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Durée du parcours : 8 jours, 7 nuits

LA RINCÉE

Starring :
Nathalie Appéré

Johanna Rolland

Jean-François Kerroc’h

Jean Blaise

Samedi
Sixième jour
« Décidément décidément, ce n’était
pas aujourd’hui que les richesses mi-
rifiques de l’Asie et de l’Amérique
du Nord allaient ruisseler dans les
boutiques de souvenirs de la Cité
Corsaire. »

Nathalie Appéré, Johanna Rolland, Jean Blaise et Jean-François


Kerroc’h accompagnent un groupe de dix touristes étrangers sur leur
nouveau parcours « sensible et poétique », Traversée moderne d’un
vieux pays, qui doit les conduire de Nantes jusqu’au Mont-Saint-
Michel, en passant par tous les lieux enchanteurs et secrets de la
Loire-Atlantique et de l’Ille-et-Vilaine.

Résumé de l’épisode précédent : La journée du vendredi a commencé sous


une pluie battante. Après s’être arrêtés sur le site des onze écluses, noyé
dans la brume, les parcourants ont fait une halte à Bécherel, où ils ont
dévalisé les étagères des bouquinistes – non sans profiter du trajet pour
se remémorer leurs émotions de la veille à Rennes 2. Les précipitations
ayant repris de plus belle, la visite de Dinan a tourné court et en lieu et
place de restaurant savoureux, les édiles ont été contraints de manger
dans un McDonalds. Plus loin, à Plouër-sur-Rance, les Asiaricains ont
découvert les sculptures de Denis Monfleur, et encouragés par Alain,
ils se sont essayés à leur tour à l’activité de plasticien, en récupérant des
morceaux de plastique dans des containers à ordures. Ils sont finalement
arrivés à Saint-Malo, et ont rejoint leur petit hôtel, à proximité du Palais
du Grand Large.

Le sixième jour était dédié à la découverte de Saint-Malo et de son lit-


toral – irrésistible invitation à l’évasion et à la promenade au grand air.
D’ailleurs, le site de Météo France ne s’était pas trompé. À l’exception
du vent et de ces gros nuages gris qui avançaient rapidement en direc-
tion de la côte, le ciel était au beau fixe.
Après qu’ils eussent pris un solide petit déjeuner face à la mer, Lu-
dovic vint chercher les Asiaricains pour leur faire découvrir la plage du
Sillon, récemment sacrée plus belle plage de France. Mais au lieu de
contempler la Manche, ils furent interloqués par les brise-lames qui dé-
fendaient l’enceinte de la ville. Une chance, car le guide était incollable
sur le sujet.
« C’est en 1698 qu’a été prise la décision d’installer les pieux de la
plages du Sillon, après que les marées d’équinoxe précédentes eussent
endommagé les fortifications. Mais en 1825, à l’initiative de l’ingénieur
des Ponts et chaussées Robinot, deux mille six cent nouveaux troncs
“tortillards” furent enfoncés dans le sable, d’environ un tiers de leur lon-
gueur, initialement de sept mètres. »
Pendant qu’ils s’extasiaient devant l’écorce aux plis profonds de ces
chênes de la mer, dont une lèpre faite de balanes et de glands de mer
couvrait les arêtes jusqu’à mi-faîte, témoin du niveau des hautes marées,
Nathalie Appéré et Johanna Rolland décidèrent de mettre les mollets
dans l’eau.
Au loin, se détachant sur la mer sombre, elles apercevaient le phare
du Grand Jardin, la Grande Conchée et l’île de Cézembre – Jean Blaise
et Jean-François, de leur côté, avaient préféré se dégourdir les jambes
en direction du Grand Bé, et elles apercevaient leurs silhouettes qui ré-
trécissaient progressivement dans la lumière.
Nathalie hasarda un orteil dans l’eau. Elle était glaciale.
« Il est encore tôt. »

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Quelques mètres plus loin, une poignée d’enfants jouait dans les va-
guelettes, au bord du rivage, mais bien qu’on fût déjà à la fin du mois de
juin, aucun adulte ne semblait désireux de braver les températures arc-
tiques des eaux de la Côte d’Émeraude.
Nathalie se força quand même à faire quelques pas en direction du
Channel, mais alors que ses chevilles se tétanisaient, et qu’elle s’apprêtait
à faire demi-tour, elle marcha sur une vive.
C’était une piqûre incroyablement douloureuse, qui lui traversa la
plante du pied et remonta instantanément dans tout son corps.
Johanna, qui était restée au sec, l’entendit crier.
« Tout va bien ? »
Quelques minutes plus tard, Nathalie était allongée devant ces troncs
chagrinés, que les Asiaricains n’avaient pas quitté de leurs écrans de
smartphone.
Ludovic les éloigna, et il chuchota quelques mots à l’oreille de Na-
thalie, qui fit une terrible grimace de dégoût.
« C’est la seule solution. »
Alors elle tourna la tête, et elle sentit un filet de liquide chaud lui cou-
ler sur la voûte plantaire. Elle se pinça le nez, pour repousser l’odeur
d’urine, mais au bout du compte, c’est vrai que ça faisait du bien, elle
sentait déjà la douleur diminuer.
Bientôt, elle fut à nouveau d’aplomb – sans quoi les autres l’auraient
simplement laissée là ; car il était déjà presque dix heures et demi, et ils
avaient énormément de choses à voir.

Ils se hâtèrent de rejoindre Saint-Malo intra-muros, ce haut-lieu de la


guerre navale où tout était tourné vers des horizons qui racontent des
histoires d’aventures et de conquêtes. Mais dès qu’ils eurent franchi la
porte Saint-Vincent, ils se retrouvèrent face à une foule immense, tassée
place Chateaubriand, et qui s’engouffrait par petites vagues dans les
ruelles de la vieille ville. De l’autre côté, d’innombrables boutiques de
souvenirs déversaient sur l’espace public leurs cartes postales, leurs tris-
kèles, leurs marinières, leurs bols bretons, leurs hermines et leurs ré-
pliques du Fort National.
C’étaient surtout des groupes de touristes étrangers, facilement re-

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connaissables à leur tenue vestimentaire colorée et à leur équipement
photographique. Certains portaient des écouteurs, dans lesquels ils re-
cevaient les explications de leur guide, qui se trouvait un peu plus loin,
parlant dans un micro sans fil ; d’autres avaient de grosses gommettes
de couleur collées à leurs pulls ou à leurs vêtements de pluie, pour éviter
qu’ils se retrouvent mélangés à un autre groupe que le leur ; à d’autres
encore, on avait carrément donné des chapeaux de pirates, qu’ils por-
taient avec une fierté apprêtée – car ceux qui n’en avaient pas les solli-
citaient régulièrement pour prendre des selfies à leurs bras.
Comme s’ils s’étaient retrouvés face à un miroir déformant, leur ren-
voyant l’image de ce qu’ils étaient, ou du moins de ce qu’ils redoutaient
d’être, les Asiaricains firent plusieurs pas en arrière. Mais Ludovic com-
prit immédiatement ce qui se passait, et comme un magicien qui a plus
d’un lapin dans son chapeau, il proposa à la compagnie de monter plutôt
sur les remparts.
« There is nice view. »
En effet, au niveau de la place Vauban, un joli escalier en colimaçon
permettait de rejoindre le sommet des fortifications, et de faire le tour
de l’enceinte de la ville. Mais en haut, la situation n’était pas plus relui-
sante. C’étaient d’interminables chapelets de vacanciers qui s’égrenaient
le long des remparts, marchant parfois derrière un individu tenant un
petit fanion coloré. Justement, Ludovic s’apprêtait à sortir le sien ; mais
les Asiaricains avaient l’air tellement contrariés par ce qu’ils voyaient,
qu’il arrêta son geste en cours de route.
« Depuis les remparts longs de mille sept cent cinquante-quatre mè-
tres, admirez l’horizon et les nombreux îles et îlots fortifiés qui entourent
la ville. »
Mais les excursionnistes gardaient les yeux rivés sur les autres tou-
ristes, tout en repensant aux discours dont les agences de voyage avaient
bercé leurs oreilles, pour mieux leur vendre cette Traversée moderne, qui
ne devait être réservée qu’à eux.
Ils n’avaient rien contre les autres vacanciers, qui s’étaient faits ber-
ner comme tout le monde – mais ils sentaient fermenter dans leurs veines
une rancune et même une haine profonde contre tous ceux qui leur
avaient promis des trésors méconnus, des plages secrètes et des cam-

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pagnes préservées, avant de les jeter négligemment au milieu de cette
mêlée humaine.
Du reste, Jean Blaise était contrarié lui aussi, il sentait bien que la
supercherie était en train de s’écrouler – même si elle s’était fissurée dès
le départ. Pourtant il essayait de se justifier à ses propres yeux. Tous ces
sites oubliés ou pas encore révélés, et cette façon décalée de les décou-
vrir, c’était bon pour les plaquettes commerciales, et les argumentaires
des tour-opérateurs. Pour le reste, les Asiaricains étaient des touristes
comme les autres, qu’il fallait emmener dans les mêmes lieux bondés que
leurs congénères ; non seulement parce que c’était là que les commer-
çants et les hôteliers les attendaient, mais aussi parce que, inconsciem-
ment, c’était là qu’ils voulaient être – pour le plaisir de cacher la vue à
leurs semblables. En vérité, personne ne sollicitait les services d’une
agence de voyage pour rester tout seul dans son coin, fût-ce sur une
plage de rêve.
Il s’adressa finalement aux parcourants en gardant la mâchoire à
demi serrée.
« We leave. »
Décidément décidément, ce n’était pas aujourd’hui que les richesses
mirifiques de l’Asie et de l’Amérique du Nord allaient ruisseler dans les
boutiques de souvenirs de la Cité Corsaire, et plus généralement sur le
territoire bretillien. Et Jean-François se sentit soudainement furieux
contre lui-même : en fin de compte, il aurait mieux fait de laisser les ex-
cursionnistes claquer leur fric au casino le soir précédent.
De toute façon, l’heure tournait, et ils avaient rendez-vous à treize
heures avec Claude Renoult à la Table d’Henri, pour le déjeuner.

Ils retrouvèrent le maire de Saint-Malo devant le numéro 4 de la


Chaussée du Sillon. Claude Renoult ne s’était pas encore tout à fait
remis de son intoxication alimentaire, mais il avait quand même son air
jovial et grivois des grandes occasions. On leur proposa de s’installer en
terrasse, mais le ciel était trop menaçant, et puis le vent était glacé, ils
préférèrent se réfugier à l’intérieur. Jean Blaise essayait quand même
de positiver.
« Always sun is boring. »

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Les Asiaricains le regardaient avec gêne, sans savoir s’il faisait une
blague ou s’il leur délivrait une vérité profonde sur cette région du
monde au climat terriblement capricieux. Mais déjà, les serveurs po-
saient de gigantesques plateaux de fruits de mer sur leur table. Seul
Claude Renoult, l’estomac encore un peu fragile, se fit servir une assiette
de crudités.
Mais les Asiaricains eux-mêmes semblaient méfiants. Ils appro-
chaient les bulots et les bigorneaux de leur nez, avant de les examiner
avec suspicion ; mais même les crevettes grises leur paraissaient dou-
teuses. Et l’un d’entre eux se risqua à prendre la parole.
« Cuire plus plus. »
Alors Jean Blaise se fâcha à nouveau. Et puis quoi encore ! Est-ce
qu’ils allaient nous apprendre comment on préparait les fruits de mer ?
Ou bien était-ce une nouvelle façon de se moquer des habitudes alimen-
taires des Français ? On ne leur avait pourtant pas servi des cuisses de
grenouilles ou des escargots de Bourgogne. Ils étaient chez nous, ils al-
laient se plier à nos manières ! D’autant qu’ils n’allaient pas le regretter,
toutes ces friandises de l’océan allaient leur fondre dans la bouche.
« It’s spécialité ! »
Face à tant d’insistance, les excursionnistes se risquèrent quand
même à goûter quelques coquillages, assortis de pain et de petites cuil-
lerées de mayonnaise. De leur côté, les édiles s’en mettaient plein les
tripes, passant sans transition des huîtres aux langoustines, des langous-
tines aux homards, des homards aux araignées de mer et aux tourteaux.
Que les Asiaricains fassent la fine bouche s’ils voulaient, il y en aurait
plus pour les autres. Des monceaux de carapaces s’entassaient déjà dans
leurs assiettes, mais ils mangeaient encore, et le maire de Saint-Malo,
échaudé par sa dernière expérience, les observait avec une lueur d’in-
quiétude dans les yeux.

Les premiers symptômes se déclarèrent après le café, au moment où


ils s’apprêtaient à sortir du restaurant. Ludovic, qui avait été s’acheter
un sandwich au gruyère un peu plus loin, les attendait déjà devant la
porte. Mais en se levant, Jean-François fut pris d’une crampe à l’esto-
mac.

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« Je reviens. »
Il disparut derrière la porte des toilettes. Mais déjà Johanna se plai-
gnait de douleurs abdominales.
« Moi aussi. »
Nathalie et Jean Blaise se dévisagèrent avec un soupçon de crainte.
En tournant la tête, ils virent Jean-François sortir des sanitaires, et y
retourner aussitôt en serrant l’entrejambe. Ils se regardèrent encore.
Mais le ventre de Nathalie émit une série de gargouillements inhabituels,
et la maire de Rennes se leva à son tour, pour rejoindre ses camarades
aux sanitaires.
Les Asiaricains, qui n’avaient presque pas touché à leurs assiettes,
hochaient gravement la tête, comme s’ils s’étaient attendus depuis le
début à ce qui arrivait.
Jean Blaise se félicita un instant d’être le seul rescapé de cette épi-
démie, mais l’instant d’après, il sentit un fort mouvement de contraction
au niveau de son sphincter.
Une heure plus tard, les quatre édiles n’avaient toujours pas reparu.
Claude Renoult était parti, prétextant des affaires importantes, et Lu-
dovic avait fini par entrer dans l’établissement et par prendre sa place,
pour attendre au chaud ; mais les Asiaricains commençaient à s’impa-
tienter.
« Nous dire cuire plus plus. »
Il fallait agir. Ludovic se rendit finalement à la pharmacie la plus
proche, et revint quelques minutes plus tard avec une demi-douzaine de
boîtes de diosmectite.
« La diosmectite est un silicate de magnésium et d’aluminium, utilisé
comme traitement antidiarrhéique et vendu notamment sous le nom de
marque Smecta. Elle augmente l’épaisseur et la viscosité du mucus qui
tapisse le système digestif, et protège ainsi la muqueuse intestinale. »
Il prépara quatre verres, avec une triple dose de pansement gastrique,
et il les apporta fièrement aux édiles, espérant que ça ferait rapidement
effet.

Il était seize heures quand ils se retrouvèrent devant l’établissement.


Nathalie et Johanna avaient le teint presque vert, et Jean Blaise se te-

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nait le bas du ventre ; mais ils étaient sur pied, ils pouvaient reprendre
le parcours là où ils l’avaient arrêté. Et comme les parcourants lui po-
saient la question, Jean-François leur assura que tout allait bien.
« We have the habitude ! »
S’ils avaient passé l’après-midi au chaud dans un musée ou un salon
de thé, peut-être que leur métabolisme eût finalement retrouvé son état
de tranquillité ; mais un bateau les attendait depuis presque deux heures
au niveau de la chaussée Éric Tabarly, pour les amener à Dinard.
Ils s’apprêtaient à marcher jusque là-bas, mais comme un bus passait
à leur hauteur, Nathalie le héla, et ils s’assirent tous dans le véhicule de
la société Kéolis.
« C’est plus prudent. »
Finalement, ils se retrouvèrent à l’embarcadère.
Avec la marée montante, la mer s’était un peu agitée, et au loin, elle
s’était même couverte d’une multitude de moutons blancs, qui sem-
blaient danser sur les flots.
Ils prirent place dans la petite navette, et au moment de partir, le ca-
pitaine de la compagnie Corsaire donna un coup d’avertisseur, qui ré-
sonna contre les remparts de Saint-Malo.
La traversée était rapide, elle durait dix minutes à peine ; mais le rou-
lis de la houle, auquel vinrent s’ajouter les odeurs de vase et de goémon,
leur donnèrent immédiatement le mal de mer. Nathalie garda la main
sur la bouche pendant tout le trajet, et quand la vedette accosta, elle se
précipita sur le quai, pour aller vomir derrière une pile de casiers à cre-
vettes. Jean-François n’en menait pas large non plus, mais en la voyant,
il fut pris d’un grand élan de pitié pour la maire de Rennes, sur laquelle
le sort semblait s’acharner depuis le début du voyage.
« Dur dur le haricot ! »

Ils suivirent le chemin côtier, découvrant les villas typiques de l’ar-


chitecture Belle Époque de Dinard. Les Asiaricains, soulagés d’avoir
échappé à cette incurie alimentaire, paraissaient plus concentrés que
d’ordinaire – même on eût dit qu’ils harcelaient Ludovic de questions.
Mais en s’approchant, Jean Blaise découvrit qu’ils l’interrogeaient
sur les prochaines manifestations qui devaient avoir lieu à Rennes. Le

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guide n’était pas un spécialiste des mouvements sociaux, mais puisque
certaines grèves dures étaient toujours en cours, il y aurait forcément
quelque chose dans les jours à venir. Et en voyant que les autres se ré-
jouissaient de cette annonce, il leur fit l’apologie d’une Bretagne rebelle
et frondeuse, qui avait toujours été la lanterne rouge de l’Hexagone, et
qui repoussait à chaque fois courageusement les assauts du grand Ca-
pital.
« Bretagne is proud country. »
Par défi même, il appuya exprès sur le mot « Bretagne », pour énerver
les édiles, qui avaient voulu le faire disparaître de leurs supports de com-
munication – afin de ménager les susceptibilités politiques.
Et pendant qu’ils passaient à hauteur de l’ancien prieuré, de la maison
du Prince Noir, du manoir de la Baronnais et de la villa de la Reine, Lu-
dovic racontait aux excursionnistes les luttes qui avaient émaillé l’his-
toire récente de ce vieux pays à la fierté exacerbée, qui n’avait pas encore
dit son dernier mot en matière de révolte contre l’ordre établi. Il leur
parla de la lutte contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff, dans le
Finistère, mais aussi de tous les collectifs qui se battaient aujourd’hui
contre les sociétés de prospection minière et d’extraction de sable, qui
foutaient l’environnement en l’air ; il leur parla encore des mouvements
contre le CPE et contre la loi « Travail », où les étudiants avaient été
exemplaires. Il n’était pas spécialement révolutionnaire ; mais ça faisait
partie de l’histoire de sa région, il n’avait pas de raison de le cacher aux
Asiaricains, surtout s’ils manifestaient un intérêt particulier à cet en-
droit-là.
Il se sentit obligé de leur avouer que les touristes n’étaient pas tou-
jours les bienvenus dans les parages, surtout s’ils venaient là pour se
faire servir, car il ne fallait pas prendre non plus la Bretagne pour une
résidence secondaire ; mais si en revanche ils venaient pour joindre leurs
efforts à la cause et aux combats en cours, alors là ils seraient toujours
accueillis comme des rois.
Et quand, à ce titre, il évoqua finalement la ZAD de Notre-Dame-
des-Landes, qui se trouvait à quelques encablures de là, et qui venait
tout juste d’être réoccupée par les Zadistes, les Asiaricains le tannèrent.
« Possible aller ? »

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Derrière eux, les quatre édiles l’entendaient réciter son discours de
propagande, et ils enrageaient en silence – car le simple fait d’ouvrir la
bouche eût pu avoir des conséquences fatales pour chacun d’entre eux.
Et alors que les mots « numérique », « innovation », « business » et « en-
treprise » clignotaient fortement dans leurs têtes comme des alarmes, ils
durent se résoudre à ralentir encore le pas, plutôt que d’avoir à suppor-
ter les dangereux sermons de Ludovic.
Arrivés à la pointe de la Roche Pelée, ils firent demi-tour, et quand
le guide proposa à Nathalie et à Johanna de reprendre le même chemin
qu’à l’aller, pour retrouver l’embarcadère, elles poussèrent des cris. Plu-
tôt mourir ! Elles avaient encore l’estomac au ras des gencives, le moin-
dre tressautement risquait d’envoyer valser tout ce qu’elles avaient
encore dans le ventre.
Finalement, on appela Alain, qui vint les chercher au niveau du mini-
golf de Saint-Énogat. Les Asiaricains furent ravis de retrouver leur com-
pagnon de voyage, qui avait passé tout ce temps-là à les attendre – même
si Jean Blaise entendit plusieurs fois le nom de Rennes sortir de sa
bouche.
En passant le barrage de la Rance, ils purent profiter de la vue qui
s’offrait à eux des deux côtés. Il ne pleuvait pas encore, mais le ciel était
d’un gris cendreux qui pouvait se déchirer à tout moment.
Ils apprécièrent de rentrer au chaud dans leur petit hôtel.

Après le dîner, Jean Blaise incita cette fois vivement les Asiaricains
à aller prolonger la soirée au casino, qui était vraiment à deux pas d’ici.
Ils allaient sûrement bien s’amuser, et peut-être même gagner beaucoup
d’argent.
« It’s happen to win. »
Mais les Asiaricains lui répondirent qu’ils préféraient se coucher tôt ;
ils étaient fatigués, mais surtout ils voulaient garder des forces – car ils
avaient des projets pour la suite sur lesquels ils préféraient encore garder
le secret.
En redescendant, Jean Blaise était perplexe. Il pensait qu’ils lui au-
raient parlé du Mont-Saint-Michel, qu’ils désespéraient de découvrir
depuis le début du parcours ; mais rien du tout, ils n’avaient même pas

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prononcé son nom. Ils étaient KO sans doute, ils auraient toute la jour-
née du lendemain pour se réjouir d’y arriver enfin.
Assis au bar de l’hôtel, Johanna, Nathalie et Jean-François faisaient
le bilan de cette sixième journée, et quand Jean Blaise les rejoignit, ils
se décidèrent à commander des verres.
Jean-François demanda un mojito, Nathalie une tequila sunrise, Jo-
hanna un monaco et Jean Blaise, d’un ton froid et cynique, un double
whisky.
« Sur les rochers ! »
Il fallait bien être honnête deux minutes : jusqu’ici, leur parcours sen-
sible avait été un véritable échec. Même, ils se dirent que tous les Saints
Patrons de la Bretagne devaient s’être ligués contre eux, pour que les
choses se passent aussi mal. Mais ils allaient persister, et s’entêter s’il le
fallait, ils n’étaient pas du genre à s’arrêter de courir à la première em-
bûche – sinon ils ne seraient jamais arrivés là où ils étaient. Et sans y
penser, ils préparaient déjà le parcours suivant. Peut-être finalement que
c’était la crêperie géante « Crêpetown » qui avait manqué – et s’ils
n’avaient pas pu la faire à Bécherel, ils la feraient ailleurs ; ils trouve-
raient bien une commune d’Ille-et-Vilaine assez stupide pour gober leurs
discours mielleux et leurs éternels arguments sur l’innovation et l’attrac-
tivité, et pour accueillir les hordes de visiteurs argentés dont ils rêvaient.
Non, le fond du problème, c’était que le territoire breton n’était pas
encore suffisamment adapté. Il y avait la mer évidemment, mais l’eau
était glacée, comme ils avaient pu en faire l’expérience plus tôt dans la
journée, et le temps risquait toujours de virer à la tempête. Quant à l’in-
térieur des terres, il fallait bien reconnaître que ce n’était pas spéciale-
ment folichon non plus, rien à voir en tout cas avec les autres régions
françaises, qui accumulaient les lieux historiques, les merveilles et les
curiosités géologiques.
Mais qu’à cela ne tienne ! Ils allaient tout réaménager en grand. Les
entreprises de BTP qui avaient déjà redessiné la géographie de Nantes
et Rennes allaient s’attaquer maintenant aux zones environnantes, et les
transformer en grand parc d’attraction clé en main. Et les édiles rêvaient
carrément de pouvoir mettre la Bretagne sous cloche, comme ces bulles
géantes qui permettaient aux Center Parcs de promettre trois cent

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soixante-cinq jours de soleil par an à leurs clients.
Le serveur s’approcha pour leur demander s’ils voulaient autre chose,
et ils remirent une tournée, car ça leur donnait soif, en vérité, de refaire
le monde à leur idée.
De toute façon, suggéra Jean-François avec morgue, ce n’était
qu’une question de moyens. Ils avaient déjà dépensé de belles sommes
pour élaborer leur petit parcours décalé et insolite ; mais si ce n’était pas
suffisant encore, ils pouvaient multiplier les frais par dix, par vingt, par
mille s’il le fallait, pour que les touristes friqués affluent enfin en masse
sur leur petit morceau de territoire.
« Ce n’est pas l’argent public qui manque. »
Leurs conseillers leur avaient suffisamment répété que l’Asie était le
premier continent porteur de croissance touristique, et ils imaginaient
un grand Ouest entièrement réaménagé pour ces clientèles de luxe ve-
nues de l’Orient lointain, et qui ne savaient plus quoi faire de leurs for-
tunes – qu’ils s’imaginaient mirobolantes.
La soirée s’étirait, ils étaient déjà complètement rincés.
C’était l’heure des secrets et des confidences. Et pendant que les Asia-
ricains et Ludovic dormaient profondément dans leur chambre, pendant
qu’Alain écoutait sans doute la retransmission d’un match à la radio dans
le mini-bus, ils continuaient de faire leurs plans sur la comète, avec un
enthousiasme grandissant. Ils jonglaient à présent avec tous les milliards
que le département, la région, le pays et même l’Union Européenne ne
manqueraient pas de leur attribuer, pour mener à bien ce grand chantier
d’utilité publique. Ils bâtissaient des tours géantes, des Luna Park, des
musées du numérique, des autoroutes gigantesques ; ils préemptaient
les terres agricoles et les forêts domaniales pour y implanter leurs dis-
neylands aux couleurs du Gwenn-ha-Du ; ils chauffaient l’eau de mer et
redessinaient les contours du littoral à grands coups de crédits d’impôts
aux entreprises et de dérogations à la loi littoral. De toute façon rien ne
serait jamais assez beau, et assez chic, pour ces cohortes de visiteurs
quality premium qui allaient débarquer prochainement chez eux par
vagues entières.
Mais quand le serveur voulut leur annoncer qu’il fermait le bar, il eût
un mouvement de recul. Soit qu’ils fussent tous au bord du coma éthy-

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lique, soit qu’ils eussent décidé de lui faire une blague, c’étaient seule-
ment des borborygmes incompréhensibles, accompagnés de longs filets
de bave, qui s’échappaient de leurs bouches imprégnées d’alcool – et
pourtant ils continuaient d’opiner en hochant la tête, et de se donner des
tapes amicales dans le dos, comme s’ils comprenaient parfaitement ce
langage primitif.
Alors il s’éclipsa, préférant les laisser décuver là, au pied du comptoir,
plutôt que d’avoir à affronter leur haleine de vautours.
Il y eut un soir, il y eut un matin ; ce fut le sixième jour.

(à suivre : prochain et dernier épisode le 18 juin)


(à découvrir en exclusivité aux Panama Papiers, le petit salon
de l’édition indépendante rennaise, en version complète et
au format papier, le 16 juin à partir de 17 heures)


LA RINCÉE
TRAVERSÉE
MAUDITE
D’UN FIER
PAYS

La Rincée, 108 x 178 mm, 132 pages, 5 euros

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