnages, cet espace de
l'imaginaire que de film en film, il fait surgir des plus improbables condi-
tions. (Vincent Amiel, Positif, septembre 1986).
Comment expliquer le paradoxe ? Mélo fonctionne selon une espèce
de mode aspectuel qui est celui de la restriction, structure restrictive de
résolution de tension entre expression et contenu :
- trois apparitions de rideaux scandent une articulation en actes
d'ailleurs conforme au texte mais ce sont des rideaux peints par
Jean-Michel Nicollet et qui se modifient à chaque occurrence : ils
constituent moins le repère d'un découpage qu'un rappel de ra-
battement énonciatif (le marqueur de théâtralité) assorti de sa
mise en cause). Mode de fonctionnement modalisé à la manière
de Magritte : ceci n'est pas un rideau de théâtre ;
- la scène de la déclaration et du monologue de La Havane mani-
pule les mêmes dispositifs d'antithèse.
La mise en évidence progressive du quatrième mur et le passage de
l'axe nient toute appartenance théâtrale et prennent le parti de la vérisi-
militude cinématographique : après avoir donné l'illusion que nous
étions du côté d'un public de salle, le déplacement de la caméra nous
fait déchanter et révèle un quatrième mur derrière le personnage joué par
Dussolier. La construction de l'image apparaît ici comme un code qui
n'est pas donné mais élaboré.
1 1 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

Le rôle du regard apparaît tout aussi ambigu. Alors que Czinner a


supprimé la scène du regard est supprimée pour souligner la focalisation
sur les événements, Resnais opère une transposition déplaçant la prise
en charge de la voix à celle du regard qui introduit une véritable méta-
phore visuelle du silence théâtral : on est dans un entre-deux de l'affect,
ce que Ropars appelle l'intervalle ; lors de la scène de confidence, même
lorsque Dussolier est filmé en gros plan, il ne regarde pas la caméra. Sa
performance, la mobilité de son regard, permet d'induire l'émotion de
son interlocutrice. —
Si Marcel est au centre d'un spectacle et si la focalisation par le noir
redouble le gros plan, le cadrage cinématographique qui suit l'intensité
des affects, souligne la thématique du mensonge évoquée par la diégèse
et qui est une annonce métadiscursive du film. Jean-Louis Leutrat a bien
analysé cette figure métadiscursive d'adresse diégétique liée à une
émotion, un affect, une psychologie de personnage d'une intensité pro-
prement filmique : une scène de séduction, qui passe par le récit d'une
trahison (la tournée de Marcel à La Havane au cours de laquelle sa
maîtresse l'a trahi) ; or, le mensonge constitue le thème porteur du film :
celui de Romaine trompant Pierre, de Christiane restant muette, et de
Marcel trahissant l'amitié de Pierre.
Insistons : il faut souligner le poids de la diégèse et du fictionnel :
Marcel immobile emmène ses interlocuteurs ailleurs. Le début de la
scène est filmé simplement en plans moyens, sans guère de déplace-
ments. On boit, on fume, on parle de choses anodines puis le ton devient
plus profond et le cadrage se fait moins large pour montrer le sourire et
le bien-être de personnages. Le spectateur arrive à percevoir que
Romaine ne cesse de regarder Marcel. Le champ/contrechamp sur la
poitrine devient systématique. A l'évocation de la maîtresse de Marcel
les plans se font plus rapprochés figurant la concentration du regard du
spectateur de théâtre. Puis un mouvement circulaire va lentement nous
faire découvrir la fascination de Romaine. Les yeux de Marcel ont été
très mobiles comme si le conteur était actif et captivait la passivité de
ses interlocuteurs. Le cinéma nous a emmenés au cœur de l'émotion de
Marcel que nous avons vécue en quelque sorte du dedans. Écart entre
l'espace théâtral de la salle de concert et l'exiguïté de ce petit jardin de
Montrouge, entre la foule et l'intimité ; pourtant il s'y passe la même
chose : une séduction. Resnais rappelle que dans le cinéma quelque
chose doit se passer « autour de l'image, derrière l'image et même à
l'intérieur de l'image ». De là l'importance de ce plan-séquence qui
juxtapose, mélange, dédouble, sépare les nappes de passé pour montrer
l'invisible même, le double hors champ. ~
Le film contient d'autres moments de métaphores cinématogra-
phiques qui renforcent l'effet de psychologisation : le claquement réa-
Le conflit de l'expression et du contenu 1 1 3

liste du couvercle du piano que Pierre laisse retomber se prolonge en


métaphore (glacé d'effroi) : l'effet sonore appartient au point de vue du
personnage de Romaine et s'interrompt au moment où Romaine parle ;
il s'agit de rendre le sentiment que l'on peut éprouver face à une mort
brutale que l'on découvre de manière inattendue.
A d'autres moments, la musique prend une connotation érotique :
dans la psychologie de Romaine jouer la sonate s'identifie à un acte
d'amour (Resnais modifie d'ailleurs le texte de Bernstein en ce sens).
On notera donc le rôle symbolique de la musique (de la sonate) et
l'absence de musique d'accompagnement dans le film (le texte de
Bernstein est rythmé de musical). Musique donnée à entendre us donnée
à voir chez Szinner. Resnais : « Le travail de Bernstein est tout à fait
comparable à celui d'un musicien dans la manière de prendre un motif,
de le reprendre, de l'inverser, de le rétrograder, de le développer, de le
contracter ».
Comment expliquer in fine la coexistence de deux régimes de com-
pétences ?
Un même régime sémiotique se tapit derrière l'apparente dissimilari-
té, celui de l'hésitation, de l'ambiguïté. La seule configuration sociodis-
cursive figée est celle que Metz appelle celle de l'adresse et qui inter-
pelle le spectateur pour poser la question métadiscursive. Question qui a
au moins le mérite de souligner la nécessité de distinguer plusieurs
formes de la compétence spectaculaire.
Pour paraphraser Amiel, le cinéma peut s'imposer comme un spec-
tacle et non, comme une tranche de réel. C'est ainsi que se comprend la
règle que s'est imposée Resnais de respecter la magie du théâtre (à
travers des signaux expressifs : jeu, lumières, lieu, texte et musicalité
originelle) et de multiplier celle-ci par les pouvoirs du cinéma, qui sont
pour l'essentiel ceux du mouvement.
Les longs plans-séquences et les ombres dynamisent les effets hyp-
notiques que sous-tendent le premier tableau et le désespoir noir du
dernier. Effet que Resnais nous amène à éprouver et que nulle représen-
tation théâtrale n'aurait pu provoquer puisque aucun spectateur de
théâtre n'aurait pu effectuer pareil montage.
D'une part, le cinéaste assume le risque d'une traduction intersémio-
lique : il définit un certain nombre de seuils d'interprétation par des
coupes diégétiques franches qui l'amènent à supprimer deux heures sur
trois de scènes, les personnages du valet de chambre et de la bonne, les
cxplicitations et références musicales trop marquées et à boucler le film
par un jeu de renvois entre scène initiale et ultime où le même person-
nage sera obligé d'utiliser le mensonge qu'il a lui-même condamné.
I Vautre part, il suggère au spectateur un mode de lecture qui constitue la
1 1 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

négation même de la spécificité du discours cinématographique : là où le


cinéma est censé participer d'une syntaxe somatico-motrice (Fontanille,
1997-1998 : 4) offrant au spectateur le simulacre de déplacement d'un
corps virtuel, Resnais invite le spectateur à une logique du plan-séquence
proche de la parat,axe, à une rupture de la cohérence totalisante du
montage au profit de l'image dans son autonomie surgissante. A tout
coup le geste de lecture oscille entre la structure linéaire et le choix
tabulaire, la tentation pour le spectateur de construire sa propre prise de
vue au rythme de la focalisation comme si le réalisateur voulait nous
associer à la mise en seuil, hésitant entre l'intégration et l'exclusion par
rapport à la classe kinésico-visuelle.
On pourrait dire que Resnais renonce à dessein à résoudre le conflit
de l'attention et de la cognition. Le titre Mélo renvoie au mélodrame
mais apporte aussi la trace du mélange, de l'hésitation, de la mise entre
parenthèses. Resnais nous rappelle qu'il n'est pas de mélodrame sans
partage.
CHAPITRE 13

La télévision,
l'expression en quête de contenu

L'idée d'une configuration socio-discursive qui fige un mode de ré-


ception lié à des circonstances énonciatives, le principe d'une typologie
des compétences réceptives, particulièrement opératoires dans le cas que
nous venons d'analyser, éclairent-ils la spécificité du média télévisé ?
En particulier permettent-ils de saisir la trace d'une spécificité qui
caractériserait la traduction intersémiotique (concept rappelons le centré
sur l'interprétation) par le petit écran ?
La télévision appartient à ce que Fontanille appelle un non-langage
(Fontanille, 1995 : 49). Elle nous propose d'abord une structure
d'expression et nous invite à y corréler un plan de contenu. L'acte
énonciatif s'impose par la présence, le regard, le discours, le témoignage
de l'énonciateur. La caméra produit le réel. Dans Mots croisés le jeu des
cadrages et recadrages apparie des interlocuteurs présents dans le studio
ou extérieurs, proches ou éloignés, en monologue ou en dialogue. Le
corps se virtualise au profit du discours. L'émission met en scène des
simulacres d'énonciation qui dénient le réel. La grand-messe du journal
télévisé construit le monde, intègre l'événement dans un dispositif ima-
ginaire dont le metteur en scène/méta-énonciateur, incarné par le jour-
naliste dans son studio, règle la dramaturgie : distribution de la parole,
légitimation du discours, adresse au spectateur, exhibition du collectif
d'énonciation (la régie apparente de LCI, le téléphone, les correspon-
dances, l'oreillette, etc.). Veron parle même d'événement construit
(Veron, 1981 : passim). Baudrillard évoque la « substitution au réel des
signes du réel, c'est-à-dire une opération de dissuasion de tout processus
réel par son double opératoire, machine signalétique métastasable, pro-
grammatique, impeccable, qui offre tous les signes du réel et en court-
circuite toutes les péripéties » (Baudrillard, 1983 : 72). La télé s'exhibe
et dévoile ses outils d'énonciation : le plateau, la régie du JT, le studio, et
s'inscrit dans une mutation de la représentation. Le programme du di-
manche après-midi repose sur la mise en scène d'une méta-énonciation
qui ne cesse de se référer aux moments de son actualisation, justifiant un
mélange des genres et des contenus qui n'a d'autre finalité que la mise
en scène du discours. Il est frappant de constater à quel point le rappel
liminaire, résumé, promesse, présentation prend de l'importance dans
1 1 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

les versions françaises d'émission de téléréalité. Comme si la définition


de la convention était en quelque sorte la règle essentielle régissant le
fonctionnement et le mode d'adhésion.
Le dispositif se déploie partout, qui peut transformer le territoire de
la France en studio (le téléthon), remodeler symboliquement les modèles
sociaux et familiaux (Dallas, La fête à la maison, Friends), construire le
monde en le faisant voir comme spectacle ou comme fiction (les repor-
tages des journalistes « embarqués » lors de la guerre d'Irak rappelant
singulièrement Urgences).
L'œuvre devient aussi indéfinissable que sa réception : 1 eLoft expose
les décors, produits, acteurs et actions qui sont ceux mis en scène dans le
tunnel publicitaire. Le format de l'écran publicitaire qui interrompt la
Star Academy ou qui annonce Stade 2 comporte les mêmes icônes que le
générique de l'émission. Confusion dénoncée par Jost dans L 'Empire du
Loft et qui cerne un processus propre à la télévision que l'on pourrait
qualifier de moindre vigilance. Il s'agit en somme de repousser le regard
actif face à l'événement-image (Baudrillard) pour solliciter des réappro-
priations globales. Là où le théâtre et le cinéma épellent, fouillent, ana-
lysent l'image, la télévision confronte au mouvement et à la fréquence,
au rythme et à l'implication : l'assemblage, le montage, la reconstruc-
tion de l'image sont le lot du spectateur, en butte à un acte énonciatif
dont le contenu importe moins que le processus. Hétérogène, sensoriel,
le discours télévisuel secoue plus qu'il n'émeut, stimule plus qu'il ne
signifie. L'enjeu est l'expérience affective, le vécu, la parole prise au
sérieux comme événement, non l'argument : Bas les masques, Ça se
discute, C'est mon choix. Le public est présent partout figurant le nous
qui constitue le véritable enjeu emblématique de la diffusion.
Évalué par rapport à une sociologie des industries de la culture, le
discours télévisuel est voué à la consommation. La dimension d'immé-
diateté caractérise la réception. Le direct, le faux direct constituent la
vulgate médiatique. Vulgate qui confère à la convention spectaculaire
une valeur de seuil de pertinence : Urgences est supportable, les images
de la guerre en Irak ne le sont pas. Vidéogag ou Les enfants de la télé
nous présentent des rushes prétendus drôles, lapsus ou bavures que toute
émission formatée refuse ; Jackass exhibe les comportements les plus
odieux dans la ville sous le couvert d'une promesse exprimée en guise
d'avertissement et qui invite le téléspectateur à ne pas copier « dans la
vie » les attitudes ineptes données à voir dans l'émission. En d'autres
termes, les images sont recevables si on les regarde comme un spectacle,
c'est-à-dire sur fond d'un régime de croyance qui les sépare d'un uni-
vers de référence légitimé comme réel.
I a logique de programmation, les formats apparaissent comme les
seuls repères de cohérence, renforçant le constat exprimé par Morin de
La télévision, l'expression en quête de contenu 1 1 7

l'homogénéisation logique de toute industrie culturelle. Ainsi se joue la


dialectique entre la pluralité (des énonciateurs et des énoncés), la désa-
grégation de la subjectivité symbolique du destinataire et la singularité
idéologique de la chaîne. Plutôt que de participer à un acte de réception,
l'activité du spectateur se définira comme un ensemble de pratiques, une
multiplicité d'interprétances.
D'où l'importance de l'incipit : l'annonce, le générique, le jingle, les
tears qui mobilisent l'/7aè/YwTpertinent, qui activent les indices permet-
tant de vivre le programme comme un genre événementiel. L'indice
permet aussi d'identifier la mise en scène de la culture d'entreprise :
l'œuvre s'affirme comme élément de la série. Les Simpson sont truffés
de citations d'autres programmes télévisés. Le journal télévisé du soir
renvoie à celui du midi. Les Sitcom intègrent les stéréotypes des séries
précédentes, voire se réfèrent dans la fiction à des détails biographiques
propres aux acteurs qu'ils contribuent à stariser. Ils répètent à chaque
occurrence des modèles de développement orientés vers les mêmes
issues prévisibles. Les jeux se conforment à des directives de production
qui restructurent la vision du couple (L'île de la tentation, Greg le
millionnaire, Marjolaine, Bachelor, Dismissed) ou de la famille ( Who is
your daddy, On a échangé nos mamans, Ma nounou d'enfer). Même
lorsque le héros se conforme à des schémas narratifs traditionnels (Koh-
lanta) la lourde insistance de la voix off, du présentateur, des résumés
initiaux rappellent les directives de la production.
Si les pistes se brouillent, c'est pour susciter la confusion des genres :
la présence cachée d'acteurs au sein de groupes de candidats « pro-
fanes » (Mon incroyable fiancé) mêle à dessein le fictionnel et l'authen-
tifiant provoquant une lecture aléatoire, indécidable. Imaginons l'argu-
ment suivant : une jeune fille séduite par l'apjrât du gain relève un défi
qui consiste à convaincre sa famille d'accepter son mariage - une mésal-
liance avec un partenaire socialement inacceptable, qui est en lait" un
acteur entouré de comparses et qui a pour mission de gruger l'héroïne.
Ce programme rappelle~étrangement les intrigues du théâtre classique et
marque la confirmation d'une dérive vers les jeux de rôles. Le héros de
Greg le millionnaire se reprenant à diverses reprises devant la caméra
pour jouer son propre rôle s'inscrit dans cette logique d'acteur qui
signale une transformation interne et progressive du genre en spectacle.
Quel type de compétence mettre e n j e u ?
La compétence fictionnelle ? Dans la mesure où elle relie l'énoncé à
un pseudo-processus d'auteurisation : la mise en œuvre du savoir sur
I émission permet de relier l'ensemble d'images et sons à un acte
d'énonciation assumé.
1 1 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

La compétence spectaculaire ? Dans la mesure où on demande de


participer à un univers en construction, d'accepter un faire-croire dé-
bouchant sur une iconicité construite. L'événement disparaît là où le
discours commence et où le regard spectaculaire émerge.
Jost évoque également une troisième compétence vraisemblablisante
qui permet d'authentifier l'énoncé, de le considérer comme falsifiable.
Mais bien au-delà c'est le processus de compétence réceptive qui est ici
mis en cause. Car qui dit compétence, suppose programme cognitif,
interprétation et nous sommes dans un processus de circulation d'inter-
prétants, où le cognitif a vocation plus affective et sensorielle. Lorsque
l'image nous montre des avions lancés contre les tours du World Trade
Center ou les débris d'une rame de métro londonien, elle demeure
opaque. L'information immédiate ne prend sens que par référence à une
compétence fictionnelle. Confronté à cette « mémoire du futur », élé-
gamment évoquée par Lotman, le spectateur se trouve plongé en un
premier temps dans l'amorce de scénarios renvoyant à autant de mondes
possibles de récits potentiels sans critère de choix. L'authentification
n'est possible qu'à partir du moment où plusieurs événements liés mais
non concaténés se produisent. Souvenons-nous de la psychose des
premiers Instants : les alertes à la bombe, les rumeurs, et rendant impos-
sible d'identifier le discours énonciateur de l'image comme terroriste,
achevé et doté de sens. Impossible de passer de l'interprétance à l'inter-
prétation. Seule la répétition de certaines séquences, leur ritualisation et
l'élimination d'autres images par les chaînes finiront pas mettre certaines
hypothèses de lecture entre parenthèses. Fabrique de l'oubli chère à
Godard et dont la mise en œuvre importe autant que l'énoncé : fallait-il
montrer les images des prisonniers en Irak, telle est la vraie question.
Quitte à reléguer la lecture qui s'interrogerait sur le sens de la guerre et
le sort de ses victimes.

Jost évoque le « pouvoir exorbitant » des journaux télévisés « qui dé-


finissent la réalité et inventent des mondes », il décrit ainsi la mise en
place d'un seuil de pertinence qui est propre au média télévisuel. Qu'il
s'agisse d'information ou de jeu, la télévision intériorise des dispositifs
énonciatifs qui l'amènent à privilégier l'ouverture du monde possible
par rapport à l'univers de référence.
Le même phénomène se produit à propos des docudrames et autres
émissions de téléréalité : il s'agit de transformer la vision du monde pour
la mettre en conformité avec les impératifs commerciaux de la chaîne.
La téléréalité fonctionne comme un zoo. Cela ne signille pas que l'on y
traite les gens comme des animaux. Il ne s'agit pas de provoquer le plus
d'indignation humaniste mais de faire une simple comparaison fonction-
nelle. On y montre des spécimens, c'est-à-dire des échantillons qui représen-
tcnl des espèces (Razac, 2003). —
La télévision, l'expression en quête de contenu 1 1 9

Que se passe-t-il lorsque la traduction intersémiotique est conçue


pour la télévision ? Impossible d'évoquer le processus sans s'intéresser
d'abord aux conditions de l'énonciation et à la structure de l'expression.
Sans doute le passage de l'interprétation à l'interprétance fournit-il une
clé au processus. Il s'agit d'occulter le sens plutôt que de le révéler, de
privilégier l'énonciation par rapport à l'énoncé. C'est bien le propos du
confessionnal, de l'interview, de tous ces moments où face à la caméra le
candidat expose l'acte énonciatif par lequel le média implique son spec-
tateur dans une tension perpétuellement renouvelée. Inlassable Caméra
café ou Confessions intimes miroir sans tain de son propre fonctionne-
ment.
Ainsi s'explique la prise en compte de la starisation que nous évo-
quions précédemment. La descente de la star dans l'arène afin de parta-
ger la vie des lofteurs de Nice people revient à exalter l'idéologie de la
culture industrielle. Si le lofteur vise la récompense suprême de la trans-
formation en produit qui consacrera la légitimation par le star system, la
star est remise en question par le même processus et accepte de courir
les risques et de partager les enjeux des citoyens, de ces lofteurs censés
symbolisés l'identité de l'espace public.
Opacification de l'interprétant et de ceux qui les véhiculent donc,
vécue aussi par toutes les expériences où la vedette accepte de jouer son
image : La Ferme Célébrités et autres Première compagnie fondés sur la
destruction/reconstruction de l'aura. Tout, y compris l'interactivité, parti-
cipe de l'illusion que le public fabrique les stars dans l'unité de temps,
de lieu et d'action et les éloigne de l'Olympe cher à Morin. Le rituel de
la Star Academy, défini par Endemol en 2001 est une véritable machine
à identification. Il enferme le téléspectateur dans un jeu d'illusions :
abolir la distance entre observateur et observé, se voir dans le double mis
en scène dans le spectacle de l'ascension sociale, contribuer par son vote
à la construction du processus, accepter la fabrication d'un cédérom
comme légitimation suprême. Consécration d'une espèce de darwinisme
marketing qui assure la survie et la récompense de celui qui plaît au
public et qui crée « de l'audience ».
Symbole de l'opacité, la real TV l'est par excellence. D'abord par
son syncrétisme qui a vocation à brasser des tissus d'interprétants.
Contrairement à l'impression que peut avoir suscité le surgissement de la
téléréalité au sein du monde de la télévision, ce type de programme ne peut
être considéré comme un genre totalement neuf. La téléréalité est le fruit
d'un grand nombre de courants qui ont traversé l'audiovisuel depuis une
vingtaine d'années.

Provenant des fondements de la société mais aussi de l'évolution des spéci


licités de la télévision et des programmes qui y étaient proposés, elle peul
1 2 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias

être considérée comme le produit naturel des rapports qu'ont entretenu la


télévision et la société (Antoine, 2004 : 71).
CHAPITRE 14

Delvaux : une écriture « intermédiale »

On sait que l'œuvre delvalienne pose la question de la création à tra-


vers l'appropriation des arts, le détour, la réécriture, les jeux de filiation
et de la coprésence esthétique. A la question « Comment rendre le roman
au cinéma? » (De Decker 1973 : e6), Delvaux répond par une citation
de Todorov qui s'en prend au mythe romantique de l'originalité ; serait
ainsi dénoncé un faux problème : « la fiction n'est jamais originale ». Le
roman renverrait au monde du référent imposé et de la diégèse stéréoty-
pée ; le film représenterait la liberté, la construction imprévisible rendue
possible par la constitution progressive du langage. Ce que Delvaux
appelle l'élaboration d'une forme libre, intégrative serait de l'ordre de
l'expression en quête de contenu. Le film serait considéré comme articu-
lation entre une morphologie (un système dramaturgique ou autre), anté-
rieure au point de vue, et des contenus.
L'intersémioticité produite contaminerait aussi la réception : elle for-
cerait le spectateur à croiser les univers de référence dans un geste
perpétuel de quête du sens. Tel pourrait être l'enjeu du flottement sémio-
logique qu'inspire la démarche du cinéaste dans Un soir un train :
flottement chronologique lié à la double temporalité définie par François
Jost, flottement spatial évoqué par la morphologie de la matière caracté-
risée par la figure du glauque et du flou (Degrés, 2004). « Il n'y a pas
d'indication au mur, ni d'heure », constate Hernhutter, à la fin A'Un soir
un train. La notation est significative. Comment définir l'appel au spec-
lateur, la réactivation des interprétants, la construction d'une figure de
réception ? Comment regarder le film autrement que comme un specta-
t le, comme un ensemble de signaux à rassembler ?
Si le travail de lecture prend appui sur une iconographie, une culture
ex Ira filmique, peut-on préciser le questionnement, le mouvement de
iraduction intersémiotique ? Dans quelle mesure l'énoncé filmique
ligerait-il des modes de lecture, un cadre énonciatif, propres aux arts
voisins, et plus particulièrement - ce sera notre hypothèse de travail - au
théâtre ?
I >;ms un numéro spécial de la revue de Joël Farges Ça cinéma, nu-
11 m m dirigé par Marc Vernet et consacré à Christian Metz (Helbo,
l''/s), Delvaux m'avait confié quelques détails sur les conditions de
1 2 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

tournage cY Un soir un train, étape cruciale dans sa démarche après


L'homme au crâne rasé et qui lui avait inspiré l'idée de Belle. Sollicité
de façon insistante sur son attitude à l'égard de Metz, Delvaux rapportait
avoir peuplé ses nuits d'insomnies pendant la réalisation d'Un soir par
la lecture alternée de Harry Dickson (évoqué dans le film au moment où
Mathias rappelle le souvenir de sa rencontre d'Anne en Angleterre) et de
Gérard Genette. Il faisait état de préoccupations théoriques de type
narratologique voire sémiologique (en particulier la problématique de la
traduction du Je littéraire au cinéma) qui incitent à revoir Un soir non
pas comme une adaptation de la nouvelle de Daisne mais comme un
champ intertextuel, pour reprendre la référence à Genette, voire interdis-
cursif ouvert à des investigations qui demeurent peut-être à explorer
dans le corpus delvalien.
Une autre interview accordée à Jacques De Decker à l'occasion d'un
numéro spécial consacré par Degrés à la pratique du réfèrent allait
conforter cette suggestion. Delvaux y fait allusion à la compétence de
lecture dans une perspective que l'on qualifierait aujourd'hui de récep-
tionniste ; il tient des propos posant la question des rapports entre théâtre
et cinéma dans le regard du spectateur. Assez curieusement Un soir
adapté d'une nouvelle lui paraît susciter des préoccupations de type
dramaturgique.
Dès lors se pose la question. Peut-on lire Un soir un train autrement
que comme une transposition à l'écran de l'œuvre de Daisne ? , Jv

l.yUne compétence spectaculaire


A priori le film se présente sous la forme d'un récit en deux blocs
spéculaires ; le premier offre l'apparence d'événements vécus par un
personnage Mathias qui part en province faire une conférence accompa-
gné de sa femme Anne ; au cours du voyage le train s'immobilise dans
un pays étrange et la femme disparaît.
Le deuxième bloc et l'épilogue vont conférer rétrospectivement une
dimension imaginaire aux faits de la première partie et souligner le
symbolisme de la mort. Accompagné d'un jeune homme, son ancien
étudiant, et d'un vieux professeur d'histoire des religions, Mathias arrive
dans une auberge où il fait la connaissance de Moira jeune femme
énigmatique au langage incompréhensible. Dans l'épilogue, la clé sera
fournie : Mathias retrouvera le train déraillé et le cadavre d'Anne.
La structure est celle d'une symétrie en miroir à la fois verticale et
horizontale. Idéalement, le spectateur sera amené par 1 c flash forward à
rechercher dans la deuxième partie les significations transformées de la
première ; derrière l'opposition apparente entre deux styles constitutifs
du réalisme magique, la fiction réaliste et fantastique, autour du thème
Delvaux : une écriture « intermédiale » 1 2 3

de la mort, le train devient autre chose : un signal ; on a affaire à une


narration d'apparence continue mais dont on s'aperçoit qu'une partie
devient progressivement le miroir de l'autre et invite à subvertir le réel.
La saisie totalisante fictionnalisante des deux blocs, cohérente, glo-
balisante ne peut s'effectuer qu'a posteriori. Au cours de la vision du
film, la lecture est tout autre et tend à déjouer la compétence fictionnelle.
Le dédoublement et l'importance de microséquences, véritables îlots
narratifs soumis parfois à double énonciation, brisent les effets de
continuité. Comme si l'objectif de la matière narrative était de mettre en
question le sens qu'elle pourrait produire. Chaque essai de construction
d'un récit est avorté, renvoyant le spectateur à d'autres ancrages référen-
tiels, à une succession parataxique d'ensembles formels vécus, imagi-
naires, onin£ues : Mathias va-t-il exécuter la mission que lui confie sa
grand-mère, Mathias va-t-il intervenir dans l'engagement politique qui
sert de contexte au film, Mathias va-t-il retrouver le sens de la passion
qu'il éprouve pour sa compagne, Mathias va-t-il faire sa conférence, a-t-
il un accident de train... ?
Confronté à la mise en question des repères diégétiques, le spectateur
recherche d'autres balises. Le premier contexte deTecture est celui du
théâtre, voire de la compétence spectaculaire, inaugurée dans une espèce
de moment matriciel dont la répétition d'Elckerlijc pourrait constituer le
marqueur. La pièce de théâtre (ElckerHjc) est hautement symbolique
puisque son thème (la mort) met en abyme celui du film. A l'instigation
de Metz, on pourrait trouver là un rappel métadiscursif qui déborde le
motif thématique. Comme si le film était le système secondaire modéli-
sant avant toute chose une œuvre théâtrale.
Elckerlijc éveille notre attention à travers maintes occurrences :
- La déclamation à laquelle se livre initialement Mathias devant son
étudiante, la répétition de la pièce (dont Mathias dira qu'elle « est
un écran entre soi et moi ») apparaissent comme des mises en
scène de la parole filmées à l'italienne frontalement et latérale-
ment,
- Le premier dialogue fonctionnel réunit Mathias et Anne dans leur
appartement. Anne y poursuit l'exercice de déclamation et fournit
à Mathias le prétexte d'une mise en scène : ce dernier organise le
repas rituellement, ferme les volets, allume le chandelier, an-
nonce les vins, les goûte et surtout sort du champ et y entre
comme on circule sur un plateau,
La répétition d'Elckerlijc annonce aussi la présence exhibée de
l'observateur : que de scènes (au théâtre, au cinéma) où la caméra
se glisse derrière l'observateur, soulignant la double énonciation
de l'acteur qui joue et qui montre qu'il joue.
121 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

onfiguration
En dehors d'Elckerlijc, la configuration théâtrale ne se fait pas moins
insistante. Dès la fin du générique et avant même l'apparition des pre-
mières images, le dialogue, la voix (de la grand-mère) sont mis en
évidence. La scène initiale confirme cette mise en évidence de l'antici-
pation sonore : la caméra suit le mouvement du discours et se fixé"\sur
l'allocutaire beaucoup plus que sur le locuteur
C'est donc d'emblée la langue qui est identificatrice plus que l'image,
le verbe - plus que la prise de vue - montre le personnage, aide à cons-
truire une distance. Des situations et des espaces théâtraux traversent le
film dès les premiers moments : salles de théâtre, de répétitions, amphi-
théâtre, cinéma, auberge, salle de concert, repas emphatiquement mis en
scène, et lieux clos du train ou du bus se répercutent obsessionnelle-
ment. Les imagés tournées en extérieur même semblent théâtralisées :
dans le traitement de l'image et la manière de choisir le cadre, ce qui
frappe est l'unité. Le document se mue en dramaturgie où le décor est
voulu : cadre, atmosphère couleurs sont choisis, réduits : la ville devient
scène, les plaines sablonneuses paraissent enneigées.
Le poids du profilmique renforce la prégnance du lieu : la scénogra-
phie et la combinatoire des personnages prennent le pas sur la cohérence
psychique ; l'apparence du personnage, sa tenue, son maquillage, son
fonctionnement sémiotique sont au cœur du récit. Rappelons le rôle de
la couleur et en particulier du noir dans le fonctionnement sémiotique du
personnage. Les personnages, loin d'avoir l'épaisseur psychologique
chère à Bazin, se définissent en outre par leur fonction et leur existence
discursive, tout comme dans la performance théâtrale. Anne, par la force
des choses, existe au croisement du discours des personnages : elle est
nommée plus que montrée ; d'autres personnages comme le jeune
homme et le vieillard de la deuxième partie ou le la jeune femme ren-
contrée dans l'auberge se définissent par leur seul rôle actantiel.
De manière générale, la logique spatiale à laquelle obéissent les per-
sonnages est de type scénographique.
- Les entrées et les sorties prennent la place des fondus ou des rac-
cords : dans la scène du repas, dans l'amphi ou lorsque Mathias et
ses compagnons s'installent autour du feu dans la campagne, ce
sont les entrées et les sorties qui rythment la progression à l'in-
térieur de grands plans-séquences,
- les personnages sont filmés frontalement, selon un mode quasi
primitif, et le regard porté embrasse généralement le plan moyen
ou large,
De/vaux : une écriture « intermédiale » 1 2 5

- l'axialité préside au cadrage : dans la deuxième partie, les per-


sonnages, sortis du train sont fdmés frontalement et se déplacent
latéralement décrivant des axes triangulaires et découpant l'écran
en zones à l'instar d'un plateau de théâtre,
- Les personnages (Val et Godfried) déployés en triangle autour du
feu figent un mode de lecture théâtral, entrent et sortent du champ
en quittant l'écran.

Au-delà du contexte thématique et diégétique, c'est la perception du


rythme qui interpelle le spectateur. Le spectateur du film narratif clas-
sique a l'habitude, sous l'influence du montage, de combler la significa-
tion du texte interstitiel. Il induit des processus cognitifs qui vont souder
les plans réalisés par le cinéaste pour les transformer en continuum
narratif. La réception est essentiellement linéaire. Idéalement la proposi-
tion « Mathias va faire cours à l'université » constitue la verbalisation
du continuum narratif que le spectateur construit en suturant les deux
plans spatialement et temporellement discrets « personnage » et « lu-
trin » cadrés par le cinéaste.
Dans le film de Delvaux, nous l'avons souligné, l'activité de lecture
requise est à la fois linéaire et tabulaire : appelée à saisir d'abord la sin-
gularité de l'image, à briser la continuité de la composition, à laisser au
spectateur l'initiative du tableau perceptif plutôt que d'orienter le mon-
tage visuel. La signification visuelle directe se trouve sans cesse contes-
tée par l'idée d'un supplément de sens qui ne peut nous être donné
d'emblée. Chaque plan fait problème et invite à la réflexion. Delvaux
lui-même insiste sur le réseau des microréférences picturales (de Saede-
leer, Paul Delvaux) et musicales qui cassent l'iconicité, faisant émerger
l'image dans son autonomie plastique. Un soir propose un réseau de
signaux travaillant l'émotion : progressivement les références du réel
sont remises en cause et deviennent des ensembles formels imaginaires
dont l'autoréférentialité affirmée/suspendue n'est jamais éludée. Seul
l'épilogue rétablira rétrospectivement le montage filmique. Comme
l'affirme son auteur, Un soir « est un type de film où le spectateur est
amené à reconstruire des relations qui peuvent lui avoir échappé » .
forme binaire de deux blocs et temps de projection d'une heure détetmi
nent contradictoirement la construction de la relation de lecture
Là où, Eisenstein le rappelle (Eisenstein, 1974 : passitn), le rythme
filmique gomme l'autoréférentialité de l'image perçue poui pii\ih t>iei
des ensembles cognitifs, le théâtre propose au spectateur d'nuluiit* •
propres images et focalise l'attention par des signaux A lenieiiir . M
cause les significations visuelles directes, le film de DeK.ius npi>
1 2 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

une logique spectaculaire et fige en quelque sorte des modes de lecture


propres à la représentation théâtrale. Cultivant le décalage, André
Delvaux force le spectateur à construire son cadre de lecture, à assem-
bler prise de vue et composition, à inventer son principe d'unité.
De la sorte, le cinéaste nous invite à réfléchir aux processus d'intério-
risation de nos références iconographiques. Remise en question induisant
un doute qui n'est étranger ni au réalisme magique ni à cette tradition
d'intermédialité primitive chère aux films de Cocteau dont l'action se
déroule en une fraction de seconde entre des plans d'entrée et de sortie,
qui exhibent et contestent à la fois la fonctionnalité de l'image.
André Delvaux, au carrefour des arts et des écritures, impose à son
spectateur un regard croisé, voire syncrétique qui érige l'hésitation en
principe de lecture. A l'instar de cet observateur d'une des scènes finales
installé dans une auberge et englué dans une langue qui n'entend guère,
le spectateur se trouve invité à déchiffrer autrement. Delvaux, héritier de
Magritte : ceci n'est pas un film.
CHAPITRE 15

L'adaptation et les nouvelles questions


adressées à l'étude du spectacle vivant

L'époque où Mounin s'interrogeait sur la prégnance communicative


du texte écrit de l'auteur et sur sa traduction à la scène ou à l'écran
rappelle la préhistoire ; pourtant les études sur la segmentation, puis sur
la deixis du texte, voire sur la poétique du scénario procèdent mutatis
mutandis de cette première préoccupation. Il est vrai qu'aujourd'hui les
démarches ont évolué, accompagnées parfois par l'expérience des pra-
ticiens, ces nouveaux sémiodramaturges ; à tel point qu'on peut s'inter-
roger sur le rôle du savoir chez Vitez ou Bob Wilson, de la même façon
que l'on adresse la question épistémologique courante au marxisme de
Brecht ou au positivisme d'Antoine.
L'heure est à une théorie de l'événement théâtral envisagée dans une
perspective matérialiste. On s'intéresse à l'image scénique, à la perfor-
mance, à la réception et aux stratégies coopératives, au contrat énoncia-
tif ; on ne peut s'empêcher d'évoquer en filigrane les expériences vécues
de théâtre-laboratoire fondées sur la mise en*cause de la fable, le recul
du narratif, l'émergence du rythme et des pratiques intonatives, auto-
énonciatives, l'exhibition du mode de fonctionnement, du critère de
cohérence, visant surtout à souder un groupe dans l'instant de la repré-
sentation. L'idéologie dominante est celle de l'impossible « espace
unitaire » post-moderne, des histoires sans récit, des performances sans
fable, privilégiant les textes non théâtraux à la manière de Heiner Mùller
dans Quartett, de Thomas Bernhard dans Oui, de Ronse dans Camille
Claudel.
De plus en plus, l'œuvre théâtrale semble avoir pour thème sa propre
cnonciation, comme l'atteste le travail d'Isabelle Pousseur (au titre
lopique : Je voulais dire quelque chose mais quoi) ensemble de tableaux
et d'émotions en genèse, adapté à partir de L'Homme et l'enfant
d'Adamov.
L'évolution a conduit la recherche de la sémiologie du texte écrit à la
narratologie théâtrale, de l'opposition texte vs représentation au collectif
d'cnonciation, du clivage production vs réception au concept de relation,
clc. L'arbre méthodologique masque aujourd'hui une forêt traversée par
îles narratologues, des spécialistes de la réception, des tenants globalisa-
1 2 8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

teurs de la sémiologie du spectacle, des micro-analystes, des spécialistes


de l'événement théâtral, etc.
En même temps, l'accélération des progrès dans le domaine de la
traduction intersémiotique a permis d'affiner et de multiplier les angles
d'approche : ainsi, par exemple, la théorie de la réception s'est enrichie
de dimensions cognitive (au théâtre, l'actant-observateur qui fixe les
instances dans leur rôle, qui impose une stratégie de savoir ou d'action),
énonciative (la passion du spectateur ou du comédien), voire pluridisci-
plinaire (la socio-culture liée au « common ground » de Peirce) ... ; à
insister sur la nature abstraite de l'opération qui consiste - pour le
critique - à transformer l'objet spectaculaire empirique en objet de
connaissance (décrire ou interpréter le phénomène théâtral suppose
d'abord la sélection d'éléments notés), on s'est rendu compte de la
nécessité d'ouvrir des champs d'investigation nouveaux qui distinguent,
par exemple, le regard perceptif (théorie de l'attention, de l'émotion, du
« montage ») et le regard discursif (manière dont le discours contraint
l'énonciataire à assumer une compétence « modale » d'interprétation),
sans renoncer toutefois à cette part incommunicable liée au plaisir même
de l'expérience théâtrale. Est née donc une réflexion sur la manière de
construire la réplique (mémorisée, filmée, photographiée, commentée)
de la représentation qui constitue l'objet de l'analyse; ce «modèle
réduit » comprend déjà un tissu de choix, de significations et d'écriture
reproduisant sans fidélité d'autres options et systèmes de significations
décidés par les instances scéniques.
Le rôle conceptuel de la critique a eu à se modifier face à ces muta-
tions pour assumer désormais une propédeutique interdisciplinaire. Il y a
là une double vocation à repenser à latois la théâtrologie et la sémio-
tique générale en un mouvement de va-et-vient hautement significatif :
certaines questions se sont déplacées, sont devenues cruciales au sein du
lieu qui leur confère une nouvelle identité épistémologique ; l'unité
même de la référence méthodologique a été remise en question au profit
de nouveaux échanges.
En son état actuel, l'analyse semble poser un cadre épistémologique
nouveau, et qui est celui de l'étude du processus spectaculaire. Ce
dernier opérateur éclaire la problématique de l'événement théâtral en
faisant émerger l'importance de questions parfois négligées : celle de la
notation, de la sélection du cadre, de l'inscription dans le « scénario » de
processus mentaux propres à la performance, de la cohérence du conti-
nuum théâtral, etc. ; il s'agit en fait de montrer comment, tant au niveau
de l'instance scénique qu'à celui de l'énonciataire, se construisent une
genèse signifiante, un travail qui réfèrent à différents registres de l'acti-
vité humaine (et entre autres au sémiotique et au sémantique).
I. 'adaptation et les nouvelles questions adressées au spectacle vivant 1 2 9

Une avancée substantielle dans l'étude de ces questions relatives à


l'événement a été réalisée grâce au concept (étudié par Bouissac, Eco,
Metz, De Marinis, Helbo, Ubersfeld) de texte spectaculaire, entendu au
sens de tissage, de texture sémiotique ; à prendre en compte l'organisa-
tion des manifestations théâtrales dans leur aspect de systèmes signi-
fiants, cette hypothèse souligne le caractère combinatoire, syntaxique
(régi par des règles de fonctionnement réciproques) des micro-textes
scéniques (verbaux, scénographiques, non verbaux, etc.) et différencie
celui-ci des structures (liées aux parcours sémantiques inscrits dans le
texte, aux mises en forme par des lectures-interprétations) ; telle mise en
scène de Minetti de Thomas Bernhard définit son texte par des maté-
riaux internes (voix, lumière, couleurs, déplacement dans l'espace) et
externes (les rapports de ces objets, voix, couleurs au monde réel dans
lequel nous sommes et dont nous avons connaissance) et expose plu-
sieurs structures possibles de ce texte : focalisation sur l'enfoncement de
l'acteur dans la profondeur spatiale figurant la folie du poefè","Configura-
tion de moyens scénographiques sur une lecture mimétique du décor
évoquant les problèmes du nazisme, etc. ; ces structures seront détermi-
nées par une vision du monde (la « concrétisation ») du récepteur-
émetteur et dont la composante socio-historique ne doit pas être négli-
gée ; on ne joue pas aujourd'hui comme jadis et le contexte de lecture a
évolué lui aussi : n'est-ce pas Vitez qui évoque la « poussière » histori-
cisée accumulée sur nos chefs d'œuvre classique ?
Ce distinguo entre système sémiotique et structure sémantique fonde
la prégnance même de l'analyse ; la validité d'une méthodologie des-
criptive de la représentation réside dans le partage entre la notation,
relevé de signes et de séquences, et l'interprétation (définition du cadre
sémiotique et sémantique) préalable.
L'idée même d'une textologie de l'événement spectaculaire, si elle
est liée à la construction des processus sémiotiques et sémantiques - et
donc à la genèse des processus -, n'a cependant pas été développée de
manière exhaustive à notre sens ; la recherche a eu tendance à considérer
la représentation comme un ensemble textuel clos, autonome sans s'in-
terroger suffisamment sur les marges du processus, sur les rituels de tran-
sition dont dépend le fonctionnement du texte spectaculaire ; en d'autres
termes, le concept de texte spectaculaire a servi de support à une double
recherche centrée sur l'organisation des manifestations scéniques et sur
la modélisation du monde impliquée tant par la performance que par la
fiction ; il n'a pas favorisé d'étude portant sur le dispositif d'encadre-
ment explicitement intégré dans l'ensemble des protocoles spectacu-
laires ; l'urgence d'une réflexion sur le cadre, sur les limites de la cohé-
rence sémiotique à l'intérieur desquelles s'inscrivent les structures
signifiantes s'impose non seulement au niveau interne de la scène mais
1 3 0 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

aussi dans les rapports avec le « hors texte » désigné chez Genette par le
paratexte ; nous voudrions faire droit au cas négligé du paratexte, qui
pose le problème de la sélection du cadre spectaculaire en termes de
« rapport entre le texte et le hors texte du monde » (Genette), un hors
texte qui paradoxalement fait cependant partie du texte puisque à tout
coup, nous voudrions le rappeler, l'illusion théâtrale inclut le réel et le
suspend en même temps, selon un mécanisme décrit en termes de déné-
gation ; à repenser le concept de paratexte, la théorie du théâtre pourrait
peut-être amorcer une approche nouvelle d'un certain nombre de pro-
blèmes de la dramaturgie (la convention, l'illusion, la fiction, la perfor-
mance) ; la textologie soulignerait dès lors l'enjeu de la sémiologie,
démarche métissée, discipline au carrefour de la théâtrologie, de la
sociologie, et de l'histoire des codes.
La textologie, Genette le rappelle, s'intéresse à la fois à la textualité
et à la transtextualité (« ce qui met en relation manifeste ou secrète avec
d'autres textes ») ; elle comprend donc non seulement la mise en œuvre
des micro-textes scéniques et les processus de mises en cadre en cours
de réprésentation mais aussi le dispositif conventionnel qui entoure la
représentation et qui lui sert d'interprétant, qui l'ouvre au monde ou la
referme, la spatialise et quadrille le passage à la fiction. Deux types
d'encadrement paratextuel, qualifiés par Genette de péritextuel et d'épi-
textuel, sont à distinguer : l'un concerne la périphérie du texte spectacu-
laire mais dans l'espace interstitiel de la représentation, l'autre s'articule
au texte spectaculaire mais à l'extérieur de la représentation.
On pourra mener ainsi deux sortes d'études.
Les premières englobent les conventions qui règlent la relation entre
le hors texte et le texte et dont les rituels sont inclus dans l'espace de la
représentation : frayage sociologique monnayé symboliquement à l'en-
trée par le billet éventuel, insertion (vestimentaire, dramaUirgique) du
spectateur dans l'actant public, transition architecturale (espaces de
soutien) vers le monde théâtral, durée et fragmentation de l'illusion (rôle
de l'entracte, du rideau, de l'ouverture de la pièce, de la fermeture), des
activités anthropologiques (repas, etc.) différant le retour au monde ;
rapport à l'intertexte spectaculaire : traces apparentes ou non de specta-
cles antérieurs, du paratexte documentaire, de la répétition, etc.
Une deuxième approche appréhende les protocoles censés cerner de
l'extérieur le texte spectaculaire : l'affiche et les programmes, les décla-
rations de presse, la critique décrivent des consignes d'attente qui régi-
ront le rapport au réel. Lorsque Peter Brook inaugure les Bouffes du
Nord en créant Timon d'Athènes, il accorde une importance particulière
au péritexte : la difficulté de localisation du théâtre soulignée par un
plan spécialement confus remis aux critiques de presse, le refus d'abon-
nement, la modicité du billet d'entrée, l'architecture d'entrée neutre, les
I. 'adaptation et les nouvelles questions adressées au spectacle vivant 131

marques spatiales de théâtralité (l'horloge rédupliquée à l'extérieur et à


l'intérieur du théâtre), la durée du spectacle, la rencontre avec les comé-
diens ménagée à l'entracte, le dévoilement de l'historicité du lieu et de
la dramaturgie font émerger à la fois le caractère volontairement éphé-
mère de la représentation et le rituel de convention qui l'articulé ~au
monde passé et présent. L'épitexte concourt au même objectif, refusant
les supports stables, soulignant, par l'absence de fonction métonymique
des affiches ou du programme, la mise en évidence de la fonction aléa-
toire de la représentation : la dramaturgie invente le lieu et non l'inverse.
La relation entre texte et paratexte peut être subtile : la substance, la
congruence, l'énonciataire du paratexte peuvent varier ; tantôt c'est dans
le texte même (à travers les didascalies internes) que sera défini un
mode de constitution du public (c'est le cas de l'intervention de la
pseudo-spectatrice chez Cocteau dans Y Impromptu du palais Royal) ;
parfois le paratexte détermine le texte, lorsque le programme ou la
réponse du public finissent par modifier le contenu des répétitions.
A partir du concept de cadre, deux voies de recherche sont tracées :
l'une concerne la cohérence interne produite et reçue du système signi-
fiant dans le champ d'ensemble du spectaculaire, l'autre englobe le
réseau ritualisé de zones, transitions, frontières, seuils et césures par
lequel le texte et le monde se rendent mutuellement présents. Le champ
privilégié de la recherche paraît devoir résider in fine dans l'étude de la
marque de théâtralité : le problème demeure entier de savoir si la fic-
tionnalité théâtrale suffit, comme le prétendait Searle, à caractériser le
spectacle - auquel cas la question du paratexte apparaît un bon moyen
de problématiser le rapport au réel, le cadre de la mimesis ; au contraire,
considère-t-on que le discours spectaculaire ne diffère pas du discours
quotidien mais suscite un autre « faire », le paratexte apparaîtra comme
un des déterminants de la compétence modale entraînée par ce faire
spectaculaire. Dans les deux cas, la méthodologie pourrait trouver en
l'occurrence une voie spécifique d'exploration de la textologie ; comme
les chemins de la critique se rencontrent parfois, on peut espérer que
cette recherche, au carrefour de la sémiotique, de la sociologie et de
l'anthropologie, dicte d'un même geste les conditions d'une approche
véritablement pluridisciplinaire du spectacle. Approche qui, pour
conclure, devrait à bon droit prendre en compte la compétence réceptive.
La mise en évidence de la réception du phénomène théâtral n'est pas
neuve : le Cercle de Prague, plus particulièrement chez Mukarovski et
Honzl, évoquait déjà l'importance de la « concrétisation » ; trois pôles
dont l'interférence se trouve réglée par l'idéologie y sont définis : le
monde possible du spectateur, l'univers fictionnel du texte dramatique
prononcé sur scène et l'univers fictionnel de la représentation.
1 3 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^

L'espace croisé des univers de référence n'a pas suffi, on s'en éton-
nera sans doute, à attirer l'attention des théâtrologues sur l'intérêt que
pourrait revêtir le travail de l'École de Constance et plus spécifiquement
un outil conceptuel comme l'horizon d'attente.
La perspective comparatiste incite naturellement ce dernier à s'ins-
pirer de Jauss ; ainsi par exemple Krysinski dans le Paradigme inquiet
(Krysinski, 1989) appelle-t-il de ses vœux une recherche sur la réception
théâtrale, héritière d'une large vision synthétique nourrie aux sources de
la théorie et de l'histoire littéraires ; de ce point de vue, la voix de
Krysinski se fait retentir en solitaire dans le concert des recherches
théâtrologiques contemporaines puisqu'elle renvoie au processus de
mise en texte d'une vision du monde, revenant ainsi avec force au trio
sémiotique de la première génération théâtrologique - le texte, l'auteur,
le public - tout en insistant sur l'impérieuse détermination du premier
terme. « Voix du narrateur, monologue explicatif du personnage, posi-
tion stratégique de l'auteur, métadiscours » sont les opérateurs essentiels
de l'analyse.
Cette réversion méthodologique n'est pas innocente et ne manque
pas d'originalité : elle souligne l'intérêt que présentent certains instru-
ments d'analyse si on les affine ; elle a surtout pour vocation de rappeler
la prégnance du concept d'intertextualité, pierre angulaire trop souvent
négligée d'un comparatisme bien pensé ; et c'est là sans doute l'am-
bition première aux yeux de l'auteur :
Repenser aujourd'hui la littérature comparée dans ses prémisses épistémolo-
giques françaises ou américaines - deux écoles qui pendant un certain temps
s'opposaient - revient à articuler l'analyse textuelle sur quelques catégories
critiques qui, de part et d'autres, ont fait leurs preuves [...]. L'intertextualité,
la série, les rapports de corrélation d'un texte à l'autre, l'horizon d'attente,
la dynamique évolutive, toutes ces catégories déjà mises à l'épreuve par des
critiques comme L. Tynianov, H. R. Jauss, J. Kristeva et C. Guillen, nous
permettent de repenser l'objet comparatif [...] et de le construire en objet
cognitif dans une perspective comparative (Krysisnki 1989 : 80).

L'exigence épistémologique de l'auteur, même si elle porte avant


tout sur la définition de la démarche comparatiste, nous paraît devoir
être particulièrement saluée dans son application au théâtre : elle insiste
avec à propos sur la nécessité de transformer l'objet empirique en objet
(sémiotique) de connaissance ; elle souligne le niveau d'intervention
cognitive que se fixe la démarche : il s'agit de dégager du système
textuel l'espace de la « doxa et des valeurs » ; alors que la théâtrologie
interroge le plus souvent la perception du spectacle en termes de nota-
tion, de regard construit-capté par le spectateur portant sur une représen-
tation déjà interprétée, le lieu de l'analyse se veut ici préalable et
I. 'adaptation et les nouvelles questions adressées au spectacle vivant 1 3 3

concerne donc l'interprétation, champ commun de l'intertextualité litté-


raire et théâtrale.
Reste la question de l'importance de la culture au théâtre : au travers
de concepts comme le common ground de Peirce ou le collectif
d'énonciation, c'est un problème plus général qui est posé et que l'on
pourrait formuler comme suit :
- la culture a-t-elle une importance au sein de processus de récep-
tion ? Comment l'articuler à d'autres concepts tels que l'émotion
et l'imaginaire du spectateur ? — «s. ^.w^
- quelle est la part du subjectif (du spectateur) et du collectif (du
public) au théâtre ?
- l'interculturalité théâtrale ne fait-elle pas qu'illustrer à un niveau
particulier la problématique de la rencontre énonciative, de la
création collective de significations (la création collective de si-
gnifications que le théâtre situe dans le vécu et dans l'instant) ?
- on peut se demander si ce n'est pas cette problématique qui mo-
tive les grands praticiens quand ils vont chercher ailleurs la ré-
ponse à des questions qui concernent leur propre identité : ils ne
se tournent pas vers n'importe quel ailleurs mais vers des tradi-
tions orientales (Artaud, Grotowski, Barba, Mnouchkine) ou afri-
caines (Brook, Béjart) qui posent la question du corps et du tra-
vail physique de l'acteur, c'est-à-dire d'un théâtre présenté
comme événement et comme rencontre beaucoup plus que comme
genre littéraire.
N'est-ce pas Ruprecht qui, évoquant la nécessité nietzschéenne pour
la science de diriger la fine pointe de son aiguillon contre elle-même,
revendiquait pour la recherche cette fonction taraudante : « Placés
devant la totalité systémique de la Littérature qui est avant tout "espejo
de palabras" (Octavio Paz), nous avons tout à gagner d'un effort concer-
té ébranlant les prémisses de nos approches, y compris, il va de soi,
celles de la « sémiotique littéraire » (Ruprecht, 1984).

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