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Construire à Venise


Les stratégies de construction et de développement
urbain au sein du système lagunaire vénète
Construire à Venise

Les stratégies de construction et de développement
urbain au sein du système lagunaire vénète

Enoncé théorique du projet de Master


Konstantinos Dell’Olivo
2011
Fonder une ville dans la lagune

Mythes fondateurs

Le développement d’une ville inspire tout un imaginaire d’événements


et de raisons, qui ont poussé une population à s’installer à un endroit
donné. Quand on pense par exemple à la création de la ville de Rome, on
y retrouve le mythe fondateur le plus connu et le plus spectaculaire. Le
mythe met en place toutes les conditions pour que le lieu d’établissement
soit lié à un héritage culturel qui vient d’ailleurs. En l’occurrence, Rome
se voit comme descendante légitime de la ville de Troie, à travers le récit
de l’Enéide du poète Virgile. Le mythe fondateur peut également donner
une justification à la présence d’un centre urbanisé et d’une population
à un lieu donné, par l’intégration de données géographiques au sein du
mythe. Cet imaginaire tente donc de répondre à la question du « pourquoi
», et ce sont ces réponses qui servent de fondement à un imaginaire
collectif. Le mythe fondateur semble de prime abord d’une importance
secondaire, ainsi qu’un raisonnement dépassé. Mais on se rend compte
que même de nos jours l’importance qu’on attribue au mythe fondateur
peut être d’une haute importance. Il suffit pour cela de considérer
le conflit autour de la cité de Jérusalem ainsi que toute la région qui
l’entoure, et qui est encore d’actualité aujourd’hui. Le lien qu’une ville
entretient avec son contexte culturel est donc pour son développement
tout aussi important que le contexte physique et naturel. Ainsi le mythe
fondateur d’une ville peut donner des raisons à son existence pour un
imaginaire collectif, qui vont au-delà de la simple stratégie d’implantation.
À Venise, le mythe fondateur de la cité semble donner toute une
série de réponses, pour expliquer la présence d’une population à un endroit
qui paraît très improbable pour l’émergence d’un centre urbanisé et le
développement d’une culture tout entière. La date de la création de Venise
Canaletto,
Eglise de San Giacomo di Rialto,
1725
est décrite, selon les chroniques d’Altino, comme étant le 25 mars 421. 1
La précision avec laquelle nous est rapportée la date de la fondation
de Venise est si remarquable, qu’on en vient à se questionner sur les
raisons d’une telle précision. Cette date coïncide, selon la légende,
avec le commencement de la construction de l’église de San
Giacomo di Rialto. Mais en réalité, cette église est de construction
plus tardive. Elle se situe sur l’archipel de Rivo Alto, et plus
précisément dans ce qui deviendra plus tard le quartier du Rialto.
Le contenu du mythe de fondation attribue donc à l’église de San
Giacomo di Rialto, et par ce fait aussi à l’ensemble du quartier, le point
et le moment zéro de la croissance de la ville de Venise. L’explication de
ce fait peut se retrouver peut-être à nouveau dans la justification d’un
lieu d’implantation par rapport à un autre, bien qu’en analysant l’histoire
de la ville de Venise on se rend compte que le début de la croissance ne
s’est pas fait à partir de l’archipel de Rivo Alto, mais elle est ancrée dans
la mémoire collective à cet endroit par le biais du mythe. Le 25 mars
est également le jour de l’Annonciation à la Vierge de la naissance de
Jésus. Toujours selon la légende, ce même jour un ange aurait annoncé à
Saint-Marc, lors de son passage dans la lagune de Venise, que son corps
allait reposer à cet endroit. La vierge devenant la protectrice de Venise,
et Saint-Marc devenant son saint patron, l’argumentaire du mythe ancre
donc trois fois la naissance de la ville au quartier du Rialto à un moment
précis. Quand on observe, que l’histoire de Venise se compose de plusieurs
déplacements du coeur de son pouvoir politique, les besoins d’un
argumentaire dans le mythe tendant à proposer une localisation précise,
mettrait plutôt en évidence que le choix de l’implantation de la ville au sein
du contexte lagunaire n’a pendant longtemps pas été clairement défini.

1
  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.15, Paris, 2002, Ed. Phaidon
La Fondation

Fonder une ville, c’est: « prendre l’initiative de construire 2», c’est le


moment instigateur qui pousse le projet d’établissement à se lier à un
territoire. À l’échelle du territoire, les rapports qu’un centre urbanisé
entretient avec son contexte sont souvent dictés par les exigences d’une
stratégie d’implantation qui favorise la protection de la cité. Il s’ensuit
qu’on trouve d’ordinaire le cœur historique d’une ville à l’intérieur d’une
boucle d’une rivière où sur les hauteurs d’une colline, bénéficiant de
cette manière du contexte naturel. Il est difficile aujourd’hui de suivre
le raisonnement de toute une population, qui a décidé à un moment
donné de quitter la terre ferme au bénéfice de son établissement sur une
série de petites îles, séparées de la terre ferme par une étendue d’eau
peu profonde. Suivant les affirmations d’une recherche de protection
par une population dans la stratégie d’implantation d’une ville, on peut
donc admettre que le choix de quitter la terre ferme pour s’installer au
milieu de la lagune est justifié par le fait que l’eau représentait à l’époque
un élément protecteur. « Les digues naturelles des îles en longueur qui
séparent la lagune de la mer réussissent à défendre les îles mineures à
l’intérieur de la lagune, où s’est formée la ville, à la sécurité de la violence
de la mer qui tend à détruire toutes les défenses de la côte les jours de
tempête […] Venise naît depuis une position intermédiaire de défense
entre la mer et la côte : il suffit de peu de miles de distance de la mer pour
offrir aux bateaux la sécurité d’un port naturellement établi, et depuis la
partie opposée de la ville un peu plus de deux miles d’eau sont suffisants
pour l’isoler contre n’importe quelle attaque ennemie, comme si la

2
  Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris,
1985
Situation de l’environnement lagunaire à la fin de l’Empire romain.
En gris foncé sont mis en évidence les zones lagunaires
(Plan: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 38, Venezia 1977)
lagune constituerait un immense fossé autour d’un château fort. 3» Des
documents historiques de l’époque attestent que la lagune a été peuplée
par des populations ayant fui la terre ferme lors d’invasions barbares lors
du déclin de l’Empire romain. Ce refuge définitif s’expliquerait par la
position de la lagune à l’extrémité nord de la péninsule italienne. Les Alpes
qui bordent cette région sont le dernier obstacle naturel qui s’opposerait
à l’avancée d’un envahisseur à travers la péninsule. En cas d’invasion,
l’eau semble donc l’ultime refuge pour la population avoisinante de
la lagune, tout en profitant également d’une certaine protection de la
mer. Malheureusement, on ne peut pas être sûr de la véracité de ces
documents, puisque ce sont des chroniques réécrites entre le neuvième et
le dixième siècle, et peuvent avoir servi à des fins politiques de l’époque. 4
Venise se considère comme étant la nouvelle Rome, descendante
légitime de sa culture. Ainsi, le transfert de la résidence épiscopale depuis
Aquilée à la cité de Grado lors de l’invasion d’Attila, donne un motif
à cette théorie, puisque Aquilée était la capitale de la dixième région
romaine. 5 Grado et Venise entretiennent des liens très étroits, presque
fusionnels. C’est ainsi que la descendance de Rome se retrouve ancrée
dans les fondements de l’imaginaire collectif portant sur l’histoire
et la naissance de la ville de Venise. Par contre, les anciennes cités
romaines de la dixième région n’ayant pas été totalement détruites lors
du retrait des envahisseurs, on ne peut expliquer le peuplement de la
lagune par la fuite et l’abandon total des anciennes cités. Aujourd’hui,

3
  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 38 s,
Venezia 1977
4
  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971
5
  op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 32
Jesolo

Torcello

Venise

Chioggia
l’archéologie a donné des réponses quant au peuplement des îles de la
lagune du temps de l’Empire romain. Les îles étaient déjà colonisées
par des pêcheurs, des agriculteurs qui exploitaient la terre fertile des
petites îles lagunaires, et d‘exploitants de marais salants. 6 La base d’une
urbanisation de la lagune étant ainsi donnée par cette population, on
peut alors s’imaginer que la menace répétée d’invasions du territoire de la
dixième région romaine a pu motiver un abandon progressif des anciens
centres de pouvoir, au bénéfice du développement de la lagune. Mais en
aucun cas on ne peut admettre que cet abandon ait été total et rapide.

Géomorphologie de la lagune

Lecture du territoire

Pour comprendre les liens qu’entretient la ville avec le territoire,


il est important de prendre en considération le contact physique
avec le sol, puisque dans la définition, fonder signifie également :
« établir sur des fondations un ouvrage dont entreprend la
construction.7» La solidité du terrain est primordiale, puisqu’elle
supporte toute la cité. « C’est pourquoi de toutes les fautes que l’on
peut commettre en bâtissant, il n’y en a point de si dommageables
que celles des fondations, parce qu’elles entraînent avec soi la ruine

6
  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 39,
Venezia 1977
7
  Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris,
1985
Vue panoramique de la baie de Manhattan
(Photo: Wikimedia Commons)

San Giorgio Maggiore


(Photo: Denise Fontaine)
entière de l’édifice, et qu’on ne saurait y remédier sans une très grande
peine. À tel point que l’architecte y doit apporter tout le soin et toute
la diligence possibles, car, bien que parfois l’on trouve les fondations
naturellement, il arrive que l’art soit nécessaire. 8» Cette définition est
valable pour l’édifice comme pour la ville, puisqu’elle est forgée par
l’assemblage de la plus petite unité constituante qu’est l’édifice, et son
caractère est à l’image des liens que ces derniers entretiennent entre eux.
Analyser la nature du sol sur lequel s’est implantée une ville, c’est
acquérir une clé de lecture supplémentaire qui permet d’approfondir la
compréhension du processus et de la stratégie de son développement.
Il suffit pour cela de prendre en considération la comparaison qui a été
faite de la situation urbanistique de Manhattan avec celle de Venise,
afin de comprendre l’importance d’une lecture du sol. À Venise,
« le voyageur un peu attentif est toute de suite frappé par la fragilité
du terrain duquel émerge la ville, fragilité qui conditionne toute la
structure urbanistique de Venise conservée intacte malgré tout, presque
par contraste, pendant autant de siècles. […] À New York le même
voyageur serait par contre frappé par la solidité du terrain rocheux, à
dos de mule, duquel émergent les imposants édifices de Manhattan : un
terrain qui s’élance avec force dans la mer, entre la baie et le cours de la
rivière qui l’entoure. Il semble que le terrain de New York, par sa solidité
rocheuse, puisse justifier l’audace des structures architectoniques de la
ville, toutes élancées dans le sens vertical en contraste avec la perspective
longitudinale de la mer. Pendant qu’à Venise la nature suggère d’elle-
même la fragilité des édifices sortis de toutes les époques variées. 9»

  Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.29, trad. Roland Fréart de
8

Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997


9
  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 39,
Venezia 1977
Campanile de San Giorgio dei Greci Campanile de Santo Stefano
(Photo: Konstantinos Dell’Olivo) (Photo: Denise Fontaine)

Campanile de San Martino Vescovo


(Photo: Denise Fontaine)
Suivant cette lecture, il est très aisément compréhensible que le sol
constitue la base qui dicte les règles qui définiront l’architecture de la ville.
Impossible d’imaginer un quartier d’affaires s’étendant en sens vertical,
avec des bâtiments semblables à ceux de Manhattan, au milieu de la lagune.
La nature du lieu donne les mesures et l’échelle pour l’architecture.
La configuration urbaine de la ville de Venise se voit imposer une ligne
invisible par la constitution du sol, qui définit une sorte de gabarit
maximum pour toutes les constructions courantes. Bien sûr il existe des
exceptions, comme les nombreux clochers d’églises qui par leur hauteur
tentent d’échapper aux règles établies par la fragilité du terrain. Les
campanili, sont attenants aux églises, mais y sont souvent dissociés, et par
leur masse importante qui se trouve concentrée sur une petite surface,
ils représentent une charge importante pour le terrain instable. Outre
le problème du tassement du terrain et de l’affaissement du clocher dans
celui-ci, ce tassement peut se faire de manière inégale sous le clocher,
ce qui a fait pencher un certain nombre de campanili. Dans la lagune
de Venise, les exemples les plus impressionnants d’un tel phénomène
sont la tour de Santo Stefano, la tour de San Giorgio dei Greci et le
campanile de San Martino Vescovo, qui par leur inclinaison respective
tentent de braver les lois de la gravité. Le campanile de Saint-Marc qui
culmine à une hauteur d’environ cent mètres s’efforce de constituer
l’affirmation que l’art de bâtir peut surpasser les lois imposées par un
terrain fragile. Ceci naturellement en déployant des efforts considérables.
Malheureusement, beaucoup de campanili se sont effondrés, et ainsi
aussi celui de Saint-Marc le 14 juillet 1902 10, ce qui met quand même
en évidence un équilibre précaire entre l’art de bâtir et la fragilité du
terrain, sur lequel s’est implantée la ville, ainsi que l’importance du

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
10
Terres marecageuses appartenant à la fois à la terre et au domaine maritime et fluvial
(Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 36)

île typique du paysage lagunaire: barena


(Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 36)
besoin de compréhension de la constitution géologique de la lagune.

Entre la terre et l’eau

La lagune de Venise se définit comme une : « étendue d’eau de mer comprise


entre la terre ferme et un cordon littoral, généralement percée de passe.11»
Elle a une forme de demi-lune, une longueur de quarante kilomètres
sur une largeur d’environ dix kilomètres. L’archipel de Rivo Alto, sur
lequel s’est développée la ville de Venise, est séparé de la terre ferme d’une
bande d’eau de mer de quelques kilomètres de large. Il est formé par une
multitude d’îles qui émergent de l’eau seulement de quelques dizaines de
centimètres, séparées entre elles par des canaux d’eau sinueux qui ont une
largeur plus ou moins importante. Ces îles sont communément appelées
lais, ou barene en Vénitien. L’étymologie du mot lais venant de laisser ou
relâcher, nous indique que c’est une partie de la terre qui ne lui appartient
plus, mais qui n’est pas non plus submergée par les eaux, et n’appartient
donc non plus totalement au domaine maritime ou fluvial. En considérant
ce phénomène de la lagune, comment définir son appartenance ? Est-
ce un espace qui appartient à la mer ou la terre ? Comment définir le
lieu où se termine le continent et s’ouvre la vaste étendue maritime?
Le Canal Grande, véritable artère qui traverse la ville par sa forme
caractéristique de ‘S’ renversé, pourrait renvoyer la situation de Venise
à l’image d’un coeur historique d’une ville européenne traversée par un
cours d’eau sinueux, si on prend soin de l‘isoler de son contexte par
une transposition imaginaire. Il s’ensuivrait que le Canal Grande serait
comparable à la Tamise traversant la ville de Londres, la Seine traversant

  Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris,


11

1985
Mise ‘hors contexte’ du Canal Grande
(Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 47)
Paris, le Danube parcourant le coeur de Prague, etc. En effet, cette
comparaison n’est pas aussi absente de fondement qu’elle en a l’air, puisque
le cours du Canal Grande s’insère dans le tracé d’un ancien bras de fleuve,
probablement de celui du Brenta. 12 Le canal se trouvant à des kilomètres
de la terre ferme, détachée du continent et entourée d’une eau avec un
degré de salinité assez forte pour la qualifier d’eau de mer, ne peut pas être
qualifié de fleuve sans faire émerger des questions sur la détermination
de la limite entre la terre ferme et la mer. Le fleuve étant un élément
incontestablement continental, cela signifie que la lagune a été, ou du moins
en partie, une zone émergée à un certain point de l’histoire territoriale.
À la partie septentrionale de la mer Adriatique, le contact entre
la terre ferme et la mer est une limite floue et insaisissable, où le flux et
le reflux des eaux salines de la mer se mêlent au mouvement continu des
eaux douces continentales. Ce point de contact, la ligne de limite virtuelle
entre le solide et le liquide se transforme à travers les siècles pour créer
des espaces à part entière, qui s’ouvrent et modifient continuellement
leur apparence pour se referment et se recréer selon le rythme incessant
des changements géologiques. « Cette condition d’origine précède toute
autre analyse sur la ville : toutes les mesures d’espace sont suggérées par
le rapport qu’il y a entre le solide du terrain et le fluide de l’eau, qui avec
son miroitement tend à donner une dimension illusoire à la réalité. 13»
Le passé du Canal Grande constitue peut-être l’indice le
plus marquant à Venise pour rendre visible que la lagune est un
système en constante évolution, se trouvant à la lisière de la terre
ferme et baignée simultanément par les eaux de la mer Adriatique, et

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.157, Ed.
12

Electa, Milano, 1983


  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 37,
13

Venezia, 1977
Barene vers Burano: La ligne de limite insaisissable entre l’eau et la terre
(Photo: TeleAtlas, 2012)
appartenant par conséquent à la fois au domaine maritime et à la terre
ferme. Ceci étant renforcé en outre par le fait que l’architecture de la
ville suggère un traitement du canal qui est à la fois marine et fluvial.

Évolution géomorphologique de la lagune

Les conditions pour la création de cet espace lagunaire, sont dues « à la faible
profondeur du fond marin dans toute la haute Adriatique, à l’intensité
des courants sur le fond en pente très douce, à l’abondant apport de
dépôts, ainsi qu’à l’existence de marées qui sont les plus amples des mers
qui baignent la péninsule italique et dont le flux et reflux maintiennent
ouverts les graus (porti) et creusent des chenaux. 14» L’érosion du territoire
par les eaux fluviales entraine des dépôts alluvionnaires vers la mer, où
cette action est amplifiée ou contrastée par le mouvement séquentiel des
marées. C’est ainsi que le point de contact entre ces deux eaux se voit
façonné au gré de leurs péripéties mutuelles. La lagune est par nature un
système en équilibre instable, 15 régi par l’interaction entre les trois forces:
l’érosion, le transport et le dépôt de matière. Au fil des siècles, la situation
de la lagune se meut à l’intérieur de l’espace défini par ce triangle des forces,
sa position étant induite par les circonstances géologiques et climatiques.
La formation de la lagune de Venise a été soumise à six grandes
étapes de transformation géologiques ces derniers vingt mille ans, qui
l’ont façonné pour lui donner son apparence contemporaine. La lagune

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 37,


14

Venezia, 1977
15
  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971
Ouest Est
Bassin lacustre
1

Lagune primitive
4

Lagune actuelle
6

Végétaux ou dépôts tourbeux Sediments non consolidés


récents de barena
Sables côtiers et Sediments surconsolidés:
limons lagunaires caranto
Dépôts marécageux Sediments continentaux
vénète se trouve à l’endroit de l’ancien delta du fleuve Pô. Ce delta, il y a
environ dix-huit mille ans, durant la période des dernières glaciations, se
présentait comme un environnement marécageux et fluvial, interrompu
par des étendues d’eau douce de plus ou moins grande dimension.
Entre les lacs et les bras méandreux des fleuves parcourant le marécage
pour se déverser dans la mer, se déployaient les lais, où s’accumulaient
les dépôts tourbeux lors des inondations du territoire. 16 Si l’on ne
prend pas en considération la condition maritime de cet endroit, cet
environnement aurait pu ressembler fortement au Grand-Marais, qui
façonnait de la même manière le territoire du Seeland en Suisse, avant
les grandes interventions lors des corrections des eaux successives.
Au début de la fin de la dernière ère glacière, la fonte des glaciers
mobilisant une immense masse d’eau depuis les Alpes et parcourant la
plaine du Pô jusqu’à la mer Adriatique, l’érosion qui a accompagné ce
phénomène a provoqué sur le site de la lagune « un intense alluvionnement,
avec formation de grands dépôts, de cônes de déjection, de couches de
cailloutis. 17» La lagune s’est alors recouverte d’une couche de sédiments
non consolidés tendant à combler toutes les zones qui étaient occupées par
les eaux auparavant. Les dix mille années qui ont suivi les fortes alluvions
de la lagune ont renvoyé la lagune à son statut initial, un environnement
fluvial et marécageux.18 Les sédiments qui avaient été déposés par les
alluvions se sont retrouvés dans la partie émergée de l’environnement
marécageux, formant un sol appelé caranto, « composé soit d’argile soit

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed.
16

Electa, Milano, 1983


17
  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971
  op. cit. Wladimiro Dorigo, p.159
18
de limon [...], certifiant une formation continentale émergée, préservée
d’invasions transgressives marines, et capable de signaler mis à part la
présence de phénomènes érosifs, également ceux de forte intensité
de caractère fluvial.19 » Ce sol est donc aujourd’hui présent sur les
parties de la lagune qui n’ont pas subi de fortes érosions par les eaux.
Il s’impose de s’attarder un moment sur cette période du
développement géologique de la lagune, puisque c’est elle qui forme
aujourd’hui la base la plus importante pour comprendre l’émergence
d’une urbanisation dans la lagune. Le caranto fait partie des argiles
surconsolidées, c’est-à-dire « quand outre le processus d’un normal
accroissement des dépôts, l’entière formation argileuse a subi d’ultérieures
pressions produites par des charges (par exemple des glaciers) au cours
de son histoire géologique, charges qui ont augmenté la compacité de
l’argile en réduisant son contenu en eau. [...] Une sensible consolidation
progressive se produit aussi lorsque les dépôts émergent de l’eau. Ceux-ci
en effet, en rentrant en contact avec l’air, subissent une lente évaporation
de l’eau qui remonte dans les pores par des phénomènes de capillarité: il se
produit ainsi une consolidation qui par contre, d’ordinaire, est inférieure
à celui produit de pressions préexistantes. 20 » Le caranto prend la fonction
la plus importante dans les strates géologiques du sol de la lagune pour
le développement de Venise, puisque c’est lui qui a rendu possible la
coexistence de l’architecture avec l’élément liquide. L’apparition d’une
urbanisation de la lagune aurait pu voir le jour seulement difficilement
sans le caranto, pour la raison que c’est cette couche d’argile limoneuse qui
a été recherchée pour établir des fondations, étant donné que c’est elle qui

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.164, Ed.
19

Electa, Milano, 1983


  Carlo Cestelli Guidi, Geotecnica e Tecnica delle Fondazioni 1, trad. de l’italien, p.84,
20

Ed. Hoepli, Milano, 1987


forme au moment présent la couche la plus solide du sous-sol lagunaire.
Les changements climatiques induits par la période postglaciaire ont des
répercussions sur les mers. Les oscillations du niveau des mers augmentent
sensiblement le niveau maximal par l’apport de l’eau de la fonte des
glaciers, occasionnant, il y a six mille ans, la première ingression marine
dans le site de la lagune vénitienne. 21 La situation de la lagune se meut,
dans le triptyque des forces la modelant, cette fois du côté maritime. Il
se crée une sorte de lagune primitive, où la tendance alluvionnaire des
fleuves sur le site est cette fois contrastée par un apport beaucoup plus
grand de sédiments et sables d’origine marine dans la lagune, 22 par les
mouvements des courants marins de l’Adriatique. Le mouvement des
courants fluviaux s’opposant aux courants marins fait naître au centre de
leur site de confrontation les cordons littoraux, qu’on qualifie de lidi. La
lagune de Venise n’est pas un cas isolé, en effet il se crée une multitude
de lagunes d’Aquilée à Ravenne, et l’action des eaux sur le territoire étant
par définition quelque chose de mobile et de variable, les différences
d’intensité du côté maritime et fluvial, poussent et repoussent les cordons
littoraux ailleurs, et la tendance alluvionnaire des fleuves comble cet
interstice entre les lidi et la terre ferme. Quand elles sont comblées, il se
forme d’autres lagunes, plus en avant. Ces lagunes sont rapportées par
Pline comme étant les « sept mers », ce qui illustre la distribution courante
des lagunes façonnant la partie septentrionale du littoral Adriatique. 23
Les lidi se retrouvent interrompus à plusieurs endroits. L’emplacement

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed.
21

Electa, Milano, 1983


  ibid.
22

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


23

chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971


Système fluvial alimentant la lagune
(Illustration: Prof. Christian Gilot)

Système de canaux disposées en artères à travers la lagune


(Illustration: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini)
de ces graus ou porti est d’une importance capitale, car c’est par ces
endroits que les eaux continentales se confrontent aux eaux marines.
C’est la porte d’entrée pour l’eau des marées hautes, et la porte de sortie
pour l’eau des marées basses et les eaux fluviales. L’action érosive et de
transport de matière que ces mouvements impliquent se fait en relation
directe avec les porti. C’est ainsi que se façonne le sous-sol lagunaire à
partir de ces ouvertures et creusent les canaux principaux de la lagune,
en créant autour de ceux-ci ce réseau caractéristique de canaux, dont la
forme et sa géométrie s’avoisinent à celle d’images géométriques fractales.
La phase qui suit l’ingression marine et qui marque le site
de la lagune est régie par une régression du niveau de la mer, il y a
environ trois mille ans à quatre mille ans, et qui favorisent le retour
d’un environnement marécageux. 24 Cet environnement se développe
au rythme incessant des variations climatiques pour devenir cet espace
de la lagune vénète qu’on est habitué à rencontrer actuellement, et que
l’homme a pris soin de stabiliser à la situation qui lui convient le mieux.

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed.
24

Electa, Milano, 1983


Stratégies de construction

L’équilibre précaire de l’architecture lagunaire

« Il y a fondations naturelles [...], d’elle-même suffisantes pour


soutenir une masse de bâtiment si grande est-elle, dans l’eau comme
sur la terre. Mais si la nature ne les fournit pas, il faut recourir à l’art.
25
» La lagune ne fournissant pas de fondations naturelles stables, du
fait de l’instabilité du terrain où s’est implantée la ville de Venise,
il s’impose de s’intéresser à la manière avec laquelle a été résolu le
problème de la construction d’édifices au sein même de la lagune. Afin
de comprendre les techniques de construction en milieu aquatique,
il convient d’établir une coupe représentative à travers le sol instable
de la lagune, qui va reprendre les charges de la construction. Vu les
explications géologiques, on comprend aisément que les conditions du
sous-sol ne sont pas également réparties à travers la lagune, mais est au
contraire différentes à chaque endroit. Même si à travers la lagune les
couches de sol ont de fortes similitudes du fait de l’histoire géologique
commune, leur dimension verticale, la profondeur dans le sol des
différentes couches, et leur constitution peut varier. Néanmoins, il
existe sept couches caractéristiques dans la constitution du sol lagunaire.
Selon l’endroit dans la lagune, on retrouve une couche plus ou
moins profonde d’eau d’une salinité variable, selon si on se trouve près
d’une embouchure d’un fleuve ou d’une ouverture du cordon littoral.
Dans les zones d’absence d’eau, on retrouve les terrains émergés, dépasse

  Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.29, trad. Roland Fréart de
25

Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997


1 Eau
2 Barena
3 Boue de fond de lagune ou sédiments alluvionnaires
4 Caranto

5 Nappe phréatique
6 Dépôts de tourbe
7 Poches de gaz naturel

Stratigraphie du sol lagunaire


(Coupe: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 340, Venezia, 1977)
de quelques dizaines de centimètres les eaux, les îles ou barene. En
dessous de ces deux couches se trouve une couche de boue de fond de
lagune, ou bien du terrain alluvionnaire de report de matière. Il peut
s’agir de sédiments continentaux ou de sables et limons maritimes. En
dessous de cette couche se trouve celle de la base pour la construction, le
caranto. La couche de caranto se pose sur un terrain imprégné d’eau, la
nappe phréatique, qui elle-même, est posée des dépôts de tourbe qui est
parsemée de poches plus ou moins étendues de gaz naturel (méthane). 26
On se rend compte que la coupe à travers le terrain typique de la
lagune met à jour en elle tous les problèmes que rencontre l’architecture
lagunaire. En sachant que le caranto se trouve être le sol recherché pour
la construction, il se pose déjà le problème de son emplacement. Étant
composé d’une argile limoneuse surconsolidée, mais se trouvant sous
l’eau ou la terre, le premier problème est intrinsèque à sa définition: la
consolidation de l’argile par séchage prolongé s’annule partiellement
par l’immersion dans l’eau, qui fait gonfler l’argile et la ductilité
provoquée en diminue son aptitude à recevoir des charges. 27 La durée
du contact avec l’eau devient donc déterminante pour établir sa solidité.
Il est important de relever le fait que « la couche de caranto n’est pas
toujours homogène et présente alors une résistance parfois inégale.28»
Le deuxième problème réside dans la profondeur de cette couche.
L’accessibilité limitée ou difficile, requiers des solutions complexes
pour y fonder une assiette constructive. Le troisième grand problème

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340,


26

Venezia, 1977
  Carlo Cestelli Guidi, Geotecnica e Tecnica delle Fondazioni 1, trad. de l’italien, p.
27

84, Ed. Hoepli, Milano, 1987


28
  op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 340
se retrouve dans le fait que « la strate de caranto, par elle-même non
totalement rigide, s’appuie sur des strates élastiques ou compressibles,
comme la zone des nappes phréatiques et les dépôts de tourbe ou de gaz
naturel. 29» C’est ainsi que la pression qu’exerce « le poids des bâtiments,
directement ou indirectement, sur les couches de caranto, [...] qui
présente une résistance plutôt modeste en comparaison avec des terrains
pour des fondations d’autres lieux, 30» se transfère encore sur des couches
beaucoup plus instables. Il s’ensuit que les charges des bâtiments sur
ces couches instables ont un effet de tassement, ce qui se traduit par
un affaissement du terrain d’environ deux centimètres tous les dix ans.
L’explication du tassement par charge excessive étant une
hypothèse, on pourrait aussi en attribuer une partie à des phénomènes
d’ordre naturels. On a par contre la confirmation que ce phénomène se trouve
en outre amplifié par l’exploitation de la nappe phréatique et les poches
de gaz naturel, par des expériences vécues sur d’autres sites d’exploitation
du sous-sol naturel.31 L’extraction de gaz et d’eau en de plus en plus grands
volumes, pour les besoins de l’industrie, de la population et des commerces,
pose le problème d’un cercle vicieux dans le développement de la lagune:
Plus la lagune se développe traditionnellement, sans prendre en
compte les principes du développement durable, plus elle risque
de voir disparaitre son environnement architectural, s’affaissant
et s’immergeant ainsi de plus en plus rapidement dans l’eau.

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340,


29

Venezia, 1977
  ibid.
30

  Le courrier de l’UNESCO, article «Les mille paradoxes de Venise» dans «Sauver


31

Venise», Paris, 1968


Fonder des constructions sur ce sol qui se trouve en interaction constante
avec les forces de la nature et les agissements de l’homme, c’est opposer
directement la dimension statique de l’architecture au dynamisme des
processus naturels; confronter la rigidité et la durabilité à la plasticité et à
l’environnement en constante et rapide évolution. Ce dialogue à la lisière
de l’impossible, les deux discours se trouvant aux antipodes l’un de l’autre, a
donné lieu à une urbanisation en équilibre précaire avec son environnement
rendu possible grâce à la mobilisation d’une force innovatrice et de travail
incroyable pour la résolution technique des problèmes constructifs.

Fondations primaires

Au début de l’urbanisation vénitienne, les fondations d’un édifice


étaient très rudimentaires. On procédait à une fouille peu profonde
dans la couche alluvionnaire, afin d’y poser deux couches croisées de
planches en bois, appelé zattaron, pour constituer une plate-forme
sur laquelle on construisait les murs. 32 Il faut savoir que les premières
maisons de la lagune étaient construites en bois. « Simples, leurs
structures ressemblaient à des huttes, avec des charpentes en bois, des
toits en pente et un revêtement en chaume d’osier provenant des bords
de la lagune.33 » Ces maisons étaient donc posées sur une fondation
relativement instable, puisqu’elle ne se posait pas sur la couche de
caranto, mais située au-dessus et sur la couche plus ou moins élastique
d’argile et de sédiments alluvionnaires. « Les édifices de Venise, et de

32
  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
33
  op. cit. Richard Goy, p.46
la lagune en général, construits sur un fond de nature aussi instable, et
sur des structures de fondations faites en bonne partie de bois, au lieu
de s’appuyer sur le terrain on peut dire qu’ils flottaient par dessus.34 »
Il est intéressant de remarquer la proximité de l’architecture
lagunaire des débuts de son urbanisation avec l’architecture navale. Ces
premiers édifices étaient construits « avec une technique constructive
assez proche à celle des bateaux. 35» Il semble que le fait de quitter la terre
ferme sur des embarcations au profit d’une installation sur des territoires
entourés d’eau ait été traduit d’une manière très littérale dans le langage
architectural. L’architecture lagunaire primitive peut donc se comparer
quelque peu à la version statique d’un navire. Ce premier réflexe n’est
en aucun cas déraisonnable vu l’environnement lagunaire instable et
son sol de fondation relativement élastique. C’est pourquoi il fallait
développer une technique de construction qui pouvait répondre à cet
environnement, où les forces qui agissent sur un édifice peuvent varier
constamment, et qui pouvait en même temps être légère en permettant
à l’édifice de se déformer sans provoquer la rupture. L’architecture navale
est la plus apte à répondre à ces données de base, parce qu’en restant
légère, elle doit répondre à une déformabilité plus importante, induite
par le contact avec l’élément liquide qui engage des forces dynamiques
de plus grande ampleur. 36 Il faut d’autant plus se rendre compte que
les barene et îles de la lagune « ne s’élèvent que légèrement au-dessus du
niveau des marées normales les plus hautes et elles sont - et ont toujours

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340,


34

Venezia, 1977
  ibid.
35

  ibid.
36
Stratigraphie des fondations de la façade méridionale de San Marco
(Coupe: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, p. 370, Ed.
Electa, Milano, 1983)
été - inondées de temps en temps par des marées exceptionnelles. 37»
Il est donc aisément compréhensible que l’établissement en ces lieux
ait été accompagné par une technique de construction proche de celle
des navires, puisque l’architecture lagunaire résidait parfois, et toujours
d’ailleurs, au sens propre de l’expression « les pieds dans l’eau ».

Système constructif des fondations

Avec le développement d’une expression architecturale plus lourde et


complexe, il a fallu inventer de nouvelles techniques de fondation, qui
pouvaient assurer la stabilité des édifices à travers le temps. Pour cela, la
première condition se trouvait dans le fait qu’il fallait atteindre la couche
plus stable du caranto pour fonder les édifices. Palladio nous rapporte les
leçons tirées par l’expérience de la construction dans des conditions aussi
difficiles que sur le site de la lagune : « Si l’on avait à bâtir dans l’eau [...]
on creuserait jusqu’à ce qu’on ait trouvé un fond solide et bien stable ;
ou bien, si cela était difficile, on fouillerait un peu dans le sable ou dans
la glaise afin d’y planter des pilotis de pieux de chêne dont les pointes
aillent jusqu’à la bonne terre, et sur cette fondation ainsi préparée on
pourra bâtir. 38» Effectivement, l’architecture vénitienne comportait deux
manières de fonder les édifices suivaient ce principe fondamental d’une
fondation indirecte. La première manière comportait de planter deux ou
trois rangées de pieux, appelées tolpi 39en Vénitien, d’une longueur de

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
37

  Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.30, trad. Roland Fréart de
38

Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997


  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
39
Technique constructive de fondation
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
p. 339, Venezia, 1977)
trois à cinq mètres sous les principaux porteurs. Le bois utilisé pour les
pieux était principalement soit du bois de mélèze ou du chêne rouvre.
Ces deux essences d’arbres étaient sélectionnées pour leur durabilité et
leur forte résistance. L’extrémité des pieux était affutée afin de les planter
plus facilement dans la couche de caranto.40 Palladio nous renseigne sur
le fait que les rangées de pieux étaient plantées si près l’une de l’autre de
manière de rendre impossible de planter un pieu supplémentaire entre
elles. En outre, il était important de garder la couche de caranto intacte
pour préserver sa dureté et son aptitude à supporter les charges. Il fallait
donc prendre soin de ne pas frapper les pieux avec trop de violence,
mais au contraire d’enfoncer les pieux dans la couche porteuse par une
multitude de petits coups répétés.41 Les bâtisseurs de l’époque étaient
donc tout à fait en connaissance de la fragilité de cette couche de caranto.
Les pieux étaient plantés à l’aide d’un marteau-pilon qu’on appelait
mazzuolo, et qui était frappé sur les pieux par deux hommes vu son poids
et la difficulté de la tâche.42 Les rangées de pieux n’étaient pas seulement
plantées sous le pourtour de l’édifice, mais également sur les murs de
refend ainsi au milieu du bâtiment, dans le but que tout l’édifice réagisse
de la même manière avec son environnement et qu’il y ait une descente
des charges homogène sur les fondations. Au cas contraire on prenait le
risque de voir les murs porteurs à l’intérieur du bâtiment s’affaisser plus
que ceux du pourtour de l’édifice.43 Vu qu’il s’agissait d’une opération
extrêmement coûteuse et difficile, il est donc aisément compréhensible

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
40

  Andrea Palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.30, trad. Roland Fréart de
41

Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997


  op. cit. Richard Goy, p.51
42

  op. cit. Andrea Palladio, p. 30


43
Technique de pose des pieux
(Illustration: Aquarelles de Giovanni Grevembroch)
que lors d’une reconstruction complète d’un édifice on réutilisât
l’intégralité ou une bonne partie des anciennes fondations, et donc les
grandes lignes du plan: « à la Ca’ d’Oro, par exemple, Marin Contarini
réutilisa la plupart des pieux de l’ancien palais [...] ; dans la même période,
Santa Maria della Carità fut érigée sur les fondations de l’ancienne
église.44» Ceci s’explique par le fait que les fondations étaient bien mieux
conservées que le reste du bâtiment. Les pieux n’étant jamais au contact
de l’air, le processus de décomposition naturelle se voyait donc arrêté et
au lieu de se dégrader ils subissaient avec le temps une minéralisation,
en augmentant ainsi considérablement la résistance du bois.45
La deuxième manière de fonder indirectement un édifice était
appliquée si la couche de caranto se trouvait trop profondément enfouie
dans le sol et que les pieux ne le pouvaient donc pas atteindre uniformément
ou parfois même pas du tout. Pour résoudre le problème, on plantait des
pieux sous l’intégralité de la surface de l’édifice. Le périmètre était isolé et
fermé par une palissade de pieux qui se trouvait remplie par une disposition
concentrique de pieux jusqu’au centre. Cette technique, extrêmement
gourmande en pieux était utilisée surtout pour des édifices très lourds ou
de grande ampleur. On retrouve ce type de fondation sous les campaniles,
comme celui de la place Saint-Marc, ou bien pour des églises de grande
dimension. 46 L’église la plus connue ayant été fondée de cette manière
est sans aucun doute la basilique Santa Maria della Salute, projetée par
l’architecte Baldassare Longhena, qui reposerait selon la légende sur une

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
44

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340,


45

Venezia, 1977
  ibid.
46
Relevé de la pose du zattaron et des fondations en pierre
(Coupe: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, p. 398, Ed.
Electa, Milano, 1983)
forêt de pieux de bois d’un nombre avoisinant le million de pieux. 47
La base de la fondation d’un édifice constituée par l’une ou
l’autre technique de disposition des pieux ne formait pas les fondations
complètes. Les tolpi, malgré leur disposition dense n’étaient pas
encore aptes à recevoir la maçonnerie de l’édifice. Pour la répartition
des charges sur les pieux, la stratégie adoptée était la pose d’une plate-
forme de deux strates de planches épaisses et entrecroisées de bois de
mélèze, qu’on faisait reposer sur la tête des pieux. 48 Cette plate-forme
formait l’assise pour les murs de l’édifice, qui pouvait répondre aux
différences de densité et de charges du mur par le pouvoir de flexion de
ce tissage de bois, répartissant ainsi les charges sur les pieux de manière
plus harmonieuse. Le risque était que les différences dans les charges
d’un mur allaient provoquer un affaissement hétérogène du terrain
ou des pieux dans le terrain, ce qui aurait eu comme conséquence
la fissuration du mur ou sa ruine dans les cas les plus extrêmes.
La construction sur le terrain lagunaire pose en outre un
problème supplémentaire inhérent à la composition du sol : le contact
permanent des fondations avec l’eau provoque des remontées d’eau dans
la maçonnerie si on n’ajoute aucune couche d’étanchéité. La stratégie
constructive qui était adoptée par la construction lagunaire était la pose
d’un mur d’épais de blocs équarris en pierre d’Istrie sur le radeau en bois.
Des fouilles de 1867 près des fondations méridionales du palais ducal
attestent la présence de ce mur dans un relevé de la stratigraphie du sol,
qui était composé de quelques strates de blocs de pierre et légèrement
incliné vers l’intérieur. S’élevant un peu au-dessus du niveau de la marée

  Prof. Andrea Rinaldo


47

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340,


48

Venezia, 1977
haute commune et étant donc le seul élément en contact permanent avec
l’eau, il assurait de cette manière la fonction de couche d’étanchéité pour
isoler le reste de l’édifice du contact avec l’eau, en limitant les remontées
d’eau par capillarité. 49 Cette fondation tripartite, répondant en même
temps aux questions de stabilisation du terrain, de répartition des
charges sur le sol et proposant également une solution pour l’étanchéité,
constituait dès lors une bonne base pour recevoir la maçonnerie du reste
de l’édifice, qui était généralement constitué en briques de terre cuite.

La question de la matière

La position de la ville au sein de la lagune a permis à l’architecture


vénitienne de profiter de la protection naturelle du site pour le
développement d’un autre type de langage architectural que sur la terre
ferme. Pendant que le souci majeur pour l’architecture continentale de
l’époque se trouvait dans la protection par l’accumulation de masse, c’est-
à-dire la garantie d’une sécurité établie par une lourde fortification des
sièges du pouvoir, la massivité du mur continental se trouvait contrastée
par l’architecture vénitienne, exprimant au contraire la légèreté et une
certaine transparence du mur, par la célébration de l’ouverture. La
protection garantie par la lagune a ainsi permis de fortes diminutions
de masse dans la construction des murs, au bénéfice d’une moindre
sollicitation des fondations par la charge du bâtiment. 50 La diminution
de la masse du mur était aussi nécessaire pour ne pas surcharger les
fondations de l’édifice. Une masse trop lourde sur les fondations aurait

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, trad. de l’italien, p. 370, Ed.
49

Electa, Milano, 1983


50
  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
provoqué un affaissement rapide de l’édifice, ou bien sa ruine à cause
du tassement du terrain. C’est pourquoi nombreux édifices lourds, par
exemple le campanile de Saint-Marc ou le palais ducal, se retrouvent dans
la situation d’avoir vu disparaitre leur niveau zéro originel sous la terre.
Malgré le tassement continuel et peut-être en partie naturel du sol de la
lagune, les édifices lourds se sont affaissés beaucoup plus vite dans la mer.
C’est ainsi qu’il peut y avoir entre l’ancien sol et le sol actuel une différence
de plusieurs dizaines de centimètres. Lors des fouilles sur le palais ducal,
citées plus haut, on a même découvert deux anciens revêtements du sol
de la piazzetta qui ont été enfouis dans le sol, qui attestent que le niveau
zéro des bâtiments a dû être continuellement redéfini et retravaillé. 51
Pour aller à l’encontre du problème de la masse, l’épaisseur du mur
était diminuée à mesure où le mur s’élevait. 52 Cette technique était
répandue pour décharger les fondations du poids de l’édifice, et découle
du fait que les charges sur le mur diminuent au fur et à mesure qu’on se
rapproche du toit, et que le mur a donc besoin d’une épaisseur toujours
plus petite pour reprendre les charges en s’éloignant des fondations. Il
était ainsi possible de construire des édifices de plus grande hauteur tout
en étant plus économique. Pour décharger les fondations, la manière la
plus simple est la suppression de matière dans le mur. Ainsi, l’expression
du palais vénitien est très axée vers la transparence, par l’utilisation de
nombreuses ouvertures et loggias, représentatives du fait que Venise se
situe dans un environnement bénéficiant d’une protection naturelle.
C’est ce qui a suscité le développement et « une utilisation massive de
vitrages, notamment pour les palais de la fin du Moyen Âge. [...] Les

  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, trad. de l’italien, p. 370, Ed.
51

Electa, Milano, 1983


  Andrea Palladio, Les quatre livres de l’architecture, p. 38, trad. Roland Fréart de
52

Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997


Façade méridionale du Palais des Doges
(Photo: Wikismedia Commons)
nombreux fourneaux de Murano produisaient des verres à vitre en très
grandes quantités et à très bon marché [...], à une époque où le verre à
vitre restait un luxe dans toutes les autres grandes villes d’Europe. 53»
On peut également observer une inversion du plein et du vide,
très caractéristique à Venise, dont le modèle est sans conteste le palais
ducal. Les édifices médiévaux exhibaient sur la terre ferme une base
plutôt robuste et fermée, exprimée parfois avec un bossage rustique
à la base et de petites ouvertures au rez-de-chaussée, et s’ouvrant
un peu plus vers le haut, comme c’est le cas, par exemple, pour le
Palazzo Pitti à Florence. Mais à Venise ce cas se trouvait inversé, par
l’absence de masse vers la base, donnant à l’architecture une image
illusoire de masse suspendue dans le vide, tendant à se rapprocher de
l’idée semperienne du mur comme l’expression d’un textile suspendu.

Stratégies pour une architecture évolutive : la déformation

La proximité de l’architecture primaire vénitienne avec l’architecture


navale n’était pas seulement perceptible dans les fondations, mais on
retrouve des similarités dans l’ensemble des techniques de construction
des édifices. Ceci est dû au fait que les forces dynamiques de
l’environnement qui agissent sur les fondations se répercutent sur l’entier
de la construction d’un édifice. Comme la contrainte d’un navire à se
déformer en vue de suivre le dynamisme de la force de l’eau, l’aptitude
d’un mur à se déformer, en vue de suivre les mouvements incessants
induits par l’instabilité du terrain, était et est toujours une préoccupation
majeure dans la construction Vénitienne. C’est pourquoi il est important
que dans les techniques de construction soit prise en compte la donnée de

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.53, Paris, 2002, Ed. Phaidon
53
Palazzo Dario
(Photo: Wikismedia Commons)
l’élasticité du mur, ce qui s’est traduit dans l’utilisation de matériaux de
construction assez souples, comme le bois ou les murs en brique. «L’édifice
vénitien est dans une certaine manière tel un organisme vivant qui
participe à l’instabilité des conditions environnementales en s’y adaptant.
Ainsi, les déformations qu’on observe aussi souvent dans l’ensemble de
l’architecture vénitienne ne sont pas des défauts proprement dits, mais
la caractéristique d’un organisme qui, pour sa défense, est contrainte à
céder aux forces induites par l’environnement en se pliant graduellement,
plutôt que de provoquer la rupture définitive. 54» Il est vrai qu’en observant
l’état actuel de l’environnement bâti à Venise, on se rend compte que
pratiquement aucun édifice n’est totalement droit. Les murs se plient et
se gonflent et ne laissent à Venise aucune place au rectiligne, à l’équerre
et à la surface plane. Il suffit pour cela de visiter par exemple la façade
du Palazzo Dario le long du Canal Grande, pour se rendre compte que
l’inclinaison des murs présente parfois des édifices comme des châteaux
de cartes prêts à s’effondrer. Mais à Venise il est tellement ordinaire de
voir l’architecture en lutte perpétuelle avec son environnement, mais
qui contre toute attente a su braver l’épreuve du temps, que même
l’inclinaison vertigineuse des campaniles de la tour de Santo Stefano, la
tour de San Giorgio dei Greci et le campanile de San Martino Vescovo
n’étonnent plus personne. L’homme s’étant accoutumé aux changements
conditionnés par une architecture en équilibre précaire avec une nature
instable, ce fait s’est traduit dans le langage de l’architecture en employant
lors de l’exécution des travaux de construction des matériaux adaptés à
des changements de nature aléatoires, mais probables et même fréquents.

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 356,


54

Venezia, 1977
Eglise du Rédempteur
(Photo: Wikismedia Commons)
Stratégies pour une architecture évolutive: le bois, la brique et le
détail de construction

L’architecture du début de l’urbanisation vénitienne était façonnée par


l’utilisation du bois. C’était un matériau léger et souple, qui répondait
donc très bien si à la facilité de transport sur le site de l’archipel de Realtine
ou les autres îles de la lagune, qu’à la nécessité de déformation induite
par le terrain. C’est pourquoi l’utilisation du bois pour la construction
d’édifices à Venise était extrêmement prononcée jusqu’au XIe siècle.55 Il
était utilisé pour tout type d’édifices: des bâtiments d’habitation, des
ponts ou même des églises. On peut donc dire qu’au départ, la ville de
Venise se matérialisait pour ainsi dire entièrement par le bois. L’utilisation
massive du bois dans l’architecture vénitienne peut expliquer les
nombreux incendies qui ont menacé et détruit des parties entières de la
ville pendant des siècles. Peu à peu, la construction d’édifices en bois a été
abandonnée au bénéfice de l’utilisation de la brique en terre cuite. Pour
la construction au sein de la lagune c’est le matériau de construction le
plus apte à répondre aux besoins d’un environnement dans un équilibre
instable. Il était plus durable que le bois, qui souffrait de l’humidité et des
agressions du sel, et était surtout beaucoup plus léger que la construction
en pierre. « Venise devint ainsi la cité de briques qu’elle est aujourd’hui,
ce qui surprend souvent les visiteurs remarquant surtout de majestueuses
façades en pierre et en marbre de nombreux palais et églises. Presque
toutes ces façades sont soutenues par de solides murs de briques rose
orangé assez doux, et même sur des monuments tels que le Redentore
et San Giorgio Maggiore, conçus par Palladio, une grande partie de la

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
55
Navire vénitien
Venetia MD, Jacopo de Barbari

Détail constructif des rames


(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 341,
Venezia, 1977)
structure est une maçonnerie de briques parfaitement visible et assumée.56»
Les murs en brique sont souvent recouverts d’un enduit à base de
poussière de briques, qui donnent à Venise cette couleur caractéristique,
mélangé entre le blanc de la pierre et le rose orangé de la brique.
Lors de l’édification d’un mur, les briques de terre cuite étaient
liées entre elles par un mortier de chaux qui était mélangé avec une
grande proportion de chaux, rendant ainsi le mortier plus tendre. Ce
fait augmentait considérablement la capacité du mur à se déformer, et
de cette manière à répondre aux différents mouvements mineurs dus
à l’instabilité du terrain, comme les phénomènes d’affaissement ou de
tassement, sans pour autant mettre en péril l’ensemble de l’édifice ou
de provoquer sa ruine. 57 Pour augmenter encore plus l’élasticité et la
capacité de déformation du mur, on introduisait dans ce tissage minéral
des éléments en bois, formant une interruption horizontale du mur. Cet
élément forme une similarité de plus de l’architecture vénitienne à la
construction navale et rappelle les éléments de la charpente d’un navire en
bois. En outre, ces pièces de bois étaient appelées communément des reme,
des rames de bateau. Par contre l’origine de ce mot peut avoir plusieurs
raisons : soit, il s’agissait au début de vraies rames de galères en bois utilisés
pour construire les murs, où bien elles étaient faites des mêmes pièces
de bois qu’on utilisait pour les façonner. Les rames, étant l’élément par
excellence ayant la fonction de résister à des forces de flexion importantes
et continuelles, peuvent nous mettre sur la voie d’une explication lors
de leur utilisation dans la maçonnerie des édifices vénitiens. « Les rames
assuraient la fonction de liant général de la maçonnerie du mur, et
avec leur élasticité, elles servaient à absorber d’éventuels affaissements

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
56

  ibid.
57
Schema des forces agissant sur une structure architecturale et navale
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 342,
Venezia, 1977)
partiels et à distribuer d’une manière plus uniforme les charges agissant
sur le mur; les rames ont donc une fonction analogue à celle des fers
d’armature dans les constructions contemporaines en béton armé. 58»
Dans un navire, des poutres transversales stabilisent ses parois qui
se trouvent en contact avec l’eau, et forment en même temps la structure
capable d’accueillir les ponts. Certaines églises vénitiennes, comme S.S
Giovanni e Paolo, S. Donato à Murano, S. Giacomo Dall’Orio, S. Stefano
et d’autres exemples, présente des poutres qui se placent à l’intérieur des
arches et qui traversent les nefs à la base des voûtes.59 La similarité de
l’architecture avec la construction navale est donc encore plus frappante
pour les constructions religieuses. Ces poutres sont généralement posées
sur les chapiteaux des colonnes et des pilastres. Cette disposition précise
nous indique que les poutres ont une fonction importante, puisque le
chapiteau d’une colonne est toujours la base d’un arc ou l’emplacement
sur lequel se pose une architrave. Cette poutre fixée dans la maçonnerie
est bien trop petite pour prendre la fonction d’une architrave, mais est
beaucoup plus grande qu’un simple tirant métallique, qui se placerait à
cet endroit pour reprendre les poussées exercées par les arcs et les voûtes.
Les poutres ont la même fonction que celle des poutres transversales d’un
bateau ; elles stabilisent par leur grand nombre l’ensemble de l’édifice en
reprenant non seulement les poussées induites par la charge de l’édifice
lui-même, mais également les poussées induites par les mouvements
dus par l’implantation de l’édifice sur un sol instable. « Ces poutres
horizontales qu’on voit dans les églises de Venise, ont comme on sait la
fonction de tirants pour éliminer les poussées des arcs, mais ont aussi la

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 341,


58

Venezia, 1977
  ibid.
59
Eglise de SS. Giovanni e Paolo
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 344,
Venezia, 1977)
fonction plus générale de couture qui, avec une espèce de tissage, tient
lié l’ensemble de l’édifice, qui peut ainsi subir sans dommages de petits
affaissements partiels. Il n’est pas exclu que quelques-unes de ces poutres,
au lieu d’être sujettes à des forces de traction, se retrouvent dans quelque
cas comprimé par des forces latérales imprévues.60» Étant parfois même
amené à répondre à des forces de compression, ce fait donne l’explication
de l’aspect d’un tirant métallique surdimensionné pour ces poutres, qui
sont souvent très richement décorées. Cette technique de construction
permet de raidir l’ensemble de l’édifice à l’image d’une cage, et peut
ainsi renoncer à l’édification de grands arcs-boutants. Les arcboutants
sont de toute manière inadaptés à un terrain instable, puisqu’elles
perdent leur utilité pour le cas d’un déplacement des lignes de force
en dehors du matériau de l’arc, qui pourrait très probablement résulter
d’un mouvement de terrain. Ces poutres font donc partie intégrante de
la structure de l’église en y tenant un rôle important, et rapprochent
l’architecture religieuse encore plus à l’expression d’une charpente navale.
On peut également remarquer dans certaines églises l’expression
de son plafond en tant que carène de navire renversée. Bien qu’on
pourrait imaginer qu’il s’agisse de l’expression stylisée d’une toiture
primitive, donnée par une embarcation qui a été retournée pour former
un abri lors de l’implantation d’une population au sein de la lagune,
ou l’adaptation d’un système constructif emprunté de la construction
navale, qui exprimerait un lien direct entre la construction d’édifices et
de navires, on se rend compte que ce type de couverture n’est en réalité
pas l’expression d’une structure, mais un revêtement qui ne suit pas la

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 346,


60

Venezia, 1977
L’Arsenal
Venetia MD, Jacopo de Barbari
logique constructive donnée par une toiture simple à double versant.61
En analysant les différentes parties d’un édifice, on se rend
compte qu’il y a un matériau qui est omniprésent, et qui se trouve être le
bois. Malgré le fait que Venise ait renouvelé son expression architecturale
par l’utilisation de la brique pour plusieurs raisons, la construction
vénitienne a laissé une grande place à l’utilisation du bois. On a vu que le
bois est utilisé dans les fondations, il se mêle au tissage de la maçonnerie,
prend des fonctions pour assurer la stabilité d’un édifice et outre tous
ces exemples, il y a de nombreuses autres affectations pour le bois dans
la construction vénitienne. L’industrie du bois pour la construction
navale, situé surtout dans l’Arsenal, était infiniment importante durant
toute l’histoire de Venise. Ce grand parc industriel de grande envergure
que constituait l’Arsenal favorisait l’innovation par la présence d’une
multitude de corps de métiers au même endroit. Il se peut alors que
les avancées technologiques dans le domaine de la construction navale
aient eu des répercussions sur le domaine du bâtiment62, quand on
constate que le bois a été utilisé pour donner des réponses à presque
toutes les questions de la construction qui ont posé des problèmes
techniques et qui ont incité à la fois à la réflexion et à l’innovation.
Le bois était également utilisé pour résoudre le problème posé
par les planchers des étages supérieurs. Le problème se situe dans le fait
que les mouvements de terrain exercent leurs forces sur l’ensemble des
parties de la construction. Parfois de manière directe, comme pour les
murs, mais aussi de manière indirecte. C’est ce qui est le cas pour les
planchers, car les mouvements dynamiques induits par l’instabilité du

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 346,


61

Venezia, 1977
  op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 348
62
Plancher vénitien
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 350,
Venezia, 1977)
terrain se répercutent sur les planchers de manière indirecte ; en fait, ils
subissent et sont contraints de suivre les déformations des murs. Un mur
qui n’est pas en équerre avec un autre, ou bien qui tend à pencher d’un
côté ou d’un autre n’influe pas de manière significative sur la perception
de bienêtre que ressent un habitant d’une maison. Mais en contrepartie,
l’expérience qu’on a si des forces extérieures font pencher un plancher
sur un ou plusieurs côtés provoque un grand sentiment d’inconfort pour
un utilisateur ou un habitant. L’habitant a besoin d’un sol qui subit
les plus petites déformations possible, c’est pourquoi il faut porter une
attention particulière à la manière dont on projette un plancher. Il est
nécessaire qu’il ait la capacité de suivre les mouvements probables des
murs. Le confort de l’habitant est certes une préoccupation majeure,
mais il ne faut également pas oublier qu’un plancher en lien avec deux
murs qui sont sujets à se déformer de manière indépendante peut de
cette manière avoir à réagir simultanément à des forces de traction et de
compression, ce qui peut provoquer la rupture du plancher pour les cas
les plus extrêmes, ou au moins des déformations de grande envergure.
« Les planchers typiques se composaient de grandes poutres équarries,
parallèles, très rapprochées.63» Les poutres étaient, comme pour les
fondations, toujours en bois d’essences très résistants et durables, comme
le bois de mélèze ou le chêne. Plusieurs techniques de construction étaient
adoptées pour la mise en place des planchers, dans le but de s’opposer
aux mouvements des murs ou pour porter une attention à la descente
des charges sur les fondations. La caractéristique principale du plafond
vénitien était la démultiplication des poutres principales. La grande
densité créée par un très faible espacement entre les poutres était sans
doute mise en place pour charger les murs de manière la plus uniforme

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.52, Paris, 2002, Ed. Phaidon
63
Poutres avec barbacani
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 350,
Venezia, 1977)
possible, dans le but d’avoir une descente des charges homogène sur les
fondations. Le problème auquel répondait ce système est l’écartement
de la possibilité d’un affaissement hétérogène du mur, dû aux différences
des forces exercées sur le mur par le grand intervalle entre les charges
du plancher. La technique constructive adoptée dans le plancher pour
répondre aux mouvements des murs était très astucieuse, puisqu’elle
permettait un mouvement entre le mur et le plancher ; il y avait donc
une dissociation entre ces deux parties de la structure, pour pallier les
déformations des murs. Les poutres s’appuyaient « sur une poutre adossée
à la paroi, soutenue elles-mêmes par des consoles en pierre encastrées
dans le mur; de cette manière la tête des poutres du plafond ne pénètre
pas dans la maçonnerie du mur, laissant intacte sa consistance; ainsi, les
travées ont aussi moins la possibilité d’absorber l’humidité présente dans
les murs. 64» Il existe également une autre manière de poser le plancher
sur les murs, qui se trouve être moins sophistiquée que celle énoncée
ci-dessus, mais qui a déjà une approche constructive qui permet de
distribuer les forces sur le mur et les fondations, mais qui ne permet pas
une indépendance complète entre le mur et le plancher. Dans ce cas les
poutres étaient directement posées sur le mur, mais elles n’étaient pas
directement en contact avec le mur, mais posées sur les reme, les pièces
de bois encastrées dans la maçonnerie du mur déjà énoncées plus haut.
Ainsi la force exercée sur le mur se trouvait distribuée sur l’ensemble
du mur, mais les poutres du plancher se trouvant encastré dans le mur,
il n’était donc pas solidaire de celui-ci comme pour l’autre exemple.
« Si les travées étaient particulièrement grandes, par exemple
dans les grandes salles du palais des Doges, alors les poutres de plancher
prenaient parfois appui sur des consoles en bois appelées barbacani. Ces

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 353,


64

Venezia, 1977
consoles s’appuyaient sur les murs latéraux ou sur une rangée de colonnes,
réduisant dans les deux cas l’écartement effectif des poutres elles-mêmes.65»
Les barbacani sont donc également une solution technique pour alléger
la structure. Les solutions techniques pour pallier les mouvements du
terrain étaient présentes jusque dans les plus infimes détails techniques,
comme les revêtements des planchers capables de suivre les déformations.
Naturellement, toutes ces dispositions ne suppriment pas totalement les
déformations, mais permettent de les limiter en amortissant leur effet.
C’est en analysant tout ces cas spécifiques, qu’on peut
affirmer la véracité de la définition de l’édifice vénitien comme un
organisme vivant, citée ci-dessus, et qui réagit aux changements de son
environnement. Les techniques de construction vénitiens ont toujours
réagi aux actions de la nature, conditionnées par le comportement
instable de l’environnement lagunaire, en donnant des solutions
techniques précises à chacun des problèmes posés. C’est pourquoi on
peut vraiment qualifier l’architecture lagunaire comme un système à part
entière, en constante évolution, et à la recherche du meilleur rapport
possible dans cet équilibre précaire qu’elle maintient avec la nature.

« Venise est une ville qui est née adulte 66»

Le cas de Venise illustre bien le fait que l’homme est capable d’efforts
démesurés pour le développement et la sauvegarde de sa culture et de
son environnement architectural. Le développement d’un langage
architectural exhibant une plus grande stabilité, a fait passer Venise

65
  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.52, Paris, 2002, Ed. Phaidon
66
  Elena Bassi dans Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de
l’italien, p. 336, Venezia, 1977
par l’inévitablement abandon de la construction en bois. Venise est
ainsi passée par trois étapes décisives dans sa matérialisation. Après la
première période de construction en bois, on assistait à la substitution
progressive du bois par une construction en briques. On a toutefois pu
constater, par les explications précédentes, la persistance du bois dans la
construction malgré un abandon apparent. Enfin, Venise a assisté à la
phase du mélange entre la pierre et la brique. La pierre est le matériau
qui exprime le plus la notion de durabilité. Si on considère ce fait,
la troisième phase se voyait donc être une déclaration physique pour
afficher une stabilité de la cité de Venise. « Peu à peu la ville s’étendait,
s’enrichissait et s’embellissait, ce qui imposa de trouver des pierres
pour orner les principaux monuments et en accroître le prestige.67»
Cet espace urbanise qui s’est développé dans la lagune,
malgré l’expression de sa fragilité et sa position entre deux éléments,
a su forger sa force dans cette fragilité et a su faire de cette position
un atout. Les stratégies de construction ont joué un grand rôle dans
le développement de la cité, car c’est son architecture qui a permis
l’affirmation d’une culture « dans un environnement physique aussi
dépourvu en matériaux fondamentaux de construction que Venise.68»
Le bois, la brique, la pierre; il est vrai que l’énumération de ces
trois matériaux qu’on rencontre partout et en grande quantité à Venise
nous interpelle puisque ça pose la question de l’origine des matériaux et
surtout de son transport sur le site de la lagune. Même si la situation de base
est loin d’être optimale, Venise a réussi à profiter des avantages offerts par
cet environnement aquatique. Le transport de matériaux de construction
par voie maritime se trouvant facilité par rapport à un transport terrestre,

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
67

  op. cit. Richard Goy, p.46


68
Bois
Métaux BELLUNO

FELTRE Bois
Marbre
TREVISO Argile
Marbre Argile
Bois

Sable
Pierre d’Istrie

Provenance des matériaux de construction pour Venise


Venise a pu profiter de cette situation pour rapporter une multitude
de matériaux sur le site de la ville, même si le transport restait quand
même extrêmement difficile et onéreux dans la mesure où les matériaux
provenaient souvent de lieux très éloignés par rapport à la lagune. C’est ce
qui a permis à la ville de Venise de constituer cette richesse des matériaux
dans son expression architecturale, qui la caractérise aujourd’hui.
« Au cours des premiers siècles, on exploita les forêts de pins
naturels du littoral côtier sablonneux. Mais on s’aperçut vite d’une part
que leur étendue était limitée et d’autre part qu’elles remplissaient une
fonction écologique essentielle de prévention de l’érosion côtière. Les
troncs furent donc conservés avec soin et le bois de construction fut
obtenu à partir de deux autres sources : les collines d’Istrie et les vastes
forêts des hautes terres de la Vénétie du Nord et du Frioul [...]. De grands
radeaux de rondins descendaient les fleuves de la Terre ferme [...] et
traversaient les lagunes en flottant jusqu’à la ville.69» Ainsi, à travers les
siècles des millions d’arbres ont été coupés pour être emmenés sur le site
de la lagune. L’argile pour la brique provenait de la plaine alluvionnaire
qui entourait la ville et était cuite dans des fourneaux à l’intérieur même
de la ville. 70La pierre provenait de plusieurs sites. La pierre blanche d’Istrie
était la plus communément utilisée. « La réserve de pierres de construction
la plus proche et de loin la plus importante était la péninsule rocheuse
d’Istrie, de l’autre côté du golfe vénitien [...] Au fil des siècles, des navires
de cargaison aménagés à cet effet transportèrent de grosses quantités de
pierre depuis ce côté du golfe jusqu’à la capitale. Prise souvent à tort
pour du marbre, la pierre d’Istrie est un calcaire blanc assez dur et solide,

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
69

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 338,


70

Venezia, 1977
plutôt facile à manier et adapté à divers usages.71» Elle était utilisée dans
la construction d’édifices tout comme pour la construction des digues de
protection appelées murazzi, qui sont constituées d’énormes quantités
de blocs de pierre. 72 Pour les édifices de prestige, on retrouve l’utilisation
de plusieurs types de marbres, provenant de sources d’Orient et de la
péninsule italienne. « Le marbre le plus courant était la brocatelle rouge
orangé de Vérone [...] La brocatelle était souvent utilisée pour créer un
contraste avec la pierre calcaire d’Istrie, notamment pour le pavement.73 »
Cette liste de provenances des matériaux engendre un dessin en
forme de toile d’araignée autour du centre de la lagune, qui indique les
multiples liens qui étaient nécessaires à la construction et à l’entretien
de la cité de Venise. En plus de ces liens, la construction de Venise
était alimentée par des matériaux récupérés d’autres villes. « Peu après
l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, les cités romaines
d’Aquilée, d’Altino et d’autres avaient été pillées afin de récupérer
des matériaux de construction. 74» Petites briques romaines, colonnes,
chapiteaux ; les anciennes cités romaines devenaient les carrières de
Venise. Ainsi, de grandes quantités de matériaux étaient récupérées et
transportées sur le site de la ville de Venise. Plus tard, on alla même
jusqu’à piller les marbres « dans les monastères abandonnés et en ruine de
la lagune du Nord, en particulier autour de Torcello, puisqu’il ne restait
plus rien dans les ruines romaines d’Altino et d’Aquilée. La malaria et
l’ensablement des canaux avaient provoqué le déclin dramatique de ces

71
  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 338,
72

Venezia, 1977
73
  op. cit. Richard Goy, p.47
74
  op. cit. Richard Goy, p.46
îles, auparavant riches et peuplées, et il restait beaucoup de matériaux
à réutiliser. Le célèbre couvent de San Zaccaria, reconstruit après
1456, fut l’un des nombreux nouveaux projets de la fin du XVe siècle
qui recyclaient de la pierre en provenance de ces sources.75» Ces deux
phénomènes se retrouvent résumés par l’affirmation d’Elena Bassi:
«Venise est une ville qui est née adulte.76» Il est vrai que toute la ville
de Venise a été construite par des matériaux de base ou de récupération
qui venaient d’ailleurs, ainsi que par des techniques fondamentales de
construction lagunaires qui avaient déjà été expérimentés antérieurement
sur d’autres sites de la lagune plus anciens que Venise, comme Grado,
Caorle, Jesolo, Torcello, Malamocco ou Chioggia.77 Mais même si Venise
se trouve être l’artifice d’héritages et de matériaux venus d’ailleurs,
leur mélange et leur évolution, sur ce site isolé que constitue l’archipel
de Venise, a crée un espace unique à l’expression incomparable.

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.48, Paris, 2002, Ed. Phaidon
75

76
  Elena Bassi dans Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de
l’italien, p. 336, Venezia, 1977
  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 336,
77

Venezia, 1977
Stratégies de développement de la lagune

Le mythe de l’équilibre

Le développement d’une urbanisation lagunaire est attesté par la plupart


des sources comme un processus en équilibre avec son environnement,
bien que cet équilibre soit plutôt précaire et que l’architecture ait la
nécessité de s’adapter aux nombreux changements induits par l’instabilité
de la nature. Ce qui frappe un observateur dans l’analyse de l’urbanisation
de la lagune est que le facteur de l’environnement a été plus ou moins
stable durant le millénaire de son histoire. L’analyse de la géomorphologie
de la lagune a par contre démontré que le système naturel que constitue
la lagune subi de perpétuels changements. Ainsi, on remarque également
que les « sept mers » rapportées par Pline, qu’on a déjà évoquées plus
haut, indiquent que lors de l’Empire romain il existait plusieurs systèmes
lagunaires. Mais ils ont tous presque disparu ou totalement disparu, sauf
la grande lagune vénète. L’histoire de la géomorphologie des lagunes
nous a appris que les lagunes se créent et se défont, au rythme des temps
géologiques. C’est ce qui fait évoquer la question : pourquoi la lagune
vénète se trouve toujours intacte, alors que les autres tendent à succomber
aux variations climatiques et géologiques depuis les derniers millénaires et
à disparaitre, pour peut-être se recréer lors d’un autre temps climatique?
Les lagunes de l’Adriatique, hormis la lagune vénète, ont suivi ces
derniers millénaires le cas de figure le plus fréquent de l’interaction entre
les forces modelant le territoire lagunaire : Celui-ci est atteint « lorsque
l’apport des fleuves est en excédent, les lagunes tendent à se combler. 78»

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


78

chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971


Flux de sédiments au sein de la lagune
(Photo: Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, p.100,
Venise, 2009, Ed. Marsilio)
Le dépôt alluvionnaire naturel qui se dépose par l’action des fleuves au
point de contact avec l’étendue maritime se voit donc responsable d’un
remplissage continuel du bassin de la lagune. Les péripéties des fleuves
font varier considérablement l’intensité de ce dépôt naturel, rendant le
phénomène plus ou moins rapide et visible. La réponse à l’absence de
participation, ou en tout cas la diminution considérable de participation
de la lagune vénète à ce phénomène naturel depuis son urbanisation,
nous indique que l’être humain doit avoir sa part de responsabilité dans
l’atténuation de ce processus. En effet, l’être humain est bien intervenu
pour garder la lagune dans un état qui lui convenait. « En dix siècles
de son histoire, Venise a eu à résoudre beaucoup de problèmes, mais
il y en un sur celui elle a toujours jalousement veillé et sur lequel elle
n’a jamais accepté des dérogations et des compromis: l’intangibilité
de la lagune, donc le respect et le maintien de son équilibre naturel
[...] Quand au XVIe siècle [...] s’est profilé le danger que les fleuves
Brenta, Sile et le Piave entassent la lagune en charriant leur limon, les
vénitiens, les grands Vénitiens d’antan, ont détourné le cours de ces
trois fleuves en dehors de la lagune avec les pauvres moyens techniques
à disposition, toujours pour sauver l’équilibre naturel de la lagune.79» Si
on observe la faculté d’adaptation de l’architecture lagunaire aux actions
induites pas l’instabilité de son environnement et les travaux entrepris
pour détourner les fleuves, comment peut-on admettre la définition
d’équilibre ; reconnaître la lagune comme système en équilibre et
l’architecture en équilibre avec elle? L’équilibre précaire qui est souvent
évoqué est peut-être le point d’accroche pour admettre que la lagune ne
fait elle-même pas partie intégrante d’un concept d’équilibre naturel.

  I. Montanelli, Tutto Montanelli su Venezia dans Andrea Rinaldo, Il governo


79

dell’acqua, trad. de l’italien, p.139, Venise, 2009, Ed. Marsilio


Les Vénitiens ont, à partir du XVIe siècle, tout mis en oeuvre pour que
la lagune et son architecture exposent la notion de stabilité. Cependant,
les évolutions de la lagune s’opposent par la nature de sa condition à
cette définition. « Est-ce qu’il est sensé de considérer dans la dynamique
des systèmes complexes, ouverts aux apports d’énergie et de matière, la
notion générale d’équilibre? La figure rhétorique de l’équilibre naturel
incombe sur nous parce qu’elle est facile et intuitive. L’image d’une
nature statique qui, forcée par des agents divers, bloque son évolution
dans un état qui se trouve être préférentiel pour elle suggère aussi l’idée
que cet état, par voie de principe, puisse être conservé.80» La lagune telle
qu’on la rencontre aujourd’hui, est façonnée et maintenue dans un état
d’artifice, pour répondre aux besoins d’une population résidente, mais
n’appartient plus du tout à un environnement libre de se transformer
et de suivre le rythme des changements climatiques et géologiques. Or,
la lagune est faite que de transformations continuelles et est l’expression
par excellence de l’éphémère, du mouvement et de l’évolution ; c’est
l’espace mi-maritime, mi-terrestre, qui se trouve dans une éternelle
attente pour basculer intégralement dans l’un ou l’autre composante
de la nature. « Peut-être alors qu’en général on peut vraiment affirmer
que c’est justement l’équilibre qui n’existe pas dans la nature, malgré
les fréquentes affabulations qui le mettent en cause. Le monde naturel
est infiniment loin d’un équilibre statique et mort. La mort seule est
l’expression d’un équilibre parfait. La vie et le monde autour de nous
s’organisent d’eux-mêmes en de multiples états divers et mutables vers
lesquels est poussée inéluctablement la dynamique du système [...]81»

  P. Bak, How nature works. The science of Self-Organized Criticality, dans Andrea
80

Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.27, Venise, 2009, Ed. Marsilio
81
  Jacques Monod, définition darwinienne de l’évolution, dans Andrea Rinaldo, Il
governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.34, Venise, 2009, Ed. Marsilio
L’urbanisation de la lagune entretient donc un discours paradoxal avec
son environnement, puisque son architecture est basée sur des techniques
de construction intégrant la notion d’adaptabilité à la nature du lieu, et
simultanément la lagune est « sujette, à travers les siècles, de continuelles,
très couteuses et gigantesques interventions, radicalement modifiée et
maintenue dans sa structure actuelle de manière complètement artificielle
par des transformations déterminantes opérées par l’homme.82»

La lagune façonnée à l’idée de Venise

Si les grands travaux de transformation de la lagune par le détournement


des fleuves ont tenté de figer l’évolution continuelle de la lagune dans un
état artificiel, elles ont aussi « marqué un pas décisif envers la définition
précise des limites entre la terre et l’eau [...] 83» Les travaux de détournement
des principaux fleuves étaient régis « par le besoin d’éloigner l’eau des
rivières de la lagune, et de diviser le système fluvial de la terre ferme en deux
systèmes distincts: celui du Brenta-Bacchiglione vers le côté méridional,
et celui du Piave-Sile vers la partie septentrionale de la lagune. Tout
ceci a révélé la persistante détermination de la sauvegarde des intérêts
[...] de Venise, même si au long terme cette politique [...] a perturbé la
balance hydrogéologique de vastes étendues qui bordaient la lagune.84»

  Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
82

Marsilio
  Salvatore Ciriacono, Building on water, trad. de l’anglais, p.118, New York, 2006,
83

Ed. Berghahn
84
  op. cit. Salvatore Ciriacono, p.115
Le problème que constituaient les alluvions et un possible ensablement
de la lagune était la perte de protection de la ville. Il faut se rappeler
que Venise est probablement la seule ville d’Europe, qui n’a jamais eu
de grandes enceintes fortifiées. 85 L’ensablement progressif de la lagune
par les sédiments alluvionnaires aurait permis de créer des liens par la
terre entre Venise et la terre ferme et de constituer de cette manière
une porte ouverte pour des envahisseurs. Pour Venise, l’eau a toujours
été considérée comme élément protecteur. Ceci, bien qu’il y ait un
lien émotif paradoxal avec l’eau qui constitue à la fois un élément
protecteur et un élément destructeur ainsi qu’une menace permanente
pour la ville. Afin de comprendre la place d’extraordinaire importance
que l’eau de la lagune a tenue dans l’esprit vénitien, il suffit de lire le
discours dogmatique qu’a écrit l’humaniste Givan Battista Cipelli,
connu sous le nom d’Egnatius, à la magistrature des eaux à Venise:
« Venetorum urbs divina disponente providentia aquis fundata,
aquarum ambitu circumsepta, aquis pro muro munitur. Quisquid
igitur, quoque modo, detrimentum publicis aquis inferre ausus fuerit,
ut hostis patriae iudicetur, nec minori plectatur poena quam qui sanctos
muros patriae violasset. Huius edicti ius ratum perpetuumque esto. »
« La ville de Venise, par le vouloir de la divine providence
(a été) fondée dans les eaux, tout autour entourée des eaux, munie d’eaux
comme mur (d’enceinte). Donc, quiconque, par un moyen quelconque,
osera de causer un dommage aux eaux publiques, sera retenu ennemi de
la patrie, et ne sera pas puni avec une peine inférieure à celle (infligée) à

  G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental
85

Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.8, Cambridge, 2005, Ed. C.
A. Fletcher et T. Spencer
celui qui viole les saints murs de la patrie. Ceci soit la loi pour toujours. 86»
Les eaux de la lagune, en substituant de lourdes fortifications
autour de la ville, sont devenues en quelque sorte le mur
infranchissable qui se place tout autour de Venise. C’est pourquoi
les travaux de détournement et de protection de la lagune de grande
envergure deviennent plus facilement compréhensibles. On voit
donc que l’intangibilité des eaux de la lagune est effectivement un
discours sans compromis dans l’esprit des Vénitiens du Moyen Âge.
Un autre problème majeur, engendré par l’apport de sédiments
dans la lagune, motivait de la même façon de tels travaux : les marécages
qu’engendraient les alluvions provoquaient une menace d’épidémies
de la maladie du paludisme. On voulait également à tout prix éviter
la réitération de l’histoire qui avait provoqué le déclin dramatique des
îles de la lagune septentrionale, à cause de la malaria et l’ensablement
des canaux, fait qui a déjà été énoncé plus haut, et qui a motivé les
Vénitiens à des pillages de matériaux de construction dans cette partie
de la lagune. C’est un point qui a pu influer lors du début des travaux
de transformation, qui ont commencé avec le détournement de
l’embouchure du fleuve Brenta. Elle se trouve à la localité de Fusina et
était en lien avec le réseau de canaux qui passait par le grand Canale
della Giudecca pour se déverser à la Porto di Lido. Les alluvions du Brenta
auraient donc provoqué des alluvions devant l’île de la Giudecca, ce qui
était impensable pour les Vénitiens d’antan. On a alors débuté des travaux
de digues devant l’embouchure du Brenta en 1324,87 pour qu’il verse la

  G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental
86

Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.8, Cambridge, 2005, Ed. C.
A. Fletcher et T. Spencer
  Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
87

Marsilio
Détournement de
l’embouchure du
Sile et du Piave

Détournement de l’embouchure du
Brenta

Détournement de l’embouchure du
Brenta et du Bacchiglione
majeure partie de ses eaux dans le réseau de canaux qui se verse dans la
mer par le Porto di Malamocco. Ce type de transformation n’est pas aussi
spectaculaire que les successives, mais il est important puisqu’il marque
le début de cette longue série de détournements à travers l’histoire de
la lagune. Il est également important, puisqu’il comporte une erreur de
jugement ; la protection de l’archipel de Venise s’est avérée au détriment
du Porto di Malamocco, qui recevait maintenant l’ensemble du limon du
Brenta. Après ce début d’expérience, à partir de 1540 la nouvelle solution
adoptée était de détourner systématiquement les embouchures en dehors
de la lagune. Ainsi, on détourna l’embouchure du fleuve Bacchiglione
dès cette année dans la lagune du Brandolo, en dessous de Chioggia.88 En
1598, on réalisa le Taglio del Po à Porto Viro. On a ici procédé à deux
opérations, le premier étant la création d’un canal de détournement des
eaux du delta du Po vers le Sud, et l’endiguement de l’ancien bras du Po,
qui dirigeait ses eaux vers la lagune de Venise. Ceci était fait dans le but
d’empêcher les remontées de matériaux alluvionnaires depuis le delta
du Po par les marées jusque devant la les cordons littoraux bordant la
lagune, ou même jusque dans la lagune elle-même. 89 À partir de 1610 90
on a assisté à la réalisation de la plus grande opération de détournement,
qui s’est matérialisée par le détournement définitif du fleuve Brenta dans
la lagune du Brandolo, au même endroit que la nouvelle embouchure
du Bacchiglione, en formant le bras du Brenta : le Brenta Novissimo. La
dernière grande opération de détournement était celui de l’embouchure

  Salvatore Ciriacono, Building on water, trad. de l’anglais, p.112, New York, 2006,
88

Ed. Berghahn
  Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
89

Marsilio
  Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge,
90

p.449, Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer


La lagune avant et après le détournement du Piave-Sile
(Illustration: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo)
du Piave et du Sile, tous deux redirigés simultanément à partir de 1683. 91
«Ces opérations de détournement ont permis de maintenir l’intégrité du
bassin lagunaire qui, isolant Venise, lui a donné plus de protections et de
défenses. Par contre, ils ont éliminé l’énorme quantité de matériel solide
qui modelait d’origine la lagune. [...] Inversant la tendance d’ensablement
et en la maintenant propre et parcourue de courants vifs, ces interventions
ont destiné la lagune à la transformation en un bras de mer.92»
Le détournement du système fluvial Brenta-Bacchiglione a permis
de vérifier l’hypothèse du remplissage probable et progressif de la lagune
par des dépôts alluvionnaires, puisqu’ils ont rempli de sédiments de
manière très rapide l’endroit de leur nouveau point de contact avec la mer
avec des sédiments alluvionnaires. En l’espace de quelques années, l’eau
de la lagune du Brandolo s’est vue disparaitre, repoussée par les sédiments
des deux affluents. Les grandes transformations de détournement des
embouchures des fleuves qui alimentaient la lagune ont donc permis de la
protéger sur le côté de la terre et surtout des péripéties des eaux fluviales.
En considérant la position de la lagune, on peut supposer que
la deuxième grande intervention de l’être humain sur le système de la
lagune devait se trouver du côté de la mer Adriatique, puisque le flux
et le reflux des eaux maritimes, les marées et les tempêtes étaient depuis
toujours considérées comme de potentielles menaces sur « l’équilibre
naturel » de la lagune, ou plutôt sur l’état d’artifice dans lequel l’être
humain a voulu figer son environnement. La problématique de la
protection de la lagune par les eaux de la mer était en partie résolue par
les « défenses dans la mer, ou bien les renforts des cordons littoraux du

  Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
91

Marsilio
92
  op. cit. Andrea Rinaldo, p.142
XVIIIe siècle ( les murazzi ) dans le but de protéger les minces lidi de
l’ingression des eaux de mer par les marées - le même phénomène qui
avait conditionné à la base la formation de la lagune.93» Dans le but
de protéger les cordons littoraux, on avait amassé d’énormes quantités
de blocs de pierre d’Istrie pour s’opposer à l’action destructrice des
marées et des tempêtes. Ceci était complété plus tard par l’ajout
de digues de protection des ouvertures entre les cordons littoraux.
Le constat, que la seule fortification de grande dimension
de la lagune se trouve non pas face à un potentiel envahisseur, mais
face à un phénomène naturel, nous démontre encore une fois toute
l’importance de l’eau de la lagune pour les Vénitiens. Ce fait se trouve
amplifié par le tracé des détournements des fleuves, comme ceux
en forme de tranchées, perpendiculaires aux cours des affluents de la
lagune, ou le tracé particulièrement singulier du Brenta Novissimo,
qui suit de près la morphologie de la lagune et qui renvoient
paradoxalement à l’image de douves entourant un château fort.
C’est ainsi que surgit l’idée qu’on ne peut pas analyser la ville de
Venise sans considérer l’ensemble de son environnement, dans lequel la
ville, l’eau et les îles interagissent en tant qu’éléments appartenant à un
système global qui est celui de la lagune vénète. « Même aujourd’hui,
Venise et sa lagune devraient être considérés comme une seule entité
(comme il était d’usage d’antan), et l’ancienne capitale comme le
centre d’un système productif, commercial et résidentiel plus large,
dans lequel l’eau pourrait être comparée à la ceinture verte qu’on
retrouve communément dans d’autres zones métropolitaines majeures.

  Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.142, Venise, 2009, Ed.
93

Marsilio
Non comme un désert liquide, mais une partie essentielle d’une
‘cité diffuse’, avec les canaux considérés comme des boulevards
et les lagons comme des champs, qu’on peutf réquenter comme
le Hyde Park à Londres ou le Central Park à New York.94»

La lagune de Venise face aux polders néerlandais

« Jusqu’à la fin du XVIe siècle, une grande partie des Pays-Bas actuels,
et plus exactement la région au nord d’Amsterdam et celle au sud-
ouest du Zeeland est un mélange complexe d’eau et de terres. Des
fleuves, des lacs, des marais, des îles forment le paysage. Une grande
partie de la masse d’eau européenne se jette ici dans le réservoir de
la mer du Nord pénétrant dans ce paysage de deltas poussé par de
forts courants.95» Cette description des Pays-Bas du Moyen Âge nous
rappelle tout de suite la condition d’origine de la lagune de Venise.
En effet, les deltas formés par les plus grands affluents de la mer du
Nord, principalement le Rhin et la Meuse, forment un grand paysage
qui est assez proche de celui des lagunes de l’Adriatique septentrionale.
Le dépôt de sédiments apportés par les alluvions des fleuves crée un
paysage d’îles et de marais, où l’eau se mêle avec ses bras méandriques
à la terre fragile et fraîchement formée. La différence majeure entre la
condition géologique primaire néerlandaise et vénitienne est que la mer
du Nord par l’action des fleuves a créé de grands cordons littoraux avec

  G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental
94

Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, trad. de l’anglais, p.7,
Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer
  L. Felder, Formen der Landnahme. Neues Land in den Niederlanden, dans V.
95

Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006


Plan et coupe de la polderisation des Pays-Bas
(Illustration: V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7,
Lausanne, 2006)
des zones marécageuses de très grande envergure, et qui ne permettent
donc pas l’établissement d’un système lagunaire tel qu’on le rencontre à
Venise. Cependant, ces deux écosystèmes présentent de fortes similarités
quant à la constitution géomorphologique de leur environnement si on
fait abstraction de la différence de taille entre l’un et l’autre système.
La comparaison entre la lagune vénète et la région au nord
d’Amsterdam s’avère de grand intérêt du fait que, tout en ayant à
disposition un territoire qui se ressemble dans les deux cas et qui se trouve
dans une condition d’origine qui ne se prête pas pour une urbanisation, ces
deux territoires ont subi une forte pression urbanistique. Ce qui se révèle
d’un intérêt majeur pour une analyse, est que dans les deux cas l’approche
pour la bonification du territoire pour l’accueil d’une urbanisation et de
surfaces agricoles est totalement divergente. La divergence se trouve surtout
dans le rapport que la cité de Venise et les Pays-Bas entretiennent avec
l’élément liquide. « Au XVIIe siècle [...] s’entame un grand déploiement
de conquêtes territoriales. De grandes surfaces d’eau sont entourées de
digue, isolées des courants, asséchées à l’aide de pompes dont l’énergie
provient des éoliennes, et maintenues à sec par une série de fossés disposés
orthogonalement. Encore aujourd’hui, cette structure d’assèchement
dessine avec une impressionnante netteté le parcellaire.96» Tandis que
l’approche vénitienne se focalise sur la sauvegarde sans compromis
des eaux de la lagune et sur la bonification des territoires marécageux
existants tout comme des territoires facilement accessibles, la démarche
conceptuelle des Pays-Bas se dirige vers une évacuation rigoureuse des
eaux pour la bonification de territoires submergés. Il faut également
garder en mémoire la divergence d’utilité des deux assainissements : les
travaux d’assainissement de la lagune sont principalement orientés vers

  L. Felder, Formen der Landnahme. Neues Land in den Niederlanden, dans V.


96

Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006


la protection de la cité par les envahisseurs et les maladies provoquées
collatéralement à l’ensablement de la lagune, alors que ceux des Pays-
Bas sont motivés par un besoin de surface agricole et d’habitation.
L’évacuation des eaux permet de faire apparaître un sol très riche
en nutriments, présents dans les dépôts alluvionnaires, pour l’utilisation
comme terre arable ou constructible, qui se trouvait être submergé par
les eaux. Les territoires ainsi gagnés sont appelés polders. « À côté de
l’obtention de terres grâce aux polders, trois gigantesques ouvrages d’art
en particulier modifient le paysage domestiqué hollandais: le barrage,
le canal et l’écluse. Ils démontrent de façon exemplaire comment ce
type d’intervention peut interférer sur la nature même d’un paysage
en modifiant les rapports de force et comment ils mettent en route des
procédés d’annexion territoriale parfois imprévisibles [...] Les trois types
d’ouvrages assurent la transition terre-eau, dedans-dehors. La force de
l’eau est contrôlée, dirigée. Des territoires inhospitaliers sont désormais
préparés, prêts à être bâtis.97» À l’instar des travaux d’assainissement de
la lagune vénitienne par les détournements des embouchures des fleuves
et la construction de canaux de déviation des eaux fluviales, les travaux
de bonification de territoires néerlandais entiers mettent en oeuvre tout
un imaginaire de solutions techniques complexes et d’une très grande
envergure. Pour comprendre l’importance des travaux d’assainissement
néerlandais, il suffit de comparer la surface bonifiée à la surface totale
du pays: « Sur les 3’670’000 hectares de leur pays, 600’000 hectares
ont été arrachés depuis le Moyen Âge à l’emprise des eaux marines et
lacustres.98» En comparaison avec ces territoires bonifiés, la lagune de

  V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne,


97

2006
  op. cit. V. Mangeat, p. 9
98
Plan schématique du Nord-Ost polder
(Illustration: V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple,
p. 7, Lausanne, 2006)
Venise ne mesure que 55’000 hectares. Durant leur histoire, les Pays-
Bas ont donc bonifié la surface correspondante à dix lagunes vénètes.
À cela il faut ajouter tous les ouvrages de grande dimension qui ont
été bâties dans les Pays-Bas pour la gestion de l’eau marine et fluviale
: le plus important de tous, qui sont déjà de taille et d’importance non
négligeable, est « un mur de terre de 30 kilomètres de long qui sépare la
mer du Nord de l’Ijsselmeer et rend enfin ce territoire ‘polderisable’.99 »
Cependant, une différence fondamentale subsiste entre les travaux
d’assainissement des deux cas de figure analysés : À Venise, les travaux
d’assainissement tentent de figer le développement de la lagune dans un
état d’artifice qui l’élève en quelque sorte sur un piédestal se plaçant
pour ainsi dire hors contexte, dans un périmètre qui se visualise par la
délimitation des murazzi et surtout par le tracé des fleuves détournés.
À l’intérieur de ce système par contre, la morphologie des espaces et
l’organisation des parties urbanisées sont toujours définies par les aléas
des interactions entre les multiples éléments constitutifs de la nature.
Les polders par contre, comme beaucoup d’interventions humaines ayant
planifié de très grands espaces en de très courtes durées, se caractérisent
par des espaces fortement géométrisés. « Le paysage frappe par son aspect
géométrique. À l’extrémité nord du polder du nord Est, par exemple,
l’exploitation type forme une seule parcelle de 800 mètres de long sur
300 mètres de large; les deux grands côtés donnent sur des drains, un des
petits côtés donne sur le canal principal et l’autre petit côté sur une route
où s’alignent les maisons fermières. Un tel dispositif permet de traiter
en même temps, de façon cohérente la voirie, le drainage, le parcellaire
et l’habitat [...] La structure urbaine qui en résulte est très claire :
tissu dense découpé par un réseau de canaux fortement hiérarchisés

  V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne,


99

2006
permettant une distribution économique et logique de l’espace.100»
Les besoins de la ville néerlandaise, et surtout d’Amsterdam,
évoluant de l’agriculture vers l’urbanisation, son architecture ne
se trouve pas régie par la nature, mais bien par les tracés réguliers et
géométrisés qu’impose la stratégie d’assainissement imaginée par la
main de l’homme, contrastant de ce fait encore aujourd’hui avec
l’architecture urbaine de Venise, qui se trouve définie par le tissu
méandrique et irrégulier des canaux crées par le mouvement de la nature.
L’assainissement des territoires autour d’Amsterdam, se situant en
dessous du niveau de la mer, nécessite donc en permanence un système
complexe de technologies, tel que des pompes d’évacuation des eaux
pour les eaux usées et les eaux de surface, tout un processus d’interactions
entre des écluses réglant le débit des eaux de surface et renouvelant
les eaux de surface sur le territoire, ainsi que des digues complexes.
Les stratégies d’assainissement néerlandais se mettent en place pour
permettre de survivre dans le territoire, tandis que le cas de Venise se
caractérise par des dispositions pour permettre au territoire de survivre.

  V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 9 ss.,


100

Lausanne, 2006
Le développement de Venise

L’abandon progressif des anciennes cités romaines à la chute de l’Empire


romain, et l’implantation d’une population toujours plus importante
dans l’environnement lagunaire marque le début du développement de la
ville de Venise. L’histoire de l’urbanisation de Venise ne se trouve pas être
un cas très commun, puisque la ville de Venise ne s’est pas fondée en un
lieu pour s’y développer et devenir la cité qu’elle représente aujourd’hui,
mais elle a, d’une certaine manière, migré à travers la lagune selon un
itinéraire particulier afin de s’implanter à l’endroit où elle se trouve
maintenant. Bien entendu, en parlant d’un itinéraire c’est une allusion au
déplacement du coeur d’un pouvoir représentatif, puisque par définition
la ville est liée à un endroit précis. Ce pouvoir représentatif n’est peut-
être pas important de prime abord, mais il est toujours l’expression d’un
groupement de personnes défendant des intérêts communs, et qui donnent
à l’emplacement de ce pouvoir un statut central, autour duquel se forme
à travers le temps une pression urbanistique qui pousse à la construction
d’édifices, qui en s’accumulant et se densifiant forment la future ville.
Malgré la date de fondation, rapportée par les chroniques
d’Altino, se situant précisément le 21 mars 421, on peut avec davantage
de certitude établir « que l’implantation territoriale et politique des
Byzantins dans la zone des lagunes commence avec la crise du milieu
du VIe siècle et l’installation des Lombards en terre ferme en 568. 101» Au
moment de cette crise, on peut constater un mouvement de population
vers différents lieux de la lagune. En effet, nombreux sont les habitants
des villes de la terre ferme bordant la lagune qui se dirigent vers les villages
les plus proches de la lagune. « Les populations des centres romains de

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


101

chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971


Migrations vers la lagune
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de
l’italien, p. 35, Venezia, 1977)
la région du Veneto se transfèrent souvent dans les centres plus sûrs
le long des lagunes de la côte Adriatique, étendues sans interruption
entre Cavarzere et Grado. Les habitants d’Este, Monselice et Padoue se
réfugient surtout à Chioggia ; les Padouans se transfèrent également à
Malamocco, un antique port de Padoue ; les habitants d’Altino passent la
courte distance de la lagune qui les séparant de Torcelle pour s’y installer;
les populations d’Oderzo se transfèrent dans les centres lagunaires
d’Eraclea et Jesolo ; celles de Concordia passent à Caorle ; les habitants
d’Aquileia traversent la lagune jusqu’à Grado.102» La nature hétérogène
des déplacements simultanés de populations sur les îles de la lagune a
généré un tissu complexe de villages dispersés à travers l’environnement
lagunaire. À partir de cette situation de dispersion générale émergeait
alors la nécessité de regrouper les différents centres urbains dans le but
de former une seule unité représentative avec un seul coeur politique
à sa tête. Au début de l’histoire vénitienne, les deux centres de Grado
et d’Eraclea étaient de très grande importance pour l’implantation
d’un pouvoir représentatif. À travers les différentes luttes de factions
et la succession de plusieurs familles dans l’accès à un pouvoir global
sur la lagune, il s’est formé la migration, citée ci-dessus, du centre de
ce nouveau pouvoir représentatif. L’instabilité du pouvoir au sein de la
lagune est peut-être due au fait que le Doge était alors encore nommé
par Byzance, ce qui démontre encore une dépendance manifestement
forte des cités lagunaires envers son autorité administrative. L’avantage
donné par le site de la lagune est sans aucun doute la difficulté d’atteindre
les centres urbains et leur dispersion à travers la lagune. De ce fait
découle l’émergence progressive d’une lagune Venise autonome avec
une indépendance croissante envers les autorités byzantines, bien qu’ils

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 35,


102

Venezia, 1977
reconnaissent son autorité en adoptant leurs lois. Il se peut que ce fait
soit à la base de la concentration sur son propre développement par les
différents changements d’implantation de l’autorité politique. D’Eraclea
on a vu se transférer le coeur du pouvoir politique vers le cordon littoral
formé par le lido de Malamocco, qui tient à son origine une lutte de
faction. Puis, en 811, le siège du pouvoir politique s’est définitivement
installé sur l’archipel de Rivo Alto.103 Les jeux politiques entre l’Empire
byzantin et les Lombards, avec l’implication de Venise, ont généré
plusieurs affrontements qui se sont enfin stabilisés en une situation où
Venise se voyait occuper la position de l’exact point de contact entre les
deux. Cette position entre deux pouvoirs formait alors en quelque sorte
une porte entre Byzance et l’Europe. Cette position stratégique a été
adoptée par les Vénitiens et s’est stabilisée jusqu’au déclin de son pouvoir.
Il n’est pas difficile de s’imaginer que Venise s’est toujours complue dans
ce rôle, puisque sa condition d’origine se situe déjà à la limite entre la terre
et l’eau. Parallèlement à l’archipel de Rivo Alto se développe le centre de
Torcello, qui se voit devenir le centre économique principal de la lagune.
104
L’activité économique se place toujours dans le secteur du commerce
par voie maritime, qui découle de sa position stratégique. L’activité
économique se voit devenir le moteur d’une urbanisation importante.
En 827 s’établit un fait important pour Venise, qui se trouve être
l’arrivée des reliques de Saint Marc105 sur l’archipel de Rivo Alto. Derrière
cette relique se cache un aspect symbolique qui renseigne sur l’état

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


103

chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971


  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
104

chapitre III, Boulogne-Billancourt, 1971


  ibid.
105
d’indépendance de Venise envers l’Empire byzantin. Il se trouve que
l’arrivée des reliques de Saint Marc définit le nouveau saint patron de
la ville émergente de Venise, et qui se substitue donc à l’ancien saint
patron byzantin Saint Théodore. L’aspect de cette dualité entre un saint
patron romain et un saint patron byzantin renvoie de manière claire une
image de Venise se trouvant en équilibre entre la culture de l’Occident et
l’Orient, tout comme son environnement se situe en équilibre entre deux
éléments. Les deux colonnes monumentales ornées de statues à l’effigie
des deux saints patrons, qui ont été disposés devant le palais ducal sur
la piazzetta par commande du doge Sebastiano Ziani en 1172, forment
par leur disposition une porte symbolique sur la ville et affirment donc
l’hypothèse d’une expression intentionnellement biculturelle. Il s’agit
presque de l’exposition d’une célébration de sa place entre deux cultures,
entre deux éléments et au croisement de plusieurs pouvoirs politiques.
Naturellement il s’agit en même temps aussi d’une démonstration habile
dans le but de démontrer l’absence de la nécessité de fortification de la
ville, par l’expression fragile et élancée de ces deux colonnes. L’arrivée
des reliques de Saint Marc est probablement aussi la définition d’une
situation centrale autour du palais des doges, ou la déclaration d’un point
zéro de la lagune, qui permet d’ancrer à cet endroit le pouvoir politique
et l’urbanisation comme phénomène collatéral. C’est pourquoi l’échange
du saint patron se retrouve probablement intégré dans le mythe fondateur
de la ville de Venise, comme déjà exposé, pour ancrer cet archipel en
tant qu’unité urbaine de référence pour le développement de la lagune.
Depuis l’arrivée des reliques sur l’archipel de Rivo Alto à l’endroit
de la place de Saint-Marc, « la concentration de l’habitat de la classe
dirigeante autour du « Palatium » ducal accroît rapidement le caractère
de chef-lieu de l’agglomération.106» Malgré la définition de ce point de
référence, l’aspect de Venise est encore très loin de ce qu’on a l’habitude de
voir de nos jours. « Du noyau de Rialto dont il n’est pas possible de définir
le périmètre, il reste le souvenir des marécages et des «piscines» d’eau
saumâtre [...] Devant le palais et l’église, la place est limitée par un canal
et entourée de vignobles et de jardins.107» L’image de cette place centrale
du pouvoir politique nous indique pourquoi il était nécessaire de donner
des justifications à sa présence en ces lieux. Venise en tant que ville a
commencé son développement urbain en bonifiant par comblement une
île de l’archipel après l’autre. Le sol constructible est ainsi soustrait mètre
carré par mètre carré à la domination par les eaux. « La bonification des
terrains vaseux et l’assèchement des marécages se poursuivent en même
temps que le creusement de nouveaux canaux [...] L’habitat et la voie
publique gagnent en complexité : aux canaux, de tracé naturel, viennent
s’ajouter les « calli » (l’appellation des rues vénitiennes) aménagées par les
riverains pour les besoins d’accès.108» Le territoire donne donc en quelque
sorte déjà les grandes lignes de la future Venise par la disposition de ses
îles. « On détermine ainsi à Venise, dès son émergence, une disposition
qui ne suit pas un développement urbanistique normal, centralisé, c’est-
à-dire selon un système organique d’un unique tissu architectonique
d’édifices, mais une disposition aléatoire, conditionné d’îles émergentes

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


106

chapitre III, Boulogne-Billancourt, 1971


  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
107

chapitre IV, Boulogne-Billancourt, 1971


  ibid.
108
Possibilités d’agrandissement de Venise selon la distribution du caranto
(Illustration: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, p. 197)
dans des lieux plus sûrs et protégés. 109» Le territoire joue donc un rôle
primordial pour le développement urbanistique de la ville de Venise,
puisqu’elle pose dès son implantation les limites naturelles à son expansion
par la disposition naturelle du terrain constructible ou constructible
après bonification par comblement. Les zones constructibles se situent
sur les surfaces émergentes de l’archipel Realtin, bien qu’elles nécessitent
toutefois toute une procédure technique de consolidation des fondations.
Les surfaces qui peuvent être bonifiées se situent partout où la constitution
du sol relève une couche suffisante de caranto, permettant l’implantation
de fondations pour la ville, et qui ne se trouvent pas immergée trop
profondément dans les eaux lagunaires. En effet, c’est la disposition
naturelle à travers la lagune et l’accessibilité de la couche de caranto qui
définit précisément les paramètres pour l’urbanisation vénitienne. Cette
couche ne se trouve pas partout dans l’espace lagunaire, et s’est retrouvée
érodée ou n’a jamais réussi à se former aux emplacements des canaux de
plus grande dimension. Ainsi, le Canal Grande, par exemple, ne pourra par
définition jamais accueillir une construction, puisque le sol ne le permet
pas. Il se dessine donc un plan d’urbanisation possible à travers la lagune,
dont l’importance se limite aux dispositions géomorphologiques de la
lagune.110 C’est pourquoi on retrouve l’importance de voir Venise non
seulement par ses plans d’urbanisme, mais d’y superposer simultanément
les plans des canaux immergés et invisibles en surface, mais qui ont ce
rôle capital de définir le visage de la ville. C’est un fait qu’on rencontre
surtout au début du Moyen Âge, où Venise est toujours systématiquement
représentée avec les principaux canaux. Par contre on ne sait pas si c’est

Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 37,


109

Venezia, 1977
  Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p. 197, Ed.
110

Electa, Milano, 1983


dû à un aspect pratique pour relever les principales voies navigables, où si
c’est effectivement la conscience que le territoire vénitien peut seulement
se développer en harmonie avec ce tissu complexe de canaux naturels. La
construction reconnaît rapidement ces limitations naturelles à l’expansion
urbaine de Venise, ce qui génère dès le début de son développement
un tissu urbain très dense. C’est surement ce qui est à l’origine des
nombreux incendies qui ont détruit des parties entières de la ville, ce
fait se trouvant amplifié par une architecture principalement en bois.
Cependant, on retrouve deux centres qui subissent les plus
grandes pressions urbanistiques et qui se développent vite de manière
dense: il s’agît de Saint-Marc, avec le palais des doges et son église
accolée, et de Rialto. En effet, l’importance de ces deux centres provoque
une densification de la population, ce qui est surtout dû à l’implantation
des nombreuses grandes familles qui se disputaient le pouvoir de la ville.
Au début du XIIe siècle, on assiste par l’implantation du bâtiment de la
Monnaie, à l’implantation du premier bâtiment public sur le quartier
du Rialto, montrant bien l’importance de cette partie de la ville, et le
lien proche qu’elle tient avec le développement de la zone autour de
Saint-Marc, du fait de con caractère administratif. L’implantation de
la boucherie de la ville indique aussi une prédisposition à une zone
commerciale. Cette importance découle aussi du fait que la surface
du marché de quartier du Rialto s’est vue devenir une zone publique
dès le XIe siècle. Au même moment, on assiste à la construction de
l’Arsenal sur la partie orientale de la ville. Cette grande machine de
production industrielle était probablement le seul endroit de Venise
ayant été fortifié, même si ce n’est que de façon légère. Même si ces
deux centres se peuplent le plus rapidement, en général on assiste à une
situation urbaine qui se confirme en se construisant et se complexifie.

Le XIIe siècle était probablement le moment le plus décisif dans le
développement de la ville de Venise, qui se révèle non seulement par son
architecture, mais également par son pouvoir politique. « Elle aura été
une Venise ayant émergé de l’élévation du commerce au niveau d’une
affaire d’État, elle se sera remodelée en une commune, en ayant toujours
eu un Doge à la tête de son pouvoir, mais dont les pouvoirs auront été
limités par les Conseils ; elle aura déployé des efforts considérables pour
accéder au statut ‘stato da mar’ à travers la domination des eaux du golfe
et le contrôle ou la possession des points portuaires stratégiques et des
voies de transit ; elle aura été une Venise en profonde transformation
en ayant opéré également une rénovation et une réorganisation radicale
de sa propre configuration urbaine ; elle aura accompli tous ces
exploits à partir de la moitié du XIIe siècle.111» Les différentes actions
politiques et commerciales avaient permis d’accumuler les richesses
pour réaliser toute une série de transformations urbaines majeures. En
effet, ces développements urbanistiques avaient comme instigateur et
commanditaire le doge Sebastiano Ziani, en majeure partie au cours
de ses années à la tête du gouvernement, plus précisément de 1172 à
1178. Les majeures préoccupations urbanistiques du Doge étaient
surtout dirigées vers le quartier de Saint-Marc. Ainsi il commandita
le réaménagement de la place de Saint-Marc, par un agrandissement
conséquent de son ancienne configuration. Pour cela, il avait fait
combler un canal, le rivus Batarius ainsi que déplacer l’intégralité de
l’église de Santi Geminiano e Mena qui se trouvait face à la basilique de
Saint-Marc. Autour de cette place, il avait fait construire les bâtiments
des ‘Procuratie’ en éliminant plusieurs bâtiments avec le but d’isoler le
campanile. Enfin, il avait fait ériger les deux colonnes déjà énoncées ci-

111
  Ennio Concina, Storia dell’architettura di Venezia, dal VII al XX secolo, trad. de
l’italien, p. 51 ss., Milano, 1995, Ed. Electa
Sestieri de Venise
(Illustration: Guido Perocco / Antonio Salvadori)
dessus. 112 Les interventions du doge Sebastiano Ziani sont importantes
du fait qu’ils constituent l’une des rares vraies rénovations urbaines.
Au même moment s’était produit un événement important
pour l’ensemble de la ville de Venise : « La répartition du sol urbain
en six quartiers (appelées sestieri) de part et d’autre du Grand Canal :
trois ‘de Citra’ (San Marco, Cannareggio, Castello), trois ‘de Ultra’
(Dorsoduro, San Polo, Santa Croce), avec à leur tête des magistrats
choisis parmi les membres du Conseil des Sages. Significatif du point
de vue de l’urbanisme, ce fait concrétise une phase d’aboutissement
du plan urbain qui s’articule en unités morphologiques et sociales.113»
On peut dire qu’au niveau urbanistique, à partir de 1150, la
structure globale de la ville de Venise est clairement définie.114
«La bonification a effacé les anciens îlots de la lagune pour aboutir à la
nouvelle configuration des îles séparées par d’étroits canaux.115»
Il s’impose de s’attarder sur un fait avenu entre la fin du XIIe et
le début du XIIIe siècle. À l’issue de la quatrième croisade, Venise s’est
vue devenir une puissance coloniale en dominant « un quart et demi de
l’Empire de Romania.116» Au moment du partage de Byzance en 1204,
« à la suite de la conquête de Constantinople, Venise fut confrontée à
un curieux dilemme : transférer ou non à Byzance la capitale d’un état
englobant désormais des territoires en Dalmatie, dans la mer Égée et même

112
  Ennio Concina, Storia dell’architettura di Venezia, dal VII al XX secolo, trad. de
l’italien, p. 54, Milano, 1995, Ed. Electa
  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
113

chapitre VI, Boulogne-Billancourt, 1971


  op. cit. Egle Trincanato, chapitre VII
114

  ibid.
115

  ibid.
116
en mer Noire. 117» Cette affirmation, bien qu’il s’agit apparemment d’une
vision hypothétique de certains historiens, pousse malgré à la réflexion.
L’histoire de Venise s’est bâtie sur une suite de migrations de son pouvoir
politique qui ont toujours été l’expression d’une recherche stratégique
: le retrait dans la lagune était motivé par la stratégie de protection par
un envahisseur, la dualité entre les centres d’Eraclea et de Grado à la
recherche d’un pouvoir unique, le déplacement vers Malamocco qui
avait été motivé par des luttes de factions et une meilleure protection à
cause de son éloignement de la terre ferme, et finalement le déplacement
à l’emplacement actuel de Venise, qui était l’accomplissement d’une
recherche fructueuse pour un lieu offrant à la fois la protection d’un
envahisseur, la protection des phénomènes naturels et une bonne
accessibilité navale. On pourrait alors bien s’imaginer que cette
affirmation hypothétique présente un fondement véridique. L’image de
Venise pourrait se comparer à l’organisme d’une amibe. Ces protozoaires
se déplacent grâce aux multiples déformations de leur cytosquelette,
se dirigeant ainsi vers une source de nourriture qu’ils ingèrent par
l’incorporation dans leur organisme. C’est un phénomène qui rappelle les
différents mouvements de la ville de Venise à travers l’histoire. L’ingestion
de territoires entiers, ses déplacements, le transport de matériaux de
construction et le pillage d’anciennes cités pour les incorporer dans cet
organisme que constitue Venise, révèle une nature analogue à celle d’une
amibe. Ainsi, le commentaire de Le Corbusier sur la cité de Venise :
«cette magnifique machine fonctionnante118 », prend tout son sens en la
considérant non seulement comme une ville, mais comme un organisme

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


117

chapitre VI, Boulogne-Billancourt, 1971


  Leonardo Benevolo, Histoire de la ville, p.191, Marseille, 1975 Ed. Parenthèses
118
entier, un système qui évolue, se transforme et s’adapte pour sa propre
survie. Ce fait se révèle d’autant plus véridique par les considérations
relevées dans ses techniques de construction générant des architectures
évolutives, capables de s’adapter et de subir des transformations
mineures. Venise a donc besoin d’être en contact permanent avec des
interlocuteurs externes, des territoires qui génèrent du commerce et qui
lui permettent d’accumuler des richesses. Les multiples liens que tient
Venise avec l’extérieur se voient devenir une nécessité pour sa survie et
son évolution, et se traduisent dans l’architecture par l’affirmation d’une
image de stabilité de la cité. Ainsi, la Sérénissime devient l’expression
même d’un commerce et d’un échange florissant. Le problème se pose
à la chute de ces liens commerciaux et des relations de domination
envers des territoires, puisque Venise ne peut donc plus s’appuyer sur
son commerce et l’absence de liens commerciaux se transforme en mise
en siège militaire de la ville auquel elle ne peut que succomber du fait
de sa position isolée. Encore une fois ces cas de figure présente de fortes
ressemblances avec l’organisme protozoaire de l’amibe, qui ne peut survivre
que par l’ingestion de cellules solides ou organiques en se déplaçant et
se déformant. Une amibe maintenue dans un état statique est vouée à
une mort certaine, ce qui est tout aussi néfaste pour le développement
de la ville de Venise. La profonde connaissance de la problématique de
ce cas de figure par les acteurs politiques se retrouve dans leur réaction
envers une politique d’expansion de son territoire vers la terre ferme à
partir du XVe siècle, pour couvrir en quelque sorte ses arrières en cas de
pertes de territoires coloniaux ou de positions commerciales stratégiques,
notamment à travers la rivalité avec la puissance maritime de Gènes.119

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


119

chapitre IX, Boulogne-Billancourt, 1971


Jacopo de Barbari, Venetie MD
La première représentation globale de Venise a vu le jour avec le plan en
perspective de Jacopo de Barbari, intitulé ‘Venetie MD’, qui décrit la
situation urbaine de la ville en 1500. On remarque l’étonnante proximité
entre la Venise du début du XVIe siècle avec la Venise contemporaine.
« On y voit, entre autres, apparaître les éléments fondamentaux d’un
plan d’ensemble, au moins partiellement intentionnel [...] il s’agit d’une
distribution entre espaces libres plus ou moins étendus, les campi, et
rues étroites et sinueuse, les calli, qui se trouve déterminée par une
architecture très variée tant par la diversité des volumes que par celle
des usages.120» On peut y apercevoir les nombreux palais des patriciens,
ayant accédé à la richesse par le commerce ou par leur statut social. Ce
palais est toujours appelé casa avec « trois grands types de construction; le
premier, à plan en U avec salle centrale rectangulaire et ailes symétriques;
le second, à plan en L avec salle rectangulaire perpendiculaire à l’autre
aile; enfin, un troisième type rectangulaire avec salle principale en T ou L.
Dans tous les cas, des cours ceintes de murs dans lesquelles débouchent
parfois d’élégants escaliers extérieurs qui conduisent aux étages viennent
compléter l’ensemble. 121» À part le programme du palais patricien, Venise
a également vu apparaître un programme particulier qui est celui du
fondaco. Cette maison entrepôt est un type architectural qui rappelle les
préoccupations urbaines contemporaines. Du fait de la grande densité
de construction à Venise ce type d’édifice prend plusieurs fonctions à
la fois : Celle d’entrepôt au rez-de-chaussée, de bureaux, et comporte
sur son dernier étage une demeure. C’est la manifestation médiévale
d’une mixité urbaine au sein d’un seul édifice, et ressemble donc de très

 Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


120

chapitre X, Boulogne-Billancourt, 1971


  op. cit. Egle Trincanato, chapitre VI
121
Gentile Bellini, Le miracle de la Croix

Maisons populaires en série à la Giudecca (Corte dei Cordami)


(Photo: Elena Bassi, Palazzi di Venezia, p.43, Venezia, 1976)
près aux programmes comportant de la mixité urbaine au sein des villes
contemporaines. La densité semble donc être l’élément instigateur qui
motive une recherche de mixité au sein d’un édifice urbain, puisque
c’est la densité qui fait apparaitre son besoin dans les préoccupations
architecturales actuelles et se trouve donc être le lien entre les deux cas
de figure. Une des particularités de l’architecture urbaine vénitienne
se trouve également dans les maisons populaires, celles des pêcheurs,
mariniers, manoeuvres. Il se trouve que ces habitations ont l’usage d’être
des habitations en série. Ce fait nous est rapporté par l’intermédiaire
de la peinture du XVe et du XVIe siècle, où sur certains tableaux on voit
apparaître ce genre d’habitation, par exemple sur ‘le Miracle de la Croix’
de Gentile Bellini.122 Comment expliquer le procédé de l’architecture en
série? Est-ce une manifestation d’un pouvoir politique régulateur qui a
permis à un moment donné l’accession facilitée à un domicile pour la
classe populaire des différents corps de métiers sur leur territoire, par
des plans d’ensemble divisés en cellules pour faciliter la planification et
l’exécution rapide des projets d’habitation? En effet, on retrouve déjà
un début de planification de ce type dans le fait que la République
Sérénissime a délibéré en 1346 de garantir l’accès à un logement à
de nombreuses familles « ayant mérité de la patrie (et qui abouti à)
la construction des logements de la Marinarezza dans le quartier du
Castello pour les marins et les ouvriers de l’Arsenal. 123» Ce logement
social est peut-être l’expression de la richesse de la cité de Venise, où bien
il s’agit d’une profonde compréhension de la part des acteurs politiques
du rôle important que joue chaque composante de la société dans le bon

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


122

chapitre VI, Boulogne-Billancourt, 1971


  op. cit. Egle Trincanato, chapitre VIII
123
fonctionnement d’une cité qui se trouve déjà physiquement restreinte par
le territoire. On retrouve également une grande construction de maisons
en série populaires et même bourgeoises au XVIe siècle, construites en guise
de bienfaisance par la Procuratia de Saint-Marc. Les sestieri de Dorsoduro
et de Castello « se couvrent de bâtiments disposés en dents de peigne le
long de calli assez larges.124», ce qui va à l’encontre de cette hypothèse.
Le fait le plus important est cependant son aspect technique. L’idée
de la maison en série se retrouve sans aucun doute également influencée
par les expériences faites à l’Arsenal. Comme déjà énoncé plus haut,
l’Arsenal constitue une sorte de parc industriel primaire, et les nombreux
liens qui ont déjà été soulevés entre l’architecture et l’art naval permettent
de se questionner sur les liens qu’ils entretiennent. La production navale à
grande échelle est à Venise l’expression même d’une production en série.
Sans aucun doute cette production a donné lieu à une standardisation des
entités qui y sont impliquées, comme la longueur des poutres, l’épaisseur
des planches, etc. Il se peut que ces expériences auraient permis d’établir
une compréhension sur la rapidité de construction et de la baisse des
coûts qui aurait pu influencer la production architecturale de masse. On
peut également noter dans l’architecture populaire une certaine régularité
de la longueur des travées entre les murs et donc entre les poutres, qui
soulève encore une fois la question d’une production standardisée.
Bien qu’il ne s’agit que d’un discours hypothétique, on peut toutefois
remarquer des indices qui tendent à l’affirmer, comme la précocité
de procédés purement industriels telle que la construction en série.

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


124

chapitre XI, Boulogne-Billancourt, 1971


La conservation face à l’évolution

Malgré tous les programmes et techniques de construction avant-


gardistes, le système d’urbanisme amphibie de la ville de Venise se révèle
plutôt statique. À travers l’histoire, Venise connaît une colonisation
de son espace urbain, une densification des son espace, mais une
fois ce système urbain établi, il devient plutôt statique sur le plan de
l’urbanisme. Le problème vient des fondations. Par l’enfoncement des
pieux de fondation, les commanditaires d’édifices font littéralement
enfoncer une empreinte physique d’un fragment de plan urbain
vénitien dans les couches du sol lagunaire. On s’aperçoit, comme déjà
énoncé plus haut, que les propriétaires d’édifices vétustes préfèrent
réutiliser les anciennes fondations pour sa rénovation, puisqu’elles
sont de nature plus durable que les édifices eux-mêmes et présentent
une complexité de mise en oeuvre et donc un prix de construction
très élevé. On peut donc observer que le développement de la ville se
déroule comme un jeu d’échecs, dont la condition naturelle du sol et les
techniques complexes de mise en oeuvre des fondations posent la base
de l’échiquier urbain, forçant l’urbanisation à faire des déplacements
limités et donnant ainsi à l’urbanisation vénitienne cet aspect statique.
Cette hypothèse retrouve son affirmation par le fait que même lors
de grands incendies détruisant de grandes parties de la ville, elle se trouve
systématiquement reconstruite d’une forme urbaine presque identique
à celle d’avant. C’est ce qui arrive par exemple lors de l’incendie du 10
janvier 1514, détruisant pratiquement toute l’île du Rialto. « Le désastre
offrait, en principe, à la Signoria, la chance providentielle de rénover
tout le quartier qui souffrait depuis longtemps de sérieux problèmes de
congestion et de manque d’espaces publics [...] On pouvait désormais
envisager un réaménagement du Rialto, un élargissement des rues et de
la Piazza centrale ainsi que la construction d’édifices plus prestigieux qui
remplaceraient les logements surpeuplés.125» Malgré cela, le projet « n’était
pas novateur puisqu’il conservait presque complètement le quadrillage
d’origine des rues 126» Cette attitude conservatrice vient outre le fait des
fondations aussi d’un aspect financier, vu que la rapidité de reconstruction
et de percevoir à nouveau des loyers était une préoccupation fondamentale.
Cependant on peut à partir le XVIe siècle constater une
attitude conservatrice de plus en plus prononcée accompagnée d’un
protectionnisme généralisée des Vénitiens envers leur cité. À la source
de ce problème la perte progressive de ses positions stratégiques entre
le monde oriental et occidental, la perte progressive du statut de cité
charnière singulière entre deux cultures. « À partir de ce moment,
Venise substitue au prestige perdu, à la suprématie en Orient et sur
mer, un nouveau mythe, celui de son image : culte de la sagesse et de
son gouvernement, culte de la liberté et d’une justice égale pour tous,
culte d’une vie en toute quiétude dans le respect de la religion et de
la richesse; elle vivra de ce mythe jusqu’à la fin, se fiant à l’habileté
diplomatique de sa classe dirigeante.127» On retrouve des commentaires
d’ambassadeurs qui y ont séjourné, par exemple celui de Charles VIII
et qui la définit comme la ville « la plus triomphante que je n’aie jamais
vue.128» La perte progressive d’influence et de sa position primordiale
pour le commerce alimente l’attitude protectionniste, qui s’explique par
le fait que Venise, tel l’organisme protozoaire, avec lequel on a pris la
liberté de comparer la ville et qui se trouve sans capacité de mouvement

  Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.101, Paris, 2002, Ed. Phaidon
125

 op. cit. Richard Goy, p.48


126

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


127

chapitre X, Boulogne-Billancourt, 1971


  ibid.
128
et de nourriture, elle se trouve piégée par sa position édifiée sur le
partage, le commerce et la conquête territoriale. Le protectionnisme
grandissant ne signifie pas l’absence de projets de construction, car le
nombre de réalisations publiques affirme le contraire. Les réalisations
telles que l’église du Redentore de Palladio, les réalisations de Sansovino
comme la Monnaie ou la bibliothèque Marciana, l’église Santa Maria
della Salute de Longhena, ou encore les travaux de réorganisation de
l’Arsenal par Sanmicheli, réalisent le voeu des commanditaires publiques
de « représenter ce que Venise doit être pour l’histoire, le symbole de la
liberté, de la justice, de la richesse des nobles aspirations et de la culture
triomphante.129 » On remarque que cette attitude n’anime pas seulement
les actions à tête du gouvernement, mais également ceux qui émanent
du milieu de l’aristocratie patricienne, bien qu’elles se produisent surtout
à partir du XVIIe siècle avec le renouvellement des édifices d’apparat.
Venise acquiert donc une sorte de regard qui se focalise sur
elle-même et qui a comme but ultime la recherche de sa pérennité.
Au déclin de la République par la perte de son Empire colonial, et de
différentes tensions politiques, la République persiste dans son attitude
conservatrice. «La République se montre incapable de se transformer et
persiste à se percevoir comme une cité État à qui sont soumises les autres
agglomérations urbaines et les campagnes.130 » C’est ce qui va accélérer
son déclin jusqu’à l’occupation par Napoléon Bonaparte en 1797 et la
fin de la République. Le développement de l’industrialisation développe
le chemin de fer qui se révèle être beaucoup moins coûteux que le

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


129

chapitre XI, Boulogne-Billancourt, 1971


  op. cit. Egle Trincanato, chapitre XIII
130
transport par voie maritime.131 C’est qui provoque immédiatement une
dépendance de la ville de Venise à la terre ferme, et ce qui engendre
rapidement un renversement du pouvoir de décision qui migre de Venise
au centre d’expansion industriel puisque les industries grandissantes sur
la terre ferme bordant la lagune gagnent toujours plus d’importance.
Il se peut que pour contrebalancer ce fait on assiste à l’établissement
de la gare maritime, cet énorme complexe portuaire à la fin du XIXe
siècle, ce qui se révèle plutôt anecdotique en comparaison avec la
croissance des industries sur la terre ferme à Venise Mestre. À cause de
la pression du pouvoir des industriels pesant sur les autorités vénitiennes
au XIXe siècle, la ville et la terre ferme subissent rapidement une crise
du plan d’aménagement «La crise du Plan engendre donc un véritable
marasme pour Venise et sa Municipalité, en les privant de l’instrument
du développement. Son inefficacité est d’ailleurs telle qu’il est, depuis
quelques années, menacé d’être frappé de nullité par le Conseil d’État.
132
» En parallèle avec l’expansion territoriale massive et assez désorganisée
de la Venise de la terre ferme, le coeur historique de Venise se cloître dès
lors «dans le blocage de toute activité dans le domaine du bâtiment.133»
La conservation l’élève depuis au rang d’objet, ce qui provoque
une absence de renouveau de la ville qui subit son nouveau statut. Ce
protectionnisme très prononcé est le signe pour une très forte pression
au niveau urbain. Les nouveaux modes de vie sont incompatibles
avec le coeur historique actuel de Venise, qui persiste dans cette unité
du Moyen Âge, comme les systèmes de transports insuffisants pour

  Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,


131

chapitre XIV, Boulogne-Billancourt, 1971


  op. cit. Egle Trincanato, chapitre XVI
132

  ibid.
133
Urbanisation industrielle massive de la terre ferme
(Illustration: Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas
historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre XIV)
la ville ou des conditions de vie et de travail difficiles. C’est ce qui a
provoqué une migration de la classe populaire de Venise à Venise Mestre.
Il y a un phénomène récurrent en architecture, dès qu’il y
a une situation d’exception comme celle de Venise, qui présente
une problématique majeure, et c’est celui de la projection d’idées
et de solutions. Depuis le début du XXe siècle on assiste à une
immense production d’idées autour de la problématique de Venise,
comme des projets de Frank Lloyd Wright, Le Corbusier, d’Aldo
Rossi et Rem Koolhaas auxquels s’ensuivent beaucoup d’autres.

Il y a même des projets polémiques, comme l’image de Superstudio


proposant de paver le Canal Grande, ou d’autres encore. La
particularité de tous ces projets est toujours la même, qui est celle
de ne rester qu’un projet fictif à cause du protectionnisme vénitien.

Analyse urbaine de la zone autour du Campo di S. Marina

La zone qui entoure le campo di S. Marina est un cas de figure urbain


typique pour la ville de Venise et se prête donc bien pour une analyse.
Le campo est l’appellation pour une place en général rectangulaire, de
dimension plutôt modeste, ayant une église sur son côté le plus long et
ayant quasiment systématiquement un accès à un rio. Cette appellation
vient surement du fait que le campo était probablement un champ
cultivé. Ce qui frappe instantanément est le fait que l’ancienne église
de S. Marina qui a maintenant disparu se situe sur une portion du
territoire qui se trouve être entouré d’eau. Il s’agit donc en quelque sorte
d’une île, même si elle n’est séparée que de quelques mètres du reste de
la ville. Ces îles urbaines sont la principale constituante de la ville de
Venise, puisque toute la ville est fragmentée par cette disposition d’îles
îles urbaines à Cannareggio
de plus ou moins grande dimension. Il existe quatre grandes familles
d’îles qui forment la ville de Venise: « La première [A], la plus simple
et fréquente, est constituée d’îlots d’édifices de forme rectangulaire,
d’habitude très allongée; les rectangles sont disposés transversalement
[...] Le deuxième type [B][...] est constitué d’une île ou d’une portion
de terre très allongée comprise entre deux rii, presque parallèles; l’île est
parcourue longitudinalement par une calle principale, de laquelle partent
nombreuses petites calli dans le sens transversal [...] Le troisième type [C]
peut être considéré comme une variante du deuxième type [...] avec deux
rii qui convergent vers un autre plus large. Cette île est traversée d’une
longue calle longitudinale qui se termine en impasse. Cette disposition
génère des densités urbaines très fortes, parfois même excessives [...] Le
quatrième type [D] peut être reconnu par une île où en un groupement
d’îles qui gravitent autour d’un campo.134» On peut donc dans notre
cas très bien reconnaître le quatrième type d’île urbaine, par sa forme
caractéristique, son campo et la petite île sur sa partie orientale qui gravite
autour de la plus grande. Cette petite île est liée par la grande, du fait
qu’une de ses calli est directement rattachée avec le campo di S. Marina.
On note également la présence d’une deuxième place, de plus modeste
dimension sur la plus petite île qui se caractérise comme campiello.
Cette appellation indique un espace public qui a une forte connotation
communautaire et s’avoisine plutôt à une cour, ce qui est renforcé par
le fait que le campiello est quasiment toujours situé dans une impasse.
Autour d’une apparente disposition organique des édifices, on
peut soulever un point important qu’on retrouve très souvent à Venise, qui
se caractérise par le fait de disposer les murs porteurs perpendiculairement
par rapport au rio. Cette règle non écrite donne lieu à une régularité

  Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss.,
134

Venezia 1977
Premier type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
Deuxième type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
Troisième type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
Quatrième type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
impressionnante du plan de l’île urbaine, malgré son caractère organique.
L’organisation du rio se retrouve à travers quatre cas de figure,
dont on relève que deux sur ce plan: Pendant que le premier cas de figure
est celui du canal bordé par deux rangées de maisons, le deuxième a
un côté du rio qui se trouve aménagé pour une viabilité terrestre, qui
s’appelle fondamenta, et le troisième cas de figure est celui du canal bordé
par une fondamenta sur chacun de ses côtés. Le dernier cas de figure
est celui du rio comblé qui retrouve de ce fait l’appellation de rio terrà.

Les trois types de fondamenta


Cette organisation des canaux et des rues soulève probablement le
point le plus singulier de Venise qui se trouve être celui de la présence
d’une double viabilité à Venise. La particularité est qu’il est possible de
parcourir toute la ville de Venise avec soit le système par voie d’eau ou
par voie de terre. Cependant, malgré l’apparent dédoublement des voies
de transport, on remarque immédiatement que ces deux systèmes sont
en réalité complémentaire, puisque l’un dessert des espaces que l’autre
ne peut pas desservir. Ces deux systèmes de viabilité parallèlement
disposés soulèvent quand même nombreuses questions. On remarque
que les deux systèmes se recoupent seulement sur trois endroits: la
fondamenta, la calle en impasse sur un rio, et les nombreux ponts qui
traversent les canaux. Parfois il arrive qu’un campo s’ouvre également sur
un rio, mais ce n’est pas l’exemple le plus courant, il s’agit le plus souvent
d’une fondamenta qui s’élargit assez pour générer un petit espace public.
En effet, cette disposition de la viabilité se présente comme si
les trottoirs côtoyaient les rues, rendues inaccessibles par un trafic trop
intense, seulement à quelques endroits en ne desservant pas les mêmes
endroits par la rue et le trottoir. Est-ce qu’on peut aujourd’hui encore
admettre une telle disposition de la viabilité en terme d’habitabilité?
La difficulté du transport, déjà privé d’un moyen de transport rapide,
se trouve en plus congestionnée par la difficulté de cohabitation avec
ces deux systèmes de viabilité, qui l’un comme l’autre desservent des
habitations d’une densité parfois excessives. On observe la forte densité
surtout par le manque d’espace public terrestre au sein de la ville, qui
se caractérise très souvent par des petites ruelles sombres et parfois
sans issue. Alors on peut effectivement se poser la question si une plus
grande utilisation de la technique du comblement des canaux était en
mesure d’offrir d’avantages de confort. Ainsi, l’image de Superstudio
présentant le Canal Grande en tant que rio terrà prend tout son sens.
Naturellement, le Canal Grande ne se présentera jamais d’une telle
Les deux systèmes de viabilité de Venise
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori,
civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss)
manière, mais l’attitude polémique face au problème des transports
soulève une vraie problématique, qui est celle de la desserte difficile
d’espaces urbains parfois très denses et le manque généré d’espaces publics.

Possibles voies futures

La capacité d’imagination est celle qui a permis de générer des villes


singulières telles que Venise. Des millions de touristes admirent aujourd’hui
en quelque sorte les vestiges d’une culture qui a imaginé un mode de
vie différent des autres villes de son époque. C’est dans cette capacité
d’imagination, d’innovation et d’évolution et surtout dans sa grande
faculté d’adaptation que le système lagunaire a puisé sa force pour devenir
un Empire sur la ligne médiane entre deux éléments, entre deux cultures
et dans un environnement à la lisière de l’impossibilité d’urbanisation.
Malgré la fragilité apparente de ses structures architecturales, prise en
joue par la force des éléments et les aléas de la nature, et implantés sur un
sol de constitution instable, elles ont su s’adapter par le développement
de techniques de construction en écoute avec les lois régies par la nature
du territoire. La lagune a toujours imposé ses limites à la construction,
par les différences de ses constitutions, par ses canaux et le transport
de matière solide, jusqu’à ce que l’homme intervienne pour la façonner
selon ses désirs et en l’élevant au statut d’artifice. C’est ainsi que la
lagune entière s’est vue devenir le théâtre d’une urbanisation à travers
laquelle les différentes tentatives d’établissement et le mouvement
impliqué à travers la lagune ont contribué à définir un point central
regroupant les différentes nécessités d’une culture en un lieu précis.
Cette lagune est devenue le berceau qui a donné vie à l’entité vivante
que constitue la ville de Venise: un organisme en perpétuel changement
et en continuelle adaptation durant son développement. Elle a généré
une force extraordinaire en quittant ce berceau imaginaire par des
Le Figaro Magazine, 8.2.1986
mouvements organiques à travers le monde, toujours en lien avec une
stratégie matérielle ou économique, telle une amibe se nourrissant par la
déformation de son enveloppe cellulaire. C’est pourquoi il est important
que cette ‘magnifique machine fonctionnante’ que représente Venise soit
non seulement considéré comme un système entier, mais qui englobe
également l’espace plus large qui l’entoure et qui est celui de la lagune.
Malgré cet aspect organique et vivant de la ville de Venise,
elle s’est développée de manière toujours plus statique, ce qui à mon
avis a contribué à sa chute. Le conservatisme et le protectionnisme
qui en sont découlé ont créé ce climat d’artifice dans lequel s’est
piégée l’ensemble de la ville dans une attitude du non agir en attente
du retournement du sens de l’histoire envers le passé. La constante
vision introspective et l’abandon d’une vision globale ont permis à une
urbanisation industrielle massive et excessive de prendre le dessus sur
une partie de la lagune et également sur une grande partie du coeur
historique lui-même en y agglutinant des programmes de l’industrie,
dans laquelle je compte également celle du tourisme, et sortis du
domaine de l’utile pour l’industrie, mais non du nécessaire pour la ville.
Le développement est nécessaire à tous les niveaux pour que
Venise devienne une ville moderne et habitable. C’est ainsi qu’il faut
reconsidérer son état, en abandonnant le dogme de l’intangibilité de ce
coeur historique, et en imaginant de nouvelles solutions innovatrices
ou en s’inspirant des leçons très riches que Venise a su tirer se son
développement primaire, pour arriver à une rénovation urbaine
efficace ou un développement de la ville dans le sens de l’extension
et de la croissance. Il y a que ces deux solutions pour faire revivre
efficacement la ville de Venise, car la constitution géomorphologique de
la lagune rend impossible une densification ultérieure du tissu urbain.
L’image la plus inspirante pour un développement de la ville a
été donnée par Palladio, dans sa réalisation de la basilique de San Giorgio
Dallage de San Giorgio Maggiore
(Photo: Prof. Christian Gilot)
Maggiore. Malgré un plan désaxé par rapport à la piazzetta de San Marco,
le dessin du dallage crée un lien envers celle-ci et vers le Canal Grande,
qui évoque ainsi un sol continu de Saint-Marc jusqu’à l’île de San Giorgio
Maggiore. Cette particularité nous ramène à la considération que l’eau de
la lagune pourrait recevoir le statut d’espace public, énoncé plus haut.
Quand on observe toute la richesse architecturale qui s’est générée par
la suppression des fortifications dans les villes européennes, en prenant
l’exemple de la ville de Vienne, où l’espace occupé par les fortifications a
été investi par des architectures remarquables, comment ne pas également
penser à Venise, pour laquelle sa ceinture aquatique a toujours été
synonyme de protection? Les questions restent ouvertes pour le futur, qui
je l’espère tentera d’apporter des solutions pour un développement urbain
qui prenne en compte non seulement les nouveaux liens physiques avec la
ville, mais en évoquant simultanément celles avec son héritage. Cet héritage
ne se retrouve pas dans l’artifice et le statique de la Venise touristique,
mais en un organisme à part entière dans un système lagunaire plus large.

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