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revueperiode.net/guide-de-lecture-autonomies-italiennes/
Il s’agit au contraire de penser l’autonomie en un sens plus large et plus profond, comme
une pratique de masse, tour à tour concentrée et diffuse, ostensible et indiscernable, qui
plonge ses racines à l’aube des années 1960 et s’étend jusqu’au début des années 1980,
traversant une multiplicité de terrains de lutte et de pratiques différentes, de l’antagonisme
ouvrier au féminisme, de la contre-culture à la lutte armée, de l’agitation étudiante aux
émeutes urbaines, en passant par les révoltes carcérales et les expériences de
communautés alternatives. Cette réalité fut portée par des dizaines d’organisations locales
ou nationales, de groupes légaux ou clandestins, de revues, de radios libres, de centres
sociaux, de brochures théoriques et de chansons populaires composant un maillage
commun, articulé dans son hétérogénéité même. Partie des usines et des universités, la
vague de l’autonomie a progressivement irrigué tout le territoire social, imposant un degré
de conflictualité jamais vu en Europe depuis la fin de la guerre, face auquel s’est finalement
dressée la politique contre-insurrectionnelle de restructuration capitaliste et de passage au
post-fordisme.
Ces derniers temps, plusieurs publications sur cette séquence sont venues nourrir un
catalogue en langue française jusqu’alors très insuffisant et lacunaire. Parallèlement, la
référence à l’autonomie italienne est devenue centrale pour les nouvelles générations
militantes qui sont nées à la politique au sein d’une conjoncture récente, par le soutien à la
ZAD, la participation au mouvement de 2016 « contre la loi travail et son monde »,
l’antifascisme ou encore les luttes contre les violences policières : dans ce cadre, elle
traduit un désir commun de trouver un point d’appui pour penser le dépassement des
anciens paradigmes de l’émancipation, qui paraissent aujourd’hui inadéquats. Revenir sur
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la séquence insurrectionnelle italienne, c’est donc faire l’expérience de son actualité
brûlante, au vu de ses inventions politiques, comme de ses contradictions et
problématiques propres : séparation à l’égard des partis et syndicats traditionnels (à l’égard
de la représentation elle-même), refus du travail salarié, articulation entre résistance
ouvrière et nouvelles subjectivités sociales, usage protéiforme de la violence,
renouvellement des modes de coordination et d’organisation à la base, recherche d’un au-
delà stratégique du léninisme, construction immédiate du communisme. Autant de thèmes
qui nous concernent et nous requièrent, dont nous allons tenter de tracer une cartographie
historique.
Nous indiquons d’abord les principaux ouvrages qui fournissent un point de vue
d’ensemble sur la séquence.
Synthèses historiques
– Nanni Balestrini, Primo Moroni, La Horde d’Or, Italie 1968-1977. La grande vague
révolutionnaire et créative, politique et existentielle, édition de 1997 établie par Sergio
Bianchi, avec la participation de Franco Berardi « Bifo », Francesca Chiaramonte, Giairo
Daghini et Letizia Paolozzi. Traduit de l’italien et annoté par Jeanne Revel et Jean-Baptiste
Leroux, Pierre-Vincent Cresceri et Laurent Guilloteau. éditions de l’éclat, 2017.
Sans doute l’ouvrage le plus complet sur toute la séquence révolutionnaire italienne des
années 1960 et 1970 publié à ce jour (après une longue attente) en langue française.
Nanni Balestrini, romancier, membre fondateur de Potere Operaio puis militant de
l’Autonomie, et Primo Moroni, écrivain, animateur de la librairie Calusca de Milan qui
rassemble d’inestimables archives sur l’histoire du mouvement social de cette époque, en
retracent la trajectoire dans toutes ses dimensions, entremêlant pour ce faire des registres
discursifs hétérogènes : généalogie (de l’opéraïsme, de la contre-culture, sans oublier les
débats internationaux), récit des événements les plus marquants, élucidation des enjeux
théoriques et politiques des différents segments organisationnels…Surtout, le livre-collage
retranscrit de nombreux textes écrits par les protagonistes de la période, qu’il s’agisse
d’articles d’intellectuel.le.s ou de tracts issus des groupes et des comités ouvriers. Seule
réserve : le choix de considérer 1977 comme l’année finale de toute la séquence, plaçant
ainsi en extériorité les phénomènes caractéristiques des années suivantes (intensification
de la guérilla, tentatives de recomposition de l’aire autonome, vague répressive, jusqu’à la
défaite ouvrière de 1980 à la FIAT), alors qu’on ne peut se passer de leur analyse en vue
d’une saisie de l’ensemble du processus politique et d’une intelligence des causes de son
effondrement.
L’un des livres par lesquels certains segments des dernières générations militantes ont
découvert l’expérience historique de l’autonomie italienne, dont Tarì retrace le parcours
depuis la dissolution des groupes extra-parlementaires intervenue en 1972-73 jusqu’au
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congrès de Bologne de 1977 et à la répression étatique des années suivantes. Le ton
résolument partisan donne un souffle indéniable au récit des événements et éclaire les
enjeux subjectifs de la séquence, mais comporte aussi quelques limites : survalorisation
d’une certaine tendance – créative et transversaliste – par rapport à d’autres qui, non
moins importantes, sont négligées (un exemple : le destin de Lotta Continua, à peine
évoqué), jugements expéditifs sur tel ou tel groupe, recours abusif et parfois anachronique
à l’outillage conceptuel deleuzien… Cette partialité assumée offre néanmoins un tableau
très riche des différentes dynamiques de sépar/action spécifiques qui ont débordé la
centralité ouvrière – en particulier l’irruption du mouvement des femmes et de celui des
jeunes précarisé.e.s, qui a donné lieu à des expérimentations communautaires donnant
corps à une critique de masse de la vie quotidienne. Ce faisant, l’auteur déploie en somme
les conséquences d’une leçon théorique fondamentale : si le mouvement de l’autonomie a
été si radicalement nouveau, si hétérogène à l’égard du mouvement ouvrier traditionnel,
c’est qu’il a été le premier mouvement révolutionnaire à subvertir la notion même de Sujet,
à dissoudre toutes les classifications identitaires de la politique classique. C’est là que
résiderait, aussi, son actualité.
Cette mise en regard des deux séquences offre un aperçu très complet sur les
événements italiens (on pourra consulter la table des matières ici :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=ouvrage&id_ouvrage=7), qui a la particularité
de mettre en avant des éléments absents des autres monographies. L’intérêt des auteurs
pour le tournant humaniste de l’ultra-gauche et l’apparition de la dite révolution « à titre
humain » – par-delà cet ouvrage, voir le site auquel ils contribuent :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php – les conduit en effet à rendre compte des courants qui
soulevèrent une problématique analogue dans les marges du mouvement italien,
notamment autour de Giorgio Cesarano – dont certains textes sont disponibles, en
traduction française, sur le site de la revue Invariance : http://revueinvariance.pagesperso-
orange.fr/anciennes.html.
– Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie
(1968-1980), Agone, 2016.
Membre de Potere Operaio puis des Collectifs Politiques Vénètes (CPV) dans l’aire de
l’autonomie organisée, l’auteur, qui sera contraint à l’exil et vit désormais en France, livre
un précieux témoignage où l’intimité assumée du discours éclaire de manière saisissante
l’aventure indissociablement politique et existentielle de la jeunesse révoltée des années
1970. Marqué par la tragédie de ses camarades morts en 1979 dans l’explosion de la
bombe qu’ils et elles étaient en train de préparer, son récit constitue aussi une réflexion sur
la question des usages de la violence et de la force armée : contrairement à celles et ceux
qui se sont engagés dans la voie de la « clandestinité stratégique », les autonomes ont
toujours tenu à pratiquer dans le même temps un travail politique de masse, ouvert, public,
et des actions illégales, selon une indistinction choisie, officiant comme un rempart contre
la séparation militariste. La répression étatique (amplifiée par le phénomène des
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repenti.e.s, ces ex-militant.e.s qui donnent les noms de leurs ancien.ne.s camarades en
échange d’une remise de peine) leur rendra finalement impossible de continuer à vivre et
intervenir au sein du mouvement, précipitant la fin et la défaite de tout un cycle de luttes.
Un extrait disponible en ligne : https://www.contretemps.eu/extrait-stella-annees-reves-
plomb/. Une intervention d’Alessandro Stella au Séminaire Conséquences :
https://www.youtube.com/watch?v=tmhOB7WukLQ
Militant autonome au sein du réseau lié à la revue Rosso, arrêté avec la plupart des
dirigeant.e.s du mouvement le 7 avril 1979, Paolo Pozzi en livre un récit passionnant, qui
détaille les moments les plus concrets de ses pratiques : le tractage à l’aube devant les
portes des usines et la liaison avec les ouvriers, le soutien aux luttes d’atelier, la
participation aux assemblées, la rédaction du journal, le combat pour imposer les nouvelles
thématiques et les nouveaux terrains d’expression révolutionnaire (féminisme, luttes des
homosexuel.le.s), la préparation des manifestations et leur déroulement, avec le détail des
actions offensives qui s’y déploient, mais aussi les pratiques illégales ou armées, comme
l’auto-financement par le braquage ou bien sûr les auto-réductions dans les supermarchés.
À l’instar d’Alessandro Stella, Pozzi décrit ce moment où (à partir de 1977-78), les seuils de
répression atteignent des niveaux tels que beaucoup de militant.e.s, devant l’impossibilité
de continuer à mener une activité politique ouverte et de poursuivre cette articulation
féconde entre travail légal et illégal, travail de masse et d’avant-garde, rejoignent en
nombre les formations clandestines – tandis qu’il devient également impossible pour
l’Autonomie de résoudre ses propres contradictions politiques et stratégiques, lors du
congrès de Bologne notamment (septembre 1977), et qu’elle s’engage sur la voie d’une
décomposition rapide.
Il s’agit d’un premier exercice de synthèse « à chaud », rédigé seulement quatre ans après
le pic répressif de 1979. Paolo Virno, philosophe opéraïste, Toni Negri et neuf autres
détenus de la prison de Rebibbia fournissent en une quinzaine de pages une première
modélisation des principales tendances et séquences du mouvement de la décennie
précédente, tout en identifiant ses conséquences immédiates. Parmi celles-ci, deux se
dégagent et s’opposent : le phénomène des « repenti[.e.]s », qui « consacre une amnésie
historique » ; la recherche de possibles « espaces de médiation » où pourrait continuer à
s’exprimer le « nouvel acteur politique issu des années 1970, de façon à renouer avec la
perspective mise à mal par l’aplatissement des contradictions au seul plan militaire. Il faut
toutefois préciser que cette brochure s’inscrit dans l’émergence du « mouvement de la
dissociation » au sein des prisons : c’est-à-dire une première tentative de reconstruction
historique a posteriori visant à réinterpréter les différents parcours politiques et ainsi
démontrer l’innocence intrinsèque des auteurs, à travers l’usage des catégories de
l’adversaire (l’emploi du mot « terrorisme » notamment) et l’hypothèse d’une « distance
astrale » entre les groupes autonomes et les organisations combattantes – hypothèse que
viendrait rapidement nuancer toute étude objective d’ensemble. Le texte est disponible en
ligne, dans le premier numéro numérisé de la revue Classes dangereuses
(http://archivesautonomies.org/spip.php?article307&lang=fr), ainsi que dans l’ouvrage Italie
rouge et noire, journal février 1983-novembre 1983 de Toni Negri.
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– Nanni Balestrini, Les Invisibles, P.O.L, 1992.
– « Retour sur l’Autonomie ouvrière : entretien avec Sergio Bianchi ». Propos recueillis par
Félix Boggio Éwanjé-Épée, Stella Magliani-Belkacem et Gianfranco Rebucini.
http://revueperiode.net/retour-sur-lautonomie-ouvriere-italienne-entretien-avec-sergio-
bianchi/
Actuel directeur éditorial de la maison d’édition DeriveApprodi, qui dispose d’un précieux
catalogue de textes sur l’histoire du mouvement révolutionnaire des années 1960 aux
années 1980 ; auparavant acteur de l’autonomie ouvrière, Sergio Bianchi revient sur sa
trajectoire de fils d’ouvrier.ère.s découvrant les luttes autonomes et l’opéraïsme au début
des années 1970, dans un contexte où le PCI choisit la voie du « compromis historique »
et où les groupes extra-parlementaires entament leur déclin. Il est particulièrement question
de la façon dont l’autonomie organisée s’est enrichie au contact du féminisme, de la
contre-culture et des thématiques écologistes, tout en engageant une réflexion politique sur
le dépassement de la forme-parti. Sergio Bianchi évoque également le tournant stratégique
des syndicats majoritaires qui proposent de s’adapter au plan du capital ainsi que sur les
positions de ceux qui (comme Mario Tronti), après avoir contribué à la formation de la
théorie opéraïste, décident de revenir dans l’orbite du PCI. Il décrit aussi la manière dont
les autonomes ont transformé le cadre des manifestations de rue en y introduisant des
pratiques émeutières : attaques contre des cibles symboliques ou institutionnelles,
affrontements avec la police, jusqu’à l’usage d’armes à feu.
– Oreste Scalzone contre la montre. « L’Italie dans les années 1970 : La naissance d’un
mouvement insurrectionnel de masse et son écrasement ». https://lundi.am/Oreste-
Scalzone-contre-la-montre-integral
Entretien filmé avec Oreste Scalzone, membre fondateur et dirigeant de Potere Operaio,
puis des Comitati Comunisti per il Potere Operaio, et des Comitati Comunisti Rivoluzionari
(Cocori), animateur des revues Linea di Condotta, Senza Tregua et Metropoli. Chaque
épisode correspond à une journée marquante de la séquence : la révolte de Piazza Statuto
en 1962, l’émeute de Valle Giulia en 68, l’explosion ouvrière de juillet 69 à Turin, les
journées insurrectionnelles de 77, l’enlèvement de Moro le 16 mars 78, et bien d’autres
choses…Oreste en livre des tableaux incomparables, nourris par de très nombreux détails,
anecdotes, réflexions personnelles, mises en perspectives, dont beaucoup ne figurent nulle
part ailleurs.
Dans cet extrait de son anthologie de référence Aut. Op. La storia e i documenti : da Potere
operaio all’Autonomia organizzata (Savelli, 1980), Castellano résume les grandes lignes de
la lecture politique du capitalisme générée par l’autonomie, dont le noyau (hérité de
l’opéraïsme) réside dans la définition d’une division fondamentale du pouvoir social, entre
d’une part le commandement hiérarchique du rapport de travail, et d’autre part l’affirmation
de besoins autonomes de classe, qui s’opposent à ce commandement et le ruinent de
l’intérieur, faisant signe au présent vers une organisation sociale alternative. Il s’ensuit que
la conquête du pouvoir d’État perd le caractère central qu’elle détenait dans la tradition
révolutionnaire classique. « On ne parle pas ici de prendre le pouvoir mais de rompre des
digues » : c’est toute une nouvelle conception de la stratégie politique qui prend forme,
d’abord orientée vers l’élargissement des espaces du mouvement, la consolidation du
contre-pouvoir (« lequel est diffus, disséminé, non-synthétique ») et l’émergence de
l’appropriation comme forme de lutte privilégiée.
Autre livre de référence, très documenté, qui aborde la période à travers le prisme de la
théorie opéraïste, éclairant ses principales catégories analytiques et son développement à
la lumière des luttes. Nous renvoyons au précédent guide de lecture sur l’opéraïsme, qui
évoque également l’ouvrage, disponible en intégralité sur internet :
http://senonevero.communisation.net/IMG/pdf/a_l_assaut_du_ciel.pdf
contient : Crisis of the Planner-State [Crise de l’État-Plan, 1971], Workers’ Party Against
Work [Parti ouvrier contre le travail, 1973], Proletarians and the State [Prolétaires et État,
1975], Toward a Critique of the Material Constitution [Vers une critique de la constitution
matérielle, 1977], Domination and Sabotage [Domination et Sabotage, 1977]. Ces textes,
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qui couvrent toute la période des années 1970 et sont directement liés aux enjeux
politiques des organisations dans lesquelles militait Negri (à savoir, Potere Operaio, puis
l’Autonomie organisée, autour de la revue Rosso), ont également été utilisés contre lui lors
du « procès 7 avril ». Ils cristallisent les enjeux théoriques entourant plusieurs questions qui
se posaient alors à la pratique politique organisée et au mouvement insurrectionnel : la fin
de l’État-keynésien et l’avènement de l’État-crise comme pure domination politique, la
caducité de la loi de la valeur et la réduction du capital à un rapport de commandement et
de violence, la constitution d’une nouvelle avant-garde de classe sous les traits de
l’ouvrier-social, le rejet de la résolution dialectique et l’installation dans l’extranéité et la
séparation, la centralité du sabotage et de son revers, l’autovalorisation.
Le « mai rampant » est marqué par une forte mobilisation au sein des universités, et la
conjonction entre ouvrier.ère.s et étudiant.e.s, qui participe de la nouvelle « composition de
classe ». Ces dernier.ère.s font mouvement sur la base d’un refus de l’utilisation capitaliste
du savoir qui caractérise les différents projets de réforme de l’université, selon des moyens
d’action variables correspondant aux configurations sociales locales, qui vont de la
« commune étudiante » lors d’occupations, à l’exercice de la violence de masse en dehors
des locaux universitaires. Nombreux sont alors les étudiant.e.s que l’on retrouvera dans les
différents partitini, au sein de l’aire de l’autonomie, ou encore parmi les groupes armés.
Dans son texte « Politique, savoirs, culture », (Cahiers du GRM, 3 | 2012
http://grm.revues.org/295), Andrea Cavazzini fournit une précieuse synthèse sur
l’importance et la particularité de cette séquence. Nous renvoyons également au texte
d’Oreste Scalzone « Sur l’occupation de la faculté des Lettres à Rome » (Temps Modernes,
n. 264, mai-juin 1968).
Début 1969, des groupes liés à la revue opéraïste La Classe et au mouvement étudiant
alors en pleine effervescence depuis 1968, mènent une intervention décisive aux portes de
l’usine FIAT de Turin, soutenant un puissant processus de lutte extra-syndicale qui aboutit
à la création d’une assemblée permanente ouvrier.ère.s-étudiant.e.s. Sergio Bologna fut
acteur et témoin de cet épisode (« 68 en usine » : http://ordadoro.info/?q=content/sergio-
bologna-68-en-usine). L’assemblée appelle à un congrès national des avant-gardes d’usine
pendant l’été, dont la division donne naissance aux deux principaux groupes extra-
parlementaires de la période. D’une part, les segments toscans et turinois fondent Lotta
Continua et publient un journal national du même nom. De l’autre, les éléments vénitiens et
romains qui portaient l’expérience de La Classe donnent naissance à Potere Operaio.
Potere Operaio, de son côté, anticipe par bien des aspects les contenus politiques qui
seront au cœur de l’autonomie organisée : ses militant.e.s insistent sur la centralité du
refus du travail et sur la dimension politique des objectifs salariaux (en tant qu’ils excèdent
et mettent en crise le plan du capital), propulsent l’indépendance des luttes, encouragent
les pratiques insurrectionnelles et l’illégalisme de masse. Selon Oreste Scalzone, Potere
Operaio a été une sorte de fusion entre l’opéraïsme et l’insurrectionnalisme. On s’en rendra
aisément compte en parcourant les différentes traductions issues de la brochure La
Stratégie du Refus disponible en ligne (voir les numéros 2 et 6 :
http://archivesautonomies.org/spip.php?article198).
La pratique militante de l’organisation se situe sur trois niveaux essentiels, que rassemble
la notion de « pouvoir ouvrier » (voir le texte « Qu’est-ce que le pouvoir ouvrier ? »,
Décembre 1971, http://etoilerouge.chez-alice.fr/docrevinter/italb6.html) : le travail
d’agitation, ouvert et public, d’intervention dans les lieux stratégiques (usines, université,
quartiers populaires) ; la violence de masse, notamment sur le terrain des manifestations
de rue, avec la diffusion de l’usage du cocktail molotov ; et la violence d’avant-garde, plus
clandestine, qui se traduit par la création, au sein de PotOp, d’une structure de « Travail
Illégal » en 1971, placée sous la responsabilité militaire de Valerio Morucci. L’organisation
se dissout lors du Congrès de Rosolina en 1973 : une partie, autour des positions de Toni
Negri et des militant.e.s vénitien.ne.s, soutient que la forme-groupe est désormais obsolète
et décide de participer à la naissance de l’aire de l’autonomie organisée, en tant que
coordination nationale des assemblées autonomes de base. D’autres préfèrent poursuivre
l’expérience de Potere Operaio et conserver ses structures militantes (il s’agit de l’aile plus
« néo-léniniste », incarnée par Scalzone et Piperno), ce qui aboutit à la formation du
Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier (COCOPO, que rejoint le Comitato Comunista
Autonomo, issu de LC). Il est par ailleurs intéressant de noter que l’une des lignes de
fracture qui précipite la scission de PotOp en 1973 concerne déjà le problème de la lutte
armée : alors que les militant.e.s autour de Negri proposent, parallèlement au fait de
dissoudre l’organisation dans l’aire de l’autonomie, une forme de délégation du travail
militaire aux formations armées et aux Brigades Rouges (qui refuseront de se soumettre à
une direction politique extérieure), les militant.e.s autour de Franco Piperno font valoir les
différences politiques importantes qui les opposent aux BR et insistent sur la nécessité de
tenir ensemble le niveau politique et le niveau militaire, sans séparation formalisée. On lira
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pour plus de précisions l’entretien de Sébastien Schifres avec Ugo Tassinari, qui fournit
également d’intéressants éclairages sur les relations qu’avaient entre eux les différents
groupes organisés ainsi que sur les formes concrètes d’usage de la violence qui se
développaient à ce moment : http://sebastien.schifres.free.fr/tassinari.htm.
En 1969, dans le sillage des luttes ouvrières de l’Automne chaud (voir infra), différents
comités de base des usines milanaises (notamment Pirelli et Sit-Siemens) décident de
fonder le Collectif Politique Métropolitain (CPM), rejoints par des étudiant.e.s de l’Université
de Trente, comme Renato Curcio et Margherita Cagol. Il s’agit de sortir du cadre étroit des
lieux de lutte particuliers pour ouvrir la voie d’une coordination plus large au niveau
métropolitain, de diffuser l’antagonisme ouvrier sur tout le terrain social. On y trouve déjà
leurs références principales, du foquisme guévariste à la révolution culturelle chinoise en
passant par les Tupamaros. Quelques mois plus tard, le CPM entame une mutation rapide,
prend d’abord le nom de Sinistra Proletaria puis, avec le soutien des militant.e.s de Reggio
Emilia – parmi lesquels Alberto Franceschini – s’engage dans la lutte armée clandestine,
donnant naissance aux Brigades Rouges (réunion de Pecorile, août 1970).
Parmi les autres groupes : la revue Il Manifesto, issue d’une scission au sein du PCI, qui
regroupe essentiellement des intellectuel.le.s (autour de Rossana Rossanda) et sera le
seul de tous les groupes extra-parlementaires au cours des années 1970 à ne pratiquer
aucune forme de violence politique directe. Il Manifesto participera aux diverses coalitions
électorales citées supra, avec le PDUP (Parti d’Unité Prolétarienne). Avanguardia Operaia,
d’inspiration trotskyste, se forme à partir de l’expérience des Comités Unitaires de Base des
usines de Milan, et publie un journal éponyme. Le groupe participera aussi à la coalition
Democrazia Proletaria. Contrairement à la France, la référence au maoïsme reste très
minoritaire et réduite à une série d’organisations marxistes-léninistes (staliniennes)
particulièrement rigides et orthodoxes, parmi lesquelles : l’Union des Communistes Italiens
marxistes-léninistes (UCI-ML), qui publie le journal Servire Il Popolo, et se transformera en
Parti Communiste (Marxiste-Léniniste) Italien pour participer aux élections en 1972.
Pour davantage de détails, nous renvoyons au texte d’Andrea Colombo, « Les principaux
groupes » (http://ordadoro.info/?q=content/andrea-colombo-les-principaux-groupes), et à
celui de Toni Negri, « Un pas en avant, deux en arrière : la fin des groupes »
(http://ordadoro.info/?q=content/toni-negri-%C2%AB-un-pas-en-avant-deux-en-
arri%C3%A8re-la-fin-des-groupes-%C2%BB). L’auteur revient dans ce dernier sur la crise
et la dissolution de la majorité des groupes d’extrême-gauche issus de 1968 à l’aune de
leur dégénérescence « tiers-internationaliste » et de leur éloignement progressif vis-à-vis
des luttes ouvrières entre 1969 et 72. Les prétentions autoritaires des groupes deviennent
d’autant plus caduques que le mouvement de masse, lui, poursuit sa maturation politique et
pose les bases d’une organisation en termes d’autonomie de classe, qui apparaît au grand
jour en 1973. Si les organisations extra-parlementaires sont désormais obsolètes, un « pas
en avant » est néanmoins fait avec le développement des coordinations de groupes
autonomes locaux, impliquant les collectifs d’usines comme composantes d’un ensemble
d’initiatives plus large.
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Au cours des années 1950 et 1960, la composition de la classe ouvrière italienne subit des
transformation profondes, suite à une vague massive d’immigration interne du Sud vers le
Nord. Les jeunes ouvrier.ère.s qui découvrent les grandes usines du triangle industriel
Turin-Milan-Gênes sont soumis.es à un travail parcellaire, fragmenté et répétitif. Ils et elles
sont déqualifié.e.s et perdent toute maîtrise sur le processus de production : c’est cette
nouvelle figure prolétarienne que les théoricien.ne.s opéraïstes appelleront « l’ouvrier-
masse ». Nous renvoyons à ce sujet au texte de Danilo Montaldi qui fait office de préface à
son enquête sur ce phénomène, « La migration » : http://ordadoro.info/?q=content/danilo-
montaldi-la-migration.
En 1969 la révolte sociale éclate avec une tout autre ampleur et se diffuse à travers le
territoire, touchant des centaines d’usines, avec pour contenus revendicatifs essentiels
l’égalité salariale et la fin de l’autoritarisme patronal répressif : mots d’ordre que la notion
de « salaire variable indépendante » articule (Paolo Virno, « Les principes de 1969. La
force d’une thèse honnie : le salaire variable indépendante », http://www.lyber-
eclat.net/lyber/virno/virno-salaire.html). On peut en découvrir le détail dans une brochure
réunissant des textes issus des journaux des groupes extraparlementaires italiens traduits
en français : « Turin 69 : la grève de guérilla », publiée dans le supplément au numéro 12
de La Cause du Peuple, l’organe de la Gauche Prolétarienne
(http://www.centremlm.be/Turin-69-La-greve-de-guerilla-1969) ; ainsi que dans le livre de
Diego Giachetti et Marco Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers, L’Automne chaud de
1969 à Turin (Les Nuits Rouges, 2005), qui retrace cette séquence à partir de documents
militants et de témoignages.
1969 est aussi un moment de violence diffuse d’une rare intensité, qui modifie radicalement
les coordonnées du conflit politique. C’est ce que relève Furio Jesi, mythologue aussi
brillant que méconnu, lorsqu’il analyse les débordements de manifestations survenus à
l’automne 1969 (« Les vandales et l’État », 1969, https://lundi.am/Les-vandales-et-l-Etat).
Alors que les institutions du mouvement ouvrier ont abandonné la perspective de
l’affrontement de classe, les « vandales » qui ont endossé l’offensive physique contre l’État
et le capital « démystifient » la symbolique des manifestations rangées, invitant à ne pas
« se réjouir à bon marché d’une force en réalité modeste ».
1973 marque le point culminant de l’antagonisme ouvrier propulsé par les luttes de 1969,
avec l’occupation de l’usine FIAT de Mirafiori, où se déploie une initiative de masse
autonome qui révèle le retard des groupes extra-parlementaires et met en crise leurs
prétentions avant-gardistes, précipitant un déclin désormais inéluctable (on pourrait
soutenir que l’occupation de la FIAT a eu la même fonction historique vis-à-vis des groupes
d’extrême-gauche qu’en France la lutte des LIP, en 1973 également, qui joue par exemple
un rôle décisif dans la dissolution de la Gauche Prolétarienne). Les jeunes prolétaires de la
FIAT aux foulards rouges font preuve d’une extraordinaire capacité d’organisation directe et
imposent un état d’insubordination permanente centré sur le refus radical de la prestation
de travail : défilés internes, blocage total des marchandises, punition des chefs d’atelier –
« ici, c’est nous qui commandons », comme le dit une banderole accrochée aux murs de
l’usine. Le « Parti de Mirafiori » constitue ensuite la référence commune à partir de laquelle
émerge et s’articule le projet de l’autonomie organisée (voir : « L’occupation de Mirafiori et
l’émergence de l’autonomie comme projet politique », http://ordadoro.info/?
q=content/l%E2%80%99occupation-de-mirafiori-et-l%E2%80%99%C3%A9mergence-de-
l%E2%80%99autonomie-comme-projet-politique).
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Une autre expérience marquant la séquence de l’autonomie ouvrière organisée est celle,
plus tardive, du Comité Ouvrier de la Magneti Marelli à Milan qui se déploie entre 1975 et
1978, après la disparition des groupes extra-parlementaires, et participe aux différentes
coordinations de l’aire autonome. Le Comité entretient en particulier un rapport direct avec
l’expérience des Comités Communistes pour le Pouvoir Ouvrier (COCOPO), liés à la revue
Senza Tregua – voir infra l’article de Lucia Martini et Oreste Scalzone sur le même sujet.
Au cours de cette séquence sera notamment développé et mis en pratique le thème du «
décret ouvrier », soit « la capacité des ouvrier[.ère.]s d’imposer les mesures concrètes de
leur propre dictature, qui ne sont pas soumises au capital et à sa valorisation » :
introduction systématique, de force, des licencié.e.s dans l’usine, réduction unilatérale du
temps de travail, ou encore imposition d’un commandement ouvrier sur la production par
l’attaque ciblée des appareils de contrôle patronal.
Au moment où des tensions apparaissent au sein de Senza Tregua (à partir de l’été 1976),
qui mèneront à son éclatement, les cadres ouvrier.ère.s de la Marelli soutiennent les
positions de celles et ceux qui critiquent la « dérive intellectualiste » du journal et poussent
en faveur d’une militarisation assumée – prélude à la formation du groupe Prima Linea. Le
livre d’Emilio Mentasti, La « Garde Rouge » raconte. Histoire du Comité ouvrier de la
Magneti Marelli (Milan, 1975-78) (éditions Les Nuits Rouges, 2009) constitue un récit très
complet de ces faits. Texte intégral disponible en ligne :
https://libcom.org/files/GardeRougeRaconte_0.pdf
Les années 1970 correspondent au moment de diffraction des fronts de lutte, selon une
logique qui est propre à chaque subjectivité et ne saurait se réduire à l’extension des
dispositifs de valorisation capitaliste sur la vie sociale. Ainsi le mouvement féministe italien
apparaît-il sur fond d’une pensée de la différence des sexes, cristallisée notamment dans
les quelques pages du manifeste de Rivolta Feminista paru en juillet 1970
(http://ordadoro.info/?q=content/il-y-deux-sexes). Son autrice, Carla Lonzi, développera
cette théorie au gré des différentes expériences collectives dans lesquelles elle était
engagée. Dans Crachons sur Hegel (Eterotopia, 2017, initialement publié en Italie en
1970), elle considère que le philosophe de tutelle du marxisme a ignoré le rapport de genre
et ainsi reconduit la domination masculine au profit de la seule dialectique maître-esclave.
Elle y oppose un mouvement de sortie radicale de la culture patriarcale, par l’intermédiaire,
entre autres, de la constitution de groupes d’autoconscience et d’action non-mixte : on
pourra lire à ce propos l’article « De la signification de l’autoconscience dans les groupes
féministes » (http://www.vacarme.org/article2963.html). L’expérience d’un groupe de Milan,
la Librairie des Femmes, a également donné lieu à un ouvrage : Ne crois pas avoir de
droits (éditions de la Tempête, 2017), où l’extension du domaine du droit (à l’avortement
surtout) est rejeté comme une énième mainmise de l’État sur le corps féminin.
Nous attirons également l’attention sur le fait qu’une partie du mouvement homosexuel
italien a adopté une position analogue autour des initiatives de Mario Mieli. Cet aspect est
cependant bien moins documenté à l’heure actuelle, et nous ne pouvons que renvoyer aux
Éléments de critique homosexuelle : Italie : les années de plomb dudit Mieli (EPEL, 2008),
ainsi qu’à un entretien avec Massimo Prearo au sujet du mouvement FUORI ! :
https://lundi.am/Pour-un-communisme-gay.
12/28
C’est au cours des mobilisations antérieures, surtout pendant l’Automne chaud, que de
telles positions sont apparues, au gré du constat que les femmes continuaient à être
assignées à des seconds rôles au sein même des collectifs révolutionnaires. Elles réalisent
alors que la révolution que les hommes prétendent y mener sans elles ne peut qu’être
incomplète (voir « La révolution partielle », http://ordadoro.info/?q=content/la-
r%C3%A9volution-partielle). L’histoire des années suivantes est celle de multiples fuites ou
sécessions féminines en vue de constituer des collectifs autonomes locaux, qui
parviennent rapidement à se coordonner entre eux, usant par exemple de publications (voir
: « Les journaux de l’aire féministe », http://ordadoro.info/?q=content/les-journaux-de-
l%E2%80%99aire-f%C3%A9ministe). On pourra lire un certain nombre d’extraits traduits
en français dans deux ouvrages : L’Infamie originaire de Léa Mélandri (édition des
femmes, 1979) et L’Italie au féminisme (éditions Tierce, 1978). Au sein du mouvement, ce
discours et ces pratiques continuent d’être rejetés par les défenseur.se.s de « l’intérêt
supérieur de la classe », au point que les cortèges non-mixtes soient parfois forcés ou
attaqués, y compris avec l’appui de femmes gagnées à l’ouvriérisme. C’est aussi que le
féminisme est alors loin d’être le seul mode de mobilisation des femmes : certaines
demeurent membres des comités et organisations largement masculins, d’autres encore
s’engagent au sein des formations de lutte armée (voir le livre d’Ida Faré, Franca Spirito,
Mara et les autres, Des femmes et la lutte armée, éditions des femmes, 1983).
Il est aussi une autre dynamique à l’œuvre au sein du féminisme autonome italien, sur la
base d’une subjectivation politique ancrée dans des thématiques plus matérialistes : c’est
celle qui est portée par la revendication du salaire contre le travail ménager, inspirée par le
modèle opéraïste du salaire politique. Sur la question de l’assignation historique des
femmes à la sphère de la reproduction sociale telle qu’elle est alors traitée en Italie, nous
renvoyons aux ouvrages fondateurs commentés par Morgane Merteuil dans le guide de
lecture qu’elle a consacré à la question (http://revueperiode.net/guide-de-lecture-
feminisme-et-theorie-de-la-reproduction-sociale/), parmi lesquels figurent notamment des
textes de Mariarosa Dalla Costa, Silvia Federici et Leopoldina Fortunati – à ce propos, nous
signalons que le livre Le pouvoir des femmes et la subversion sociale est disponible en
ligne : http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique384.
Nous ajoutons également que deux textes portent plus particulièrement sur la question des
luttes menées sur la base de telles revendications : le premier correspond à une
intervention de Selma James, autrice américaine liée au mouvement italien par
l’intermédiaire de sa collaboration avec Mariarosa Della Costa, lors d’un congrès du
mouvement des femmes anglaises en 1972 (« Les femmes et le travail, ou ce qu’il ne faut
pas faire », dans La Stratégie du Refus n°5 : http://archivesautonomies.org/spip.php?
article198) ; le second est l’ouvrage Le Salaire au travail ménager de Louise Toupin
(éditions du remue-ménage, 2014).
Il importe tout d’abord, contre les ravages de la dissociation, les réécritures historiques et
les falsifications rétroactives, de rappeler un fait objectif : à l’exception d’Il Manifesto, tous
les groupes révolutionnaires italiens des années 1970 ont pratiqué des formes de violence
politique organisée. Ce phénomène doit être interprété au regard de l’accroissement brutal
13/28
de la répression policière et de la mise en place d’une « stratégie de la tension », choisie
par l’État pour contrer le mouvement insurrectionnel à partir de 1969. Qu’il s’agisse de
manipuler des groupuscules fascistes pour la perpétration d’attentats aveugles et sanglants
(tels ceux de la Piazza Fontana à Milan en 1969, ou, plus meurtrier encore, de la gare de
Bologne en 1980), de lois sécuritaires, de la justice d’exception, ou de liens avec le
commandement militaire américain, l’État italien n’a reculé devant aucun moyen pour
installer un climat de terreur diffuse propice à son tournant autoritaire et à l’écrasement du
mouvement social.
Dès le début des années 1970, la plupart des groupes se posent sérieusement le problème
de la force, des formes et des usages de la violence politique. Sur le terrain public de
masse, on assiste à une multiplication des pratiques émeutières au sein des manifestations
de rue (comme expliqué supra) ; mais il apparaît très rapidement que s’en tenir à ce seul
niveau d’intervention militante est insuffisant. Comme l’expliquent Scalzone et Persichetti,
« la question du passage de la violence de rue à une activité illégale permanente,
parvenant jusqu’aux armes, était à l’ordre du jour. » Cette question se pose y compris pour
les formations disposant d’une structure légale. Voici par exemple un extrait du texte
préparatoire au IIIème congrès national de Lotta Continua en avril 1972 : « Il est
nécessaire de préparer le mouvement à un affrontement généralisé, qui a pour adversaire
l’État et pour instrument l’exercice de la violence révolutionnaire, de masse et d’avant-
garde ». Un cadre militant de LC, Luigi Manconi, s’exprime ainsi l’année suivante dans le
cadre d’un débat public : « Le recours à la terreur et à l’action partisane comme forme
organisée et armée sont des instruments irremplaçables de la lutte des classes quand ils
en respectent les exigences. » De même, Toni Negri, en 1973, alors qu’il fait partie du
groupe dirigeant de Potere Operaio (qui va se dissoudre quelques mois plus tard) soutient
dans Partito Operaio contro il lavoro : « le parti des avant-gardes de masse détermine sa
tâche fondamentale sur le plan et dans la perspective de la lutte armée. […] Aujourd’hui,
seule la lutte armée parle de communisme ».
L’année 1973 marque aussi une étape importante avec le coup d’État au Chili qui renverse
Salvador Allende : alors que le PCI formule l’hypothèse selon laquelle seule une alliance
avec la Démocratie Chrétienne peut permettre d’éviter un scénario semblable (d’où la ligne
du « compromis historique »), beaucoup d’organisations révolutionnaires font une lecture
exactement inverse : Mai piú senza fucile – plus jamais sans fusil. Les Groupes d’Action
Partisane (GAP) sont l’un des premiers groupes armés clandestins, formés en 1969 autour
du célèbre éditeur Feltrinelli, qui meurt en 1972 alors qu’il tentait d’effectuer lui-même le
sabotage d’un pylône électrique. L’inspiration des GAP vient de la résistance partisane au
fascisme et se soutient d’une analyse qui met en avant le danger imminent d’un coup
d’État droitier en Italie. Comme nous l’avons vu, Potere Operaio se dote d’une structure de
« Lavoro Illegale » dès 1971 (qui se transforme peu après en Fronte Armato Rivoluzionario
Operaio, FARO, sous la responsabilité de Morucci et Piperno), alors que les différentes
formations marxistes-léninistes plus orthodoxes pratiquent un antifascisme de rue souvent
brutal. La méthode de l’auto-financement par le braquage se répand également.
Les Brigades Rouges, jusqu’au milieu des années 1970, concentrent leur action sur le
terrain des usines, notamment à Milan où elles bénéficient d’une forte implantation, en
incendiant les voitures des chefs d’atelier honnis, ou par l’enlèvement et la séquestration
14/28
des dirigeants d’entreprise (comme l’opération qui vise Idalgo Macchiarini, dirigeant chez
Siemens, contemporaine de l’enlèvement en France de Nogrette par la Nouvelle
Résistance Populaire, bras armé de la Gauche Prolétarienne) – ce qui leur attire une nette
sympathie à la base et parmi les autres groupes extra-parlementaires. Les BR sont à ce
point courtisées que les dirigeants de Lotta Continua leur proposent par exemple dès 1971
(ainsi que le raconte Renato Curcio) de devenir leur « bras armé », ce qu’elles refusent
catégoriquement. Dans la revue française Camarades, proche des positions de Toni Negri,
on peut par exemple lire (numéro de décembre 1976) : « le développement de leur
organisation s’est fait tout entier au niveau de l’autonomie ouvrière. Une grande partie des
BR sont des ouvriers, des prolétaires, leurs références politiques sont toujours celle de
l’autonomie ouvrière. On peut signaler des erreurs et des limites dans l’action des BR, mais
on ne peut plus nier que la dynamique d’organisation qu’ils poursuivent se soit implantée
dans l’aire de l’autonomie – pas seulement de façon théorique, mais aussi pratiquement et
matériellement. (…) Nous croyons que les BR, nées de la crise du mouvement en 68, ont
fourni une formidable contribution à l’autonomie ouvrière et prolétaire en Italie au moment
de l’occupation de la FIAT. (…) Les camarades des BR – qui reconstituent leur force
d’attaque après la phase répressive qui les a frappés – sont une partie fondamentale et
entraînante de cette offensive de l’autonomie ouvrière et prolétaire. (…) Les camarades
des BR sont de fait, et entièrement, à l’intérieur de cette expérience. »
La plupart des groupes qui composent ensuite l’aire de l’autonomie, à partir de 1973,
agissent sur un double niveau militant, légal et illégal : à la revue Rosso seront par
exemple liées les Brigate Communiste, qui mènent plusieurs dizaines d’actions de
sabotage armé, dont l’incendie retentissant en 1974 contre les locaux de l’entreprise Face
Standart-ITT, mêlée au coup d’État de Pinochet ; les Comités Communistes
Révolutionnaires utiliseront quant à eux une multitude de sigles différents pour revendiquer
leurs actions armées, de même que les Collectifs Politiques Vénètes (CPV), de manière à
donner l’impression d’une violence insurrectionnelle endémique et proliférante. Comme
l’explique un militant des CPV : « nous voulions être des cadres transversaux, au sens où il
ne devait pas y avoir de séparation entre le politique et le militaire, où la construction
d’organisations prolétaires de masse, autonomes par rapport aux partis et aux syndicats,
qui luttaient pour l’affirmation des besoins, et l’usage de la force, la pratique du contre-
pouvoir, avançaient d’un même pas. » Il s’agit de construire une force combattante interne
au mouvement, apte à soutenir et à défendre le contre-pouvoir de masse qui s’exprime
dans les luttes, qui actualise les besoins fondamentaux du prolétariat et, ce faisant, dessine
les contours d’un « communisme immédiat », en actes.
Entre les groupes autonomes et les formations clandestines, il n’y a pas, en réalité, de
divergence sur le principe de la lutte armée mais plutôt sur les méthodes d’organisation et
d’action : alors que les BR entendent porter l’attaque « au coeur de l’État » à partir de 1974
et multiplient les exécutions, l’aire de l’autonomie cherche jusqu’au bout à tenir ensemble
travail de masse et travail d’avant-garde, critiquant ainsi l’idée d’une « clandestinité
stratégique » aussi bien que le recours systématisé aux homicides politiques ; ses
militant.e.s concentrent leurs actions armées (notamment des attentats à l’explosif) contre
des cibles matérielles, symboliques ou institutionnelles, et visent à intimider l’ennemi plutôt
qu’à l’éliminer physiquement – d’où la pratique des « jambisations ». La nécessité de
maintenir une articulation politique entre les différents niveaux de lutte (d’éviter, donc, une
15/28
séparation fatale de la fonction militaire) sera même reformulée au moment de l’opération
Moro, avec par exemple la fameuse prise de parole de Franco Piperno, dirigeant historique
de Potere Operaio puis de l’Autonomie organisée, qui déclare que l’issue du mouvement
révolutionnaire réside dans sa capacité à conjuguer la « terrible beauté du 12 mars 1977 »
(manifestation insurrectionnelle dans les rues de Rome) avec la « puissance géométrique
de Via Fani » (du nom de la rue où Moro est enlevé par le commando des BR).
De tout ceci on peut tirer la conclusion suivante : « il n’y a pas une lutte armée et un
mouvement, mais une lutte armée dans le mouvement et un mouvement dans la lutte
armée » (La révolution et l’État).
Une étude historique qui se focalise sur la question de la violence pratiquée par les
groupes italiens et français, qu’ils privilégient les formes émeutières ou au contraire l’action
ciblée clandestine. Isabelle Sommier interroge le « passage à l’acte » à l’aune notamment
de l’atmosphère idéologique générale des années post-68 et des stratégies sécuritaires de
l’État, mais s’intéresse aussi à la vague de renoncement qui coïncide avec l’abandon
progressif des perspectives de violence révolutionnaire et des espoirs de transformation
sociale. Le livre se nourrit également de plusieurs dizaines d’entretiens menés avec des
militant.e.s français.es et italien.ne.s, qui permettent de mieux saisir les différents parcours
subjectifs et de disposer d’un point de vue « en immanence ».
Livre co-écrit par Oreste Scalzone et Paolo Persichetti, qui, né en 1962, fut membre des
Brigades Rouges – Union des Communistes Combattants (dernière branche issue du
processus de scission des BR entamé en 1981). Arrêté en 1987, il se réfugie en France
avant d’être extradé en 2002 alors qu’il enseignait à l’Université Paris-8 et en dépit de la
« doctrine Mitterrand » qui accordait l’asile politique aux militant.e.s italien.ne.s
poursuivi.e.s en échange de leur neutralité. Il est définitivement libre depuis 2014.
L’ouvrage propose une analyse détaillée des différents mécanismes qui ont présidé à la
formation d’un gouvernement par l’urgence et d’une véritable justice d’exception en Italie.
Les auteurs reviennent également, chiffres et statistiques à l’appui, sur la décennie
insurrectionnelle des années 1970, en prenant soin de déconstruire les mensonges
rétroactifs et autres binarismes caricaturaux qui ont occulté sa compréhension. Ils insistent
en particulier sur l’articulation immanente entre mouvement de masse et phénomènes de
lutte armée, sur leur « co-croissance », et tâchent d’envisager la séquence dans sa
globalité et sa complexité. Sont également formulées des critiques pertinentes contre
16/28
« l’économie politique de la dissociation » – en particulier la négation de son propre
parcours, la réinvention tendancieuse de son propre passé militant et de celui des autres,
dans le but de clamer son innocence et d’obtenir ainsi de significatives remises de peine,
tout en contribuant à la spoliation étatique de la mémoire des luttes sociales.
– Yann Collonges, Pierre Georges Randal. Les Autoréductions : grèves d’usagers et luttes
de classes en France et en Italie, 1972-1976. Entremonde, 2010.
On lira aussi ce document complémentaire très instructif, qui détaille l’histoire des luttes
d’auto-réduction, dans toutes ses facettes (électricité, transport, téléphone, logement,
supermarché) : https://infokiosques.net/IMG/pdf/autoreduction-2.pdf.
http://ordadoro.info/?q=content/lucia-martini-et-oreste-scalzone-
ph%C3%A9nom%C3%A8nes-de-lutte-arm%C3%A9e-dans-le-%C2%ADmouvement-et-
%C3%A0-ses
Ce texte extrait de La horde d’or rappelle le contexte ouvrier au sein duquel naissent les
BR, leur immanence initiale au climat d’insubordination diffuse qui règne alors dans les
usines du Nord de l’Italie. On y trouve des éclaircissements sur la pratique du CPM (voir
supra), son exigence d’un dépassement du caractère sectoriel des luttes en cours
(« dépassement de l’ouvriérisme et de l’estudiantisme ») par une intervention étendue sur
le terrain de la métropole et de nouvelles formes d’organisation transversales, au-delà des
différents groupes de base localisés. À ce titre le CPM participe activement aux
campagnes sur les transports publics et aux mouvements d’occupations des logements
dans les quartiers populaires. Au Congrès de Chiavari en novembre 1969 sont également
formulées les premières perspectives de lutte armée. Le texte revient aussi sur la brève
parenthèse du journal Sinistra Proletaria – avec un extrait programmatique à l’appui, qui
rappelle directement la brochure « De la lutte violente de partisans » produite par la GP en
France la même année, en 1970.
http://www.centremlm.be/Noyaux-Armes-Proletaires-Premier-Communique-%E2%88%92-
1974
Les Nuclei Armati Proletari sont nés en 1974 à partir de l’éclatement de Lotta Continua (au
moment où son groupe dirigeant entame un tournant légaliste), qui mène à un processus
d’agrégation centré sur le prolétariat extra-légal et les révoltes carcérales. L’organisation se
forme à partir de la rencontre entre militant.e.s révolutionnaires et détenu.e.s de droit
commun et aura une implantation notable dans le Sud de l’Italie, au sein d’un tissu social
spécifique – celui des prolétaires méridionaux.ales « non-garanti.e.s », contraint.e.s à la
marginalité et à l’exclusion, pour lesquel.le.s la prison fait figure d’élément structurel. Les
NAP, qui ont également mené des actions communes avec les BR dans la perspective
d’un « front unitaire de la guérilla », seront l’objet d’une répression brutale : plusieurs de
ses militant.e.s sont assassiné.e.s de sang-froid ou torturé.e.s. Ils disparaissent en 1977.
– Interview des Noyaux Armés Prolétaires (NAP) par la revue Camarades, décembre 1976
:
http://archivesautonomies.org/spip.php?article834.
– Mario Moretti, Brigate Rosse, Une histoire italienne, entretien avec Carla Mosca et
Rossana Rossanda, éditions Amsterdam, 2010.
Moretti est la figure qui représente le mieux la continuité historique et organisationnelle des
BR, puisqu’il en fut l’un des principaux.ales dirigeant.e.s jusqu’à son arrestation en 1981.
Ce livre d’entretien avec Rossana Rossanda (fondatrice d’Il Manifesto) et Carla Mosca
(journaliste à la RAI) est un document incontournable pour comprendre la trajectoire des
18/28
BR dans son ensemble, et pour en saisir les évolutions réelles, par-delà les fantasmes
complotistes.
Moretti se livre pour la première fois et retrace l’histoire de l’organisation depuis le début :
technicien chez Siemens, il fait l’expérience de l’auto-organisation dans le contexte des
luttes ouvrières de l’Automne Chaud en 1969, puis s’engage dans le projet du CPM (voir
supra). Moretti raconte ensuite la première séquence (jusqu’en 1974) des BR centrée sur
l’implantation dans les usines, la formation des noyaux ouvriers et la revendication des
premières actions armées : aux incendies de voitures succèdent les enlèvements et
séquestrations des dirigeants d’entreprise qui concentrent la haine ouvrière. En 1972, une
première opération de police conduit au démantèlement de plusieurs bases et à de
nombreuses arrestations : les BR décident alors du passage à la clandestinité complète,
étendent leur sphère d’intervention (notamment à Turin) et se ré-organisent selon des
règles de compartimentation rigoureuse.
À partir de 1974, les BR développent l’analyse suivante : la lutte ouvrière a atteint son point
culminant et révélé en même temps ses limites du fait de la restructuration capitaliste qui
impose de dépasser le seul cadre étroit de l’usine pour porter l’action à un niveau supérieur
– ce sera « l’attaque au coeur de l’État », dont la première étape est l’enlèvement du juge
Sossi à Gênes en avril 1974, quelques mois avant l’arrestation de Curcio et Franceschini.
Au procès de Turin en 1976 les brigadistes détenu.e.s refusent leur rôle d’accusés et
adoptent la méthode du « procès-guérilla », pendant qu’à l’extérieur les BR décident de
« hausser le tir » et revendiquent leur premier homicide politique, celui du procureur Coco.
Moretti décrit ensuite dans le détail l’opération Moro : son enlèvement le 16 avril 1978, les
55 jours de sa séquestration puis son exécution, la volonté des BR d’éviter une issue
sanglante qui se heurte au « front de la fermeté » (soutenu par le PCI) et au refus par l’État
de toute négociation et de toute concession, même symbolique. Les BR sont alors au
sommet de leur puissance opérationnelle et de leur influence mais se trouvent en même
temps au début d’une longue séquence de contradictions politiques qui les conduiront à la
défaite. Moretti affirme que celle-ci est directement corrélative de la défaite du mouvement
ouvrier dans son ensemble, qui constituait le « tissu social » de leur action combattante et
qui, désormais (entre 1978 et 1980), est acculé à la défensive.
– Ils étaient les Brigades Rouges, film de Mosco Levi Boucault, diffusé sur ARTE.
Après avoir milité à Potere Operaio, Barbara Balzerani intègre la colonne romaine des
Brigades Rouges et participe à l’opération Moro. Elle devient membre de l’Exécutif et, suite
à la scission de 1981, dirige les BR – Parti Communiste Combattant (qui regroupe le canal
historique et majoritaire de l’organisation), jusqu’à son arrestation en 1985. Définitivement
libre en 2011, elle ne s’est jamais repentie ni dissociée.
Elle livre avec Camarade Lune, récemment traduit en français, un récit bouleversant d’une
grande force littéraire qui est à la fois une introspection subjective sur son propre parcours
personnel et une description, saisissante par sa sincérité et sa puissance narrative, des
principaux épisodes de sa trajectoire militante – des années de formation à l’expérience
carcérale en passant par Via Fani, l’enlèvement du général Dozier, les déchirements
organisationnels, les trahisons, les ravages de la repentance et la mort tragique de ses plus
proches camarades. On pourra lire en complément cet entretien avec Barbara Balzerani,
« La mémoire est un terrain de guerre » : https://lundi.am/La-memoire-est-un-terrain-de-
guerre
Issu de l’expérience universitaire de Trente, Curcio milite d’abord au sein des milieux
maoïstes (Lavoro politico) et participe ensuite à l’émergence du CPM à Milan, puis à la
fondation des Brigades Rouges, aux côtés d’Alberto Franceschini et de sa femme Mara
Cagol. Arrêté une première fois en 1974 (suite à la dénonciation d’un infiltré), il s’évade
avant d’être arrêté une seconde fois en 1976. Depuis la prison, il revendique toutes les
actions menées par les BR à l’extérieur, en particulier l’opération Moro. En 1979-80, alors
que se font jour les premières divergences stratégiques au sein des BR – notamment entre
le groupe dirigeant et les collectifs de prisonnier.ère.s – il participe à la rédaction de
l’imposant document théorique « L’ape e il comunista » (voir infra) puis manifeste un
soutien au Parti-Guérilla lors de la scission en 1981. En 1987 il co-signe le document par
lequel les principaux.ales membres historiques des BR déclarent la fin du cycle de la lutte
armée en Italie.
– Enrico Fenzi, Armes et bagages, journal des Brigades Rouges, Les Belles Lettres, 2008.
L’un des seul.e.s intellectuel.le.s à avoir milité au sein des BR (dont la composition sociale
était massivement ouvrière), professeur de littérature à l’Université de Gênes – spécialiste
de Dante et Pétrarque -, il est arrêté en 1981 avec Mario Moretti. Dans ce livre, Fenzi
20/28
retrace son propre parcours et en interroge le sens, de la clandestinité aux années de
prison.
Signé par le « collectif des prisonniers révolutionnaires des Brigades Rouges » et publié en
décembre 1980, il s’agit du texte théorique le plus dense et le plus important produit par
les BR, qui en déploie tous les thèmes centraux : de la construction du parti communiste
combattant aux organismes de masse révolutionnaires en passant par la formation du
« pouvoir rouge ». Mais le document traduit aussi les premières divergences stratégiques
qui se développent au sein de l’organisation : le groupe dirigeant est notamment accusé de
ne pas assumer l’offensive générale et de freiner le passage à la guerre civile. Les
rédacteur.trice.s de ce texte soutiendront quelques mois plus tard la naissance du Parti-
Guérilla scissionniste, issu de la colonne napolitaine et du « Front des Prisons. »
– Renato Curcio, Alberto Franceschini, Gouttes de soleil dans la cité des spectres
http://www.centremlm.be/Renato-Curcio-chapitre-V-de-Gouttes-de-soleil-dans-la-cite-des-
spectres-%E2%88%92
Document écrit en prison par Curcio et Franceschini, qui reflète les positions ayant présidé
à l’émergence du Parti Guérilla : on y trouve des thèmes faisant écho au mouvement de
1977, tels que « la métropole comme usine totale », qui désigne le passage de la
domination formelle à la domination absolue du capital sur tous les aspects de la vie
sociale, au-delà de la seule sphère productive. Surgit alors la nécessité de redéfinir les
modes d’expression et d’organisation de « la violence explosive du prolétariat
métropolitain » contre les fétiches du capital, contre la « violence implosive auto-
destructrice » de la métropole impérialiste, et en tant que manifestation de l’inimitié totale
entre les classes qui s’y joue.
Notons que le soutien des brigadistes détenu.e.s au nouveau groupe cesse au bout de
quelques mois, devant les conséquences contre-productives de sa fuite en avant : en effet,
le Parti-Guérilla, après avoir durement critiqué la « retraite stratégique » adoptée par les
BR-PCC suite au désastre de l’opération Dozier en 1982, se lance dans une série
d’actions aussi brutales et sanglantes que désarticulées qui le discréditent et précipitent
son effondrement complet fin 1982.
Quant aux membres des BR-PCC, ils répondront par un autre texte intitulé Politique et
Révolution (signé entre autres par Prospero Gallinari et Bruno Seghetti) critiquant Curcio
pour son abandon des fondamentaux du marxisme-léninisme.
Bien des années plus tard, Tiqqun citera des extraits de Gouttes de soleil dans la cité des
spectres, y voyant « la contribution la plus décisive à la théorie du parti imaginaire »…
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Dans l’orbite de Rosso (principal groupe de l’autonomie organisée à Milan, lié à la revue du
même nom, dont Toni Negri était l’un des animateurs) le petit collectif « Romana-Vittoria »,
mené par un certain Marco Barbone, fait preuve d’une particulière excitation dans l’usage
irréfléchi des armes et de la force militaire. Au coeur du mouvement de 1977, lors de la
manifestation milanaise du 14 mai, et contre l’avis des principaux.ales cadres militant.e.s,
la bande de Romana-Vittoria décide d’ouvrir brusquement le feu en direction de la police,
via de Amicis. L’agent Antonio Custra est tué : le mouvement milanais entre alors dans une
séquence de contradictions profondes dont il ne se relèvera pas. Alors que se forment
d’innombrables organisations armées plus ou moins affinitaires, Marco Barbone participe à
la « Brigata XVIII marzo » et assassine en 1980 Walter Tobagi, journaliste au Corriere della
Serra. Sa cavale prend fin lorsqu’il est arrêté en octobre de la même année. Très
rapidement, il devient un repenti notoire, collabore avec la justice, et donne les noms de
dizaines de ses ancien.ne.s camarades. Comme d’autres qui ont suivi la même trajectoire,
il finit par adhérer, bien plus tard, au groupe catholique réactionnaire Comunione e
Liberazione. Le récit de Fabrizio Calvi retrace dans le détail son histoire et celle de ses
camarades, comme un symbole du basculement de l’activité militante révolutionnaire à la
logique de bande, à la perte de sens et, finalement, à la trahison complète de sa propre
identité. Un extrait : http://archivesautonomies.org/spip.php?article254
http://www.centremlm.be/Prima-Linea-Vehicules-de-la
Prima Linea est une formation armée issue de l’Autonomie qui se constitue à partir de 1976
suite à l’éclatement des Comités Communistes pour le Pouvoir Ouvrier (liés à la revue
Senza Tregua, et eux-mêmes formés à partir de la jonction entre d’ancien.ne.s militant.e.s
de Lotta Continua et de Potere Operaio), dirigée notamment par Sergio Seo et Susanna
Ronconi. L’organisation soutient une ligne stratégique centrée sur l’idée de « guérilla
diffuse », soit la construction d’une force armée qui se tient au plus près du mouvement de
masse : de fait Prima Linea aura un large spectre d’intervention, attentif aux nouveaux
terrains de lutte (au-delà du seul espace ouvrier) et aux contenus politiques mis en avant
par le mouvement de 1977. Son fonctionnement organisationnel, plus horizontal, moins
rigide et architecturé que celui d’autres organisations clandestines, exprime un refus de se
constituer en élite combattante séparée des luttes de masse. Nombre de ses militant.e.s
arrêté.e.s suivront ensuite la voie de la dissociation.
De ce fait, les ouvriers.ère. ne sont plus le seul point de référence de la lutte de classe et
de nouvelles figures sociales font irruption, formant la base multiple et hétérogène du
mouvement de 1977. Des jeunes précaires aux homosexuel.le.s, des femmes aux extra-
légaux et aux chômeur.se.s, la composition de classe subit une transformation profonde,
synthétisée dans la formule : de l’ouvrier-masse à l’ouvrier-social. Tous ceux que
l’intellectuel ex-opéraïste Asor Rosa, devenu membre du PCI, appelle de manière
péjorative les « non-garanti.e.s », marginaux.ales et précaires (par opposition aux
travailleur.se.s « garanti.e.s » liés à l’univers industriel de la production d’usine : voir Le
due società. Ipotesi sulla crisi italiana, Einaudi, Torino, 1977) s’affirment comme une force
motrice dans le soulèvement en cours. Citons par exemple l’expérience des Circoli del
proletariato giovanile (Cercles du jeune prolétariat) qui, partant de leurs besoins les plus
immédiats et d’une critique concrète de leurs conditions de vie au sein de la métropole,
s’agrègent à partir des banlieues périphériques et s’organisent pour sortir de leur misère
quotidienne : ce seront les occupations massives de logement, les expropriations de
supermarchés, les auto-réductions des places de spectacle et de cinéma, ou encore les
campagnes contre le trafic d’héroïne. Nous renvoyons aux pages de La horde d’or qui
décrivent le destin des Circoli (« Des bancs publics aux centres sociaux » :
http://ordadoro.info/?q=content/des-bancs-publics-aux-centres-sociaux).
Plus généralement, sur cette séquence, nous conseillons la lecture du livre de Fabrizio
Calvi, Italie 77. Le « Mouvement », les intellectuels (Seuil, 1977), qui rassemble des
documents et articles de l’époque. Une chronologie précise des événements tirée du livre
est disponible en ligne, et apporte une excellente base factuelle
:https://infokiosques.net/lire.php?id_article=282.
De Bifo, on pourra lire Le ciel est fin tombé sur la terre (éditions du Seuil, 1978), dont une
partie est disponible en ligne (http://www.multitudes.net/category/archives-revues-futur-
anterieur-et/bibliotheque-diffuse/operaisme-autonomie/bifo-le-ciel-est-enfin-tombe-sur/).
Alors animateur de la revue A/Traverso, qui se situe au centre des expériences littéraires
de l’autonomie désirante, « Bifo » signe entre 1975 et 77 ces textes qui apparaissent
comme son manifeste, où l’opéraïsme rencontre explicitement la pensée post-structuraliste
française. La place accordée à la figure du « jeune prolétariat » (qui avait alors pris la tête
des actions dans l’usine et au-dehors) dans l’élaboration d’une théorie du sujet
révolutionnaire donne à celle-ci une allure contre-culturelle caractéristique du Mouvement
de 77. Un entretien avec Franco Berardi Bifo, par Sébastien Schifres, est également
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disponible (http://sebastien.schifres.free.fr/bifo.htm).
S’il est aujourd’hui si important de revenir sur les enjeux de ces expériences de
communication antagonique, c’est que les technologies de la communication devinrent
l’une des principales armes de la restructuration capitaliste qui démarre après 1973, alors
que les initiatives de l’autonomie en la matière n’étaient encore que trop éparses, et
échouèrent à « saboter les machines futures », pour reprendre les mots employés par
Negri dans un texte qui tire les leçons de la fin du mouvement de 77 (Toni Negri, « La
défaite de 77 » :http://ordadoro.info/?q=content/toni-negri-la-d%C3%A9faite-de-77).
7. Réception française
Quelques revues et groupes ont opéré une réception de l’opéraïsme et des expériences
d’autonomie politique en France dès les années 1970. Les Matériaux pour l’Intervention
(1971-1972) se sont essentiellement attelés à la traduction et au commentaire de certaines
thèses de Potere Operaio, tout en esquissant les coordonnées théoriques d’une autonomie
à la française au gré des mouvements dont ils étaient contemporains, en portant une
attention particulière à la revendication du salaire garanti. La quasi totalité des numéros de
son bulletin de diffusion La Stratégie du Refus est numérisée et en ligne
(http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique123). Outre ces textes, nous renvoyons à
deux brochures rédigées par le groupe : la première fait écho aux luttes étudiantes du
début des années 1970 (L’école, atelier de la société-usine : http://www.multitudes.net/l-
ecole-atelier-de-la-societe/) ; la seconde (Les Ouvriers contre l’État : refus du travail,
http://archivesautonomies.org/spip.php?article578) articule les positions politiques
opéraïstes élaborées par le collectif en une synthèse historique sur le mouvement ouvrier.
Le groupe Camarades qui lui fait suite (1974-1979) s’est engagé plus concrètement dans la
constitution de mouvements autonomes à Paris, en opérant notamment une liaison entre
des collectifs d’étudiant.e.s, de chômeur.se.s, de travailleur.se.s immigré.e.s et de lutte
clandestine. Sa revue fait cohabiter des considérations sur le mouvement français qui se
démarquent grandement des positions « gauchistes » classiques (voir notamment leur rejet
de l’expérience LIP) avec de nombreuses perspectives venues d’Italie (voir :
http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique58).
Enfin, la revue Marge peut être comprise comme l’expression de l’autonomie désirante en
France (http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique57).
Certaines publications des années 1980 et 1990 sont également disponibles en ligne
(http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique11&lang=fr).
Pour une histoire détaillée du mouvement français, voir les deux mémoires que Sébastien
Schifres lui a consacrés : http://sebastien.schifres.free.fr/
https://bloom0101.org/?parution=tiqqun-2
L’Autonomie est ici fondamentalement perçue comme une pratique désubjectivante (voir
supra, à propos du livre de Tarì), comme une séparation/sécession à grande échelle
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opérée par chaque strate prolétarienne vis-à-vis de son assignation dans la totalité sociale.
Pour Tiqqun, la « guérilla diffuse » menée par l’Autonomie dans les années 1970 opère en
ce sens une redéfinition de la conflictualité historique, au profit de l’émergence du « Parti
Imaginaire », à la fois héritier et fossoyeur du mouvement ouvrier. Cette stratégie se
distingue de celle des organisations clandestines qui, selon le texte, combattent l’Empire
« en tant que sujet » (jusqu’à mimer ses formes et ses structures) – d’où leur déliaison
progressive par rapport à la « réalité éthique » du Mouvement. « À la différence des
organisations combattantes, l’Autonomie s’appuie sur l’indistinction, l’informalité, une semi-
clandestinité adéquate à la pratique conspirative. (…) Cette stratégie repose sur l’intuition,
jamais formulée par l’Autonomie, que non seulement il n’y a plus de sujet révolutionnaire,
mais que c’est le non-sujet lui-même qui est devenu révolutionnaire, c’est-à-dire opérant
contre l’Empire. »
9. En langue originale
Comme nous le disions en introduction, le rythme des traductions s’est accéléré ces
dernières années, permettant au lecteur francophone de s’informer avec plus de
profondeur sur l’histoire du mouvement italien des années 1970. Cela dit, nombre de textes
importants restent à traduire, et ne sont pour l’instant disponibles qu’en langue originale.
Aussi souhaitions-nous, à l’attention de celles et ceux qui lisent l’italien, en présenter une
brève sélection bibliographique. C’est également ici l’occasion de rendre hommage au
remarquable travail de la maison d’édition italienne Derive Approdi, qui s’est engagée dans
une précieuse entreprise de publication et de réédition, devenant un relais essentiel de la
transmission de la mémoire des luttes.
Citons tout d’abord un bloc de référence sur l’histoire de l’autonomie, dirigé par Sergio
Bianchi et Lanfranco Caminiti, et divisé en quatre tomes :
http://www.deriveapprodi.org/2007/10/gli-autonomi-volume-ii/
http://www.deriveapprodi.org/2008/09/gli-autonomi-volume-iii/
http://www.deriveapprodi.org/2017/03/gli-autonomi-volume-iv/
Il s’agit là de la somme la plus importante sur la question, centrée sur le témoignages des «
autonomes » et sur des documents historiques protéiformes. Cette série aborde, dans
l’ordre de publication : les récits, les théories, les cultures, l’expérience romaine.
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Bianchi et Caminiti ont également consacré un livre au mouvement de 77, intitulé
Settantasette, La rivoluzione che viene (2004).
http://www.deriveapprodi.org/2004/09/settantasette/
– Oreste Scalzone, ‘77, e poi…, Da une conversazione con Pino Casamassima, Prefazione
di Erri de Luca, Mimesis, 2017. Scalzone revient sur sa propre expérience militante au sein
du mouvement, à l’occasion du quarantième anniversaire de 1977, « l’année
insurrectionnelle ». Le livre contient par ailleurs des textes d’époque, signés de sa main, ou
au nom des COCORI, qui traitent en particulier de la question de la violence et des
rapports entre autonomie et formations combattantes.
– Bologna marzo 1977…fatti nostri…, NDA Press, 2007. Chroniques à plusieurs voix des
journées émeutières de Bologne, qui furent l’épicentre du mouvement de 1977.
Sont aussi disponibles des anthologies qui retracent le travail des principales revues
autonomes :
– Luca Chiurchiù, La rivoluzione è finita, abbiamo vinto. Storia della rivista A/traverso,
préface de Franco Berardi Bifo, DeriveApprodi, 2017.
http://www.deriveapprodi.org/2017/02/silenzio-delirio-estraneita/
– Tommaso De Lorenzis, Massimiliano Mita, Valerio Guizzardi, Avete pagato caro, non
avete pagato tutto. La rivista Rosso (1973-1979), DeriveApprodi, 2007.
http://www.deriveapprodi.org/2007/02/avete-pagato-caro-non-avete-pagato-tutto/
http://www.deriveapprodi.org/2010/05/la-rivista-primo-maggio/
Signalons le gigantesque travail de recherche réalisé par la maison d’édition Sensibili alle
Foglie (fondée par Renato Curcio), qui, dans le cadre d’un « Progetto Memoria », a collecté
toutes les informations disponibles sur l’intégralité des groupes armés italiens entre 1969 et
1989. Lire notamment La mappa perduta, qui présente le parcours, la bibliographie, les
statistiques de 47 organisations armées actives durant la période, ainsi que des graphiques
et tableaux qui analysent les caractéristiques des 4087 personnes condamnées pour
appartenance à des « associations subversives » ou « bandes armées ». Le parole scritte
contient une centaine de documents produits par 32 organisations armées, éclairant leurs
fondements théoriques, structures internes et terrains d’intervention.
Le premier volume d’une histoire des Brigades Rouges a été publié il y a quelques mois,
toujours chez DeriveApprodi, et détaille leur parcours, des premières années jusqu’à
l’opération Moro : Marco Clementi, Paolo Persichetti, Elisa Santalena, Brigate Rosse,
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volume I. Dalle fabbriche alla « campagna di primavera », 2017.
http://www.deriveapprodi.org/2017/02/brigate-rosse/
Citons également l’important livre de Salvatore Ricciardi (militant autonome puis dirigeant
de la colonne romaine des BR) : Maelstrom, Scene di rivolta e autorganizzazione di classe
in Italia (1960-1980), DeriveApprodi, 2011.
http://www.deriveapprodi.org/2011/05/maelstrom/
Sur Prima Linea, on lira Miccia corta, Una storia di Prima Linea (2009), par l’un de ses
principaux dirigeants, Sergio Seo.
Tout récemment, un ouvrage s’est intéressé aux parcours des femmes ayant milité au sein
des formations combattantes, notamment les BR et PL : Daniela Bini, Donne e lotta armata
in Italia (1970-1985), DeriveApprodi, 2017.
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