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2asezore Gérard Haddad, Tripalium, Pourquoi le travail est devenu une soutrance, 2013, Frangois Bourn Editeur, 107 p. La nouvelle revue du travail 4| 2014 Santé au travail : regards sociologiques Recensions Gérard Haddad, Tripalium. Pourquoi le travail est devenu une souffrance, 2013, Frangois Bourin Editeur, 107 p. SALVATORE MAUGERI Référence(s) Gérard Haddad, Tipalium. Pourquoi e travail est devenu une souffrance, 2013, Francois Bourin Editeur, 107 p. Texte intégral TRIPALIUM ha ‘eta Oe way ME Afficher Vimage Ce petit livre au titre engageant voit le jour au terme d’une gestation de 40 ans, selon les affirmations méme de T'auteur. 11 est écrit aprés huit autres ouvrages consacrés & la psychanalyse, & la psychiatrie ou au judaisme et alors méme que la formation initiale de Yauteur est Vagronomie — discipline dans laquelle il démarre sa carriére professionnelle, avant sa rencontre avec Lacan et un virage radical vers la psychanalyse. I sagit done d'un essai se situant aux frontiéres de plusieurs mondes, plusieurs traditions de pensée, ot la psychanalyse tient cependant une place de choix, aprés que hitps journals. openedition orginn!1752 1 2asezore Gérard Haddad, Tripalium, Pourquoi le travail est devenu une soutrance, 2013, Frangois Bourn Editeur, 107 p. Yauteur ait abandonné le marxisme, s‘ouvrant en outre au sentiment religieux qu'une analyse a réveillé en lui. Ses fondations remontent a la seconde moitié des années 1960, alors que Vauteur est en poste en Afrique et & Madagascar et travaille & 'amélioration des cultures vivriéres locales dans le cadre générale de Taide au développement. Réfléchissant aux comportements des autochtones vis-a-vis des techniques modernes qu'on cherche & leur faire adopter, Yauteur développe une série de réflexions visant & jeter « quelques lumiéres sur la nature du travail humain » (p. 28), relevant avant tout Ie conditionnement culturel et religieux de notre rapport au travail. Rapportant ses premigres pensées, il note « [..J le travail, et le travail agricole en particulier [sont] soumis & des impératifs culturels puissants, & des contraintes analogues & des tabous sacrés [...] Le travail, cette nécessité, ne saurait certes relever du sacré, lequel transcende nécessairement cette nécessité. 11 est néanmoins encadré et marqué par lui, ilen est peut-ttre la doublure » (p. 31). Crest & partir de ces remarques initiales et dans une réflexion qui tente un audacieux rapprochement entre Vagriculture, la sexualité et la formation du langage que Yauteur entend résoudre cette énigme qui fait que le travail est devenu une souffrance. C'est 18 une affirmation, pas une question ~ ainsi que l'indique le sous-titre du livre. Ces idées seront formalisées dans un petit mémoire quill fera lire @ la fois & L. Althusser et A J, Lacan, en 1974. Elles seront exposées, un an aprés, devant 'auditoire des thérapeutes fréquentant l’fcole psychanalytique de Paris. Si le travail ainsi que I'indique son étymologie — est devenu souffrance, confirmant Yanathéme biblique selon lequel il sera une peine pour Vhomme et la terre mauadite, si donc le travail est devenu soutfrance, c'est que son évolution a conduit de plus en plus implacablement & la disqualification de Vhomo faber qui nous constitue anthropologiquement, au profit d’un homo machinus, un homme machine supplanté par les machines, qui se voit confronté & Yalternative dramatique d'une vie sans travail, une vie od il est expulsé du travail (par la machine), ou d'une vie laborieuse od il devient le rouage mécanique d'un systéme technique Passervissant. Pour conduire sa démonstration, auteur entreprend de remonter au niveau le « plus €lémentaire » du travail, qu'il qualifie de niveau « moléculaire », oi le travail est réduit, & ses composantes « insécables ». Pour Ini, tout travail « est constitué de trois parties, de trois éléments, & savoir un set, le travailleur, un objet travaillé et transformé ou matiére premigre, et Vintermédiaire entre le sujet et objet, un instrument. Ce sont ces trois éléments qui, tels des atomes, entrent en combinaison pour former la molécule de travail » (p. 41). Les différentes formes dassociation de ces molécules de travail, il les appelle « chantiers » et distingue essentiellement trois, et seulement trois chantiers dans histoire humaine, Avant de présenter ces chantiers, on doit dire un mot des instruments de travail : conformément aux enseignements de Vethnologie, il convient de distinguer entre les outils et les machines (la machine « supposant des organes de transmissions et de conversion de la force, mais pas nécessairement d’amplification » [Ibid.)). Par ailleurs, les chantiers agglomérés les uns aux autres deviennent dans le vocabulaire de Vauteur des « ateliers », et Particulation de plusieurs ateliers des « exploitations ». Une entreprise est done en définitive « une combinatoire de chantier » (p. 43). Ces trois chantiers de Vhumanité laborale sont dits « primaire », « secondaire » et « tertiaire ». Le chantier primaire caractérise Vorganisation productive des premiers caltivateurs, seuls dans leur champ, pesant de tout leur poids sur des outils aratoires peu performants, répétant tous les mémes gestes, chacun sur sa parcelle. La division du travail est inexistante ou alors purement sexuée : elle affecte les tiches selon les sexes, et il ny a pas de collaboration entre les hommes et les femmes. L’auteur doit admettre quill existe aussi une spécialisation par caste, distinguant les taches a vocation économique de celles, culturelles ou cultuelles, réservées au griot ou au sorcier. Mais la caractéristique centrale de cette organisation du travail est une égalité quasi totale entre Jes membres du groupe, un méme savoir partagé et une faible accumulation de capital interdisant la formation de classes dominantes. Si ces sociétés ont du mal a changer, est parce que leur travail est largement encastré dans le religieux et pour cette raison méme réfractaire & toute transformation technique qui irait a lencontre de ordre sacré, ‘ntpsilfournals.openediion orginrv1752 218 2asezore 6 Gérard Haddad, Tripalium, Pourquoi le travail est devenu une soutrance, 2013, Frangois Bourn Editeur, 107 p. Le chantier secondaire est celui que colporte Vimagerie populaire du paysan dressé derridre sa charrue, associé a un bouvier garantissant la traction animale de la machine, laquelle fait son irruption dans le travail humain. L’ensemble attelage-charrue incarne en effet une nouvelle organisation du travail, fondée sur une division linéaire des taches médiatisée par la technologie, et ouvrant un processus de différenciation des savoirs et des places. Le chantier secondaire « est lune des plus grandes inventions humaines, celle qui allait enclencher la grande marche de Vhumanité sur la voie du progr technique, pour le meilleur et pour le pire » (p. 61). Pourquoi ce passage du chantier primaire au chantier secondaire ? L’auteur se lexplique mal, mais la question demeure en quelque sorte subalterne. Malgré limportance historique du travail paysan (proto)mécanisé, c'est évidemment le chantier tertiaire qui intéresse au premier chef V'auteur. La généralisation de la machine, la diffusion du moteur mécanique au x1xe sidcle, aujourd’hui de Vordinateur, leur faculté & intégrer, A condenser un nombre de plus en plus élevé de fonctions, introduit une fracture dramatique dans l'évolution humaine, « Les machines de plus en plus sophistiquées de Yindustrie moderne, équipées d’ordinateurs et de logiciels, peuvent remplacer un nombre quasi infini de travailleurs » donnant naissance, avec la robotisation, a un « travail humain sans homme ou presque » (p. 69). Cette invasion de Ja machine « signe la mort de outil ancestral, celui avec lequel 'homo faber est vent. au monde » (Ibid). On a compris, je pense, la thése de auteur : le travail est une souffrance, non pas Vépoque primitive du labour manuel de la terre, oi Pégalité entre les hommes régnai ot nulle domination ne venait redoubler la peine prise au travail. Non, la souffrance au travail, la souffrance du travail est inhérente au travail mécanisé, au travail robotisé, ot homo faber est expulsé de I'univers du travail ou, quand il y est maintenu, cest pour y jouer le réle d’appendice de la machine. ‘Tel est le grand naufrage de la modernité et, corrélativement, les voies qui nous sont données pour y remédier : i faut « redonner vie 8 ce faber » (p. 97) qui se meurt dans homme, car si le travail est dénoncé comme une peine, une souffrance par les religions du Livre, il est aussi une source d’expression, il procure « aussi les plus pures satisfactions qu'un étre humain puisse éprouver. Le “travail bien fait’, la “belle ouvrage”, est source de joie sans amertume » (p. 99), jugement corroboré par Freud qui estimait, rappelle Pauteur, que le « travail était la meilleure voie de sublimation pour nos pulsions » (Ibid. La réflexion de auteur se referme ainsi sur des considérations sur les sources de la jouissance et de la souffrance humaine oi notre relation au travail constitue V’élément central, La place accordée au phénoméne technique dans cette réflexion, sa responsabilité dans la souffrance contemporaine, mélée aux considérations anthropologiques sur les ressorts de notre épanouissement font de ce livre une lecture agréable et stimulante. On regrettera cependant cette sorte d'entreprise solitaire voulue par Y'auteur pour penser le travail 4 partir de ses seules forces observation et analyse. Des observations au demeurant bien anciennes et référées & un cadre théorique sans doute trop restreint, of les acquis de la sociologie sont presque totalement oubliés, comme a été oublié Timmense effort de Marx pour penser le travail : il est étrange d'envisager les dégats humains et sociaux du machinisme et, derridre lui, du capitalisme pour penser ce qu’est finalement la situation d’aliénation du travailleur moderne sans recourir jamais & d'autres ressources conceptuelles que celles, de la psychanalyse. Le travail est sans doute malade du machinisme, mais V'aliénation de Thomme ne s‘exprime pas que dans Ie proc’s de production, il se manifeste tout autant dans son rapport au produit de son travail. Et cette dimension est complétement absente de la réflexion de V'auteur : le travail est assurément un sujet, une matiére premiére, un instrument, mais c'est aussi un produit. Bt cest tout autant dans les modalités d’exercice de son humanité laborale que dans Vaceés au produit de son travail que Phomme moderne est nié, C’est dans cette double dimension qu'il faut faire porter les efforts de transformation sociale. Par ailleurs, Yauteur insiste sur la rupture introduite par ce qu'il appelle le « chantier secondaire », mais il oublie d’envisager une rupture autrement déterminante, sans doute, celle qui nous fait passer du stage de chasseur-cueilleur itinérant, & celui de travailleur agricole sédentaire. Dés lors que Vhumanité s'est fixée & sa terre, les jeux de pouvoir autour de la propriété se sont ‘ntpsilfournals.openediion orginrv1752 38 2asezore Gérard Haddad, Tipalum, Pourquol le travail est deveru une soutance, 2013, Frangois Bourn Eeiteur, 107 p. déchainés, 1a division classiste est enclenchée, I'tat apparait, ete., "humanité, en somme, est laneée sur d’autres voies. La question devient alors : V'évolution aurait-elle pu étre différente ? Comment les sociétés modernes peuvent-elles concilier liberté, égalité et solidarité entre les peuples et les générations, dans un monde ot le développement des forces productives fait littéralement exploser la richesse, tout en maintenant une partie de plus en plus grande des populations dans Valignation et la pauvreté ? Sans méme parler ici de la question des retombées environnementale de Yactivité économique. Interroger le travail, est fatalement revenir & la politique. Ht Yauteur de Tripalium semble s'y étre refusé. Pour citer cet article Référence teetronique Salvatore Maugeri, « Gérard Haddad, Tripalium. Pourquoi le travail est devenu une souttrance, 2013, Francois Bourin Editeur, 107 p. », La nouvelle revue du travail [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 30 avril 2014, consulté le 23 avril 2018, URL :httpiljournals.cpenedition.orginr/1752 Auteur Salvatore Maugeri Université d'Orléans — Vallorem Articles du méme auteur Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j'ai survécu a la coolitude des startups, Premier Parallale, 2017 ; Patrick Rozenblatt, Razzia sur le travail Critique de Vinvalorisation du travail au 21° siécle, Paris, Editions Syllepse, 2017 [Toxte integral aru dans Le nouvelle revue du travel, 11 | 2017 M.A. Dujarier, C. Gaudart, A. Gillet et P. Lénel ( croisés sur le travail, Octarés, 2016, 256 p. [Texts intégral Paru dans Le nouvelle revue du travail, 10 |20°7 en théories. Regards Pierre-Yves Gomez, Intelligence du travail, Desclée de Brouwer, 2016, 184 p. [Toxte integral Paru dans Le nowvelle revue du travail, 10 |20°7 Qurestice que « manager » ? [Teste inégal Echanges avec Jean, ancien cadre dirigeant Paru dans Le nowvelerewve au ravi, 8 | 2018 Mustapha Belhocine, Précaire { Nouvelles édifiantes de Mustapha Belhocine qui raconte..., Editions Agone, 2016, 141 p. (Texts integra Paru dons Le nowvele rove ci ravi 8 | 2018 Droit et travail [Texs intéoral] Présentation du Corpus Paru dons Le nowvele revue du ravi 7 | 2015 Tous les textes. Droits d’auteur © Tous droits réservés ‘ntpsilfournals.openediion orginrv1752 aia

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