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Durée du parcours : 8 jours, 7 nuits

LA RINCÉE

Starring :
Nathalie Appéré

Johanna Rolland

Jean-François Kerroc’h

Jean Blaise

Mercredi
Troisième jour
« Ils optèrent chacun pour le menu
“Migrations” à cent-dix euros, car il
n’y en avait pas de plus cher. »

Nathalie Appéré, Johanna Rolland, Jean Blaise et Jean-François


Kerroc’h accompagnent un groupe de dix touristes étrangers sur leur
nouveau parcours « sensible et poétique », Traversée moderne d’un
vieux pays, qui doit les conduire de Nantes jusqu’au Mont-Saint-
Michel, en passant par tous les lieux enchanteurs et secrets de la
Loire-Atlantique et de l’Ille-et-Vilaine.

Résumé de l’épisode précédent : À l’occasion de leur deuxième journée à


Nantes, les excursionnistes ont découvert les Machines de l’île, ce bijou
imaginé par Jean Blaise pour réenchanter la ville. Mais leur passage
dans la Galerie des automates a été plutôt mouvementé, du fait de l’af-
fluence, et la balade sur le dos du Grand Éléphant leur a plus que re-
tourné l’estomac. Après un bref passage chez LuluRouget, les édiles ont
conduit les Asiaricains jusqu’au quartier Graslin, afin qu’ils puissent
faire honneur aux boutiques de luxe de la ville, mais là encore, la situa-
tion a rapidement dégénéré. Rien de grave encore, si des Nantais en co-
lère ne s’en étaient pas pris ensuite verbalement à leur élue et à son
collègue, sous les applaudissements des Asiaricains.

Le paysage défilait derrière les vitres du mini-bus, qui longeait à présent


les bords de Loire. C’étaient des panoramas magnifiques, un concentré
de féeries fluviales comme il n’y en avait nulle part ailleurs sur la terre.
Mais pendant que Nathalie, Johanna, Jean-François et Jean Blaise se
forçaient à garder les yeux ouverts, pour ne rien rater de ces merveilles,
les Asiaricains s’étaient abandonnés au sommeil, et ils répandaient leurs
ronflements bruyants dans l’habitacle du véhicule.
Dans un accès d’agacement, Nathalie Appéré secoua le siège qui se
trouvait devant elle, pour tirer le parcourant qui l’occupait de son som-
meil ; mais après avoir ouvert des yeux vagues, celui-ci se rendormit
plus profondément encore en grommelant.
Jean Blaise enrageait.
« Ils vont tout louper. »

Quelques heures plus tôt, en quittant le Seven Urban Suites, ils


avaient fait connaissance avec le chauffeur qui allait les conduire sur la
suite du parcours. C’était un homme d’une cinquantaine d’années aux
yeux pétillants et au visage rieur qui s’appelait Alain Carradec.
Son allure pourtant collait mal avec l’image de marque de cette Tra-
versée moderne cinq étoiles : même, en l’apercevant, Nathalie s’était fait la
remarque qu’il était habillé comme un chômeur. Elle s’était demandée
si cet inconnu, avec son sourire en coin et son œil goguenard, n’allait
pas leur attirer des ennuis ; mais elle n’en avait pas dit un mot à ses col-
lègues, qui étaient déjà suffisamment inquiets comme ça, après la débâ-
cle des jours précédents. Et puis n’importe, il s’était immédiatement
entendu avec les Asiaricains ; et pendant que les édiles étaient encore
en train de rassembler leurs affaires, ceux-là avaient ri tous ensemble,
le nez rivé à une tablette tactile – ça ne pouvait pas faire de mal au moral
des troupes.

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Finalement, Jean Blaise demanda à Alain de mettre la radio, pour
tenir les touristes éveillés. Et comme le volume sonore était encore trop
faible à son goût, il se leva et tourna lui-même le bouton pour le mettre
au maximum.
« Il faut les secouer. »
Réveillés en sursaut, les Asiaricains ouvrirent brusquement les yeux
en se demandant dans quel bastringue on les avait encore abandonnés.
Il faut dire que les enceintes du car crachaient à présent des tubes des
années 80 à plein volume, coupés parfois par la voix nasillarde des ani-
mateurs des stations voisines, car la réception était vraiment mauvaise.
« Le meilleur de la musique ! »
Nathalie et Johanna avaient l’impression de devenir folles, avec ces
chansons qui avaient bercé leur jeunesse et qui leur transperçaient à
présent le cerveau de part en part ; et Jean-François appuya ses mains
fortement sur ses oreilles, pour ne pas y laisser aussi ses tympans.
Finalement, Alain s’arrêta sur un petit parking, au bord de la Loire,
à la sortie du bourg de Saint-Jean-de-Boiseau.
Mais déjà Ludo prenait la parole.
« Entre Nantes et Saint-Nazaire, le Voyage à Nantes a imaginé un
magnifique parcours s’étendant sur les cent vingt kilomètres de l’es-
tuaire, et présentant trente œuvres d’art signées d’artistes de renommée
internationale. Chacune d’entre elles guide les visiteurs vers un lieu aty-
pique ou un site remarquable, entre réserves naturelles fragiles et bâti-
ments industriels gigantesques, composant ainsi un véritable musée à
ciel ouvert au cœur d’un territoire fascinant. »
Devant eux, justement, surgissant du fleuve, une maison résistait au
courant et aux eaux tumultueuses. C’était la fameuse Maison dans la Loire,
de Jean-Luc Courcoult. Les excursionnistes sortirent du mini-bus, les
oreilles encore vibrantes, et ils s’approchèrent de la rive.
Ludovic, derrière eux, les suivait en discourant.
« Jean-Luc Courcoult est l’homme des histoires à rêver debout. Il
nous propose ici une maison dont les fondations capturées par la vase
penchent légèrement, comme une épave inhabitée. Elle semble aussi so-
litaire que nous le sommes de temps à autre dans la nature. »
Jean-François Kerroc’h s’attendait à entendre encore une fois ce lan-

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cinant « later », que les Asiaricains avaient répété en boucle pendant les
deux journées précédentes, mais aujourd’hui ils avaient l’air coopératifs
– même ils semblaient captivés par cette superbe installation. D’ailleurs,
à cause de la réverbération, ils avaient sortis leurs lunettes de soleil, pour
mieux la voir ; car elle était posée de l’autre côté du fleuve. En vérité, ils
avaient l’air parfaitement heureux, et bientôt ils se laissèrent même aller
à lâcher quelques rires. Johanna soupçonna un instant qu’ils fussent en
train de se moquer ; mais non, c’étaient des rires francs et joyeux, qui
leur venait de bon cœur. Mais oui ! Ils avaient bien raison de se marrer,
cette Maison sur la Loire, à bien y regarder, était infiniment drôle. Et Jo-
hanna s’autorisa elle-même à lâcher quelques gloussements aigus.
Jean Blaise rayonnait. Il regarda attentivement ces dix aventuriers
de la poésie et du voyage sensible. Cette fois la vinaigrette était vraiment
en train de prendre. Et dans une bouffée d’amour-propre, il songea que
c’était lui qui avait créé tout ça. Il se voyait comme un chef d’orchestre
connu du monde entier, debout sur une estrade, dirigeant avec fougue
un ensemble symphonique composé de tous les Asiaricains qui allaient
profiter un jour ou l’autre de son prodigieux parcours, et qui aurait joué
devant lui un air entraînant, comme la Marche hongroise de Berlioz. Au
final, dommage que ce fût Nantes qui ait pâti des premières quarante-
huit heures, nécessaires sans doute pour souder le groupe, et accorder
les instruments – peut-être aussi un effet du décalage horaire. La pro-
chaine fois, il s’arrangerait pour que le parcours commence par une
autre ville, et qu’on visite Nantes seulement un peu plus tard.
Mais déjà Ludo les interpellait.
« We leave ! »
Nathalie et Johanna s’étaient rapprochées aussitôt du mini-bus, mais
les Asiaricains continuaient de fixer la Maison penchée, ajustant parfois
leurs lunettes de soleil qui glissaient sur leur nez. C’était étrange, ils ne
semblaient pas vouloir les rejoindre. Ludo les appela plus fort, mais ils
restaient impassibles. Jean Blaise craignit finalement de leur avoir ruiné
les oreilles, avec cette radio qui avait hurlé à tue-tête, et il alla les cher-
cher lui-même.
« We go. »
Ils remontèrent sagement dans le mini-bus. Mais en découvrant le

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rictus qui ornait le visage d’Alain, le directeur du Voyage à Nantes ne
put s’empêcher de suspecter quelque chose.

Le car redémarra. Cette fois, les Asiaricains semblaient bien réveillés.


Ils ne parlaient pas, mais ils étaient pris parfois de grands éclats de rire,
qui secouaient tout l’arrière du véhicule. Même c’était étrange, car sans
qu’ils eussent échangé le moindre mot, ils s’esclaffaient d’un seul coup
tous ensemble, comme s’ils communiquaient par télépathie.
Mais cinq minutes plus tard, Alain arrêtait de nouveau le mini-bus
sur une petite aire de repos.
Cette fois, appuyé sur une digue de pierres, se tenait le « bateau
mou » d’Erwin Wurm.
Les Asiaricains sortirent pour le voir, immédiatement suivis de Lu-
dovic.
« Erwin Wurm aime à défier les règles et les habitudes de la sculp-
ture. Empreinte d’un dramatique humour, son œuvre fait basculer des
moments ordinaires dans un univers absurde. Ce voilier se penche et se
plie, comme irrésistiblement attiré par le fleuve. Les objets ont-ils une
âme ? Erwin Wurm répond “oui” avec un point d’exclamation ! »
Décidément, les commentaires du guide étaient toujours aussi rasoir.
D’ailleurs, Nathalie avait profité de ce nouvel arrêt pour aller faire pipi
derrière une haie, et Johanna était restée assise à sa place, pour ne pas
subir encore une fois cet exposé abrutissant. Mais Jean Blaise n’était
pas tranquille. Pourtant, comme ils l’avaient fait lors de l’arrêt précédent,
les Asiaricains continuaient de se bidonner devant cette œuvre effecti-
vement empreinte d’un dramatique humour. Ils étaient massés en ligne
devant la sculpture, et ils l’observaient fixement, sans bouger la tête –
seules leurs mâchoires s’ouvraient parfois, répandant autour d’eux de
grandes pouffées de rires hilares.
Il s’approcha d’eux.
« You like ? »
Comme ils n’avaient pas l’air de l’entendre, il s’apprêtait à les tirer
un peu plus brutalement de leur contemplation, mais un petit sexagé-
naire qui avait garé sa voiture près du mini-bus s’était approché de lui,
et il lui tournait maintenant autour en se touchant le dessus des lèvres

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et en sifflant une mélodie que Jean Blaise ne parvenait pas à identifier.
« You are ? »
C’était étrange, Jean Blaise avait la conviction d’avoir déjà vécu cette
scène ; mais pour ne laisser planer aucune ambiguïté, il répondit à son
interlocuteur, dans un anglais douteux, qu’il n’était pas celui qu’il cher-
chait. Mais quand l’autre, ne trouvant pas ses mots, s’exprima pour lui-
même en français, Jean Blaise tomba des nues.
« But alors you are french ! »
Le visage du sexagénaire sembla s’illuminer un instant, mais déjà
Ludo demandait au groupe de se rassembler pour le départ.
Dans le bus, Johanna n’avait pas quitté Alain des yeux, et tout au
long de cette deuxième étape, un sourire espiègle était resté imprimé sur
le visage du conducteur.
Vraiment, quelque chose ne tournait pas rond. Elle s’approcha de
Jean Blaise, qui était venu s’asseoir sur le siège d’à côté.
« Ils ont pris des photos au moins ?
— Ils n’avaient pas leurs appareils. »
Cette fois le doute n’était plus permis, et Johanna redoubla de vigi-
lance, pour essayer de mettre à jour cette mauvaise plaisanterie qu’on
était en train de faire dans leur dos. Pourtant les Asiaricains semblaient
toujours d’excellente humeur, la gaieté était toujours accrochée solide-
ment à leurs joues. La maire de Nantes se concentra finalement sur le
flash info, qui passait à la radio, et en tournant légèrement la tête, elle
aperçut le visage décomposé de Nathalie Appéré et de Jean-François
Kerroc’h.
Il faut dire que les nouvelles venant de Rennes étaient navrantes.
Loin d’avoir été étouffée par les autorités, la grogne sociale était encore
monté d’un cran, la ville était presque en état de siège, à en croire l’en-
voyé spécial dépêché sur les lieux. Nathalie en tremblait d’angoisse ; et
dès que le présentateur fût passé à un autre sujet, Jean-François saisit
son téléphone, et il se lança dans une discussion très vive avec un inter-
locuteur que Johanna soupçonna être le Préfet d’Ille-et-Vilaine.
Mais déjà Alain garait le véhicule sur la petite aire de repos de la
commune de Painbœuf, au bord du fleuve, pour qu’ils vibrent encore
une fois face à la créativité artistique. Ce coup-ci, on allait découvrir en-

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semble le Jardin étoilé de Kinya Maruyama.
Sentant que l’attention des excursionnistes baissait, Ludovic rivalisa
d’audace sensuelle et poétique, pour les captiver à nouveau.
« L’architecte-artiste-paysagiste a travaillé à partir de la constellation
de la Grande Ourse et des quatre points cardinaux pour construire cet
espace intimiste à partir de perches de châtaigniers tressées, de fagots
de roseaux, de bois flottés, de pousses de magnolias, d’ardoises, de sable
et de pierres. C’est un véritable espace à vivre : on s’y promène, on y
joue, on s’y pose, on respire, on contemple. »
Mais au lieu de l’écouter, les Asiaricains se dépêchèrent de monter
en haut de l’observatoire, et une fois perchés là-haut, ils admirèrent la
magnifique vue sur le fleuve avec ce même port de tête impeccable, et
leurs rires qui se perdaient aux quatre horizons.
Johanna essaya de calmer ses inquiétudes. Après tout, les touristes
n’étaient pas obligés de tout prendre en photo, ils avaient le droit, de
temps en temps, d’admirer le monde sans la médiation d’un écran tactile ;
mais rien à faire, quelque chose continuait de la tracasser. En tournant
la tête, elle remarqua une religieuse à cornette qui ramassait des grosses
citrouilles luisantes dans le potager du Jardin étoilé, avant de les empiler
dans le coffre d’une vieille fourgonnette grise – et sans savoir pourquoi,
elle fut persuadée qu’elle était de mèche avec les autres.

Avant d’arriver à Saint-Nazaire, on devait encore s’arrêter à l’em-


bouchure de la Loire, à Saint-Brévin-les-Pins, pour admirer le Serpent
d’océan de Huang Yong Ping, dont le squelette semblait issu d’une fouille
archéologique et dont la colonne vertébrale jouait avec la courbe du pont
de Saint-Nazaire, comme le leur apprit Ludovic juste avant de descen-
dre.
Mais catastrophe ! La mer était haute, et du fait d’un coefficient de
marée élevé, la sculpture était entièrement dissimulée sous la surface
des eaux. Les Asiaricains, comme les fois précédentes, s’avancèrent
pourtant sur la plage, et ils fixèrent de ce même air indéchiffrable cette
vaste étendue maronnâtre qui avançait vers eux, diffusant partout sa
puissante odeur de varech. Mais l’instant d’après, ils se mirent tous à
applaudir.

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Johanna s’approcha d’eux sans comprendre. Tout de même, leurs lu-
nettes étaient étranges. C’étaient des lunettes aux montures épaisses,
comme celles que portent les stars de la jet set et que proposent toutes
les grandes marques de luxe. Mais celles-là étaient plus larges encore,
en vérité elles ressemblaient presque à des masques de plongée. N’y te-
nant plus, elle s’approcha de l’Asiaricain qui se trouvait à sa gauche et
elle lui arracha carrément sa monture. L’autre se retourna pour réagir,
mais Johanna découvrit avec stupeur qu’il ne s’agissait pas d’une simple
paire de lunettes de soleil.
« Un casque vidéo ! »
Sous ses yeux, elle apercevait un petit écran intégré, sur lequel sem-
blaient s’ébrouer les personnages d’un film. Elle enfila l’appareil sur son
visage. C’était la dernière scène de La Grande vadrouille, sous-titrée en
anglais. Elle en eut le souffle coupé. Alors comme ça, pendant tout ce
temps-là, les Asiaricains avaient regardé Augustin Bouvet, alias Bourvil,
et Stanislas Lefort, alias Louis de Funès, aider Peter Cunningham et
Big Moustache à échapper aux mains des Allemands ? Ils n’avaient pas
prêté attention un seul instant au musée à ciel ouvert et au territoire fas-
cinant qu’ils venaient de traverser ensemble, et que les organisateurs
avaient choisi de révéler rien que pour eux ?
Johanna rendit finalement ses lunettes à l’Asiaricain, qui les lui ré-
clamait dans une langue qu’elle ne reconnaissait pas, afin de ne pas rater
les dernières images du film, et elle s’assit dans le sable, les joues en
larmes.
Jean Blaise s’approcha d’elle, pour la consoler, mais en voyant les
dix excursionnistes toujours affublés de leurs étranges montures, et riant
tous en chœur, il s’emporta. Il s’approcha du groupe et arracha les paires
de lunettes une à une.
« Confisqued ! »
Et Nathalie Appéré, oubliant les grands discours qu’elle prononçait
quotidiennement sur le miracle numérique, les promenades urbaines en
réalité augmentée dans les nouveaux quartiers de Rennes, et surtout les
panneaux numériques publicitaires qu’elle avait fait installer dans tout
son centre-ville, les tança avec dédain.
« Go out of your bulle ! »

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Finalement, Jean Blaise intima aux parcourants de retourner dans
le mini-bus. Ah ça ils pouvaient être fiers ! Pour la peine, ils seraient
privés de Saint-Nazaire, et de la Suite de triangles de Felice Varini, cette
magnifique peinture qui se déploie en dehors du tableau, à même les élé-
ments architecturaux qui... Et puis flûte ! On ne leur en dirait rien, ils
n’avaient qu’à pas faire les mauvais chameaux.
Mais Jean Blaise, l’air sadique, leur parla quand même de l’usine élé-
vatoire, dont ils ne verraient pas même le sommet de la cheminée en
brique – et ce par leur propre faute. C’était pourtant un lieu unique,
posé face à la mer, une pépite que David Samzun, le maire socialiste,
souhaitait transformer rapidement en hôtel de luxe et en restaurant gas-
tronomique, afin que sa ville disposât enfin d’une offre complète, et pût
accueillir par exemple les invités de marque des capitaines d’entreprise.
Ce à quoi Nathalie ne put s’empêcher d’acquiescer.
« La mixité sociale ne doit pas rester un vain mot. »
Quand ils rentrèrent dans la car, les Asiaricains avaient la tête basse
et la mine contrite d’une bande d’enfants qu’on vient de prendre en fla-
grant délit de bêtise – même s’ils avaient aussi de la colère au fond du
cœur. Alain lui-même paraissait embarrassé, à présent, et Johanna le
soupçonna d’être à l’origine de cette mauvaise blague. C’était forcément
lui qui leur avait donné le fichier vidéo, juste avant qu’ils décollent de
leur hôtel ce matin. Elle trouverait bien, tôt ou tard, le moyen de le
confondre.

De toute façon, on avait perdu assez de temps comme ça. On devait


être arrivé à treize heures pétantes à La Mare aux Oiseaux, le restaurant
du chef étoilé Éric Guérin.
Le mini-bus redémarra et, délaissant la ville de Saint-Nazaire, Alain
rejoignit Montoir-de-Bretagne, avant de s’enfoncer à vive allure dans le
Parc naturel régional de Brière. Mais quand ils arrivèrent finalement
sur l’île de Fédrun, où on les attendait, ils avaient plus d’une demi-heure
de retard, car ils s’étaient perdus plusieurs fois en route.
À peine sorti du véhicule, et pour réconcilier tout le monde, Ludo se
lança dans l’une de ces tirades dont il avait le secret.
« Ici, tout invite à s’évader dans l’espace et le temps, à vivre à un autre

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rythme et à profiter de la magie des lieux, du lever au coucher du soleil.
Ces majestueux marais sont un sanctuaire pour les amoureux des grands
espaces, de la faune et de la flore. La nature s’impose au promeneur, le
charme des maisons aux toits de chaume le transporte ailleurs, la brume
du matin, le silence des oiseaux ou les premiers rayons du soleil rasant
les roseaux invitent à l’abandon. »
Il semblait lancé pour plusieurs heures, alors les autres, affamés, le
bousculèrent pour passer devant lui et prirent le chemin de l’établisse-
ment à pas redoublés. Mais le guide s’engagea à leur suite et leur désigna
le cottage qui apparaissait devant eux sans couper son panégyrique.
« Composé comme un triptyque, le restaurant se dévoile tel un cube
de verre habillé de tentures de soie sauvage, ou encore en boudoir cosy
et pour finir en véranda ouverte sur le jardin. »
Mais trêve de baratin, les estomacs criaient famine. On salua la com-
pagnie, on s’attabla dans un coin du restaurant et on s’empressa d’ouvrir
les menus.
Jean Blaise, toutefois, l’air un peu gêné, annonça aux Asiaricains que
seule la tartine du jour était inclue dans le coût du séjour ; s’ils voulaient
commander autre chose, ils devraient régler la différence.
« It’s supplément. »
Alors les excursionnistes perdirent patience. Non seulement on leur
interdisait de regarder des films quand ils en avaient envie, mais on leur
demandait de mettre encore une fois la main à la poche ? Quel intérêt
de les traîner dans un restaurant gastronomique, s’ils ne pouvaient pas
picorer librement dans le menu à la carte ?
Mais cette fois-ci, Jean Blaise resta catégorique, il n’allait pas les
gaver aux frais de la collectivité. Alors les excursionnistes, la tête haute,
se levèrent de table, et ils quittèrent le restaurant dans un silence de tri-
bunal. Quelques minutes plus tard, ils retrouvaient Alain qui finissait
de manger un jambon-beurre devant le mini-bus, et celui-ci leur lança
un clin d’œil malicieux .
« Come. I know baraque à frites. »
Pendant ce temps, les quatre édiles soufflaient de soulagement. Ça
leur faisait un bien fou, de se retrouver entre-soi. Ils commençaient à
souffrir le martyre d’être collés en permanence à ces étrangers dont ils

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ne comprenaient ni la langue ni les mœurs, mais qui étaient assurément
de fieffés harpagons. Mais quand ils virent que Ludo tiquait, en les en-
tendant parler des Asiaricains de la sorte, ils lui demandèrent ce qu’il
faisait là, et ils l’invitèrent à aller retrouver les autres et à les laisser seuls,
sous prétexte qu’ils avaient des questions pratiques à régler entre eux.
« Il y en a qui travaillent ! »
Alors ils se mirent à leur aise. Ils avaient l’impression d’être des frères
et sœurs de bonne race qui se retrouvaient enfin en famille, après avoir
été obligés d’aller jouer dans la boue avec tous les gamins du bas du vil-
lage. Et quand Johanna leur proposa de commander un apéro, Jean
Blaise se leva et écarta les bras dans un geste de victoire.
« Champagne ! »

Pendant les deux heures qui suivirent, les édiles s’abandonnèrent à


la magie des lieux, et se laissèrent guider sur les chemins de traverse
d’Éric Guérin, au cœur de ce jardin secret où il puisait ses inspirations.
Ils optèrent chacun pour le menu « Migrations » à cent-dix euros,
car il n’y en avait pas de plus cher. Mais comme il fallait encore faire
des choix parmi les hors-d’œuvre et les plats de résistance, ils ne purent
se résoudre à en rejeter un seul, et ils décidèrent simplement de les goû-
ter tous.
Ils commencèrent en douceur, avec les Couteaux et salsifis au gros-
lait de la ferme du Bois, rehaussés avec un miel récolté ici-même, par
Éric Guérin en personne. Mais ce n’était qu’un amuse-bouche, qui ne
servit qu’à ouvrir en grand les portes de leur appétit. Alors ils dévorèrent
les Huîtres de Kercabellec en raviole végétale de courge et de nashi, le
Foie gras à l’anguille et à la pomme de région agrémenté de sa frisée au
lardon, et quand les serveurs leur apportèrent le King crabe et ses he-
liantis à la noisette, ils se léchèrent les doigts de bonheur, en arrosant
chaque bouchée d’une longue goulée de grand cru.
Mais ce n’étaient là que les entrées, il était temps de passer aux choses
sérieuses. D’abord, on leur servit des Noix de coquilles Saint-Jacques
rôties à la crème de sésame noire et à la mandarine de Mikan. Nathalie
Appéré n’avait jamais rien mangé d’aussi bon, elle se lançait les mor-
ceaux de corail les uns après les autres dans la bouche, comme elle eût

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fait avec de simples cacahuètes. Mais c’était loin d’être fini. C’était une
véritable farandole de couleurs et de saveurs, qui défilait devant eux
avant de finir au fond de leur estomac béant. On leur servit une Lotte
truffe noire avec ses endives au jambon sauce poulette, et puis à suivre
un Pigeon de Mesquer et son divin accompagnement d’avocat, de céleri
et de café. Jean-François Kerroc’h était au paradis ; et repensant à la
fermeture prolongée des restaurants universitaires, du fait de la grève
des personnels du CROUS, sa jouissance fut encore décuplée.
« Les étudiants peuvent aller se faire cuire leurs œufs de peinture ! »
Les assiettes s’entassaient sur leur table, les serveurs n’avaient pas le
temps de les débarrasser que les suivantes arrivaient déjà.
Mais c’était le moment de l’entre-deux. Johanna engloutit son Cho-
cotruffe, avant de se jeter sur le Cantal affiné trois mois et parfumé au
daîkon et au nori grillé.
Et puis ma foi, ce fut le tour des desserts.
Ils parlaient fort, ils mangeaient salement, mais le personnel de l’éta-
blissement n’avait jamais vu une compagnie aussi enjouée, et aussi vo-
race – les frigos et les réserves étaient déjà presque vides. Alors, pour
terminer en feu d’artifice, on leur offrit la totale. D’abord le Montmartre
exotique avec son Praliné-noix de coco-mangue, et puis le Moaïs de l’île
de Fedrun parfum caramel, cacahuète et passion. Mais comme ils
avaient bien encore un peu de place quelque part, on leur apporta le
Black forest et sa Chocogrillote, et puis la Japonese girl avec sa Geisha
goyave-citron. Éric Guérin connaissait son travail, car ce n’étaient pas
seulement les saveurs et les parfums qui les enivraient, c’étaient aussi
tous ces noms qui évoquaient dans leur tête des pays lointains, des sen-
teurs d’épices, des fruits suaves. Ils continuaient ainsi leur migration en
toute confiance vers des territoires de plus en plus éloignés, sachant
qu’ils seraient toujours ramenés quelque part sur une île en Brière, au
bout du compte. Mais on s’approchait déjà de la fin du voyage. On leur
apporta encore un Café Liégeois agrémenté d’une crème glacée au café
vert, et une Tarte fine aux pommes de Missillac et au caramel au beurre
salé.
« Attendez, attendez ! »
Une serveuse, essoufflée par les allers-retours incessants que lui avait

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réclamés cette tablée de mangeurs insatiables, arriva vers eux en cou-
rant. Ils avaient failli oublier le Soufflé too chocolat, crémeux So Hot
aux piments.
Cette fois, ils pouvaient dire qu’ils s’étaient bien régalés. Et quand
Nathalie Appéré laissa sortir de sa gorge un rot sonore, qui résonna dans
la salle de restaurant, tout le personnel, mais également tous les clients
qui étaient encore attablés autour d’eux, se levèrent et les applaudirent
d’admiration.
C’est le moment que choisit Éric Guérin pour venir les féliciter en
personne. Le grand chef ne cachait pas sa joie. Quel appétit ils avaient !
Ils lui avaient vidé ses cuisines, mais n’importe ! il n’avait jamais vu ça,
ils seraient toujours les bienvenus à sa table. Avant de partir, il leur laissa
encore deux bouteilles de Veuve Cliquot.
« Cadeau de la maison. »
Alors les quatre convives se levèrent et à chacun leur tour, ils le ser-
rèrent chaleureusement dans leurs bras, des larmes plein les yeux – il
faut dire qu’ils étaient complètement gris.
Mais l’heure tournait, ils garderaient les deux bouteilles supplémen-
taires pour plus tard.
Au moment de payer, Johanna et Nathalie se précipitèrent toutes les
deux devant la caisse enregistreuse.
« C’est pour moi.
— Je n’en ferai rien. »
Et alors que l’une brandissait son chéquier de la Ville de Rennes, l’au-
tre agitait celui de la Ville de Nantes – ni l’une ni l’autre ne voulait rien
entendre, on eût dit que chacune d’entre elles jouait son honneur, à ré-
gler l’addition de ce repas mirifique. Mais comme aucune ne semblait
disposée à céder, on fit finalement moitié-moitié : pas de gagnant, pas
de perdant, les Nantais et les Rennais pourraient se réjouir d’avoir
contribué à part égale à sustenter leurs dévoués représentants.

En sortant de l’établissement, ils tombèrent sur le guide et les Asia-


ricains. Ces derniers avaient été manger des frites dans une gargote
posée sur l’île d’Aignac, et puis ils avaient profité du soleil pour faire
une petite balade de rien du tout et passer du bon moment au bord de

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la Brière. Ludovic leur avait montré des lieux connus de lui seul ; et là,
ils s’étaient délectés à ne rien faire, et à observer seulement les roseaux,
les iris, les morènes et les myriophylles qui poussaient au bord de l’eau.
Est-ce que ça ne ressemblait pas enfin à des vacances ? Et quand Alain
avait sorti de son sac deux bouteilles de vin blanc et une douzaine de
gobelets en plastique, ils s’étaient dit qu’ils étaient vraiment les rois sur
la terre.
Johanna et Nathalie étaient ivres mortes, mais Jean Blaise hocha la
tête avant de leur expliquer en bégayant que c’était bien joli de compter
les nénuphars, mais ils avaient encore plein de trésors cachés à aller voir.
Et sans y penser, il leur répéta les mots que Claude Renoult avait adressé
à la presse.
« We capte touriste zappeur with propositions qualitatives. »
Alors il fallut remonter dans le mini-bus, et sortir du Parc naturel
pour rejoindre La Roche-Bernard.
Une demi-heure plus tard, ils passèrent au-dessus de la Vilaine. Na-
thalie digérait son déjeuner gargantuesque en somnolant dans son fau-
teuil, mais dès qu’on aperçut la rivière dont les eaux marronnâtres
traversaient sa métropole de région, elle se redressa devant la vitre et
observa le paysage avec des yeux tout ronds. Ce n’étaient peut-être pas
les bords de Loire, mais la Vilaine avait quand même une grâce toute à
elle ; et la maire de Rennes se promit de la faire rebaptiser d’ici l’été sui-
vant. Les choses seraient plus facilement lisibles pour les touristes étran-
gers si on la renommait la Superbe ou pourquoi pas the Marvellous – et
elle imaginait déjà des slogans aguicheurs.
« Bienvenue en Ille-et-Sublime. »
Les Asiaricains, de leur côté, seraient bien restés encore un moment
au bord de l’eau à siroter des verres de muscadet. Ça commençait à faire
beaucoup de kilomètres dans la même journée, en vérité ils étaient com-
plètement abrutis par le trajet. Pour sûr, ce vieux pays avait bien des
charmes ; mais ils avaient l’impression d’avoir eu leur comptant de
fleuves, de vasières et de marais pour la journée. Est-ce qu’ils ne pou-
vaient pas simplement se poser quelque part, dans un de ces coins recu-
lés qu’on leur avait vendus sur les brochures, et rester plusieurs jours
au même endroit – au lieu d’être transbahutés sans arrêt d’un endroit à

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un autre ?
D’autant qu’avant d’arriver à Rennes, ils durent s’arrêter encore dans
une carrière abandonnée, à proximité de Fégréac. Ils n’en pouvaient
plus, ils étaient abrutis par ces étapes à répétition qui les obligeaient à
chaque fois à s’extraire laborieusement du mini-bus, et à s’y masser à
nouveau dix minutes plus tard.
Mais déjà Ludo avait repris son éternel rabâchage.
« Face à la butte féodale du château de Rieux que l’on peut aperce-
voir de l’autre côté de la Vilaine, la carrière du Bellion est d’abord un
lieu de création artistique aménagé pour accueillir les spectateurs et les
promeneurs. Pour preuve, cette immense structure en bois, posée au
sommet du front de taille et réalisée par l’artiste russe Nicolas Polissky. »
L’architecture en question rappelait les lignes de la tour de Babel.
Mais quand Ludo invita les parcourants à le suivre jusqu’au sommet de
ce belvédère, pour admirer la vue, ils le supplièrent. On voyait beaucoup
mieux la structure d’en bas – et ils sortirent leurs appareils photo, pour
lui prouver que cette vue en contre-plongée satisfaisait parfaitement
leurs ambitions artistiques.
De toute façon la nuit tombait, il était l’heure de s’en aller.
Mais au moment de partir, Jean-François aperçut une foule de pay-
sans qui avançait vers eux. Ils étaient mal habillés, de la paille crottée
collait encore à leurs sabots. Surtout ils avaient des visages durs, avec
la haine de tous les privilèges bien accrochée au menton. Johanna fit
remarquer à Jean Blaise qu’ils avaient des fléaux et des faux à la main.
Au loin, ils crurent même apercevoir une guillotine, qu’on finissait d’ins-
taller sur une estrade.
Nathalie sentit un long frisson lui traverser le dos.
« Ils approchent encore. »
Alors les quatre édiles se dépêchèrent de filer. C’étaient sûrement les
dernières répétitions pour la représentation du soir, mais ils ne pouvaient
pas s’empêcher de penser que c’était après eux que ces gens-là en
avaient. Ils furent dans le mini-bus bien avant les Asiaricains, qui regar-
daient la mise en scène d’un air amusé, et le rire d’Alain, qui se moquait
de leur pusillanimité, tomba sur eux comme le tranchant d’un glaive.

16
Quand ils arrivèrent à Rennes, il faisait nuit noire. Les excursion-
nistes étaient trop fatigués pour écouter les sempiternelles explications
de Ludovic, qui commençaient doucement à leur cogner sur le système.
Est-ce qu’ils ne pourraient pas, pour une fois, profiter un peu du si-
lence ?
Le mini-bus s’arrêta devant un établissement hôtelier haut de gamme,
dont le nom disparut de leur mémoire trois secondes après qu’on le leur
eût signalé. Pourtant Jean-François n’était pas peu fier de les recevoir
dans ce joyau de l’hostellerie de luxe à la rennaise, qui affichait – soit
dit en passant – une étoile de plus au compteur que le Seven Urban
Suite nantais.
« It’s le must. »
Sans la promesse du repas qui les attendait, les Asiaricains eussent
été bien incapables de se lever de leur siège. Ils prirent la direction du
hall d’accueil ; mais l’un d’entre eux s’arrêta quand même devant la fa-
çade de l’établissement, l’air hagard. Buren était certainement passé par
là, car il avait oublié un de ses ridicules cerceaux lumineux derrière la
vitrine – il faudrait quand même penser à le lui rendre.
Finalement, ils montèrent sagement dans leur chambre, le teint livide
et les bras ballants, comme un troupeau de zombis bien discipliné.
Nathalie était toute excitée, de les accueillir enfin dans sa smart city
de demain ; mais l’instant d’après elle pensa aux affrontements qui
avaient encore opposé les manifestants et les forces de l’ordre tout
l’après-midi, et son regard s’assombrit. Jean-François s’efforça de la
tranquilliser, sans vraiment y croire lui-même.
« Les CRS ont tout donné. »

Les Asiaricains voulurent quand même prendre une douche avant


d’aller dîner, afin de se délasser un moment après cette troisième journée
menée façon grande vitesse ; mais une fois leur peignoir autour du corps,
ils jugèrent qu’une petite sieste ne pouvait pas leur faire de mal.
Johanna, Nathalie, Jean et Jean-François, de leur côté, avaient déjà
pris le chemin du restaurant, et ils les attendaient autour de la table, se
sentant un peu coupables de les avoir congédiés aussi rudement au mo-
ment du déjeuner.

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Mais quand leur réveil sonna, les Asiaricains ouvrirent un œil, et ils
se rendormirent aussitôt – les deux cent dix kilomètres de la journée
leur avaient enlevé toutes leurs forces.
Et les autres, alors même que les serveurs couraient autour d’eux
dans tous les sens, continuaient de les attendre, les paupières lourdes,
les yeux rivés à la serviette qui flottait au milieu de leur assiette vide. Et
alors que Jean-François Kerroc’h s’était encore une fois assoupi sur sa
chaise, alors que les minutes s’étiraient et que Jean Blaise et Johanna
menaçaient de s’écrouler sur place à leur tour, Nathalie essaya de les
faire patienter encore.
« Ils ne vont sûrement pas tarder. »
Il y eut un soir, il y eut un matin ; ce fut le troisième jour.

(à suivre : prochain épisode le 3 juin)

— S OO N IN T H E E N G L I SH —

— BA L D AU F D E R D E U TS C H —

— す ぐ に日 本 語で —

— 很快 用 中文 —

— 곧 한 국 어로 —

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