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L’ A f r i q u e

entre l’Europe
et l’Amérique
Le rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes
1 4 9 2 - 1 9 9 2

Directeur de la publication : Elikia M’Bokolo


U N E S C O
É d i t i o n s
MÉMOIRE DES PEUPLES

La Route de l’esclave
Dans la même collection :
L’affirmation de l’identité culturelle et la formation
de la conscience nationale dans l’Afrique contemporaine
La christianisation de la Russie ancienne
Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe
Destins croisés : cinq siècles de rencontres avec les Amérindiens
Les routes de la soie : patrimoine commun, identités plurielles
Spécificité et dynamique des cultures négro-africaines
Spécificités et convergences culturelles dans l’Afrique au sud du Sahara

Dans la série « La route de l’esclave » :


Les abolitions de l’esclavage :
de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher (1793, 1794, 1848)
L’Afrique
entre l’Europe
et l’Amérique
Le rôle de l’Afrique
dans la rencontre de deux mondes
(1492-1992)
Directeur de la publication : Elikia M’Bokolo

Mémoire des peuples

Éditions UNESCO
Les textes publiés dans le présent ouvrage sont ceux des
communications au Colloque international organisé par l’UNESCO sur
« Le rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes (1492-1992) »
qui s’est tenu à Praia (Cap-Vert) du 4 au 8 mai 1992.

Les idées et les opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles
des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO.

Publié en 1995 par l’Organisation des Nations Unies


pour l’éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP

Composition : Éditions du Mouflon, 94270 Le Kremlin-Bicêtre


Impression : Imprimerie de la Manutention, 53100 Mayenne

ISBN 92-3-203149-3
© UNESCO 1995
Préface

Destiné à apporter un éclairage sur les multiples relations entre l’Afrique et les
Amériques, cet ouvrage se structure autour de 1492, année charnière de la
conquête. Néanmoins, la réflexion s’aventure également sur les rives de l’avant et
de l’après 1492 tout en se projetant sur les perspectives à venir. Ainsi, amorçant
un processus de connaissance mutuelle entre tous les peuples de la terre, l’année
1492 constitue un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité. Pour la pre-
mière fois dans l’histoire, les hommes de toute la planète allaient peu à peu,
directement ou indirectement, se rencontrer. Ce premier contact sera suivi de
beaucoup d’autres, dont les effets en chaîne conduiront peuples et nations vers
une interdépendance croissante, en une évolution qui se poursuit encore aujour-
d’hui.
Carrefour de rencontre et de dialogue des peuples et des cultures du monde,
l’UNESCO ne pouvait pas ne pas commémorer un événement sans équivalent
dans l’histoire. C’est pourquoi le Conseil exécutif de l’Organisation adopta en
1988 la décision 130 EX/9.2 associant l’UNESCO à la Commémoration du cin-
quième centenaire de la rencontre de deux mondes, afin « de réfléchir sur les
conditions et les conséquences de la rencontre des peuples et de leurs cultures, sur
leurs emprunts successifs, leurs apports mutuels et les transformations profondes
qui en ont résulté pour l’évolution générale de l’humanité ».
Toutefois, si l’importance de cette commémoration fut unanimement recon-
nue, les divergences quant à la nature de l’événement historique — découverte,
rencontre, choc culturel — nourrirent une vive polémique qui ne laissa personne
indifférent. Au cœur du débat, une double préoccupation existait. D’une part,
effectuer une juste évaluation du passé, d’autre part, faire coexister les peuples
dans le respect de la différence et de la diversité culturelles.
L’UNESCO, pour sa part, se devait de promouvoir et de renforcer aussi bien
la réflexion historique que le dialogue interculturel. C’est pourquoi un pro-
8

gramme fut lancé pour analyser les apports et faire entendre les voix de tous ceux
qui, d’une façon ou d’une autre, furent impliqués dans les interactions surgies de
cette rencontre de 1492.
Des spécialistes des disciplines les plus diverses — historiens, anthropo-
logues, économistes, philosophes — s’associèrent alors, à l’invitation de
l’UNESCO, pour une réflexion globale sur cinq cents ans d’histoire afin d’es-
sayer d’identifier quelques lignes de force en vue d’une meilleure compréhension
de notre destinée commune.
Il s’agissait de relire l’histoire, de rechercher les racines communes, de tracer
des voies de dialogue. D’un dialogue ayant pour but non seulement de réconci-
lier les sociétés avec leur passé, mais aussi et surtout de jeter les bases de la soli-
darité et de la paix. C’est dans ce contexte que s’inscrit la présente publication,
fruit de la réflexion d’un groupe d’intellectuels africains, européens et américains
autour du rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes.
L’année 1492 amena de multiples bouleversements pour le continent africain
— démographique, sociopolitique, économique et culturel —, qui furent tantôt
passés sous silence, tantôt relégués à l’arrière-plan. L’année 1992 fut donc l’occa-
sion d’ouvrir un dialogue autour de la « mémoire assumée » et d’un patrimoine
commun.
C’est pourquoi une analyse du passé s’imposait afin d’essayer d’identifier des
passerelles pour l’avenir. Cette analyse souleva un certain nombre de questions :
Comment l’historiographie africaine a-t-elle abordé le problème de la « décou-
verte » des Amériques ? Quel était l’état politique, économique et social de
l’Afrique à la fin du XVe siècle ? Comment la traite des esclaves s’est-elle mise en
place et développée ? Quelles furent les influences réciproques entre le continent
africain et le continent américain ?
Dans ce contexte, le « commerce triangulaire » de la traite constitue un fait
historique majeur et paradoxal puisque l’acte barbare de la plus grande déporta-
tion connue dans l’histoire de l’humanité fut fondateur de civilisations ! En effet,
les hommes et les femmes arrachés par la violence à la terre de leurs ancêtres se
convertirent en porteurs d’idées, de valeurs, de traditions, de croyances et de reli-
gions. C’est cette culture en mouvement qui donna naissance à de nouvelles
formes d’identités plurielles au sein d’un processus d’adaptation, de résistance et
d’interfécondation.
Aussi nous a-t-il semblé utile de mettre en relief les liens qui unirent en pro-
fondeur des peuples enchaînés par l’histoire et d’analyser les apports réciproques
entre l’Afrique et l’Amérique. C’est, par exemple, en se référant à leur identité
culturelle que les Africains et leurs descendants américains se lanceront à la
conquête de leur liberté en même temps qu’ils contribueront aux côtés d’autres
peuples — amérindiens, européens et asiatiques — à la construction de l’identité
plurielle et dynamique des Amériques et des Caraïbes.
C’est pourquoi les réflexions publiées dans cet ouvrage sur la part de
9

l’Afrique dans la rencontre de deux mondes sont à la fois un regard renouvelé et


critique sur le passé et une vision nouvelle de l’avenir dans le respect de l’unité et
de la diversité des peuples puisque, comme l’écrit le poète martiniquais Aimé
Césaire, « mieux connaître le passé […] c’est encore le plus sûr et le plus court
chemin pour construire le futur ».
Sommaire

La rencontre des deux mondes et ses répercussions :


la part de l’Afrique (1492-1992) Elikia M’Bokolo 13

1. La rencontre
1492 Samir Amin 33
La « découverte » : un point de vue africain Nana-Kow Bondzie 41
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb Alain Anselin 53
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne Elisa Silva Andrade 69

2. Conséquences de l’expansion européenne


L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique
Iba der Thiam 83
L’Afrique à la veille de la conquête M’baye Gueye 93
e
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine au début du XIX siècle
Josette Fallope 103

3. Afrique-Amériques : influences réciproques


Les Amériques africaines, les chemins du retour
Nina S. Friedemann 119
La troisième racine : présence africaine au Mexique
Luz María Martínez Montiel 131

4. Afrique-Amériques : perspectives
Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme
Elikia M’Bokolo 145
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? Nilda Beatriz Anglarill 157
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique
et l’Amérique. L’essentiel et l’accessoire Kiflé Sélassié Beseat 169

Biographie des auteurs 187


La rencontre des deux mondes
et ses répercussions :
la part de l’Afrique (1492-1992)
Elikia M’Bokolo

Dans ce qu’il est convenu d’appeler la « rencontre de deux mondes », la part de


l’Afrique fut apparemment simple : l’Afrique, dit-on, a été absente de la « décou-
verte » du Nouveau Monde, dans laquelle elle n’était pas partie prenante ; sa seule
contribution, de toute évidence, aurait été celle d’une main-d’œuvre abondante
et bon marché, amenée du continent africain aux Amériques par la traite des
esclaves noirs.
Or, si un tel énoncé affiche la force de la simplicité, peu de faits historiques
comportent autant de paradoxes que la traite des Noirs. Si le fait historique que
constitue la traite n’est pas discuté, tout ce qui l’entoure, tout ce qui pourrait lui
donner un sens, tout ce qui s’y rapporte du point de vue de son ampleur et de ses
effets, en un mot tout ce qui va au-delà de la simple énumération de dates, de lieux
et de noms connus a toujours été et demeure objet de controverses et de polé-
miques.
De cette saignée, organisée de manière à vider les forces vives de l’Afrique par
toutes les ouvertures possibles — par l’océan Atlantique, mais aussi à travers le
Sahara et par l’océan Indien —, tous les témoins n’ont pas parlé de manière iden-
tique. Si les Européens, qui en ont tiré les profits les plus visibles et les plus
durables, ont été les plus loquaces pour évoquer la nécessité ou l’absurdité, les
bienfaits ou les ravages de la traite, on est frappé par la discrétion qui entoure la
traite et l’esclavage des Noirs dans les sociétés arabes et musulmanes, pour ne pas
parler du silence de l’Asie orientale. C’est au point que cette activité multisécu-
laire, et géographiquement éclatée, de capture et d’asservissement de millions
d’hommes et de femmes n’est évoquée et étudiée le plus souvent qu’au singulier,
par référence à la traite atlantique.
Hier comme aujourd’hui, se sentant, à tort ou à raison, accusés, les Euro-
péens et leurs descendants des Amériques ne cessent de protester en évoquant la
pratique systématique, sur les autres rivages — arabe, musulman et asiatique —,
14 Elikia M’Bokolo

de la traite des Noirs, du mensonge par omission. Si ce débat déborde le cadre


strict de l’Afrique et semble bien renvoyer à la longue querelle opposant l’Occi-
dent chrétien et le monde musulman, il n’en indique pas moins l’une des plus
grandes difficultés techniques dans l’étude des traites esclavagistes, comme le
soulignait le docteur Louis Frank dès le début du XIXe siècle : « Tout ce qui appar-
tient au commerce des Nègres, que différentes nations européennes ont entrepris
au commencement du XVIe siècle, est généralement connu ; mais il est étonnant
que, parmi tant de célèbres voyageurs qui ont visité l’Égypte, aucun n’ait parlé,
dans ses relations, du commerce des Nègres qui se fait au Kaire, et qui, selon
toute apparence, est très ancien1. » L’observation ne vaut pas seulement pour
l’Égypte, mais aussi pour les États barbaresques, pour tout le Proche-Orient,
l’Inde, voire la Russie.
Mais, même dans l’espace atlantique, les pratiques plus ou moins explicites
d’occultation ne manquent pas, qu’il s’agisse d’une minoration de la part des
Noirs dans l’histoire de tel État ou, d’une manière plus spectaculaire, du « blan-
chiment » systématique de la « race » par un encouragement délibéré à l’immi-
gration massive de l’« élément européen et blanc ». C’est seulement depuis peu,
en grande partie sous l’impulsion des mouvements de renaissance culturelle afro-
américaine et des luttes sociales et politiques soutenues, que le thème de la « troi-
sième racine » (la « racine » africaine, à côté des racines amérindienne et euro-
péenne) commence à retenir l’attention des chercheurs et des hommes d’action.
Quant aux historiens, s’ils ont commencé, non sans arrière-pensée et avec des
succès divers, à remédier au déséquilibre fâcheux des connaissances, ils conti-
nuent de trouver dans la traite atlantique un objet d’étude privilégié, tant à cause
de l’abondance relative des sources que sous l’effet de l’excitation que suscitent
des questions réputées insolubles.
Ces questions pourraient être énumérées de la manière suivante, sans que
cette série soit exhaustive. Comment se fait-il que ce soient les Noirs d’Afrique
qu’on ait réduits massivement en esclavage dans le Nouveau Monde, plutôt que
d’autres groupes humains ? Combien l’Afrique a-t-elle perdu d’hommes, aussi
bien directement, par les esclaves exportés du continent, qu’indirectement, par les
effets démographiques induits de la traite ? Faut-il réduire la traite esclavagiste à
une simple ponction, certes massive, ou doit-on la rattacher à l’ensemble de l’his-
toire et du devenir actuel du continent africain ? Si l’on admet que l’état de déve-
loppement économique, social et culturel de l’Afrique au XVe siècle n’était guère
différent de celui de l’Europe, la traite ne serait-elle pas dès lors le premier
moment de la mise en dépendance du continent noir et, dans la longue durée, l’un
des principaux artisans de son « sous-développement » ? S’il est établi que, à la

1. Mémoire sur le commerce des Nègres au Kaire et sur les maladies auxquelles ils sont
sujets en y arrivant, Paris, A. Koenig, 1802, p. 1.
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 15
la part de l’Afrique (1492-1992)

différence de la traite transsaharienne, la traite atlantique a progressivement


renoncé à la razzia, peu propice à une entreprise durablement profitable, pour
devenir un commerce « singulier », quelle a été la part des sociétés et des États
africains dans ce commerce et comment en rendre compte ? Y a-t-il eu, comme
dans les autres cas d’esclavage prolongé connus, assimilation pure et simple des
esclaves à la société d’« accueil » ? Y a-t-il eu, au contraire, constitution d’un
groupe particulier, tant par ses articulations à la société dite d’accueil que par ses
rapports à la société d’origine ? Est-il possible enfin de décrire et de mesurer l’im-
pact de la traite sur la valeur accordée à la personne humaine dans les sociétés afri-
caines, sur l’évolution de leurs structures sociales ou encore sur leur perception
de l’autre, en l’occurrence les Européens, avant-hier négriers, hier colonisateurs
et se réclamant aujourd’hui, dans leurs relations avec l’Afrique, d’un « partena-
riat » d’égal à égal ?
Il y a aussi les hommes d’aujourd’hui, citoyens exigeants d’un monde qui,
instruit par les extrémités atteintes par notre siècle et par les expériences doulou-
reuses du présent, est devenu plus attentif à tout ce qui affecte la personne
humaine et se veut activement plus solidaire. Des hommes qui, en Afrique et dans
les diasporas africaines, ont toujours porté en eux la blessure vive de la violence
subie et qui, dans les autres communautés du monde, ont peut-être tout oublié
de la traite des Noirs ou n’en ont jamais rien su, mais qui tous demandent à com-
prendre et se posent, à leur manière, les questions qui agitent le microcosme des
spécialistes.
La traite demeure donc, dans le contexte spécifique de l’Afrique et des dias-
poras africaines comme dans celui, plus large, du monde d’aujourd’hui, une ques-
tion cruciale d’histoire et de mémoire. Question d’histoire parce que la plupart
de ses facettes restent curieusement encore mal connues et que menace à nos
portes un « révisionnisme » sournois et honteux, souvent dissimulé sous les traits
d’une soi-disant « cliométrie », qui entend établir que la traite n’aurait été qu’une
« migration » parmi tant d’autres et que son impact sur le devenir de l’Afrique
serait négligeable. Question de mémoire parce que, longtemps occultée, la ques-
tion de la traite et de ses effets sur nos sociétés actuelles hante de plus en plus la
conscience des hommes d’aujourd’hui. Entre le « pardon » demandé à l’Afrique
au nom de l’Europe ou de l’humanité par les uns (par exemple, le docteur Albert
Schweitzer, au début de ce siècle, et le pape Jean-Paul II, plus récemment dans
l’île de Gorée), et la « réparation » exigée par les autres (longtemps murmurée,
cette demande a été formellement énoncée en 1993 lors d’un sommet fameux
parce qu’il fut le premier à demander des « réparations », réuni à Arusha à l’ini-
tiative du Nigérian Moshud Abiola), il subsiste encore un large espace d’igno-
rances et de préjugés que nous entendons ici contribuer à combler.
C’est encore la traite atlantique qui a retenu notre attention, pour les raisons
déjà évoquées et aussi parce que c’est aux trois pôles du triangle atlantique que la
demande se révèle la plus pressante, l’« art de la déformation historique » le plus
16 Elikia M’Bokolo

consommé et, de ce fait, les réponse les plus urgentes. Venus de ces trois pôles,
des chercheurs éminents, aux itinéraires les plus divers et aux positionnements les
plus contrastés, se sont retrouvés, à l’initiative de l’UNESCO et du Gouverne-
ment de la République du Cap-Vert, à Praia du 4 au 8 mai 1992, pour répondre
aux questions suivantes :
1. Comment, face au triomphalisme européocentrique, et plus précisément ibé-
rocentrique, l’historiographie de l’Afrique a-t-elle abordé et aborde-t-elle le
problème de la « découverte » des Amériques ?
2. Quel était précisément l’état politique, économique et social de l’Afrique au
moment où l’Europe, par la péninsule Ibérique, s’est engagée dans la « décou-
verte » des autres continents ?
3. Comment la traite des esclaves s’est-elle mise en place et développée ?
4. Quelles furent les influences réciproques entre l’Afrique et les Amériques,
dès lors que non seulement les Africains transplantés dans le Nouveau
Monde y ont mis en œuvre, dans le cadre de l’esclavage, des mécanismes et
des formes de « résistance » appropriés, mais encore que, avec ou sans la par-
ticipation des esclaves noirs, des rapports nouveaux, non contrôlés par les
négriers, se sont progressivement instaurés entre l’Ancien Monde noir et le
Nouveau Monde esclavagiste ?
5. Enfin, dans la perspective d’une recherche appliquée et d’une action délibé-
rément tournée vers l’avenir, quel type de relations peut-on établir entre
l’Afrique et les Amériques, où les individus d’origine africaine ont décidé de
s’installer ?

Au(x) commencement(s) : une rencontre en clair obscur


L’histoire de la découverte des Amériques par l’Europe semble bien connue et
claire. Mais, vue depuis l’Afrique, cette clarté apparaît trompeuse, tant il subsiste
de zones d’ombre.
Les travaux généraux ou spécialisés d’histoire attribuent à Christophe
Colomb, et, au-delà, à l’Europe, le rôle d’acteur privilégié, unique, d’un moment
considéré comme décisif dans le devenir du monde. Les encyclopédies ont, entre
autres, l’intérêt de refléter les connaissances et l’état d’esprit d’une époque. L’une
des grandes encyclopédies d’aujourd’hui, Le grand atlas de l’histoire mondiale 2,
présente, sous une forme synthétique, banalisée et vulgarisée, le point de vue
dominant des historiens européens : « Longtemps considérés comme infranchis-
sables, les océans ont naturellement limité les déplacements de l’homme à la sur-

2. Paris, Encyclopaedia Universalis, 1985, p. 146.


La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 17
la part de l’Afrique (1492-1992)

face du globe. Ainsi l’humanité, à de rares exceptions près, ignorait-elle tout des
conditions de vie dans les pays lointains. Ce furent les bateaux européens traver-
sant l’Atlantique et l’océan Indien au XVe siècle qui mirent fin à cette ignorance
et à cet isolement, en révélant les rivages inconnus aussi bien d’Amérique que des
contrées encore ignorées d’Afrique ou d’Asie ». Ainsi se trouvaient réunis, en
Europe, les conditions humaines et matérielles, les facteurs techniques et écono-
miques, ainsi que les ressorts politiques et psychologiques des « grandes décou-
vertes ».
Or, apparue sous sa forme à la fois scientifique (avec les travaux d’Alexander
Humboldt) et polémique (avec ceux du Vicomte de Santarém), cette abondante
historiographie n’est pas innocente. Ses périodes les plus fastes correspondent à
des moments très particuliers de l’histoire de l’Europe : le début du XIXe siècle
correspond à l’effondrement des Empires espagnol et portugais des Amériques ;
les années 1870, au démarrage de l’impérialisme colonial moderne ; la fin du
XIXe siècle, au partage de l’Afrique. Aussi le particularisme régional, le nationa-
lisme des États européens et, chez les auteurs les plus neutres, l’européocentrisme
furent-ils toujours les compagnons obligés de cette production historique.
Comme le souligne à juste titre Pierre Chaunu, « l’histoire de l’expansion (fut)
aussi concrètement la défense du présent et un embargo sur l’avenir ».
Si les risques d’une mystification prolongée subsistent encore, le moment
semble aujourd’hui propice pour libérer cette histoire de sa légende dorée (épo-
pée glorieuse de la conquista) comme de sa légende noire (l’exploitation, le géno-
cide et l’ethnocide), et de l’asseoir sur les bases solides d’une connaissance vraie,
rigoureuse et nuancée, susceptible de recueillir l’adhésion de tous les hommes,
historiens professionnels ou non, de bonne volonté. Deux pistes particulièrement
fécondes s’offrent à nous.
La première piste consiste, en suivant la leçon de Fernand Braudel sur les
« temps de l’histoire », à replacer l’« événement » de 1492 dans sa « conjoncture ».
Il apparaît alors que la « rencontre des deux mondes » fut en réalité une rencontre
à trois ou à quatre, dans laquelle la part de l’Afrique ne fut pas négligeable.
Il y eut d’abord la rencontre de l’Europe et de l’Asie, ou, plus exactement, le
renouveau, depuis la fin du XIe siècle, des relations terrestres et maritimes entre
les deux continents.
Ensuite eut lieu la rencontre entre l’Europe et l’Afrique, plus précisément
entre le Portugal, maître des îles à sucre, en particulier Madère, et déjà avide
d’une abondante main-d’œuvre servile, et l’Afrique, riche de ses hommes, de son
or et des produits de son sol. Les voyages portugais en Afrique s’inscrivaient
aussi dans la recherche des routes maritimes conduisant à l’Inde. Lorsque Chris-
tophe Colomb déclara avoir découvert les Indes, le Portugal contesta cette pré-
tention et décida d’armer à son tour une expédition, celle de Vasco de Gama, qui
irait véritablement découvrir les Indes, mais par l’est, en mettant à profit le capi-
tal de connaissances réuni depuis les efforts d’Henri le Navigateur. Cette expé-
18 Elikia M’Bokolo

dition faillit, à quelques décennies près, rencontrer les Asiatiques, eux aussi inté-
ressés par la découverte du monde, en commençant par les contrées inconnues de
l’Ouest.
Il y eut en effet une troisième rencontre, qui fut aussi une réactivation de rela-
tions anciennes entre l’Asie orientale et le continent noir. Sans tomber tout à fait
dans l’histoire-fiction, on peut se demander si la découverte des Amériques en
1492 n’aurait pas pu être mise sur le compte de la Chine : une Chine dont les spé-
cialistes discutent pour savoir si, entre les IIe et XIIe siècles, elle n’aurait pas atteint
et exploré à plusieurs reprises les côtes pacifiques du Mexique ; mais surtout une
Chine dont les navigateurs les plus audacieux ont largement exploré l’océan
Indien et ses rivages africains. Le premier document chinois connu des historiens
dans lequel il est question d’une contrée africaine (Muâ-lien, c’est-à-dire Méroé)
est le Ching-hsing Chi [Relations de voyages], rédigé par Tu Huan, qui avait été
pris par les Arabes en 751 et qui fut leur prisonnier pendant dix ans. Au XVe siècle,
parallèlement aux navigateurs ibériques lancés à la recherche des Indes et du
royaume du « Prêtre Jean », l’amiral chinois Zheng He reçut une commission
impériale pour aller, vers l’ouest, à la découverte des « terres barbares » : de 1405
à 1433, il organisa, à la tête d’une flotte impressionnante, sept expéditions qui le
conduisirent sur les côtes africaines, où il s’arrêta à Mu-ku-tu-shu (Mogadiscio),
Pu-la-wa (Brava) et Sofala, d’où il ramena des échantillons de la faune et de la
flore, ainsi que des captifs. Ces expéditions cessèrent à la mort de Zheng He, en
1434, sans que les Chinois aient eu le temps de doubler le cap des Tempêtes, ce
qui, compte tenu des progrès et des performances techniques de leur navigation,
était tout à fait à la portée de leur flotte.
Il n’y eut donc pas, à l’évidence, un commencement absolu, la rencontre
entre Christophe Colomb et les Caraïbes inaugurant le passage d’un monde plu-
riel à un espace planétaire unique, mais une série de commencements, dont
l’Afrique ne fut pas absente et dont les effets allaient se conjuguer.
La deuxième piste revient à poser plus brutalement la question longtemps
sacrilège : celle de l’« antériorité » éventuelle de l’Afrique noire par rapport à
l’Europe dans la « découverte » du Nouveau Monde. Ce concept d’« antériorité »
est, on le sait, au cœur de la philosophie de l’histoire de Cheikh Anta Diop : là
où ils prétendent être les premiers, les Européens n’auraient-ils pas été précédés
par les Africains ? Depuis le Mahomet et Charlemagne d’Henri Pirenne et les
recherches de Joseph Needham sur l’histoire intellectuelle et scientifique de la
Chine ancienne, les historiens occidentaux acceptent volontiers de discuter des
emprunts technologiques de l’Europe médiévale au monde musulman et de la
primauté éventuelle de la Chine tant dans le domaine des techniques de naviga-
tion que dans celui de l’exploration de nouveaux espaces océaniques. Une telle
approche a toujours semblé incongrue à propos de l’Afrique.
Or les arguments désormais ne manquent plus à l’appui de cette thèse, grâce
aux travaux pionniers d’Ivan van Sertima et aux recherches qu’ils ont impulsées.
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 19
la part de l’Afrique (1492-1992)

Ces arguments sont tirés à la fois des zones obscures de l’histoire de l’Amérique
précolombienne et d’une nouvelle lecture de l’histoire de l’Afrique.
Du côté de l’Afrique, il a fallu relire attentivement l’histoire des formations
politiques les plus puissantes pour y découvrir les arguments confortant cette
thèse. Dans un entretien que l’empereur du Mali Kankou Mousa accorda, au
cours de son pèlerinage vers les lieux saints de l’islam en 1324-1325, au gouver-
neur du Caire — reproduit par le compilateur Ibn Fadl Allal al-Umari —, on
apprend que son prédécesseur Mansa Aboubakar II tenta d’explorer l’océan
Atlantique. Les spécialistes discutent toujours pour savoir si la tentative d’ex-
ploration et, à plus forte raison, le voyage eurent effectivement lieu. Au-delà de
la vision idéologique qui ne repose sur rien d’autre que des préjugés et d’après
laquelle l’Afrique aurait été un continent cloisonné et replié frileusement sur lui-
même, les réserves les plus fortes proviennent de ce que l’histoire des techniques
de navigation en Afrique est l’un des secteurs les plus négligés de la recherche. Or
les expériences menées il y a vingt ans par le navigateur scandinave Heyerdahl
Thor laissent penser que les techniques de navigation de l’Afrique ancienne et de
l’Amérique précolombienne auraient permis de traverser l’Atlantique dans les
deux sens. Son premier canot, Râ I, construit devant les pyramides de Gizeh
selon les techniques des Buduma du Tchad, l’a conduit de Safi, au Maroc, à l’est
des Antilles, soit 4 345 km, du 25 mai au 18 juillet 1969. Avec Râ II, construit à
Safi, d’après les techniques des Indiens riverains du lac Titicaca (Bolivie), il put
parcourir environ 6 000 km, de Safi à la Barbade, du 7 mai au 12 juillet 1970.
De l’autre côté de l’Atlantique existent des indices troublants que les cher-
cheurs ont commencé à répertorier. Dans le domaine anthropologique, selon cer-
taines sources, Christophe Colomb et ses compagnons auraient rencontré en
Amérique des Noirs en guerre contre les autochtones indiens : pourquoi ne pas
considérer ces Noirs comme les descendants des navigateurs expédiés au-delà des
océans par l’empereur du Mali Aboubakar II ? Dans le domaine linguistique,
d’aucuns soulignent que certains mots de l’Amérique précolombienne ne sau-
raient se comprendre que par relation à l’Afrique. Ainsi, le mot « Brésil » n’au-
rait pas de racine européenne ni amérindienne, alors que sur le territoire de l’em-
pire du Mali vivait une tribu berbère portant précisément le nom de « Brazil ».
Enfin, l’étude des cultures matérielles dégage un certain nombre de similitudes
frappantes, notamment dans le domaine de l’architecture monumentale.
Mais, comme c’est toujours le cas lorsqu’on « bouleverse la science », les scep-
tiques restent nombreux et opposent à ces arguments des faits bien établis comme
les techniques de navigation des populations riveraines de l’Atlantique, l’anthro-
pologie symbolique et l’histoire des mentalités.
L’hypothèse d’une découverte africaine précolombienne des Amériques est-
elle une nouvelle variante de l’idéologie de l’« antériorité » de l’Afrique noire,
dont on sait aujourd’hui que les racines sont profondes ? Quelles preuves sup-
plémentaires les historiens d’aujourd’hui, détachés des passions de l’époque des
20 Elikia M’Bokolo

indépendances, peuvent-ils apporter à l’appui de cette thèse ? Existe-t-il des


pistes mal prospectées et des domaines mal explorés où il y aurait lieu d’effectuer
des recherches approfondies ?

L’Afrique à l’époque des grandes découvertes :


un partenaire respectable
Les préjugés élaborés à l’époque de la traite et pendant la colonisation ont long-
temps fait de la comparaison entre l’Afrique et l’Europe un sujet périlleux pour
le continent noir. Les avancées formidables de la recherche au cours des trente
dernières années permettent aujourd’hui à la balance d’être moins défavorable,
voire franchement avantageuse, pour le continent africain : mais, en même temps,
elles soulèvent des questions particulièrement difficiles à résoudre.
La situation politique est, sans aucun doute, le domaine connu dans lequel
l’Afrique présente le plus d’éclat face à l’Europe.
Au moment de leur contact avec le continent noir, les Européens furent sur-
tout frappés par le nombre, l’organisation, la solidité et l’opulence des États afri-
cains : « civilisés jusqu’à la moelle des os ! », la formule de Léo Frobenius à pro-
pos des habitants de l’ancien royaume de Kongo vaut bien pour tous les États
africains contemporains de Christophe Colomb. A la lisière sud du Sahara, zone
réputée aujourd’hui inhospitalière, toute l’Afrique sahélo-soudanaise se présen-
tait comme un chapelet d’États puissants : Mali ; royaumes mossi de Ouagadou-
gou, de Yatenga et de Fada Ngourma ; États haoussa ; Kanem-Bornou ; Funj ;
Éthiopie. Dans le golfe de Guinée brillaient principalement les États yoruba,
autour de la ville sainte d’Ife. Au sud de la grande forêt équatoriale s’étendaient
les royaumes de Kongo, le premier Empire luba et l’empire du Mwenemutapa
(« Monomotapa »). Ces États étonnèrent par au moins trois de leurs caractéris-
tiques : leur étendue, correspondant parfois à celle de plusieurs États actuels
réunis ; la diversité de leurs structures territoriales, qui comprenaient des
« royaumes » centralisés présentant une grande homogénéité ethnique et des
« empires » regroupant des peuples divers et largement décentralisés ; enfin,
comme en Europe à la même époque, l’union très étroite « du trône et de l’au-
tel ». A côté de l’antique royaume chrétien d’Abyssinie, l’Afrique comptait
quelques États musulmans (Mali, Kanem-Bornou) et une majorité d’empires et
royaumes animistes dont l’idéologie officielle, celle de la royauté sacrée, faisait du
chef suprême de l’État l’intermédiaire entre les puissances supranaturelles (dieux,
ancêtres, forces de la nature…) et les hommes, ainsi que le garant et le responsable
de l’ordre naturel et de la prospérité matérielle, démographique et spirituelle.
Ainsi, tout en étant de « droit divin », les monarchies africaines étaient rarement
« absolues ».
Mais les travaux des anthropologues permettent d’en dire encore plus sur ces
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 21
la part de l’Afrique (1492-1992)

systèmes politiques du continent, dont la diversité, signe incontestable de vitalité,


n’avait pas d’équivalent en Europe. Dans certaines régions (le pays haoussa, la
côte swahili), on se trouvait en présence de « cités-États » gérées tantôt comme
des républiques patriciennes, tantôt comme des principautés. Mais, dans sa plus
grande partie, l’Afrique comportait des « sociétés sans État », dont on sait aujour-
d’hui qu’elles n’étaient pas sans politique : alors que les États ont les uns après les
autres disparu sous le choc des agressions extérieures, principalement euro-
péennes, ces « sociétés sans État » leur ont survécu. Qualifiées trop vite d’« anar-
chies » par les colonisateurs, ces sociétés apparaissent aujourd’hui comme révé-
latrices de l’originalité de l’anthropologie politique de l’Afrique et comme la
meilleure expression de la démocratie locale et villageoise.
La situation économique de l’Afrique au moment des « grandes décou-
vertes » constitue un terrain plus mouvant, où l’on a besoin à la fois de matériaux
plus abondants et d’une réflexion renouvelée.
Les connaissances acquises sont, certes, déjà nombreuses sur le niveau de
développement atteint : maîtrise de la métallurgie du fer et du cuivre ; pratique
du gros élevage dans les zones épargnées par la trypanosomiase, et du petit éle-
vage partout ailleurs ; développement d’une agriculture à base de tubercules et de
céréales ; importance de l’artisanat, notamment dans le textile et dans la métal-
lurgie. Loin d’être, comme certains continuent de le croire, émiettée en zones
étanches s’ignorant les unes les autres, l’Afrique comportait déjà un réseau rela-
tivement élaboré d’échanges, tant à l’intérieur, entre les différents milieux natu-
rels et espaces économiques, qu’avec les autres continents. Les biens rares ou pro-
duits de manière très localisée, comme la noix de kola, le sel, le poisson, le cuivre,
certains tissus et objets en fer, donnaient lieu à d’intenses échanges.
L’Afrique était aussi intégrée dans les grandes « économies-mondes » (Fer-
nand Braudel, 1967) de l’époque, celle de l’océan Indien et, à travers le Sahara,
celle de la Méditerranée. Plus que pour ses esclaves, à une époque où le commerce
des hommes se nourrissait facilement des rapts et razzias auxquels les pays enne-
mis se livraient réciproquement, l’Afrique était connue pour son ivoire et surtout
pour son or : à la fin du Moyen Age, époque de rareté des « espèces sonnantes et
trébuchantes » en métal précieux dans toute l’Europe, ce fut l’« or du Soudan »
qui stimula le commerce européen jusqu’à ce que l’Amérique prenne le relais.
Dans l’océan Indien, l’« or de Sofala » jouait un rôle identique. Par ce biais, la
contribution de l’Afrique à l’économie mondiale fut à ce point importante que le
continent noir devint un véritable mythe, celui du « pays de l’or », mythe élaboré
par les voyageurs, commerçants et compilateurs arabes, puis repris par les Euro-
péens. Ce fut la faim de l’or, ravivée par ce mythe, qui poussa les Portugais à l’ex-
ploration des côtes d’Afrique et contribua au renouveau des techniques de navi-
gation qui servirent à la « découverte du Nouveau Monde ».
Les zones d’incertitudes ne manquent pas cependant dans ce tableau écono-
mique. D’abord, les inégalités de développement entre les régions et peuples afri-
22 Elikia M’Bokolo

cains restent mal connues. Ensuite, la nature même du développement africain


suscite des débats passionnés. L’Afrique était-elle suffisamment développée,
comme l’a suggéré Walter Rodney, pour amorcer d’elle-même son décollage ? Si
oui, la brutalité de l’intrusion européenne est-elle la seule responsable de la
régression ultérieure ou y a-t-il eu des blocages d’ordre intrinsèque ? D’autres, à
la suite de Marian Malowist, ont qualifié le développement ancien de l’Afrique
de « prospérité barbare », entendant par là un état indiscutable de prospérité dans
un contexte d’abondance écologique nécessitant peu d’efforts et dans des forma-
tions sociopolitiques comportant peu de stimulants.
Enfin, les structures mêmes des sociétés africaines restent mal connues. Le
paradigme de sociétés équilibrées et harmonieuses, ignorant les conflits et les
contradictions, ne résiste pas à une analyse approfondie. En maints endroits est
attestée l’existence d’une élite politique ou — en particulier dans les pays souda-
nais — intellectuelle, économiquement improductive et vivant du surproduit
extorqué à la masse de la population. Mais comment celle-ci était-elle organisée ?
Quelle était l’importance de l’esclavage ? Quelle était celle des relations ligna-
gères ? Ces rapports sociaux n’ont-ils pas constitué des facteurs favorables au
développement du commerce négrier ?

La traite négrière et ses conséquences


La traite négrière par l’Atlantique fut pour l’Afrique la conséquence la plus
visible, la plus durable et la plus lourde de conséquences de la « rencontre des
deux mondes » Europe et Amérique. Dans ce dossier toujours brûlant, beaucoup
a déjà été écrit, mais beaucoup reste encore à dire.
Rappelons brièvement ce qui est bien connu. Il y a d’abord les dates, qui
contribuent notamment à établir le cheminement précis des motivations et des
responsabilités. Le premier document faisant explicitement état d’une cargaison
de Noirs d’Afrique transportés en Amérique date de 1518 : c’était la licence don-
née par Charles Quint à son majordome, Laurent de Gouvenot, pour prendre
aux « îles de Guinée » 4 000 Africains et les vendre aux Amériques. Le deuxième
date de 1873, année du dernier débarquement d’esclaves africains sur le sol amé-
ricain, à Cuba. Bien sûr, l’asservissement des Africains existait avant 1518, en terre
d’islam comme en pays chrétien : les « Sarrasins noirs » et les « Éthiopiens bar-
bares » étaient même relativement nombreux au Portugal, en Espagne et dans les
îles à sucre. Les premiers Noirs débarqués par les Européens en Amérique
avaient accompagné les conquistadors espagnols.
Cependant, à partir de 1518, il s’agit d’un phénomène nouveau : l’organisa-
tion d’un esclavage massif, aux fins exclusives de rentabilité économique. Si les
grandes clameurs de protestation contre la traite des Noirs se firent entendre dès
le XVIIIe siècle, il fallut néanmoins attendre la fin du XIXe siècle pour en voir l’ex-
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 23
la part de l’Afrique (1492-1992)

tinction. Il fallut en effet attendre que l’Europe, entrée de plain-pied dans le capi-
talisme industriel, ait trouvé des sources de profit plus sûres et plus durables, et
découvert, du même coup, une nouvelle vocation pour l’Afrique : être un conti-
nent voué à la production de matières premières, avec toute sa force de travail dis-
ponible sur son propre sol.
On connaît aussi très bien la géographie européenne, américaine et africaine
de la traite. Aucun grand pays européen ne resta en dehors d’un commerce aussi
fructueux : initiateur du trafic, la péninsule Ibérique dut céder le rôle dominant
à la France, à l’Angleterre et aux Pays-Bas ; même des petits États, comme le
Danemark, eurent des comptoirs très prospères dans le golfe de Guinée. Quant
aux Amériques, tous les pays liés commercialement à l’Atlantique reçurent des
contingents plus ou moins importants d’esclaves africains : bien connue en ce qui
concerne certaines régions (Argentine, Brésil, Caraïbes, États-Unis d’Amérique,
Pérou…), cette géographie américaine de la traite conserve encore des zones
d’ombre qu’il devient très urgent d’ouvrir aux historiens. Enfin, en Afrique, on
connaît bien les déplacements successifs de la traite : ses principaux foyers taris-
sant les uns après les autres, elle porta ses ravages de la « Haute Guinée » à la
« Côte des esclaves », de celle-ci aux pays camerounais et gabonais, au Congo et
à l’Angola, pour finir au Mozambique. Toute l’« Afrique utile » s’est donc trou-
vée associée, bon gré mal gré, au gigantesque trafic du « bois d’ébène ».
Nombreux sont les domaines où le débat reste ouvert : combien de femmes
et d’hommes l’Afrique a-t-elle perdus ? Quelles conséquences ce commerce a-t-
il eu sur le devenir du continent africain ? Pourquoi seule l’Afrique eut-elle à
souffrir de ce gigantesque commerce d’êtres humains, qui n’a pas eu d’équivalent
dans l’histoire de l’humanité ?
Avec cette dernière question, l’histoire ne se réduit pas seulement à l’étude de
l’économie, mais aussi à l’évolution des grands équilibres géopolitiques, ainsi
qu’au poids des mentalités et des cultures.
Le procès fait à Bartolomé de Las Casas, accusé d’être le principal respon-
sable du déclenchement ou de la banalisation de la traite des Noirs, est sans doute
injuste : non pas seulement parce qu’il regretta d’avoir conseillé d’envoyer des
Noirs en Amérique pour libérer les Indiens, mais aussi parce que la traite ne fut
certainement pas le fait d’un seul homme.
Grâce à l’étude approfondie des textes érudits et populaires du Moyen Age
sur la manière dont les Européens voyaient les Africains, certains pans du mys-
tère se dévoilent peu à peu. Quelques Européens minoritaires continuaient
d’idéaliser l’Éthiopie comme étant la contrée de la sagesse, du savoir, de la justice,
voire, par l’importance accordée au royaume du « Prêtre Jean », comme une terre
chrétienne, alliée naturelle de l’Occident contre l’islam. Mais, pour le plus grand
nombre, les Africains appartenaient à la descendance de Cham, le fils maudit de
Noé, destiné à être, pour l’éternité, l’esclave des esclaves de ses frères. Les préju-
gés attachés à la couleur associaient les Noirs aux forces sataniques de la nuit et
24 Elikia M’Bokolo

du péché. Ainsi, avant même qu’elle ne commence, la traite des Noirs était consi-
dérée comme légitime. Encore reste-t-il à comprendre dans leurs moindres sinuo-
sités tous les cheminements du conflit, explicite ou refoulé dans l’inconscient col-
lectif, de ces deux perceptions des Africains chez les Européens…
Bien qu’essentiels, les chiffres de la traite ne donneront sans doute jamais lieu
à un consensus. Qui a raison, du révérend père Dieudonné de Rinchon, qui
avance le chiffre de 100 millions d’Africains envoyés de force dans le Nouveau
Monde, ou de Philip D. Curtin, qui parle de 13 millions d’individus ? La querelle
des nombres est presque aussi ancienne que la traite elle-même. Comment abor-
der le problème ? Quel fut le nombre réel d’esclaves arrivés en Amérique par rap-
port aux 13 millions recensés dans les ports ? Compte tenu de la mortalité (dont
nous savons peu de chose) lors de la « grande traversée », quelle proportion des
esclaves embarqués en Afrique les 13 millions d’esclaves recensés à l’arrivée
représentent-ils ? Si la guerre fut en Afrique l’un des moyens (privilégié ?) de la
capture des esclaves, combien fallut-il engager et perdre d’hommes sur le champ
de bataille pour capturer un esclave ? Le débat est sans fin… Où en est l’histo-
riographie africaine sur ce point, qu’il s’agisse des chiffres globaux ou des néces-
saires, mais trop rares, précisions de détail ? Quelle relation chiffrée y a-t-il entre
la traite atlantique, sur laquelle nous disposons de quelques données quantita-
tives, et les traites transsahariennes et dans l’océan Indien, dont l’évaluation paraît
toujours aussi impossible ?
Ces difficultés rejaillissent sur la question des conséquences de la traite. Mal-
gré le renouveau démographique du continent africain au XXe siècle, celui-ci a été
vidé de ses ressources humaines comme aucun autre dans l’histoire. L’enchaîne-
ment entre « révolution démographique », « révolution agricole » et « révolution
industrielle » suggère fortement que le blocage économique de l’Afrique remonte
au commerce négrier. De plus, la traite a radicalement transformé le mode d’in-
sertion de l’Afrique dans l’économie mondiale : de partenaire à part entière,
entrant librement et en fonction de ses intérêts dans les réseaux marchands inter-
nationaux, l’Afrique s’est trouvée amarrée à l’Europe, par le « commerce trian-
gulaire » puis par l’« échange inégal », colonial et postcolonial, dans une situation
de dramatique dépendance.
Au-delà de l’économie, les effets politiques et psychologiques sont au moins
aussi graves. A l’instar du royaume du Dahomey, de nombreux États et sociétés
côtières se sont spécialisés dans la capture et le commerce des esclaves. Peut-on
parler à leur sujet de gains ? Presque tout reste à dire sur les conséquences immé-
diates et à long terme de ces complicités marchandes entre les chefs vendeurs et
acheteurs d’esclaves, de ces guerres fratricides qui apparaissent aussi comme une
forme d’autodestruction. Ne trouve-t-on pas là aussi l’une des causes de la colo-
nisation de l’Afrique ? Saignée par trois siècles et demi de commerce négrier,
l’Afrique fut trop affaiblie pour opposer une résistance victorieuse aux armées de
la conquête coloniale.
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 25
la part de l’Afrique (1492-1992)

Afrique-Amérique :
des influences réciproques
Nombre de travaux existent sur les influences réciproques entre l’Afrique et
l’Amérique : matériaux bruts de caractère ethnographique, essais, recherches éru-
dites d’amateurs éclairés ou de spécialistes. C’est dire que cette question est assez
bien connue aujourd’hui, même si quelques zones d’ombre subsistent encore.
Repérable en Asie, visible en Europe et dans l’espace arabo-musulman, la
présence africaine a revêtu toute son ampleur dans le Nouveau Monde. Abon-
damment critiqué, constamment remis en cause, l’ouvrage — désormais clas-
sique — de Gilberto Freyre Maîtres et esclaves a beaucoup contribué, avant les
travaux de Roger Bastide, à faire prendre la mesure du rôle majeur, individuel et
collectif, des Africains dans la formation des sociétés américaines.
Malgré les cloisonnements, les préjugés et les interdits, les relations sexuelles
existant entre maîtres et esclaves aboutirent à un métissage biologique sans pré-
cédent. Le plus souvent imposées par les maîtres, ces relations étaient parfois
recherchées par certaines esclaves désireuses de survivre dans une société colo-
niale. D’autres arrivèrent à survivre tout en préservant leur liberté et leur iden-
tité grâce au marronage, dont la longue chronique apparaît dans l’histoire de
toutes les colonies du Nouveau Monde. La plupart, enfin, purent continuer
d’exister grâce aux outils matériels, symboliques et spirituels qu’ils puisaient dans
leur patrimoine culturel et identitaire.
On ne s’étonnera donc pas si les survivances africaines les plus visibles
concernent la pensée, les croyances, les pratiques rituelles et symboliques. Pro-
priétaires de la force de travail et du corps des esclaves, les maîtres ne purent
contrôler l’« âme » noire et ses multiples expressions. Les religions africaines, en
particulier celles du golfe du Bénin et celles du Congo et de l’Angola, se perpé-
tuèrent si bien outre-Atlantique que c’est en Amérique et non en Afrique que se
rendent les chercheurs en quête du « point zéro » des croyances africaines, ou
lorsqu’il s’agit pour eux d’élaborer l’« archéologie » des systèmes de pensée et de
foi africains. Ces religions s’adaptèrent à leur nouvel environnement, se trans-
formèrent au contact d’autres croyances, et aboutirent à un syncrétisme afro-
africain, afro-européen et afro-indien. Mais, de manière à préserver la pureté de
leur religion, les Noirs de certains pays, comme le Brésil par exemple, envoyèrent
jusqu’à la fin du XIXe siècle leurs prêtres vers la « Mère Afrique » pour être ini-
tiés et pour ramener les objets de culte introuvables en Amérique (noix de kola,
beurre de karité, coquillages de divination, étoffes). Depuis le fameux glossaire
d’afronégrisme recueilli au début de ce siècle par Fernando Ortiz Fernandez, les
spécialistes continuent de découvrir la richesse de la littérature orale dans les
sociétés américaines, l’importance du fonds africain dans les vocabulaires anglais,
créole, espagnol et portugais, ainsi que le nombre élevé et la récurrence des
contes, des personnages et des thèmes d’origine africaine. On a pu montrer aussi
26 Elikia M’Bokolo

comment, par les instruments utilisés, la forme et les messages qu’elles véhicu-
laient, les musiques du Nouveau Monde se rattachent à celles de l’Afrique et à
l’expérience des Noirs. Ces parentés culturelles se prolongent dans de nombreux
autres domaines : pratiques culinaires et habitudes alimentaires, arts plastiques et
danse, rapports sociaux et systèmes de parenté.
Le parent pauvre de ce panorama a toujours été et reste la culture matérielle.
Non pas que l’Afrique transplantée en Amérique se soit montrée défaillante. On
sait que, partout dans le Nouveau Monde, les maîtres utilisaient, au mieux de
leurs intérêts, le savoir-faire des esclaves africains dans le domaine de la métal-
lurgie du fer, l’art de la construction ou la pharmacopée. C’était au point que,
pour ces usages, ils préféraient les Noirs bozales, venus directement ou depuis
peu d’Afrique, aux esclaves culturellement assimilés (ladinos) ou nés dans les
colonies d’Amérique.
Inversement, de l’Amérique vers l’Afrique, les influences de grande ampleur
n’ont pas manqué.
Il y eut d’abord celles, très importantes et difficiles à dater de manière pré-
cise, dont les conséquences sur la démographie africaine restent à établir. La
« découverte » des Amériques suscita plusieurs migrations transatlantiques non
seulement d’hommes et d’idées, mais aussi de plantes et de maladies. Si d’Afrique
sont parties, venant probablement d’Asie, la banane et l’igname, d’Amérique vin-
rent le maïs, le manioc, la patate douce, qui aujourd’hui font partie de l’alimen-
tation de base d’une partie de l’Afrique : l’introduction des plantes américaines
dans les cycles culturaux a certainement provoqué une sorte de « révolution agri-
cole », dont on sait qu’elle fut précoce dans l’Afrique atlantique (XVIIe siècle en
Angola), mais dont les modalités demeurent mal connues. Les mêmes observa-
tions valent pour les maladies importées d’Amérique, comme la syphilis, et d’Eu-
rope, dont la diffusion transatlantique fut l’un des effets les plus lourds de consé-
quences des grandes découvertes.
Mieux connu car plus étudié, le retour des esclaves émancipés vers la « Mère
Afrique » constitua un ferment social, idéologique et culturel très actif dans
toutes les régions concernées (Sierra Leone, Libéria, pays yoruba, villes du golfe
du Bénin, Angola). Souvent organisés en réseaux fermés, ces rapatriés ramenèrent
avec eux les apports africains, européens et amérindiens des civilisations améri-
caines. Très puissant au XIXe siècle, ce mouvement de retour contribua pour beau-
coup à l’éveil de la conscience politique des Africains à un moment où l’Europe
s’apprêtait à coloniser l’Afrique. Si les « Brésiliens » du Dahomey s’investirent
peu dans la lutte anticoloniale, en revanche les « Saros » (déformation de Sierra-
Léoniens), les Afro-Américains du Libéria, leurs disciples du Ghana et du Nigé-
ria actuels, ainsi que leurs homologues brésiliens d’Angola donnèrent à l’Afrique
ses premiers intellectuels modernes, qui alliaient compétence et conscience poli-
tique. On sait que la rencontre entre les Noirs de la diaspora américaine, engagés
dans la lutte contre la colonisation à Haïti, contre l’esclavage et la discrimination
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 27
la part de l’Afrique (1492-1992)

partout ailleurs, et les Noirs d’Afrique soulevés contre la colonisation forma la


matrice d’où sont issus le panafricanisme et la négritude.
Constamment renouvelé depuis le début du XIXe siècle jusqu’à nos jours, ce
rendez-vous des élites n’a pas empêché des retrouvailles populaires dont la fécon-
dité est attestée chaque jour, en particulier dans la musique de variétés et la danse :
high life ghanéenne et ouest-africaine, rumba d’Afrique centrale, reggae et rasta…

L’Afrique et les Amériques demain :


de la fraternité au dialogue et à la solidarité
Ce qui a dominé jusqu’à aujourd’hui dans le dialogue entre l’Afrique et les Amé-
riques a été la fraternité de race, liant, par-dessus l’Atlantique et au-delà des aléas
de l’histoire, les Noirs d’Afrique et leurs parents déportés dans le Nouveau
Monde. Au seuil du IIIe millénaire, ce sentiment fraternel devrait s’élargir vers un
dialogue interculturel et une solidarité entre toutes les sociétés de ces continents.
Ce furent les Noirs américains qui, les premiers, prirent conscience de la
nécessité d’un dialogue avec l’Afrique, les plus déterminés d’entre eux rêvant
d’un retour vers la « Mère Afrique ». Ce dialogue était d’autant plus nécessaire
que l’esclavage et, après lui, la discrimination et la colonisation fondaient leur jus-
tification dans la prétendue vocation naturelle de l’Afrique à être dominée par
l’Europe. Les Noirs américains fournirent, d’abord, à leurs frères d’Afrique une
philosophie combattante de l’histoire, dont les principaux arguments (l’égalité de
races, l’« antériorité des civilisations nègres », l’africanité nègre de l’Égypte pha-
raonique, la responsabilité de l’Europe dans la décadence de l’Afrique), procla-
més dès 1837 par Hosea Easton dans A treatise on the intellectual character and
the political condition of the colored people of the United States and the prejudice
exercised towards them, continuent d’opérer aujourd’hui dans l’œuvre de l’his-
torien Cheikh Anta Diop et dans celle de ses disciples. Cette solidarité s’exprima
par la suite dans un anticolonialisme et un anti-impérialisme militants qui se
manifestèrent durant toutes les périodes cruciales de l’histoire de l’Afrique depuis
un siècle. Depuis la seconde guerre mondiale, les Africains des États-Unis
d’Amérique ne ménagèrent pas leurs efforts pour accélérer la décolonisation de
l’Afrique, la stabilisation du continent et l’élimination de l’apartheid. La force de
ce sentiment de fraternité est telle que, depuis le début de ce siècle, de nombreux
Africains, à commencer par certains « pères de l’indépendance » tels Kwame
Nkrumah, Nnamdi Azikiwe et Patrice Lumumba, allèrent aux États-Unis à la
recherche d’une formation politique ou d’une consécration politique. Depuis, ce
mouvement s’est élargi à d’autres États américains, comme le Brésil, Cuba, Haïti
et le Mexique.
Quoique ancienne, cette fraternité n’a pas encore produit tous ses effets. Elle
demeure, pour l’essentiel, un phénomène d’élite. Des deux côtés de l’Atlantique,
28 Elikia M’Bokolo

l’ignorance reste grande dans les peuples et la méfiance existe. Les ancêtres et les
chantres afro-américains du panafricanisme et de la négritude, William Burghardt
Du Bois, Jean Price-Mars, Franz Fanon, ont bien montré comment de larges frac-
tions du peuple noir des Amériques en sont venues à craindre, à mépriser, voire
à haïr, les Nègres d’Afrique. Seule une bonne connaissance de l’histoire permet-
tra de parachever, au niveau du peuple, le rapprochement qui existe entre les
élites. Les programmes d’enseignement d’histoire dans les lycées et les universi-
tés devraient être revus dans ce sens.
Il y a lieu cependant d’élargir les parties prenantes au dialogue des deux rives
de l’Atlantique. Même renforcée par l’histoire, la seule identité « raciale » ne sau-
rait fonder une solidarité qui réponde à la complexité de nos sociétés, et des rela-
tions entre les États et entre les peuples du monde d’aujourd’hui et de demain.
L’histoire commune des Noirs d’Afrique et des Amériques est également
partagée par les autres composantes ethniques des sociétés américaines. Les Noirs
des Amériques vivent avec les autres ethnies une histoire particulière, tissée dans
le sang et la sueur de l’esclavage et des guerres de libération, différente de l’his-
toire des peuples d’Afrique. Entre ces deux histoires, il existe une contradiction
dont il revient aux peuples des Amériques de prendre la mesure et d’assumer les
conséquences. C’est à ce prix qu’un dialogue nouveau et autrement plus fécond
verra le jour entre l’Afrique et les Amériques. Telle est la leçon que nous ont don-
née deux des plus brillants esprits américains du XIXe siècle, tous deux issus des
Caraïbes : le Cubain José Marti (descendant d’Européens), le Haïtien Anténor
Firmin (descendant d’Africains), citoyen de la première colonie émancipée de
l’Amérique latine et de la première république nègre. L’un et l’autre s’accordaient
à dénoncer l’existence de deux graves problèmes raciaux aux Amériques : les
Noirs réduits en esclavage en raison de leur couleur ; les Indiens purement et sim-
plement gommés de l’histoire. L’un et l’autre étaient d’avis qu’il n’était pas ques-
tion d’ériger en essence une modalité particulière (la couleur) de l’existence de
l’homme : bien avant Claude Lévi-Strauss, ils préférèrent substituer à la « race »
l’histoire, et reconnaître à chaque Américain une citoyenneté particulière fondée
sur la présomption historique, intellectuelle et politique du métissage, et sur l’hé-
ritage glorieux d’une liberté arrachée aux colonisateurs. L’« américanité » et
l’« antillanité » l’emportaient ainsi, à leurs yeux, sur les particularités indiennes,
européennes et africaines.
Le même constat vaudrait pour les Africains, dont l’ancrage atlantique ne
constitue qu’un volet, parmi d’autres, d’une histoire complexe dont il leur revient
aussi de prendre la mesure et d’assumer les conséquences.
A ce prix, il apparaît que la « condition africaine » (Ali Mazrui) est bien
proche de la condition latino-américaine et de celle, au-delà du rio Bravo del
Norte, des Noirs des États-Unis et des « Nègres blancs » de l’Amérique du
Nord : dépendance, façonnée dans la longue durée, par rapport aux grandes puis-
sances industrialisées ; difficulté, sinon impossibilité, d’un véritable décollage et
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 29
la part de l’Afrique (1492-1992)

d’un vrai développement économiques ; accélération incontrôlée de l’urbanisa-


tion et de la marginalité sociale subséquente ; pluralité d’identités, reflétant les
contradictions entre les aspirations nationales et les inégalités sociales et eth-
niques ; proclamation d’une personnalité nationale propre, qu’il serait impossible
de réduire à chacune de ses composantes ethniques.
Ce nouveau dialogue n’a pas seulement pour vocation de réconcilier les
sociétés avec leur passé, il ambitionne aussi de les préparer à relever dans la soli-
darité les défis de notre temps et du futur.

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1. La rencontre
1492
Samir Amin

S’il faut donner une date de naissance au monde moderne, je choisirai 1492, année
à partir de laquelle les Européens commencèrent effectivement leur conquête de
la planète, militaire, économique, politique, idéologique, culturelle et même —
dans une certaine mesure — ethnique. Mais le monde moderne est aussi celui du
capitalisme, un système économique et social nouveau, différent qualitativement
de tous les systèmes antérieurs, en Europe et ailleurs. Ces deux caractères du
monde moderne sont inséparables, et ce fait interpelle à la fois la pensée sociale
et les stratégies de réponse aux défis de la modernité, qui doivent tenir compte de
la simultanéité de ces deux dimensions du problème. De ce point de vue, la pen-
sée sociale dominante reste handicapée par son eurocentrisme, qui lui interdit de
relier correctement les deux questions, entraînant dans l’impasse les stratégies de
réponse aux contradictions de la modernité.

1492 : la fin de 2 000 ans d’histoire


La modernité inaugurée en 1492 mit un terme aux deux millénaires de l’histoire
antérieure de la majorité de l’humanité.
Jusqu’alors les grandes aires de civilisation étaient demeurées fort semblables,
marquées par des caractères fondamentaux analogues de type « tributaire ». J’en-
tends par là une analogie des modes de production, fondée sur la ponction du sur-
produit par des moyens transparents au plan économique, légitimés par des idéo-
logies exerçant directement une fonction décisive, dominante, dans la
reproduction du système social. Ce système remonte au Ve siècle avant J.-C., à
l’époque où, presque simultanément, Zoroastre en Iran, Bouddha en Inde et
Confucius en Chine prônaient l’idéologie adéquate au système tributaire. Il s’agit
là d’une métaphysique qui se propose de légitimer le pouvoir et l’inégalité sociale
34 Samir Amin

à l’échelle d’États dépassant l’espace des communautés villageoises et tribales des


temps antérieurs, et, donc, de concilier la croyance surnaturelle et la rationalité.
Dans la région de la future Europe, cette idéologie tributaire prit les formes suc-
cessives de l’hellénisme (à partir du IIIe siècle avant J.-C.), puis du christianisme,
tandis que, sur son flanc méridional-oriental, elle s’exprimait sous sa forme isla-
mique.
Mais si la majorité de l’humanité — tout au moins celle occupant l’hémi-
sphère oriental (Eurasie et Afrique) — partagea pendant les deux millénaires pré-
cédant 1492 une civilisation commune, elle n’en était pas moins éclatée en
mondes culturels différents, relativement autonomes. En effet, le mode tributaire,
fondé sur un niveau de développement restreint des forces productives (large-
ment supérieur à celui des époques antérieures, mais très inférieur à celui qui sera
généré par la révolution industrielle du capitalisme), limitait la portée des
échanges entre les différentes régions du monde. Certes, les échanges existaient
et avaient même une importance certaine, mais ils concernaient plus le domaine
des idées, des connaissances et des technologies que celui de l’économie propre-
ment dite. Par ailleurs, le mode tributaire se définit également par la dominance
de l’instance idéologique — politique qui légitime la reproduction sociale, les
régions qui composent le monde ancien se reconnaissant effectivement par leur
appartenance à une aire culturelle donnée : celle du confucianisme (Chine et
dépendances), de l’hindouisme, de l’Orient islamique, de la chrétienté médiévale
européenne.
L’année 1492 amorça l’érosion de cette diversité, dont la portée sera considé-
rablement réduite par la soumission progressive de toutes les régions de la pla-
nète à l’expansion capitaliste, sous la conduite de la conquête européenne.

Un capitalisme en construction
Si la traversée de l’Atlantique par Christophe Colomb peut toujours être consi-
dérée comme un événement singulier et accidentel, les transformations du monde
qui se précipitèrent à partir de 1492 ne furent pas le fruit du hasard. L’après-1492
connut une accélération de la construction du capitalisme, et la conquête du
monde (en commençant par celle des Amériques) était tout entière soumise à
cette logique. Face à l’ensemble des problèmes posés par cette construction, la
pensée sociale adoptera l’une des trois attitudes suivantes :
1) elle imputera les nouveautés inaugurées dans la société européenne (la philo-
sophie de la Renaissance et des Lumières, l’extension des rapports mar-
chands, la révolution bourgeoise et la démocratie, etc.) à des antécédents spé-
cifiques et propres à l’Europe, sous-estimant la conquête de l’Amérique et
celle du reste du monde, considérées au plus comme des événements ayant
contribué à accélérer l’irrésistible ascension de l’Europe ;
1492 35

2) elle attribuera au hasard de la découverte et de la conquête de l’Amérique —


et à d’autres faits de même nature — un rôle décisif dans la construction du
monde moderne capitaliste, unifié par la conquête européenne ;
3) elle estimera que le capitalisme était en gestation dans l’ensemble des mondes
tributaires et que son apparition répondait donc à une loi générale de l’évo-
lution des sociétés humaines, replaçant les spécificités éventuelles (de l’Eu-
rope médiévale et des autres sociétés précapitalistes) et l’« événement 1492 »
dans ce contexte plus général.
La première attitude domine la pensée sociale non seulement bourgeoise, mais
également dans une large mesure socialiste, y compris de courants qui se récla-
ment du marxisme. L’eurocentrisme, terme qui définit cette attitude, est évidem-
ment un moyen de légitimer le capitalisme, en mettant l’accent à la fois sur le pro-
grès — incontestable — qu’il représente par rapport aux systèmes antérieurs et
sur la singularité européenne qui l’a produit et qui, seule, dans cette perspective,
pouvait le faire. Dans ces conditions, le prix payé par les peuples conquis par l’ex-
pansion européenne paraît être acceptable. Je ne développerai pas ici les argu-
ments, d’allure scientifique pour certains, avancés pour expliquer la naissance du
capitalisme à partir de la singularité européenne. J’ai retracé ailleurs1 les grandes
lignes de cette thèse en faisant apparaître l’hypothèse culturaliste sur laquelle elle
se fonde. Dans cette thèse, les cultures véhiculeraient des invariants transhisto-
riques responsables de la diversité des parcours des différentes sociétés, le blocage
de certaines d’entre elles et le développement innovateur d’autres. Ces invariants
seraient, en l’occurrence pour expliquer l’Europe moderne, à rechercher soit dans
l’« ancêtre grec » (la rationalité de celui-ci étant mythiquement opposée au mys-
ticisme des « Orientaux »), soit dans le christianisme (ou dans sa version protes-
tante en particulier), soit même dans les gènes de la « race » (encore que cette
thèse, toujours latente, ait été dévaluée après 1945). En fait, l’argument cultura-
liste procède de la méthode propre aux idéologies dominantes des époques tri-
butaires antérieures au capitalisme, projetée abusivement sur la société moderne,
alors que celle-ci se définit par la rupture avec ces idéologies. L’accent mis sur les
spécificités culturelles — véritables et importantes pour les époques antérieures,
mais érodées par l’idéologie capitaliste nouvelle fondée sur l’aliénation mar-
chande — permet précisément de déplacer la question et d’évacuer la critique de
l’aliénation marchande (c’est-à-dire la critique du capitalisme).
Simultanément, la méthode culturaliste permet de légitimer la polarisation
observée dans l’expansion mondiale du capitalisme, à savoir le contraste qui se
dresse entre les régions qui bénéficient pleinement du développement nouveau et
celles qui paraissent inaptes à s’y adapter et, de ce fait, accusent leur « retard » (ou
« sous-développement »). Ce contraste est en effet attribué aux spécificités cul-

1. Samir Amin (1988).


36 Samir Amin

turelles propres aux différentes sociétés, tandis que l’analyse scientifique des
mécanismes propres au capitalisme, responsables de cette polarisation, est éva-
cuée. A l’étude du capitalisme, réellement existant comme système mondial pola-
risant, est substitué un discours idéologique aux allures scientistes sur le « capi-
talisme pur ».
La deuxième attitude procède de l’hypothèse que l’évolution des sociétés
n’est régie par aucune loi générale. La méthode pousse donc à l’extrême l’argu-
ment culturaliste, au point d’annuler tout espoir de donner un sens à l’histoire.
J’opterai personnellement pour la troisième attitude. Je me fonde à cet effet
sur une analyse qui, à mon avis, démontre que le capitalisme était en gestation
dans l’ensemble des sociétés tributaires avancées — et non pas exclusivement
dans l’Europe féodale tardive — par l’accent qu’elle place sur l’analogie des
contradictions qui opéraient dans toutes ces sociétés en dépit de la diversité des
formes culturelles par lesquelles le mode tributaire s’exprimait. Partout le déve-
loppement des forces productives entrait en conflit avec la logique immanente du
mode tributaire, imposait l’extension des rapports marchands, l’accumulation de
la richesse financière, l’expansion du travail salarié libre. De ce fait, il remettait
en question le rapport pouvoir-richesse, inversant leurs termes en proposant la
richesse comme source du pouvoir en lieu et place du pouvoir comme source de
richesse. De ce fait également, il remettait en question l’aliénation métaphysique
propre aux idéologies tributaires pour proposer de lui substituer l’aliénation
marchande nouvelle. Je rejoins donc les thèses des historiens qui signalent l’im-
portance de ces tendances au capitalisme qui opéraient en Chine à l’époque des
Ming, en Inde à la veille de la conquête anglaise, dans le monde arabo-islamique
dans sa première grandeur. Loin d’avoir introduit le capitalisme (et la bourgeoi-
sie) dans les périphéries du capitalisme mondial, l’expansion occidentale en a
parfois arrêté le mûrissement, toujours déformé le développement, et conduit à
une impasse.
Cette troisième attitude, qui est mon interprétation du matérialisme histo-
rique, n’élude pas la question concernant l’Europe : pourquoi, en effet, le saut
qualitatif au capitalisme a-t-il été réalisé d’abord en Europe et non dans des
régions longtemps plus avancées ? Elle en redéfinit les termes et replace justement
la question des spécificités dans ce cadre. Selon moi, le mode féodal (européen),
en tant que forme périphérique du mode tributaire, présentait l’avantage d’une
plus grande flexibilité.

Le « capitalisme réellement existant »


1492 inaugure donc simultanément le capitalisme et l’expansion mondiale de
l’Europe, qui constituent ensemble ce que j’appellerai le « capitalisme réellement
existant ».
1492 37

On comprend alors que la conquête de l’Amérique ait été d’emblée mise au


service de l’expansion capitaliste, au point même d’en devenir un élément accé-
lérateur décisif. Durant toute la période mercantiliste, de 1492 à la fin du
XVIIIe siècle (la Révolution française et la révolution industrielle), l’Amérique
remplit une multitude de fonctions décisives dans l’expansion capitaliste. La
conquête de l’Amérique impliqua simultanément trois destructions gigan-
tesques : celle des civilisations amérindiennes, dont la population est passée en
quelques décennies d’une quarantaine à quelques millions ; celle des sociétés afri-
caines, mises en esclavage durant les deux siècles qui suivirent la traite ; celle des
sociétés de l’Orient civilisé (Proche-Orient, Inde, Chine), qui perdirent l’initia-
tive et le contrôle de leurs relations extérieures par la concurrence du nouveau
commerce maritime européen, renforcée par le produit de l’exploitation de
l’Amérique.
Sans 1492, on imaginerait mal, à peine trois siècles plus tard, l’explosion
rapide de la révolution industrielle, qui donna un nouveau coup de fouet à l’ex-
pansion européenne. Elle lui fournira des moyens militaires sans précédent qui
assureront la véritable conquête de l’Inde (après l’écrasement de la révolte des
Cipayes en 1857), l’ouverture de la Chine et de l’Empire ottoman (à partir de
1840), puis la conquête de l’Afrique tout entière à la fin du siècle. Ici encore, l’ex-
pansion capitaliste entraîna une nouvelle série de destructions gigantesques sur
les ruines desquelles la division internationale inégale du travail, propre au capi-
talisme réellement existant, put être érigée : l’ouverture à l’industrie européenne
ruina les artisanats et les manufactures, bases potentielles d’un capitalisme local,
et imposa le contraste rigide entre pays industrialisés et pays fournisseurs de
matières premières, qui structurera le système mondial jusqu’à la seconde guerre
mondiale.

Un bilan mitigé
Un bilan réaliste du monde construit à partir de 1492 ne saurait donc ne retenir
que les aspects positifs mis en avant par l’idéologie eurocentriste dominante.
Certes la révolution culturelle du capitalisme n’est pas moins importante que
1492 et la conquête de l’Amérique. A partir de la Renaissance, la dominante idéo-
logique métaphysique fut remise en question, et le siècle des Lumières lui sub-
stitua progressivement un ensemble de concepts qui inaugurèrent la démocratie
politique moderne (bourgeoise et, au-delà, socialiste). Mais cette même idéolo-
gie bourgeoise resta enfermée dans les limites d’une aliénation nouvelle, celle
d’une économie qui annulait la libération de l’être humain parce qu’elle en rédui-
sait l’existence à celle d’une « force de travail ». Seul le socialisme, notamment
dans son expression la plus avancée, le marxisme, amorça le dépassement de ces
limites.
38 Samir Amin

Le capitalisme a bien entendu développé les forces productives dans des pro-
portions et à des rythmes sans commune mesure avec les temps antérieurs. Il reste
qu’il l’a fait et continue à le faire en érodant la base naturelle de la richesse au
point de remettre maintenant en question la survie même de la planète. L’aliéna-
tion marchande et le totalitarisme du calcul économique à court terme qu’im-
plique le « marché » rendent ce gaspillage insoluble dans le cadre de la logique du
profit et de l’accumulation.
Enfin, le capitalisme comme système mondial réellement existant a toujours
été, et demeure, polarisant. Or cette polarisation est elle-même non pas le pro-
duit de facteurs culturels particuliers, les uns favorables au « développement »,
les autres non, mais le produit nécessaire de l’expansion capitaliste dans le cadre
d’un marché intégré dans deux de ses dimensions seulement à l’échelle mondiale
(échanges de produits, flux des capitaux), tandis que, dans la troisième de ses
dimensions (le marché du travail), le capitalisme réellement existant demeure
émietté. Or cette polarisation annule les prétentions universalistes du capita-
lisme. Celui-ci substitue bien aux idéologies forcément régionales de l’époque
antérieure une idéologie à vocation absolument universelle, celle de la marchan-
dise. Dans ce sens, la culture de notre monde contemporain ne doit pas être défi-
nie comme une culture « occidentale », bien qu’elle soit née en Occident et vue,
de ce fait, par les autres peuples comme telle, mais comme la culture du capita-
lisme. Cependant, en dépit de cette qualification à vocation universelle, le capi-
talisme réellement existant est incapable de créer les conditions matérielles de sa
mise en œuvre réelle. Il appartient précisément au socialisme de formuler le pro-
jet sociétaire planétaire et les stratégies efficaces qui peuvent en rapprocher. Il ne
l’a fait jusqu’à présent que très imparfaitement.
La polarisation mondiale constitue la véritable limite historique que le capi-
talisme réellement existant ne peut franchir. Elle est l’expression par excellence du
monde dont la construction a été inaugurée en 1492 et qui reste, jusqu’à ce jour
et pour tout l’avenir visible du capitalisme, notre monde.
La polarisation n’est pas seulement le produit, sur le plan économique, du
caractère bidimensionnel — c’est-à-dire tronqué — du marché capitaliste mon-
dial, elle s’exprime également par une asymétrie dans la construction du système
politique des États qui accompagne l’expansion mondiale du capitalisme. Dans
ce système, seuls les États capitalistes centraux sont véritablement des États sou-
verains, tandis que les pays de la périphérie, lorsqu’ils ne sont pas soumis au sta-
tut colonial, ne sont pas véritablement traités en États souverains, mais considé-
rés comme des espaces ouverts à l’expansion des capitalismes centraux en
compétition. La construction de ce système politique mondial est passée par des
étapes balisées par les dates du traité de Westphalie (1648), qui mit un terme défi-
nitif aux concepts de la chrétienté médiévale, du Congrès de Vienne (1815) et du
traité de Versailles (1919), fondés sur le concept de l’équilibre européen. Parallè-
lement, en Amérique, les États-Unis, centre capitaliste régional, construisaient
1492 39

un système parallèle analogue, dont les Européens étaient exclus (doctrine Mon-
roe, 1823), réservant par là même la périphérie latino-américaine à leur usage
exclusif.
Bien entendu, la polarisation s’est exprimée également — et continue à le
faire —, sur le plan culturel, par la confusion du contenu des valeurs que le
déploiement capitaliste impose et de la forme occidentale dans laquelle elles sont
formulées. Cette confusion entraîne à son tour, de la part des peuples de la péri-
phérie capitaliste appartenant à des cultures non européennes, des réactions
ambiguës de rejet dans lesquelles il est difficile de faire la distinction entre les dif-
férentes composantes, les unes exprimant la protestation contre le capitalisme, les
autres la nostalgie passéiste des cultures traditionnelles agressées et dépassées.
L’expansion européenne s’est également traduite, sur le plan démographique,
par une prodigieuse augmentation des populations du continent européen, qui
sont entrées avec un ou deux siècles d’avance dans la révolution démographique
des temps modernes, marquée dans un premier temps par la baisse de la morta-
lité, suivie par celle de la fécondité. De surcroît, lorsque cette révolution s’ac-
complit, l’Europe disposait de toute l’Amérique (et de l’Australie) pour y déver-
ser le surplus de sa population, facilitant à la fois sa révolution agraire et son
industrialisation, et créant pour son prolétariat des conditions favorables à son
affirmation sociale et à la hausse des salaires. De 1700 à 1900, les continents euro-
péen et américain enregistrèrent des taux de croissance largement supérieurs à
ceux de l’Asie et de l’Afrique. Lorsque, à partir de 1900, puis surtout de 1950, les
périphéries asiatiques et africaines entrèrent à leur tour dans la révolution démo-
graphique, elles ne disposaient plus de la possibilité d’alléger leur poids par une
émigration massive ; aussi ne sont-elles pas encore parvenues, en dépit du dis-
cours alarmiste et raciste dominant, à rattraper leur retard historique et, dans les
années 90, elles ne constituent encore que 70 % de la population du globe (contre
80 % en 1700).

Un monde polarisé
Le monde contemporain reste donc encore tout à fait marqué par son caractère
essentiel, mis en place à partir de 1492, à savoir la polarisation. Bien entendu, au
cours des cinq derniers siècles, le système mondial a lui-même évolué. De même,
les périphéries ne sont pas restées immobiles, ni en termes de croissance et de
changement social et politique, ni en termes des fonctions qu’elles remplissent
dans le système global.
A partir de la seconde guerre mondiale, les mouvements de libération natio-
nale sont parvenus à imposer l’indépendance des États d’Asie, d’Afrique et des
Caraïbes (après celle de l’Amérique latine, conquise par les créoles du continent
aux débuts du siècle dernier), tandis que la création de l’ONU a formellement
40 Samir Amin

universalisé le système des États jusque-là limité à l’Europe et à l’Amérique. De


surcroît, bénéficiaires du conflit Est-Ouest, les pays du Tiers Monde sont sou-
vent parvenus à faire respecter leur indépendance, à s’engager dans des transfor-
mations sociales parfois radicales, à se moderniser et à amorcer leur industriali-
sation. Il reste que ces acquis sont, depuis 1980 et en particulier 1990, menacés sur
tous les plans. La guerre du Golfe a démontré la puissance militaire des États-
Unis d’Amérique, tandis que l’Europe et le Japon persistaient dans leur aligne-
ment et que la Russie rejoignait le camp occidental, désormais uni contre le Tiers
Monde, s’arrogeant à nouveau un droit d’intervention illimité. Les acquis éco-
nomiques du Tiers Monde sont, dans ce cadre, réintégrés dans un système mon-
dial qui module les formes nouvelles de l’asymétrie immanente au capitalisme
réellement existant. L’industrialisation du Tiers Monde telle qu’elle est pratiquée
devient la forme nouvelle de leur périphérisation, tandis que les monopoles qui
assurent aux centres leurs positions hégémoniques sont transférés vers des
champs d’opération nouveaux : le contrôle du système financier mondial, le
monopole scientifique et technique, la gestion des richesses naturelles du globe,
la formulation des modes de vie et de consommation, et leur popularisation par
le contrôle des moyens d’information, la manipulation par ces moyens de l’opi-
nion à l’échelle mondiale, le monopole des armements de destruction massive.
Le monde mis en place à partir de 1492 reste donc fondamentalement ce qu’il
est depuis cinq siècles, celui fondé sur l’exploitation capitaliste et l’inégalité des
nations. La prise en compte simultanée de ces deux dimensions, inséparables
depuis 1492, constitue la condition sans laquelle tous les efforts pour changer le
monde dans la perspective d’une libération universelle de l’humanité resteront
vains.

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La « découverte » :
un point de vue africain
Nana-Kow Bondzie

La présente communication vise pour l’essentiel à exprimer le point de vue d’un


Africain sur la période qui a précédé 1492, la « découverte » de l’Amérique. Elle
abordera, à un moindre degré, ce qui s’est passé de 1492 à 1992 à la suite de la ren-
contre, et les conséquences qui pourraient peut-être en découler à l’avenir pour
l’Afrique et les Africains. Il y a en effet une unité dans ce qui a été, ce qui est et
ce qui sera, autrement dit dans le passé, le présent et l’avenir.

Quel fut le passé de l’Afrique ?

Le paléomagnétisme que conservent les roches des fonds océaniques nous


apprend qu’il y eut jadis un continent unique appelé Pangea, entouré d’un océan
unique dit Panthalassa. Il y a plus de 200 millions d’années, nous disent les scien-
tifiques, Pangea commença à se scinder en deux continents, Laurasia et Gond-
wana, que sépara alors la mer de Téthys.
Puis, de ruptures en collisions, le monde évolua jusqu’à l’actuelle configura-
tion des terres et des mers. L’Australie et l’Inde se séparèrent de l’Antarctique.
L’Inde dériva vers le nord pour télescoper le continent eurasien, provoquant le
plissement qui devint la chaîne de l’Himalaya. On nous dit encore que la dérive
des continents aurait commencé il y a 2,5 milliards d’années et que la masse de
terre originelle, Pangea, constituait l’Afrique. C’est à partir de ce continent, nous
disent enfin les scientifiques, que les formes d’hominidés ont évolué par étapes
pour aboutir à l’Homo sapiens (homme doué de sagesse ou de pensée).
Des hominidés ont certes été découverts en Chine (l’« homme de Pékin ») et
en Indonésie (l’« homme de Java »), mais c’est d’Afrique que proviennent les plus
anciens. L’Afrique serait donc le berceau de l’espèce humaine, dont l’évolution a
42 Nana-Kow Bondzie

conduit nos ancêtres à se transformer par étapes successives, dont chacune est
marquée par des changements visibles et significatifs.
En 1925, le professeur Raymond Dart avait surpris le monde en découvrant
dans son pays, l’Afrique du Sud, l’Australopithèque (homme singe méridional).
Il y eut ensuite, en 1959, la découverte plus spectaculaire encore par le professeur
Louis Seymour Bazett Leakey de restes d’un hominidé (Pithecanthropus erectus,
ou homme singe debout) dans la gorge d’Olduvai, dans le nord de la Tanzanie, et
qui serait vieux de plus de 2 millions d’années. D’autres fouilles, notamment dans
la vallée d’Omo, en Éthiopie, ont mis au jour les restes d’une jeune fille âgée de
vingt ans (Lucy1) qui aurait été notre ancêtre il y a 3,2 millions d’années. Il n’est
guère étonnant que les Éthiopiens affirment être le peuple le plus ancien du
monde.
La science nous enseigne donc que l’homme naquit non point d’une multi-
plicité d’arbres, mais d’un arbre unique, et les racines de cet arbre sont fermement
ancrées en Afrique. Il est possible, et même probable, que les premiers Africains
n’aient pas seulement transmis aux lignées ultérieures de l’espèce leurs gènes,
mais aussi les premiers outils et instruments.
Si les autres branches de l’espèce humaine se sont écartées de leur souche ori-
ginelle africaine (les Asiatiques, comprenant les Indiens, les Chinois et les Japo-
nais, et les Européens), l’Africain continental d’aujourd’hui et l’Africain de la
diaspora sont fondés à applaudir l’apport essentiel de leurs aïeux à l’humanité.
Les premiers Africains émigrèrent donc dans différentes directions, la pre-
mière grande dispersion remontant à environ 1 million d’années et la plus récente
à quelque 35 000 ans. Il est naturel que, du fait des effets des glaciations, des muta-
tions dues aux conditions géographiques et aux régimes alimentaires spécifiques,
l’espèce humaine apparaisse bigarrée même si elle demeure, pour l’essentiel, la
même. Peut-être que les Chinois ou les Européens d’aujourd’hui auraient
quelque difficulté à admettre qu’ils appartiennent à un rameau dont l’Africain est
la souche maîtresse.
Les Éthiopiens couchites comme sémites affirment qu’ils représentent le
peuple le plus ancien de la Terre, ce que confirment les historiens et les écrits
anciens, les Puranas, Hérodote, Ibn Khaldoun, le comte de Volney et, sans doute,
la découverte, dans le village de Gambore, en Éthiopie, des restes fossilisés de

1. Lucy (du nom d’une chanson très populaire des Beatles), ou Australopithecus afa-
rensis, est considérée comme l’ancêtre commune de l’espèce humaine. Ses ossements
furent découverts en Éthiopie en 1974 par les Français Yves Coppens et Maurice
Taieb, l’Américain Donald Johanson et l’Éthiopien Berhane Asfaw. A 80 km du
même site, et toujours en Éthiopie, une équipe de paléontologues comprenant l’Amé-
ricain Tim White, le Japonais Gen Suwa et l’Éthiopien Berhane Asfaw vient de décou-
vrir les ossements d’un ancêtre âgé de 4,4 millions d’années, selon la revue Nature de
septembre 1994.
La « découverte » : un point de vue africain 43

Lucy. Selon Stéphane de Byzance2 : « L’Éthiopie fut le premier pays établi sur la
Terre, et les Éthiopiens furent les premiers à ordonner le culte des dieux et à édic-
ter des lois. » Par Éthiopiens, il faut entendre ici les Africains.
Drusilla Dunjee Houston3, historienne et auteur afro-américaine, écrit :
« Après avoir élevé les Égyptiens à la civilisation, les ancêtres des Nubiens (les
Éthiopiens) implantèrent d’autres colonies dans des régions opposées du monde :
en Grèce, en Colchide, à Babylone et même en Inde. Toutes ces régions avaient
des rois-prêtres. » L’Africain, en sa qualité d’homme primordial, fut le premier à
entrer en relation avec la nature et l’environnement, et ainsi élabora-t-il les
cultures primaires d’où dérivèrent les cultures dites secondaires. De fait, selon
Lerone Bennett4 : « Pendant quelque 600 000 ans, il n’y eut que des Africains sur
cette planète. »
Certains pourtant refusent l’idée que la société moderne puisse découler de
sociétés primaires. Le langage, par exemple, qui est sans doute le véhicule le plus
important pour l’expression d’une culture, n’aurait pu se former en l’absence
d’un cadre physique dont les défis ont façonné les modes de pensée et d’expres-
sion qui induirent la spéculation intellectuelle et religieuse. Rares sont ceux qui
sont prêts à admettre que l’écriture d’aujourd’hui est une sténographie de la pre-
mière écriture — dessin ou pictogramme — de nos ancêtres préhistoriques. Ainsi,
de quelque côté que nous nous tournions, nous voyons à l’œuvre les processus
de l’évolution par lesquels chaque peuple ou organisme s’adapte à l’environne-
ment dans lequel il se trouve. Après avoir vécu séparés les uns des autres pendant
des siècles, il n’est guère étonnant que, lorsqu’ils se rencontrèrent, les hommes
furent saisis d’un sentiment d’étrangeté et parfois d’antagonisme.
S’ils se sont dispersés vers tous les horizons, les premiers Africains ont laissé
leurs empreintes les plus fortes sur le continent. On oublie souvent que le Nil
prend sa source en Ouganda, cœur même de l’Afrique, et qu’il a été source
d’échanges dans les deux sens et donc d’influences diverses. C’est ainsi que l’on
trouve aujourd’hui les traces de présences humaines les plus anciennes tant dans
le sud du Soudan que dans le nord. Assurément, les témoignages les mieux conser-
vés des réussites philosophiques, scientifiques, religieuses et culturelles des pre-
miers Africains se trouvent-ils en Égypte, comme le reconnaissent de grands géo-
graphes et historiens européens tels que Randall, McIver et Basil Davidson.
Si, dans l’Antiquité, la gloire de l’Afrique a resplendi dans le nord du conti-
nent, c’est à l’ouest qu’elle a brillé durant l’époque médiévale. On dit de Francis
Bacon5 (1561-1626) qu’à l’aube de l’ère scientifique moderne il fut le génie qui

2. Drusilla D. Houston (1969).


3. Idem.
4 Lerone Bennet Jr. (1984).
5. Voir Will Durant (1969).
44 Nana-Kow Bondzie

sonna le rassemblement des guerriers de la science, dont il prit la tête. Dans la


bataille contre les distorsions de la primauté de l’Afrique et de ses contributions
à l’œuvre de l’humanité, l’Afrique n’aurait pu être représentée par un penseur
plus génial qu’Ivan van Sertima : « Il était difficile, écrivait-il, pour les Européens,
à l’époque où les Africains étaient réduits en esclavage et où le mythe de leur infé-
riorité rédhibitoire allégeait le poids de leur assujettissement sur la conscience
chrétienne, d’admettre qu’ils se trouvaient jadis sur les plus hautes branches de
l’arbre de la civilisation mondiale. Mais les graines semées par l’Afrique noire,
croisées avec celles des races méditerranéennes mêlées qui se rencontraient sur le
Nil, donnèrent naissance à cet arbre, sous les branches duquel allaient plus tard
croître en se nourrissant de ses fruits la Grèce, Rome et la Grande-Bretagne6. »
Nous pourrions ajouter que les noms des dieux grecs, si ce n’est ces dieux eux-
mêmes, étaient égyptiens.
Il est significatif que ce soient des Africains autochtones qui, sous la conduite
de Ménès, établirent vers 3400 avant J.-C. le régime dynastique qui régna sur
l’Égypte pendant 3 000 ans avec les quatre premières et presque les dernières des
trente dynasties. Qu’il y ait eu interaction entre les anciens Égyptiens et les habi-
tants de ce qui devait devenir l’Amérique ne semble faire aucun doute. Il ne sau-
rait y en avoir de preuve plus concrète que la tête humaine aux traits africains
autochtones taillée dans le basalte qui fut découverte en 1938-1939 dans l’État de
Veracruz, sur le golfe du Mexique. De nouvelles découvertes mises au jour en
1955-1956 à La Venta établirent l’existence de la culture olmèque7, qui a rayonné
sur le continent américain au cours d’une période située approximativement entre
1200 et 650 avant J.-C. ou entre 800 et 400 avant J.-C., ce qui coïncide à peu près
avec la XXVe dynastie d’Égypte, alors dominée par le pharaon africain Piankhy
et ses successeurs. Or les techniques égyptiennes de momification (qui ont leur
origine dans l’Afrique prédynastique et qui furent perfectionnées pendant la
période dynastique) sont particulièrement visibles au Pérou, où certaines tradi-
tions de tissage rappellent celle de l’Afrique de l’Ouest.
Plus près de notre époque, les Africains furent en contact avec les Arabes,
avec lesquels ils firent du commerce.
Issus de la même espèce, mais fruits d’une lignée divergente, les Arabes
étaient des Africains métissés de sang grec et romain, ayant essaimé vers le sud,
notamment lors du règne d’Alexandre le Grand vers 330 avant J.-C. Ainsi, selon
Phillip K. Hitti8 : « Le fait d’accepter que l’Arabie — Najd ou al-Yaman — soit
la patrie et le centre de diffusion des peuples sémitiques n’exclut pas la possibi-
lité qu’ils aient auparavant, à une date très précoce, constitué avec les Hamites,

6. Ivan van Sertima (1981).


7. J. Campbell (1988), vol. II, partie III.
8. P. K. Hitti (1956).
La « découverte » : un point de vue africain 45

autres membres de la race “blanche”, une communauté quelque part en Afrique


orientale ; ce fut à partir de cette communauté que ceux qu’on appela plus tard
les Sémites passèrent dans la péninsule Arabique, peut-être à Bab el-Mandeb.
» L’Afrique serait alors le foyer probable du peuple sémite-hamitique, et
l’Arabie le berceau des Sémites et le centre de leur diffusion. […] A partir du
milieu du IVe millénaire avant J.-C., les Babyloniens (les anciens Akkadiens, du
nom de leur capitale Akkadu ou Agade), les Assyriens et, plus tard, les Chaldéens
occupèrent la vallée du Tigre et de l’Euphrate ; à partir de 2500 avant J.-C., les
Amorites et les Canaanites (comprenant les Phéniciens) peuplèrent la Syrie, et,
vers 1500 avant J.-C., les Araméens s’établirent en Syrie et les Hébreux en Pales-
tine. Jusqu’au XIXe siècle, le monde médiéval et moderne ne se rendait pas compte
que tous ces peuples étaient étroitement apparentés.
» Le déchiffrage de l’écriture cunéiforme, au milieu du XIXe siècle, et l’étude
comparée des langues assyro-babylonienne, hébraïque, araméenne, arabe et
éthiopienne ont permis de découvrir que ces langues présentaient des similitudes
frappantes et étaient donc apparentées. Dans chacune de ces langues, le radical
verbal se compose de trois consonnes ; le passé n’a que deux formes, parfait et
imparfait ; la conjugaison du verbe suit le même modèle. Les éléments du voca-
bulaire, notamment les pronoms personnels, les mots désignant les lieux de
parenté, les nombres et certaines des parties du corps, sont presque les mêmes.
» Un examen attentif des institutions sociales et des croyances religieuses
ainsi qu’une comparaison des traits physiques des peuples qui parlaient ces
langues ont pareillement révélé des éléments de ressemblance saisissants. La
parenté linguistique n’est donc qu’une manifestation d’une unité typologique
générale bien marquée. Ce type était caractérisé par un profond instinct reli-
gieux, une imagination vive, une individualité accentuée et une indiscutable féro-
cité. Une conclusion s’impose : les ancêtres de ces divers peuples —Babyloniens,
Assyriens, Chaldéens, Amorites, Araméens, Phéniciens, Hébreux, Arabes et
Abyssins —, avant de se différencier de la sorte, avaient dû vivre à une certaine
époque en un même lieu et former un seul peuple. »
Vers 3500 avant J.-C., une migration sémitique suivit l’itinéraire traversant la
péninsule du Sinaï et menant jusqu’à la vallée fertile du Nil, ou bien l’itinéraire
est-africain vers le nord se superposa à la première population hamitique
d’Égypte, amalgame qui donna naissance à ces Égyptiens qui jetèrent les bases de
tant d’éléments de la civilisation occidentale : ils furent, par exemple, les premiers
à construire des structures de pierre et inventèrent un calendrier solaire.
A peu près à la même époque, une migration parallèle suivit l’itinéraire orien-
tal vers le nord et prit racine dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate, déjà peuplée
par une communauté hautement civilisée, les Sumériens, peuple non sémitique.
Les Sémites qui pénétrèrent dans la vallée étaient des nomades barbares, mais ils
apprirent des Sumériens, créateurs de la civilisation euphratique, comment
construire des maisons et y vivre, comment irriguer la terre, et surtout ils appri-
46 Nana-Kow Bondzie

rent d’eux l’écriture. Le mélange de ces deux peuples donna naissance aux Baby-
loniens, qui partagent avec les Égyptiens le fait d’avoir jeté les fondations du
patrimoine culturel occidental.
Lorsqu’on demandait aux Arabes d’où ils venaient avant d’entrer en Arabie,
ils désignaient la terre située au-delà de la mer Érythrée, ou mer Rouge, c’est-à-
dire l’Afrique. Ces populations aux apparences très variées avaient donc une
souche unique. Elles commerçaient entre elles sur terre et sur mer, de la côte
orientale de l’Afrique au golfe d’Oman et jusqu’en Inde. D’Arabie provenaient
l’encens, les épices, les peaux tannées ; de l’Inde, les rubis, la noix de coco,
l’ébène ; de l’Afrique (Égypte), de beaux tissus, le papyrus, les topazes, les ânes,
notamment.
Ces échanges furent perturbés vers 330 avant J.-C., lors des conquêtes
d’Alexandre au Moyen-Orient et en Inde, mais n’empêchèrent pas les partenaires
commerciaux de pénétrer les continents adjacents. Ce fut la mise à sac de l’Égypte
par Alexandre et ses généraux qui permit aux Grecs d’approfondir leur connais-
sance des traditions égyptiennes. Selon G. E. M. James9, « Alexandre envahit
l’Égypte et s’empara de la bibliothèque royale d’Alexandrie, qu’il pilla. Aristote
constitua sa propre bibliothèque avec des livres volés et installa son école dans le
bâtiment dont il fit un centre de recherche. »
En 476, lorsque l’Empire romain s’effondra et que l’Europe entra pour près
de mille ans dans un âge des ténèbres, ce furent les Arabes qui étudièrent et tra-
duisirent en langue arabe ce que les Grecs et les Romains avaient appris des Égyp-
tiens et perfectionné. Héritiers de la civilisation qui s’était épanouie sur les rives
du Tigre et de l’Euphrate, dans la vallée du Nil et sur le rivage oriental de la Médi-
terranée, ils absorbèrent et assimilèrent aussi les principaux éléments de la culture
gréco-romaine et transmirent ensuite à l’Europe médiévale bon nombre de ces
apports qui eurent pour effet d’éveiller le monde occidental et de le placer sur la
voie de sa renaissance. Aucun peuple, affirme P. K. Hitti, n’a fait davantage au
Moyen Age pour le progrès humain que les Arabes et les populations de langue
arabe.
Comme nous l’avons noté précédemment, le régime dynastique égyptien
dura 3 000 ans alors que la civilisation gréco-romaine ne s’étendit que de
330 avant J.-C. à 475 après J.-C. Longtemps, l’arabe fut la langue d’érudition et
de culture dans tout le monde éclairé. Entre le IXe et le XIIe siècle parurent plus
d’ouvrages de philosophie, de médecine, d’histoire, de théologie, d’astronomie et
de géographie rédigés en arabe que dans toute autre langue. D’ailleurs, beaucoup
de langues européennes portent encore les traces de cette influence.
La même influence arabe atteignit l’Afrique du Nord et de l’Ouest, peu après
l’apparition de l’islam. Mais là encore, les influences furent presque toujours réci-

9. G. E. M. James (1954).
La « découverte » : un point de vue africain 47

proques. Pendant les cinquante années qui précédèrent la naissance du Prophète


(en 632 après J.-C.), les Abyssins avaient soumis l’Arabie et en 632 ils furent aux
portes de Makkah, menaçant de destruction sa précieuse Ka’bah. Makkah était le
lieu d’une colonie abyssine, vraisemblablement chrétienne. Lorsque la jeune
communauté musulmane fut traquée par les païens quraychites, c’est l’Abyssinie
qu’elle choisit pour refuge. Qui plus est, le tombeau de Bilal — né en Abyssinie
et dont la voix de stentor lui valut de devenir le muezzin du Prophète — s’élève
non en Abyssinie (Éthiopie), mais à Damas.
En Afrique occidentale, les chefs des nouveaux royaumes embrassèrent l’is-
lam comme religion officielle tout en restant imprégnés de leurs propres tradi-
tions. Ainsi l’empire du Ghana (IVe siècle-1076 après J.-C.), puis celui du Mali
(1076-1473) et, enfin, Songhaï (1473-1492) furent florissants à une époque où
l’Europe était endormie.
Si les Africains ou les Égyptiens de l’Antiquité entrèrent en contact avec les
anciens Américains, comme en témoigne la culture olmèque, ces contacts furent
aussi le fait, à l’époque précolombienne, des Africains de l’Ouest ou des peuples
du Soudan occidental. Lorsque Aboubakar II du Mali quitta le Mali en 1311 avec
sa flotte pour ne plus y reparaître, il mit le cap sur les mers occidentales. Or, la
même année, apparut en Amérique une personne répondant à son signalement.
Les similitudes de certains aspects des cultures et des rituels des deux peuples
sont bien exposées dans l’ouvrage d’Ivan van Sertima10, qui montre également
que ces contacts entre le Mali (Mandin-go) et les autochtones américains se pour-
suivirent avec le Songhaï qui lui succéda. Ainsi l’Afrique fut-elle bien en contact
avec l’Amérique.
Dans quelles circonstances le voyage de Christophe Colomb en Amérique
eut-il lieu ? Né à Gênes en 1451, Christophe Colomb fut un autodidacte sur le
tard qui, s’il avait étudié dans sa jeunesse, aurait certainement eu connaissance des
influences arabes et indiennes sur la science, l’astronomie, la navigation, et sur
tout ce que l’Italie, le Portugal et l’Espagne, pays européens les plus proches des
rivages des frontières septentrionales de l’Afrique, avaient reçu des Maures.
L’idée, soutenue jadis par Aristote, que la Terre était sphérique et non plate
n’était pas une nouveauté dans le milieu où était né Colomb. Pas plus que la divi-
sion par les Grecs de la sphère terrestre en 360 degrés. Christophe Colomb avait
certainement entendu parler du prince Henri du Portugal, dit le Navigateur, qui
ouvrit l’Afrique au monde européen. En 1415, à l’âge de vingt et un ans, ce der-
nier avait déjà fait une incursion au Maroc et faisait figure de héros aux yeux de
ses compatriotes. Sa première expérience africaine avait allumé en lui l’ambition
d’explorer ce continent inconnu, de prendre son or et de convertir ses habitants11.

10. I. van Sertima (1981).


11. R. W. Howe (1966).
48 Nana-Kow Bondzie

A la fin du XVe siècle, le Portugal avait installé plusieurs comptoirs le long de


la côte occidentale de l’Afrique, depuis la Gambie à l’ouest jusqu’au golfe du
Bénin (actuel Nigéria) à l’est. En 1481, onze ans avant le débarquement de Chris-
tophe Colomb à Cuba, les Portugais avaient construit un fort (Sao Jorge da Mina)
sur la Gold Coast (Ghana actuel), toujours en place aujourd’hui.
L’utilisation massive de l’or dans les royaumes médiévaux d’Afrique, et plus
particulièrement au Ghana, au Mali et au Songhaï, était bien connue de l’Italie,
de l’Espagne et du Portugal. Le désir d’en découvrir la source habitait en perma-
nence l’esprit des aventuriers de ces pays, et coûta la vie à plus d’un. L’usage du
mot « Guinée » pour désigner la région date de la fin du XVe siècle. D’ailleurs, la
pièce de monnaie anglaise qui porte ce nom fut ainsi nommée parce qu’elle était
frappée dans de l’or très fin provenant d’Afrique occidentale.
Instruits par les Arabes et les Maures qui venaient de perdre leurs territoires
espagnols, à l’exception de Grenade, les Européens s’intéressaient à leur tour à
l’or. Les Castillans entrèrent à Grenade sous les bannières conjointes du roi Fer-
dinand d’Aragon et de la reine Isabelle de Castille le 2 janvier 1492, et « la croix
supplanta le croissant ». La légende veut que ce soit à l’Alhambra que, la même
année, Christophe Colomb ait fait appel à la reine Isabelle pour obtenir qu’elle
subventionne son aventure maritime. Le fait qu’il ait mis le cap à l’ouest en
octobre de la même année semble indiquer que son appel fut entendu. Que
Colomb ait découvert l’Amérique ou qu’il ait inopinément pris pied sur une
terre dont les habitants avaient des siècles d’histoire et de culture derrière eux
semble dépourvu d’importance. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’entrée en contact
eut lieu et que les répercussions de cette rencontre se font encore sentir de nos
jours.
Christophe Colomb — faut-il le rappeler ? — n’était pas un pieux navigateur
chrétien, mais un homme en quête d’or qui « jouait » l’Espagne contre le Portu-
gal, et réclama pour lui une partie des terres et des biens découverts dans le Nou-
veau Monde. Il fut le premier à introduire l’esclavage dans les Amériques et par-
ticipa à l’établissement du pouvoir des souverains espagnols12.
L’intérêt des Européens à commercer avec l’Afrique était, nous dit Russell
Warren Howe13, lié au commerce traditionnel par voie terrestre des épices avec
l’Asie. Le Portugal, la France, l’Espagne et l’Angleterre cherchaient à briser le
monopole du commerce des épices que détenaient Venise, Gênes et Trieste, les
grands États-cités maritimes qui achetaient aussi, outre du bois et du fer, des
esclaves chrétiens et, à l’occasion, de l’or et de l’argent. Auparavant, les croisades
avaient eu, aussi, pour objectif d’ouvrir un peu plus les routes des épices vers
l’Orient. Les royaumes européens, à la recherche d’épices meilleur marché, sou-

12. I. Van Sertima (1981).


13. R. W. Howe (1966).
La « découverte » : un point de vue africain 49

haitaient : d’une part, monopoliser le commerce avec l’Afrique occidentale et ne


plus être tributaires des routes commerciales vers l’Orient qui étaient contrôlées
par les Levantins ; d’autre part, trouver un passage vers l’océan Indien pour ache-
ter directement les produits qu’il serait encore rentable de rapporter d’Orient ;
et, enfin, convertir les populations rencontrées au christianisme pour en faire des
alliées face à la menace permanente de l’impérialisme islamique. En 1494, le traité
de Tordesillas donnait le « Nouveau Monde » à la Castille, et l’Afrique et l’Asie
au Portugal.
Lorsque les Hollandais finirent, au début du XVIe siècle, par se débarrasser du
joug espagnol, l’Espagne se tourna vers l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale
et les Caraïbes, où se posa bientôt le problème de l’approvisionnement en main-
d’œuvre pour les mines et l’agriculture.
La population indigène vivant dans ces régions était peu nombreuse et inapte
au travail intensif. Aussi l’importation d’une main-d’œuvre servile parut être la
solution naturelle à une puissance impériale déjà en relation avec des Africains et
des Arabes qui n’étaient pas étrangers au commerce de la marchandise humaine.
Entre 1400 et 180014, en effet, tandis que les Européens lançaient des razzias en
Afrique de l’Ouest pour constituer un « cheptel » d’esclaves, les Africains
(Maures) en faisaient autant en Europe (Espagne et France). Mais les Européens
prirent le dessus, et ce fut le véritable commencement de ce qu’on appelle la traite
africaine, même si, à la même époque, les Anglais vendaient leurs propres épouses
et des Écossais comme esclaves ! C’est ainsi que W. E. Abraham15 cite ce passage
du Times (de Londres), en date du 19 juillet 1797 : « En raison d’une erreur dans
notre dépêche sur le marché de Smithfield, nous n’avons pas indiqué le prix
moyen des épouses pour la semaine dernière — la valeur croissante du beau sexe
est tenue par plusieurs auteurs éminents pour un critère certain de civilisation en
progrès. A cet égard, Smithfield est en droit de se prévaloir d’un raffinement en
hausse puisque le prix des épouses est passé sur ce marché d’une demi-guinée à
trois guinées et demie. »
Tandis que le continent africain était colonisé, nombre de ses enfants étaient
soustraits pour être soumis à un esclavage de l’espèce la plus brutale. Cette ser-
vitude inhumaine prit fin officiellement en 1809 en Grande-Bretagne et en 1863
en Amérique, mais nous en connaissons aujourd’hui encore les répercussions.
J. A. Rogers16, le pionnier des historiens afro-américains, réfléchissant à la gran-
deur de l’Africain et aux grandes choses qu’il a accomplies et le voyant à présent
humilié et réduit en esclavage, déplore la déchéance qui l’a fait passer de l’état de
surhomme à celui d’homme (d’où le titre de son livre). Francis Bacon écrivait :

14. J. A. Rogers (1968).


15. W. E. Abraham (1963).
16. J. A. Rogers (1961).
50 Nana-Kow Bondzie

« Nous sommes les anciens. » Nous le sommes, soutient-il, parce que nous qui
vivons aujourd’hui savons la plupart des choses que les « anciens » savaient, en
plus de ce que nous savons maintenant et qu’ils ne savaient pas. Quiconque est
au fait de l’histoire de l’asservissement des Africains en Amérique ne peut que
respecter et admirer leur génie. Qui d’autre y aurait survécu ? Les Européens du
Nouveau Monde survécurent durant les rudes hivers grâce aux Indiens qui leur
enseignèrent comment utiliser les plantes comestibles, éviter les marais sauvages,
etc. Les Africains qui arrivèrent dans le Nouveau Monde transpirèrent, quant à
eux, sang et eau pour construire ce qui devint la fière et prospère Amérique.

Quels sont le présent et le futur de l’Afrique ?


A la veille de l’« émancipation du Ghana du colonialisme britannique », le 6 mars
1957, le Président Kwame Nkrumah déclara que « l’indépendance du Ghana
n’avait de sens que si elle s’accompagnait de la libération totale des populations
d’origine africaine partout dans le monde ».
C’est dans huit ans à peine que nous entrerons dans un siècle nouveau, le
XXIe siècle, qui devrait marquer et célébrer les réalisations de l’homme. Au lieu
de quoi, nous nous trouvons pour ainsi dire en voie de régression parce qu’on
continue à nous refuser injustement ce qui nous est dû. Commençons par la terre
de nos ancêtres.
Que reste-t-il en effet de la terre africaine ? On sait que ses ressources
humaines et naturelles ont été pillées pour enrichir tant l’Amérique que l’Europe.
L’ancien colonisateur monopolisait à tel point l’économie mondiale au moment
où les territoires d’Afrique accédèrent à l’indépendance que ceux-ci ne pouvaient
déterminer le prix des matières premières et des denrées agricoles qu’ils produi-
saient. En 1884/85, durant la Conférence de Berlin, où l’Amérique était repré-
sentée, l’Afrique fut divisée en zones d’influence par ses anciens colonisateurs.
Peu importait, alors, que la Grande-Bretagne, puissance dominante, eût officiel-
lement aboli l’esclavage en 1809 ! Aujourd’hui, l’indépendance de l’Afrique, en
l’absence d’une base économique viable, n’est qu’un vain mot. La seule aide pro-
venant des anciens maîtres coloniaux consiste, quand elle existe, en prêts desti-
nés à perpétuer des aberrations économiques chroniques.
A vrai dire, l’Afrique ne figure même pas dans la nouvelle configuration éco-
nomique mondiale. Les Afro-Américains, quant à eux, représentent aujourd’hui
13 % de la population des États-Unis, et le Congrès américain débat d’un projet
de loi sur les droits civils destinée à remédier aux inégalités qui subsistent. Ils se
sont débarrassés des chaînes mentales qui les retenaient prisonniers. Ils ont une
identité propre, mais sont toujours en manque de leurs origines : l’histoire de
l’Afrique, la culture et les traditions de leurs ancêtres. Ainsi certains ont adopté
la fête est-africaine des premiers fruits (Kwanzaa), qu’ils célèbrent tous les ans en
La « découverte » : un point de vue africain 51

janvier ; d’autres ont choisi de porter le bandeau kente du Ghana comme sym-
bole de leur attachement à leur mère africaine.
Le bandeau kente a lui aussi cessé d’être ghanéen. Il est désormais porté
comme un symbole africain ; ainsi le Ghana, grâce à Nkrumah, devrait se sentir
honoré d’être en l’occurrence un simple messager de la cause africaine. Ce sont
là des interactions entre les gens à un niveau qu’on pourrait appeler populaire.
Ceux qu’on nomme les intellectuels, presque toujours invisibles sauf à travers
leurs œuvres, peuvent quant à eux continuer à forger des relations favorisant la
solidarité.
Il ne saurait y avoir pour l’Organisation de l’unité africaine (OUA) d’occa-
sion plus opportune que maintenant pour envisager d’accorder (fût-ce au prix
d’un amendement de sa charte) la qualité de membre à des organismes légaux et
structurés regroupant des adhérents d’origine africaine. Pourquoi Haïti, par
exemple, n’est-il pas membre de l’OUA ?
La Convention nationale baptiste des États-Unis d’Amérique a été fondée en
1880 ; organisation religieuse purement afro-américaine, elle compte environ
8 millions de membres, soit à peu près le tiers du total de la population afro-amé-
ricaine. Pourquoi l’OUA ne l’inviterait-elle pas au moins à participer à ses déli-
bérations, et même à en devenir l’un de ses membres ?
Tout d’abord, l’Église afro-américaine est une institution religieuse unique en
son genre. Aux temps de la servitude et des privations, elle fut la seule institution
libre à laquelle les Afro-Américains eussent accès. L’Église leur offrait la plupart
des libertés, la possibilité de s’instruire et de développer leurs talents ainsi que la
paix de l’esprit pour réfléchir. Elle n’était donc pas seulement un lieu de culte ;
elle était aussi le cadre d’une poursuite du savoir et d’une vie équilibrée.
Il en va de même de l’Église méthodiste épiscopalienne africaine. La sagesse
qu’eut son fondateur, l’évêque Richard Allen, en faisant figurer l’adjectif « afri-
cain » dans le nom de son Église exprime la dévotion et la nostalgie que lui ins-
pirait la terre des aïeux.
Beaucoup d’Afro-Américains, et notamment des gens d’Église, ont aidé et
aident encore avec efficacité les étudiants africains fraîchement débarqués en
Amérique. Les trois Africains sans doute les plus éminents qui ont séjourné au
début du siècle aux États-Unis et raconté comment on les avait ainsi aidés furent
Nnamdi Azikiwe (Nigéria), Kamuzu Banda (Malawi) et Kwame Nkrumah
(Ghana).
Le moment est on ne peut mieux choisi pour remercier ces hommes d’Église
de leur geste en invitant l’OUA non seulement à s’inspirer d’eux, mais à faire
comprendre aux États membres combien il est important de suivre des poli-
tiques favorisant dans chaque pays un esprit d’hospitalité à l’égard de tous les
peuples d’origine africaine, en particulier les Afro-Américains, et, lorsque cela est
nécessaire et conforme aux règles de droit, d’accepter de leur accorder la double
nationalité.
52 Nana-Kow Bondzie

Toute société doit, pour ne pas périr, préserver ses images, ses symboles et ses
souvenirs. Les plus qualifiées pour remplir cette mission sont des institutions
comme les musées, qui conservent les témoignages matériels de notre patrimoine
culturel. Du fait même de la grande ancienneté des traditions, l’Afrique a le plus
grand besoin de protéger les témoignages de son héritage, car elle représente à la
fois le passé et l’avenir de l’espèce humaine.
En 1980, l’UNESCO avait chargé un de mes collègues et moi-même d’aider
l’OUA à formuler des recommandations visant à mettre en œuvre les disposi-
tions de la Charte culturelle pour l’Afrique, adoptée à l’unanimité par les chefs
d’État et de gouvernement de l’OUA à Port-Louis (île Maurice) en juillet 1976.
Nous ne pouvons malheureusement pas dire que les centres pour la préser-
vation des témoignages matériels du patrimoine culturel et naturel du continent
se multiplient. Cela est dramatique non seulement pour les habitants de l’Afrique,
mais encore pour ses fils et ses filles de la diaspora qui prennent chaque jour
davantage conscience de leur héritage et qui sont désireux d’en voir eux-mêmes
sur place les signes matériels. Malgré les turbulences politiques ou économiques,
les États membres de l’OUA sont dans l’obligation de ne pas les décevoir.
A l’Afrique, on l’a vu, revient la première place en tant que berceau de l’hu-
manité. L’Afrique a beaucoup donné au monde ; qu’a-t-elle reçu en retour ?
Colonisée sur son propre sol et asservie au-delà des mers, telle l’Éthiopie du
temps jadis, elle « se dressera et déploiera ses ailes ».

Bibliographie
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1963.
BENNET, L. JR. Before the Mayflower : a history of black America. New York, Viking Pen-
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DURANT, W. The story of philosophy. New York, WSP, 1969.
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—. From superman to man. Saint Petersburg, Floride, H. M. Rogers, 1968.
SERTIMA, I. VAN. Ils y étaient avant Christophe Colomb. Paris, Flammarion, 1981. (Tra-
duction.)
L’Amérique et l’Afrique
sans Christophe Colomb
Alain Anselin

« L’Haïtien doit faire coïncider dans son présent cari-


béen une Amérique historique et une Afrique
mythique, se donnant une grand-mère doublement
séduisante : indienne et africaine »
Maximilien Laroche

Ma vision de 1492 se résume à une devinette :


« Il y a cinq cents ans l’Amérique découvrit Christophe Colomb. »
« Nous y étions avant Colomb. »
« Nous nous serions bien passés d’y venir après. »
« Qui sommes-nous ?… Des Américains ? Des Africains ? Des Caribéens d’au-
jourd’hui ? »
J’ai emprunté la première proposition à un grand écrivain de la Caraïbe, Jan
Carew, la deuxième, à Ivan van Sertima, également écrivain caribéen. La troisième
est de mon cru et, si elle a des odeurs de rap, c’est parce qu’elle fleure l’émigra-
tion et le blues des banlieues.
Derrière cette devinette, ce que je vois ce sont :
• l’échange lointain, c’est-à-dire l’espace,
• la longue durée, c’est-à-dire le temps,
• et l’interculturalité, c’est-à-dire les hommes.

L’échange lointain
Le commerce lointain suit les hommes le long des routes qu’ils tracent de société
en société, et de pays en pays. Nous prendrons à l’anthropologue Serge Dunis
l’exemple de la patate douce, dont le nom, kumar, est identique dans le Pacifique
54 Alain Anselin

polynésien (Tahiti, Hawaï, Nouvelle-Zélande maori) et au Pérou. Autre


exemple : Cook et la route du fruit à pain, qui rejoignit la route du sucre dans la
Caraïbe.
Le commerce ne consistait pas seulement à échanger des marchandises, des
plantes et des animaux, mais aussi des idées. La route du fruit à pain est devenue
la route de la Bible. Hier, disent les Maoris, les Anglais avaient la Bible et les Mao-
ris la Terre. Aujourd’hui, les Anglais ont la Terre et les Maoris la Bible.
Les Maoris et les Anglais, l’autre rencontre de deux mondes, de l’autre côté
de l’Amérique. Mêmes causes, même projet social, mêmes auteurs, mêmes résul-
tats conviviaux. Le dialogue des cultures porté à son degré ultime : au point de
non-retour. Le dialogue de celui qui parle et de ceux qui écoutent.
Cet exemple montre que l’interculturalité n’intéresse pas seulement des
peuples riverains, elle suit les routes du commerce lointain, se développe et meurt
avec elles, et obéit aux choix politiques qui les déterminent, donc aux orientations
culturelles des civilisations dont l’échange fait des partenaires historiques.
Une figure encore mal élucidée de l’échange lointain intéresse cette fois
l’Amérique et l’Afrique. C’est celle de la civilisation olmèque, indubitablement
méso-américaine, dans ses fondements majeurs, depuis ses prémices pacifiques
du IIe millénaire avant J.-C. jusqu’au VIIIe siècle avant J.-C. où elle connut son
apogée au Yucatan.
Le problème posé aux archéologues et aux anthropologues, aux historiens
aussi, est la « négrité » africaine caractérisée d’une partie importante de sa sta-
tuaire. Pas moins de onze têtes monumentales, de deux mètres de haut et pesant
de vingt à quarante tonnes, sont des effigies de Noirs africains. De von Wuthe-
nau à van Sertima, le nombre des américanistes qui en conviennent croît au fil du
temps, même s’il n’existe pas de document écrit qui témoigne en Amérique ni en
Afrique d’un départ ou d’une arrivée. Néanmoins, des données brutes existent,
et qui concordent : au VIIIe siècle avant J.-C., l’armée des noirs Pharaons était
composée de Nubiens, et les rois de Nubie, pays de Kousch, prirent bientôt le
pouvoir pour près de deux siècles. Or, le matériel militaire des Nubiens qui appa-
rurent sur le sol de Napata (ville qui entretenait des liens étroits avec l’Égypte dès
le XIIIe siècle avant J.-C., et employait même le hiératique égyptien pour écrire sa
langue, le « méroïtique »), avec son casque qui enveloppe le crâne, ne manque pas
de rappeler la coiffure des têtes monumentales olmèques.

La longue durée
Pour expliquer l’échange lointain, nous avions choisi la route moderne du fruit à
pain et de la Bible. Pour illustrer la notion de longue durée, nous opterons pour
la route de l’ail qui fut aussi la route du Coran, à cinq mille ans d’écart. Plantes,
marchandises, idées n’ont cessé de circuler entre le nord de l’Égypte, qui leur
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 55

ouvrait le chemin qui mène du Nil au Niger, et les oasis et les steppes de l’Asie
centrale.
Selon les botanistes, l’ail serait originaire du Turkestan. De là, il fut transporté
jusqu’en Inde et vers l’Élam et Sumer, atteignit la Mésopotamie et fut acclimaté
par les Égyptiens, chez qui il rejoignit la longue liste des plantes à bulbes dont ils
faisaient leurs délices. Enfin, il gagna la Crète à l’époque du Nouvel Empire, puis
la Grèce.
Au Ier millénaire, les caravaniers utilisant cet itinéraire adoptèrent une idéo-
logie et des valeurs communes nouvelles, que la politique propagea par les armes
et par la conquête. C’est ainsi que l’islam suivit et remonta la route des mar-
chandises, s’établit à Samarkand en Asie, et parvint jusqu’à Gao en Afrique.

L’interculturalité :
1492, figure tragique de l’échange lointain
1492 illustre bien la dépendance étroite de l’interculturalité à l’histoire de la géo-
politique. Au VIIIe siècle, la charia régissait l’Espagne. Le système politique, social
et juridique de l’islam régna depuis Grenade jusqu’en 1492.
La charia de l’époque ne s’abîmait pas dans le puritanisme victorien des
docteurs de la foi, mais s’épanouissait dans les arts et les sciences des lettrés, et
dans une tolérance relative des autres cultures, chrétiennes et judaïques, qu’elle
administrait, au point que certains auteurs ont pu parler « d’Espagne des trois
cultures » pour qualifier une société politique unique, qui n’épargnait pas pour
autant les persécutions à ceux qui en incarnent aujourd’hui le dynamisme aux
yeux des historiens modernes, comme Ibn Ruchd, Averroès (Cordoue, 1126-
Maroc, 1198). Réintroduire Aristote dans la culture intellectuelle n’était pas
sans danger à l’époque, que ce soit dans l’Occident du Nom de la rose1 ou en
Orient.
Au VIIIe siècle, le Maroc faisait du commerce avec les cités des bords du Niger,
Gao et Koukia. Les recherches archéologiques ont mis au jour les capitales de
Ghana et de Djenné, villes clés au Ier millénaire africain. Le Wagadu soninke, ou
Ghana, le Mali mandingue s’y succédèrent. En 1468, parti d’un petit royaume du
Mali, le Dendi, le Songhaï s’émancipa de l’empire malien finissant. Le songhaï est
une langue négro-africaine à double base lexifiante : mandé (bambara, etc.) et
nilo-saharienne (kanuri, téda), qui apparut sur la boucle nigérienne du grand axe
du commerce lointain unissant depuis des millénaires les grands bassins de civi-
lisation du Nil et du Niger. Jusqu’en 1492, les Sonni dirigeaient le premier Empire
songhaï à Gao. 1492 constitue donc pour l’Afrique une date déterminante.

1. Umberto Eco (1987).


56 Alain Anselin

La chute du royaume de Grenade, avec ses arts, sa civilisation, la diffusion des


sciences, venus des temps anciens de la Grèce, de l’Égypte et des oasis lointaines
du Turkménistan d’Avicenne, et le débarquement de Christophe Colomb dans la
Caraïbe, et donc l’invasion de l’Amérique, eurent lieu la même année, sous une
même poussée géopolitique hispanique partie des États castillans catholiques.
L’identité décolonisatrice y prit le visage de l’exclusif religieux.
Dans chacun des deux univers, deux idéologies de l’égalité se prêchèrent
aussi, s’inspirant de doctrines religieuses, volontiers dogmatiques et exclusives,
voisines et rivales, et coururent les routes du monde derrière les marchands et
ceux qui leur garantissaient le monde, ses biens et ses âmes.
1492, c’est donc la chute de Grenade, la reconquête de l’Espagne, pendant six
siècles colonie de l’Islam, le débarquement de Christophe Colomb en Amérique.
Et, dans la géopolitique du château de cartes des États liés par le commerce loin-
tain, également l’année du recul des cultures politiques africaines et de l’affai-
blissement politique de pays entiers, avec tous les risques d’être livrés aux convoi-
tises de l’univers marchand.
Le repli de l’Islam sur ses provinces maghrébines connut des péripéties par-
ticulières au Maroc. Marrakech, située sur le vieil axe hispano-nigérien de l’échange
lointain, commerçait avec l’Espagne, Gênes, Florence, et même l’Angleterre, et
était parvenue à se soustraire à l’emprise des deux grands empires qui se dispu-
taient l’époque et la Méditerranée : l’Empire ottoman et l’Empire espagnol.
En 1492, loin de La Mecque et de Rome, le Songhaï vit la chute des Sonni sur
les rives du Niger. Les Askya leur succédèrent. Ils étaient bien sûr songhaïs. Mais
les auteurs du « putsch » qui les porta au pouvoir rompirent avec les systèmes
politiques africains traditionnels, incarnés par le Buur Wolof, le Mulopwe Kuba,
le Naba Mossi, le Mwene Kongo, ou le pharaon égyptien. Le pays ne changea pas
seulement de souverains, mais aussi de culture. Les Askya adoptèrent un islam
politique qui leur valut le soutien des lettrés musulmans et des marchands des
villes du Niger, maîtres du commerce lointain. Les Askya développèrent un sys-
tème d’organisation politique sociale et juridique, emprunté à l’islam, donc aux
partenaires de ce commerce, avec lesquels ils avaient désormais en commun une
idéologie, l’islam (en tant que système de représentations et de pensée du monde),
et une culture politique, fondée sur la charia, sur la loi islamique, et non plus sur
les formes, altérées par la puissance palatiale, du vieux régicide sacré africain.
Quand on veut dialoguer avec autrui, autant parler la même langue. Règle
d’or, qui coupa du même coup les Askya et les villes des campagnes, où préva-
laient les cultures africaines derrière un islam « superficiel et nominal » qui y
reculait aussi vite que le pouvoir. Et, dénonce un lettré de Djenné, Bagayoko,
dans ses chroniques de l’époque2, les Askya menaient une politique de terreur

2. Voir à ce sujet les travaux remarquables de l’historien songhaï Zakari Dramani Issi-
fou (1982).
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 57

pour mieux spolier les paysans qui constituaient 90 % de la population. Le chan-


gement fut profond ; jamais en Afrique la campagne ne fut aussi systématique-
ment exploitée par la ville. Jusque-là, le pouvoir se tenait du pays, avant de s’exer-
cer sur lui, et les royaumes passaient, les campagnes et les pays demeurant sous
l’égide des « maîtres de la terre ».
Voici donc un exemple d’acculturation, souveraine, par les élites, décidée en
fonction de leurs stratégies propres, et qui ébranla encore plus le ressort politique
du pays qu’une conquête.
Les routes de l’échange lointain, on l’a dit, véhiculaient des marchandises,
donc des marchands, et partant des idées, des systèmes culturels, religieux, poli-
tiques. Elles furent autant de routes de l’acculturation.
Les routes des marchandises et des idées furent également celles des épidé-
mies. La route hispano-nigérienne fut l’une des routes de la peste. La peste que
connut le Songhaï en 1535 venait du Maroc, où elle s’installa en 1533, en prove-
nance d’Espagne. Celle de 1551 courut de Bâle à Gao en passant par Alger. La
peste de 1582, enfin, prépara la chute des Askya sous les coups de trois mille
Marocains commandés par un pacha espagnol, Djouder, vainqueur à Toundi Bi
en 1591. Seul, conclut Dramani Issifou, le royaume songhaï de Dendi organisera
une « résistance nationale et antimusulmane ». Mais la « reconquête » songhaï
n’enverra aucun Christophe Colomb vers aucune île à sucre où exploiter des bras,
aucune vallée marocaine où planter ses moulins, aucun Mexique où piller les tré-
sors. L’enjeu du pouvoir était bel et bien le contrôle du tribut des campagnes et
des revenus du commerce au loin.
Sous la pression accrue de la demande en bras, ce type de commerce plaça le
« Palais » sous la dépendance du négoce oriental de l’esclavage, et déstabilisa pro-
gressivement des sociétés entières, jusque-là autocentrées sur les terroirs et les
marchés de leur prospérité. Le Songhaï continua de diriger cinq mille esclaves par
an vers les marchés orientaux, le souverain du Kaabu commença de livrer, par an,
ses deux ou trois mille captifs aux comptoirs portugais, français, anglais et au
marché tout neuf de l’Amérique. Ce négoce, qui fit des uns des conquistadors, fit
des autres des marchands d’esclaves.
Partout il ébranla le « Palais ». Qu’il décidât d’envoyer des colonnes de pré-
dateurs en armes piller les richesses de pays entiers, comme le roi d’Espagne, ou
qu’il armât des troupes « pour se procurer des esclaves » dans les pays voisins,
comme le roi du Kaabu3, le pouvoir royal saisit l’occasion d’un revenu là où son
partenaire marchand voyait une source de profit exploitable.
Dans le court et dans le moyen terme, ce commerce consolida l’autorité et la
puissance des classes régnantes. A plus long terme, il appauvrit l’économie afri-
caine au bénéfice de l’économie coloniale américaine, prépara le déclin des

3. Mamadou Mane, « Contribution à l’histoire du Kaabu », IFAN (Dakar), n° 1, 1978,


p. 130 et suiv.
58 Alain Anselin

monarchies et le triomphe économique et politique des bourgeoisies marchandes


en Europe, la première « révolution industrielle » et, enfin, la conquête coloniale
de royaumes et d’États africains affaiblis et divisés.
L’une des raisons de cette approche différente de l’échange lointain en
Europe tint à la réorganisation politique de sa civilisation, qui se poursuivit
durant des siècles.
Alors qu’en Afrique le commerce lointain était contrôlé par le « Palais », qui
en nourrissait sa puissance, en Europe la montée des bourgs et des cités plaçait
les marchands près du pouvoir, en une suite de luttes et d’alliances interminables.
Et de même que ce commerce étendit l’influence de l’islam en Orient, de même
les marchands de l’Occident se donnèrent des idéologies de l’« avoir » et du bien
qui différaient l’« être » et le vivre quand elles n’en faisaient pas un interdit frappé
de « péché ».
Les valeurs qui ont cours au pôle dominant d’une culture règlent le cours de
celles qui apparaissent aux autres pôles. Il ne s’agit donc pas seulement de culture,
mais de rapport de force politique : de rapport entre la « terre », le « Palais » et
ses arts, le « Marché ».
Il s’agit d’orientations culturelles, indépendantes des phénotypes de leurs
vecteurs sociaux. Interdisez terre ou palais aux hommes, ils feront culture et tra-
dition de tout bois, le marché ou l’atelier jadis, les faubourgs hier, la banlieue
aujourd’hui.
Le rapport de force nouveau entre le « Palais » et le « Marché » que sécréta
au fil des siècles l’échange lointain conduisit à une réorientation culturelle géné-
rale du projet social. En quelques siècles, le rapport politique entre le « Palais »
et le « Marché » bascula, et avec lui, le mouvement du temps historique où le
temps linéaire l’emporta sur le temps cyclique. De même transforma-t-il le pro-
jet social, qui partout encadrait les stratégies collectives et individuelles des
hommes : placé sous la loi du sacré, du sacrifice et de la valeur d’usage, où l’être
régit le faire et l’avoir, il tomba sous la loi du profit et de la valeur d’échange, où
l’avoir règle le faire et l’être. Il échappa au contrôle du « Palais » pour passer sous
celui du « Bourg ».
L’autre trait majeur de cette émancipation progressive et agitée des acteurs
de l’échange, particulièrement de l’échange lointain, du contrôle des « Palais »
au pied desquels ils plaçaient leur activité, fut la possibilité généralisée de la
mobilité sociale, fondée sur le principe d’égalité. Partout, à commencer par l’Eu-
rope elle-même, ordres et castes anciens furent rejetés, et l’argent se substitua au
statut.
Ce principe d’égalité séduisit bien des hommes, et leur apporta des idées et
des armes pour leurs rêves de chemins sociaux nouveaux. Les idéologies de l’éga-
lité accompagnèrent les échanges de marchandises dans les cours et dans les villes,
y gagnèrent des alliés, sensibles aux perspectives de mobilité sociale qu’elle auto-
risait. Dans une épopée tardive relatée par les griots du Diafunu sur leur gambaré,
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 59

ne vit-on pas Maren Diagou, le fils du riche marchand Bintchigui que le « Palais »
avait fait exécuter, en tuer le maître et devenir roi à son tour. La magie déployée
par Garaghe, ultime roi forgeron du Diafunu, s’avéra donc impuissante devant
l’islam du fils du marchand.
Et n’y vit-on pas enfin la « terre » arbitrer les conflits du « Palais » et du
« Marché », le peuple des paysans boycotter le travail sur les domaines royaux et
abolir la royauté et ses principes de hiérarchie sociale, d’où qu’ils vinssent,
mythes du pouvoir sacré ou versets choisis de la révélation. Trouver les formes
de son propre gouvernement, inventer sa démocratie sans référence à des
modèles.
Là où l’échange lointain décomposa et tua les civilisations qu’il rencontrait,
une véritable anthropophagie culturelle — pour reprendre les mots d’auteurs
brésiliens ou haïtiens comme Oswaldo de Andrade, Maximilien Laroche — pré-
sida à un nouveau bouleversement social : c’est en s’appuyant sur les idéaux
d’égalité véhiculés par la culture, dominante et dominatrice, des vainqueurs, que
les vaincus inventèrent l’histoire. Derrière le masque de l’idéal, la réalité continua
pourtant. Chasser le maître ne servait à rien tant qu’il restait un trône où s’asseoir.

Du « Palais » au « Marché »
Parcourons les axes du commerce transsaharien qui conduisaient des cités du
Niger aux villes de la Méditerranée. Si des marchandises, des hommes et des idées
purent arriver d’Espagne jusqu’au Niger, l’inverse dut être vrai. Nous avons vu
quel crédit les Songhaï accordaient à la pensée et au système politiques islamiques
existants en Espagne et au Maghreb avant Christophe Colomb, avant 1492.
Quelle place les partenaires hispaniques et maghrébins accordèrent-ils à la pen-
sée et au système politiques de leurs partenaires africains ?
Les formations politiques africaines étaient fondées sur le paradigme du régi-
cide sacré : le roi était mis à mort rituellement au terme de son mandat, comme
médiateur, voué au sacrifice, entre le monde et les hommes.
Ainsi le sacrifice est au principe des premières constructions politiques afri-
caines, en relation étroite avec l’inceste4. Il ordonne le pouvoir, et immole au lieu
et place du roi sacré, « voué au sacrifice », qui rétablit ou perpétue le bon ordre
du monde, le cours des choses, une victime substitutive, captif ou animal sym-
bolique, bélier, taureau, qui incarne le pouvoir.
C’est donc autour du sacrificateur, qui est aussi le circonciseur, que s’inventa
la société humaine en Afrique. Au couteau de pierre s’est substitué l’outil métal-

4. Voir les mythes égyptiens d’Osiris et de Seth, ainsi que les mythes luba de Mbidi et
de Kongolo.
60 Alain Anselin

lique. Comme dira Théophile Obenga : « Sans le forgeron pas d’agriculture : il


fabrique les houes ; pas de pouvoir : il fabrique les lances ; pas de culture : il est
l’initiateur social, celui qui circoncit et qui contrôle la reproduction sociale. »
Le forgeron constituait l’axe du pouvoir, comme chez les Fang, où l’organi-
sateur, le me.kom, présidait à la production du fer « forgé » par le forgeron ; il
conduisait la danse a.kom, qui rassemblait les hommes autour des soufflets. Il
était le conseiller du pouvoir, comme les Shemsou Hor, les compagnons d’Ho-
rus de l’Ancien Empire égyptien. Il était le prêtre à côté du roi, quand il n’était
pas les deux, comme ce fut le cas de nombre de rois bantous membres des confré-
ries de forgerons, ou de la dynastie des Kante, rois forgerons du Sosso au
XIIIe siècle.
Chez les Bambara, le forgeron était le chef de la confrérie initiatique du
Komo, autour de laquelle s’organisait la société bambara. Comme sa langue en
porte l’empreinte, le Songhaï est né sur les rives du Niger, là où se rencontrèrent
les cultures mandingues et les cultures nilo-sahariennes.
Mais le poids du forgeron décrut dans la sphère du pouvoir à mesure qu’y
grandissait celui du marchand, à mesure que le « Palais », habité par le pouvoir
promis au régicide, s’agrandissait des ressources de l’échange lointain et gagnait
en autonomie. Et ce jusqu’à l’éviction du forgeron de la sphère du pouvoir,
enfermé dans une caste où il resta voué à tous les rituels de l’organisation sociale,
et qui perpétuait le souvenir de son ancien statut d’intercesseur divin descendu
du ciel sur terre avec la culture.
Voilà comment le sacrificateur, le forgeron, le circonciseur — figure sacer-
dotale, religieuse indéniable, connue de toutes les civilisations négro-africaines,
dès l’Égypte pharaonique — se résorbèrent dans la figure du boucher à mesure
que l’on s’éloigna des rives du Niger pour remonter vers les vallées perdues des
Aurès et de l’Atlas, et ainsi du pouvoir.
En égyptien antique, la fonction du boucher est à mettre en rapport avec le
sacrifice, sft. Le boucher coupe et découpe (sf) au couteau (sftw). D’ailleurs, des
connotations magiques continuent d’être attachées à cette profession5. Quand
on évoque les rives du Nil on n’est pas loin de la mouvance des civilisations des
rives du Niger médiéval : wa est la viande de boucherie en mandingue, et i.wa,
le bœuf de boucherie en égyptien, souvent importé par troupeaux des pays du
Sud à l’Ancien Empire. Et way nomme le boucher en bambara, en senoufo et en
songhaï.
Qu’y a-t-il de commun entre le boucher et le forgeron d’un point de vue
religieux et sacerdotal ? Le boucher égorge bœufs, moutons, caprins, le forgeron
circoncit.

5. Voir Raymond Faulkner, qui traduit i.sfty par evil-doer dans son dictionnaire du
moyen égyptien.
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 61

Le forgeron mandingue est sculpteur, magicien, sacrificateur, chirurgien, gué-


risseur, comme le rappelle le récit chanté de Nyakhalen la forgeronne, mère
mythique de l’empereur du Mali Mansa Moussa, célèbre pour son pèlerinage à La
Mecque.
Égorger et circoncire constituent précisément des rites du sacrifice.
Sur quels critères sociologiques fonder la distinction entre boucher, forgeron,
joaillier ? Le forgeron fait partie de l’aristocratie intellectuelle et religieuse tradi-
tionnelle. Le bijoutier, le joaillier, dit Amadou Hampaté Bâ, est le forgeron du roi.
Le boucher, ajouterons-nous, se tient au marché. La figure du sacrificateur varie
avec la position sociale de ceux en faveur de qui il intercède auprès des dieux.
Qui dit échange lointain, dit marché. Sur tout l’arc hispano-nigérien il en va
évidemment ainsi. Dans toutes les sociétés installées sur cet axe, le boucher est
l’homme du marché, l’homme de l’échange. Non qu’il aille de marché en marché :
il est lui-même le lieu de l’échange social.
Il est l’échangeur social dans des sociétés où, pas plus qu’en Europe médié-
vale — celle de Christophe Colomb —, la mobilité sociale n’existait ; on naissait
dans un certain ordre : noble, libre ou dépendant (captif, serf…). Le rôle
d’échangeur social était dévolu à l’ancien organisateur social : il sacrifiait, égor-
geait rituellement bélier ou taureau, circoncisait. C’était le cas du boucher son-
ghaï, le way, membre d’une confrérie initiatique fermée avec ses danses, ses
masques cornus, ses tambours. Il épousait traditionnellement la boulangère ou
la fileuse, à la manière dont le forgeron épousait la potière. Et celles-ci, dans les
sociétés maghrébines jusqu’au début du XXe siècle, étaient considérées comme
des prostituées. Même chose chez les Uled Znatia, ou Znatia (zna : adultère !).
Le statut de la liberté sexuelle rituelle, la vocation de rétablir la circulation entre
les hommes séparés en ordres et castes endogames rigides, perdit sa raison d’être
et sa légitimité dans le monde marchand de l’échange lointain. Mais le marché,
lieu de l’échange, resta le domaine privilégié du boucher et de la vendeuse de
pains.
On retrouve cette configuration sociale de Gao ou Tombouctou à Séville, en
passant par le Maroc, chez les Kabyles ou les Espagnols. Dans le Colloque des
chiens6, un contemporain de Cervantès, Berganza, parle des bouchers de Séville
comme de fiers maquereaux et met dans la bouche de l’un de ses personnages une
boutade sur la « Reconquête inachevée » puisqu’il reste « au roi trois choses à
gagner à Séville : la rue de la Caza où sont les bordels, le marché aux poissons et
les abattoirs ». Précisément, chez les Kabyles, les bouchers se recrutaient parmi
les Znatia, et étaient encore les « souteneurs et les maris » des prostituées au début
du siècle. Certains d’entre eux furent même, à cette époque, employés aux abat-
toirs de La Villette, à Paris, après un court séjour chez Renault.

6. Berganza, cité par Viviane Pâques (1964).


62 Alain Anselin

On ne saurait mieux dire comment le rapport politique peut régenter de sa


loi implacable l’échange culturel : c’est bien d’interculturalité qu’il s’agit. Un trait
culturel né, pensé, élaboré dans les sociétés négro-africaines, reçoit une place
nouvelle dans des univers sociaux nouveaux, et avec lui, ses vecteurs. Mais per-
sonne ne détient le monopole d’un élément culturel qui lui est traditionnel : il cir-
cule et reçoit un agencement nouveau dans des rapports matériels et moraux eux-
mêmes nouveaux. Chez les Kabyles, prostituées et bouchers étaient donc, comme
à Séville, des « Nègres » : les hommes du marché, de la circulation, irriguant le
corps social clos sur lui-même et rétablissant la vie. Mais l’appellation n’est plus
fondée sur le phénotype. N’était plus boucher tout Nègre. Était Nègre tout bou-
cher : « Tout homme qui venait égorger et vendre de la viande au marché », sou-
ligne Viviana Pâques. « Toute fille séduite, observe-t-elle encore, était noyée par
son père dans l’abreuvoir ou mariée à un Nègre au marché7. » Dans les deux cas,
l’un et l’autre se mettaient hors d’atteinte de la loi et de ses sanctions, ce qui en
dit long sur la représentation et la place du Noir et de la femme dans les sociétés
du Maghreb. Le trait culturel mandingue ou songhaï reçut donc un statut asilaire,
et le voilà adopté en vertu de stratégies nouvelles, indépendantes de celles que lui
assignait sa culture d’origine, ou qu’elle autorisait, loin du sacré.
Néanmoins, il ne faudrait pas s’imaginer que ce qui arriva au boucher n’ar-
riva pas au forgeron. Plus la distance augmentait entre leur pays d’origine et celui
où l’échange lointain les faisait officier, et plus la distance sociale se réduisait
entre eux. Dans les oasis de Libye, à Ghat notamment, Tadramt, le marché, le
« cou de la cité », était en fait un quartier de forgerons originaires du Mali.
Il ne faudrait pas non plus attribuer aux seuls Maghrébins et Hispaniques la
désacralisation relative et la relégation sociale du forgeron et du sacrificateur tra-
ditionnel en bout de caste. Elle était déjà à l’œuvre dans les sociétés africaines,
cédant la place à une nouvelle aristocratie intellectuelle et religieuse apportée aux
portes des villes et des palais par l’échange lointain et les marabouts. Sa place, au
Maghreb et en Espagne, pouvait donc aussi refléter de manière plus accusée le
recul du forgeron, du boucher, du sacrificateur dans la vie politique de sociétés
africaines travaillées par l’échange lointain.

Le Caboclo divin
On voit comment la géopolitique, qui est l’histoire des souverainetés des peuples
sur leur destin, intervient et commande le statut d’un même trait culturel dans des
cultures différentes.
On voit aussi comment le personnage clé des sociétés africaines — le sacrifi-

7. Viviane Pâques (1964).


L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 63

cateur, le forgeron, l’homme du marché — est devenu le boucher du Maghreb et


le proxénète de Séville. Marrakech et Séville ont fait du héros culturel des civili-
sations africaines un boucher et un proxénète. Ce héros culturel — forgeron ou
homme de marché — va se retrouver dans l’Amérique précolombienne, l’Amé-
rique d’avant Colomb, l’Amérique d’avant 1492, quand Grenade était encore
musulmane, et quand Gao était encore africaine, bien avant qu’on puisse parler
d’un islam africain.
Le boucher noir « casté » de Marrakech et de Kabylie, ou le proxénète de
Séville, était le dieu du commerce sur les marchés du Mexique.
Il semblerait que l’interculturalité y a obéi à des rapports politiques diffé-
rents, s’est modelée sur une autre relation politique, qui nous est difficile à défi-
nir faute d’archives orales et écrites.
Nous n’avons que des histoires de départ, jamais de retour. Et que des don-
nées d’anthropologie culturelle, sans généalogie, sans relation d’origine, que l’on
ne peut cependant écarter sans trahir la vérité historique : des céramiques de fac-
ture africaine, des effigies africaines en terre cuite, et des dieux « noirs et crépus »,
à qui la joaillerie et le marché sont voués, en Amérique précolombienne. Sur ce
point, on observe une certaine cohérence des données anthropologiques mexi-
caines avec celles de l’Ouest africain médiéval, ainsi qu’une pertinence chrono-
logique : ces céramiques sont d’époque mixtèque, donc précolombienne, datables
des XIIIe et XIVe siècles.

Le discours mixtèque
Si l’on se réfère aux travaux d’Harold Lawrence et d’Ivan van Sertima, et si l’on
observe les terres cuites sorties des réserves du Musée de Mexico par Alexander
von Wutherau ou regroupées en ensembles cohérents dans les musées occiden-
taux où elles étaient dispersées, on constate que les Mixtèques de la région de
Veracruz et de l’Oaxaca ont connu et représenté des Noirs d’Afrique avec toute
la minutie du portraitiste : le phénotype est non seulement aisément distingué par
la couleur noire des visages et les cheveux crépus, représentés avec un grand souci
de réalisme, mais aussi par des traits culturels spécifiques : scarifications longitu-
dinales du visage, pendants d’oreilles, barbiches masculines, absentes des por-
traits amérindiens, qui identifient une aire culturelle et une période d’origine
assez précises.
L’ouvrage d’Alexander von Wuthenau ne présente pas moins une centaine
d’effigies négro-africaines que nous a légué l’univers civilisationnel amérindien,
particulièrement olmèque, il y a deux mille cinq cents ans, et plus près de nous,
maya et surtout mixtèque. C’est beaucoup et c’est peu… Beaucoup et significa-
tif, parce que concentré autour de quelques couches d’histoire olmèque, mix-
tèque, précolombiennes. Il ne s’agit donc pas de contacts occasionnels, de marins
64 Alain Anselin

africains isolés, sans impact sur la culture mexicaine, mais bel et bien de groupes
humains. C’est peu, parce qu’il s’agit de quelques centaines d’effigies appartenant
à des séries qui en comptent des milliers, voire des dizaines de milliers. Mais cette
fréquence, même faible, suppose groupe humain, et le groupe, statut social et cul-
turel, et le statut, représentation dans l’art américain précolombien. Cela pour-
rait constituer le point de départ d’une recherche historique.
La tête mixtèque du Musée de Berlin-Dahlem8 nous offre même le portrait
élégant d’un personnage scarifié sur le modèle des terres cuites yoruba du
royaume d’Ifé, dont Basil Davidson date l’apogée aux XIIIe et XIVe siècles. On
remarquera que leur facture évoque souvent l’art de la terre cuite de la civilisa-
tion de Nok, encore antérieure, et qu’on y retrouve les rangées de points en creux
caractéristiques de la terre cuite puis de bronzes du Bénin ; cela apparaît seule-
ment sur les effigies de « Nègres africains caractérisés ».
« Les plus belles représentations de Noirs sont imputables aux mixtèques » :
elles sont donc antérieures à Christophe Colomb et datent des XIIIe et XIVe siècles.
Le célèbre pectoral mixtèque du Musée national de Mexico représente également
un Noir, dieu des orfèvres et des joailliers naualpilli. D’après A. von Wuthenau,
la divinité des joailliers est toujours « représentée avec une chevelure crépue9 » et
offre des « caractéristiques négroïdes dans d’autres œuvres d’art10 ». Sa conclu-
sion est la suivante : « Comment ces Noirs sont-ils arrivés chez les Mixtèques ? »
Ivan van Sertima fournit des éléments de réponse probants à ce sujet : leur
provenance serait plutôt mandingue que yoruba. Non seulement ces deux ori-
gines sont possibles, mais encore le Bénin pratiquait un système politique, social
et culturel totalement africain, dont candomble et santéria post-colombiennes
portent la trace. Le Mali ne s’en distinguait que par la pratique d’un islam de
diplomatie, tourné vers l’échange lointain. Dans ces deux civilisations africaines,
le statut de l’artisan du métal et celui du marchand étaient similaires.
Ces deux cultures ont en outre des racines communes en provenance du
Niger, d’où des Mandé descendirent un jour avec leurs forgerons et leurs modèles
culturels vers l’Atlantique et le golfe du Bénin.
Mais aucun texte yoruba, aucun aroko, aucune cordelette à cauris utilisés par
les Yoruba comme courrier ne nous a livré d’information concernant un éventuel
départ vers l’Amérique. Seul Christophe Colomb lui-même — témoin privilégié
de son époque et de l’Amérique précolombienne — rapporta, au retour du
voyage qu’il effectua en 1496, que les Indiens d’Hispaniola prétendaient avoir
commercé avec des Noirs et, à celui de son voyage de 1498, que les Indiens des
côtes américaines, au sud de Trinidad, lui avaient remis des étoffes de coton en

8. A. von Wuthenau (1965), p. 124.


9. Ibid., p. 100.
10. Ibid., p. 193.
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 65

damier, multicolores, comme il s’en faisait à l’époque en Guinée. Si départ vers


l’Amérique il y eut, il semblerait qu’il fut mandingue.
En 1310 ou 1311, l’empereur du Mali, Aboubakri II, réunit coup sur coup
deux flottes de deux cents bateaux. Seul un capitaine revint du premier voyage.
L’arrière petit-fils de Soundiata, le Lion du Mali, qui s’embarqua dans la seconde
flotte, ne revint jamais. Sa tentative d’étendre le commerce lointain du Mali à
l’ouest échoua donc, et son demi-frère et successeur, Kankan Musa, vogua au
contraire vers l’est, jusqu’à La Mecque, en 1324, distribuant de manière fort géné-
reuse de l’or, ce qui généra une dévaluation durable.
Même s’il n’y eut pas de commerce lointain durable entre l’Afrique et l’Amé-
rique, on constate néanmoins des traces d’acculturation.
Le dieu des orfèvres était un dieu noir, le dieu des marchands ambulants aussi
note Ivan van Sertima11, après Harold Lawrence12. « Le capitaine guerrier noir
— Ek chu ah — est le dieu maya de la guerre et des marchands, l’un des dieux
noirs des manuscrits, représenté avec des grosses lèvres, doté de ballots de mar-
chandises et d’une lance », précise Frédérick Peterson. On le confond avec
Xaman ek, « le guide des marchands », dieu de l’étoile Polaire, « représenté avec
un nez aplati13 ». Les Mixtèques voisins, puis les Aztèques, l’adoptèrent sous le
nom de Naualpilli, qu’ils représentaient toujours noir et avec des cheveux crépus.
Voici donc les orfèvres, parmi les forgerons, et les marchands mandingues ou
yoruba, divinisés dans les panthéons du monde maya finissant, du monde mix-
tèque et enfin de l’Empire aztèque, avant l’arrivée des Espagnols.
L’intrusion africaine dans l’art mixtèque est contemporaine de ces deux expé-
ditions sans retour décidées par l’empereur du Mali, et de l’apogée de l’art de la
terre cuite à Ifé. Elle est aussi contemporaine de l’intégration du sacrificateur et
du boucher mandingue par les cultures maghrébine et hispanique. Il s’agit bien
du voyage de la même culture vers des cultures différentes — hispanique, magh-
rébine, amérindienne — durant la même période historique. Il s’agit bien d’in-
terculturalité.
Le sacrificateur, l’homme du marché sont devenus bouchers et proxénètes à
Marrakech et à Séville, dieux à Veracruz et à Oaxaca.
Sans doute le Maghreb et l’Espagne ont-ils eu d’abord affaire au boucher plu-
tôt qu’au forgeron, et le Mexique au joaillier. Sans doute aussi le Maghreb et l’Es-
pagne accueillirent-ils des hommes démunis de pouvoir, sinon de liberté, issus le
plus souvent de la traite, tandis que le Mexique eût à découvrir les hommes du
pouvoir et leurs gens. Il ne faut pas oublier que ce fut un empereur qui quitta
l’Afrique pour les eaux de l’Amérique. Il partit donc avec les forgerons du roi :

11. I. van Sertima (1981), p. 44.


12. H. Lawrence (1962).
13. F. Peterson (1961), p. 164.
66 Alain Anselin

des joailliers, des marchands et des guerriers. Et ce furent précisément des


joailliers, des marchands et des guerriers noirs que les Mixtèques rencontrèrent,
dont ils firent les portraits et qu’ils adorèrent comme leurs dieux. Et si, pour para-
phraser Aimé Césaire, le dieu du vaincu ne devint pas le diable du vainqueur, c’est
que la rencontre de l’Afrique et de l’Amérique produisit une interculturalité qui
ne reposait pas sur cette alternative. Le joaillier noir et crépu était une figure du
pouvoir et l’est resté. Les principes d’échange au cœur des projets sociaux étaient
réglés par des savoir-être et non par les stratégies de l’avoir.
Ce que les Amériques auraient pu apporter à l’Ancien Monde, ce n’est pas du
sucre, du coton, du profit, c’est ce qu’elles entendirent à peine, et qu’elles n’écou-
tèrent pas : le message de l’histoire, le message d’une autre rencontre de Deux
Mondes, d’une autre manière de se rencontrer — pas plus qu’elles ne prêtèrent
l’oreille, plus tard, au message de la nation haïtienne, ou à la découverte de l’Amé-
rique par les Américains selon le mot superbe de Maximilien Laroche. L’univers
occidental ne pouvait écouter et faire sien l’apport américain sans modifier ses
propres schémas culturels. La domination fut le lieu du dialogue pour deux nou-
veaux siècles, elle en détermina les cheminements et les formes, dont Édouard
Glissant et Patrick Chamoiseau ont si bien montré pour la Martinique les
« détours ».

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Le Cap-Vert
dans l’expansion européenne
Elisa Silva Andrade

Jusqu’au début du XIVe siècle, l’Europe chrétienne recevait des ports du Magh-
reb et de la Méditerranée orientale les pierres précieuses, l’ivoire et l’or, les
matières nécessaires à la teinture, le sucre, les tissus de soie et les tapis. Mais le
désir s’éveilla de se procurer de la main-d’œuvre esclave1 et de se rendre dans les
régions aurifères dont on recevait le métal précieux.
A la fin du XIIIe siècle, les foyers méditerranéens (la France, Gênes et Venise)
prirent l’initiative des croisades. Mais c’est le Portugal qui, à la recherche de
routes nouvelles vers le sud, ouvrit le chemin vers les côtes occidentales africaines
et donna à l’Europe l’accès direct aux Indes. Ainsi le monopole jusque-là gardé
par les Arabes fut-il brisé.

Pourquoi le Portugal se lança-t-il


dans l’aventure des « découvertes »
Durant la seconde moitié du XIIIe siècle et pendant tout le XIVe siècle, le dévelop-
pement du commerce intérieur, au Portugal, favorisa la formation d’une classe de
commerçants dont le pouvoir s’étendit. C’est aussi au XIIIe siècle que se développa
le commerce extérieur avec l’Angleterre, l’Espagne, la Flandre et la France. Ce
commerce était presque exclusivement maritime : la Méditerranée étant dominée

1. L’esclavage subsista dans de nombreuses régions d’Europe pendant toute la période


séparant la chute de l’Empire romain d’Occident de l’âge héroïque des grandes décou-
vertes. Dans la péninsule Ibérique, l’esclavage se maintint sans interruption pendant
tout le Moyen Age et même plus tard. Il fut alimenté essentiellement par les guerres
de course et la piraterie contre les États musulmans du Maghreb (voir C. Verlinden,
1949, p. 114 et 129).
70 Elisa Silva Andrade

par les Vénitiens, les Génois, les Catalans et les Arabes, le Portugal ne s’ouvrait
que sur l’Atlantique. De plus, sous prétexte d’aller « libérer le tombeau du Christ
du pouvoir des infidèles », les foyers méditerranéens, initiateurs des croisades,
avaient développé une organisation économique à l’échelle européenne et accom-
pli d’importants progrès dans le domaine de la navigation. Grâce aux Chinois, les
Européens s’initièrent aux propriétés de la tige aimantée et de la poudre à canon.
Ce sera l’invention des armes à feu — dont les canons — qui leur conférera une
supériorité militaire sur les autres peuples. A la suite des perfectionnements
apportés par les Italiens, l’Europe découvrit la véritable boussole, qui permettra
désormais de s’orienter de manière précise en mer comme sur terre. Avec l’utili-
sation de l’astrolabe par les marins, avec les progrès dans la cartographie à partir
des écoles grecques et la création du portulan, le moment était propice aux
« découvertes » par les Portugais.
Le Portugal bénéficiait de quelques avantages naturels dont il sut tirer pro-
fit. Ses côtes étaient un passage obligatoire pour toutes les escales, et ses ports
étaient recherchés par tous les navires qui faisaient commerce entre le Nord et le
Sud, car ils étaient les seuls endroits où s’abriter entre Bordeaux et Gibraltar. Par
ailleurs, son existence dépendant essentiellement de la mer, il connaissait une vie
maritime importante. Ainsi disposait-il de marins expérimentés et endurcis, ne
craignant pas les tempêtes océaniques. Leur expérience sera d’ailleurs renforcée
par la présence de marins italiens installés sur ses côtes atlantiques.
Suite aux défaites infligées par les Espagnols, la chute du pouvoir arabe accrut
l’opportunité, pour les commerçants portugais, d’exploiter le commerce de la
côte occidentale africaine. Dès la première moitié du XIVe siècle, « l’importance
du commerce maritime et l’audace » des Portugais devinrent si grandes qu’en
1341 ils « découvrirent » les Canaries, les Açores et Madère2.
A cette époque, le Portugal était constitué, surtout dans les provinces du
Sud, de vastes forêts et d’immenses friches, et comptait une population peu nom-
breuse3, qui, comme dans d’autres pays d’Europe, avait été décimée pour moitié
par la peste noire. C’est aussi à cette époque que les paysans migrèrent vers les
villes, à la recherche d’un travail salarié et mieux payé, puisque le manque de
main-d’œuvre dû à l’épidémie avait provoqué, surtout à Lisbonne et à Porto,
devenus d’importants centres urbains, une hausse des salaires.
De plus, du fait de l’épidémie, les salariés agricoles subissaient une perte de
leurs revenus, la Couronne, les petits propriétaires et les seigneurs de la terre s’ef-

2. Alvaro Cunhal (1975), p. 29-30.


3. Au début du XVe siècle, avec une superficie de 89 000 km2, le Portugal ne comptait que
1 million d’habitants ; entre 1525 et 1530, ce chiffre était passé à 1 400 000 habitants.
A la même époque, on dénombrait 7 millions d’habitants en Espagne, 14 millions en
France, 12 millions en Italie, 6 millions au Maroc et 16 millions dans l’Empire turc
(voir Vitorino Magalhäes Godinho, 1969, p. 18).
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne 71

forçant de maintenir les salaires au niveau le plus bas, notamment en stabilisant


les prix4.
A tous ces facteurs s’en ajoutèrent d’autres, qui provoquèrent des conflits
sociaux qui jalonnèrent tout le XIVe siècle au Portugal5 et culminèrent avec la crise
de 1383, qui opposa la noblesse et le clergé à la bourgeoisie commerçante et mari-
time alliée à la bourgeoisie rurale, toutes deux appuyées par les paysans. Avec les
revirements des intérêts de classe, une nouvelle alliance se noua cette fois-ci entre
la bourgeoisie commerçante et maritime et la noblesse, autour de l’expansion
maritime et coloniale.
Les intérêts opposés qui motivaient la bourgeoisie — accroissement du com-
merce, recherche d’aventures militaires, conquête de terres nouvelles et de trésors
— et la noblesse ne compromirent pas leur alliance.
Cette alliance était une victoire de l’aristocratie qui permit de récupérer
petit à petit les acquis de ce que certains considèrent comme la révolution bour-
geoise de 1383. La conséquence fut l’expropriation des villageois, l’annulation
des expropriations entamées dans le cadre de la loi des sesmarias6 et, enfin, la
reprise des terres antérieurement distribuées aux villageois dans le cadre de la
même loi.
Les Portugais surent tirer profit de ces circonstances favorables à leur expan-
sion maritime et coloniale, qui, par ailleurs, était approuvée par l’Église7. Les
voyages qu’ils entamèrent, tout d’abord au milieu du XIVe siècle, aux Canaries, à
Madère et aux Açores constituèrent les prémices d’une expansion plus large,
concrétisée par la prise de Ceuta en 1415, première ville maritime établie au croi-

4. C. R. Boxer (1977), p. 29.


5. Dont les dévaluations monétaires constantes et le déficit céréalier, rendu aigu par l’in-
suffisance des moyens de paiement à l’étranger.
6. La loi des sesmarias fut publiée en 1375 et avait initialement pour objectif de fixer les
travailleurs ruraux qui désertaient la campagne, afin de diminuer le nombre de fermes
abandonnées et promouvoir le labour des terres incultes et sans maître. On fixait aussi
une certaine limite aux propriétés des seigneurs, des propriétaires fonciers et de
l’Église. Au bout de cinq ans, si ces terres n’étaient pas cultivées, elles étaient reprises
(voir Dicionário de história de Portugal, vol. III, p. 844-846, et Charles Verlinden,
1963, p. 16-17).
7. En légitimant la traite des esclaves, le pape Eugène IV encouragea l’expansionnisme
portugais. La bulle papale — la Dum diversus — du 18 juin 1452 autorisait le roi de
Portugal à attaquer, conquérir et soumettre les « païens » et autres « infidèles », à s’ac-
caparer de leurs biens et territoires et à les transférer au roi de Portugal et à ses suc-
cesseurs ; celle de la Romanus pontifex du 8 janvier 1456 donnait aux Portugais non
seulement le monopole des conquêtes réalisées, mais encore celui des futures « décou-
vertes » à faire du sud du cap Bojador aux Indes ; l’Inter coetera du 13 mars 1456
accordait à l’Ordre du Christ le pouvoir de juridiction et le droit de padroado pour
les régions conquises et à conquérir. Ce droit permettait au Portugal de procéder à
l’évangélisation des territoires en dehors de sa juridiction politique.
72 Elisa Silva Andrade

sement de la route des épices et de la soie, en provenance de l’Orient, et de la


route de l’or et des esclaves, remontant l’Afrique au sud du Sahara.
Conscient des immenses possibilités offertes par l’Afrique, l’infant Dom
Henriques encouragera par tous les moyens8 les marins portugais à reconnaître
les côtes africaines au-delà du cap Bojador.

« Découverte » et peuplement du Cap-Vert


Bien que les Portugais se réclament de la « découverte » des îles, beaucoup d’his-
toriens pensent que celles-ci étaient déjà connues des populations du continent
africain, ainsi que des Grecs et des géographes arabes.
D’après Jaime Cortesäo, malgré les informations incomplètes fournies par les
géographes, ces îles étaient connues de certains cartographes depuis la première
moitié du XVe siècle. « Déjà, dans les cartes qui accompagnèrent l’œuvre d’Edrisi
figuraient quelques-unes des îles dont l’une portait le nom d’Aulil.
Quelques siècles plus tard, la mappemonde de Macia de Viladestes de 1413, qui
se trouve à la Bibliothèque nationale de Paris, présente en face du Rio de l’Or,
clairement identifié comme étant le Nil du Ghana, c’est-à-dire le Sénégal, deux
îles de taille et forme égales, portant le nom d’îles de Gaderi dans la mappemonde
d’Andrea di Bianco de 1448. Ces mêmes îles apparaissent à nouveau en face de la
côte, entre le Sénégal et le Cap-Vert, avec le nom de Dos Hermanos9. »

L’ A R R I V É E DES PORTUGAIS AU CAP-VERT

La date d’arrivée des Portugais aux îles du Cap-Vert ainsi que l’identité des pre-
miers découvreurs font encore l’objet de controverses de la part des historiens.
Néanmoins, il est accepté — notamment par Senna Barcellos 10, Orlando
Ribeiro11 et António Brasio12 — que les îles ont été « découvertes » au cours de
deux voyages successifs : les cinq îles du groupe oriental (Santiago, Fogo, Maio,
Boavista et Sal) en 1460 ; les autres, appartenant au groupe occidental (Brava, Sao

8. Selon Hermann Kellenbenz (1975), p. 228, l’expansion maritime et coloniale portu-


gaise fut financée par d’importantes contributions de la bourgeoisie portugaise, par
des crédits de familles juives, par la Couronne elle-même, puis par la cour du souve-
rain (Corte), et enfin par quelques nobles et des étrangers dont des Génois, des Pisans
et des Milanais.
9. História dos descobrimentos portugueses (1960), p. 47 et suiv.
10. J. de Senna Barcellos (1899), p. 1-20.
11. « Primórdios da ocupaçäo das ilhas de Cabo Verde ». Revista da Faculdade de Letras
da Universidada de Lisboa (Lisbonne), vol. XXI, 1955, p. 92-95.
12. Père António Brasio, ibid., p. 54.
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne 73

Nicolau, Sao Vicente, Santa Luzia, Santo Antao et les îlots Razo et Branco), après
la mort de l’infant Dom Henriques le Navigateur, c’est-à-dire après le 13
novembre 146013, entre 1460 et 146214.
Il semblerait que les cinq îles appartenant au groupe oriental aient été décou-
vertes par António da Noli, Génois au service de l’infant Dom Henriques, et
Diogo Gomes, navigateur portugais, lors de leur voyage de retour de la « terre
des Barbacins15 ».

LE PEUPLEMENT DES ÎLES

La plupart des historiens portugais estiment que l’archipel était inhabité lors de
sa « découverte ».
L’opinion suivant laquelle, d’après la tradition orale, l’île de Santiago était
peuplée à l’arrivée des Portugais est considérée par Lopes de Lima comme étant
« une tradition sans fondement16 ». En revanche, António Carreira17 pense — et
nous sommes d’accord avec lui — que, « malgré la documentation ancienne pré-
sentant les îles comme inhabitées lors de leur découverte, on ne doit nullement
exclure l’hypothèse suivant laquelle Santiago fut un refuge pour un petit groupe
de naufragés jalofos ou d’autres habitants du Cap-Vert18 (Lebous ou Sérères,
etc.) avant l’arrivée des Portugais ». Mais, selon ce même auteur, cette occupation
eut lieu en des circonstances tout à fait fortuites, sans intention délibérée et sans
continuité de peuplement.
Ces groupements de peuples ne semblent pas avoir constitué une population
suffisamment importante et assez solidement fixée pour offrir une résistance à
l’implantation coloniale portugaise. De plus, les îles ne pouvaient pas héberger
une population importante avant l’introduction des cultures alimentaires d’ori-
gines européenne, américaine et africaine.
Cette situation influença la politique portugaise de peuplement dans les îles

13. Charles Verlinden, « António da Noli e a colonização das ilhas de Cabo Verde ».
Revista da Faculdade de Letras da Universidade de Lisboa (Lisbonne), IIIa, série,
n˚ 7, 1963, p. 23.
14. Lettre publiée par Sena Barcellos, ibid., p. 14-15.
15. Barbacin est une contraction de Bour-ba-sine, roi du Sine ; ce terme servait à désigner
les Sérères.
16. José Joaquim Lopes de Lima (1844), p. XI, réfute l’idée d’un peuplement antérieur
aux Portugais, sans références documentaires pouvant étayer sa position.
17. Historien et ethnologue portugais d’origine cap-verdienne qui a consacré plusieurs
ouvrages de caractère historique, sociologique, ethnologique, économique et démo-
graphique à l’archipel du Cap-Vert, avec une notable richesse d’informations. La cita-
tion ci-dessus provient de son ouvrage Cabo Verde. Formaçao et extinçao de uma
sociedade escravocrata (1460-1878), 1972, p. 301.
18. La presqu’île du Cap-Vert, au Sénégal.
74 Elisa Silva Andrade

du Cap-Vert. Au départ, il s’agissait d’implanter une population européenne, à


l’instar des autres îles atlantiques, Açores et Madère.
Santiago fut la première île à être peuplée, grâce à Dom Fernando, qui avait
reçu en donation de son frère Dom Afonso — monarque régnant — l’ensemble
des îles du Cap-Vert. La partie méridionale fut accordée à António da Noli et,
plus tard, la partie septentrionale, à Diogo Afonso.
António da Noli arriva à Santiago en 146219, accompagné de quelques
membres de sa famille et des Portugais d’Alentejo et d’Algarve. Ils s’établirent à
Ribeira Grande (Cidade Velha), et donnèrent naissance au premier noyau de peu-
plement, qui ne s’accrut guère jusqu’en 1466.
En 1466, Dom Fernando fit part à son frère Dom Afonso V des difficultés
qu’il avait à peupler son île, et, que du fait de son éloignement du royaume, les
colons ne souhaitaient pas s’y installer sans gages de liberté plus grands et de fran-
chises20.
Aussi Dom Afonso V accorda-t-il aux habitants de Santiago la Charte des
privilèges, datée du 12 juin 146621. Selon le père António Brasio, cette charte était
la « grande charte des privilèges singuliers qui rendit possible l’éclosion de la vie
dans l’archipel ». Et pour Ilidio do Amaral, ce fut le « premier code judiciaire et
administratif pour les habitants du Cap-Vert ».
La Charte des privilèges concédait en effet à l’infant Dom Fernando une
sorte de juridiction en matière civile et criminelle, et octroyait aux habitants du
Cap-Vert le droit perpétuel de commerce et de traite sur toutes les régions de
Guinée22, à l’exception de la factorerie d’Arguin23 dont l’exploitation était réser-
vée à la Couronne.
L’autorisation accordée aux seigneurs portugais installés à Santiago de prati-
quer la traite négrière décidera du peuplement des îles.
« Le peu de Blancs qui s’y trouvaient dut recruter de la main-d’œuvre sur le
continent d’en face parce qu’eux-mêmes ne résistaient pas suffisamment au cli-
mat pour cultiver les champs, faire paître le bétail et faire tout ce que la colonisa-
tion exigeait d’eux. On comprend alors qu’ils aient tout de suite commencé à
ramener des esclaves de la côte et des fleuves de la Guinée, dans une première
phase pour le peuplement et la garantie de l’exploitation des terres, même si

19. Père António Brasio, op. cit., p. 77, et Charles Verlinden (1963), p. 34.
20. Ibid.
21. C’est Dom Afonso V qui se référait au contenu de la lettre que lui avait adressée son
frère, dans l’introduction explicative de la Charte des privilèges. La Charte a été inté-
gralement publiée par père António Brasio, doc. nº 6, 1958, p. 431, et Senna Barcel-
los, op. cit., p. 21-23.
22. Santiago de Cabo Verde — a terra e os homens, Lisbonne, Éd. JIU, 1964, p. 171.
23. A cette époque les régions de la Guinée s’étendaient du fleuve Sénégal à la Sierra
Leone.
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne 75

ensuite un certain nombre de ces esclaves étaient vendus dans d’autres zones.
Ainsi commença la traite vers les Canaries, l’Europe et les Antilles24. »
Les esclaves destinés à l’exportation étaient convertis par les missionnaires
qui tentaient en outre de leur enseigner des rudiments de portugais (ladinizaçao),
et ce pour deux raisons : d’une part, très tôt, il apparut nécessaire de pouvoir dis-
poser de médiateurs linguas entre les négriers et les populations africaines ;
d’autre part, l’esclave ladinizado était vendu plus cher que l’esclave boçal.
Les ladinos comprenaient, outre les esclaves arrivés au Cap-Vert encore ado-
lescents, ceux qui y habitaient depuis un certain temps et parlaient un peu le por-
tugais. Ils étaient exportés vers les Amériques, où ils occupaient des fonctions de
confiance (domestiques, etc.).
Les esclaves boçales étaient tous ceux qui débarquaient au Cap-Vert et qui
n’étaient ni christianisés ni ladinizados. Aux Amériques, ils étaient essentielle-
ment utilisés dans les plantations.
Il est probable que les premiers esclaves arrivèrent au Cap-Vert en 1466 après
l’octroi de la Charte des privilèges. En introduisant de la main-d’œuvre servile au
Cap-Vert, les colons créèrent deux systèmes de culture : une polyculture vivrière
de subsistance (céréales, tubercules, fruits, légumes) pour la consommation dans
le pays et la vente aux navires faisant escale au Cap-Vert ; et une culture de ren-
tabilité pour l’exportation (coton, puis canne à sucre et vigne).
Les îles du Cap-Vert furent peuplés d’êtres humains, mais aussi d’animaux et
de plantes. Elles constituèrent non seulement un « laboratoire et réservoir
humain », dans lequel on puisait pour combler l’insuffisance démographique du
Portugal, mais encore un « terrain expérimental » de cultures venues d’Orient ou
du Brésil.
Vers le milieu du XIVe siècle, des esclaves tisserands fabriquaient des tissus et
des pagnes selon les techniques de tissage rapportées du continent. Pendant envi-
ron quatre siècles, ces marchandises, très demandées par les négriers, servirent à
acheter des esclaves sur le continent.

L’économie cap-verdienne dans l’économie mondiale


Dès l’aube de la navigation au long cours, les îles jouèrent un rôle important dans
le commerce maritime.
Parmi les îles et archipels de l’Atlantique, le Cap-Vert, de par sa position pri-

24. Cela concerne l’île d’Arguin, qui se trouve sur la côte occidentale du continent afri-
cain, à la hauteur du Sahara. Elle fut découverte par les Portugais en 1443 et devint
leur premier entrepôt commercial sur la côte africaine. Les Hollandais la prirent en
1638. Après avoir appartenu aux Anglais, l’île revint aux Français après le traité de
Versailles du 3 septembre 1783.
76 Elisa Silva Andrade

vilégiée à mi-chemin entre les trois continents et de par sa situation en face de la


côte des Esclaves, fut une escale et un relais de la navigation transatlantique et du
commerce triangulaire, surtout en ce qui concerne la traite des esclaves, pour
laquelle il joua durant quatre siècles le rôle d’entrepôt.
Il est un fait que l’attribution de la Charte des privilèges favorisa, surtout
durant le premier siècle de la colonisation, le développement d’une activité com-
merciale très intense, en direction des côtes africaines, de l’Europe et des Indes
occidentales.
En provenance du Sénégal et du Bénin, les Français se rendaient aux îles du
Cap-Vert pour y acheter des vivres (par exemple, des tortues vivantes et/ou
salées) et du bétail à livrer aux colonies françaises d’Amérique. Les Anglais, les
Danois, les Hollandais et les Espagnols s’y arrêtaient également pour s’approvi-
sionner sur leur route vers l’Inde25 et les Amériques.
La recherche et la mise en valeur de terres nouvelles au Cap-Vert coïncidè-
rent avec le développement de la traite négrière et de l’esclavage, les Européens
n’étant ni capables d’effectuer des travaux pénibles sous le soleil des tropiques26
ni désireux de s’exiler outre-mer. Par ailleurs, le Portugal avait besoin d’une
main-d’œuvre esclave pour la mise en valeur du pays et celle de Madère et des
Açores, les grandes plantations de canne à sucre exigeant de plus en plus de tra-
vailleurs. De plus, l’Italie et l’Espagne continuaient d’importer des esclaves du
Portugal27.
Durant les deux premiers siècles de la colonisation, les esclaves étaient la
marchandise la plus importante des exportations cap-verdiennes. Cette époque
était prospère notamment pour la noblesse, enrichie par le développement du
commerce, de la navigation et de la traite négrière. Puis survint la décadence de
la société esclavagiste.
Durant le XVIe siècle et au début du XVIIe, une grande partie des esclaves tran-
sitant par Santiago était envoyée aux Antilles, en Amérique centrale et au Brésil
(à partir de 1525).
Dès le début du XVIe siècle, le roi Carlos V autorisa l’exportation légale des
Noirs aux Indes occidentales. Le premier contrat Assiento, réalisé en 1517 avec

25. António Carreira (1964), p. 171.


26. J. da Silva Feijó (1815), p. 187-189.
27. A ce sujet, M. Murias (1938), p. 20, écrit : « Ce qu’on a d’emblée vérifié durant les
conquêtes espagnoles et portugaises, c’est qu’il était impossible aux Blancs d’effectuer
les travaux de la terre ; ils n’étaient pas adaptés aux durs labeurs sous la rigueur des
climats torrides. » Un siècle plus tard (1635), les autorités coloniales françaises tente-
ront sans succès de recruter par contrat des Français pour peupler la Guadeloupe.
Pour parer à la baisse systématique du nombre des engagés à partir de 1650, elles
auront recours aux esclaves noirs importés d’Afrique (voir Catherine Zamia [1979],
p. 17).
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne 77

Garrevod, gouverneur de Bresse, permit d’exporter 4 000 Noirs de Guinée vers


les possessions espagnoles28. Les navires qui les transportaient devaient faire
escale à Santiago, où ils devaient payer les droits revenant à la Couronne portu-
gaise.
Vers la fin du XVIe siècle, le Cap-Vert commença à être privé de son statut pri-
vilégié, et ce pour plusieurs raisons : trop grand nombre de Portugais exerçant ce
commerce, concurrence, luttes intercolonialistes de conquêtes, suppression de
l’escale obligatoire à Santiago et, plus tard, constitution des grandes compagnies
monopolistes.
En 1582, Francisco de Andrade écrivait que les colons de Santiago avaient
perdu le contrôle du commerce et de la traite des esclaves dans les quatre ports
situés entre le Sénégal et la Gambie, et qu’ils étaient en voie de perdre celui de la
Sierra Leone. Il ne leur restait plus alors que la Gambie, le Sao Domingos, le Rio
Grande et les îles Bijagós (ces trois dernières zones se situant à l’intérieur de l’ac-
tuelle Guinée-Bissau).
En 1594, André Alves d’Almada confirma ces informations et précisa que les
habitants de Santiago avaient déjà perdu le contrôle du commerce du fleuve Gam-
bie, où s’installaient les Anglais. Donelhas, quant à lui, expliqua par la suite que
le commerce de Casamance et des fleuves Sao Domingos et Grande était en déca-
dence, sinon perdu pour les colons de Santiago.
Lorsque la dynastie issue de Philippe d’Espagne (1580-1640) gouverna le
Portugal, les îles du Cap-Vert furent privées de leur position de « plaque tour-
nante » de la traite des esclaves destinés aux plantations des Amériques. Entre-
temps, les Espagnols tirèrent profit de la politique coloniale portugaise et orien-
tèrent le circuit de la traite des esclaves vers les Indes occidentales sans escale à
Santiago, de manière à éviter le contrôle des chargements et le paiement des droits
exigés par la Couronne. Ainsi les îles perdirent-elles l’une de leurs principales
sources de richesse. En effet, pendant soixante ans, 3 000 esclaves par an furent
exportés de Guinée sans passer par le Cap-Vert, ce qui représenta environ cent
mille cruzados qui n’entrèrent pas dans les caisses royales.
Au début de la dynastie issue de Philippe d’Espagne, les Français, les Anglais
et les Hollandais occupèrent des positions clés pour leur commerce, et, à la fin de
cette période, la zone d’influence portugaise se trouva réduite de moitié, c’est-à-
dire du fleuve Casamance au fleuve Bolola, soit le territoire qui occupe actuelle-
ment la province de Guinée-Bissau.
Après la chute de cette dynastie en 1640, l’obligation de passer par Santiago
ne fut pas rétablie. Le trafic d’esclaves de la Guinée-Bissau vers le Brésil se main-
tint après la Restauraçao de 1640 par le Duque de Bragança et les quarante fidal-
gos (gentilshommes).

28. J. Capela (1974), p. 17.


78 Elisa Silva Andrade

D’autres mesures prises à l’encontre des intérêts des seigneurs cap-verdiens


et d’autres événements allaient accélérer encore le cours de l’histoire, notam-
ment : l’interdiction faite aux Cap-Verdiens de commercialiser des produits
essentiels pour l’acquisition d’esclaves ; la limitation des zones de traite ; les
attaques et razzias fréquentes des corsaires, notamment français et anglais ; la
réduction de l’Empire portugais à l’espace correspondant à la Guinée-Bissau
d’aujourd’hui ; l’action monopolistique des grandes compagnies qui furent
créées à partir de 1664.
Telle fut l’ébauche du processus de décadence de l’économie esclavagiste ins-
taurée dans les îles, et qui reposait non seulement sur l’exploitation forcenée des
esclaves, puis des fermiers et des métayers, mais aussi sur la surexploitation de la
nature.

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2. Conséquences de l’expansion
européenne
L’Afrique noire à la veille
de la découverte de l’Amérique
Iba der Thiam

Bien avant le XVe siècle, l’Afrique noire avait connu une évolution historique dont
il est possible de retrouver les traces dans chacune des grandes aires géogra-
phiques de civilisation et de culture qui la composent.
De l’Égypte ancienne aux premiers contacts avec les Européens, en passant
par le royaume de Napata-Mérowe, la civilisation de Nok, le royaume d’Axoum,
la Nubie, les royaumes du Soudan nilotique, l’Éthiopie antique, les comptoirs
africains de l’aire maritime arabe, Madagascar, le Soudan occidental, le monde
bantou, etc., nombreux furent les royaumes, États ou empires qui se sont consti-
tués, et ont évolué dans tous les domaines de la vie politique, économique, maté-
rielle, technique, religieuse et spirituelle, avec, selon les époques, les peuples
considérés et les dynamismes politiques environnants, des avancées plus ou
moins importantes, et quelquefois des stagnations ou des reculs.
Est-il possible de tirer, des évolutions intervenues, des faits saillants et des
idées forces qui autorisent à dresser un tableau général de l’Afrique noire à la
veille de la découverte de l’Amérique ?
Nous répondrons à cette question en nous penchant d’abord sur les
royaumes de l’Afrique occidentale, puis sur ceux de l’Afrique orientale et cen-
trale. Cet article se propose de ne privilégier que certains axes de réflexion, aux
fins de dégager des tendances dominantes.
84 Iba der Thiam

État général de l’Afrique occidentale


à la veille de la découverte

L’ O R G A N I S A T I O N POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE

L’organisation politique

Dans la plupart des empires du Soudan nigérien, la notion d’État, en tant que
communauté organisée pour la vie en commun, était largement attestée. Celle-ci
s’appuyait, le plus souvent, sur un système monarchique, le pouvoir se trans-
mettant par hérédité, comme au Ghana, au Mali et au Songhaï. Ce système héré-
ditaire n’a pas toujours fonctionné à la perfection. Il y eut des coups d’État, des
tentatives de sécession et quelquefois des guerres de succession, fomentés par des
clans rivaux ou dissidents, mus par des intérêts centrifuges. Mais ils furent, pour
la plupart, des exceptions, la stabilité étant en général la règle.
L’administration territoriale n’était pas toujours la même d’un empire à un autre.
Dans un empire comme le Ghana, elle comprenait des provinces, des royaumes,
lesquels se décomposaient en cantons et en villages. Mais il n’était pas rare que
plusieurs systèmes administratifs cohabitent à l’intérieur d’un même royaume.
Les provinces ou royaumes étaient administrés par des personnalités sou-
mises à l’autorité royale, sur la base de normes établies par des coutumes et tra-
ditions, à valeur constitutionnelle. Ces personnalités n’avaient pas que des
devoirs. Elles avaient aussi des droits. Elles payaient le plus souvent tribut, mais
devaient en retour recevoir protection, assistance, respect et considération. En cas
de guerre, elles constituaient leurs propres armées qui venaient s’ajouter aux
contingents royaux. Ces armées avaient leur part de butin et, en cas de victoire,
participaient au triomphe.
Ces royaumes précoloniaux disposaient de ressources financières impor-
tantes : les produits des mines, ceux de l’agriculture, du commerce et de l’artisa-
nat ; le produit des douanes et celui des impôts ; les tributs payés par les chefs et
les royaumes protégés ; les esclaves.
La justice occupait une place importante dans la vie sociale. De plus, ces
royaumes disposaient d’armées, dont certaines étaient occasionnelles, d’autres
permanentes, ainsi que d’une diplomatie avec ambassadeurs et immunités.

L’organisation économique

Durant la période allant de la haute Antiquité à la prétendue découverte de


l’Amérique par Christophe Colomb, l’activité économique de l’Afrique semble
avoir été non seulement constante, mais aussi déterminante. Elle favorisa la pros-
périté de l’Afrique du Nord et de l’Europe, grâce notamment aux échanges conti-
L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique 85

nus s’effectuant le long de routes commerciales qui, à travers le Sahara central et


occidental, reliaient le Soudan nigérien au Fezzan, à la Mauritanie, au Maroc et,
d’une façon plus générale, au Maghreb. Ainsi des contacts suivis s’établirent-ils
entre le Maghreb et l’Europe, surtout à propos de l’or. Le rôle qui revint aux
Arabes, dans ce commerce, fut considérable.
De Habib Hubaïda (734) à Al-Bakri (1068) en passant par Al-Fazari, nom-
breuses furent les références mentionnant la place que l’or occupait dans la pros-
périté économique non seulement du Ghana (Galam, Bouré, Bambouck), mais
aussi du pays akan (Côte d’Ivoire), de la Gold Coast et de la Sierra Leone (pays
kpellé). Cette réputation d’Eldorado fut, entre autres, à l’origine de l’expansion
almoravide, qui a abouti à la destruction de la ville d’Aoudaghost en 1055, puis
du Ghana en 1240. D. Amara Cisse a démontré la place que l’or du Soudan
occupa dans l’essor économique méditerranéen du Xe au XVe siècle. Il fut même,
selon ce dernier, à la base de la naissance du système de l’étalon-or, qui eut cours
de 1445 à 1922.
Des descriptions laissées par les chroniqueurs et voyageurs arabes il ressort
que les empires africains avaient mis au point, bien avant le XVe siècle, un système
d’imposition qui connut, au cours des époques, des variations diverses, tant en ce
qui concerne la nature, l’assiette, les modes de perception que son utilisation dans
la vie économique et sociale des États ou royaumes. Les royaumes disposaient de
sources de revenus assez diversifiées variant d’un pays à un autre. Ces revenus,
qui étaient en général assez substantiels, jouèrent un rôle important dans la construc-
tion des infrastructures, la guerre, la diplomatie, la vie des aristocrates, etc.
Si l’activité économique a pu se développer, ce fut grâce à l’existence d’un
réseau de communication autour duquel s’organisèrent le commerce et les
échanges. Ces voies de communication étaient essentiellement fluviales. Elles
s’effectuaient autour du fleuve Sénégal et de l’axe du Niger, mais aussi le long du
littoral atlantique. Dans chacune de ces régions existaient des communautés de
pêcheurs disposant d’une longue tradition maritime ainsi que de modes de pro-
duction et de techniques nautiques relativement avancés pour l’époque, comme
dans le port de Kabare.
Ces voies de communication étaient aussi terrestres. Depuis la domestication
du dromadaire, dont on connaît le rôle prépondérant dans la prospérité de Car-
thage et dans les expéditions romaines vers l’intérieur du continent (expédition
de Flavius Septimus en 70 après J.-C., de Julius Maternus en 87 après J.-C. ; créa-
tion par Septime Sévère à partir de la fin du IIe siècle et du début du IIIe d’une com-
pagnie de méharistes), le Sahara n’était plus un obstacle. Sur ces traces, un réseau
de communications routières reliait le Ghana et les pays forestiers de la cola,
c’est-à-dire le pays akan. On citera notamment les pistes suivantes : Oueless
ebougou — Bongouni — Kong — Worodogou ; Niani — Bondongou dans le
pays ashanti ; Bamako — Kong — Bougouni — Kumasi — Bobo — Dioulasso ;
sans compter la piste des pays haoussa vers la côte, qui desservait les localités de
86 Iba der Thiam

Yauri, Nikki, Djongou et Salaga, et celles qui, au Sénégal, reliaient soit le Niani
au Fouta par Koungheul, MBoundou Baba, Kholkhol Yonoferé, Réwane, Tiaski
pour joindre Boki Diawé, soit par NGouye, soit par Loumbi — Saré Liou —
Warnéo, au Fouta, toujours, mais en passant, cette fois-ci, par Windou — Ali —
Thionock — Bem Bem — Tiodor — Boki — Diawé.
Un commerce important existait alors non seulement entre les différentes
régions du Soudan nigérien, mais aussi entre celles-ci et la forêt, d’une part ;
celles-ci et le nord et l’est de l’Afrique, d’autre part. Ce commerce portait sur des
produits aussi divers que l’or, le cola, l’ivoire, les épices, le sel, les étoffes, la ver-
roterie, les armes, l’artisanat, les peaux de bête, les fruits, le mil, ainsi que sur les
chevaux, les chameaux, les moutons et chèvres, et les esclaves. Il fut l’œuvre de
toute une caste de commerçants dont les plus connus furent les Wangara, les
Nounghamarta et les Haoussa. Le commerce s’effectuait par troc ou par
l’échange de monnaie (coquillages, cauris, rondelles d’achantine, barres de fer,
sôm’pe et guinzé, croisettes, etc.).
L’importance du commerce africain avant le XVe siècle est attestée par un
nombre important de sources, qui mentionnent notamment l’existence d’un sys-
tème douanier réglementé, ainsi que les débuts d’une urbanisation qui étonne par
sa précocité et son envergure spatiale. Des villes comme Aoudaghost, Koumbi
Saleh, Niani, Djenné Gao, Tombouctou, Kano, Azougi, Birou, Soo, Tidob, Pekès
reliaient l’Afrique à Teghazza, ou bien à Sidjilmassa, Aghmat, Wargla, Ghadamès,
Tlemcen, Kairouan, Fès.
La plupart des villes étaient structurées selon un schéma précis comprenant
des concessions disposées selon un plan plus ou moins géométrique, avec des
ruelles, des rues et des boulevards, mais aussi des marchés, des centres religieux
ou des lieux de culte comme des mosquées, des grandes places pour des rassem-
blements, des quartiers spécialisés, des casernes, des ports, des bâtiments admi-
nistratifs et, parfois, des palais royaux.
La vie dans les villes était agrémentée par diverses activités ludiques : jeux,
danses, chants, sans parler des cérémonies religieuses et traditionnelles. Elle était
liée à un art de vivre fondé sur l’organisation de l’espace familial, la répartition
des fonctions entre l’homme, la femme, les enfants, les vieillards et les esclaves.
Des conventions spéciales définissaient presque toujours la place et le statut des
étrangers. Par ailleurs, l’hygiène était le plus souvent du domaine strictement
familial et personnel, ainsi que la santé.

VIE C U LT U R E L L E ET ÉTAT DE LA SCIENCE


ET DES TECHNIQUES

L’éducation occupait une place importante dans la cité, que ce fût par l’initiation
ou dans un cadre scolaire. Elle relevait donc de la responsabilité de la famille et
de la société dans son ensemble. Ses membres étaient, tant sur le plan individuel
L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique 87

que collectif, des éducateurs. De plus, chaque aspect de la vie quotidienne don-
nait matière à apprendre.
La formation de la jeunesse s’effectuait suivant un programme précis et por-
tait sur l’acquisition des vertus morales, l’habileté manuelle, technique et guer-
rière, l’initiation à un métier artisanal, commercial ou mystique, le développe-
ment corporel, la sociabilité, la soumission à l’ordre établi, le respect de la
parenté, des liens du sang et de l’autorité.
L’éducation se faisait dans les langues nationales, soit oralement (récits de
contes, mythes et légendes), soit par l’exemple, même si certaines populations
d’Afrique de l’Ouest connaissaient et pratiquaient l’écriture. L’objectif visé était
d’enraciner l’apprenti dans sa culture et son histoire, aux fins d’en faire un citoyen
conscient de ses devoirs et de ses responsabilités.
Pour faire régner l’ordre, il n’était pas rare qu’une certaine forme de police
existât, ainsi que des sanctions pénales, pouvant aller jusqu’au bannissement, à
l’exil ou même à la mort. En effet, il existait des tribunaux, ainsi que des règles,
codes et procédures judiciaires dont l’application était confiée à des magistrats
choisis sur la base de critères précis, même s’il n’est pas prouvé que des instances
d’appel ni que la fonction d’avocat aient eu cours dès cette époque.
Des universités, notamment, dispensaient un enseignement de haut niveau,
en Sénégambie, à Longor, MBakhol, Niomré, Coki, NGalèle, Thilogne, et, plus
tard, à Pire, Tombouctou, Gao, Djnné, etc., et une intelligentsia de haut lignage,
dont Mody Sekène Cissokho dressa une liste impressionnante dans son histoire
de l’Afrique occidentale, était en vue.
Une vie culturelle variée est également attestée par différentes sources. On
en trouve trace dans la musique, le chant, la danse, la poésie, l’histoire, la phar-
macopée, la philosophie, l’astronomie, les arts culinaire et vestimentaire, la mode,
la coiffure, les parures, l’architecture, l’esthétique, le mouvement des idées, les
spectacles, le théâtre, la peinture, les jeux, le sport individuel et collectif, la sculp-
ture, etc.
Le niveau scientifique et technique de ces civilisations était excellent. Il suf-
fit de considérer l’organisation des États, la structuration des pouvoirs et leurs
rapports respectifs, mais aussi le degré de raffinement des techniques commer-
ciales, financières, monétaires, et des échanges pour s’en persuader. On men-
tionnera également dans le domaine de la technologie appliquée le grand perfec-
tionnement obtenu dans la métallurgie du fer, du cuivre, de l’or, de l’argent, du
verre, dans la fabrication des instruments agraires ou destinés à la médecine, dans
celle de l’outillage artisanal. La composition et la fonction des armées et des
armements, la pratique d’un langage codé pour les communications ou l’utilisa-
tion d’abeilles guerrières ou de poisons spéciaux, ou encore l’art nautique étaient
tout aussi dignes d’appréciation.
Le recours, dans l’art de la guerre, à toute une panoplie de la science du ren-
seignement et à la psychologie empirique atteste donc du haut niveau que les
88 Iba der Thiam

connaissances sur la nature, les animaux et les êtres vivants, les climats et les élé-
ments avaient atteint.

L’Afrique orientale
Entre le VIIIe et le XIe siècle, les Arabes avaient créé, dans la partie orientale du
continent, toute une série de comptoirs commerciaux établis le long du littoral
entre Mogadiscio et Sofala. Durant cette période, ces comptoirs, qui à l’origine
n’avaient qu’une fonction d’emporia, connurent un certain développement. Leur
zone d’influence prit de l’ampleur en direction de la zone côtière et de l’hinter-
land, leurs populations s’étant accrues et leurs activités diversifiées. Il en résulta
un élargissement de leurs fonctions, et ils devinrent peu à peu des cités urbaines
grouillantes de vie.
En général, l’administration de ces villes était assurée par un patriciat d’ori-
gine arabe, sauf à Kilwa, où la classe dirigeante était composée de Perses. Cette
exception montre que la région de Kilwa était, dès cette époque déjà, intégrée
dans un réseau d’interrelations commerciales, ethniques, culturelles et politiques
impliquant l’Afrique, l’Arabie, le golfe Persique, le sous-continent indien et la
Chine, c’est-à-dire un espace géopolitique fort étendu si l’on considère les
moyens de locomotion de l’époque.
Le patriciat urbain qui présidait aux destinées des cités côtières de l’Afrique
orientale cohabitait avec des populations diverses, composées de Noirs bantous,
d’Arabes et d’Indiens, entre lesquels s’est établi, avec le temps, un métissage bio-
logique et culturel dont la langue, le kiswahili, est le symbole vivant. Formé en
effet de mots bantous, arabes et indiens, le kiswahili est une grande langue de
communication qui constitue aujourd’hui encore un patrimoine commun à près
de 50 millions d’Africains vivant en Afrique orientale, dans un espace s’étendant
du sud de l’Équateur à la région des grands lacs.
Pourtant, l’unité culturelle et ethnique plus ou moins homogène dont les
populations de cette partie du continent pouvaient se prévaloir n’évolua pas,
comme on aurait pu le penser, vers la constitution de formations sociales à carac-
tère étatique et unitaire.
Tout au plus exista-t-il une certaine hégémonie régionale, qui, toutefois,
n’alla jamais jusqu’à englober les autres principautés en les plaçant sous une auto-
rité unique. On citera les cas de Kiloa, Paté et Zanzibar, qui jouèrent le rôle de
pôle prépondérant respectivement aux XIIIe, XIVe et XVe siècles. En effet, brillants
hommes d’affaires, les Arabes n’étaient pas désireux de pratiquer un prosélytisme
religieux systématique, ni de constituer un empire fondé sur une hégémonie poli-
tique pesante et dominatrice. Comment expliquer autrement le fait qu’aucun
effort vraiment significatif ne semble avoir été tenté pour islamiser les Noirs de
la partie orientale de l’Afrique entre les XIIIe et XVe siècles, alors que les Européens
L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique 89

entreprirent des campagnes d’évangélisation dès qu’ils abordèrent les côtes occi-
dentales de l’Afrique au XVe siècle ? A l’époque dont nous parlons, on se conten-
tait d’acheter des esclaves, d’établir des zones de transit et de constituer des cadres
de vie temporaires, sans visée conquérante ni assimilationniste. C’est pourquoi
les véritables centres de dynamisme politique se trouvaient beaucoup plus sur la
côte ouest de l’Inde que sur celle de l’Afrique.
Au tournant du XIIe siècle, l’Europe manifesta un intérêt accru pour des
produits de luxe comme l’or, l’ivoire, mais aussi les épices. Durant la même
période, les besoins en esclaves et en ivoire augmentèrent en Inde et en Chine.
Aussi les marchands arabes jouèrent-ils le rôle d’intermédiaires actifs et dyna-
miques entre l’Afrique et les pays de l’océan Indien, et pratiquèrent-ils, à une
vaste échelle, le commerce de l’ivoire, de l’or, du fer et des esclaves, qu’ils échan-
geaient contre des produits asiatiques tels que perles et cauris, pierres précieuses,
porcelaines fines, joyaux rares venant de l’Inde, de Chine, des Maldives, du Siam
ou de Malaisie.
Ainsi les Arabes, les Chinois et les Indiens disposaient-ils de zones d’in-
fluence où ils pouvaient se livrer au commerce. Des réseaux d’échanges se consti-
tuèrent, ainsi que des circuits maritimes permanents. Le négoce où les Arabes et
les Chinois excellaient devint prospère. Les Chinois, qui avaient découvert la
boussole et la poudre à canon et disposaient d’équipages et de navires de grand
rayonnement, auraient pu facilement établir leur hégémonie sur la région, mais
ils n’en firent rien. Si bien que l’Afrique orientale demeura dans une relative tran-
quillité jusqu’au voyage de Vasco de Gama en 1498.
Une civilisation brillante s’édifia à Kiloa, Béria et Sofala, ports ouvrant l’ac-
cès à la Rhodésie du Sud, si riche en mines, au Mozambique et au Zimbabwe, où
allait fleurir une civilisation architecturale extraordinaire qui nous a laissé des
ruines somptueuses, preuves d’une culture raffinée et d’une maîtrise précoce des
sciences mathématiques et des techniques de construction monumentale.

L’Afrique centrale : l’exemple du Congo,


de l’Angola et du Zaïre
D’une part, les récits — bien que d’époque tardive — que nous ont laissés F. Piga-
fetta et D. Lopès (1591), Gio Francesco Romano (1648), Serafino de Cortona
(1653), Ollfer Dapper (1686), Cavazzi (1687), Lorenya da Lucca (1704), Ber-
nardo da Gallo (1710) et Jean-Joseph Descourvières (1770) et, d’autre part, la tra-
dition orale des peuples d’Afrique centrale permettent de dresser un tableau
exhaustif des sociétés africaines ayant occupé cette région durant toute la période
qui précéda le voyage de Christophe Colomb.
Grâce à un travail important réalisé par Théophile Obenga, nous disposons
d’un recueil de textes choisis qui met en lumière le niveau élevé atteint par les
90 Iba der Thiam

populations d’Afrique centrale dans le domaine de l’économie sociale, du bien-


être matériel, des institutions, du commerce, des mines, des usages matrimoniaux
et de la condition de la femme, sans oublier les traditions artistiques comme la
musique, la danse, les parlers locaux, les activités agricoles — cueillette et pêche
—, ou bien encore la pensée religieuse et morale, l’artisanat, la métallurgie, du
fer, etc.
Ainsi le royaume du Congo nous renvoie-t-il l’image d’une royauté organi-
sée, dirigée par un souverain exerçant son autorité sur des chefs de province ou
de localité de moindre importance, au moyen de dons et de contre-dons dont le
tribut annuel et les cadeaux échangés constituaient l’un des mécanismes les plus
visibles. La nature de ces dons (millet, bétail, coquilles, fruits, vin, noix et noix
de palme) donne une idée de la variété des ressources locales et de leur valeur
marchande.
La société congolaise était structurée selon les métiers et les arts. Les forge-
rons occupaient le haut du pavé, puis venaient les charpentiers et les menuisiers,
les tisserands, les potiers et les autres artisans. Chacun de ces corps de métier dis-
posait d’un outillage spécial et de techniques de production spécifiques. Les pro-
duits ouvragés étaient fort variés et d’une qualité remarquable.
L’agriculture occupait une place importante dans la vie de ces sociétés. C’est
ainsi que P. Cavazzi donne des informations tout à fait intéressantes sur le calen-
drier agricole et les tâches qui étaient dévolues à chaque saison. Le commerce
s’organisait autour de marchés permanents. Les litiges et différends entre per-
sonnes étaient tranchés par la justice. Les descriptions que nous a laissées Gio
Francesco Romano sur l’habillement des différentes classes sociales le caractéri-
sent par un raffinement certain (chaînes d’or, coraux, joyaux divers, vêtements de
soie, bonnets, étoffes, bottines, manteaux de velours, ceintures, peaux de bête,
chaussures). Dès cette époque en effet, le tissage semblait avoir atteint un haut
niveau et remporté un franc succès : « L’étoffe qui se fabrique au Congo, note
G. F. Romano, est faite de feuilles de palmes. On les met à rouir dans l’eau comme
on fait avec le chanvre et le lin ; ensuite, on en tire l’étoupe. Celle-ci est filée et,
avec des fils, on tisse les étoffes avec tant d’art et de variété de couleur qu’elles
sont vraiment très belles. »
Selon F. Pigafetta et D. Lopès, les connaissances et la pratique médicales
étaient fort développées : les remèdes naturels étaient préparés à partir d’herbes,
de poudres, d’écorces d’arbre, d’huiles, d’eaux, de pierres, ce qui prouve l’exis-
tence d’une pharmacie galénique et minérale ; la saignée et la purge étaient en
outre largement pratiquées. Enfin, ayant une certaine hygiène de vie — pas d’al-
cool et une nourriture frugale —, les populations jouissaient d’une assez bonne
santé.
L’activité principale du royaume était l’extraction minière. O. Dapper signale
l’existence de mines de sel dans la seigneurie de Zuina, de Gungo et de Cataca-
hajo, et celle de mines de fer qui servaient à la fabrication d’armes et d’outillages
L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique 91

agricoles, d’où la place importante du forgeron. Ngola Musuri Ier était d’ailleurs
un roi forgeron.
Non loin de Diosso, dans la plaine de Loango, Bwali, capitale du royaume
de Loango, était une importante cité qu’O. Dapper comparait, en 1686, à Rouen.
Conçue selon un plan géométrique précis, avec des rues spacieuses et bien entre-
tenues, bordées de maisons meublées, décorée de palmiers, de bananiers et de
bakoves, la ville abritait par ailleurs des édifices à l’architecture raffinée, regrou-
pés en quartiers, ainsi qu’une grande place servant aux rassemblements et aux
activités culturelles.
Le pays était dirigé par un gouvernement royal avec des ministres : les plus
importants étaient le Ministre des affaires étrangères, le Ministre de la guerre, le
Ministre du commerce, et le Ministre des eaux et forêts. L’administration était
décentralisée, avec des gouverneurs de province, des magistrats municipaux et des
chefs de village qui exerçaient notamment des fonctions administratives et judi-
ciaires. Cette société était hiérarchisée. La classe dirigeante vivait dans une grande
aisance matérielle (cases nombreuses, plusieurs femmes, domesticité importante,
festins, etc.). L’hospitalité et la solidarité atténuaient toutefois le poids que les dis-
parités sociales auraient pu entraîner. Le royaume de Loango laissa aux Euro-
péens qui le visitèrent l’image d’une civilisation raffinée où la vie économique et
administrative alternait avec une culture du loisir, dominée par le chant, la danse
et la musique.
Néanmoins, la condition de la femme n’était guère enviable. Les femmes
étaient chargées de la culture de la canne à sucre, de l’igname, de la patate douce,
du maïs, tandis que les hommes pratiquaient la pêche, la chasse, la coupe du bois
et l’extraction du vin de palme, et le commerce de l’ivoire, du cuivre, de l’étain,
du plomb ou du fer, métaux qui étaient, parfois, traités selon des techniques
locales.
Des échanges avaient régulièrement lieu entre la côte et l’intérieur du pays,
grâce à des voies de communication plus ou moins sûres. Du royaume de Loango
aux royaumes de Makoko, de Kuba ou à l’Empire luba, on notera une évolution
sensible aussi bien dans la technologie du cuivre, par exemple, que dans l’art
militaire, la sculpture et la ciselure, l’habillement, les transactions commerciales
ou l’art nautique. Mais ce qui étonne le plus, c’est la condition sociale particuliè-
rement avancée des femmes du royaume de Kuba.
E. Torday et T. A. Joya n’hésitent pas à qualifier la situation des femmes
bushongo — ou kuba — de « remarquable ». Associées au pouvoir, elles exer-
çaient des magistratures élevées, siégeaient au Conseil des anciens, pouvaient
rompre leur mariage de leur propre gré, participaient aux prises de décisions
concernant leur ménage, où, le plus souvent, elles faisaient prévaloir leur point de
vue. De même leur arrivait-il fréquemment de prendre part aux grandes options
politiques.
Ainsi, nous pouvons conclure que les sociétés d’Afrique noire avaient, au
92 Iba der Thiam

même titre que celles du monde européen ou asiatique, un bon niveau de déve-
loppement. Grâce au génie de ses fils, l’Afrique noire a créé des institutions, bâti
des États, organisé une économie, développé des échanges et des voies de com-
munication, inventé des écritures, imaginé des monnaies, mis au point des normes
commerciales, défini un droit, élaboré des codes, structuré les rapports sociaux.
Qui sait quels fruits la promesse de telles fleurs aurait donnés ? Qui peut dire avec
exactitude à quel point le destin actuel du continent aurait été différent ? Un fait
demeure en tout cas : l’Afrique noire était bien partie à l’époque, même si tout
n’y fut pas parfait.

Bibliographie
CAVAZZI, P. « Description des royaumes du Congo (Angolle et Matamba) ». Dans :
J.-B. Labat. Relation historique de l’Éthiopie occidentale. Paris, Charles Jean-Baptiste
Delespiere, 2 tomes, 1732.
CISSOKHO, M. S. Histoire de l’Afrique occidentale. Paris, Présence africaine, 1966.
DAPPER, O. Description de l’Afrique. Amsterdam, Wolfgang Waesberge et van Soweren,
1686.
DESCOURVIÈRES, J.-J. Dans : J. Cuvelier. Documents sur une mission française au Kakongo,
1766-1776. Bruxelles, Institut royal colonial belge, 1953.
LUCCA, L. DA. Dans : J. Cuvelier. Relations sur le Congo du père Laurent de Lucques
(1709-1717). Traduit et annoté, Bruxelles, Institut royal colonial belge, 1953.
OBENGA, T. Afrique centrale précoloniale. Paris, Présence africaine, 1974. (Document
d’histoire vivante.)
PIGAFETTA, F. ; LOPÈS, D. Dans : Willy Bol. Description du royaume du Congo et des
contrées environnantes par Filippo Pigafetta et Duarte Lopès (1591). Louvain/Paris,
Nauwalaert, 1965.
ROMANO, G. F. Dans : François Boutinek. La fondation de la mission du Congo (1648).
Louvain/Paris, Nauwalaert, 1964.
TORDAY, E. ; JOYA, T. A. Les Bushongo. Bruxelles, 1910.
L’Afrique à la veille de la conquête
M’baye Gueye

La traite a fait subir à la société africaine de profondes transformations. L’insti-


tution servile fut en effet avec le commerce atlantique le fil conducteur de toute
l’histoire du continent noir. La répartition des catégories sociales selon des cri-
tères professionnels céda la place à une structuration fondée sur le statut de liberté
ou de servitude. Tout cela fut couronné par des mouvements de populations de
grande amplitude provoqués par la recherche d’esclaves tant pour les besoins
intérieurs que pour l’exportation.
Dès lors il ne faut pas s’étonner que cette traite atlantique ait eu des consé-
quences immédiates et ultérieures sur le devenir des Africains, en raison de l’im-
pact de ce commerce dans les différents secteurs de la vie des populations afri-
caines.
Dresser l’état de l’Afrique noire à la veille de la conquête, c’est conduire une
réflexion libre sur la situation des constructions politiques constitutives de cet
espace pour évaluer leurs forces et leurs faiblesses, c’est déterminer les fonde-
ments humains de leur puissance au moment où l’Europe était sur le point de se
lancer dans son œuvre de colonisation.
Après avoir aboli la traite négrière, les Européens n’en ont pas moins conti-
nué à chercher à transformer les contrées africaines en dépendances économiques
de leurs industries. Ils entendaient rafler à bas prix les produits locaux en recou-
rant, au besoin, à la force. Leur appétit de domination les poussait à imposer aux
Africains leur loi en matière de commerce. Il leur fallait réaliser d’immenses béné-
fices dans les transactions qu’ils opéraient avec les indigènes.
Dans cette entreprise, les Européens avaient des chances de l’emporter sans
gros accroc, car l’abolition de la traite dans les premières années du XIXe siècle
n’avait pas supprimé la crise démographique, politique, économique, sociale et
religieuse qui secouait le continent depuis ses premiers contacts avec les
négriers.
94 M’baye Gueye

La longue pratique de la traite négrière avait provoqué de profondes cassures


dans le cadre traditionnel. La violence qui sévissait partout avait rendu caduc le
fonctionnement normal des institutions. Les rivalités politiques entre les diffé-
rentes fractions qui se disputaient le pouvoir avaient créé partout un climat per-
manent de guerres civiles. En Sénégambie, dans le Soudan nigérien comme en
Ashanti, les différents clans rivaux se dotèrent de milices permanentes, formées
essentiellement d’esclaves, qui devinrent les instruments de gouvernement des
clans vainqueurs. Pour rétribuer leurs services, on ferma les yeux sur leurs incon-
testables excès. Ils finirent par faire main basse sur l’État du fait de la confiance
aveugle ou calculée de leurs maîtres, qui leur avaient abandonné la presque tota-
lité de leurs énormes attributions.
Là où la royauté était élective, leur appui était déterminant lors du choix du
souverain à chaque vacance du trône. Les assemblées des grands électeurs
n’étaient plus que des organes sans consistance, aux prérogatives fictives. Elles
étaient devenues de simples chambres d’enregistrement de la volonté des esclaves
de la Couronne1.
Les violations systématiques des dispositions constitutionnelles coutumières
transformèrent partout les régimes politiques en autocraties. Artisans du
triomphe de leurs maîtres, les esclaves de la Couronne mirent l’État en coupe
réglée sous leur dépendance. Par la terreur, ils détruisirent tous les foyers contes-
tataires, multiplièrent les mesures oppressives contre tous ceux qui étaient
impuissants à empêcher les pillages. La violence brutale et immédiate était leur
moyen de gouvernement. Les couches populaires virent croître partout les
charges fiscales auxquelles ils étaient soumis.
Les rancœurs nées de ces innombrables abus d’autorité avaient fini par res-
treindre la base humaine de l’État. Les victimes de l’ordre établi se tenaient à une
grande distance de la strate dirigeante.
Pourtant, ces vexations ne conduisirent nullement les victimes sur la voie de
la révolte armée. Celles qui refusèrent de se résigner à leur lamentable situation
prirent le chemin de l’exil dans l’espoir de trouver des cieux plus cléments. C’est
pour cela que l’on a pu dire à juste titre que l’existence des Africains se déroulait,
depuis le début de la traite, sous le signe du mouvant. En revanche, celles qui
n’eurent pas le courage de quitter leur patrie furent provisoirement gagnées par
l’idée que toute contestation était inutile au regard de la toute-puissance du sou-
verain et condamnées à « ce même sentiment de l’inanité de l’effort qu’on nomme
fatalisme ».
Pour tous ces griefs, on peut dire qu’une importante fraction de la popula-
tion détestait l’État de toute la force de son âme, maintenue comme elle était dans
l’obéissance par l’emploi constant de la force.

1. Les esclaves de la Couronne étaient des fonctionnaires rétribués par l’État.


L’Afrique à la veille de la conquête 95

Ainsi donc les constructions politiques qui en étaient au stade étatique dis-
posaient de pouvoirs forts du moment que leurs serviteurs imposaient l’obéis-
sance par la terreur à tous ceux qui étaient portés vers la révolte ou la dissidence.
Mais malgré l’étroitesse de leur base humaine, elles n’étaient pas encore frappées
d’une débilité excessive. En effet, il existait toujours une armature assez solide
pour assurer la continuité de l’État avec des monarques, des cours, des armées,
une administration provinciale et judiciaire.
On notera aussi que les lacunes essentielles à l’architecture de ces construc-
tions politiques étaient atténuées par le fait que, à l’échelon villageois, les institu-
tions locales fonctionnaient selon l’antique système qui faisait participer les indi-
vidus à la direction du groupe. A tout moment, les communautés villageoises
avaient la capacité de mobiliser leurs ressources pour faire face à leur défi. Ces
pouvoirs locaux étaient l’expression de la volonté de la communauté qui, par sa
réalité intrinsèque, aidait le pouvoir central à compenser en rigueur ce qu’il avait
perdu en puissance. En dépit de ces griefs, certains éléments des populations qui
n’avaient pas encore été touchés par l’islam ou le christianisme continuaient de
considérer leurs souverains comme l’incarnation de l’unité spirituelle de leurs
peuples.
Le pouvoir manquait de profondeur humaine, car certaines minorités, qui
entendaient conserver leur identité, refusaient de se laisser assimiler par l’ethnie
de la strate dirigeante. Peuls, Maures, Socé, Bariba-Nalau, Temne n’entretenaient
avec le pouvoir central de l’État dont ils dépendaient que des relations fondées
sur le paiement d’un tribut annuel, expression de leur assujettissement. Toutes ces
minorités étaient jalouses de leur autonomie, sinon de leur indépendance. Elles
tenaient à leurs particularismes, à leur exclusivisme foncier qui les empêchaient
de participer à l’œuvre d’intégration dans laquelle s’inscrivait leur avenir. Elles
vivaient en marge de la vie nationale pour sauvegarder leur identité.
Pour atténuer ces particularismes locaux ou ethniques, des festivités, comme
des carnavals, étaient périodiquement célébrées en l’honneur des grands rois, et
étaient l’occasion de se rencontrer, de mieux se connaître et de faire table rase des
préjugés. Ces cérémonies avaient pour objectif de donner à tous les groupes eth-
niques le sentiment d’appartenir à la même communauté. En effet, l’adoration de
« dieux vivants ou disparus » devait faire naître de solides liens spirituels.
Ce déséquilibre institutionnel était aggravé par la profonde crise économique
dans laquelle baignaient les entités politiques africaines depuis l’abolition de la
traite. La vente des esclaves, qui procurait des ressources à l’aristocratie et des
bénéfices aux négriers, était condamnée à disparaître à plus ou moins brève
échéance, malgré la persistance de ceux qui désiraient poursuivre cette activité
fort lucrative, mais devenue illicite à partir de 1815.
On essaya de trouver en Afrique les produits que les bras des Africains per-
mettaient jusque-là de tirer de l’Amérique. Par des mesures incitatives, on essaya
d’amener les autorités africaines à reconvertir leur activité vers la production de
96 M’baye Gueye

matières premières nécessaires au fonctionnement des industries européennes. En


1818 et 1858, Gezo, roi de Dahomey, parvint à faire une révolution économique
par l’établissement d’immenses plantations de palmiers à huile, dont les fruits
étaient l’objet d’une atroce concurrence entre Français, Anglais, Allemands et
Hollandais. Ce fut son importance dans l’industrie comme lubrifiant et comme
matière première dans la fabrication de savon et de beurre qui détermina la mai-
son Régis de Marseille à développer toute sorte d’artifices pour inciter la France
à se lancer à la conquête du Dahomey.
Dans la zone sahélienne, pauvre en produits de ce genre, on mit du temps à
trouver le produit de substitution qui devait permettre à l’aristocratie d’utiliser
sa main-d’œuvre servile à la production d’une plante de rente. Jusqu’à la fin du
premier tiers du XIXe siècle, la principale activité économique de cette zone était
fondée sur la céréaliculture d’hivernage. Aucune technique n’aidait les popula-
tions à compenser l’irrégularité des pluies et à pallier leur déficit. La suprématie
des plantes pour l’autoconsommation était écrasante dans le système de produc-
tion.
Le marasme consécutif à l’abolition de la traite était atténué par l’activité
commerciale à laquelle se livraient des négociants en étroite corrélation avec des
maisons commerciales de certaines villes d’Europe comme Bordeaux, Marseille
et Liverpool. On notera toutefois que les localités qui servaient de points d’ap-
pui à leurs transactions n’étaient que des chapelets de comptoirs et de postes
fortifiés le long du littoral, souvent séparés les uns des autres par d’immenses
étendues de terre. C’étaient des points de contact de deux mondes disjoints, où
les représentants se donnaient rendez-vous pour des opérations commerciales
ponctuelles.
Cette activité fut à l’origine de la prospérité de Saint-Louis de Gorée, de
Grand-Bassam, d’Assinie, de Cotonou, de Porto-Novo. Par la même occasion,
on encouragea les Noirs de la Freetown à se lancer dans l’hinterland pour y déve-
lopper, avec le commerce, la civilisation par le christianisme. Vers le milieu du
XIXe siècle, Samory Touré2 tenta de donner une vigueur nouvelle aux anciens
réseaux de commerce qui étaient ceux de ses ancêtres dioula.
On ne tarda pas à se rendre compte que des opérations commerciales de ce
genre n’étaient pas en mesure de provoquer la révolution économique dont
rêvaient les uns et les autres. La traite de la gomme, effectuée le long de la vallée
du Sénégal, fut l’objet d’une violente concurrence entre les négociants et les trai-
tants qui se disputaient le contrôle du marché. Cet article de commerce, du fait
de l’âpreté de la concurrence dont il était l’objet, fut à l’origine de beaucoup de
faillites de maisons commerciales françaises établies en Sénégambie. Les retards
dans les paiements des dettes des traitants et des négociants firent perdre beau-

2. Samory Touré (1830-1900) fut le fondateur de l’Empire malinké.


L’Afrique à la veille de la conquête 97

coup d’argent aux maisons de commerce. Bref, le commerce de la gomme ne


généra que des déceptions pour tous ceux qui s’étaient abandonnés avec trop de
confiance à cette denrée, née d’un caprice de la nature et « dont la création n’était
soumise à aucune loi ». Sa récolte était due au bon vouloir des tribus maures et
n’était pas indéfiniment extensible3. Les rivalités entre traitants ne profitèrent
qu’aux Maures qui tiraient parti de cette aubaine pour imposer leurs prix et créer
de nouvelles taxes tout en maintenant les anciennes.
Le marasme généralisé qui découla de cette situation frappa toutes les
couches de la population. Il provoqua un conflit entre les négociants et les mar-
chands européens, d’une part, les négociants et les traitants locaux, d’autre part.
Les premiers étaient les maîtres du grand commerce. Ils avaient des associés dans
les ports de Rouen, Le Havre, Nantes, Bordeaux, Marseille. Ils avaient donc, sur
les destinées des comptoirs africains, une influence souvent en porte à faux avec
les intérêts des populations locales. De par leur importance en Europe, ils
pesaient sur les conseils coloniaux, et leurs désirs passaient « facilement dans les
chambres de commerce pour l’expression d’un vœu colonial4 ».
Vers 1846, la situation de ceux qui vivaient du commerce de la gomme fut
aggravée par la découverte d’une gomme artificielle, la dextrine, employée dans
l’apprêt des tissus communs. Dès lors, les prix de la gomme sénégambienne dimi-
nuèrent de moitié, et cela provoqua une baisse de l’importance commerciale des
cités qui en dépendaient. Au bout du compte, ce fut la ruine des traitants et des
commerçants.
Hantés par la peur du lendemain, les commerçants firent entendre dans leurs
métropoles des plaintes qui ne furent pas étrangères aux décisions prises par leurs
gouvernements respectifs de faire sortir leurs possessions africaines du marasme
économique qui les paralysait.
Dans le secteur français, l’initiateur de cette politique fut Bouët Willaumez5.
Le diagnostic qu’il fit des possessions françaises l’amena à conclure que leur mal-
heur résidait dans le fait qu’elles n’avaient en vue que les intérêts commerciaux
du moment, plutôt que ceux de l’avenir. Il incrimina aussi l’étroitesse des
domaines français, qui empêchait l’influence de la France de s’exercer autour des
comptoirs. Il dénonça avec vigueur la tyrannie des chefs qui confondaient puis-
sance et droit de pillage6.
Pour faire des pays sahéliens des contrées à jamais florissantes, Bouët était
d’avis qu’il fallait procéder à l’élimination physique des rois et des chefs pillards.
Le recours à la force devait permettre d’imposer la souveraineté française aux

3. Revue coloniale, 1857.


4. Jules Ricard, Le Sénégal : étude intime, 1865, p. 412.
5. Archives nationales de la France d’outre-mer, Sénégal I, 53, Bouët Willaumez au
Ministre, 6 novembre 1848.
6. Idem.
98 M’baye Gueye

régions convoitées, dont les habitants pourraient ensuite se livrer à l’agriculture


et à l’élevage.
Si Bouët s’était laissé aller à formuler avec un certain lyrisme cette politique
qui devait régénérer d’immenses étendues de terres incultes, c’est que les Anglais
avaient trouvé en Gambie une plante de substitution à la traite : l’arachide. Il son-
geait à introduire la culture de cette légumineuse dans la région qu’il convoitait
pour la France. Grâce à cette plante, une industrie nouvelle verrait le jour, et les
comptoirs pourraient alors vivre normalement, et « non plus de cette vie factice
et artificielle qui consistait à ne rien produire par eux-mêmes, mais seulement à
se livrer à des spéculations et à des échanges sur une denrée qui n’était pas elle-
même le produit de leur travail7 ». Le salut de toute la contrée devait reposer sur
le travail de la terre, source de richesse et d’abondance.
A brève échéance, cette culture donnerait un développement considérable à
la navigation entre la France et les pays producteurs. Elle ne ferait plus dépendre
l’avenir des possessions françaises de la récolte d’un seul produit qui, comme la
gomme, doit tout aux circonstances atmosphériques, mais de la culture d’une
denrée « que l’intelligence et le travail peuvent multiplier et qui trouve un place-
ment assuré en France8 ».
Pour ce faire, il fallait non seulement que l’autorité française fût en mesure
d’assurer la protection de ses propres citoyens, mais encore qu’elle eût la capa-
cité d’assurer la sécurité des biens et des personnes. Il fallait éloigner d’eux le
spectre hideux de la peur et de la guerre.
Dès lors, les terres sablonneuses de la Sénégambie attirèrent l’attention des
autorités françaises qui entendaient les transformer en bassin arachidier. Il était
donc dans l’intention des Français de convertir les comptoirs disparates, sans
aucun lien physique entre eux, en une véritable colonie qui deviendrait alors un
centre de production de denrées commerciales. Pour ce faire, il fallait établir, dans
toutes les contrées convoitées, la prépondérance absolue et totale du nom fran-
çais. C’était à cette seule condition que les cultivateurs recevraient la garantie de
la paisible jouissance de leur travail.
Après une longue période d’hésitation où la politique du gouvernement fran-
çais oscilla entre des mesures de fermeté sans lendemain et des compromis sans
grandeur, les partisans de la conquête imposèrent leurs vues aux autorités de Paris.
La nomination de Faidherbe à la tête du Sénégal, en 1854, fut le signal de la conquête.
Grâce à la culture de l’arachide, on espérait cicatriser quelques-unes des
plaies provoquées par le commerce négrier. Mais les populations, n’étant pas
toutes gagnées par la sagesse de l’administration, n’étaient pas disposées à procé-
der à la reconversion économique de leur activité.

7. Idem.
8. Idem.
L’Afrique à la veille de la conquête 99

En outre, l’abolition de la traite négrière n’avait pas apaisé le conflit religieux


qu’elle avait fait naître depuis le XVIIe siècle. Il avait ses origines dans la volonté
des marabouts de remodeler la société selon les principes de l’islam, qui proclame
le caractère sacré de la personne humaine et l’égalité des croyants devant le Créa-
teur. Depuis le début de la traite, les musulmans étaient au centre d’une opposi-
tion politique qui s’intensifiait à mesure que le temps passait. Elle s’alimentait
dans les nombreuses cassures qui lézardaient le cadre africain avec l’extension de
la traite.
La volonté de lutter contre les aristocraties plus ou moins acquises à la traite
avait même conduit les musulmans à former des peuplements homogènes dans
certains territoires, où ils essayèrent tant bien que mal d’enraciner la loi musul-
mane. On les trouvait en groupes plus ou moins compacts dans la partie septen-
trionale de la Sénégambie, en Guinée, dans les pays haoussa et sur le littoral afri-
cain de l’océan Indien.
Les musulmans, généralement gens d’ordre et de travail, accordaient un rôle
primordial à la valeur de l’effort individuel et collectif. Les marabouts incul-
quaient à leurs adeptes la notion d’une responsabilité individuelle indépendante
de l’ethnie et du statut social. Cette conception qui érigeait le travail en valeur
avait rendu prospères les zones qu’ils habitaient et qui portaient de belles cultures
et de nombreux troupeaux. Avec les progrès de leur prosélytisme qui gagnait de
jour en jour les masses populaires, ils eurent l’intention de remodeler tout l’ordre
social selon leurs principes. Dès lors, leurs révoltes armées prirent une intensité
dramatique en raison de l’intolérance qu’ils manifestèrent quand, sous le manteau
religieux, ils dénonçèrent les extravagances impies de la caste dirigeante.
En Sénégambie, les premiers affrontements eurent lieu vers la fin du
XVIIe siècle. Les marabouts locaux, soutenus par les Maures qui souffraient du
déclin du commerce transsaharien, passèrent à l’offensive dans l’espoir d’instau-
rer un régime théocratique dont l’avènement aurait entraîné l’abolition de la
traite, restauré la justice, la concorde, mais aussi la réouverture des antiques
réseaux transsahariens. L’intervention du comptoir de Saint-Louis, qui tenait à la
poursuite de l’activité négrière, fit échec à l’entreprise maraboutique. Beaucoup
de musulmans faits prisonniers furent vendus à l’encan. Sans être intolérante,
l’aristocratie dirigeante entendait détruire les groupements musulmans qui cher-
chaient à se constituer en force politique.
Ces événements marquèrent sans conteste le début de la rupture entre les
musulmans et l’aristocratie dirigeante. Il y eut un net clivage entre les musulmans
et ceux qui entendaient demeurer fidèles à la foi de leurs ancêtres.
Dans les sermons, les marabouts dénonçaient les turpitudes des autorités
politiques, assimilaient ces dernières à des troupeaux de bêtes immondes organi-
sant des festins avec les produits obtenus de la vente de leurs semblables. Les
musulmans se disaient être en droit de ne pas se soumettre à des autorités qui
avaient perdu toute légitimité du fait qu’elles violaient les droits les plus élémen-
100 M’baye Gueye

taires de la personne humaine. A leurs yeux, le salut de leurs pays passait par l’ins-
tauration de la loi islamique, qui était seule à même d’instaurer le climat de paix
essentiel à leur survie et à leur prospérité. La propagande maraboutique n’avait
d’autre objectif que la destruction des États païens.
Dans le premier quart du XVIIIe siècle, les musulmans transformèrent le
Fouta-Djalon en théocratie. En 1776, ce fut le tour du Fouta sénégalais. Dans les
pays haoussa, Ousmane Dan Fodio entra en dissidence contre le Gobir et finit
par créer la théocratie de Sakoto, dont les limites atteignirent le Cameroun entre
1787 et 1817. En 1818, Cheikhou Ahmadou créa la Dina du Macina. La Séné-
gambie connut à nouveau dans la première moitié du XIXe siècle beaucoup de
révoltes musulmanes mais qui ne purent changer l’ordre établi. Avec l’arrivée
d’El Hadji Omar, la carte religieuse subit de profondes modifications lors de la
création de l’Empire toucouleur.
Devant l’ampleur des désastres intervenus dans le cadre social, face à la pro-
fondeur des cassures, les marabouts pensèrent utiliser l’islam comme ciment uni-
ficateur des peuples qui, en raison du climat permanent de violence, s’accro-
chaient à leurs particularismes.
Ces condamnations de l’ordre établi ne valaient que du point de vue qui était
le leur. Mais elles nous permettent de saisir l’ampleur du conflit qui opposa ceux
qui tenaient à leurs privilèges inacceptables et ceux qui étaient décidés à travailler
par la force de leurs bras et de leur raison pour dissiper le désordre.
Ainsi donc, le problème musulman accentuait les clivages sociaux et affai-
blissait encore davantage les pays, et ce au moment où ils avaient le plus besoin
de toutes leurs ressources pour faire face aux forces étrangères qui les menaçaient
de destruction. Certes, les marabouts étaient à même de percevoir à temps le dan-
ger que leur opposition armée ou leur prosélytisme pouvait faire courir à leur
pays. On pouvait alors se demander s’ils acceptaient de confondre leur cause avec
celle des États païens, ou de travailler à trouver un compromis avec les strates
dirigeantes. Celles-ci seraient-elles suffisamment clairvoyantes pour enterrer les
rancœurs et les malentendus afin de réaliser l’unité nationale que les guerres nées
de la traite négrière avaient constamment remise en cause ? Bref, serait-on suffi-
samment armé de sagesse, de part et d’autre, pour mettre en sourdine la puissance
discriminatoire de la foi et travailler ensemble à la défense du salut commun ?
Ainsi, en passant en revue, les uns après les autres, quelques-uns des diffé-
rents éléments qui auraient dû constituer les fondements humains de la puis-
sance des différentes entités africaines à la veille de la conquête, on se rend
compte qu’elles manquaient toutes de consistance intrinsèque. Leur cadre géo-
graphique n’avait pas toute la rigueur désirable. On constatait partout de
grandes discontinuités dans l’occupation de l’espace du fait de densités squelet-
tiques découlant d’une démographie stagnante et mal répartie. L’autoritarisme
oppressif des gens du pouvoir alourdissait sans cesse le poids des rancunes. Les
exclusions politiques, les discriminations sociales, tribales ou religieuses main-
L’Afrique à la veille de la conquête 101

tenaient des tensions incompatibles avec l’instauration d’une société réconciliée


avec elle-même. Du spectacle que les uns et les autres offraient au monde, on ne
pouvait que leur prédire un avenir très sombre face à des ennemis entreprenants
et très bien équipés.
Négriers de la Guadeloupe
sur la côte africaine
au début du XIXe siècle
Josette Fallope

Depuis l’ouverture du monde en 1492 et l’installation de la traite négrière atlan-


tique au XVIe siècle, les îles antillaises de l’Amérique centrale ont joué un rôle
important et diversifié dans la colonisation de l’Amérique. C’est à partir des
Antilles, sur la route du Nouveau Monde, que les Espagnols lancèrent au début
du XVIe siècle leur opération de conquista. Les Antilles servirent en outre de lieux
stratégiques pour les autres puissances européennes qui avaient raté la première
phase — ibérique — de la colonisation, menée sous l’égide de la papauté. Durant
la seconde moitié du XVIIe siècle, face aux immenses possessions ibériques d’Amé-
rique, pratiquement toutes les puissances européennes eurent leur « île » :
Anglais, Danois, Français, Hollandais, Suédois.
Ces îles ont par ailleurs tenu une place non moins importante dans le déve-
loppement de l’économie de plantation et du commerce international. Arrivées
tard dans la course aux métaux précieux, les puissances européennes non ibé-
riques mirent en place des structures pour augmenter leur puissance commerciale
et leur stock monétaire. L’un des moyens les plus sûrs d’y arriver fut la produc-
tion et la commercialisation des denrées agricoles de luxe — le sucre en particu-
lier —, surtout quand les Européens se rendirent compte que les terres antillaises
pouvaient fournir, avec la main-d’œuvre esclave africaine, des profits aussi fruc-
tueux que les mines espagnoles.
L’appel systématique à l’Afrique noire pour la main-d’œuvre de plantation
date du milieu du XVIIe siècle. On assista à une accélération de la traite négrière
vers 1670. Le chiffre annuel de 14 700 captifs africains fournis à l’Amérique entre
1650 et 1675 passa à 24 000 dans le dernier quart du XVIIe siècle, entre 1675 et
17001. Ce rythme accentué de la traite négrière correspond à la prise en main et

1. P. D. Curtin (1969).
104 Josette Fallope

à l’exploitation européenne de l’Amérique centrale insulaire, et à la redistribution


des pouvoirs européens en Amérique après le renversement du monopole ibé-
rique. Ainsi les travailleurs blancs « engagés » ou « trente-six mois » disparurent
peu à peu de la plantation, et l’esclave africain devint l’élément numérique pré-
pondérant du peuplement des Antilles. Le sucre et les esclaves venus d’Afrique
symbolisent le développement de la colonisation européenne aux Antilles et du
commerce international. Enfin, parallèlement à leur rôle dans le commerce inter-
national, les îles antillaises furent des centres d’accueil et de redistribution d’es-
claves vers d’autres îles des Caraïbes ou vers le continent.
La Guadeloupe et la Martinique, devenues possessions françaises en 1635, et
Saint-Domingue, en 1659, jouèrent différents rôles aux XVIIe et XVIIIe siècles : pôle
stratégique, plaque tournante du commerce international et négrier, lieu de déve-
loppement de l’économie de plantation esclavagiste. Au XVIIIe siècle, la première
place revint à Saint-Domingue, appelée « la perle des Antilles françaises ». Pre-
mière pour la production mondiale du sucre 2, elle comptait, vers 1789,
500 000 esclaves noirs avec 30 000 hommes de couleur libres et 28 000 Blancs.
La perte de Saint-Domingue en 1804 fut une catastrophe pour la France, qui,
dès lors, fit tout pour garder ses possessions de la Guadeloupe et de la Marti-
nique, notamment en développant l’économie de plantation esclavagiste. Au
début du XIXe siècle, malgré le contexte général abolitionniste de la traite et de
l’esclavage dont se portait garante la Grande-Bretagne avec sa formidable Royal
Navy, l’économie de plantation était encore vivace et même dynamique en Amé-
rique. De nouvelles zones de colonisation s’ouvrirent à l’économie de plantation,
ce qui stimula la demande négrière : le sud des États-Unis, le Brésil, la Guyane
sur le continent, et, dans les îles, Trinité-et-Tobago, qui constituaient de nouvelles
possessions britanniques, Cuba et Porto Rico, qui étaient espagnoles, la Guade-
loupe et la Martinique, où la France de la Restauration réactiva l’économie de
plantation après l’indépendance de Saint-Domingue, devenue Haïti en 1804.
Toutes ces régions, où persistèrent et se développèrent des économies esclava-
gistes dans la première moitié du XIXe siècle, étaient alimentées en captifs soit
directement à partir de l’Afrique, soit par le biais d’un trafic interaméricain où les
îles antillaises « du vent » occupaient une place importante. Au XIXe siècle, durant
cinquante ans, la traite négrière atlantique, bien qu’illégale, porta sur plus de
3 millions de captifs africains3.
Malgré les nombreuses lois françaises prohibitionnistes de la traite négrière
promulguées en 1794, 1815, 1818, 1827, 1831 — lois prises sous la pression de la

2. Dès 1720, la production sucrière de Saint-Domingue (10 000 t) dépassait celle de la


Jamaïque britannique (9 000 t) et atteignait 80 000 tonnes en 1789. Voir P. Leon (1978),
tome III, Inerties et révolutions, 1730-1840, p. 76.
3. C. Coquery-Vidrovith (1988), tome II, p. 57-69.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 105
au début du XIX e siècle

Grande-Bretagne —, les îles de la Guadeloupe et de la Martinique furent forte-


ment impliquées dans le trafic négrier international du début du XIXe siècle.
Le rôle de ces Antilles françaises, en particulier de la Guadeloupe, dans le tra-
fic négrier international sera traité plus en détail et nous tenterons de cerner les
activités négrières des négociants et colons des Antilles françaises. Ces deux ques-
tions constituent encore des zones d’ombre de la géographie américaine de la
traite, et il convient donc de les signaler aux investigations des historiens comme
des pistes de recherche possibles.
Quelle fut la place de la Guadeloupe dans la traite de cabotage interaméri-
caine et comment se présentaient ses activités sur la côte africaine ?

La Guadeloupe dans la traite interaméricaine


Durant l’occupation anglaise de l’île, entre 1759 et 1763, la Guadeloupe reçut un
très fort contingent de captifs, ce qui donna un vigoureux essor à son économie
de plantation. En quatre ans, 30 000 Africains arrivèrent sur l’île. Au début du
XIXe siècle, la population esclave de l’île était d’environ 95 000 personnes. Selon
les estimations de Philip Curtin, la Guadeloupe aurait reçu 41 000 captifs durant
la première moitié du XIXe siècle, à partir de 18114. Mais depuis les travaux de dif-
férents chercheurs5, dont P. E. Lovevoy6, il est admis que les chiffres de Curtin
devraient être révisés à la hausse.
Selon Serge Daget, entre 1814 et 1831 la France aurait été la plus grosse nation
négrière de toutes, européennes et américaines7. Mais la majorité du trafic fran-
çais se fait en direction de Cuba et de Porto Rico. Sur les 353 navires français
ayant déposé, preuve à l’appui, des Noirs en Amérique8, 117 touchent Cuba et
Porto Rico9, 55 la Guadeloupe, 45 la Martinique, 35 la Guyane, 30 Saint Thomas,
10 le Brésil, et 5 ou 6 les États-Unis d’Amérique.
La Guadeloupe est alimentée non seulement par les négriers français, mais
aussi par la traite internationale interlope. En outre, les négociants armateurs de
la Guadeloupe et de la Martinique, ainsi que les hommes de couleur libres jouent

4. P. Curtin (1969), tableau 77.


5. Parmi lesquels Anstey, Austen, Eltis, Inikori, Stein et bien d’autres.
6. P. E. Lovevoy (1983) et « The volume of the Atlantic slave trade. A synthesis ». Jour-
nal of African History, vol. 23, n˚ 4, Cambridge, Oxford University Press, 1982.
7. F. Renault et S. Daget (1985), p. 139.
8. Au XIXe siècle, 729 navires français, sur les 3 000 négriers de toutes nationalités, étaient
soupçonnables de traite. Voir aussi F. Renault et S. Daget (1985) et le séminaire orga-
nisé par Serge Daget au Département d’histoire de l’Université d’Abidjan, décembre
1985.
9. Les ports de Nuevitas, La Havane, Santiago, à Cuba.
106 Josette Fallope

un rôle important dans la navigation de cabotage à travers l’archipel. Nombreux


sont les navires de ces derniers qui sillonnent la mer Caraïbe colportant produits
et idées10. Déjà en 1804-1805, les capitaines Villaret-Joyeuse de la Martinique et
Ernouf de la Guadeloupe s’élèvent contre l’activité des propriétaires, de couleur,
des navires marchands qui font de l’île de Saint Thomas une base des relations
avec Haïti.

Arrivées et départs, port de Pointe-à-Pitre, du 12 au 31 mars 1818

Pays Ports Arrivée Départ

France Bordeaux 3 6
Nantes 2 2
Le Havre 3 2
Marseille 1 1
TOTAL 9 11
États-Unis Washington 2 1
Boston — 1
Newbury Port 1 —
Newbern 2 —
New London — 1
Plymouth 1 —
Port Land 1 —
Edenton 1 —
TOTAL 8 3
Canada Halifax 1 1
Antilles Sainte-Croix 2 2
Martinique — 3
Îles Turques — 2
Saint Thomas 4 4
Porto Rico — 2
Antigua — 1
Grenade 2 —
Saint-Barthélemy 2 —
TOTAL 10 14
Venezuela Puerto Cabello 3 —
Guyane Demerary — 1
Afrique Sénégal 2 —

TOTAL GÉNÉRAL 33 30

10. L. Sainville (1970), tome II, p. 648.


Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 107
au début du XIX e siècle

Les registres d’état civil des nouveaux citoyens établis à partir de 1848, à
l’abolition de l’esclavage, confirment l’approvisionnement d’origine très variée
des esclaves de la Guadeloupe11. Vingt pour cent de ces nouveaux citoyens de l’île
viennent des environs, autres îles de la Caraïbe et continent : Trinité, Sainte-
Lucie, Martinique, Antigua, Marie-Galante, Saint-Eustache, Saint Thomas,
Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Porto Rico, Brésil, Côte Ferme12.
Comme la plupart des Petites Antilles, la Guadeloupe était donc au cœur
d’un important commerce international sur lequel se greffaient les apports
négriers. Dans le Journal politique et commercial de la Pointe-à-Pitre13, les avis
d’arrivée et de départ des bâtiments au port de Pointe-à-Pitre, sur un peu plus de
quinze jours, confirment cette participation au vaste courant commercial améri-
cain (voir tableau page 106).
Sur les 33 navires qui touchèrent le port de Pointe-à-Pitre durant ces quinze
jours : 9 venaient de France ; 10 des autres îles antillaises ; 11 d’Amérique du
Nord (États-Unis : 10, et Canada : 1) ; 3 de la Côte Ferme. Seulement 2 bâtiments
venaient d’Afrique, du Sénégal précisément : le brick français La Jeune Eliza
(capitaine : P. Desse), arrivé le 12 mars, et la goélette française L’Eliza (capitaine :
Jaftro), arrivée le 16 mars. Ces deux bâtiments déclarèrent être arrivés « sur lest »,
terme convenu pour dissimuler la vraie nature de la cargaison, et tous deux furent
consignés à MM. Lamey et Damblat.
Ces bâtiments importaient, de France, des vins et autres denrées comestibles
comme de l’huile ou du savon, et, des États-Unis, du bois, des essences, de la
farine, du riz, des bœufs, des salaisons. Les produits mentionnés à l’exportation
étaient toujours les denrées coloniales : sirop, sucre, mélasse, rhum, tafia. Les
navires en provenance des îles voisines ou de la Côte Ferme étaient le plus sou-
vent déclarés « sur lest » ou encore transportant des « mulets ». Bien qu’à
l’époque on ait fait commerce de mulets, ce terme désignait aussi les Noirs de
traite14.

11. Registres d’état civil des nouveaux citoyens, 1848-1862, Archives départementales de
la Guadeloupe.
12. Côte nord de l’Amérique du Sud (Venezuela, Colombie).
13. 1819-1831, Archives départementales de la Guadeloupe.
14. Le 12 mars 1818, la goélette danoise Anna Burns (capitaine : John Reed) arriva de
Sainte-Croix avec 54 mulets ; le 17 mars, la goélette américaine Richardson (capitaine :
Byns) arriva de Puerto Cabello avec 60 mulets ; le 24 mars, le navire français Le cour-
rier du moule (capitaine : Carlot) arriva de Bordeaux avec 24 mulets consignés à
Delisle et Corot ; le 25 mars, le brick danois Les trois sœurs (capitaine : Moreau) amena
de Puerto Cabello 35 mulets, consignés à M. Dechavanne ; le 26 mars, le brick fran-
çais La Germaine (capitaine : London) amena toujours de Puerto Cabello 110 mulets.
Soit 283 mulets en quinze jours. (Journal politique et commercial de Pointe-à-Pitre,
op. cit.)
108 Josette Fallope

En 1827, une note du gouverneur de la Guadeloupe au Ministre de la marine


signale que des captifs issus de la traite négrière étaient amenés par des bateaux
corsaires indépendants qui, ayant croisé dans les parages, avaient capturé des
bateaux négriers espagnols ou portugais. Les esclaves étaient alors conduits dans
une île proche comme Saint-Barthélemy, et là « les Noirs étaient vendus au plus
bas prix à des négociants de la Guadeloupe et de Porto Rico qui les introduisaient
ensuite dans les différentes colonies15 ». Ces opérations assuraient de lucratives
spéculations ; de plus, « le gain produit par une spéculation de cette espèce était
bien plus considérable que celui que pouvait offrir une expédition à la côte
d’Afrique et les dangers étaient bien moindres16 ».
Les activités négrières existaient aussi à Marie-Galante, dépendance de la
Guadeloupe. La correspondance officielle y fait état d’une traite très active vers
1830, effectuée par les créoles de Marie-Galante ayant des intérêts dans l’agricul-
ture et le commerce. « Ce trafic se fait ici de la manière la plus impudente », écri-
vait le procureur17.
Plaque tournante du trafic illégal, l’île danoise de Saint Thomas, qui était fré-
quentée par les négriers armateurs français des îles qui y armaient, joua un rôle
majeur dans le commerce négrier interaméricain. Au début du XIXe siècle, cette
île, neutre, était un important foyer de propagande révolutionnaire et, sous Del-
grès, en 1802, elle fut suspectée de fournir des armes aux révoltés de la Guade-
loupe et à ceux de Saint-Domingue. Il est noté dans la correspondance officielle
que, en 1830, une traite se faisait pour le compte de colons français à Saint Tho-
mas, Porto Rico et La Havane, et que « de là on dirigeait les captifs par troupeaux
de 40 à 60 sur la Guadeloupe et la Martinique ».
En ce début de siècle, la Guadeloupe reçut donc et exporta des esclaves. Des
ventes d’esclaves en provenance de la Guadeloupe avaient également lieu à la
Côte Ferme vers 180018, et un important mouvement de ventes clandestines d’es-
claves de la Guadeloupe dans l’île de Porto Rico est signalé vers 1820. Un agent
français de Saint Thomas affirme après enquête qu’en quatre ans, entre 1814 et
1818, environ 2 000 Nègres de la Guadeloupe auraient été conduits à Porto Rico.
Le sieur Joseph Mirre, homme de couleur, propriétaire et capitaine du bateau Le
Dauphin, fut condamné par le tribunal de cour d’appel en 1821 pour avoir trans-

15. Correspondance avec le gouverneur concernant les opérations de traite des Noirs qui
auraient été effectuées dans la colonie (Archives nationales, section outre-mer, Gua-
deloupe, carton 107, dossier 1751. Répression de la traite des Noirs, 1817-1836).
16. Ibid.
17. Lettre de Faure, faisant fonction de procureur du roi à Marie-Galante, à M. le procu-
reur général, 18 novembre 1829 (Archives nationales, Section outre-mer, Guadeloupe,
carton 107, dossier 751, Répression de la traite des Noirs, 1817-1836).
18. Lettre de Lescallier au Ministre de la marine et des colonies, 8 fructidor, an 10 (26 août
1802) (Archives nationales, Colonies C7 A 57, 1802).
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 109
au début du XIX e siècle

porté clandestinement des esclaves noirs à Porto Rico. De même, en 1811, Joseph
Daly, mulâtre libre natif de Montserrat, marin à Pointe-à-Pitre, fut accusé d’y
avoir embarqué plusieurs esclaves en direction de Sainte-Lucie et de Saint-
Vincent19. Ces exportations clandestines entrèrent pour beaucoup dans le cadre
de l’émigration des habitants de la Guadeloupe vers Porto Rico, île espagnole qui,
comme Cuba, connut une importante poussée économique durant la première
moitié du XIXe siècle.
Mais il est davantage entré d’esclaves à la Guadeloupe qu’il n’en est sorti.
Malgré l’adhésion de la France aux principes abolitionnistes, les faits de traite
sont largement attestés à la Guadeloupe au moins jusqu’en 1830-1835, période où
la France commença une politique de répression, après la signature, en 1831 et
1833, des traités de droit de visite avec la Grande-Bretagne20. Avant cela, la traite
était largement pratiquée même si elle comportait des risques. Les colons de la
Guadeloupe ne se contentèrent pas de se livrer au commerce négrier dans la
Caraïbe, mais ils entreprirent, comme ceux de la Martinique, le voyage « en droi-
ture » vers la côte africaine.

Traite sur la côte africaine


Pratiquées déjà par le Brésil et la Nouvelle-Angleterre depuis le XVIIe siècle, les
expéditions américaines sur la côte africaine attirèrent les colons antillais en ce
début du XIXe siècle. Résider outre-Atlantique était un avantage pour les négriers
de la traite, car il valait mieux être sur place pour corrompre les administrateurs
des ports d’accueil. De la préparation du voyage à l’accueil des captifs, tout était
organisé sur place ; la « mise-hors » était moins coûteuse, et la connaissance des
criques isolées pour les débarquements illégaux présentait un avantage certain.
La participation des négriers antillais à la traite atlantique est attestée par les
prises de la Royal Navy. Par exemple, parmi les 34 navires négriers visités ou arrê-
tés par les vaisseaux britanniques sur la côte africaine du 1er février au 22 avril
1822, 12 étaient de nationalité française21, dont 4 de Nantes, 2 du Havre, 2 de la
Martinique, 1 de la Guadeloupe, 1 de Saint-Malo, 1 de Honfleur et 1 de Marseille.
En outre, de 1819 à 1829, 17 bâtiments négriers français étaient traduits devant la
cour de la Sierra Leone ; les lieux de départ de ces navires étaient la Guadeloupe

19. Registres des arrêts criminels de la cour d’appel de la Guadeloupe, Registre n˚ 1,


1803-1823 ; et Archives nationales, Section outre-mer, Guadeloupe, carton 107, dos-
sier 746, Exportations clandestines d’esclaves, 1818-1819.
20. T. Jollivet (1845).
21. 17 navires portugais, 4 espagnols, 1 américain des États-Unis (voir Archives natio-
nales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite des Noirs,
navires étrangers arrêtés pour piraterie, 1845-1870).
110 Josette Fallope

pour 5 navires, Saint Thomas pour 2, Saint-Martin pour 1, Porto Rico pour 1,
Nantes pour 1, Bordeaux pour 122. En 1821, la marine américaine saisit 4 bâti-
ments français, dont 3 de la Guadeloupe, La jeune Eugénie (autrefois La Cathe-
rine), La Daphné, La Mathilde, et de la Martinique, L’Eliza.
Les organisateurs antillais de la traite africaine étaient notamment composés
de colons négociants armateurs de la Guadeloupe, de la Martinique ou de
Cayenne. Ce sont souvent les mêmes noms qui reviennent dans la description des
prises par la croisière anglaise : les Rancé, Segond, Ferrand, Ruillier, Ferlande,
Lafosse pour la Guadeloupe ; les Lalanne, Labouret, Baronnette… pour la Mar-
tinique23.
Un observateur de la Guadeloupe donne des informations sur les modalités
de constitution du capital de l’entreprise. Pour chaque expédition, on formait une
association regroupant un certain nombre d’actionnaires : chacun souscrivait la
somme qu’il voulait risquer et en retirait un bénéfice proportionnel. L’affaire
était remise entre les mains des chefs armateurs. Le navire était estimé avant son
départ pour la traite et, à son retour, il était vendu immédiatement aux enchères.
A chaque nouvelle expédition, il était facile de créer une nouvelle compagnie
d’actionnaires : « C’est ainsi qu’on rendait le fonds des entreprises inépui-
sable24. »
C’était les mêmes négociants armateurs du trafic des Caraïbes qui entrepre-
naient le grand voyage. L’armateur Paul Segond s’occupait aussi bien du com-
merce de marchandises, de la traite interaméricaine que de la traite atlantique. En
1829, il obtint du ministre une autorisation pour introduire 171 esclaves de l’île
Saint-Martin à la Guadeloupe. Selon la Gazette de Sierra Leone, parmi les
7 navires français visités vers le Cap Monte en 1822 par le croiseur anglais Le
Snapper pour fait de traite, 2 venaient de la Guadeloupe : L.Y.M. (capitaine :
Segond) et La Mathilde (capitaine : Segond)25. Une correspondance de la Gua-
deloupe, datée du 13 décembre 1820 et adressée à Londres, précise : « Tous les

22. Ibid.
23. Questions relatives à l’étendue du droit de visite, 1815-1830, Archives nationales, Sec-
tion outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1340 ; Répression de la traite des
Noirs, 1818-1832, Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166,
dossier 1342 ; et Publications sur la traite des Noirs, Chambre des Pairs de France, ses-
sions de 1821 à 1826.
24. Lettre de la Guadeloupe, 13 décembre 1820, extrait de De l’état actuel de la traite des
Noirs, Bureau de la Chambre des Communes d’Angleterre, Londres, 1821, dans
Publications sur la traite des Noirs, op. cit. Les investissements seraient légers : pas plus
de 600 dollars pour chaque navire, beaucoup moins cher que pour une opération
légale taxée à 5 %.
25. Lettre du baron Séguier, Ministre des affaires étrangères, au consul général de France
en Angleterre, Londres, 26 mars 1822, Archives nationales, Section outre-mer, Géné-
ralités, carton 166, dossier 1338, Traite des Noirs.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 111
au début du XIX e siècle

navires que je vous ai cités comme appartenant à MM. Segond ont été frétés de
nouveau et mis à la voile pour l’Afrique en février dernier, d’où quelque temps
après tous étaient de retour sauf le brick Le Fox26. »
Les navires utilisés par les négriers antillais étaient de faible tonnage.
C’étaient des goélettes, bricks, schooners, sloops, de 50 à 150 tonneaux de jauge.
Ces petits bateaux étaient probablement les mêmes que ceux utilisés pour le com-
merce intercaraïbe. La goélette L’églantine, jaugeant 51 tonneaux et appartenant
à M. Dormoy, fut soupçonnée en 1833 d’avoir introduit des captifs de traite à la
Guadeloupe27. Ces petits tonnages présentaient certains avantages : leur carène
étant affinée, ils étaient plus rapides et pouvaient se cacher aisément. En cela ils
correspondaient à la tendance générale de l’époque28. Ils étaient construits à
Nantes, ou de préférence aux États-Unis29, mais certains étaient de construction
guadeloupéenne : en 1820, selon un informateur, les planteurs de Sainte-Anne
auraient équipé une goélette ayant été construite à Sainte-Rose et faisant voile de
là vers l’Afrique30.
Les bateaux étaient armés à la Guadeloupe même, ou à la Martinique, selon
la meilleure opportunité31. L’arsenal public de Pointe-à-Pitre fournissait à l’oc-
casion armes et munitions. D’autres lieux d’armement existaient : l’île hollandaise
de Saint-Eustache et surtout l’île danoise de Saint Thomas, qui, en raison de son
port franc, offrait aux négriers des marchandises à bon prix : fusils, coutelas,
barils de poudre, pots de fer, verrous, cadenas, pierres à fusil, rhum, tissus, etc.
En outre, avec la complicité rémunérée des autorités locales, les négriers pou-
vaient y acheter des papiers de bord falsifiés ou une fausse nationalité, ce qui leur
permettait d’échapper aux croiseurs chargés de la répression32. Les lieux d’arme-

26. Lettres de la Guadeloupe, Bureau de la Chambre des Communes d’Angleterre, dans


Publications sur la traite des Noirs, op. cit.
27. En 1825 Les deux sœurs de la Martinique (41 tonneaux), armé par Hippolyte Dela-
roche, est pris avec, à son bord, 132 esclaves dans le port des îles de Loss. Le cutter
Le colibri (49 tonneaux), propriétaire : Jacques Lalanne de Saint-Pierre, est détenu à
Gorée en 1825 pour fait de traite. Voir Publications sur la traite des Noirs, op. cit.
28. J. Vidalenc (1969), tome I, p. 197-229, et L. Vignols (1928).
29. Les schooners La fauvette et La fortune (respectivement 36 et 40 tonneaux), captu-
rés sur la côte de la Maniguette en 1824 et appartenant à des armateurs négociants de
Basse-Terre, Guadeloupe (Lavon et Ancelin fils) et de Saint-Pierre, Martinique
(F. Lemoine), étaient de construction américaine. Extrait de La Gazette de Sierra
Leone, 22 octobre 1825, dans Publications sur la traite des Noirs, op. cit.
30. Idem.
31. En 1829, le consul général de France, à La Havane, signala un armement fait à la Gua-
deloupe d’un brick battant pavillon hollandais. Lettre du 10 avril 1829 au Ministre de
la marine et des colonies, Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, car-
ton 166, dossier 1342, Répression de la traite des Noirs. Correspondance avec les
agents consulaires, 1818-1832.
32. F. Renault et S. Daget (1985), p. 137.
112 Josette Fallope

ment de 13 des 17 bâtiments français traduits devant la cour de Sierra Leone entre
1819 et 1829 sont : Saint Thomas pour 10 navires ; la Guadeloupe, 2 ; et Saint-
Eustache, 133.
L’équipage était recruté sur place. Le capitaine pouvait être le propriétaire du
bateau ou un proche parent34, ou un ancien marin homme de couleur libre. Il
semblerait que certains hommes de couleur, commandants ou capitaines, étaient
plus engagés dans les activités négrières de la Caraïbe que dans la traite sur la côte
africaine. Néanmoins, Léonard Sainville signale que des documents relatifs aux
établissements du Sénégal témoigneraient de l’attirance des hommes de couleur
libres pour la navigation transatlantique et de leur participation à la traite clan-
destine des Noirs35. Les marins de ces navires, armés aux Antilles, étaient com-
posés de gens de couleur libres et d’esclaves. Pour ce commerce sur la côte afri-
caine, les marins de la Guadeloupe touchaient de 25 à 30 dollars par mois ;
certains, à leur retour à Pointe-à-Pitre touchaient jusqu’à 200 dollars pour la
totalité du voyage36. Vu la petitesse des navires, l’équipage était réduit à une
dizaine d’hommes37.
En Afrique, les négriers antillais se hasardaient peu à la traite de cueillette ;
ils fréquentaient directement les grands foyers de traite existant en ce début du
XIXe siècle, comme le Sénégal, Gallinas, Bonny et Vieux Calabar, où ils furent sur-
pris par les bateaux chargés de la répression.
Le Sénégal, zone privilégiée du commerce négrier français depuis la fin du
XVIIe siècle, connut une réactivation de l’activité négrière au début du XIXe siècle.
Le Journal politique et commercial de Pointe-à-Pitre fait état de plusieurs arrivées
de bâtiments en provenance du Sénégal, tous déclarés arrivés « sur lest » :
• le 12 octobre 1817 arriva de Gorée la goélette La jeune Laure (capitaine :
Laîné), sur lest ;
• le 12 novembre 1817 arriva du Sénégal la goélette Le sylphe (152 tonneaux,

33. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite
des Noirs.
34. Dormoy, propriétaire de L’églantine de Basse-Terre, fut surpris commandant un brick
avec 236 captifs à son bord.
35. L. Sainville (1970), tome II, p. 648. On trouve, dans les Registres de la cour d’appel
de la Guadeloupe, des condamnations infligées à des hommes de couleur coupables
de s’être livrés à la traite des Noirs. Léon Giraud, ancien marin, domicilié à Marie-
Galante, fut ainsi condamné à six ans de bannissement et à 40 800 F d’amende par la
Cour d’assises de Basse-Terre, le 5 février 1830, ainsi que les sieurs Léopold Germain
et J.-B. Feraly.
36. Lettre de Pointe-à-Pitre, 18 novembre 1820. Dans : Publications sur la traite des Noirs,
op. cit.
37. Arrêtés en 1824 sur la côte africaine en provenance de la Martinique, le cutter Le coli-
bri (49 tonneaux) avait 12 hommes d’équipage ; le brick Les deux sœurs (41 ton-
neaux), 9 hommes. Ibid.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 113
au début du XIX e siècle

capitaine : Bréant), sur lest ; le navire était consigné à M. de Rancé ; il repar-


tit le 3 décembre pour le Sénégal ;
• le 12 décembre 1817, la brick-goélette La dorade (175 tonneaux, capitaine :
Gassies) arriva de Gorée sur lest ; elle était consignée à MM. Lammey et
Damblat ;
• le 12 mars 1818, le brick français La jeune Eliza (capitaine : P. Desse) arriva
du Sénégal sur lest ; il était consigné à MM. Lammey et Damblat ;
• le 16 mars 1818 arriva du Sénégal sur lest la goélette française L’Eliza (capi-
taine : Jaftro), consignée à MM. Lammey et Damblat ;
• le 25 avril 1818 arriva du Sénégal la goélette Le sylphe (capitaine : Bréant), sur
lest, consignée à M. Rival ; elle aurait mis près de cinq mois pour accomplir
son périple38 ;
• entre le 27 mai et le 3 juin 1818 fut publié l’avis de départ de L’Eliza (capi-
taine : Bourgeois) pour le Sénégal.
Les correspondances officielles signalent en effet pour cette période qu’une traite
active existait au Sénégal, en particulier à Gorée et à Rufisque. Cette traite était
assurée par l’entremise des habitants de Gorée et des Maures, portiers du fleuve
Sénégal : le chef maure Amar aurait fourni, en 1818, 150 esclaves enfants, garçons
et filles, à une goélette espagnole mouillée à Gorée39.
A sept jours de Gorée se trouve Gallinas, sur la partie ouest de la côte de la
Maniguette, ou côte des Graines, entre l’île Sherbro et le Cap-Monte. Lieu
modestement fréquenté par les négriers au XVIIIe siècle, Gallinas devint au début
du XIXe siècle un célèbre marché d’esclaves. Théodore Canot le désigne comme
un « établissement princier » et le « cœur du commerce des esclaves »40. Entou-
rée d’innombrables îlots spongieux, sa situation sur une côte basse, marécageuse
et à la barre très dangereuse, en faisait le repaire désigné de la traite pour négriers
audacieux et traitants hors la loi. Malgré la proximité du Libéria, terre de liberté,
et de la Sierra Leone, siège de la croisière répressive britannique, Gallinas fut l’un
des plus gros centres de livraison de captifs de toute la côte occidentale. Elle
fournissait, nous dit Canot, des dizaines de milliers de captifs par an. C’était le
débouché des principales routes qui pénétraient à l’intérieur de l’Afrique par le
Fouta-Djalon. C’est là qu’étaient conduits la plupart des esclaves capturés entre
le pays foulah et le Cap-Patmor41. Canot parle de Gallinas comme d’une « arai-
gnée », car elle avait des succursales dans toute la région environnante. Il y avait,
à Sherbro, Cap-Mount, Mana Rock et Digby, des factoreries, ainsi que des dépôts

38. Le sylphe de la Guadeloupe fut capturé en février 1819 par la marine anglaise et son
capitaine jugé à l’île Maurice.
39. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1347, Cor-
respondance avec le Ministre des affaires étrangères, 1817-1837.
40. T. Canot (1989), p. 222
41. Voir Publications sur la traite des Noirs, op. cit.
114 Josette Fallope

d’esclaves appartenant aux traitants de Gallinas, où régnaient une forte concur-


rence et des rivalités entre courtiers. Fréquentée par les négriers internationaux,
Gallinas l’était aussi par les négriers des Antilles que la croisière anglaise y sur-
prenait. Il en était de même aux îles de Loss, à Sherbro et à Mana Rock. En 1822,
Le Thomas de la Martinique et La coquette de la Guadeloupe furent capturés à
Gallinas42.
Ici, l’activité négrière était bien organisée puisque des contrats étaient signés
avec les courtiers pour les livraisons à terme. Le schooner La fortune de Saint-
Pierre, à la Martinique, eut en 1825 une cargaison prête à Mana Rock43. Il semble
par ailleurs que les négriers antillais participaient dans la région à un commerce
de cabotage en achetant dans une factorerie des esclaves qu’ils revendaient à une
autre : le schooner La fauvette (36 tonneaux), armé par des négociants de Basse-
Terre, livrait, en 1825, 93 esclaves à James Tucker, l’un des grands courtiers de
l’endroit44. Le brick L’Adèle, qui n’était pas conçu pour transporter des esclaves,
en acheta cependant pour les vendre à d’autres bricks : une correspondance note
qu’en février 1825 il avait déjà enlevé 13 esclaves des environs de Mesurado et 100
du Cap-Monte45.
A l’est du delta du Niger, la demande négrière ainsi que la livraison de cap-
tifs furent importantes au début du XIXe siècle. La rivière Bonny et le Vieux Cala-
bar, sur la Cross River, étaient des sites très privilégiés par les négriers de
l’époque46 et étaient dans la zone que Curtin considère comme le véritable centre
de la traite du XIXe siècle : entre Popo et Douala. Fin 1818, Le sylphe était men-
tionné comme ayant effectué son chargement de Noirs pour la Guadeloupe à la
rivière Bonny. La croisière britannique captura en août 1821, au Vieux Calabar,
1 navire de la Martinique et 1 de Cayenne ; fin 1821 furent capturés à la rivière
Bonny 8 navires français, dont 2 de la Guadeloupe et 2 de la Martinique. Le
29 janvier 1829 fut arrêtée, à la station anglaise de Fernando Po, la goélette de
Pointe-à-Pitre La coquette (capitaine : Vincent), venant de la rivière du Vieux
Calabar, où il avait chargé plus de 200 captifs47.
Fin 1820, 4 navires appartenant à des armateurs de la Guadeloupe chargèrent
dans la région. L’Adèle Aimée (capitaine : Bouffier) opérait au Vieux Calabar pen-

42. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite
des Noirs.
43. Extrait de La Gazette de Sierra Leone, 2 octobre 1825. Publications sur la traite des
Noirs, op. cit.
44. Idem.
45. Traite des Noirs, correspondance et renseignements divers, 1825. Dans : Publications
sur la traite des Noirs, op. cit.
46. P. Curtin et J. Vansina (1964), p. 185-208, et S. Daget. « Tactiques, stratégies et effets
du droit de visite ». Dans : De la traite à l’esclavage…, op. cit., tome II, p. 355.
47. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite
des Noirs.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 115
au début du XIX e siècle

dant que L’Atalante, L’Eugénie et Le fox étaient à la rivière Bonny. Ces quatre
bâtiments appartenaient aux négociants armateurs Segond et Rancé. L’Adèle
Aimée arriva à la Guadeloupe, le 29 octobre, avec 209 captifs, 8 sont morts pen-
dant la traversée. Au Vieux Calabar, l’autorité principale du lieu, Duke Ephraïm,
fournit des esclaves à L’Adèle Aimée pour 28 à 35 barres par tête. Il aurait en outre
envoyé à bord de ce navire un enfant de ses parents avec un domestique pour le
servir, afin de le faire élever à la Guadeloupe. La goélette L’Atalante arriva le
3 novembre avec 197 captifs sur les 210 embarqués. Ces deux navires vendirent
leur cargaison à Saint-François. L’Eugénie arriva le 18 novembre et vendit à
Capesterre sa cargaison, elle fut cédée le 22 à Pointe-à-Pitre. Quant au brigantin
Le fox, il arriva à la Guadeloupe le 13 décembre, après une absence d’un an. A
Bonny, Le fox laissa 28 navires de toutes nationalités qui attendaient leur char-
gement d’esclaves. L’approvisionnement fut opéré et centralisé par le roi Pepper,
du lignage Opoubo, qui exerçait son monopole en interdisant au peuple de four-
nir des captifs48. Le roi Pepper tirait ses captifs igbo de l’intérieur du pays et les
vendait petit à petit, ce qui retint Le fox longtemps sur la côte49. Le fox arriva avec
294 captifs sur les 328 embarqués, 28 étaient morts pendant le voyage, dont cer-
tains se seraient jetés à la mer pour retrouver leur pays50. Tous furent vendus à
Port-Louis.

Au terme de cette étude nous pouvons dire que, malgré tous les risques qu’il
encourait, le commerce négrier du début du XIXe siècle était bel et bien florissant
à la Guadeloupe, au point d’avoir suscité chez les négociants antillais des intérêts
dans le voyage en Afrique, qui se superposait à leur négoce dans le bassin de la
Caraïbe. Cela était favorisé par les autorités locales, les gouverneurs et, en l’oc-
currence, par les douaniers qui acceptaient, contre des gratifications, de fermer les
yeux sur ces activités illégales. Il est vrai que certains furent destitués pour avoir
collaboré avec les négriers. Ainsi, le receveur de Port-Louis fut destitué en 1818
pour avoir favorisé, contre 400 moëdes, un débarquement frauduleux de Noirs
de traite sur le sol de Grande-Terre. Mais dans le même temps, en 1822, trois
négociants de Pointe-à-Pitre accusés d’avoir introduit des Noirs de la côte
d’Afrique furent acquittés51.
Les profits tirés de ce trafic étaient naturellement avantageux. Un captif
acheté 200 à 300 francs au Sénégal était vendu entre 1 400 à 2 000 francs52 aux

48. F. Renault et S. Daget (1985), p. 140.


49. La tentative monopolistique du roi de Bonny ne résista pas longtemps à la pression
populaire, nous dit Serge Daget.
50. Publications sur la traite des Noirs, op. cit.
51. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 107, dossier 751, Répres-
sion de la traite des Noirs.
52. Idem et J. Vidalenc. « La traite négrière en France sous la Restauration... », op. cit.
116 Josette Fallope

Antilles. En 1820, la cargaison de Noirs d’un navire capturé par un corsaire était
vendue 40 dollars par tête dans l’île des Keys, voisine de Saint Thomas, et 85 dol-
lars à la Martinique. La vente des captifs de La belle Aimée et du Fox en 1821 se
fit en moyenne à 3 000 livres de France par tête ou 150 livres sterling ; pourtant,
parmi ces captifs, se trouvaient un grand nombre d’enfants des deux sexes. « La
manière dont on introduit actuellement les esclaves à la Guadeloupe, écrit un
observateur, est beaucoup plus favorable aux intérêts des négriers que ne le serait
une introduction permise par les lois. » Cet intérêt pour la traite négrière se situe
dans la logique du développement de l’économie sucrière des Antilles françaises
sous la Restauration, afin de remplacer la production sucrière de Saint-
Domingue. Sucre et esclaves sont les symboles de « l’âge d’or » qui caractérise
l’économie de plantation de ces Antilles au début du siècle. La période 1816-1835
correspond à une poussée importante de l’économie sucrière de la Guadeloupe,
dont la production passa de 11 300 à 36 335 tonnes. Après 1835, la conjoncture
fut à la baisse et la répression française de la traite négrière se fit plus efficace.

Bibliographie
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quant en or et en esclaves, 1820-1840. Paris, Phébus, 1989.
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1969.
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VIGNOLS, L. « Une expédition négrière en 1821 d’après son registre de bord ». Revue de
l’histoire des colonies françaises (Paris), mai-juin 1928.
3. Afrique-Amériques :
influences réciproques
Les Amériques africaines,
les chemins du retour
Nina S. Friedemann

Dans de nombreux pays du continent américain, jusqu’à une date récente encore
il était impossible aux descendants de la diaspora de reconnaître, dans le cadre du
processus de construction de l’identité historique nationale et ethnique, l’Afrique
comme le berceau de leurs ancêtres. L’ignorance de l’histoire et des droits des des-
cendants des Africains en Amérique a été une partie du scénario des processus
socioculturels dans la définition des nationalités. En outre, le métissage a été pré-
senté comme une panacée égalitaire pour les nouveaux citoyens. A la taxinomie
socio-ethnique complexe qui avait façonné les relations sociales depuis le
XVIe siècle on substitua un système simple, celui d’un continuum avec, à l’une de
ses extrémités, les Noirs et les aborigènes américains et, à l’autre, l’idéal du phé-
notype blanc vers lequel tend le métis. Les principes constitutifs de la nationalité,
exprimés par la devise « une seule langue, une seule religion et une seule race1 »,
renvoyaient au castillan, au catholicisme et à leurs représentants blancs. Les
Indiens et les Noirs empruntaient les chemins de l’homogénéisation menant à
une culture exempte de toute imprégnation indienne ou négro-africaine.

Les chemins de l’homogénéisation


Au cours de la colonisation, le métissage dans les villes et les villages alla bon
train. Plus on était blanc, plus on obtenait des avantages et des privilèges. Il
était préférable d’être métis plutôt que noir, même si on était méprisé par les
Blancs. Aussi se constitua-t-il, parmi les sang-mêlé, une hiérarchie liée au degré

1. Devise inscrite au fronton de l’Academia colombiana de la lengua, à Bogota, Colom-


bie.
120 Nina S. Friedemann

de pigmentation de la peau, qui s’exprima en termes de castas, puis de classes


sociales2.
Le mot casta désignait la tribu ou le lieu d’origine des esclaves ; les Noirs, par
exemple, appartenaient à la casta kongo, biafra ou fon. Le terme bozales, quant à
lui, désignait les esclaves arrivés depuis peu d’Afrique, et qui avaient apporté
avec eux leur(s) langue(s) maternelle(s). Au fil des ans, ce mot prit une connota-
tion péjorative, et qualifia ceux qui n’étaient pas blancs et les métis. Paradoxale-
ment, au XVIIIe siècle, les castas se servirent de ce mot pour revendiquer un statut
socio-économique dans le contexte de la domination blanche espagnole. Appa-
rurent alors les mulatos, zambos, tercerones, cuarterones, quinterones, tente en el
aire et saltatrás, ainsi dénommés selon qu’ils se rapprochaient plus ou moins du
phénotype blanc.
Au XIXe siècle, l’abolition de l’esclavage des Africains et de leurs descendants
fut présentée comme ouvrant la voie à l’égalité autrefois niée. Le métissage fut
alors exalté comme une conquête démocratique, accentuant par là la fuite du
Noir vers le Blanc. Dans certains pays d’Amérique latine et des Caraïbes, ce pro-
cessus favorisa la méconnaissance de la diversité et des droits attachés à l’identité
culturelle et historique des descendants de la diaspora africaine3.
Au XXe siècle, alors que des intellectuels des Caraïbes, des États-Unis d’Amé-
rique et d’Afrique lançaient des mouvements d’avant-garde comme Exode vers
l’Afrique, Pouvoir noir ou Négritude, des pays d’Amérique latine s’employaient
à créer une conscience américaniste fondée sur la notion d’authenticité. Nourries
de réflexions scientifiques et esthétiques venues d’Europe sur le « bon sauvage »,
les élites intellectuelles exaltaient le personnage de l’Indien. L’exclusion de l’Afro-
Américain contribua à masquer la part qui était la sienne dans la construction des
Amériques, et, pour conclure, la revendication d’un américanisme sans les
Noirs4.

La réintégration ethnique
Quelle qu’elle soit, la réflexion sur les chemins du retour à l’Afrique que les
membres de la diaspora africaine en Amérique auraient pris ou auraient pu prendre
doit tenir compte de la résistance culturelle et du processus de réintégration eth-
nique des Africains dès leur arrivée en Amérique : les soulèvements à l’origine
des palenques, cumbes, mambises, quilombos ou sociétés cimarronnes, qui virent
le jour en différents points du continent et qui témoignaient de l’affermissement
d’une solidarité africaine, s’exprimaient activement et passivement. Alors que les

2. J. Uribe (1963) et P. Wade (1991).


3. N. S. Friedemann (1991) et A. Dzidzienyo (1971).
4. N. S. Friedemann et J. Arocha (1986).
Les Amériques africaines, les chemins du retour 121

sociétés cimarronnes vivaient une réintégration active dans des régions de maré-
cages, de bois et de forêts humides, les Africains qui travaillaient dans les hacien-
das, les plantations, les mines et les villes vivaient de manière plus passive et dis-
simulaient leurs valeurs éthiques et esthétiques, ainsi que leurs sentiments et leurs
dissentiments. En témoignent les organisations de Noirs, ou cabildos, qui consti-
tuaient de véritables refuges de l’africanité dans les villes coloniales5.
Avec l’avènement des nouvelles républiques à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe, les mirages de l’égalité socio-raciale gelèrent provisoirement les manifes-
tations d’ethnicité. Le phénomène était plus aigu dans les pays d’Amérique du
Sud, dans la mesure où la majorité des descendants d’Africains se trouvaient
démunis face aux institutions des nouvelles nations, après l’abolition de l’escla-
vage. Si une classe d’intellectuels avait pu se constituer au sein de la communauté
afro-américaine, tenue à l’écart de l’enseignement scolaire dans lequel, en tout
état de cause, l’Afrique en tant qu’entité géographique, sociale et politique était
ignorée, les autres membres de la société étaient privés d’informations de pre-
mière main sur le continent et ses habitants.
Ainsi, la conscience qu’avaient de l’Afrique les sociétés noires ne s’exprimait
que dans la création littéraire, les traditions orales, le rituel, la gestuelle et la sym-
bolique, ainsi que dans l’imprégnation génétique et culturelle de vastes régions :
la côte caraïbe colombienne, panaméenne et vénézuélienne, le littoral de la
Colombie, de l’Équateur et du Pérou, le long de l’océan Pacifique, la Bolivie dans
les Andes, l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay et le Chili dans le cône sud du
continent, et le Brésil. Par ailleurs, l’information sur les mouvements panafrica-
nistes aux États-Unis et aux Antilles étant diffusée en anglais et en français, l’iso-
lement de la diaspora africaine d’Amérique du Sud6 en fut accentué7.

Les chemins de la rencontre


La recherche des chemins à emprunter pour se rapprocher de l’Afrique est une
démarche qui, dans les pays d’Amérique du Sud de langue espagnole et au Bré-
sil, eut notamment pour objectif l’affirmation de l’identité afro-américaine. La

5. N. S. Friedemann (1988) et F. Ortiz (1984).


6. N. E. Whitten et A. Torres (1992), p.19, présentent les pourcentages suivants de peu-
plement de la diaspora afro-américaine d’Amérique du Sud. Les chiffres indiquent des
minima et des maxima dans le recensement total des habitants de chaque pays : Bré-
sil : min. 5,9 %, max. 33 % ; Colombie : min. 12,1 %, max. 21 % ; Pérou : min. 6 %,
max. 9,7 % ; Venezuela : min. 9 %, max. 10 % ; Équateur : min. 5 %, max. 10 % ; Boli-
vie : min. 2 %, max. 2 % ; Paraguay : min. 3,5 %, max. 3,5 % ; Uruguay : min. 1,2 %,
max. 1,2 % ; Chili : zéro ; Argentine : zéro.
7. E. Larkin (1980).
122 Nina S. Friedemann

rencontre, en tant que partie intégrante du retour, suppose la diffusion au niveau


local, national et international de l’apport des groupes d’ascendance africaine à la
culture et à l’évolution de la société humaine.
L’étude des migrations à travers l’Atlantique8 et de l’évolution intervenue
dans le temps et l’espace est un moyen de rapprocher l’Afrique et l’Amérique
africaine. Des maladies9 et des plantes originaires d’Amérique ont été les prota-
gonistes de rencontres historiques et ont contribué aussi bien à la vie qu’à la mort
d’êtres humains dans le monde africain.
Le manioc amer (Manihot esculenta), apporté du Brésil au royaume du
Kongo par les Portugais entre 1600 et 162410, et initialement consommé par des
Blancs étrangers, devint, au bout de quelques années, la base de l’agriculture, de
l’alimentation et de la cuisine africaines. Ce fut aussi le cas de l’arachide (Arachis
hypogea L.), appelée mani, mot issu du taïne, connue en aztèque sous le nom de
cacahuete et en quichua d’inchis, et, qui, au royaume du Kongo, entrait dans la
composition d’un mets spécial en association avec des feuilles de manioc pilées,
ce qui constituait un usage culinaire peu connu en Amérique11. Une autre plante
authentiquement américaine, le grand tabac (Nicotina tabacum), qui se subdivise
en une dizaine d’espèces distinctes utilisées comme stupéfiants, médicaments et
dans les rituels — tabac à chiquer, tabac à priser ou tabac à boire —, fut exportée
d’Amérique en 1519 et, dès 1668, était citée comme faisant partie des feuilles qui
provoquaient un véritable engouement au royaume du Kongo12. Tout cela, fina-
lement, ne constitue qu’un maigre échantillon du legs américain résultant de la
rencontre de mondes et fait partie d’une histoire amplement documentée ne don-
nant pas lieu à controverses.
Il en va différemment en ce qui concerne l’origine de l’agriculture en Amé-
rique. L’hypothèse qui fait une place à l’Afrique s’écarte de celle qui pose l’exis-
tence de quatre grands centres d’invention indépendants : la vallée de Tehuacán
au Mexique, le callejón de Huaylas au Pérou, la plaine de la côte caraïbe et le
cours moyen de l’Amazone, en Amérique du Sud, ainsi que la région forestière
de l’est, en Amérique du Nord. Selon l’hypothèse défendue par l’archéologue
Donald Lathrap (1977), les processus de domestication des végétaux, comme

8. E. M’Bokolo (1992).
9. La présence de la syphilis dans la rencontre des mondes fait l’objet de trois hypo-
thèses : 1) la syphilis apparut dans les Amériques et fut transportée en Europe en 1493
par des marins de Christophe Colomb ; 2) la syphilis existait en Europe avant le
voyage de Christophe Colomb, mais était dissimulée par la lèpre ; 3) la syphilis était
présente chez certaines populations humaines tant de l’Ancien que du Nouveau
Monde, à l’époque du voyage de Christophe Colomb (B. J. Baker et G. J. Armelagos,
1988, p. 703-737).
10. T. Obenga (1992).
11. Ibid.
12. Dapper, dans : T. Obenga (1992).
Les Amériques africaines, les chemins du retour 123

d’autres survenus dans l’Ancien Monde, sont issus d’un modèle d’expérimenta-
tion unique datant de l’époque néolithique et élaboré en Afrique, il y a 40 000 ans,
par les représentants des cultures du sangoen et du lupembien13.
D. Lathrap rompt avec les courants qui se sont intéressés aux régions semi-
arides d’Asie mineure, d’Amérique centrale et du Pérou, et au rôle des semences
de blé et de maïs. Il entreprit, pour sa part, d’étudier, d’un coté, les populations
des forêts tropicales d’Afrique et d’Amérique du Sud et, de l’autre, des trans-
plants et des plantes, comme la gourde bouteille (Lagenaria siceraria) et le coton-
nier, les molènes utilisées pour la pêche et, enfin, le manioc. Cette démarche
implique que la forêt amazonienne a été peuplée précocement, ce qui ne saurait
être nié14. L’explication la plus sérieuse et la plus proche de la réalité que l’on
puisse donner de la présence actuelle de groupes de chasseurs-cueilleurs qui peu-
plent la forêt est leur expulsion des rives surpeuplées de l’Amazone15.
Selon D. Lathrap, il se peut qu’un groupe de pêcheurs ait accosté sur la côte
septentrionale du Brésil il y a plus de 12 000 ans. Entraînés par des courants
marins loin de la côte occidentale de l’Afrique, ils seraient arrivés à un point situé
entre Recife et l’embouchure de l’Amazone. Voyageaient-ils sur des radeaux ou
des canoës ? Emportaient-ils avec eux des filets et des semences, à moins que ces
dernières n’aient été utilisées par des populations vivant sur le littoral américain ?
L’hypothèse de la migration africaine précoce est confortée par les datations
de plus en plus nombreuses attestant de l’ancienneté du peuplement du continent.
Une date très importante est celle du site de Pedra Furada : 32 000 ans. Sur ce site
du nord-est du Brésil, on a mis au jour des couteaux, des grattoirs et des éclats de
quartz et de quartzite16. Le défi devrait consister, pour l’archéologie, à reconsti-
tuer la route qu’ont pu emprunter jusqu’au cours moyen de l’Amazone les
graines de gourdes bouteilles.

La gourde bouteille
La gourde bouteille, plante grimpante à fleurs blanches appelée Lagenaria sice-
raria, est un des éléments clés de l’hypothèse formulée par D. Lathrap. Domes-
tiquée très tôt, cette plante n’a pu se reproduire hors d’Afrique sans l’aide de
l’homme. Encore verts, ses fruits peuvent servir d’ustensiles jetables ; secs, ils ser-
vent de récipients pour aliments et substances sacrées, d’instruments de musique,
de jouets et, plus important, de flotteurs soutenant les filets de pêche. Le fait que
différentes variétés de gourdes continuent d’occuper, aujourd’hui encore, une

13. T. Shaw (1972).


14. G. I. Ardila (1992), communication privée.
15. Idem.
16. N. Guidon et G. Delibrias (1986).
124 Nina S. Friedemann

place prééminente dans la production artisanale et dans le symbolisme des


cultures les plus diverses, tant en Amérique qu’en Mélanésie, en Asie de l’Est
qu’en Afrique, donne à penser que cette plante a joué un rôle de premier plan
dans le développement de l’agriculture. Outre qu’elle est très dispersée géogra-
phiquement, elle est également très ancienne.
L’hypothèse de D. Lathrap repose sur trois faits : premièrement, « l’utilisa-
tion par l’homme de plantes utiles en tant qu’objets et auxiliaires de pêche a com-
mencé il y a quelque 40 000 ans avec la culture de la gourde bouteille (Lagenaria
siceraria)17 » ; deuxièmement, des fragments de fruits de gourde séchés, très
anciens, ont été découverts presque simultanément en Asie et en Amérique ;
enfin, en Amérique du Sud, ce sont les expériences de culture de plantes dans le
« jardin », lopin de terre jouxtant les maisons des premiers pêcheurs sédentaires
des zones tropicales humides, qui ont créé les conditions qui allaient donner
naissance au néolithique. En effet, dans ces jardins furent cultivées en premier lieu
des plantes comme la gourde, le cotonnier (Gossipium barbadense) et les molènes
des genres Lonchocarpus et Tephrosia, qui servaient à fabriquer des flotteurs pour
filets de pêche, les filets eux-mêmes, ainsi que des substances ayant pour pro-
priété de paralyser le poisson et de faciliter sa prise.
Les éléments rassemblés par D. Lathrap semblent indiquer que toutes ces
plantes ont été domestiquées en Afrique18. En outre, les recherches effectuées de
nos jours dans la région de l’Amazonie montrent que la gourde, le cotonnier et
la molène occupent une place de choix dans les jardins entourant un grand
nombre d’habitations de cette région19. Par ailleurs, la profusion des espèces qui
y sont cultivées a appelé l’attention des botanistes. D. Lathrap s’appuie enfin sur
l’étude historique de la portée et de la solidité des relations commerciales qui, du
fait des carences de chacune des régions, ont été établies entre l’Amazonie et le
bassin de l’Orénoque, les côtes du Pérou et la plaine le long de la côte caraïbe20.
La Lagenaria siceraria, plus ancienne découverte effectuée en Amérique du
Sud, a été trouvée dans la grotte de Pikimachay, dans la vallée d’Ayacucho. Elle
date de 11 000 ans. Une autre, mise au jour près de Lima, est vieille de 6 000 à
5 000 ans. En Thaïlande, des fouilles menées dans la grotte des Esprits ont prouvé
que la gourde s’y cultivait il y a 10 000 ans. Une datation analogue a été faite à
l’occasion de découvertes opérées au Mexique, dans la Sierra Madre (État de
Tamaulipas), ainsi que dans la vallée de Tehuacán et à Oaxaca.
Outre les questions posées par la répartition géographique de la gourde bou-
teille, l’ancienneté de sa culture et son utilisation croissante, la question la plus
obsédante concerne son origine. Selon D. Lathrap : « Bien que les deux genres

17. J. G. Marcos (1988), p. 148.


18. Idem.
19. Idem, et N. S. Friedemann et J. Arocha (1985), p. 33.
20. N. S. Friedemann et J. Arocha (1985), idem, et D. Lathrap (1983).
Les Amériques africaines, les chemins du retour 125

soient assez distincts, la Lagenaria siceraria appartient à la famille des courges et


potirons du genre Cucurbita, cultivés dans le Nouveau Monde […], mais les
espèces sylvestres du genre Lagenaria sont originaires d’Afrique […]. L’on dit
qu’il n’existe qu’une espèce de Lagenaria dans la partie orientale du Brésil, mais
elle ne présente pas les caractéristiques de l’ancêtre sauvage éventuel de la Lage-
naria siceraria, qui se cultive […]. La gourde n’a réussi à proliférer à l’état sau-
vage ni en Asie, ni en Amérique, ni en Océanie […]. En dehors de l’Afrique, la
perpétration de l’espèce exige l’intervention de l’homme […]. L’Afrique s’impose
en tant que centre à partir duquel s’est propagée la culture de la gourde bou-
teille21. »

Les pêcheurs africains


L’hypothèse formulée ci-dessus suppose que deux mondes se sont rencontrés il
y a fort longtemps. Il reste à savoir comment la pratique de la culture de la gourde
bouteille s’est propagée d’Afrique en Amérique à l’époque précolombienne. L’ar-
chéologie classique ne permet pas encore de répondre à cette question, mais
D. Lathrap22 cite des expériences menées par Carter et Whitaker qui prouveraient
qu’une gourde bouteille à la dérive, entraînée par des courants marins, peut, par-
tie de l’Afrique de l’Ouest, arriver en un point situé entre Recife et l’embouchure
de l’Amazone. Victor Manuel Patiño23 abonde dans le même sens en faisant valoir
que les graines de Lagenaria ont un pouvoir de germination tel qu’elles pour-
raient commencer à se développer après avoir traversé l’Océan. Selon Jorge
León24, 93 % d’un échantillon de graines de gourde bouteille auraient réussi à
germer après sept mois passés dans l’Océan.
Mais si la gourde bouteille ne se développe qu’avec l’intervention de
l’homme, il a bien fallu que quelqu’un au fait des techniques des semailles ait faci-
lité sa reproduction. Comment ? Une réponse possible réside dans le fait que, sur
presque tout le continent américain, on cultive, outre la Lagenaria, les totumos
(calebasses) (Crescentia cujete L. et Crescentia alata H. B. K.), dont les fruits sont
également utilisés comme récipients, cuillères, et instruments de musique et de
cérémonie. Malheureusement, il n’existe aucune étude archéologique indiquant
que la pratique de la culture et l’utilisation du totumo américain seraient anté-
rieures à celle de la calebasse africaine. Les données communiquées par
D. Lathrap ne concernent que la Lagenaria, mise au jour à l’occasion de fouilles
archéologiques.

21. D. Lathrap (1977), p. 720.


22. Ibid.
23. V. M. Patiño (1964).
24. J. León.
126 Nina S. Friedemann

D’après l’archéologue Gérard Ardila, des botanistes de l’Institut des sciences


naturelles de l’Université nationale de Colombie estimeraient qu’il existe proba-
blement en Afrique et en Amérique des genres végétaux qui leur sont communs,
dont l’âge est peut-être antérieur à la séparation des continents, et qu’à partir de
là des espèces américaines et des espèces africaines très proches mais présentant
des différences notables auraient pu se développer. Il ne s’agit là que d’une autre
interprétation possible de la présence en Amérique de gourdes bouteilles du
genre Lagenaria datant de la préhistoire. Cette hypothèse n’est cependant étayée
par aucun élément de recherche, à tout le moins connu aujourd’hui.
Si la question de l’origine de l’agriculture dans le Nouveau Monde suscite
bien des interprétations face aux hypothèses des uns et des autres, ce qu’il
convient de souligner, ici, c’est l’existence de travaux de recherche et d’avis scien-
tifiques permettant d’envisager la possibilité de contacts fort anciens entre
l’Afrique et l’Amérique. Cela étant, il est urgent de procéder à des études de bota-
nique, paléobotanique et paléogéographie, aussi bien en Afrique qu’en Amérique
du Sud, pour répondre à toutes ces questions.

Le marqueur HLA
S’il est vrai que l’hypothèse ci-dessus constitue en soi un chemin de retour à
l’Afrique, d’autres voies sont explorées pour déterminer d’où. En Colombie,
grâce au développement de la génétique, il est désormais possible de retracer ces
origines. La connaissance, grâce à des marqueurs comme le HLA, d’éléments de
la structure génétique des groupes pourrait fournir de précieux éléments per-
mettant de confirmer les données documentaires et linguistiques sur l’origine des
Africains. Le HLA constitue ce que l’on pourrait appeler une carte d’identité bio-
logique : il s’agit d’un système de protéines présent à la surface des cellules
humaines et dont la variabilité permet d’identifier l’individu à la façon d’une
carte d’identité. Les études qui sont entreprises actuellement en Colombie dans
le cadre du programme « Expedición humana de la Universidad Javeriana25 »
visent à établir la carte génétique de groupes d’Amérindiens et d’Afro-Améri-
cains de manière à en déterminer les éléments communs et leurs relations phylo-
géniques avec d’autres populations dont ils sont issus. Il va sans dire que, pour
mener à bien cette étude, il faudrait consulter des matériaux africains.

25. J. E. Bernal et al. (1990).


Les Amériques africaines, les chemins du retour 127

Les microcosmes
La religion, avec la musique, est le sujet le plus fréquemment évoqué lorsqu’il
s’agit d’établir les relations existant entre l’Afrique et l’Amérique africaine.
S. Walker26 signale que les cultes des Orishas, qui sont arrivés au Brésil, étaient
propres à certaines régions d’Afrique. Le rapprochement avec les zones où les
esclaves yoruba étaient nombreux permet d’expliquer pourquoi certains de ces
Orishas sont parvenus en Amérique et d’autres pas.
L’auteur explique également pourquoi certains cultes des Orishas, ample-
ment pratiqués à Cuba ou au Brésil, ont disparu d’Afrique. Tel est le cas du culte
à Oshossi, dieu de la forêt et de la chasse, qui se rendait dans la ville de Kétou, au
Bénin. Kétou, après avoir été détruite par le roi Fon d’Abomey au XIXe siècle, se
vida de ses habitants, vendus comme esclaves à Cuba et au Brésil. Lorsqu’au
XXe siècle des officiants du candomblé, soucieux de l’authenticité de leur culte,
entreprirent un voyage de retour en Afrique à la recherche des racines de l’Ori-
sha, ils n’y rencontrèrent que l’intérêt manifesté par les spécialistes africains pour
le culte pratiqué au Brésil ! Le culte voué à Oshossi ayant disparu d’Afrique, ses
éléments, même remaniés, sont devenus des reliques pour l’historiographie yoruba.
Or, dans des pays comme l’Équateur, le Venezuela, la Colombie, le Pérou ou
le Panama, les traces de l’africanité dans les pratiques religieuses remontant à
l’époque coloniale ne s’expriment pas explicitement comme au Brésil ou dans
certains pays des Caraïbes27. Le camouflage des divinités africaines derrière les
saints catholiques, s’il a aidé les descendants d’Africains à professer publiquement
cette religion, leur a aussi facilité l’articulation de croyances.
Il est donc important pour les Afro-Américains, et pour ceux qui, d’une
manière ou d’une autre, participent de la diaspora africaine, de connaître les cho-
régraphies des visions cosmiques africaines. Il sera alors moins difficile d’éluci-
der le legs de l’Africanité qui, par exemple, continue d’imprégner les processions
des vierges sur les fleuves ou encore les liturgies du théâtre religieux dans la zone
minière du continent sud-américain qui borde le Pacifique. Ce témoignage des
origines apparaît aussi dans les langues créoles, ainsi que dans les chants funèbres
comme le « lumbalú » du Palenque de San Basilio, dans la région caraïbe de la
Colombie28.

26. Voir S. Walker (1991), p. 41-50.


27. Les dernières années, des cultes yoruba ont été importés des Caraïbes, et le culte de
l’Umbanda du Brésil. Voir A. Pollak-Eltz (1992).
28. La Colombie possède le palenquero, langue créole de racine hispanique avec des élé-
ments d’origine africaine bantoue et portugaise, et considérée comme une relique lin-
guistique en Amérique. Voir C. Patiño Rosselli (1989). Cette langue est parlée dans le
Palenque de San Basilio, une communauté de descendants des anciens esclaves mar-
rons, située à 70 km de Cartagène des Indes, un des ports de débarquement des Afri-
cains les plus importants durant les siècles de la colonisation espagnole.
128 Nina S. Friedemann

Le retour
La diffusion de ces connaissances et de bien d’autres encore, qui commencent à
être analysées au-delà des cercles d’avant-garde d’intellectuels africains et afro-
américains, aidera à élargir et à affirmer les processus contemporains de réinté-
gration ethnique au sein des sociétés afro-américaines, en particulier dans les
pays d’Amérique du Sud de langue espagnole. Ces processus sont certainement
les voies authentiques du retour à la dignité culturelle. Cette diffusion faciliterait
la reconnaissance du rôle de l’Afrique et de sa diaspora dans la construction de
l’Amérique.

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La troisième racine :
présence africaine au Mexique
Luz María Martínez Montiel

Lorsqu’il débarqua sur les plages de Chalchihuecan, aujourd’hui Veracruz,


Hernán Cortés emmena avec lui quelques esclaves africains destinés au service
des Espagnols. Ces Noirs provenaient de la péninsule Ibérique, où l’esclavage
africain était déjà une tradition.
Amenés par les Arabes lors de l’expansion islamique, puis par les Portugais
au XVe siècle, ces Noirs prirent part aux expéditions de conquête et à la colonisa-
tion du Nouveau Monde. Venant dans un premier temps d’Espagne, puis direc-
tement d’Afrique, il est difficile de préciser les origines ethniques des Noirs qui
furent éparpillés dans les différentes régions de la Nouvelle Espagne. Cela explique
en partie pourquoi les traits qu’ils transmirent aux populations au sein desquelles
ils exercèrent une influence culturelle sont peu reconnaissables. Il est surprenant
de constater que, malgré leur situation d’esclaves, les Noirs laissèrent au Mexique
non seulement un héritage biologique, mais aussi une influence culturelle. Obli-
gés de transcender leur condition d’esclaves en se servant de leurs traditions, ils
firent face au processus coercitif de leur acculturation forcée et sauvèrent cer-
taines caractéristiques de leur personnalité qui se mélangèrent à celles de la culture
dominante. Les Africains arrivèrent en Amérique dépourvus de tout bien et ils ne
conservèrent donc de leur culture d’origine que ce qui ne nécessitait pas de sup-
port matériel tangible. Étant de tradition orale, les sociétés africaines laissèrent leur
empreinte dans la religion, la musique, la danse et même dans les coutumes et les
croyances entretenues dans les systèmes de pensée africains. On peut dire que la
flexibilité culturelle des Africains dirigea leur vie et en décida en partie. Lorsque
leur condition de captifs en territoire étranger exigea d’eux qu’ils remodèlent leur
identité en l’adaptant à leur nouvelle réalité, ils firent appel à leur créativité, ils réin-
terprétèrent l’univers de leur propre tradition et des traditions qui les entouraient,
et créèrent ainsi un nouvel univers afro-américain. Ils contribuèrent en outre par
la force de leur travail à la construction de l’Amérique.
132 Luz María Martínez Montiel

Dans la société coloniale, les Noirs avaient un statut inférieur mais durent
néanmoins définir leurs relations avec leurs maîtres et les Indiens. Ils durent tout
d’abord assimiler la culture de leurs maîtres afin de mieux les servir. Les esclaves
employés comme domestiques eurent, plus facilement que les autres, l’opportu-
nité de faire des rencontres sexuelles avec la population indigène (surtout dans les
haciendas), même si le processus biologique de métissage qui s’ensuivit ne favo-
risa guère leur intégration. Leur prétendue infériorité servit à justifier un système
de castes dont la dénomination utilisa le stigmate pour les désigner. De cette
manière, on ne leur permit pas d’augmenter leur descendance en toute légitimité
puisque les mariages multiraciaux furent interdits. La société raciste stigmatisa
tous les mélanges créés par les Africains et leurs descendants : cela est visible dans
la classification par couleur des castes coloniales. Les sang-mêlé d’Indiens et de
Blancs bénéficiaient de certains privilèges des Blancs (métis blancs, métis indiens).
En revanche, les sang-mêlé de Noirs et d’Indiens ou de Noirs et de Blancs fai-
saient partie des castes afrométissées stigmatisées car, disait-on, elles étaient por-
teuses de la « mauvaise race ». La tendance consistait donc à « passer la ligne de
couleur », c’est-à-dire à fuir l’oppression et la discrimination en passant d’une
caste (afrométissée) à une autre (eurométissée) : ce fut là l’une des règles générales
de l’intégration à l’époque coloniale. Il existe un processus d’assimilation des
Noirs implicitement lié à cela puisque les Noirs perdent leur culture originale et
ne conservent d’elle que l’évidence somatique qui se dilue dans le métissage. On
doit cette assimilation, entre autres, au fait qu’il s’agit d’une minorité ethnique à
l’intérieur de la société coloniale.
Ainsi comprend-on l’importance du mariage comme voie d’intégration
sociale dans la société néo-espagnole. Mais le mariage ne fit que produire une
population métissée traitée selon une législation adaptée au système des castes,
qui limita plus qu’il ne favorisa son évolution et son développement. L’union
entre Noirs s’effectuait aussi dans les « élevages », comme celui de Custalapa
(Chiapas), dont les rejetons étaient vendus comme esclaves en Amérique centrale
au XVIIe siècle. En général, la demande d’esclaves était satisfaite grâce aux « éle-
vages » ou aux nouveaux noyaux d’immigration.

Marrons et acculturation
Les formes coercitives utilisées pour dissoudre le noyau familial esclave furent un
facteur de stimulation pour le marronage. Dépourvu de racines, l’esclave échappa
au contrôle du Blanc, il créa ses propres conditions de vie, improvisant son éco-
nomie et son organisation sociale dans les palenques1. Il est très probable qu’il

1. Communautés existant en dehors de l’État colonial, réunissant des esclaves fugitifs,


dit « marrons ».
La troisième racine : présence africaine au Mexique 133

s’agissait là du seul moment où les apalencados 2 avaient la possibilité de former


une société spontanée, et où l’identité ethnique africaine pouvait atteindre un
degré d’expansion jusqu’alors étouffé par l’esclavage. Ainsi regroupés, les mar-
rons durent développer des mécanismes de cohésion à travers leur identification
en tant que groupe, et dépasser la limite que leur imposait leur origine multiple,
avec une culture différente et parfois des origines antagoniques. En résumé, sans
unité ethnique, adaptés différemment à l’esclavage et détachés des groupes domi-
nants — le Blanc et l’Indien —, les marrons constituèrent des groupes hétéro-
gènes qui formèrent des communautés d’hommes et de femmes dont l’élément de
cohésion était la liberté gagnée grâce à la rébellion contre le statut d’esclaves. Ces
communautés, parfois dirigées par un chef, vainquirent les difficultés de leur
environnement, travaillèrent pour assurer la nourriture et l’habitat de leurs
membres, et, à de nombreuses occasions, réclamèrent le statut de colons libres
ayant accès à la propriété et au travail de la terre. Ce mode de vie à part, dans le
cadre de la société coloniale, fut une transition qui marqua un précédent très
important pour tous les mouvements indigènes indépendantistes qui suivirent. Il
est significatif que les esclaves africains aient été les premiers à se déclarer libres.
Ainsi, ils se convertissaient à leur tour en colonisateurs de leur nouvel environ-
nement. Leur africanité remplaça alors le système légal et social qui les opprimait.
Lorsque les marrons obtinrent l’autorisation de s’autogouverner et de dis-
poser du fruit de leur travail, ils s’assimilèrent moins sur le plan culturel et eurent
davantage recours aux valeurs de leur tradition ancestrale, de manière à être
mieux « armés » pour faire face aux exigences de leurs nouvelles conditions de vie.
En revanche, le contact et le métissage avec la population indigène entraînèrent
un processus d’acculturation des deux groupes. Par la suite, il y eut une synthèse
qui engloba les éléments indigènes et noirs (réunis grâce aux mécanismes d’iden-
tification) comprenant, inévitablement, les valeurs de la culture hispanique domi-
nante. Ces relations interethniques ayant des valeurs contrastantes servirent à ali-
menter une culture mexicaine aux racines entrelacées et aux caractéristiques
souvent indéfinissables.
Certains auteurs signalent que le caractère combatif de l’Africain dans cer-
taines régions est lié à une certaine violence. Jusqu’à aujourd’hui, dans l’État de
Guerrero, dont la population noire n’était composée qu’en partie seulement de
marrons, il y eut quelques manifestations. Les changements sociaux qui
accompagnent les régions en mutation (comme Guerrero) se font de manière par-
ticulièrement violente quand ils altèrent arbitrairement la tradition. Par exemple,
la transformation de la ville d’Acapulco en port exclusivement touristique accen-
tua chez les habitants de Guerrero le sentiment d’inégalités sociales puisqu’ils ne
pouvaient plus profiter de leur environnement natal.

2. Habitants des palenques.


134 Luz María Martínez Montiel

Le cas de marrons tels que Yanga, chef de Veracruz, où les esclaves se révol-
tèrent en 1608, continue à représenter un centre d’intérêt et une certaine polé-
mique pour les chercheurs. Comme on le verra plus loin dans le texte, la Cou-
ronne leur accorda le droit de vivre dans un village fondé et gouverné par
eux-mêmes. Toutes les fugues ou apalencamientos ne connurent pas cet heureux
dénouement.
La révolte des esclaves eut différentes conséquences. Son unique motivation
était l’obtention de la liberté. Bien sûr, la fuite fut la première solution à laquelle
eurent recours les désespérés qui ne pouvaient pas racheter leur liberté. Après
chaque fuite organisée d’esclaves l’alerte était donnée, ce qui provoquait de graves
désordres pour la vie et la sécurité de la colonie. De fait, l’altération de l’ordre
colonial s’accentua lorsque les marrons obtinrent, comme ce fut le cas de Yanga,
la reconnaissance au droit à la propriété de la terre. Dans d’autres cas, ils n’accé-
daient pas au statut d’hommes libres et perdaient alors leur identité de caste,
tombant ainsi dans une marginalisation complète. La fuite et le marronage furent
les recours les plus communément utilisés par les Noirs pour échapper à leurs
conditions de vie inhumaines. Les lois ne leur apportèrent aucune liberté puis-
qu’elles leurs étaient contraires : on infligeait de dures punitions à l’esclave qui
osait protester contre son maître. De plus, l’Inquisition persécuta les pratiques
magiques et religieuses des esclaves, considérées comme un crime. La contradic-
tion du régime colonial en matière législative apparaît dans les implacables pro-
cédures de l’Inquisition contre tout ce qui allait à l’encontre du christianisme.
Dans ce contexte, de nombreuses confréries se développèrent, ainsi que des acti-
vités religieuses prétendant incorporer les Noirs dans une égalité spirituelle leur
montrant de façon évidente leur inégalité matérielle. Cette forme de christia-
nisme non seulement ne réprima pas les révoltes, mais au contraire les exacerba.
A partir de 1523, on enregistra les premières émeutes au cours desquelles des
groupes d’esclaves proclamaient leur liberté. Mais là où la fuite était possible, les
conditions de vie étaient pires puisque, en se rebellant massivement, les esclaves
terrorisaient la colonie. Dès 1537, ces révoltes devinrent fréquentes dans les plan-
tations de canne à sucre et dans les mines. En 1548, le maniement des armes fut
interdit aux Noirs par ordonnance du vice-roi Enríquez, qui constitua une milice
appelée « Civil » pour réprimer la révolte des esclaves. Néanmoins, la Santa Her-
mandad3 ne put empêcher les esclaves fugitifs des mines du Nord de troubler et
d’agresser les colonisateurs, parfois avec l’aide des Indiens. On répertoria
d’autres révoltes de Noirs dans les mines entre 1560 et 1580. En 1574, le vice-roi
dut contenir les révoltes des Noirs et des Indiens dans plusieurs contrées. A cette
époque, les Noirs des mines d’Hidalgo et ceux des mines de Zacatecas essayèrent
de créer une union d’esclaves qui amena l’administration coloniale à rédiger un

3. Organisation religieuse auxiliaire du gouvernement colonial.


La troisième racine : présence africaine au Mexique 135

code de sanctions pour les esclaves fugitifs et leurs complices. On constitua des
patrouilles de surveillance pour les haciendas et les villes. En 1579, malgré ces
mesures, les révoltes se multiplièrent, en particulier à Veracruz et à Oaxaca.
La main-d’œuvre esclave fut remplacée et maintenue, là où on la réclamait,
avec de nouveaux arrivages et avec des systèmes de surveillance très stricts. Au
début du XVIIe siècle, le vice-roi De Velasco dut envoyer les troupes pacifier la
région de Veracruz, où le chef Yanga se trouvait à la tête d’une révolte noire sou-
tenue par les Indiens des environs. Malgré leur organisation et leur supériorité en
armes et en nombre, les Espagnols ne réussirent pas à mettre les rebelles en
déroute et se virent contraints de faire un pacte avec eux. Cette communauté de
« marrons », qui vivait dans les montagnes proches d’Orizaba, entra dans l’his-
toire et fut considérée comme l’une des premières en territoire libre, sur le sol
américain. Elle comprenait une soixantaine de familles qui cultivaient la terre, et
disposait d’un groupe d’hommes chargés de défendre l’autonomie de la commu-
nauté. Yanga était d’origine noble africaine et de tradition islamique. Les Espa-
gnols lui accordèrent l’autorisation de fonder un village libre avec son propre
cabildo (sorte de conseil municipal), le célèbre village de San Lorenzo des Noirs,
actuellement appelé Yanga.
En octobre 1612, il y eut une alerte dans la ville de Mexico provoquée par une
insurrection de Noirs, qui, bien que non vérifiée, se solda par la pendaison de
trente esclaves sur la place publique. Tout au long de ce siècle, les révoltes conti-
nuèrent dans le Nord, à Veracruz et à Durango. Les propriétaires d’esclaves et de
ranchos enregistrèrent des pertes énormes. Un nouveau commerce apparut : les
fonctionnaires publics commencèrent à capturer des esclaves pour les vendre à
leurs anciens propriétaires ou au plus offrant.
Parfois, les révoltes des Indiens étaient soutenues et encouragées par les
Noirs. Tous ces mouvements de révolte entraînèrent des pertes importantes pour
les forces royales, qui ne parvenaient pas à les dominer complètement. Les fuites
et les révoltes se prolongèrent jusqu’à l’indépendance et leur effet fut un facteur
de déstabilisation pour l’économie et l’ordre social de la colonie.

Intégration, travail, assimilation


Le type de révolte adopté par les Noirs en toutes circonstances et la docilité de
certains groupes d’Indiens à accepter la conquête de leur territoire sont signifi-
catifs des contradictions du régime colonial : les Noirs étaient considérés comme
une force de travail productive, et les Indiens, inefficaces. Et pourtant, on stig-
matisa les premiers tout en protégeant et en accordant des privilèges aux seconds.
Mais les uns et les autres se partagèrent la charge d’une société dans laquelle
l’intégration à une culture commune fut un long processus commencé durant la
période coloniale et complété après l’indépendance.
136 Luz María Martínez Montiel

L’intégration et l’assimilation culturelles des Noirs comportent une très large


diversification. Nombreuses furent les zones qui bénéficièrent du travail des
esclaves. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’origine de ces hommes et de ces
femmes était très variée. Nous savons qu’ils étaient nombreux si l’on se réfère aux
esclaves emmenés dans d’autres colonies et à la démographie de la Nouvelle
Espagne. Leur origine, leur destin, le travail qu’ils réalisaient et leur nombre sont
les quatre facteurs qui déterminent leur intégration et leur assimilation.
Les esclaves qui vinrent avec les conquistadors, quant à eux, étaient peu nom-
breux et d’origine ladina 4. Christianisés et hispanisés, ils partageaient l’aventure
de leurs maîtres, et quelques-uns figurent même dans les chroniques. Lors de la
conquête de Yucatán, Pedro de Alvarado emmena un contingent de deux cents
Noirs des Antilles pour guerroyer. De cette même île provenaient ceux qui
étaient « latinisés », c’est-à-dire christianisés, hispanisés et, parfois, pourvus d’un
métier. Ces esclaves-là étaient vendus très cher.
Les contrats de monopole, les concessions et les asientos garantissaient la
propriété des Noirs en quantité variable et pour des destinations différentes.
Entre 1522 et 1817, les données dont on dispose signalent l’entrée d’esclaves
guerriers, domestiques, mineurs, employés dans les haciendas, par les ports de
Veracruz, Pánuco et Campeche. Cette main-d’œuvre apportée par la mer stimula
le développement des forces de production du pays. La libre traite des Noirs et
la contrebande fournirent également de la main-d’œuvre esclave au Mexique.
G. Aguirre Beltrán affirme que le capitalisme réussit à se développer grâce à l’es-
clavage puisqu’en effet près de 500 000 esclaves débarquèrent dans ces conditions.
L’importance de la traite des Noirs réside essentiellement dans sa concentration
à l’intérieur de certaines contrées. La rapidité avec laquelle les mélanges se pro-
duisirent à certaines époques provoqua une croissance démographique de la
population métisse africaine supérieure aux autres groupes. De très nombreuses
ethnies d’Africains capturés dans les îles du Cap-Vert, en Guinée, au Sénégal et
au Nigéria étaient représentées dans la population esclave du Mexique. Les voies
par lesquelles leur influence s’exerça furent variées : là où les esclaves noirs tra-
vaillaient comme employés de maison, leur rôle dans la transmission de leur cul-
ture fut plus grand ; les mineurs noirs, quant à eux, salariés et libérés de leur
condition d’esclaves, réussirent à s’intégrer sans violence. Leur assimilation s’est
sans doute réalisée dans des conditions moins déshonorantes que celle des indi-
gènes et des esclaves, et, à la différence des marrons, sans conflit majeur.
Comme on peut le constater, à leur arrivée les Noirs s’intégraient à n’importe
quel secteur de l’économie du pays. Leur assimilation supposait non seulement
qu’ils entrent en contact avec tous les autres groupes de population pour y nouer
des relations interethniques, mais aussi qu’ils imposent ou adoptent des particu-

4. Personne acculturée dans le sens des valeurs morales et religieuses espagnoles.


La troisième racine : présence africaine au Mexique 137

larités et des valeurs intégratives. Aujourd’hui, il est communément admis que la


culture mexicaine a une composante africaine. Les recherches montrent les
circonstances dans lesquelles les Noirs participèrent à la vie sociale et écono-
mique du pays, ainsi que leurs relations avec les autres groupes ethniques et l’in-
tensité de leur influence biologique et culturelle.
Dans les haciendas, les Noirs vivaient dans de véritables centres de popula-
tion et d’intégration ethniques ; il s’agissait de groupes sociaux constitués par une
population hétérogène, caractérisés par une hiérarchie sociale très particulière.
L’esclave y était en contact avec l’ouvrier agricole indien. D’autre part, grâce à
leur condition privilégiée, les mulâtres et les Noirs employés de maison étaient
plus influents. Ils apprenaient la culture de leur maître et jouaient le rôle de
médiateur entre celui-ci et les Indiens. De plus, l’esclave domestique était aussi le
gardien des intérêts familiaux du maître puisqu’il s’occupait de son confort et de
son éducation ; aussi, bien que soumis, il était relativement protégé. Il en était tout
autrement des esclaves travaillant avec les Indiens dans les haciendas. Dans cer-
tains cas, comme dans les mines de l’État de Morelos, cette main-d’œuvre par-
vint à se faire salarier. Les conditions de travail dans les mines étaient extrême-
ment dures mais, malgré cela, les esclaves y avaient un statut relativement
appréciable.
A Veracruz, il était possible aux esclaves de travailler non seulement dans les
haciendas et les raffineries de sucre, mais aussi dans les forges, les boulangeries,
etc. Au XVIIIe siècle, le prix d’un esclave était si élevé que seuls les Espagnols ayant
un très haut revenu pouvaient se le payer : propriétaires de sucrerie, juges de paix,
officiers de l’armée, prêtres, fonctionnaires royaux et certains commerçants. A
cette même période, certains d’entre eux revendaient leurs esclaves pour faire un
bénéfice. Mais la plupart des esclaves étaient destinés aux grandes exploitations
agricoles, notamment sucrières. En général, le commerce des esclaves de la région
s’effectuait dans la ville de Xalapa. Lorsqu’ils restaient dans cette ville, les esclaves
exerçaient certains métiers pour lesquels ils avaient été formés : tailleurs, cuisi-
niers, boulangers. Tout cela diversifia grandement les niveaux d’acculturation et
les relations avec les autres groupes ethniques.
Ainsi, les haciendas sucrières furent les principaux points de concentration
des esclaves. Ceux qui s’occupaient des tâches les plus dures de la production étaient
souvent malades et mouraient jeunes. Certains, ayant réussi à gagner la confiance
de leurs maîtres, jouissaient de privilèges propres à leur âge, leur sexe ou leur spé-
cialité. De plus, ils avaient la charge de certaines tâches domestiques et sur-
veillaient la maisonnée. Parfois, les maîtres favorisaient la polygamie parmi leurs
esclaves afin d’augmenter la main-d’œuvre dans leurs exploitations ou, tout sim-
plement, pour la vendre. Parfois aussi, on « libérait » les esclaves les moins ren-
tables. Et, lorsqu’on voulait en récompenser un — les femmes surtout — pour
ses bons et loyaux services, on lui donnait sa manumission.
Souvent les propriétaires de raffinerie de sucre achetaient des esclaves à cré-
138 Luz María Martínez Montiel

dit. On retrouve trace, dans les archives, de certaines opérations d’échange ou de


troc d’esclaves passant d’un travail agricole à une activité domestique. Lorsque la
prospérité des haciendas sucrières commença à décliner (fin XVIII e-début
XIXe siècle), l’esclavage prit une autre voie : comme la demande de main-d’œuvre
immigrée diminuait, la demande existante, elle, s’adapta à la production sucrière,
qui essaya de surmonter son déclin. Les mulâtres et ceux appartenant à des castes
intermédiaires dominèrent le commerce, car ils ne se sentaient pas aptes à tra-
vailler dans les sucreries. C’est pourquoi les propriétaires continuaient à préférer
les Africains pour ce type d’activité. Veracruz, dans sa capitale Xalapa, fut un
centre d’activité esclavagiste essentiel où différentes formes de ce commerce
étaient représentées, avec tous les phénomènes d’acculturation, de métissage,
d’intégration ou d’assimilation des Noirs. Les trois principales castes à la mode
au XVIIIe siècle étaient la caste africaine, la mulâtre et la noire créole. D’autres
castes intermédiaires représentaient des mélanges, à des degrés différents, de
mulâtres et d’Indiens.

Démographie
Qu’advint-il des Noirs des haciendas et des mines ? Comment explique-t-on
qu’on ait perdu leur trace dans le centre et à l’intérieur du Mexique ? Pourquoi
leur descendance est-elle plus visible sur les côtes ?
Si l’on considère quelques données chiffrées prises dans le registre des
esclaves que l’on tenait dans les principales villes, on apprend qu’en 1570 des
Noirs vivaient à Mexico, Tlaxcala, Oaxaca, Michoacán, Nueva Galicia, Yucatán
et Chiapas. Vingt ans plus tôt, les premières alertes liées à la fuite d’esclaves
avaient été notées. Toujours en 1570, la population mulâtre était recensée dans les
localités citées : sur 19 000 esclaves, 3 000 environ étaient mulâtres et constituaient
alors la population afro-métisse. En 1646, les Noirs étaient près de 36 000 et les
Afro-Métis 115 000, alors que le nombre de Métis indiens était de 100 000, et
d’Européens de 14 000. En 1742, la population noire de toute la Nouvelle
Espagne était tombée à 20 000, et la population afro-métisse était passée à
200 000 individus. Généralement, les Métis représentaient un tiers de la popula-
tion totale et étaient intégrés à l’économie par leur travail dans les haciendas, les
mines et les fabriques, les métiers et le petit commerce. En 1793, sur une popula-
tion totale de presque 4 millions d’individus, les Africains étaient 6 000 environ
et les Afro-Métis 400 000.
Selon G. Aguirre Beltrán, l’assimilation des Africains fut presque totale ; en
1810, ils représentaient à peine 0,1 % de la population, alors que les Afro-Métis
constituaient 10,1 % des 6 125 000 habitants.
La troisième racine : présence africaine au Mexique 139

Le Noir vivant dans une ville


Il est certain que le Noir qui vivait dans une ville avait plus l’occasion d’assimi-
ler la culture du Blanc. L’esclave domestique faisait partie de la famille de son maître,
était éduqué mais, malgré son acculturation, il avait su conserver certains traits
de ses origines, le processus d’assimilation étant plutôt lent. Malgré cela, les
langues et dialectes africains ne survécurent pas. On en déduit que les esclaves d’une
même ethnie étaient séparés lors de leur embarquement ou au moment de leur
vente. On estime aussi que, par précaution, les esclavagistes évitaient de regrou-
per ensemble les membres d’une même ethnie. Puisque l’espagnol s’imposa comme
moyen de communication dans la Nouvelle Espagne, on suppose que c’était les
Noirs des villes qui la maîtrisaient le mieux, d’autant qu’ils étaient éduqués et édu-
quaient, à leur tour, dans cette langue. Les Noirs de Puebla, par exemple, s’ha-
billaient à la mode comme pour montrer le prestige et le pouvoir de leurs maîtres,
dont ils apprenaient les manières, les danses, la morale, la religion et les coutumes.
Leur statut était supérieur à celui des Indiens et des représentants des autres
castes. Pourtant, ils furent porteurs de culture puisqu’à travers eux tout un réseau
de relations interethniques prit naissance, grâce à l’influence réciproque de toutes
les composantes de la société urbaine. On l’a dit, l’esclave domestique non seu-
lement produisait des biens matériels, mais surtout transmettait une culture et était
le maillon social entre les différentes ethnies constituant la population urbaine.

La culture d’origine africaine


Les chercheurs chargés de dresser un inventaire des caractéristiques culturelles
d’origine africaine dans la culture mexicaine doivent faire face à de sérieuses dif-
ficultés pour y parvenir. La composante africaine est visible à l’œil nu, tant sur le
plan génétique que culturel, mais elle ne semble pas suffisamment évidente. Dans
la bibliographie existante, on n’a pas trouvé la référence de caractères structurant
un système qui s’appellerait « culture afro-métisse », différente de la culture
dominante.
Pour comprendre l’héritage africain dans le patrimoine culturel mexicain, il
convient de chercher ce qu’il y a de « noir » dans la culture populaire : on le
retrouve dans la religion et dans la magie, dans le langage populaire, dans la méde-
cine traditionnelle, dans les différentes cuisines, dans les manières de danser et de
jouer de la musique, dans les proverbes, les légendes, les habitudes alimentaires,
la préférence pour certaines couleurs ou différentes formes de musique. C’est
pourquoi la recherche ethnologique s’est orientée dans ce sens.
Quelques gentilicios5 africains se convertirent en substantifs ou en adjectifs ;

5. Terme qui désigne l’appartenance à une famille ou à une nation.


140 Luz María Martínez Montiel

nous les retrouvons dans la toponymie de certains États et dans certains sub-
stantifs : Mocambo, Chamuco, Zíbaro, Cafre, Mondongo, Bemba, Bamba, Man-
dinga, etc.
Mais nous devons insister sur le fait que les éléments africains ne constituent
pas un système culturel comme dans les autres pays d’Amérique ; ils sont, en
quelque sorte, des fragments de systèmes qui forment la culture mexicaine dans
différentes régions, et sont insérés dans les couches d’indianisme ou d’hispanisme
qui les recouvrent. Le Noir a été assimilé à l’Indien ou à l’Espagnol à travers le
brassage ; alors que les traits indiens et espagnols persistèrent même après la
période coloniale, les traits africains disparurent en tant que tels bien qu’une par-
tie se soit confondue dans le métissage. Pour cette raison, certains de ces apports
ont été interprétés de façon erronée comme étant indiens ou espagnols. L’euro-
centrisme en vogue au XIXe siècle en ignorait tout. Seuls les traits indiens et espa-
gnols étaient visibles, d’abord en tant que systèmes différenciés, c’est-à-dire
comme des cultures séparées, ensuite en tant que traits génétiques et culturels
chez les Mexicains métis, qui comportaient tous les mélanges, dont l’Africain.
C’est dans cet amalgame, qui constitua à la fois une synthèse et une troisième
forme de syncrétisme, que la mexicanité prit naissance. La culture majoritaire
n’est donc rien de plus que le creuset où se fondirent les trois racines du Mexique :
la racine indienne, l’africaine et l’espagnole.
L’évident afro-métissage dans le phénotype de la population des côtes Atlan-
tique et Pacifique évoque la mémoire génétique de la culture où la présence du
Noir a laissé ses traces, par sa conception du monde, sa libido (contrairement à
l’Indien), ses manières d’être et d’accepter la vie, la mort et la naissance, sa pas-
sion pour le rythme, ses modes d’interprétation du rythme et de la musique, sa
préférence pour certains aliments et boissons, son goût pour la parole, son dia-
lecte, sa façon de prononcer le castillan, son extraversion et sa lutte obstinée pour
survivre, pour avoir le droit d’exister et d’être accepté. Néanmoins, ce serait une
erreur de penser que le biotype négroïde constitue à lui seul une preuve de l’exis-
tence d’une culture afro-métissée.
Dans l’identité de l’Afro-Métis d’aujourd’hui, il existe un paradoxe intéres-
sant, parfaitement illustré par le cas des Jarochos de Veracruz (paysans de la côte
de Veracruz). J. Melgarejo écrit à leur sujet : « Le Jarocho a l’honneur d’être de
descendance espagnole et il se targue de venir des conquistadors. Les Jarochos
méprisaient l’Indien, le mulâtre et même le créole, ils les appelaient “sang de
révolte” et les considéraient comme inférieurs à eux en tous points… » Citant
Nuñez et Domínguez, il ajoute : « Et ceux de la côte, les Jarochos — qui mon-
taient des basses terres qui baignent la mer — aux cheveux bouclés, dénonçaient
leur ascendance africaine, leurs blagues osées et les longs “jaras” qu’ils portaient
en guise d’armes dont provient leur nom “Jarocho”, qui les distingue jusqu’à nos
jours. » Comme nous pouvons le constater, le souci de mettre en valeur l’ascen-
dance espagnole, d’un côté, et, de l’autre, la preuve de l’ascendance africaine ne
La troisième racine : présence africaine au Mexique 141

font pas renoncer au besoin d’être accepté autant sinon plus que le créole, la
créolisation concernant la majorité des Mexicains (il y a toujours un grand-père
espagnol dans la famille, mais on mentionne rarement l’ancêtre indien ou noir).
Dans l’État d’Oaxaca et de Guerrero, où le physique africain perdure dans sa
couleur et dans ses traits, est considérée vraie la version selon laquelle ses lignes
de conduite qui dérivent de l’« ethos » de violence prédominant dans les deux États
est plus visible dans la population noire des côtes. En parlant du reste de la popu-
lation noire, G. Aguirre Beltrán écrit : « De nos jours, nous trouvons ces restes de
notre culture noire-coloniale localisés sur les côtes des deux océans ; mais alors
que ceux qui subsistent sur la côte du golfe sont facilement exposés car, comme
nous le supposons, ils ont subi des contacts fréquents et continus avec la culture
nationale de type occidental, ceux de la côte pacifique, au contraire, sont restés
dans un isolement d’où ils sortent depuis quelques années seulement, suite à l’ou-
verture de voies de communication modernes dans cette zone. » Au fur et à mesure
que les communications et les échanges se développent avec le reste du pays et,
surtout, entre les populations des deux États, il est tout à fait possible que les traits
apparents d’origine africaine disparaissent, d’autres pouvant émerger dans le cadre
de la réaffirmation régionale comme cela se produit souvent lorsque deux cultures
tendent à réaffirmer leur permanence à l’intérieur d’une même région. C’est pour-
quoi il n’y a rien d’étonnant à ce que certains des traits signalés par G. Aguirre
Beltrán en 1558 apparaissent parfois conservés et rattachés à l’ethnographie de Guer-
rero et d’Oaxaca, comme c’est le cas pour les cultures d’origine antique, lorsque
les Indiens avant l’arrivée des Noirs cultivaient le cacao. En tout cas, les recherches
actuellement en cours devraient apporter des éclaircissements sur l’héritage cultu-
rel africain dans la culture des régions mentionnées.
Longtemps après la publication de l’œuvre pionnière de G. Aguirre Beltrán,
La población negra de México (1946) et Cuijla (1958), apparurent, dans les
années 70, certains travaux issus de recherches isolées qui mirent en lumière cer-
tains aspects relatifs à l’histoire et à la culture mexicaines, où la présence africaine
était prouvée.
Certains travaux sur la place du Noir dans l’histoire mexicaine représentent
de nouveaux centres d’intérêt pour les chercheurs, alors que d’autres sont axés
sur le Noir actuel, son ethnographie et sa persistance culturelle. Les études ethno-
historiques sont néanmoins plus nombreuses que les études ethnographiques. Le
panorama actuel de la présence africaine au Mexique est très hétérogène et consti-
tue peut-être un intérêt majeur pour le lecteur non spécialiste.
La recherche historique du Noir colonial et de ses descendants s’est déve-
loppée ces dix dernières années. Certains historiens de différents États du Mexique
commencèrent à recueillir les résultats d’une consultation systématique des
archives et d’autres sources historiques. Cela a abouti à une nouvelle vision de
la présence africaine, distincte de celle qu’on avait jusqu’à il y a peu. Grâce à ces
recherches, la connaissance de la troisième racine mexicaine, telle qu’elle a été défi-
142 Luz María Martínez Montiel

nie par Guillermo Bonfil Batalla, s’est enrichie. En revanche, la recherche eth-
nographique sur les communautés afro-métisses fait déjà partie de la tradition
mexicaine puisque, depuis plusieurs décennies, des spécialistes en ethnologie, en
folklore et en ethnomusicologie ont fait connaître certaines formes de culture
populaire venant des régions de la côte Pacifique et du golfe. Aujourd’hui, cette
récupération doit être révisée et adaptée aux récentes méthodes de travail. Consta-
tant que d’autres pays d’Amérique ont fait des progrès considérables dans ce
domaine, des études comparatives ont été lancées et devraient permettre de décou-
vrir de nouveaux aspects importants sur la population afro-métisse des États
d’Oaxaca, de Guerrero et de Veracruz, où la présence noire est encore visible.
Pendant ce temps, le Conseil national pour la culture et les arts, par le biais
de la Direction générale des cultures populaires, a entrepris la réalisation du pro-
gramme « Notre Troisième Racine », qui comporte une série d’actions destinées
à étudier et à diffuser la présence africaine dans le processus historique et cultu-
rel mexicain. La parution d’un ouvrage sur les travaux des deux premières ren-
contres d’Afro-Mexicains (Simbiosis de culturas) est redevable au Dr Guillermo
Bonfil Batalla, qui a parrainé la première rencontre depuis la Direction générale
des cultures populaires en 1989 ; à Luis Garza, qui a parrainé la deuxième ren-
contre en 1991 ; à l’ethnologue José Manuel del Val, actuellement à la tête de la
Direction générale de cultures populaires, et, enfin, au Dr Eugenia Meyer, qui,
depuis la Direction générale des publications du Conseil national pour la culture
et les arts, a rendu ces livres accessibles au grand public.

Bibliographie
AGUIRRE BELTRÁN, G. La población negra de Mexico. 1519-1810. Estudio ethnohistórico.
Mexico, D. F. Ediciones Fuente cultural, 1946.
—. Cuijla. Esbozo etnográfico de un pueblo negro. Mexico/Buenos Aires, Fondo de cul-
tura económica, 1958.
—. La población negra en México. Mexico, Fondo de cultura económica, 1972.
BONFIL BATALLA, G. (dir. publ.). Simbiosis de culturas. Mexico, Consejo nacional para la
cultura y las artes/Fondo de cultura económica, 1993.
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4. Afrique-Amériques :
perspectives
Des Amériques à l’Afrique :
les cheminements du panafricanisme
Elikia M’Bokolo

Les premiers travaux importants sur le panafricanisme datent des années des indé-
pendances africaines. Produits par les acteurs sociaux engagés dans le mouvement
politique de la décolonisation ou par des chercheurs professionnels qui se plai-
saient à afficher leur sympathie pour l’émancipation du continent africain, ils por-
tent évidemment la marque de leur temps et doivent aujourd’hui être réévalués.
Il est clair, en effet, qu’un énorme fossé sépare le grand élan du panafricanisme,
dont ils ont été les témoins, et les structures spécifiques de l’unité africaine, dont
nous, hommes d’aujourd’hui, pouvons pleinement apprécier la philosophie et
l’action. Le « désenchantement » de l’historien, pour reprendre un concept de la
Tunisienne Hélé Béji, suscite ce détachement et cette distance, qui restituent l’am-
pleur des champs donnés à notre observation et les perspectives de longue durée.
En schématisant, on peut ramener aux propositions suivantes les acquis
essentiels de ces travaux :
• Le panafricanisme, sous ses multiples formes (culturelles et intellectuelles,
idéologiques et politiques, pan-négrisme et panafricanisme proprement
dits), est né aux Amériques parmi les esclaves exportés d’Afrique et leurs
descendants.
• Jusque dans les années de l’entre-deux-guerres, il fut presque entièrement le
fait d’intellectuels noirs américains de langue anglaise.
• Sa réappropriation progressive par les Africains du continent, réalisée pro-
gressivement dans les années 20 et 30, fut l’œuvre d’intellectuels issus de
l’Afrique britannique.
• La transformation en projet politique de ce qui avait été jusqu’alors une sorte
d’utopie s’est faite en conservant l’essentiel ou la totalité de ses présupposés,
de ses thèses, de ses désirs, de ses orientations.
J’estime néanmoins que l’idée d’un réseau unique, en l’occurrence anglophone,
qui aurait servi de matrice au panafricanisme ne résiste pas à un examen appro-
146 Elikia M’Bokolo

fondi et que, entre le panafricanisme américain et le panafricanisme africain, les


ruptures ne sont pas moins nombreuses que les permanences.

Les commencements aux Amériques :


y a-t-il eu un ou plusieurs réseaux ?
C’est principalement aux travaux d’Imanuel Geiss, complétés par ceux d’Ayo-
delo Langley, que nous devons la mise en lumière des connexions précoces, mul-
tiples et durables qui ont vu le jour entre les Noirs des États-Unis d’Amérique et
des Antilles anglaises et ceux de l’Afrique britannique. I. Geiss a bien établi l’exis-
tence d’un puissant « triangle panafricain », dont les trois bases ont été l’Amé-
rique anglo-saxonne, l’Angleterre et l’Afrique occidentale, et qui aurait été le ber-
ceau du panafricanisme. De cette recherche on retiendra trois démonstrations
principales.
Si les mots « panafricain » et « panafricanisme » ne sont apparus qu’en 1900,
succédant à la formule jusqu’alors en vogue de « pan-négrisme » ou « pan-
négroïsme », tous les ingrédients de l’idéologie panafricaine se sont formés à par-
tir du début du XIXe siècle chez des intellectuels aussi divers que Hosea Easton,
James W. C. Pennington, Robert B. Lewis, Henry H. Garnett, Joseph E. Hayne,
James M. Webb, B. T. Tanner, Martin R. Delany, W. W. Brown, Alexander Crum-
mell, Pauline E. Hopkins, pour ne citer que quelques noms parmi les plus connus,
sinon les plus importants. Ayant reçu pour la plupart une formation théologique,
tous avaient en commun d’être des agitateurs intellectuels, des « intermédiaires
culturels » et des faiseurs d’opinion qui élaborèrent nombre de prises de posi-
tion sur lesquelles le panafricanisme militant des années 40 et 50 vécut.
Résolument opposés à l’esclavage, à la traite des Noirs et aux théories racistes
qui leur servaient de justification, ils furent les premiers à utiliser l’histoire
comme arme privilégiée dans la lutte pour la liberté et l’égalité. L’histoire leur ser-
vit ensuite à revendiquer ce que Cheikh Anta Diop appela, un siècle plus tard,
l’« antériorité des civilisations africaines ». L’Égypte, l’Éthiopie et Carthage
étaient, à leurs yeux, les preuves indiscutables de cette antériorité ; l’Afrique
aurait été ainsi la mère des sciences et des arts que lui auraient ultérieurement
empruntés la Grèce, Rome et le reste de l’Europe et du monde occidental ; beau-
coup de grands hommes de l’histoire que les Blancs s’approprient seraient en fait
d’ascendance africaine. Le retard de l’Afrique, pour autant qu’il soit établi, ne
serait donc pas un état de nature, mais le produit de l’histoire, en particulier la
conséquence des violences perpétrées contre elle par les Européens à partir de la
découverte et de la mise en exploitation du Nouveau Monde. Croyant, comme
la plupart des hommes de leur temps, en une histoire cyclique, ils affirmaient que
l’Afrique avait pour vocation de retrouver, dans un avenir prochain, son rang
éminent dans le monde.
Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme 147

Cette première phase, très féconde, qui va jusque vers 1880, pourrait être
considérée comme la « préhistoire » du panafricanisme. Celui-ci connut son pre-
mier temps fort à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, toujours sous l’impul-
sion de Noirs anglophones des Amériques, en particulier de l’avocat trinidadien
Sylvester Williams et du philosophe et historien originaire des États-Unis
d’Amérique William E. Burghardt Du Bois. Durant sa seconde phase, le pan-
africanisme révéla une caractéristique qu’on devait retrouver dans toute son his-
toire ultérieure : son aptitude à avancer de manière cumulative, en ajoutant
chaque fois de nouveaux éléments à ses acquis antérieurs. Dans cette phase, il fut
beaucoup question des droits que la ségrégation, après l’esclavage, refusait aux
Noirs des Amériques et de ceux que la colonisation refusait aux Africains : le
droit à leur propre personnalité, le droit à leur propre terre, le droit, enfin, des
« peuples noirs à être traités comme des hommes ». Ces revendications furent
exprimées avec une force particulière en 1900, au cours de la première conférence
panafricaine que Sylvester Williams organisa à Londres, ville qui allait jouer, avec
d’autres villes anglaises, un rôle de premier plan dans le développement du mou-
vement panafricain jusqu’en 1945.
L’Afrique fut touchée par ces idées très tôt, dès la période que nous avons
qualifiée de « préhistoire », et cette imprégnation devint de plus en plus forte au
cours du temps. Les relais — au moins au nombre de quatre — qui contribuèrent
à la diffusion de ces idées sont bien connus aujourd’hui.
Le premier relais passait par l’Angleterre, où une communauté noire rela-
tivement nombreuse s’était formée dès le XVIIIe siècle, avec des esclaves qui
avaient réussi à s’enfuir des Amériques et ceux que leur maître avait emmenés
dans les îles britanniques — esclaves qui, généralement, profitaient de ce séjour
pour s’affranchir. Leur nombre ne cessa de s’accroître à partir de 1780 environ,
avec l’afflux des Noirs qui, pendant la guerre d’indépendance des États-Unis,
avaient pris le parti des Anglais et de ceux qui, fuyant l’esclavage puis la ségré-
gation aux États-Unis ou venant des Antilles anglaises, préféraient vivre au
milieu des légendaires libertés de l’Angleterre. On sait qu’en fait les Britan-
niques finirent par s’inquiéter du nombre croissant de Noirs sur leur sol et en
envoyèrent un grand nombre, à leur corps défendant, en Sierra Leone. Des
Amériques à l’Afrique occidentale, via l’Angleterre et la Sierra Leone, se consti-
tua ainsi un relais très actif car les Saros 1 allaient essaimer en Gold Coast et en
pays yoruba, au Nigéria, et y répandre les idées du panafricanisme naissant. Le
Libéria, fondé par les États-Unis dans la même optique que la Sierra Leone, allait
jouer un rôle identique : ce fut à partir de Monrovia qu’Edward W. Blyden
exerça une sorte de magistère moral et idéologique sur toute la côte ouest-
africaine, de Freetown à Lagos. Il joua ce rôle d’autant plus efficacement que

1. Déformation affectueuse et flatteuse de Sierra-Léoniens.


148 Elikia M’Bokolo

les Anglais, avant la colonisation proprement dite, avaient fait de cette côte une
partie de leur « empire informel ».
Le deuxième relais qui aida à la diffusion du panafricanisme fut l’émergence
précoce, surtout en Gold Coast, d’une bourgeoisie africaine très active, dont les
intérêts s’opposèrent rapidement à ceux des Britanniques et qui trouva dans les
revendications panafricaines à l’égalité entre les Blancs et les Noirs le fondement
philosophique et intellectuel de ses propres aspirations.
Les pasteurs noirs des États-Unis avaient été parmi les premiers idéologues
du panafricanisme dans leur pays, et les milieux religieux noirs américains restè-
rent actifs dans le développement du mouvement et sensibles à ses thèses. L’en-
voi, dès le début du XXe siècle, de missionnaires noirs américains en Afrique (troi-
sième relais) fut d’une importance décisive dans l’implantation du
panafricanisme, surtout en Afrique occidentale, sous sa forme intellectuelle et
politique, et en Afrique australe, sous sa forme religieuse. Enfin, quatrième relais,
il y eut les voyages et les séjours d’Africains aux États-Unis mêmes, d’où John
Chilembwe, Nnamdi Azikiwe, Kwame N’Krumah et bien d’autres rapportèrent
les aspirations panafricaines.

A ce premier réseau, dont l’importance n’est plus à nier, il faut en ajouter un


deuxième, qui lia entre elles les élites francophones. Ce réseau « francophone »
est aujourd’hui encore mal connu, alors que tout semble suggérer qu’il n’a pas été
moins important ni moins durable que le premier. Basé à Haïti, la première répu-
blique noire, ce réseau avait aussi la forme d’un triangle, dont les deux autres
pôles étaient Paris et l’Afrique occidentale.
Son articulation avec le réseau anglophone n’est pas sans poser des pro-
blèmes. Certains auteurs, notamment Yves Bénot, ont prétendu que les élites
noires francophones sont arrivées très tardivement au panafricanisme et que,
chez elles, celui-ci prit avant tout la forme de la négritude, alors qu’il aurait été
plus ouvertement politique du côté anglophone. Or rien n’est moins sûr.
D’abord, il semble bien que, à sa naissance, le panafricanisme des Noirs des
États-Unis ait subi l’influence des théories abolitionnistes françaises. Ainsi, par
exemple, le livre de l’abbé Grégoire De la littérature des nègres ou recherches sur
leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature : suivies de notices
sur la vie et les ouvrages des Nègres qui se sont distingués dans les sciences, les
lettres et les arts (1808), où se trouve utilisé pour la première fois d’une manière
aussi systématique l’exemple des Noirs qui ont brillé dans les lettres, les sciences,
les arts, etc., pour prouver l’égalité entre les Noirs et les Blancs, fut traduit en
anglais et publié aux États-Unis dès 1810. Il en fut de même pour le livre de l’ar-
chéologue C.-F. Volney Les ruines ou méditations sur les révolutions des empires
(1794), dont la traduction anglaise parut à Londres en 1822 et aux États-Unis en
1825, peu avant que ne fussent publiés les premiers essais des Noirs américains qui
lui empruntèrent la théorie d’après laquelle l’Égypte pharaonique était un État noir.
Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme 149

On est en droit de supposer que, si des intellectuels noirs anglophones ont


été sensibles aux idées abolitionnistes françaises, il devait en être de même pour
leurs homologues francophones. Or ceux-ci ne manquaient pas : jusqu’à la fin du
XIXe et au début du XXe siècle, les plus nombreux parmi eux provenaient d’Haïti.
Tout au long du XIXe siècle, la petite république noire servit d’ailleurs de référence
vivante aux Noirs des États-Unis. Rappelant son itinéraire intellectuel, Léopold
Sédar Senghor a bien montré que sa théorie de la négritude avait une double filia-
tion, qui la faisait remonter à la fois aux États-Unis et à Haïti. Hollis R. Lynch,
de son côté, a clairement établi qu’Edward W. Blyden (1832-1912) avait entière-
ment élaboré la théorie de la négritude dès la seconde moitié du XIXe siècle.
On retrouve en Haïti une sorte de « préhistoire » et une phase militante d’un
premier panafricanisme qui évoquent, jusqu’à un certain point, les caractéris-
tiques soulignées à propos du premier réseau. Il s’agit, en particulier, des thèmes
les plus fréquemment développés qui font de l’histoire exactement les mêmes
usages que les Noirs des États-Unis. Mais la situation propre à Haïti donna aux
revendications de ses intellectuels les plus engagés dans la défense de la race noire
un contenu à la fois plus concret et plus radical.
Alors que, aux États-Unis et dans les colonies britanniques, les Noirs lut-
taient pour l’affranchissement et, par la suite, contre la ségrégation, Haïti était un
État libre, qui avait chèrement conquis son indépendance contre une France à la
fois coloniale et esclavagiste. Haïti devint ainsi le symbole qui répugnait le plus
aux États esclavagistes et aux puissances coloniales ou à vocation coloniale. Une
littérature abondante prit corps aux États-Unis, mais aussi en Angleterre et en
France, qui se spécialisa dans un genre : le dénigrement systématique de la Répu-
blique d’Haïti et, à travers elle, des Africains et des Noirs en général. L’élite intel-
lectuelle et politique d’Haïti se trouva ainsi dans la situation exceptionnelle de
pouvoir concevoir sa situation particulière comme l’expression la plus aiguë de
la condition générale d’une grande partie de l’humanité et, d’une manière privi-
légiée, du continent noir.
Aux États-Unis, une contradiction durable opposa, au sein des militants de
l’égalité et de la liberté, les partisans d’un retour à l’Afrique à ceux, beaucoup plus
nombreux, d’un maintien dans le pays de la servitude. Contre Martin R. Delany,
qui agita pendant les années 1850 le projet d’une émigration des Noirs américains
vers l’Afrique et même vers Haïti, Frederick Douglas s’écria : « La société pour
la civilisation de l’Afrique nous dit d’aller en Afrique pour y cultiver le coton,
civiliser les indigènes, devenir planteurs, marchands, entrer en compétition avec
les États (américains) esclavagistes sur le marché du coton de Liverpool et, par ce
moyen, abattre l’esclavage américain. A quoi nous répondons simplement et
brièvement, “nous préférons rester en Amérique”. Aucune idée n’a donné nais-
sance à plus d’oppression et de persécution à l’égard des hommes de couleur de
ce pays que celle qui fait de l’Afrique, et non de l’Amérique, leur patrie. C’est
cette idée… qui nous jette à l’écart de la société et nous fait dénier les droits de la
150 Elikia M’Bokolo

citoyenneté2. » Ce fut seulement au début du XXe siècle que Samuel Barrett, dans
un livre à succès au titre significatif, A plea for unity among American Negroes
and the Negroes of the world, trouva une sorte de moyen terme entre les deux
positions extrêmes en proclamant : « Si les problèmes — économiques, sociaux,
éducationnels et politiques — des Noirs vivant en dehors des États-Unis d’Amé-
rique peuvent différer localement et sur certains points de ceux des Noirs améri-
cains, il reste que dans l’ensemble leurs problèmes ne diffèrent pas de beaucoup
des nôtres, d’où la nécessité d’une organisation nègre à l’échelle du monde. »
Un tel clivage n’exista pas en Haïti. Les intellectuels pan-nègres et panafri-
cains des années 1860-1920 environ étaient tout à la fois des patriotes haïtiens, et
des « défenseurs de la race nègre » et du continent africain. C’est à ce double titre,
constamment revendiqué, que plusieurs d’entre eux firent front pour publier en
1882 Les détracteurs de la race noire et de la République d’Haïti. L’ouvrage, qui
fut un véritable succès de librairie, portait la signature de cinq personnalités
remarquables (Louis-Joseph Janvier, Jules Auguste, Clément Denis, Arthur
Bowler et Justin Dévost) et bénéficia, pour sa première édition, de la contribu-
tion financière de plusieurs Haïtiens inquiets de la multiplication des attaques
conjuguées contre Haïti et les Noirs en général.
Une autre particularité d’Haïti tient au fait que l’idéologie panafricaine y fut
assez souvent imprégnée d’anti-impérialisme. C’est qu’Haïti, ancienne colonie à
peine auto-émancipée, avait dû repousser vigoureusement les velléités néocolo-
niales de la France et devait compter avec l’impérialisme croissant des États-Unis
dans les Caraïbes. Pour les tenants les plus avancés du panafricanisme, la situa-
tion d’Haïti à la fin du XIXe siècle évoquait tout à fait celle de l’Afrique, et, en par-
ticulier, celle du plus prestigieux État africain d’alors, l’Éthiopie. Aussi, certains
d’entre eux envisagèrent-ils sérieusement, à l’instar de Bénito Sylvain, de prendre
part à la lutte de l’Éthiopie de Ménélik II contre l’impérialisme italien et de
contribuer à sa modernisation. Ces raisons expliquent que le panafricanisme haï-
tien, tel que l’ont illustré plus particulièrement Anténor Firmin, Louis-Joseph
Janvier, Hannibal Price et Jean Price-Mars, a été à la fois plus concret et plus radi-
cal dans son antiracisme, dans son double patriotisme (haïtien et africain) et dans
sa défense passionnée des peuples noirs que les courants analogues existant aux
États-Unis et dans les territoires britanniques à la même époque.
Loin de s’enfermer dans le vase clos d’une île à l’histoire si singulière, cette
idéologie puissante chercha activement à rayonner vers les autres communautés
noires. Les auteurs qu’on vient de mentionner connaissaient bien les États-Unis
d’Amérique, les Antilles anglaises et la Grande-Bretagne, où leur action et leur
influence restent encore assez obscures. Il en est de même pour leur influence en
Afrique, du moins avant les années 20. La plupart des travaux consacrés au pan-

2. J. A. Langley (1973), p. 21.


Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme 151

africanisme et à la négritude reconnaissent volontiers l’influence d’Haïti, notam-


ment celle de Jean Price-Mars, sur les intellectuels noirs francophones à partir des
années 20 et 30. Certes, Jean Price-Mars fut l’héritier le plus brillant et le conti-
nuateur le plus remarquable de la génération précédente. Mais, à mon avis, des
relations directes et fécondes s’étaient nouées entre les intellectuels noirs d’Haïti
et d’Afrique dès les années 1880. Paris servit de pont entre les deux diasporas,
celle des intellectuels d’Haïti — exilés, étudiants, savants et diplomates éclairés —
et celle des premiers jeunes Africains, étudiants pour la plupart.
Il n’est pas impossible que des recherches poussées permettent, un jour,
d’établir l’existence d’un troisième réseau panafricain, dont les bases se trouve-
raient au Brésil, au Portugal, et dans les vieux comptoirs et colonies portugais
d’Afrique.
Jusqu’à présent, on s’est beaucoup intéressé, non sans raison, aux « Brési-
liens » du golfe de Guinée, dont Pierre Verger a bien montré que la première
génération, celle du « Chacha » Francisco de Souza et de José Domingo Martins,
s’est d’abord et exclusivement préoccupée d’accumuler des profits dans le com-
merce, devenu illicite et plus fructueux, des esclaves. Il est vrai que ces premiers
« Brésiliens » étaient blancs. Les choses ont commencé, si l’on en croit A. Kras-
nowolski, avec les « Brésiliens » (en fait d’anciens esclaves noirs du Brésil) reve-
nus à la côte des Esclaves à partir des années 1860 : mais leur rôle social, écono-
mique et politique, qui n’est guère à négliger, fut essentiellement local et ne
dépassa guère les frontières du Dahomey, du Togo et du Nigéria.
Les données semblent plus prometteuses dans le cas de l’Angola, comme le
montre l’itinéraire de José de Fontes Pereira (1828-1891). Après la perte du Bré-
sil, le « troisième empire portugais » se préoccupa principalement de mettre en
valeur l’Angola, dont beaucoup rêvaient de faire un nouveau Brésil. Luanda
devint ainsi une petite métropole cosmopolite où les Noirs et Métis d’Angola,
comme José de Fontes Pereira, Carlos da Silva Maia Ferreira et J. D. Cordeiro da
Matta, fréquentaient assidûment des émigrés du Brésil, comme le Dr Saturnino
de Sousa e Oliveira et le journaliste Francisco P. Dutra, et des progressistes por-
tugais, comme Alfredo Mantua, Alfredo Trony et Urbano Monteiro de Castro.
L’étude systématique des journaux de cette époque (A Verdade, O Futuro d’An-
gola, O Arauto Africano) permettra peut-être d’étayer notre hypothèse. Si tel est
le cas, Luanda aura joué, dans les années 1870-1890, le même rôle que Londres et
Paris à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, et que Lisbonne dans les années 50,
quand Amilcar Cabral et ses pairs en firent la capitale de l’anticolonialisme et du
panafricanisme lusophones.
Ces considérations relatives aux trois grands réseaux dans lesquels le pan-
africanisme s’est progressivement constitué n’ont pas seulement un intérêt his-
toriographique. Elles tendent aussi à montrer que l’identité des situations des
esclaves africains et de leurs descendants dans le Nouveau Monde a produit, à peu
près aux mêmes époques, des attitudes comparables. L’un des paradoxes de l’es-
152 Elikia M’Bokolo

clavage fut en effet de transformer la haine potentielle entre les Noirs en solida-
rité active. Arrachés malgré eux à l’Afrique, les Noirs emmenés en esclavage ne
se sont peut-être pas perçus tout de suite comme des compagnons d’infortune.
C’est ce que suggère un proverbe haïtien qui dit en effet : « Depuis que les Noirs
sont partis de Guinée, l’Haïtien hait l’Haïtien. » Cela se comprend car la mise en
servitude des Noirs était aussi le produit de violences entre Africains. Ce fut là-
bas, de l’autre côté de l’Océan, loin des réalités du continent noir, que les esclaves
eurent naturellement tendance à idéaliser la terre de leurs ancêtres, que les pers-
pectives se transformèrent et que de nouvelles images et perceptions de l’Afrique
prirent corps, débouchant sur le panafricanisme.

La réappropriation du panafricanisme par les Africains :


ruptures et permanences
Ce que nous appelons ici réappropriation fut la prise en charge, à la fois intellec-
tuelle et politique, du panafricanisme par les élites issues de l’Afrique noire, ayant
vocation à vivre sur ce continent et voyant en lui le cadre concret pour la réalisa-
tion des objectifs panafricains.
Les premiers signes de cette réappropriation apparurent dès 1900, lorsque la
première conférence panafricaine, réunie à Londres, accueillit quelques délégués
d’Afrique, en particulier T. J. Thompson de la Sierra Leone et A. V. Kinloch, une
femme originaire de l’Afrique du Sud. On peut considérer qu’en 1945 cette réap-
propriation était un fait accompli, car la conférence panafricaine de Manchester,
la dernière organisée en dehors de l’Afrique, fut l’œuvre des Africains du conti-
nent, en particulier de Kwame Nkrumah. Il est d’ailleurs significatif qu’après
cette date les personnalités afro-américaines les plus éminentes au sein du mou-
vement panafricain aient choisi de se battre concrètement pour l’indépendance de
l’Afrique et même d’y vivre, comme W. E. Burghardt Du Bois et George Pad-
more, qui devinrent les compagnons de lutte de K. Nkrumah.
Une fois ce tournant opéré, le mouvement panafricain sut néanmoins conser-
ver l’essentiel de ses orientations et de ses aspirations originelles. On pense en
particulier à deux d’entre elles. D’une part, ce fut en effet à partir des années 50
que le Sénégalais Cheikh Anta Diop reprit à son compte l’usage de l’histoire
qu’avaient inauguré les pères noirs américains du panafricanisme, et donna ses
lettres de noblesse à la thèse de l’« antériorité des civilisations nègres » et du
caractères nègre de l’Égypte pharaonique. On pourrait trouver de nombreuses
autres parentés entre l’historiographie africaine des quarante dernières années et
les impulsions originelles de la philosophie de l’histoire panafricaine née il y a
plus de trois demi-siècles aux États-Unis d’Amérique. D’autre part, la revue Pré-
sence africaine, véritable creuset des intellectuels noirs de toutes les parties du
monde, poursuivit et renouvela la tradition féconde du panafricanisme culturel,
Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme 153

surtout durant la grande époque de la lutte pour l’indépendance politique des


colonies d’Afrique. Enfin, le pan-négrisme ne cessa pas de hanter les élites intel-
lectuelles et politiques d’Afrique et des Amériques noires, comme le montre par
exemple l’écho rencontré au cours des années 80 par le projet, né au Zaïre, de la
création d’une Ligue des États négro-africains (LENA).
Pourtant, à y regarder de près, on s’aperçoit que les Africains ont fait subir
au panafricanisme des infléchissements irréversibles. Une des grandes différences
entre les Africains et leurs frères d’outre-Atlantique est la suivante : tandis que,
en Afrique, les Africains subissaient l’invasion, puis la domination coloniale, aux
Amériques l’abolition juridique de l’esclavage et, par la suite, la reconnaissance
— lente et progressive — des droits de l’homme et du citoyen en faveur des
Noirs créaient une situation nouvelle, qui accrédita l’idée que l’« intégration »
dans les sociétés du Nouveau Monde était possible et que, du même coup, le
thème du retour en Afrique relevait de l’utopie. Certes cette reconnaissance des
droits fut et est toujours l’enjeu de luttes politiques continues. C’est pourquoi les
Noirs des Amériques ont toujours eu le sentiment que le combat mené par les
Africains pour l’indépendance de leur continent et contre l’apartheid en Afrique
du Sud était lié dialectiquement à leurs propres luttes.
L’expérience de la colonisation eut des effets multiples sur le panafricanisme
à partir des années 45-50.
D’abord l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme occupèrent désormais la
place centrale, alors que, dans le panafricanisme de la fin du XIXe et du début du
XXe siècle, il n’était pas rare de voir les Noirs des Amériques s’accommoder de la
colonisation ou même y prendre part, comme étant le moindre mal pour assurer
la « civilisation » de l’Afrique et son retour à une place convenable dans le concert
des nations. Après tout, le Libéria ne fut-il pas une colonie parmi d’autres, pra-
tiquant au profit des Noirs immigrés des États-Unis et aux dépens des indigènes
une exploitation économique féroce et une ségrégation de facto ? L’anticolonia-
lisme des Noirs des Amériques avait été en quelque sorte un anticolonialisme à
deux vitesses : les anglophones étaient contre le colonialisme français ; les fran-
cophones contre le colonialisme anglais — comme le montre par exemple la polé-
mique entre le journaliste français Charles Canivel, qui défendait la conquête du
Dahomey par la France, et l’Haïtien Bénito Sylvain, ancien aide de camp de l’em-
pereur Ménélik II d’Éthiopie, dont les réflexions sont significatives de l’état d’es-
prit des Noirs de cette époque : « De quel droit prétendez-vous donc réprimer
ces horreurs (les sacrifices humains), vous, qui au, nom de la civilisation, en vou-
lez commettre de plus grandes ? Certes ce ne serait pas la première fois que l’Eu-
rope méconnaîtrait son rôle et vous rappelez fort à propos l’expédition des
Anglais contre les Achantis. Mais n’y a-t-il rien de mieux à imiter que la bruta-
lité saxonne ? Il fut un temps, Monsieur, où la France n’imitait personne : elle
marchait fièrement à la tête de l’univers civilisé. Ses enfants étaient renommés
dans le monde entier par la générosité de leur cœur, aussi bien que par la politesse
154 Elikia M’Bokolo

de leurs manières. Et les sauvages eux-mêmes avaient fini par distinguer des
autres Européens l’explorateur français, qui, par de nobles sentiments d’équité et
de philanthropie, savait mériter l’auréole d’apôtre et de civilisateur3. »
L’anticolonialisme du panafricanisme des années 40-50 fut radical, à l’instar
de celui de Kwame Nkrumah et de celui d’Aimé Césaire, et conçut l’indépen-
dance des colonies africaines comme un préalable inévitable et une condition
nécessaire de toute démarche concrète vers l’unité de l’Afrique. Du même coup,
ce panafricanisme rénové fut aussi plus soucieux du concret que son prédéces-
seur. Signe des temps, ce fut seulement en 1945, à la conférence de Manchester,
que les tenants du panafricanisme abordèrent concrètement les obstacles que la
colonisation avait fait surgir sur la voie de l’unité africaine : « Le congrès a noté,
dit le rapport final, que les divisions arbitraires et les frontières territoriales déli-
mitées par les puissances coloniales constituent autant de mesures délibérément
prises pour faire obstacle à l’unité politique de l’Afrique occidentale. »
D’un autre côté, si le mot « panafricanisme » s’était substitué de bonne heure
au mot « pan-négroïsme », le mouvement panafricain continuait de viser la même
chose : le regroupement des gens de « race » noire. Ici encore, les options chan-
gèrent après 1945 environ. En 1959, le manifeste de la Fédération des étudiants
d’Afrique noire en France (FEANF) prit une position tranchée sur ce point : « Il
semble que les panafricanistes nous proposent dans nos alliances une simple soli-
darité de race, de couleur. Cela est inefficace […], mais, plus grave, cela est dan-
gereux : car la solidarité raciale peut tourner facilement au racisme, au chauvi-
nisme et au pan-négrisme […]. D’autre part, c’est une mauvaise façon de poser
les problèmes, car la lutte ne se situe pas au niveau des races, mais au niveau des
exploiteurs et des exploités. » D’ailleurs, dès 1958, Kwame Nkrumah avait pris
l’initiative de convoquer à Accra les chefs d’État et de gouvernement et les repré-
sentants des partis nationalistes de tout le continent, montrant par là que, sans
renoncer à la solidarité avec les Noirs des Amériques et des autres parties du
monde, le concept de panafricanisme se référait désormais non pas à une « race »,
mais à tout un continent où les peuples noirs devaient s’allier aux autres peuples
colonisés, en particulier aux Arabes. Ce fut aussi, on le sait, dans cette voie que
s’engagea l’Organisation de l’unité africaine (OUA).
Ces choix ne furent pas sans soulever de nouveaux problèmes. En premier lieu,
revenant en Afrique, le panafricanisme découvrit brutalement, si l’on se fie à un
aveu de Nkrumah rapporté par George Padmore, qu’il avait été l’expression des
« aspirations gradualistes des classes moyennes et des intellectuels », et qu’il lui
fallait désormais compter avec les projets plus radicaux « des travailleurs, des syn-
dicalistes, des fermiers et des paysans ». En réalité, il n’est pas sûr pour autant qu’il
ait existé ou que, si de tels sentiments existent, ils aient été introduits dans l’esprit

3. D. Vaval (1933), p. 342-343.


Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme 155

des peuples par les intellectuels : il faudrait plutôt chercher du côté des « inter-
médiaires culturels » locaux, par exemple du côté des musiciens et artistes popu-
laires chez qui, du Zaïrois Kabasele au Nigérian Fela ou au Gabonais Akenden-
gué, l’Afrique et son unité apparaissent comme un mythe vivant et mobilisateur.
En second lieu, comme l’ont très bien montré les travaux du Dr Nilda
B. Anglarill, ce souci du concret à partir des années 60 n’a pas produit, au niveau
des préoccupations essentielles de l’économie et du développement, un projet
original et spécifique au panafricanisme. De ce point de vue aussi, le panafrica-
nisme resta fidèle à ses origines en donnant la priorité absolue aux ambitions poli-
tiques et aux desseins culturels. Car, jusqu’au début des années 60, les idées nova-
trices dans ce domaine, émises par Mamadou Dia4, par Cheikh Anta Diop5, par
Albert Tevoedjre6 et par Kwame Nkrumah7, ne trouvèrent d’écho que dans des
cercles très étroits.
Enfin, les divisions de caractère idéologique et politique, qui avaient été lar-
gement imperceptibles jusque vers 1950, s’étalèrent au grand jour à partir du
milieu des années 50, lorsqu’il fallut s’attaquer à des problèmes à la fois concrets
et urgents tels que : la forme, l’échelle et les voies de l’Unité ; la crise de l’ex-
Congo belge ; les rapports avec le régime raciste sud-africain ; ou encore les rela-
tions avec les deux grands blocs qui se partageaient alors le monde.
Le panafricanisme a été de toute évidence à la fois une ironie de l’histoire et
un legs inattendu : une ironie de l’histoire, parce que si les routes du « commerce
triangulaire » ont dépouillé l’Afrique de son « capital le plus précieux », ces
mêmes routes ont aussi ramené sur le continent noir l’un des mouvements poli-
tiques les plus féconds de son histoire ; un legs inattendu, parce que la mise au
point aux Amériques de ce précieux patrimoine montre bien que les esclaves
exportés dans le Nouveau Monde ne se sont pas contentés d’y survivre. Mais
cette extraordinaire vitalité a fini par affecter le panafricanisme lui-même, dont la
version africaine n’a cessé de prendre des libertés avec son ancêtre américain.

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Que pense l’Argentine
de l’Afrique ?
Nilda Beatriz Anglarill

Depuis 1492, une réalité complexe est apparue, dépassant l’épopée de Christophe
Colomb et la croisade religieuse. A l’idée de découverte de l’Amérique, parée de
nobles atours, s’en substitua une autre qui se fit l’écho des critiques adressées à
l’histoire unilatérale de la Conquête : celle de la rencontre de deux mondes. De
fait, les Espagnols n’apprirent qu’ils avaient « découvert » un continent qu’un an
après le débarquement de Colomb aux « Indes », qu’un cartographe français
nomma « Amérique » en 1507. Parler de « rencontre », dans ses différentes
dimensions, semble donc plus approprié. Pourtant, ce n’est pas de la rencontre
de deux mondes seulement qu’il s’agit puisque l’on en dénombre au moins trois :
l’Amérique, l’Europe et l’Afrique. Et comme cette dernière a été représentée non
seulement par les esclaves, mais aussi par le bagage culturel « maure » et arabe des
Espagnols et des Portugais, le monde asiatique n’en est peut-être pas non plus
absent. On peut dire dès lors que le Nouveau Monde est né au carrefour de ren-
contres multiples.
Les réflexions qui suivent voudraient apporter quelque contribution à l’ana-
lyse des attitudes mentales et intellectuelles concernant les relations actuelles
entre l’Amérique latine et l’Afrique. Il s’agit de tracer des pistes, de poser des axes
de recherche et de formuler quelques propositions pour le dialogue futur entre
les régions. Nous ne prétendons pas embrasser dans ces quelques pages le vaste
faisceau historique, géographique et thématique des liens qui unissent les deux
continents. Pour la période historique, nous retracerons la formation des idées à
l’égard du monde africain au XIXe siècle, et montrerons comment elles se sont
maintenues ou ont été réinterprétées dans les relations nouées entre États dans les
années 60, lorsque les territoires coloniaux africains ont accédé à l’indépendance.
Quant à l’aire géographique, depuis notre poste d’observation latino-américain
nous aborderons le cas argentin en faisant quelques références au Brésil et à Cuba,
à titre comparatif.
158 Nilda Beatriz Anglarill

Le dialogue afro-latino-américain est le produit de rencontres entre de hauts


fonctionnaires, des experts d’organismes supranationaux de coopération et des
représentants d’institutions spécialisées. Les contacts directs entre communautés
par-delà l’Atlantique existent, mais ils sont rares. Citons, en premier lieu, le mou-
vement de retour en Afrique engagé à partir de la première moitié du XIXe siècle
par des esclaves émancipés qui, une fois installés sur la côte occidentale de
l’Afrique, ont maintenu des liens avec leurs communautés demeurées en Amé-
rique. Ensuite, les groupes religieux afro-américains, tels que les terreiros d’ori-
gine nagó de Bahia (Brésil), ont gardé des relations avec leurs sources d’inspira-
tion au Nigéria et au Bénin. Enfin, il y a la question moins connue de la migration
des Africains vers l’Amérique au cours de ce siècle ; c’est le cas des Cap-Verdiens
installés en Argentine qui conservent des liens assez constants avec l’autre côté
de l’Atlantique1.
Ce phénomène révèle l’existence d’un fossé entre, d’une part, le développe-
ment des liens culturels et le degré de sophistication de certaines études sur l’es-
clavage, et, d’autre part, le peu de réflexion consacrée aux dimensions sociale,
politique et économique des relations entre les deux régions. Précisons que ces
dimensions sont ici considérées non pas comme des compartiments étanches,
mais comme des notions interdépendantes. Nous voulons dire par là que les
dynamiques internationales se nourrissent des contacts culturels et, inversement,
que l’essor des relations entre États contribue au resserrement des liens culturels.
Si l’on analyse les relations historiques entre l’Amérique latine et l’Afrique,
on voit se dégager des « opérateurs » privilégiés : l’État et les organisations supra-
nationales. Dans la mesure où la gestion des relations extérieures de l’État devient
plus complexe et où les organismes de coopération se multiplient, de nouvelles
catégories sont nécessaires pour définir les liens de solidarité nés de la rencontre
culturelle : coopération Sud-Sud, relations horizontales, non-alignement, coopé-
ration entre pays en développement, autonomie collective, interrégionalisme.
Toutes ces catégories servent à classer les activités menées par ces opérateurs, mais
il convient de se demander si elles ont contribué à approfondir la connaissance
que les peuples latino-américains et africains ont les uns des autres ou, si au
contraire, il ne s’agit pas de nouveaux oripeaux qui masquent leur traditionnelle
ignorance mutuelle.
Dans ce contexte, il est intéressant d’examiner la formation des idées sur la
coopération de l’Argentine avec l’Afrique dans les années postérieures à 1960,
lorsqu’on a commencé à étudier la possibilité de resserrer des liens politiques et
d’ouvrir des marchés dans les nouveaux pays. Sachant qu’en matière de relations
afro-latino-américaines les projets sont plus importants que les réalisations, la
réflexion fondamentale vise à mettre en évidence les idées des élites qui orientent

1. Hector Lahitte et Marta Maffia (1985) (1986), p. 191-207.


Que pense l’Argentine de l’Afrique ? 159

les actions de coopération avec l’Afrique, à la fois au niveau bilatéral et dans les
différentes instances de coopération interrégionale. Enfin, il conviendra de s’in-
terroger sur l’inconsistance des liens politiques et économiques entre les deux
régions, et cela dans le cadre plus large de la conjoncture internationale.

Idées et mythes sur l’Afrique


dans les relations entre États
Avec l’indépendance des territoires coloniaux africains sont apparus, en Amé-
rique latine, les premiers projets visant à établir des liens avec l’Afrique, notam-
ment avec l’Afrique noire puisque des relations existaient déjà avec les pays du
Maghreb. Le contact de plusieurs siècles sur le sol américain a constitué un cadre
de référence des relations entre États. D’une part, l’interprétation du monde poli-
tique africain était chargée de mythes et de concepts liés au passé. Mais, d’autre
part, l’arrivée de ces États sur la scène internationale avait favorisé l’émergence
de nouvelles idées de coopération et de développement commun. Du côté afri-
cain, l’insertion dans l’économie mondiale par le biais du commerce triangulaire
de l’ère coloniale n’a pas été modifiée par l’indépendance. Cependant, les diri-
geants africains ont cherché de nouvelles formes d’autonomie dans les relations
avec d’autres pays en développement. Du côté latino-américain, l’Afrique repré-
sentait non seulement un nouveau pôle d’association pour accroître le pouvoir de
négociation sur le plan international, mais aussi un vaste débouché commercial.
Nous allons essayer de voir comment certaines images du passé ont subsisté et
comment de nouvelles notions ont été élaborées dans les pays latino-américains,
en faisant référence en particulier au cas argentin.
Le rapprochement des pays latino-américains avec l’Afrique a pris des
formes qui reflètent leur mode d’insertion dans l’ordre international. En tant que
membre de la Communauté luso-brésilienne (1953), le Brésil est resté aligné sur
le Portugal jusqu’à la chute du régime de Caetano en 1974. Ce n’est donc que
récemment qu’il a défini une politique « pragmatique, responsable et univer-
selle » qui, par la priorité qu’elle donne aux relations avec l’Amérique latine et
l’Afrique, en a fait le pays de la région qui entretient le plus de relations avec
l’autre rive de l’Atlantique. Pour transformer l’alliance avec l’ancienne métropole
en une communauté afro-luso-brésilienne, les arguments de démocratie raciale et
de luso-tropicalisme ont été réaffirmés. Cuba, isolée de l’Amérique depuis la
révolution de 1959, a opté pour une politique tiers-mondiste militante de rap-
prochement avec l’Afrique. Les premiers contacts noués en 1960 avec les gou-
vernements de l’Algérie et du Ghana ont été suivis de la visite sur le continent
d’Ernesto « Che » Guevara (1964-1965), qui a scellé l’accord cubain avec les pays
« progressistes » et les mouvements de libération africains. Depuis lors, une vaste
entreprise de coopération militaire s’est développée pour l’indépendance des ter-
160 Nilda Beatriz Anglarill

ritoires coloniaux. L’image officielle d’une société de pleine égalité sociale, qui
reconnaît comme identité la « négritude métissée » de Nicolás Guillén, a servi de
fondement culturel au rapprochement avec l’Afrique. Ces idées se retrouvent
également dans la définition de Cuba comme pays « latino-africain ».
Dans le cas de l’Argentine, les relations avec l’Afrique se manifestent sous la
forme d’une série d’initiatives des organismes gouvernementaux qui ne coïnci-
dent pas toujours entre elles. La première tentative d’exploration des possibilités
d’échange a été faite en 1962, sous le gouvernement d’Arturo Frondizi, mais, tan-
dis que la mission se déroulait, ce gouvernement a été renversé par un coup
d’État, de sorte que les résultats de la visite ont très peu servi. Bien que l’objectif
essentiel de la mission fût commercial, le rapport soumis au Ministre des relations
extérieures est l’un des rares documents officiels à reconnaître l’ignorance de la
réalité africaine et à proposer d’entreprendre des études sur la question2. Une
deuxième initiative a été prise en 1973 avec l’adhésion au mouvement des pays
non alignés et la définition d’une politique de solidarité envers le Tiers Monde,
politique que le gouvernement militaire instauré en 1976 s’est employé à atténuer
tout en continuant à porter un certain intérêt à l’Afrique. La troisième initiative
est l’œuvre du gouvernement de Raúl Alfonsin, qui, à partir de 1984, a renoué
avec la position de solidarité avec les pays non alignés ; mais cette tentative a été
éphémère puisqu’en 1991 l’Argentine s’est retirée du mouvement. L’évolution
des politiques de l’Argentine à l’égard de l’Afrique est marquée par deux
constantes : la discontinuité des actions de coopération et la profonde mécon-
naissance des dynamiques africaines. Ces deux facteurs conjugués expliquent que
l’on se soit lancé dans de grands projets volontaristes de coopération sans comp-
ter sur la base des connaissances nécessaires pour les mettre en pratique. Ainsi,
des projets de relation directe avec l’Afrique coexistent avec d’autres qui propo-
sent une coopération triangulaire passant par l’intermédiaire de pays européens,
lesquels ont une vaste expérience de l’Afrique3.
La position à l’égard de l’Afrique du Sud est un autre domaine où se mani-
festa la discontinuité de la politique argentine en Afrique. Dans les instances
internationales, l’Argentine a eu à l’égard de l’apartheid une attitude constante :
dès 1953, elle a condamné cette pratique à l’Assemblée générale de l’ONU. En
revanche, la situation est moins claire sur le plan bilatéral. L’Afrique du Sud était
le principal partenaire commercial africain de l’Argentine, et les changements
d’orientation de la politique extérieure de cette dernière n’eurent pas d’incidence
sur les échanges entre les deux pays. De fait, la dimension politique des relations
avec l’Afrique du Sud semble dissociée de la dimension économique. Pour étayer

2. Juan Llamazares (1962), p. 97.


3. Ministère de l’économie-Secynei (1978), p. 2. Après avoir visité le Cameroun, la Côte
d’Ivoire, le Gabon et le Sénégal, la mission a proposé une stratégie commune franco-
argentine pour le commerce avec ces pays.
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? 161

cette affirmation, rappelons qu’en 1986 le gouvernement ordonna le boycott éco-


nomique et la rupture des relations diplomatiques avec l’Afrique du Sud. Or, en
matière commerciale, les mesures prises n’eurent pas les effets escomptés : les
importations argentines d’Afrique du Sud augmentèrent de plus de 50 % en 1987
par rapport à 1986 et, au cours des années suivantes, le volume des échanges
demeura constant.
Le vieux mythe de la société blanche européenne a permis à l’Argentine
d’éviter l’argument de la fraternité entre communautés métisses. On n’en relève
pas moins une tendance à perpétuer la dichotomie entre un monde occidental
« civilisé » et rationnel, et un « monde primitif » où règne la barbarie. Cette atti-
tude est décelable aussi bien au sein de la société que dans les sphères gouverne-
mentales. Les propos tenus par le Président Alfonsin en 1984 devant l’Assemblée
générale de l’ONU sont révélateurs : « Le système injuste de l’apartheid doit être
éliminé définitivement. Ceux qui le subissent peuvent continuer à compter sur
l’appui du monde civilisé4. »
L’unité du monde en développement, en vertu de laquelle l’identité interna-
tionale est censée conduire une coopération spontanée, est une autre thèse répan-
due par quelques analystes argentins et reprise par les organes gouvernementaux.
Cette simplification est à l’origine de certaines erreurs de jugement, notamment
quant au soutien automatique des revendications présentées devant les instances
internationales. Le conflit des îles Falkland en fut une claire illustration puisqu’il
a montré que pour certains pays la préférence allait à la solidarité verticale.
Certains analystes ont voulu voir dans l’action africaine de l’Argentine et du
Brésil la main des États-Unis d’Amérique, tandis que Cuba mettait en œuvre la
politique militaire soviétique. Pourtant, sans renier son allégeance principale,
chacun de ces pays s’est efforcé de tisser de nouveaux liens politiques et écono-
miques qui n’ont pas toujours eu l’aval de Washington ou de Moscou. Plutôt que
de chercher à déterminer jusqu’à quel point la puissance hégémonique intervient
dans l’élaboration des politiques de ses alliés, il s’agit de se demander si une
coopération autonome est possible entre pays en développement.
L’évolution des relations entre les pays d’Amérique latine et d’Afrique reflète
une surestimation du rôle de l’État et des organes de gouvernement en tant
qu’instruments des dynamiques bilatérales. La coopération et les échanges sont
devenus le patrimoine des élites au pouvoir qui définissent les politiques, déci-
dent de l’établissement de représentations, organisent des missions, invitent des
hommes d’affaires, signent des accords et financent les projets. Il y a lieu de se
demander si le manque d’efficacité des activités d’échange menées par l’Argen-
tine depuis les années 60 ne vient pas d’un certain paternalisme de l’État. Une

4. Raúl Alfonsin, discours prononcé à la trente-neuvième session ordinaire de l’Assem-


blée générale de l’ONU, cinquième séance, New York, 25 septembre 1984, p. 17.
162 Nilda Beatriz Anglarill

abondante bibliographie a été consacrée aux relations institutionnelles et aux


échanges commerciaux entre les pays des deux continents, mais on a peu écrit sur
la participation des communautés à ces dynamiques et sur le dialogue des insti-
tutions de l’État avec les communautés qui sont les destinataires de toute action
de coopération.

Les relations dans le cadre interrégional


A partir des années 60, plusieurs projets de coopération interrégionale entre pays
en développement ont vu le jour, auxquels ont participé des États d’Amérique
latine et d’Afrique. L’intérêt qu’éprouvaient ces pays à établir de nouvelles
formes de relations politiques et économiques était motivé par le changement
intervenu dans les dynamiques internationales à la fin de la seconde guerre mon-
diale. Trois scénarios possibles s’offraient pour l’insertion des économies péri-
phériques dans le système. Selon le premier scénario de la dépendance, on conti-
nue à suivre le modèle classique de développement, ce qui signifie une insertion
triangulaire des pays périphériques dans la structure économique internationale.
Un scénario intermédiaire, représenté par le courant de la dépendance né dans les
pays d’Amérique latine, définit des options volontaristes de développement au
niveau régional et interrégional dans la perspective d’une réforme du système
économique international. Enfin, le scénario extrême de rupture avec les pays
industriels et les organismes de financement internationaux affirme la nécessité
d’un développement qui soit indépendant des puissances hégémoniques. Cette
thèse, appelée de « déconnexion » par Samir Amin, est défendue par Cuba aussi
bien face aux pays industriels qu’au sein des organismes de coopération.
La plupart des projets de coopération afro-latino-américains relèvent du scé-
nario intermédiaire, à l’exception notoire de la Conférence tricontinentale,
convoquée par Cuba en 1966 pour répondre à l’isolement américain et démon-
trer sa capacité de trouver des alliés hors du continent pour son projet révolu-
tionnaire. Cela dit, les projets « intermédiaires » regroupent une multitude
d’États se réclamant de modèles politiques différents. Le Mouvement des pays
non alignés, né en 1961 comme l’héritier des idées de Bandoung, rassemble une
multitude d’États qui ont entre eux de profondes divergences idéologiques. Si la
partie africaine y est massivement représentée, tel n’est pas le cas de la partie
latino-américaine : à la première réunion de Belgrade, Cuba était le seul membre
à part entière de la région. Bien que le Mouvement compte aujourd’hui dix-huit
membres latino-américains, le Brésil et le Mexique n’en ont jamais fait partie et
l’Argentine s’en est retirée en 1991.
La participation argentine au mouvement est à mettre en relation avec la dis-
continuité de ses actions internationales, qui s’explique par l’absence d’une défi-
nition du mode d’insertion internationale souhaité pour le pays à long terme.
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? 163

D’où les hésitations, les changements brusques d’orientation et les zigzags de la


politique à l’égard des pays dits du Tiers Monde. L’admission de l’Argentine au
sein du Mouvement des pays non alignés, demandée en 1973, fut mise en ques-
tion par certains membres du Comité préparatoire à cause de ses liens avec
l’Afrique du Sud. Le problème a vite été surmonté et l’Argentine a rejoint le
groupe au sommet d’Alger. Avec l’avènement du gouvernement militaire de 1976,
que l’on a appelé « le processus », un débat s’est engagé sur le retrait du mouve-
ment, mais les arguments du Ministère des affaires étrangères sur l’utilité de cette
instance pour défendre des positions telles que celle des îles Falkland ont conduit
à opter pour le maintien dans le mouvement. Malgré les tentatives du gouverne-
ment démocratique installé en 1984 pour rétablir un profil international non ali-
gné, l’Argentine a décidé de quitter définitivement le mouvement en 1991.
Le débat sur le maintien au sein des non-alignés (et sur l’appartenance à ce
mouvement) est révélateur des diverses attitudes face à la question de savoir
quelle est la place de l’Argentine dans la structure internationale et quels sont les
associés qu’elle doit choisir. Un vaste courant soutient la nécessité d’entrer dans
le « premier monde » et, dans le souvenir des splendeurs du passé, évite tout type
d’analyse sur notre état actuel de sous-développement. Certes, historiquement,
l’Argentine s’est considérée comme faisant partie du monde occidental, et sa
culture politique s’est nourrie aux sources européennes, mais ce courant sous-
estime l’importance des relations avec les pays en développement. Le nouveau
mythe d’appartenance au « premier monde », qui veut mobiliser la communauté
pour l’engager sur la voie du développement, est étroitement lié à l’image de
« société blanche-européenne », forgée depuis le siècle passé. Clairement alignée
sur les États-Unis, l’Argentine aurait pour alliés naturels les pays d’Amérique et
d’Europe.
Un deuxième courant affirme l’identité de l’Argentine comme pays du Tiers
Monde. Parmi les sources idéologiques, le tiers-mondisme reconnaît la « position
tierce » de Juan Perón et les idées de l’après-guerre sur la nécessité de trouver un
espace intermédiaire entre le capitalisme et le marxisme. Il compte au nombre de
ses partisans d’importants secteurs des deux partis politiques majoritaires, les
partis de gauche et le corps diplomatique. En effet, le personnel diplomatique de
carrière, qui a une vaste expérience des négociations multilatérales, est devenu
l’un des principaux défenseurs du rapprochement avec les pays du Tiers Monde.
Les tendances de ce grand courant vont de la rupture avec l’Occident réclamée
par certains partis de gauche à la simple utilisation des instances tiers-mondistes
pour obtenir des voix lors de l’examen de questions d’intérêt national ou de la
présentation de candidatures dans les organismes internationaux. Dans les
diverses versions de ce courant, on relève une nette tendance à identifier la pro-
blématique internationale des pays du Tiers Monde. Dans l’aile « modérée », on
observe deux tendances importantes : l’une, de surestimation du pouvoir de
négociation du groupe ; l’autre, de sous-estimation de la réalité internationale
164 Nilda Beatriz Anglarill

lorsque, au nom d’une vague idée d’équité universelle, on prétend obtenir des
concessions des pays industriels.
Les idées et les débats sur ces thèmes au sein de la société argentine ne font
que reprendre des conceptions répandues dans d’autres pays en développement
et dans les organismes de coopération. Une des instances de négociation mon-
diale qui s’est fait l’écho de la version modérée du tiers-mondisme est la Confé-
rence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED),
créée sous l’impulsion des idées de Raúl Prebisch sur la nécessité de réformer les
relations économiques internationales. Mais, en dépit de leur vaste majorité
numérique, les États d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, représentés à la
Conférence par le Groupe des 77, n’ont pas obtenu de concessions des pays
industriels. Un autre projet volontariste de développement, fondé sur la négo-
ciation entre groupes différant par le nombre et le pouvoir économique, est né
en 1974 sous l’appellation de « nouvel ordre économique international ». Plus
ambitieux que la CNUCED, ce projet cherchait à affirmer la souveraineté éco-
nomique des États, à modifier la structure du commerce international et à par-
venir à l’autonomie collective. En réalité, l’idée de créer des conditions poli-
tiques et économiques favorables aux pays en développement manquait de
réalisme car elle supposait d’importantes concessions de la part du monde
industrialisé. Dans le cadre d’un grand déséquilibre du pouvoir de négociation,
on ne pouvait compter sur la seule bonne volonté des grands pays pour instau-
rer un ordre mondial juste. L’Argentine participa activement à ces deux projets,
et l’échec des revendications mondiales n’a pas empêché les dirigeants d’intégrer
dans leurs discours divers mythes intercontinentaux : la solidarité horizontale,
l’autosuffisance collective ou l’équité internationale. Ces notions ont servi, d’une
part, de levier pour mobiliser la nation autour de l’idée de coopération pour le
développement et, d’autre part, d’instrument pour obtenir un financement inter-
national.
Les difficultés rencontrées dans les instances de négociation mondiales ont
conduit les pays en développement à revoir leurs modèles de coopération. A la
fin des années 70, deux projets interrégionaux qui recherchaient une nouvelle
voie de développement ont pris forme : l’un entre États africains et arabes, décidé
en 1977 au sommet du Caire ; l’autre entre États latino-américains et africains,
lancé la même année dans le cadre des Nations Unies.
En 1977, la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) et la
Commission économique pour l’Afrique (CEA) adoptèrent des résolutions
recommandant d’intensifier la coopération entre les deux régions. Le Plan d’ac-
tion de Buenos Aires, adopté l’année suivante à la Conférence des Nations Unies
sur la coopération technique entre pays en développement (CTPD), a donné lieu
à une série de consultations pour définir les secteurs de coopération entre les deux
continents. De ces contacts est né, en 1979, le Programme d’action interrégional
de la CEA et de la CEPAL pour la promotion de la coopération technique et
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? 165

économique entre l’Amérique latine et l’Afrique5. Le document établit des bases


pour la coopération dans les secteurs du commerce, de la science et de la techno-
logie, ainsi que des ressources humaines pour un groupe déterminé de pays. Font
partie de ce groupe, du côté africain, l’Algérie, le Nigéria, le Sénégal et la Zam-
bie ; et, du côté latino-américain, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Mexique,
le Pérou et Trinité-et-Tobago.
Le programme, qui propose des mécanismes de coopération compatibles
avec le système économique mondial, repose sur les principes mêmes de justice
et d’équité qui ont présidé aux négociations concernant le « nouvel ordre écono-
mique international ». Il s’agit d’un produit de la rationalité économique déve-
loppée par les organisations internationales, et il participe à ce titre de notions
telles que celles d’« autonomie collective », d’« interdépendance » ou d’« auto-
suffisance » communes à d’autres modèles régionaux, notamment au Plan d’ac-
tion de Lagos (1980). Parmi les principales lacunes du Programme figurent l’ab-
sence d’évaluation des ressources nécessaires à sa mise en route, d’identification
des sources de financement et l’étude de l’incidence du problème de la dette exté-
rieure sur la capacité des pays des deux régions de réaliser des projets communs.
Quant aux questions qui demeurent sans réponse, la première est de savoir com-
ment on pourrait concilier les intérêts de pays qui sont parvenus à des stades de
développement différents et que séparent d’importantes divergences politiques
lorsque l’on n’a pas encore réussi à intégrer les économies sous-régionales et
régionales dans chaque continent. Une autre question est de savoir si la coopéra-
tion entre des économies aussi dissemblables ne sert pas à créer de nouveaux liens
de dépendance pour les pays les plus faibles.
L’Argentine a pris une part active à l’élaboration du Programme et elle a
tenté de mettre en pratique quelques-unes de ses propositions. Mais, par-dessus
tout, le discours étatique sur la coopération Amérique latine-Afrique s’est nourri
d’abord du mythe de la solidarité horizontale, puis de l’idée mal définie d’inter-
dépendance économique en tant qu’instrument de négociation internationale.
Ce discours, qui n’avait guère d’impact sur la nation, était spécialement destiné
aux instances de négociation multilatérale où les pays en développement ont créé
un langage commun.
Bien que le discours de l’État diffère du discours supranational quant au
transfert de pouvoirs nationaux au profit d’une entité pluri-étatique, une grande
partie des ouvrages sur la coopération régionale et interrégionale des dernières
années n’en soutient pas moins ces points de vue. L’alternative de solidarité hori-
zontale continue à susciter des propositions, comme celles que contient le docu-
ment établi récemment par la Commission Sud6. Du point de vue argentin, nous

5. ONU (1985), p. 2-8.


6. The South Commission (1990).
166 Nilda Beatriz Anglarill

avons cerné quelques-unes des causes du manque d’efficacité des activités de


coopération interrégionale dans leurs dimensions nationale, interrégionale et
internationale. Le processus de coopération exige, de la part des spécialistes et des
protagonistes gouvernementaux et internationaux, une analyse approfondie
visant à dégager des solutions qui permettent de surmonter ces blocages et aussi
de frayer la voie à la participation entre les institutions de l’État et la commu-
nauté.
Cette étude traite des idées et des attitudes à l’égard de l’Afrique qui déter-
minent les relations de l’Argentine avec les pays de ce continent. Nous avons
commencé par analyser le problème de l’intégration de l’Africain dans la société
du XIXe siècle, ses manifestations individuelles, son contenu éthique et sa pro-
jection sous forme d’image collective dans la sphère politique. Le dialogue
argentino-africain, conduit dans un premier temps par les puissances euro-
péennes, se déroule aujourd’hui entre États et organisations internationales dans
le contexte d’une profonde méconnaissance réciproque des peuples. Le contact
direct entre les communautés des deux régions permettrait de surmonter cette
ignorance mutuelle et, en même temps, de répondre à la question de savoir si les
projets de coopération gérés par l’État et ses organes répondent aux besoins de
ces communautés.
Nous avons ensuite abordé le thème des relations politiques et économiques
contemporaines, ses représentations culturelles et le processus de réinterprétation
des idées du passé dans le contexte historique actuel, processus conduit par les
élites au pouvoir pour justifier l’action politique. Les mythes sur l’absence de
racisme ou sur le « creuset des races », qui ont contribué à diffuser une image
bienveillante de l’Argentine, du moins sur le plan intérieur, ont servi de fonde-
ment aux relations politiques et économiques avec les pays africains. D’où la
nécessité d’ouvrir un débat approfondi entre spécialistes et fonctionnaires gou-
vernementaux pour démythifier la réalité africaine.
Par ailleurs, nous avons évoqué les relations interrégionales et, en particulier,
l’adoption de nouvelles notions telles que celles d’« interdépendance », de « déve-
loppement autonome », de « non-alignement » ou de « coopération horizon-
tale ». Ces notions, nées de la rencontre de l’afro-asiatisme, de la théorie de la
dépendance et de quelques orientations internationales, ont subi d’importantes
restrictions lorsqu’il s’est agi d’obtenir des ressources pour mettre en marche la
coopération. Nous avons également signalé que cet ensemble d’idées a parfois
servi à mobiliser les volontés d’États membres d’organisations multilatérales en
faveur de revendications nationales. Nous avons à cet égard décelé l’existence
d’un fossé entre, d’une part, les instances de décision nationales, régionales et
internationales, et, d’autre part, les institutions nationales qui ne participent guère
à l’élaboration des programmes de coopération. Considérant, en outre, que ces
grands projets se sont révélés insuffisants pour orienter les relations entre les
deux continents, nous nous sommes demandé si le développement de projets à
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? 167

une échelle modeste avec les pays africains ne permettrait pas de répondre à la
question de savoir si la coopération entre pays en développement est ou non pos-
sible.
Enfin, la coopération afro-latino-américaine est dominée par des considéra-
tions théoriques élaborées dans les organisations internationales de coopération
sans véritable engagement de la part des États dans les projets communs. Dans un
travail sur la coopération au sein du continent africain, nous nous interrogeons
sur l’existence d’une « coalition de la coopération régionale », formée par des
fonctionnaires nationaux et des experts internationaux qui déterminent les poli-
tiques régionales sans donner de possibilités de participation aux instances natio-
nales de décision7. Une coalition analogue semble conduire les relations entre
l’Amérique latine et l’Afrique. Les idées interrégionales ont servi aux élites natio-
nales de précieux instruments pour obtenir un soutien à l’intérieur contre la pro-
messe d’un avenir de développement et de fraternité entre les peuples.

Bibliographie
ANGLARILL, N. B. Africa, teorías y prácticas de la cooperación económica. Buenos Aires,
Editorial de Belgrano, 1991.
LAHITTE, H. ; MAFFIA, M. « Cambio cultural, ajuste vivencial ». LARDA publicaciones (La
Plata), n˚ 21, février 1985.
LLAMAZARES, J. Informe sobre la misión en Africa y cercano oriente. Buenos Aires, 21 août
1962. (Polycopié.)
MAFFIA, M. « La migración caboverdeana hacia la Argentina, análisis de una alternativa ».
Trabalhos de antropología e etnología, vol. 26, n˚ 1-4, Porto, Sociedade portuguesa de
anthropologia e ethnologia, 1986.
Ministère de l’économie-Secynei. Informe preliminar — misión franco-africana. Buenos
Aires, décembre 1978.
ONU. Africa and Latin America : perspectives for interregional co-operation. New York,
ONU, 1985.
The South Commission. The challenge of the South. New York, Oxford University Press,
1990.

7. Nilda B. Anglarill (1991), p. 472.


La dimension culturelle
des futures relations
entre l’Afrique et l’Amérique.
L’essentiel et l’accessoire
Kiflé Sélassié Beseat

« Si vous connaissez hier et aujourd’hui, vous saurez


demain car la trame du tisserand est l’avenir, le tissu
tissé est le présent, le tissu tissé et replié est le passé. »
Proverbe peul

« Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement


ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de
me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas
donnée pour édifier le monde du Toi ? »
Frantz Fanon (1952)

« Je est un Autre. »
Arthur Rimbaud (1871)

« … Je est un autre. Mais les autres sont des je aussi. »


Tzevetan Todorov (1982)

Voilà un peu plus de cinq cents ans que dure le plus formidable brassage ethnique,
linguistique et culturel ouvrant la voie à la réalité complexe du monde actuel.
Désormais, la boucle de la Terre étant bouclée, on naîtra, étape par étape, pour
notre heur ou malheur, de gré ou de force, consciemment ou inconsciemment, à
la fois citoyen de sa nation et citoyen du monde.
L’Afrique et sa diaspora américaine, ainsi que les Amérindiens ont été, jus-
qu’à nos jours, les parents pauvres de cette gestation si on compare leur sort à
celui des peuples venus notamment d’Europe. Quelle place sera la leur parmi les
autres, d’abord en Amérique même, puis à l’échelle planétaire, à l’aube du pro-
chain millénaire ?
170 Kiflé Sélassié Beseat

Les origines des relations entre l’Afrique et l’Amérique remontent à cette


jonction totale de l’histoire et de la géographie planétaire où l’universel, devenu
concret, a cessé d’être abstrait, en dépit des analyses, discours et surtout pra-
tiques qui perdurent jusqu’à nos jours et mettent l’accent sur ce qui divise ou
hiérarchise.
Tout individu ou peuple n’a, finalement, que l’histoire de sa géographie et de
son environnement. C’est pourquoi réduire le dialogue pour l’avenir de ces deux
continents à leur seul tête-à-tête reviendrait à l’affaiblir singulièrement par une
vision partielle et donc partiale.
Du reste, la commémoration du cinquième centenaire de la rencontre de
deux mondes (1492-1992) et les polémiques qui l’entourent1 nous montrent à
quel point, qu’on le déplore ou non, l’histoire et la géographie de l’Amérique et
de l’Afrique, voire de l’Asie, quelle que soit l’ancienneté de leurs civilisations, ne
sont devenues en grande partie, aujourd’hui encore, histoire et géographie que
lorsqu’elles ont croisé l’histoire et la géographie de l’Europe, en tant que puis-
sance dominante de la majeure partie de la période considérée dans cette étude,
alors que les États-Unis d’Amérique s’apprêtent, non sans résistance, à prendre
seuls le relais depuis au moins la fin de la seconde guerre mondiale.
Il est certain, en tout cas, que si, au cours du XVe siècle, les Portugais — en
contournant l’Afrique — et les Espagnols — en traversant l’Atlantique — se lan-
cèrent à la recherche d’une route océanique pour se rendre en Extrême-Orient,
avec l’accord tacite de toute la chrétienté, c’est que la montée en puissance des
Turcs de l’Empire ottoman (1299-1918), qui prirent Constantinople en 1454,
menaçait de couper les voies plurimillénaires des échanges commerciaux autour
de la Méditerranée, comme le montrent les travaux de Fernand Braudel et de ses
disciples. Il en va de même aujourd’hui de l’importance croissante de l’océan
Pacifique dans le cadre des échanges entre l’Asie et l’Amérique et de l’« écono-
mie monde ».
La dimension culturelle retenue ici pour éclairer les voies des futures rela-
tions afro-américaines nous permettra d’éviter au mieux ce double écueil spatio-
temporel dialogique en le transformant en ce qu’il est en réalité : une trilogie avec
l’Europe, qui débouche, à son tour et pour finir, sur un quatuor avec l’Asie.
Comment oublier, en effet, que c’est en cherchant, inlassablement et vaine-

1. Miguel León-Portilla : a) « La polémique du cinquième centenaire ». Sol a Sol (Revue


culturelle de l’Amérique latine), Paris, n˚ 21, mars/avril 1992. b) « Le Nouveau
Monde, 1492-1992 — un débat interminable ? ». Diogène, Paris, Gallimard, n˚ 157,
janvier/mars 1992. L’axe des débats et polémiques porte sur la signification à donner
au processus historique initié le 12 octobre 1492. Les débats opposent, d’un côté, ceux
qui veulent les « célébrer » en mettant l’accent sur les aspects positifs et, d’autre part,
ceux qui veulent « commémorer » en tenant compte à la fois des aspects positifs et des
aspects négatifs.
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 171
L’essentiel et l’accessoire

ment, une voie maritime par l’ouest, pour ramener des épices de l’Inde ou de la
soie de Chine, que Christophe Colomb trouvera, accidentellement, l’Amérique,
qu’il s’obstinera à appeler jusqu’à sa mort, en 1506, les « Indes occidentales » en
dépit de quatre voyages ?
Ces quelques considérations préliminaires mettent en évidence :
• sur le fond, l’étendue et la complexité des thèmes abordés dans ce bref
exposé, qui ne vise à être qu’une manière de commencements et d’interroga-
tions, en vue de futures relations constructives entre l’Amérique et l’Afrique,
mais également avec d’autres partenaires intéressés par l’amélioration de tels
rapports libres et réciproques. Sur un sujet aussi vaste, il faut éviter, à tout
prix, que l’arbre des relations bilatérales ne nous cache la forêt des rapports
multilatéraux complexes dont il n’est qu’une composante car, suivant la belle
formule de Jean Jaurès, « un peu d’internationalisme écarte de la patrie, beau-
coup d’internationalisme y ramène ». Élargir et approfondir le champ de
l’interrogation ne peut être que bénéfique ;
• sur la démarche, la nécessité d’effectuer également une brève analyse cultu-
relle historique interdisciplinaire du passé et du présent afro-américains dans
le contexte mondial global actuel, avant d’avancer des propositions ouvertes
sur l’avenir permettant d’arrimer les quelques modestes projets concrets pos-
sibles sur les meilleures analyses souhaitables.
Compte tenu de cette double option, on comprendra nos hésitations pour éclai-
rer l’éternelle opacité où se perdent les chemins de l’avenir en comprenant, avec
Flaubert, que sur de tels thèmes « l’ineptie serait de conclure ».

Le contexte de crise mondiale globale


des relations afro-américaines
La crise accélérée actuelle, qui se manifeste jusque dans l’antre d’une des deux
superpuissances militaires et politiques qu’était encore, il y a peu, l’ex-Union
soviétique, dure, en fait, depuis bientôt vingt ans dans beaucoup de pays
d’Afrique et d’Amérique latine.
Elle est, par sa nature et son ampleur, une profonde crise globale qui présente
beaucoup d’analogie avec celle de 1492 : « Cette catastrophe — comme disent cer-
tains mathématiciens —, cette bifurcation — comme disent des physiciens —, ce
rendez-vous, comme pourrait dire, plus simplement et sans doute mieux, le com-
mun des mortels2. »
Avant d’examiner s’il s’agissait, pour l’Amérique et l’Afrique, d’un rendez-
vous ou d’une rencontre avec l’Europe, ou de la découverte par cette dernière des

2. Jacques Attali (1991).


172 Kiflé Sélassié Beseat

deux autres, soulignons qu’à notre avis, alors comme maintenant, la situation
mondiale était porteuse de symptômes positifs et négatifs d’une crise globale :
• d’abord spirituelle, cette crise remet en cause, à la suite des progrès des
savoirs, des savoir-faire et des savoir-dire, les systèmes de valeurs, les idées
reçues, les modèles nationaux et internationaux suivis jusqu’ici en entraînant
des crispations identitaires, individuelles et nationales sur le plan culturel, et
du chacun pour soi sur le plan économique ;
• ensuite matérielle, par l’échange toujours inégal des biens, des services et des
connaissances entre individus, peuples et nations, à notre période de plus
grande abondance des moyens dans tous les domaines, cette crise dévoile, même
dans les pays nantis, des poches de pauvreté et de chômage, et, dans les pays
les moins avancés, des poches de richesse dans des océans de pauvreté !
C’est l’accélération de cette double dimension complémentaire spirituelle et
matérielle et de la mondialisation de la pauvreté et de la richesse qui fait que les
situations de 1492 et de 1992 sont comparables, en ce sens qu’il s’agit, dans les
deux cas, de moments de crise de civilisation et de conscience traversant l’huma-
nité entière en révélant l’homme à l’homme sous un jour nouveau et rendant sou-
vent conflictuels « les échanges et les contacts interculturels fondés sur l’affirma-
tion de l’identité culturelle des peuples3 ».
Alors 1492, un rendez-vous de l’histoire et de la géographie entre l’Europe,
l’Amérique et l’Afrique, au sens où le terme est défini dans les dictionnaires
comme une « rencontre convenue entre deux ou plusieurs personnes ou parties
à un lieu et un moment arrêtés d’un commun accord4 » ?
Pour les Amérindiens, ce rendez-vous entre leurs propres histoires et civili-
sations et celles des « Vieux » Mondes sous la conduite des Espagnols, fut dra-
matique, comme le montre le Bref récit de la destruction des Indes de Bartolomé
de Las Casas.
Des historiens contemporains de l’effondrement démographique des Indiens
d’Amérique comme Woodrow Borah, Sherburn Cook et Pierre Chaunu esti-
ment, en effet, que sur une population amérindienne de 80 millions en 1500 il
devait en rester 10 millions seulement en 1590. La variole et d’autres épidémies
inconnues sur le continent américain avant l’arrivée des conquistadores et de leurs
suites furent la cause principale de ce génocide, ainsi que les confrontations
armées avec les nouveaux occupants.
« Les facilités du commerce étaient-elles à ce prix ? », se demande Montaigne
en dénonçant « ces calamités si misérables » qui poussent « les hommes les uns
contre les autres », avant de souligner : « Quelle amélioration c’eût été si notre

3. Federico Mayor, Commémoration du cinquième centenaire de la rencontre de deux


mondes (1492-1992), Paris, UNESCO, 1989.
4. Les dictionnaires Le petit Robert et Larousse donnent à peu près la même définition
que nous avons panachée ici.
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 173
L’essentiel et l’accessoire

comportement avait suscité chez ces peuples de l’admiration, et établi entre eux
et nous une fraternelle intelligence ! Comme il eût été facile de cultiver des âmes
si neuves, si affamées d’apprentissage, ayant pour la plupart de si heureuses dis-
positions naturelles5. »
En Afrique, la conséquence de l’effondrement démographique de l’Amé-
rique poussa d’abord les Portugais et par la suite presque tous les pays européens
à encourager la traite des esclaves en direction du Nouveau Monde, vidant ainsi
les forces vives des puissants États et cultures du Mali (1200-1500), du Songhaï
(1250-1600), du Bénin (1300-1800), de Kanem Bornu (800-1850), du Zimbabwe
(1400-1800), etc.
N’est-ce pas cette saignée démographique, qui dura plus de trois siècles, qui
explique en partie, hier, la faiblesse de la résistance face au colonialisme du
XIXe siècle et, aujourd’hui, le « développement du sous-développement » en
Afrique ?
En 1992, bien que comparaison ne soit pas raison et que l’histoire ne se répète
jamais à l’identique, ce rendez-vous avec l’histoire ne serait-il pas pareillement
manqué une seconde fois, si, par un simple renversement mécanique du rapport
de force mondial, on excluait à nouveau les hommes, les peuples et les nations
dans leur diversité culturelle quels que soient leur origine géographique et l’arc-
en-ciel de leur couleur ?
C’est ce que semblait craindre le même Montaigne en faisant cette projection
prémonitoire : « Cet autre monde (l’Amérique, en l’occurrence les États-Unis,
qui ont trusté le nom du continent pour eux seuls) ne fera qu’entrer en lumière
quand le nôtre (l’Europe) en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un des
membres sera perclus, l’autre en vigueur6. »
Alors, 1492, une découverte ? Sans doute. Mais découverte de soi-même par
soi-même, et, surtout, pour soi-même, de la part de l’Espagne et du Portugal en
particulier, et de l’Europe chrétienne en général, et non du monde de l’autre et des
autres, en Amérique comme en Afrique et dans l’Asie, au-delà des richesses maté-
rielles qu’elles contenaient. Les hommes et les femmes de ces régions étaient
considérés eux aussi comme de simples objets qu’on pouvait acheter et vendre au
même titre que n’importe quel produit.
C’est ce que montre la séquence des événements de cette année 1492 dans la
péninsule Ibérique, où battait alors pour l’essentiel le cœur du monde, et, à un
moindre degré, dans quelques villes d’Italie, dont Gênes, et de Flandre, dont
Anvers ; mais pas encore ni autant en France, en Angleterre ou en Allemagne.
• Le 2 janvier 1492, les Rois Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand
d’Aragon, obtenaient, après dix ans de guerre, la reddition de Grenade, capi-

5. Michel de Montaigne (1978), livre III, chap. VI : « Des coches ».


6. Idem.
174 Kiflé Sélassié Beseat

tale du dernier État musulman arabo-berbère d’Espagne, après huit siècles


d’occupation et de brassage de populations et de cultures diverses. 100 000 à
150 000 musulmans retourneront donc en Afrique du Nord7. Ceux qui res-
taient étaient fermement invités à se convertir au christianisme.
Pour l’Espagne, il s’agissait de l’aboutissement d’une lutte de libération
nationale qui avait commencé dès le premier jour de cette occupation. De
même, quand au début du XIXe siècle l’Amérique du Sud mettra fin, avec
Simon Bolivar, à la domination de l’Espagne et du Portugal, il s’agira de lutte
de libération nationale, à l’instar de celle conduite au Nord par George
Washington pour mettre un terme au joug colonial de l’Empire britannique
en 1776, et des nombreuses luttes de libération nationales menées en Afrique
et en Asie dans notre XXe siècle.
• Le 31 mars, les souverains signaient le décret ordonnant l’expulsion de tous
les juifs qui n’acceptaient pas d’être convertis au christianisme. Après l’ex-
pulsion des juifs d’Angleterre en 1290, de France en 1394, plus de 200 000
d’entre eux, dont la majorité de Séfarade — terre où, selon la légende,
s’étaient installés en bonne intelligence avec les autochtones les membres de
la tribu de Judas après la destruction du Temple de Jérusalem par Nabucho-
donosor —, durent quitter l’Espagne.
Ils partiront vers l’Afrique du Nord, l’Égypte, l’Italie, l’Anatolie, le Portugal
(d’où ils seront expulsés en 1497), etc., et vers l’Amérique, en dépit de l’in-
terdiction de les embarquer s’ils n’étaient pas convertis8. Du reste, Colomb
lui-même n’était-il pas fortement soupçonné d’être un conversos (converti),
bien qu’il eût pris grand soin de cacher toujours sa véritable identité ?
• Le 17 avril, les Rois Catholiques signèrent avec Colomb les « Capitulations
de Santa Fé », contrat approuvant son projet et lui accordant les moyens de
l’entreprendre. Le 3 août, il embarquera du port Palos avec une centaine de
marins, à bord de trois caravelles, pour le premier de ses quatre voyages pour
atteindre les « Indes » par l’ouest. Le 12 octobre 1492, il débarqua sur une île
de l’archipel des Bahamas appelée par les indigènes Guanahani, et qu’il s’em-
pressa de baptiser San Salvador9.
Au cours de ces voyages ou de ceux qu’entreprenaient les Portugais dans la même
direction et durant la même époque, nul doute qu’aux côtés des marins basques,
galiciens et autres castillans espagnols se soient glissés sinon de vrais juifs et
musulmans arabo-berbères ou des esclaves venus d’ailleurs en Afrique, du moins
de faux conversos, et, plus probablement, des descendants métissés, depuis des
siècles, des uns et des autres.

7. Guy Martinière et Consuelo Varela (1992).


8. Richard Ayoun et Haïm Vidal Sephiha (1992).
9. Jacques Attali (1991), p. 173-247 (chronologie mensuelle de l’année 1492).
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 175
L’essentiel et l’accessoire

Alors, 1492, une rencontre ? Certainement. Car, l’enchaînement entre ces


trois événements, en 1492, qui déclenchèrent le début de ce fantastique mouve-
ment d’émigration tous azimuts comparable à celui de notre temps, a eu pour
conséquence l’unification et la globalisation de la réalité, et tout autant, et sinon
plus, de la vision et perception de cette réalité, qu’allaient démultiplier l’inven-
tion et les progrès de l’imprimerie à partir de 1434.
Révolution de la perception de soi, de l’autre, des autres, de leurs images et
réalités, semblable à celle induite à notre époque par le développement des
moyens et techniques de communication : télégraphe, téléphone, disque, cinéma,
radio, télévision, etc. Mais révolution qui ne saurait constituer en elle-même la fin
d’un processus de communication humaine, qui est, lui, la compréhension des
uns par les autres.
Rencontre, en effet, au sens où ce mot signifie en français, espagnol, anglais
et portugais à peu près la même chose : « circonstance fortuite par laquelle on se
trouve dans telle ou telle situation »10, dans un même temps et dans un même lieu,
entre personnes ou objets, par hasard, coïncidence, contact, jonction ou bien
encore combat, collision, choc.
Choc, surtout, ici, entre les mondes, plus ou moins connus, de l’Europe, de
l’Afrique et de l’Asie et le monde américain, plus ou moins inconnu ; entre les
deux hémisphères de la planète, entre vainqueurs et vaincus. Car, dans ces « ren-
contres en chaîne11 », il faut noter, selon la belle formule de León Portilla, qu’« il
y a contre dans rencontre ».

Culture, identité et développement


afro-américains
Cette contradiction, réelle ou apparente, superficielle ou profonde, trouve son
fondement dans l’éternelle aspiration des hommes et des nations, petits ou
grands, de s’appuyer en toute liberté et dignité en face de l’autre et de tous les
autres sur le socle de leur identité culturelle spécifique, même si cette dernière
subit des métamorphoses positives et négatives, surtout à des moments de ren-
contres/chocs à l’échelle de continents et de peuples, en mutation lente comme
en 1492, ou rapide comme en 1992.
Soulignons que tel est l’objectif poursuivi par la communauté internationale
réunie à l’UNESCO en donnant également la voix aux Amérindiens, Afro-

10. Nous nous sommes inspiré ici des définitions données par les dictionnaires Le petit
Robert et Larousse.
11. José Augusto Seabra, Discours lors de la présentation du programme de l’UNESCO
pour la « Rencontre de deux mondes », Paris, UNESCO, 1989.
176 Kiflé Sélassié Beseat

Américains et Africains pour que cessant d’être les objets de l’histoire ils en
soient les sujets, les acteurs.
Pour nous permettre d’aller de l’avant, nous proposons à ce stade une
esquisse de conceptualisation de l’identité culturelle en général, et de l’identité
afro-américaine en particulier, étant bien entendu qu’en la matière on ne saurait
avancer une quelconque définition de la culture qui convienne aux uns et aux
autres12.
« Une culture vivante est le reflet d’une lutte, donc de vie, survie et mort. Elle
est faite d’oppositions, de rapprochements, mais aussi d’éloignements. Partout où
il y a des hommes, entre l’hier (acquis de l’histoire, ou du moins de l’idée et de
l’imaginaire, juste ou faux, que les hommes s’en font), l’aujourd’hui (ou ce qui en
tient concrètement lieu) et le demain (peint en rose, gris ou noir : en espérance
ou en désespoir) de tout individu dans sa nation et de toute communauté
humaine à l’échelle régionale ou internationale13. »
Sur cette base, l’identité culturelle apparaît comme étant une construction
continue, à la fois libre et collective, des temps et des espaces du soi, de l’autre et
des autres dans le respect de l’environnement naturel et spirituel spécifique, tant
il est vrai que l’esprit est, à tous les hommes, aussi indispensable que la matière.
En ce sens, l’identité culturelle afro-américaine repose, à l’instar de celle des
autres peuples, sur cette quête et construction des temps d’hier comme source
nourricière où l’on puise une espérance pour l’avenir dans de nouveaux espaces
d’appartenance aliénants, tout en supportant au présent les conditions matérielles
et spirituelles inhumaines.
Or, en dépit de tous les efforts systématiques de déculturation en vue d’une
utilisation optimale du travail des esclaves, il y aura toujours des survivances,
souvent idéalisées, des anciennes conditions matérielles et spirituelles où ils se
trouvaient comme hommes libres en Afrique.
Quelles sont les techniques de déculturation/acculturation utilisées par les
maîtres contre les esclaves importés d’Afrique pour atteindre l’objectif de renta-
bilité maximale ? Quelles sont les survivances matérielles et spirituelles qui se

12. A. L. Kroeber et C. Kluckhohn (1952). Les deux auteurs, après avoir examiné 160
définitions de la culture à travers le monde, finissent par les classer en 6 groupes :
génétiques, historiques, structurales, psychologiques, descriptives et normatives, sans
en dégager un cadre de conceptualisation ou de définition. Pour ma part, je me suis
appuyé sur l’expression française populaire : « La culture est ce qui reste quand on a
tout oublié », pour distinguer les formes concrètes de la culture (les arts culinaires,
modes vestimentaires, habitats et architecture) des formes abstraites (musiques, pein-
tures, poésie, etc.), dans L’affirmation de l’identité culturelle africaine et le dévelop-
pement de la conscience nationale dans l’Afrique contemporaine, Paris, UNESCO,
1981. Colloque organisé sous le même titre à Brazzaville en 1978.
13. C’est la définition que nous esquissions de la culture dans l’ouvrage intitulé Le
consensus et la paix, Paris, UNESCO, 1980, p. 37-38.
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 177
L’essentiel et l’accessoire

sont maintenues en se transformant au contact des autres cultures, en dépit de


toutes les contraintes ?
Répondre au mieux à ces deux questions permettra de cerner les contours et
l’évolution historique de l’identité culturelle afro-américaine.
Avant même d’être une série de techniques, la déculturation est d’abord le
constat de déracinement culturel en vue de l’utilisation d’une main-d’œuvre non
qualifiée à bas prix. La contrainte était le moyen utilisé pour surmonter ce déra-
cinement, là où il nuisait à la rentabilité du travail, dans les plantations de canne
à sucre où vivaient la plupart des esclaves. Les maîtres toléraient et encoura-
geaient parfois l’essor des valeurs culturelles des esclaves s’ils constataient ou esti-
maient qu’elles accroissaient cette rentabilité.
La déculturation comme technique consistait, d’abord et avant tout, à empê-
cher le regroupement des esclaves de la même ethnie et parlant la même langue,
afin d’éviter toute manifestation de solidarité susceptible de construire une cohé-
sion sociale pouvant conduire à des résistances, voire à des révoltes.
Il fallait ensuite et en même temps apprendre aux esclaves des rudiments de
la langue des maîtres, espagnole, portugaise, française, anglaise, néerlandaise, etc.,
pour qu’ils puissent recevoir des ordres, obéir et communiquer entre esclaves
dans une langue qui puisse être comprise des maîtres et de leurs intermédiaires.
Dans sa dédicace à Isabelle la Catholique d’une grammaire du castillan, la
première en langue vulgaire, toujours en cette année 1492, Antonio de Nebrija
n’écrivait-il pas : « La langue est une compagne de l’empire. »
Comme autres techniques de déculturation/transculturation, Manuel
Moreno Fraginal indique « l’âge et la culture » pour signaler que les esclaves
étaient jeunes entre « 15 et 20 ans » jusqu’au début du XIXe siècle, et de « 9 à
12 ans » à partir de 1830, année où débuta le courant abolitionniste. Car, souli-
gnait-t-il, les jeunes étaient plus « malléables », plus faciles à déraciner culturel-
lement et à former. Et d’ajouter : « Les sages de la tradition orale africaine ne sont
jamais arrivés en Amérique. » Soulevant, par ailleurs, la question de la répartition
par « sexe et production », il observe que la proportion des femmes par rapport
aux hommes était de une pour dix au début de la traite pour arriver à une
moyenne de trois pour dix au moment de l’abolition de juris, ce qui entraîna sur
les lieux de travail et de repos « une obsession sexuelle qui s’est exprimée à tra-
vers une infinité de contes, jeux, chants, danses14 ».
En matière de survivance matérielle, selon le numéro spécial de la revue
Science et vie consacré à la commémoration du cinquième centenaire, il faut rele-
ver que l’Afrique a donné à l’Amérique des produits tels que la canne à sucre, le
coton, la banane, la noix de coco, le café, du bétail d’élevage tel que les moutons,
les chèvres, ou bien encore la vigne, etc. Elle recevait avec les autres continents

14. Manuel Moreno Fraginal (1984).


178 Kiflé Sélassié Beseat

de l’Amérique, mais toujours à un moindre degré, la pomme de terre, le maïs,


l’arachide, le manioc, la patate douce, la tomate, le cacao, le tabac, etc.
Il est certain qu’il y a, par ailleurs, de nombreuses influences réciproques et
des survivances africaines dans les domaines des arts culinaires, des modes vesti-
mentaires et, quoique à un moindre de degré, sinon dans la conception architec-
turale des cases et hangars où étaient logés les esclaves, dans la décoration inté-
rieure et les meubles qu’ils confectionnaient, en dépit des doutes que semblent
avoir beaucoup d’ethnologues et autres anthropologues à ce sujet.
En matière d’art culinaire, on peut ainsi citer, à titre d’exemple, un plat fort
prisé aujourd’hui encore aux États-Unis, y compris dans certaines hautes socié-
tés, appelé chitt’lings, que les esclaves dans les plantations nommaient alors guts
(tripes). La recette utilisée est très proche de celle pratiquée dans certains pays
d’Afrique comme au Tchad et en Éthiopie.
Plus nombreux sont les matériaux de réflexion et les études qui permettent
de cerner l’identité culturelle afro-américaine dans les domaines des arts plas-
tiques et de la peinture, de la littérature, mais aussi et surtout de la musique, des
chants et des danses, tant en Amérique du Nord qu’en Amérique latine et dans
les Caraïbes.
La quête d’une source d’inspiration africaine, imaginée ou sublimée, mythi-
fiée et transcendée, se faisait sentir dans la plupart de ces œuvres de création,
faites pour supporter la souffrance de la condition d’esclave. Mais, encore une
fois, nous pensons qu’il s’agissait ici aussi d’influences multiples et simultanées
pouvant également provenir d’autres sources d’inspiration.
C’est qu’en Amérique, estime Roger Bastide, il s’est produit « un phénomène
extraordinaire de rupture entre l’ethnie et la culture15 ». La raison en fut, lui
répondit la critique d’art cubaine Adelaïda de Juan, que « cette rupture était favo-
risée par les propriétaires blancs qui y voyaient une forme supplémentaire de
domination et un moyen de briser l’unité ancestrale des groupes d’esclaves ».
Puis, ajouta-t-elle, pour illustrer ce raisonnement binaire : « Les groupements
constitués par les Africains (sociétés, confréries, cabildos, candombles et autres)
leur ont permis de structurer la communauté noire, de manière nettement diffé-
renciée par rapport à la communauté blanche16. »
Il nous semble en fait que l’identité afro-américaine est aujourd’hui beaucoup
plus complexe et simple. Complexe, parce qu’elle varie d’un pays à un autre et,
souvent, à l’intérieur d’un même pays, en fonction des caractéristiques histo-
riques et culturelles propres à chaque lieu et moment.
On peut ainsi distinguer aisément la différence qui existe entre l’Amérique du

15. Roger Bastide (1967).


16. Adelaïda de Juan. Les arts plastiques dans les Antilles, au Mexique et en Amérique cen-
trale (idem, note 15).
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 179
L’essentiel et l’accessoire

Nord anglo-saxonne et protestante, dans laquelle les rapports humains entre


maîtres et esclaves étaient nettement plus cloisonnés, et entre l’Amérique latine
hispanique ou portugaise, où il arrivait souvent aux maîtres de s’égarer, la nuit
surtout, dans le quartier des domestiques. Il y a donc, dans ces dernières régions
et pays, un plus grand brassage et mélange de population qu’en Amérique du
Nord, même s’il n’est pas aussi poussé qu’on le dit souvent.
C’est en ce sens, à notre avis, que l’identité afro-américaine est simple car elle
est, à la fois, une et plurielle, autant que celle des autres groupes vivant sur ce
continent de l’Alaska à la Terre de Feu, dans la mesure où, même là où il n’y a pas
eu de métissage physique, il y a un incontournable brassage culturel.
Certes, la source africaine nourrit particulièrement cette identité, sans pour
autant pouvoir s’y confondre. Comme l’écrit fort bien Tchicaya U Tam’si, en uti-
lisant la métaphore de la source pour la comparer à l’identité et celle du fleuve
pour illustrer la part de l’universel qui est dans chaque homme, peuple et nation :
« La source nourrit l’identité, lui donne créance, l’authentifie, l’estampille d’un
lustre et d’une patine qui font sa marque. Ainsi donc, dit-on, par exemple, telle
source, tel fleuve. Et pourtant aucun fleuve ne remonte à la source, il conflue tou-
jours plus loin, où il est majestueux, peu reconnaissable de ceux qui l’ont vu à sa
source. La proposition telle source, tel fleuve ne joue pas entièrement. Les climats
traversés sont autrement plus déterminants. Ils corrigent, infléchissent. La géo-
logie et les terres de rencontre sont décisives. Bref, la source ne reconnaît pas le
fleuve. Le fleuve ne renie pas la source, mais leur lien de parenté est oblitéré par
un profond sevrage. Lequel, en promulguant la rupture, installe non pas une
frontière, mais deux démarches, c’est-à-dire deux destins, dans la plus parfaite
indépendance, l’un de l’autre. Le fleuve a un autre destin que la source. Ils n’ont
pas une identité de destin. Ils n’ont donc pas une même identité17. »
L’identité afro-américaine est donc dans ce sens d’abord américaine. Le déve-
loppement de ce continent dans tous les domaines doit beaucoup au travail, à la
sueur, au sang, à la souffrance et à la joie, comme à la tristesse partagée par tout
ceux qui s’y trouvent. De ces habitants de toujours, les Amérindiens, jusqu’à ceux
qui viennent d’y arriver pour s’installer et y vivre dans les mêmes conditions.
La relation entre culture et développement a été suffisamment longuement étu-
diée et traitée en termes de projets concrets depuis la Conférence de Mexico sur
les politiques culturelles mondiales, en 1982, et l’adoption, par l’Organisation des
Nations Unies, d’une Décennie mondiale du développement culturel (1988-1997),
pour qu’il soit besoin qu’on rentre ici dans les détails des projets concrets qu’on
pourrait avancer à ce stade. D’autant plus qu’au cœur de tout projet de dévelop-
pement culturel se trouve la question toujours renouvelée de l’identité culturelle.

17. Tchicaya U Tam’si, La source, texte inédit (6 pages dactylographiées) quelque temps
avant sa mort et qui devait paraître dans La revue noire (Paris).
180 Kiflé Sélassié Beseat

Disons pour conclure sur les relations existant entre culture et développe-
ment que, s’agissant de l’identité afro-américaine, notre propos ne visait pas à
aseptiser la question des préjugés raciaux, qui cache souvent que, en dernière ana-
lyse, le fait dominant de ce problème est celui de l’inégalité économique, natio-
nale et mondiale.
Il n’est donc pas question pour nous de rogner les angles de cette épineuse
question afin de concilier toutes les sensibilités au nom de la tolérance, alors que
les racistes font de plus en plus preuve d’intolérance dans tous les pays du monde
en s’appuyant sur une conception chauvine de l’identité nationale.
Pour notre part, nous sommes fermement et sereinement installés dans ce
combat aux côtés de ceux qui luttent en utilisant les armes des droits de l’homme
et de la « liberté d’expression sans aucune entrave ». C’est à ce stade qu’il nous
faut aborder la dialectique qui existe entre culture, démocratie et création dans les
futures relations afro-américaines.

Culture, démocratie et création


La prise en considération de l’identité culturelle pour bâtir les bases d’une démo-
cratie véritable, qui assure à la fois la satisfaction des besoins économiques des
individus et leur juste aspiration à une véritable émancipation politique, ne peut
reposer que sur le respect des droits de l’homme, y compris des droits connus
sous le nom de la « nouvelle génération des droits de l’homme » (droits écono-
miques et sociaux, droits au travail, droits à la solidarité, droits de protection de
l’environnement, droits de la femme, etc.). Il ne saurait donc être question pour
les Afro-Américains d’un retour pur et simple en Afrique comme solution à leurs
difficultés matérielles ou spirituelles.
Certes, il y a eu, dans le passé, des mouvements de retour en Afrique, indivi-
duels ou collectifs comme ceux des Rastafariens (de Ras Tafari, nom porté avant
son couronnement par le dernier empereur d’Éthiopie, Hailé Selassié). Ces mou-
vements étaient d’ordre religieux et initiatiques. Ils étaient parfois la traduction
concrète de ceux que les grands panafricanistes préconisaient sur le plan des idées
et des luttes concrètes qu’il fallait mener en Afrique et en Amérique de manière
solidaire en vue de l’émancipation politique du continent africain.
D’autres tentatives de retour furent également entreprises dans le passé. La
plus connue est évidemment celle des anciens esclaves noirs africains libérés, qui
retournèrent en 1822 en terre africaine pour fonder le Libéria grâce au soutien de
l’American Colonisation Society et qui donnèrent le nom de Monrovia à la capi-
tale du nouvel État, en l’honneur du président des États-Unis de l’époque, James
Monroe (1817 à 1825). A côté d’une telle entreprise collective de retour, on signa-
lera certaines luttes individuelles qui mériteraient aujourd’hui notre attention.
C’est notamment le cas de celle d’Olaudah Equiano (1745-1797), un Ibos né
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 181
L’essentiel et l’accessoire

dans un village situé dans l’actuel Nigéria. A l’âge de onze ans, il fut enlevé avec
sa sœur par des négriers pour être vendu à un marchand d’esclaves européen qui
le revendit en Virginie. Ayant réussi à économiser de l’argent, il put finalement
acheter sa liberté en 1766.
En 1786, engagé comme responsable des provisions pour une expédition
dont la mission consistait à aller chercher en Angleterre un groupe de Noirs
démunis pour coloniser la Sierra Leone, il fut congédié quand il protesta en
apprenant que le véritable objectif de cette expédition était la colonisation d’une
terre africaine. L’expédition partit sans lui, mais la colonisation en Sierra Leone
fut un échec total.
En 1789, Olaudah Equiano publia sa propre autobiographie, Le récit pas-
sionnant de la vie d’Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa l’Africain. Le livre fut
dédié aux « seigneurs ecclésiastiques et laïques » et surtout aux « Communes du
Parlement de Grande-Bretagne ». Il fut édité huit fois en Grande-Bretagne et en
Irlande, et une fois à New York durant sa vie, et fit l’objet de plusieurs publica-
tions posthumes. Il fut également traduit en néerlandais et en allemand.
Pour sa part, O. Equiano parcourut tout le pays en vendant de nombreux
exemplaires de son ouvrage, pour sensibiliser l’opinion publique sur le sort inhu-
main des esclaves, et demanda l’abolition de l’esclavage. Tous ses efforts finirent
par aboutir, et le Parlement de Grande-Bretagne put s’honorer d’avoir été le pre-
mier pays démocratique à abolir, en 1807, l’esclavage à l’occasion de la célébra-
tion du 10e anniversaire de sa mort.
Cet exemple illustre à nos yeux que la lutte d’une seule personne pour faire
triompher les valeurs de liberté et les droits de l’homme est souvent aussi consé-
quente, sinon plus comme dans ce cas, que les combats collectifs menés parfois
au nom des droits des peuples.
Ces derniers cachent et masquent souvent des appétits de pouvoir personnel
en flattant les passions des groupes pour mieux les égarer au nom de l’identité, de
la nation, de la patrie, au profit de quelques-uns qui usurpent les fruits des justes
luttes pour la libération nationale menées par les peuples. Citons ces quelques
extraits du livre d’O. Equiano pour illustrer notre propos : « A mon arrivée sur
la côte, je vis pour la première fois la mer et […] un vaisseau négrier à l’ancre qui
attendait sa cargaison. Ma surprise se transforma rapidement en peur lorsque je
fus emmené à son bord […]. J’étais alors persuadé que je venais de pénétrer dans
un monde dominé par de mauvais esprits et qu’il me restait peu de temps à vivre.
Leur couleur, si différente de la nôtre, leurs longs cheveux plats et la langue qu’ils
parlaient me convainquirent que ma dernière heure était arrivée […]. Mon sort
ne faisait plus aucun doute et, envahi par l’horreur et l’angoisse, je m’évanouis sur
le pont. Lorsque je repris connaissance, j’étais entouré par les Noirs qui m’avaient
amené à bord. Ils avaient reçu leur argent et tentaient à présent de me consoler,
en vain. Je leur demandais si nous allions être dévorés par ces hommes blancs à
la face rouge et aux cheveux longs et plats. »
182 Kiflé Sélassié Beseat

Comme quoi on est toujours le cannibale de l’autre. Du Blanc, du Noir et du


Jaune pour l’Amérindien ; du Noir, du Jaune et de l’Amérindien pour le Blanc ;
du Jaune, du Blanc et de l’Amérindien pour le Noir ; du Blanc, du Noir et de
l’Amérindien pour le Jaune !
Retrouvant sa sœur qu’il avait perdue en cours de route au moment où on les
emmena pour les vendre comme esclaves, O. Equiano note : « Nos retrouvailles
émurent tous ceux qui nous voyaient. Je dois même reconnaître qu’à ce propos,
à la décharge de ces gens peu respectueux des droits de l’homme, que je ne fus le
témoin ni la victime d’aucun mauvais traitement, même si les esclaves étaient par-
fois liés pour les empêcher de s’échapper18. »
Tout cela pour souligner l’importance de l’apport des Afro-Américains à
l’éternel combat pour le triomphe d’une démocratie véritable en s’appuyant sur
leur identité culturelle, conçue comme un levier du développement économique
et de la lutte pour les libertés individuelles et collectives. Ces éléments abstraits
et concrets constituent un tout et un ensemble indissociables dans tous les
domaines de la connaissance humaine, de l’éducation à la culture, de la culture à
la communication, de la communication aux sciences humaines et sociales.
Mais c’est surtout sur le plan de la créativité que la part de l’Afrique et ses
répercussions, en Amérique et dans le reste du monde, se fait le plus sentir, grâce
aux potentiels et aux efforts d’inventivité culturelle dans l’adversité de la diaspora
afro-américaine des Amériques. Ces apports des Afro-Américains dans les
domaines de la musique (du jazz au Nord au tango argentin au Sud), de la litté-
rature (de James Baldwin à Césaire), de la peinture (de Lam à Tiberio) sont suf-
fisamment connus pour qu’on s’y attarde ici.
Plus important encore nous semblent l’apport afro-américain et celui des
Amérindiens à la simple vision et compréhension de soi, de l’autre, de tous les
autres dans les Amériques aux côtés des apports venus des peuples d’Europe et
d’Asie, qui constituent les gestes fondateurs de ce que Frantz Fanon appelle une
« humanité qui avance d’un cran […] (sans qu’il ne soit besoin) d’imposer au cer-
veau des rythmes qui rapidement l’oblitèrent et le détraquent. Il ne faut pas, sous
le prétexte de rattraper, bousculer l’homme, l’arracher de lui-même, de son inti-
mité, le briser, le tuer […]. Nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour
en compagnie de l’homme, de tous les hommes19 ».

18. Olaudah Equiano (1969). Voir pour les présents extraits Le Courrier ACP-CEE,
n˚ 132, mars-avril 1992.
19. Frantz Fanon (1961).
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 183
L’essentiel et l’accessoire

L’essentiel et l’accessoire
Dans cette perspective, je préfère, plus modestement, que nous essayions de tra-
duire en termes de quelques projets, concrets et simples, l’ensemble de nos
réflexions à la fois proches et diverses, voire opposées, sur l’apport des Afriques
aux Amériques, des Amériques aux Afriques, aux Europes et aux Asies, tant il est
vrai que nous sommes en même temps riches de nos différences culturelles et
naturelles, mais profondément unis dans nos aspirations humaines d’individus
libres.
L’essentiel est, ici comme ailleurs, d’avoir en permanence présent à l’esprit
que ce sont les individus libres, débarrassés des préjugés et des terribles fardeaux
historiques légués par plusieurs siècles d’oppressions politiques, économiques et
culturelles, qui sont les agents, les moyens et surtout la fin ultime des relations
positives entre les Amériques, l’Afrique, l’Europe et le monde.
Il faut donc insister, dans le processus de développement continu qu’im-
plique l’élaboration de tout projet concret — de l’identification à l’évaluation, de
celle-ci à l’exécution et au suivi —, « sur le fait vite reconnu et aussi vite oublié
que c’est l’homme qui est et doit toujours rester au centre de tout projet de déve-
loppement. Ce postulat commande l’objectif final ainsi que les étapes intermé-
diaires20 ».
Or nous venons de souligner dans les pages précédentes que l’amélioration
des futures relations afro-américaines passe sur le plan ethnique et culturel par
une reconstruction dynamique et continue de la réalité et de la perception de soi,
de l’autre et des autres. L’approche doit donc être fondée sur la réciprocité. Ainsi
la culture et le développement économique et politique seront-ils autant de
moments et de lieux de rendez-vous, de découvertes et de rencontres entre le
donner et le recevoir, entre l’Afrique, l’Amérique, l’Europe et l’Asie.
La seule règle axiologique qui s’impose dans une telle optique doit viser à
placer la personne humaine au centre de tous ces échanges multiples et multi-
formes en respectant à la fois son identité dynamique et son aspiration libre à
l’universel ; elle est donc celle de l’interdépendance et du donnant-donnant et non
du donnant-recevant. Pour la raison simple que celui qui donne comme celui qui
reçoit est transformé en bien ou en mal par un mouvement de réciprocité inverse
et dialectique.
Voilà pourquoi tous les projets concrets de coopérations intellectuelle et
technique doivent obéir en premier lieu à la rencontre et aux échanges entre les
femmes et les hommes d’Afrique et d’Amérique, ainsi que les institutions uni-

20. Kiflé Sélassié Beseat, L’essentiel et le marginal. Communication présentée sous ce titre
à la réunion internationale d’experts sur « L’échange des connaissances pour un déve-
loppement endogène. Étude des conditions de coopération Nord-Sud et Sud-Sud »,
Paris, UNESCO, 2-7 octobre 1983. (Doct. SS.83/CONF.621/3.)
184 Kiflé Sélassié Beseat

versitaires de recherche et de création artistiques où ils travaillent en vue de l’amé-


lioration de ces relations. Ayons le même souci d’associer ceux qui travaillent
dans cette même direction qualitative dans d’autres continents et pays.
L’accessoire est tout ce qui, dans les propositions concrètes, oublierait cet
essentiel qu’est l’être humain dans chaque phase de la réalisation : identification,
évaluation, exécution et suivi de tout projet concret. En ce sens, le concept de ren-
contre « en chaîne » ou de « caravanes » permet de regrouper au mieux l’histoire
complexe des rapports des trois continents baignés par l’océan Atlantique :
l’Amérique, l’Afrique et « cette péninsule de l’Asie » appelée Europe dans une
optique culturelle dynamique et porteuse d’espérance.
Pressés par les décideurs d’arriver rapidement à la réalisation de projets
concrets et pratiques, il faudra que les chercheurs et spécialistes de programme
évitent de sacrifier cet essentiel qu’est l’humain concret sur l’autel de l’accessoire,
qu’est l’aspect uniquement économique d’un projet, le durable sur celui de
l’éphémère, au nom de je ne sais quelles efficacité, rentabilité ou visibilité média-
tique à la mode sur une thématique aussi vaste et complexe. « Une ceinture
qu’on attache en courant se défait dans la course », dit fort justement un pro-
verbe africain.
C’est en ce sens que liberté et création constituent les deux phares permettant
de concilier l’essentiel et l’accessoire, le durable et l’éphémère, le théorique et les
projets concrets, alliés à une réflexion profonde et humble, afin de cerner, tant pour
le passé que surtout pour l’avenir, la féconde nature polyphonique du rôle de
l’Afrique dans la rencontre de deux mondes et de celui des autres continents.
• Liberté ? Car qui a plus soif d’elle, sur le plan matériel comme spirituel, que
l’esclave qui lutte pendant des siècles pour s’affranchir, corps et âme, des
chaînes de la servitude ? Ruse de la dialectique hégélienne ! Ainsi, en Amé-
rique, comme ailleurs à travers les temps, est libre l’esclave qui lutte pour se
libérer, et esclave le maître qui lutte pour asservir un autre être humain !
• Création ? Car avant de vivre libre il fallut d’abord survivre en déployant
beaucoup d’ingéniosité, en inventant, au quotidien et par étapes, une véri-
table stratégie de survivance alimentaire pour maintenir le corps en vie,
comme on l’a relevé plus haut. Pour revigorer l’esprit surtout, en créant de
bric et de broc un langage, une musique, une poésie, une peinture, une sculp-
ture, des croyances et des cultes qui s’inspirèrent d’abord et naturellement de
l’Afrique, mais aussi d’autres sources, d’hommes et de femmes, plus ou
moins libres, venus à travers les époques et les continents pour façonner et
modeler l’Amérique d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
La grande leçon qui se dégage de ce bref survol sur l’essentiel et l’accessoire quant
au rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes (1492-1992) est que l’exi-
gence de la liberté et la création qu’elle engendre au quotidien nous rendent, à
l’échelle planétaire, résolument optimistes et ouverts, loin des crispations et replis
identitaires qui caractérisent dangereusement notre fin de millénaire dans tous les
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 185
L’essentiel et l’accessoire

pays du monde. C’est pourquoi nous conclurons avec ces paroles optimistes du
poète ivoirien Bernard Dadié :
« […] Je vous reviens pour redonner ossature à la société, vigueur aux jeunes
pousses et aux vieilles jambes […]. Je vous reviens pour mon équilibre et pour la
paix dans le pays, la paix entre tous ceux qui cohabitent, la paix entre ceux de la
forêt et nous, la paix entre ceux des eaux et nous, la paix entre ceux des airs et nous.
» Je me dépouille des oripeaux et des masques […]. Je livre mon corps au
soleil, au vent, pour qu’il fasse corps avec eux, pour rénover l’alliance de toujours.
J’ouvre les bras à tous les frères. Séparez-moi de tous ceux qui ont tenté de me
séparer de moi-même, de tous ceux qui ont voulu être nœud, limite, frontière,
dédale, labyrinthe, fossé entre vous et moi, entre vous et nous21. »

Bibliographie
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rôles principaux, Jean Carmet et Jean-Pierre Marielle [dans le rôle de Las Casas] sur
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MONTAIGNE, M. DE. Essais. Paris, PUF, 1978. (1re éd. 1588.)
MORENO FRAGINAL, M. L’Afrique en Amérique latine. Paris, UNESCO, 1984.
TODOROV, T. La conquête de l’Amérique. Paris, Éditions du Seuil, 1982.

21. B. Dadié, Béatrice du Congo, Paris, Présence africaine, 1970.


Biographie des auteurs

Samir Amin (Égypte)


Économiste formé à l’Université de Paris, conseiller du Gouvernement du Mali
(1960-1963), enseignant auprès des Universités d’économie de Poitiers
(France), de Paris et de Dakar. Dirige l’Institut africain pour le développement
économique et la planification des Nations Unies. Auteur de nombreux
ouvrages, notamment Trois expériences africaines de développement : Mali,
Guinée, Ghana ; Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire ; Le monde
des affaires sénégalaises ; L’Afrique de l’Ouest bloquée ; et Le développement
inégal.

Elisa Silva Andrade (Cap-Vert)


Consultante auprès de plusieurs organismes du système des Nations Unies et de
la coopération bilatérale. Auteur de nombreux travaux sur le Cap-Vert, en parti-
culier sur l’histoire économique des îles du Cap-Vert, de la « découverte » à l’In-
dépendance (1460-1875), la condition féminine et l’émigration.

Nilda Beatriz Anglarill (Argentine)


Docteur de l’École pratique des hautes études en sciences sociales de Paris, a
suivi des cursus en sciences politiques et en relations internationales à l’Univer-
sité nationale de Rosario (Argentine). Est actuellement chercheur auprès du
CONICET et enseignante auprès de l’Université de Belgrano à Buenos Aires.
Membre de l’Institut de droit public, de sciences politiques et de sociologie de
l’Académie nationale des sciences de Buenos Aires, du Comité des affaires afri-
caines au Conseil argentin pour les relations internationales. Auteur de nom-
breux travaux sur l’Afrique, en particulier Africa, teorías y prácticas de la coope-
ración económica.
188 Biographie des auteurs

Alain Anselin (France)


Historien et chercheur martiniquais, auteur de L’émigration antillaise en France.
La Troisième Ile et d’ouvrages consacrés à l’histoire et à l’anthropologie de
l’Afrique et de la Caraïbe. On citera en particulier Samba, Anamnèses, publiés
par le département Éditions l’UNIRAG (Unité de Recherche-Action Guade-
loupe) dont il est le fondateur. Il a également publié de nombreux articles dans
les revues caribéennes Carbet (sciences humaines et littérature) et Tyanaba
(anthropologie) qu’il a créées en 1983 et 1990.

Nana-Kow Bondzie (Ghana)


Chercheur associé à l’Université de Chicago (États-Unis d’Amérique). Spécia-
liste des musées, il a notamment travaillé auprès des musées du Ghana, du Canada
et de Bahreïn. A participé à plusieurs projets internationaux de recherches et a été
consultant de l’UNESCO pour la culture et le développement des musées auprès
de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).

Josette Fallope (France).


Historienne guadeloupéenne, docteur d’État en histoire contemporaine, a ensei-
gné vingt-deux ans à l’Université d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Lauréate 1993 du
prix Paul Rivet de l’Académie des sciences d’Outre-Mer de Paris pour son
ouvrage Esclaves et citoyens : les Noirs à la Guadeloupe au XIXe siècle. Est actuel-
lement chargée de cours au Centre d’études et de recherches caribéennes (CERC)
de l’Université des Antilles (Guyane française).

Nina S. Friedemann (Colombie)


Anthropologue formée à l’Institut colombien d’anthropologie, au Hunter Col-
lege et à l’Université d’Emory (Atlanta, États-Unis d’Amérique). Professeur
invité dans de nombreuses universités américaines, lauréate du prix Gabriela Mis-
tral de l’Organisation des États américains. Dirige la revue América Negra et par-
ticipe au Programme de recherches Expedición humana de l’Université Javeriana
(Bogota). A publié de nombreux articles, ouvrages et communications sur les
communautés afro-colombiennes, parmi lesquels Ma Ngombe, guerriers et éle-
veurs à Palenque ; Carnaval à Barranquilla ; Criole, Criole Son. del Pacifico
Negro ; Choco : magie et légende.

M’baye, Gueye (Sénégal)


Historien, docteur d’État avec une thèse sur Les transformations des sociétés
wolof et sereer de l’ère de la conquête à 1920, maître de conférences à la Faculté
des lettres et sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar. Est
l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur la traite négrière et la colonisation
française en Afrique de l’Ouest, par exemple Le pouvoir politique en Sénégam-
Biographie des auteurs 189

bie du XVI e siècle à la conquête coloniale ; La bataille de Guîlé ; Koumba Ndaf-


fene I er ; Albert Jeaudet.

Beseat Kiflé Sélassié (Éthiopie)


Écrivain et philosophe. Spécialiste de recherche interdisciplinaire appliquée dans
les domaines de la culture et de la communication ainsi que des sciences humaines
et sociales. Est l’auteur de nombreux ouvrages et études, notamment pour
l’UNESCO : Le consensus et la paix (1980) ; « De l’identité culturelle africaine »,
dans : L’affirmation de l’identité culturelle et la formation de la conscience natio-
nale dans l’Afrique contemporaine (1981) ; « Autopsie de l’empire éthiopien »,
dans : Le concept d’Empire (1980) ; Nuit et grêle (poésies, 1981).

Luz María Martínez Montiel (Mexique)


Anthropologue et chercheur, docteur d’État de l’Université René Descartes
(Paris), diplômée de recherches africanistes du Centre d’études africaines (Paris),
agrégée d’anthropologie afro-américaine de l’Université nationale autonome du
Mexique (UNAM). Effectue des recherches à l’École nationale d’anthropologie
et d’histoire du Mexique et coordonne le programme interdisciplinaire et inter-
régional Notre troisième racine du Conseil national pour la culture et les arts du
Mexique. Auteur de nombreux ouvrages et articles consacrés aux cultures afri-
caines et afro-américaines, est membre conseiller de l’Africain Diaspora Research
Project de l’Université du Michigan (États-Unis d’Amérique) et du Comité
scientifique international du programme de l’UNESCO La Route de l’esclave.

Elikia M’Bokolo (Zaïre)


Historien, actuellement Directeur d’études à l’École pratique des hautes études
en sciences sociales (Paris). Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire, les civili-
sations et le développement africain, notamment : Noirs et Blancs en Afrique
équatoriale (1981) ; L’Afrique au XXe siècle, le continent convoité (1984) ;
L’Afrique noire. Histoire et civilisations XIXe-XXe siècles (1993). Producteur de
l’émission radiophonique Mémoire d’un continent (Radio France Internationale).

Iba der Thiam (Sénégal)


Historien agrégé de l’Université française, Docteur es lettres de la Sorbonne
(Paris), Ministre de l’éducation nationale au Sénégal de 1983 à 1988, ancien
membre du Conseil exécutif de l’UNESCO et du jury des prix Félix Houphouët-
Boigny pour la recherche de la paix, Jawaharlal Nehru et Hunger Porget. Actuel-
lement député à l’assemblée nationale du Sénégal.

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