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Les stratégies de construction et de développement
urbain au sein du système lagunaire vénète
Construire à Venise
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Les stratégies de construction et de développement
urbain au sein du système lagunaire vénète
Mythes fondateurs
1
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.15, Paris, 2002, Ed. Phaidon
La Fondation
2
Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris,
1985
Situation de l’environnement lagunaire à la fin de l’Empire romain.
En gris foncé sont mis en évidence les zones lagunaires
(Plan: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 38, Venezia 1977)
lagune constituerait un immense fossé autour d’un château fort. 3» Des
documents historiques de l’époque attestent que la lagune a été peuplée
par des populations ayant fui la terre ferme lors d’invasions barbares lors
du déclin de l’Empire romain. Ce refuge définitif s’expliquerait par la
position de la lagune à l’extrémité nord de la péninsule italienne. Les Alpes
qui bordent cette région sont le dernier obstacle naturel qui s’opposerait
à l’avancée d’un envahisseur à travers la péninsule. En cas d’invasion,
l’eau semble donc l’ultime refuge pour la population avoisinante de
la lagune, tout en profitant également d’une certaine protection de la
mer. Malheureusement, on ne peut pas être sûr de la véracité de ces
documents, puisque ce sont des chroniques réécrites entre le neuvième et
le dixième siècle, et peuvent avoir servi à des fins politiques de l’époque. 4
Venise se considère comme étant la nouvelle Rome, descendante
légitime de sa culture. Ainsi, le transfert de la résidence épiscopale depuis
Aquilée à la cité de Grado lors de l’invasion d’Attila, donne un motif
à cette théorie, puisque Aquilée était la capitale de la dixième région
romaine. 5 Grado et Venise entretiennent des liens très étroits, presque
fusionnels. C’est ainsi que la descendance de Rome se retrouve ancrée
dans les fondements de l’imaginaire collectif portant sur l’histoire
et la naissance de la ville de Venise. Par contre, les anciennes cités
romaines de la dixième région n’ayant pas été totalement détruites lors
du retrait des envahisseurs, on ne peut expliquer le peuplement de la
lagune par la fuite et l’abandon total des anciennes cités. Aujourd’hui,
3
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 38 s,
Venezia 1977
4
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971
5
op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 32
Jesolo
Torcello
Venise
Chioggia
l’archéologie a donné des réponses quant au peuplement des îles de la
lagune du temps de l’Empire romain. Les îles étaient déjà colonisées
par des pêcheurs, des agriculteurs qui exploitaient la terre fertile des
petites îles lagunaires, et d‘exploitants de marais salants. 6 La base d’une
urbanisation de la lagune étant ainsi donnée par cette population, on
peut alors s’imaginer que la menace répétée d’invasions du territoire de la
dixième région romaine a pu motiver un abandon progressif des anciens
centres de pouvoir, au bénéfice du développement de la lagune. Mais en
aucun cas on ne peut admettre que cet abandon ait été total et rapide.
Géomorphologie de la lagune
Lecture du territoire
6
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 39,
Venezia 1977
7
Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris,
1985
Vue panoramique de la baie de Manhattan
(Photo: Wikimedia Commons)
Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.29, trad. Roland Fréart de
8
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
10
Terres marecageuses appartenant à la fois à la terre et au domaine maritime et fluvial
(Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 36)
1985
Mise ‘hors contexte’ du Canal Grande
(Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 47)
Paris, le Danube parcourant le coeur de Prague, etc. En effet, cette
comparaison n’est pas aussi absente de fondement qu’elle en a l’air, puisque
le cours du Canal Grande s’insère dans le tracé d’un ancien bras de fleuve,
probablement de celui du Brenta. 12 Le canal se trouvant à des kilomètres
de la terre ferme, détachée du continent et entourée d’une eau avec un
degré de salinité assez forte pour la qualifier d’eau de mer, ne peut pas être
qualifié de fleuve sans faire émerger des questions sur la détermination
de la limite entre la terre ferme et la mer. Le fleuve étant un élément
incontestablement continental, cela signifie que la lagune a été, ou du moins
en partie, une zone émergée à un certain point de l’histoire territoriale.
À la partie septentrionale de la mer Adriatique, le contact entre
la terre ferme et la mer est une limite floue et insaisissable, où le flux et
le reflux des eaux salines de la mer se mêlent au mouvement continu des
eaux douces continentales. Ce point de contact, la ligne de limite virtuelle
entre le solide et le liquide se transforme à travers les siècles pour créer
des espaces à part entière, qui s’ouvrent et modifient continuellement
leur apparence pour se referment et se recréer selon le rythme incessant
des changements géologiques. « Cette condition d’origine précède toute
autre analyse sur la ville : toutes les mesures d’espace sont suggérées par
le rapport qu’il y a entre le solide du terrain et le fluide de l’eau, qui avec
son miroitement tend à donner une dimension illusoire à la réalité. 13»
Le passé du Canal Grande constitue peut-être l’indice le
plus marquant à Venise pour rendre visible que la lagune est un
système en constante évolution, se trouvant à la lisière de la terre
ferme et baignée simultanément par les eaux de la mer Adriatique, et
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.157, Ed.
12
Venezia, 1977
Barene vers Burano: La ligne de limite insaisissable entre l’eau et la terre
(Photo: TeleAtlas, 2012)
appartenant par conséquent à la fois au domaine maritime et à la terre
ferme. Ceci étant renforcé en outre par le fait que l’architecture de la
ville suggère un traitement du canal qui est à la fois marine et fluvial.
Les conditions pour la création de cet espace lagunaire, sont dues « à la faible
profondeur du fond marin dans toute la haute Adriatique, à l’intensité
des courants sur le fond en pente très douce, à l’abondant apport de
dépôts, ainsi qu’à l’existence de marées qui sont les plus amples des mers
qui baignent la péninsule italique et dont le flux et reflux maintiennent
ouverts les graus (porti) et creusent des chenaux. 14» L’érosion du territoire
par les eaux fluviales entraine des dépôts alluvionnaires vers la mer, où
cette action est amplifiée ou contrastée par le mouvement séquentiel des
marées. C’est ainsi que le point de contact entre ces deux eaux se voit
façonné au gré de leurs péripéties mutuelles. La lagune est par nature un
système en équilibre instable, 15 régi par l’interaction entre les trois forces:
l’érosion, le transport et le dépôt de matière. Au fil des siècles, la situation
de la lagune se meut à l’intérieur de l’espace défini par ce triangle des forces,
sa position étant induite par les circonstances géologiques et climatiques.
La formation de la lagune de Venise a été soumise à six grandes
étapes de transformation géologiques ces derniers vingt mille ans, qui
l’ont façonné pour lui donner son apparence contemporaine. La lagune
Venezia, 1977
15
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971
Ouest Est
Bassin lacustre
1
Lagune primitive
4
Lagune actuelle
6
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed.
16
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.164, Ed.
19
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed.
21
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed.
24
Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.29, trad. Roland Fréart de
25
5 Nappe phréatique
6 Dépôts de tourbe
7 Poches de gaz naturel
Venezia, 1977
Carlo Cestelli Guidi, Geotecnica e Tecnica delle Fondazioni 1, trad. de l’italien, p.
27
Venezia, 1977
ibid.
30
Fondations primaires
32
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
33
op. cit. Richard Goy, p.46
la lagune en général, construits sur un fond de nature aussi instable, et
sur des structures de fondations faites en bonne partie de bois, au lieu
de s’appuyer sur le terrain on peut dire qu’ils flottaient par dessus.34 »
Il est intéressant de remarquer la proximité de l’architecture
lagunaire des débuts de son urbanisation avec l’architecture navale. Ces
premiers édifices étaient construits « avec une technique constructive
assez proche à celle des bateaux. 35» Il semble que le fait de quitter la terre
ferme sur des embarcations au profit d’une installation sur des territoires
entourés d’eau ait été traduit d’une manière très littérale dans le langage
architectural. L’architecture lagunaire primitive peut donc se comparer
quelque peu à la version statique d’un navire. Ce premier réflexe n’est
en aucun cas déraisonnable vu l’environnement lagunaire instable et
son sol de fondation relativement élastique. C’est pourquoi il fallait
développer une technique de construction qui pouvait répondre à cet
environnement, où les forces qui agissent sur un édifice peuvent varier
constamment, et qui pouvait en même temps être légère en permettant
à l’édifice de se déformer sans provoquer la rupture. L’architecture navale
est la plus apte à répondre à ces données de base, parce qu’en restant
légère, elle doit répondre à une déformabilité plus importante, induite
par le contact avec l’élément liquide qui engage des forces dynamiques
de plus grande ampleur. 36 Il faut d’autant plus se rendre compte que
les barene et îles de la lagune « ne s’élèvent que légèrement au-dessus du
niveau des marées normales les plus hautes et elles sont - et ont toujours
Venezia, 1977
ibid.
35
ibid.
36
Stratigraphie des fondations de la façade méridionale de San Marco
(Coupe: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, p. 370, Ed.
Electa, Milano, 1983)
été - inondées de temps en temps par des marées exceptionnelles. 37»
Il est donc aisément compréhensible que l’établissement en ces lieux
ait été accompagné par une technique de construction proche de celle
des navires, puisque l’architecture lagunaire résidait parfois, et toujours
d’ailleurs, au sens propre de l’expression « les pieds dans l’eau ».
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
37
Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.30, trad. Roland Fréart de
38
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
40
Andrea Palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.30, trad. Roland Fréart de
41
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
44
Venezia, 1977
ibid.
46
Relevé de la pose du zattaron et des fondations en pierre
(Coupe: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, p. 398, Ed.
Electa, Milano, 1983)
forêt de pieux de bois d’un nombre avoisinant le million de pieux. 47
La base de la fondation d’un édifice constituée par l’une ou
l’autre technique de disposition des pieux ne formait pas les fondations
complètes. Les tolpi, malgré leur disposition dense n’étaient pas
encore aptes à recevoir la maçonnerie de l’édifice. Pour la répartition
des charges sur les pieux, la stratégie adoptée était la pose d’une plate-
forme de deux strates de planches épaisses et entrecroisées de bois de
mélèze, qu’on faisait reposer sur la tête des pieux. 48 Cette plate-forme
formait l’assise pour les murs de l’édifice, qui pouvait répondre aux
différences de densité et de charges du mur par le pouvoir de flexion de
ce tissage de bois, répartissant ainsi les charges sur les pieux de manière
plus harmonieuse. Le risque était que les différences dans les charges
d’un mur allaient provoquer un affaissement hétérogène du terrain
ou des pieux dans le terrain, ce qui aurait eu comme conséquence
la fissuration du mur ou sa ruine dans les cas les plus extrêmes.
La construction sur le terrain lagunaire pose en outre un
problème supplémentaire inhérent à la composition du sol : le contact
permanent des fondations avec l’eau provoque des remontées d’eau dans
la maçonnerie si on n’ajoute aucune couche d’étanchéité. La stratégie
constructive qui était adoptée par la construction lagunaire était la pose
d’un mur d’épais de blocs équarris en pierre d’Istrie sur le radeau en bois.
Des fouilles de 1867 près des fondations méridionales du palais ducal
attestent la présence de ce mur dans un relevé de la stratigraphie du sol,
qui était composé de quelques strates de blocs de pierre et légèrement
incliné vers l’intérieur. S’élevant un peu au-dessus du niveau de la marée
Venezia, 1977
haute commune et étant donc le seul élément en contact permanent avec
l’eau, il assurait de cette manière la fonction de couche d’étanchéité pour
isoler le reste de l’édifice du contact avec l’eau, en limitant les remontées
d’eau par capillarité. 49 Cette fondation tripartite, répondant en même
temps aux questions de stabilisation du terrain, de répartition des
charges sur le sol et proposant également une solution pour l’étanchéité,
constituait dès lors une bonne base pour recevoir la maçonnerie du reste
de l’édifice, qui était généralement constitué en briques de terre cuite.
La question de la matière
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, trad. de l’italien, p. 370, Ed.
49
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, trad. de l’italien, p. 370, Ed.
51
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.53, Paris, 2002, Ed. Phaidon
53
Palazzo Dario
(Photo: Wikismedia Commons)
l’élasticité du mur, ce qui s’est traduit dans l’utilisation de matériaux de
construction assez souples, comme le bois ou les murs en brique. «L’édifice
vénitien est dans une certaine manière tel un organisme vivant qui
participe à l’instabilité des conditions environnementales en s’y adaptant.
Ainsi, les déformations qu’on observe aussi souvent dans l’ensemble de
l’architecture vénitienne ne sont pas des défauts proprement dits, mais
la caractéristique d’un organisme qui, pour sa défense, est contrainte à
céder aux forces induites par l’environnement en se pliant graduellement,
plutôt que de provoquer la rupture définitive. 54» Il est vrai qu’en observant
l’état actuel de l’environnement bâti à Venise, on se rend compte que
pratiquement aucun édifice n’est totalement droit. Les murs se plient et
se gonflent et ne laissent à Venise aucune place au rectiligne, à l’équerre
et à la surface plane. Il suffit pour cela de visiter par exemple la façade
du Palazzo Dario le long du Canal Grande, pour se rendre compte que
l’inclinaison des murs présente parfois des édifices comme des châteaux
de cartes prêts à s’effondrer. Mais à Venise il est tellement ordinaire de
voir l’architecture en lutte perpétuelle avec son environnement, mais
qui contre toute attente a su braver l’épreuve du temps, que même
l’inclinaison vertigineuse des campaniles de la tour de Santo Stefano, la
tour de San Giorgio dei Greci et le campanile de San Martino Vescovo
n’étonnent plus personne. L’homme s’étant accoutumé aux changements
conditionnés par une architecture en équilibre précaire avec une nature
instable, ce fait s’est traduit dans le langage de l’architecture en employant
lors de l’exécution des travaux de construction des matériaux adaptés à
des changements de nature aléatoires, mais probables et même fréquents.
Venezia, 1977
Eglise du Rédempteur
(Photo: Wikismedia Commons)
Stratégies pour une architecture évolutive: le bois, la brique et le
détail de construction
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
55
Navire vénitien
Venetia MD, Jacopo de Barbari
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
56
ibid.
57
Schema des forces agissant sur une structure architecturale et navale
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 342,
Venezia, 1977)
partiels et à distribuer d’une manière plus uniforme les charges agissant
sur le mur; les rames ont donc une fonction analogue à celle des fers
d’armature dans les constructions contemporaines en béton armé. 58»
Dans un navire, des poutres transversales stabilisent ses parois qui
se trouvent en contact avec l’eau, et forment en même temps la structure
capable d’accueillir les ponts. Certaines églises vénitiennes, comme S.S
Giovanni e Paolo, S. Donato à Murano, S. Giacomo Dall’Orio, S. Stefano
et d’autres exemples, présente des poutres qui se placent à l’intérieur des
arches et qui traversent les nefs à la base des voûtes.59 La similarité de
l’architecture avec la construction navale est donc encore plus frappante
pour les constructions religieuses. Ces poutres sont généralement posées
sur les chapiteaux des colonnes et des pilastres. Cette disposition précise
nous indique que les poutres ont une fonction importante, puisque le
chapiteau d’une colonne est toujours la base d’un arc ou l’emplacement
sur lequel se pose une architrave. Cette poutre fixée dans la maçonnerie
est bien trop petite pour prendre la fonction d’une architrave, mais est
beaucoup plus grande qu’un simple tirant métallique, qui se placerait à
cet endroit pour reprendre les poussées exercées par les arcs et les voûtes.
Les poutres ont la même fonction que celle des poutres transversales d’un
bateau ; elles stabilisent par leur grand nombre l’ensemble de l’édifice en
reprenant non seulement les poussées induites par la charge de l’édifice
lui-même, mais également les poussées induites par les mouvements
dus par l’implantation de l’édifice sur un sol instable. « Ces poutres
horizontales qu’on voit dans les églises de Venise, ont comme on sait la
fonction de tirants pour éliminer les poussées des arcs, mais ont aussi la
Venezia, 1977
ibid.
59
Eglise de SS. Giovanni e Paolo
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 344,
Venezia, 1977)
fonction plus générale de couture qui, avec une espèce de tissage, tient
lié l’ensemble de l’édifice, qui peut ainsi subir sans dommages de petits
affaissements partiels. Il n’est pas exclu que quelques-unes de ces poutres,
au lieu d’être sujettes à des forces de traction, se retrouvent dans quelque
cas comprimé par des forces latérales imprévues.60» Étant parfois même
amené à répondre à des forces de compression, ce fait donne l’explication
de l’aspect d’un tirant métallique surdimensionné pour ces poutres, qui
sont souvent très richement décorées. Cette technique de construction
permet de raidir l’ensemble de l’édifice à l’image d’une cage, et peut
ainsi renoncer à l’édification de grands arcs-boutants. Les arcboutants
sont de toute manière inadaptés à un terrain instable, puisqu’elles
perdent leur utilité pour le cas d’un déplacement des lignes de force
en dehors du matériau de l’arc, qui pourrait très probablement résulter
d’un mouvement de terrain. Ces poutres font donc partie intégrante de
la structure de l’église en y tenant un rôle important, et rapprochent
l’architecture religieuse encore plus à l’expression d’une charpente navale.
On peut également remarquer dans certaines églises l’expression
de son plafond en tant que carène de navire renversée. Bien qu’on
pourrait imaginer qu’il s’agisse de l’expression stylisée d’une toiture
primitive, donnée par une embarcation qui a été retournée pour former
un abri lors de l’implantation d’une population au sein de la lagune,
ou l’adaptation d’un système constructif emprunté de la construction
navale, qui exprimerait un lien direct entre la construction d’édifices et
de navires, on se rend compte que ce type de couverture n’est en réalité
pas l’expression d’une structure, mais un revêtement qui ne suit pas la
Venezia, 1977
L’Arsenal
Venetia MD, Jacopo de Barbari
logique constructive donnée par une toiture simple à double versant.61
En analysant les différentes parties d’un édifice, on se rend
compte qu’il y a un matériau qui est omniprésent, et qui se trouve être le
bois. Malgré le fait que Venise ait renouvelé son expression architecturale
par l’utilisation de la brique pour plusieurs raisons, la construction
vénitienne a laissé une grande place à l’utilisation du bois. On a vu que le
bois est utilisé dans les fondations, il se mêle au tissage de la maçonnerie,
prend des fonctions pour assurer la stabilité d’un édifice et outre tous
ces exemples, il y a de nombreuses autres affectations pour le bois dans
la construction vénitienne. L’industrie du bois pour la construction
navale, situé surtout dans l’Arsenal, était infiniment importante durant
toute l’histoire de Venise. Ce grand parc industriel de grande envergure
que constituait l’Arsenal favorisait l’innovation par la présence d’une
multitude de corps de métiers au même endroit. Il se peut alors que
les avancées technologiques dans le domaine de la construction navale
aient eu des répercussions sur le domaine du bâtiment62, quand on
constate que le bois a été utilisé pour donner des réponses à presque
toutes les questions de la construction qui ont posé des problèmes
techniques et qui ont incité à la fois à la réflexion et à l’innovation.
Le bois était également utilisé pour résoudre le problème posé
par les planchers des étages supérieurs. Le problème se situe dans le fait
que les mouvements de terrain exercent leurs forces sur l’ensemble des
parties de la construction. Parfois de manière directe, comme pour les
murs, mais aussi de manière indirecte. C’est ce qui est le cas pour les
planchers, car les mouvements dynamiques induits par l’instabilité du
Venezia, 1977
op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 348
62
Plancher vénitien
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 350,
Venezia, 1977)
terrain se répercutent sur les planchers de manière indirecte ; en fait, ils
subissent et sont contraints de suivre les déformations des murs. Un mur
qui n’est pas en équerre avec un autre, ou bien qui tend à pencher d’un
côté ou d’un autre n’influe pas de manière significative sur la perception
de bienêtre que ressent un habitant d’une maison. Mais en contrepartie,
l’expérience qu’on a si des forces extérieures font pencher un plancher
sur un ou plusieurs côtés provoque un grand sentiment d’inconfort pour
un utilisateur ou un habitant. L’habitant a besoin d’un sol qui subit
les plus petites déformations possible, c’est pourquoi il faut porter une
attention particulière à la manière dont on projette un plancher. Il est
nécessaire qu’il ait la capacité de suivre les mouvements probables des
murs. Le confort de l’habitant est certes une préoccupation majeure,
mais il ne faut également pas oublier qu’un plancher en lien avec deux
murs qui sont sujets à se déformer de manière indépendante peut de
cette manière avoir à réagir simultanément à des forces de traction et de
compression, ce qui peut provoquer la rupture du plancher pour les cas
les plus extrêmes, ou au moins des déformations de grande envergure.
« Les planchers typiques se composaient de grandes poutres équarries,
parallèles, très rapprochées.63» Les poutres étaient, comme pour les
fondations, toujours en bois d’essences très résistants et durables, comme
le bois de mélèze ou le chêne. Plusieurs techniques de construction étaient
adoptées pour la mise en place des planchers, dans le but de s’opposer
aux mouvements des murs ou pour porter une attention à la descente
des charges sur les fondations. La caractéristique principale du plafond
vénitien était la démultiplication des poutres principales. La grande
densité créée par un très faible espacement entre les poutres était sans
doute mise en place pour charger les murs de manière la plus uniforme
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.52, Paris, 2002, Ed. Phaidon
63
Poutres avec barbacani
(Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 350,
Venezia, 1977)
possible, dans le but d’avoir une descente des charges homogène sur les
fondations. Le problème auquel répondait ce système est l’écartement
de la possibilité d’un affaissement hétérogène du mur, dû aux différences
des forces exercées sur le mur par le grand intervalle entre les charges
du plancher. La technique constructive adoptée dans le plancher pour
répondre aux mouvements des murs était très astucieuse, puisqu’elle
permettait un mouvement entre le mur et le plancher ; il y avait donc
une dissociation entre ces deux parties de la structure, pour pallier les
déformations des murs. Les poutres s’appuyaient « sur une poutre adossée
à la paroi, soutenue elles-mêmes par des consoles en pierre encastrées
dans le mur; de cette manière la tête des poutres du plafond ne pénètre
pas dans la maçonnerie du mur, laissant intacte sa consistance; ainsi, les
travées ont aussi moins la possibilité d’absorber l’humidité présente dans
les murs. 64» Il existe également une autre manière de poser le plancher
sur les murs, qui se trouve être moins sophistiquée que celle énoncée
ci-dessus, mais qui a déjà une approche constructive qui permet de
distribuer les forces sur le mur et les fondations, mais qui ne permet pas
une indépendance complète entre le mur et le plancher. Dans ce cas les
poutres étaient directement posées sur le mur, mais elles n’étaient pas
directement en contact avec le mur, mais posées sur les reme, les pièces
de bois encastrées dans la maçonnerie du mur déjà énoncées plus haut.
Ainsi la force exercée sur le mur se trouvait distribuée sur l’ensemble
du mur, mais les poutres du plancher se trouvant encastré dans le mur,
il n’était donc pas solidaire de celui-ci comme pour l’autre exemple.
« Si les travées étaient particulièrement grandes, par exemple
dans les grandes salles du palais des Doges, alors les poutres de plancher
prenaient parfois appui sur des consoles en bois appelées barbacani. Ces
Venezia, 1977
consoles s’appuyaient sur les murs latéraux ou sur une rangée de colonnes,
réduisant dans les deux cas l’écartement effectif des poutres elles-mêmes.65»
Les barbacani sont donc également une solution technique pour alléger
la structure. Les solutions techniques pour pallier les mouvements du
terrain étaient présentes jusque dans les plus infimes détails techniques,
comme les revêtements des planchers capables de suivre les déformations.
Naturellement, toutes ces dispositions ne suppriment pas totalement les
déformations, mais permettent de les limiter en amortissant leur effet.
C’est en analysant tout ces cas spécifiques, qu’on peut
affirmer la véracité de la définition de l’édifice vénitien comme un
organisme vivant, citée ci-dessus, et qui réagit aux changements de son
environnement. Les techniques de construction vénitiens ont toujours
réagi aux actions de la nature, conditionnées par le comportement
instable de l’environnement lagunaire, en donnant des solutions
techniques précises à chacun des problèmes posés. C’est pourquoi on
peut vraiment qualifier l’architecture lagunaire comme un système à part
entière, en constante évolution, et à la recherche du meilleur rapport
possible dans cet équilibre précaire qu’elle maintient avec la nature.
Le cas de Venise illustre bien le fait que l’homme est capable d’efforts
démesurés pour le développement et la sauvegarde de sa culture et de
son environnement architectural. Le développement d’un langage
architectural exhibant une plus grande stabilité, a fait passer Venise
65
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.52, Paris, 2002, Ed. Phaidon
66
Elena Bassi dans Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de
l’italien, p. 336, Venezia, 1977
par l’inévitablement abandon de la construction en bois. Venise est
ainsi passée par trois étapes décisives dans sa matérialisation. Après la
première période de construction en bois, on assistait à la substitution
progressive du bois par une construction en briques. On a toutefois pu
constater, par les explications précédentes, la persistance du bois dans la
construction malgré un abandon apparent. Enfin, Venise a assisté à la
phase du mélange entre la pierre et la brique. La pierre est le matériau
qui exprime le plus la notion de durabilité. Si on considère ce fait,
la troisième phase se voyait donc être une déclaration physique pour
afficher une stabilité de la cité de Venise. « Peu à peu la ville s’étendait,
s’enrichissait et s’embellissait, ce qui imposa de trouver des pierres
pour orner les principaux monuments et en accroître le prestige.67»
Cet espace urbanise qui s’est développé dans la lagune,
malgré l’expression de sa fragilité et sa position entre deux éléments,
a su forger sa force dans cette fragilité et a su faire de cette position
un atout. Les stratégies de construction ont joué un grand rôle dans
le développement de la cité, car c’est son architecture qui a permis
l’affirmation d’une culture « dans un environnement physique aussi
dépourvu en matériaux fondamentaux de construction que Venise.68»
Le bois, la brique, la pierre; il est vrai que l’énumération de ces
trois matériaux qu’on rencontre partout et en grande quantité à Venise
nous interpelle puisque ça pose la question de l’origine des matériaux et
surtout de son transport sur le site de la lagune. Même si la situation de base
est loin d’être optimale, Venise a réussi à profiter des avantages offerts par
cet environnement aquatique. Le transport de matériaux de construction
par voie maritime se trouvant facilité par rapport à un transport terrestre,
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
67
FELTRE Bois
Marbre
TREVISO Argile
Marbre Argile
Bois
Sable
Pierre d’Istrie
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
69
Venezia, 1977
plutôt facile à manier et adapté à divers usages.71» Elle était utilisée dans
la construction d’édifices tout comme pour la construction des digues de
protection appelées murazzi, qui sont constituées d’énormes quantités
de blocs de pierre. 72 Pour les édifices de prestige, on retrouve l’utilisation
de plusieurs types de marbres, provenant de sources d’Orient et de la
péninsule italienne. « Le marbre le plus courant était la brocatelle rouge
orangé de Vérone [...] La brocatelle était souvent utilisée pour créer un
contraste avec la pierre calcaire d’Istrie, notamment pour le pavement.73 »
Cette liste de provenances des matériaux engendre un dessin en
forme de toile d’araignée autour du centre de la lagune, qui indique les
multiples liens qui étaient nécessaires à la construction et à l’entretien
de la cité de Venise. En plus de ces liens, la construction de Venise
était alimentée par des matériaux récupérés d’autres villes. « Peu après
l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, les cités romaines
d’Aquilée, d’Altino et d’autres avaient été pillées afin de récupérer
des matériaux de construction. 74» Petites briques romaines, colonnes,
chapiteaux ; les anciennes cités romaines devenaient les carrières de
Venise. Ainsi, de grandes quantités de matériaux étaient récupérées et
transportées sur le site de la ville de Venise. Plus tard, on alla même
jusqu’à piller les marbres « dans les monastères abandonnés et en ruine de
la lagune du Nord, en particulier autour de Torcello, puisqu’il ne restait
plus rien dans les ruines romaines d’Altino et d’Aquilée. La malaria et
l’ensablement des canaux avaient provoqué le déclin dramatique de ces
71
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 338,
72
Venezia, 1977
73
op. cit. Richard Goy, p.47
74
op. cit. Richard Goy, p.46
îles, auparavant riches et peuplées, et il restait beaucoup de matériaux
à réutiliser. Le célèbre couvent de San Zaccaria, reconstruit après
1456, fut l’un des nombreux nouveaux projets de la fin du XVe siècle
qui recyclaient de la pierre en provenance de ces sources.75» Ces deux
phénomènes se retrouvent résumés par l’affirmation d’Elena Bassi:
«Venise est une ville qui est née adulte.76» Il est vrai que toute la ville
de Venise a été construite par des matériaux de base ou de récupération
qui venaient d’ailleurs, ainsi que par des techniques fondamentales de
construction lagunaires qui avaient déjà été expérimentés antérieurement
sur d’autres sites de la lagune plus anciens que Venise, comme Grado,
Caorle, Jesolo, Torcello, Malamocco ou Chioggia.77 Mais même si Venise
se trouve être l’artifice d’héritages et de matériaux venus d’ailleurs,
leur mélange et leur évolution, sur ce site isolé que constitue l’archipel
de Venise, a crée un espace unique à l’expression incomparable.
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.48, Paris, 2002, Ed. Phaidon
75
76
Elena Bassi dans Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de
l’italien, p. 336, Venezia, 1977
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 336,
77
Venezia, 1977
Stratégies de développement de la lagune
Le mythe de l’équilibre
P. Bak, How nature works. The science of Self-Organized Criticality, dans Andrea
80
Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.27, Venise, 2009, Ed. Marsilio
81
Jacques Monod, définition darwinienne de l’évolution, dans Andrea Rinaldo, Il
governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.34, Venise, 2009, Ed. Marsilio
L’urbanisation de la lagune entretient donc un discours paradoxal avec
son environnement, puisque son architecture est basée sur des techniques
de construction intégrant la notion d’adaptabilité à la nature du lieu, et
simultanément la lagune est « sujette, à travers les siècles, de continuelles,
très couteuses et gigantesques interventions, radicalement modifiée et
maintenue dans sa structure actuelle de manière complètement artificielle
par des transformations déterminantes opérées par l’homme.82»
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
82
Marsilio
Salvatore Ciriacono, Building on water, trad. de l’anglais, p.118, New York, 2006,
83
Ed. Berghahn
84
op. cit. Salvatore Ciriacono, p.115
Le problème que constituaient les alluvions et un possible ensablement
de la lagune était la perte de protection de la ville. Il faut se rappeler
que Venise est probablement la seule ville d’Europe, qui n’a jamais eu
de grandes enceintes fortifiées. 85 L’ensablement progressif de la lagune
par les sédiments alluvionnaires aurait permis de créer des liens par la
terre entre Venise et la terre ferme et de constituer de cette manière
une porte ouverte pour des envahisseurs. Pour Venise, l’eau a toujours
été considérée comme élément protecteur. Ceci, bien qu’il y ait un
lien émotif paradoxal avec l’eau qui constitue à la fois un élément
protecteur et un élément destructeur ainsi qu’une menace permanente
pour la ville. Afin de comprendre la place d’extraordinaire importance
que l’eau de la lagune a tenue dans l’esprit vénitien, il suffit de lire le
discours dogmatique qu’a écrit l’humaniste Givan Battista Cipelli,
connu sous le nom d’Egnatius, à la magistrature des eaux à Venise:
« Venetorum urbs divina disponente providentia aquis fundata,
aquarum ambitu circumsepta, aquis pro muro munitur. Quisquid
igitur, quoque modo, detrimentum publicis aquis inferre ausus fuerit,
ut hostis patriae iudicetur, nec minori plectatur poena quam qui sanctos
muros patriae violasset. Huius edicti ius ratum perpetuumque esto. »
« La ville de Venise, par le vouloir de la divine providence
(a été) fondée dans les eaux, tout autour entourée des eaux, munie d’eaux
comme mur (d’enceinte). Donc, quiconque, par un moyen quelconque,
osera de causer un dommage aux eaux publiques, sera retenu ennemi de
la patrie, et ne sera pas puni avec une peine inférieure à celle (infligée) à
G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental
85
Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.8, Cambridge, 2005, Ed. C.
A. Fletcher et T. Spencer
celui qui viole les saints murs de la patrie. Ceci soit la loi pour toujours. 86»
Les eaux de la lagune, en substituant de lourdes fortifications
autour de la ville, sont devenues en quelque sorte le mur
infranchissable qui se place tout autour de Venise. C’est pourquoi
les travaux de détournement et de protection de la lagune de grande
envergure deviennent plus facilement compréhensibles. On voit
donc que l’intangibilité des eaux de la lagune est effectivement un
discours sans compromis dans l’esprit des Vénitiens du Moyen Âge.
Un autre problème majeur, engendré par l’apport de sédiments
dans la lagune, motivait de la même façon de tels travaux : les marécages
qu’engendraient les alluvions provoquaient une menace d’épidémies
de la maladie du paludisme. On voulait également à tout prix éviter
la réitération de l’histoire qui avait provoqué le déclin dramatique des
îles de la lagune septentrionale, à cause de la malaria et l’ensablement
des canaux, fait qui a déjà été énoncé plus haut, et qui a motivé les
Vénitiens à des pillages de matériaux de construction dans cette partie
de la lagune. C’est un point qui a pu influer lors du début des travaux
de transformation, qui ont commencé avec le détournement de
l’embouchure du fleuve Brenta. Elle se trouve à la localité de Fusina et
était en lien avec le réseau de canaux qui passait par le grand Canale
della Giudecca pour se déverser à la Porto di Lido. Les alluvions du Brenta
auraient donc provoqué des alluvions devant l’île de la Giudecca, ce qui
était impensable pour les Vénitiens d’antan. On a alors débuté des travaux
de digues devant l’embouchure du Brenta en 1324,87 pour qu’il verse la
G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental
86
Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.8, Cambridge, 2005, Ed. C.
A. Fletcher et T. Spencer
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
87
Marsilio
Détournement de
l’embouchure du
Sile et du Piave
Détournement de l’embouchure du
Brenta
Détournement de l’embouchure du
Brenta et du Bacchiglione
majeure partie de ses eaux dans le réseau de canaux qui se verse dans la
mer par le Porto di Malamocco. Ce type de transformation n’est pas aussi
spectaculaire que les successives, mais il est important puisqu’il marque
le début de cette longue série de détournements à travers l’histoire de
la lagune. Il est également important, puisqu’il comporte une erreur de
jugement ; la protection de l’archipel de Venise s’est avérée au détriment
du Porto di Malamocco, qui recevait maintenant l’ensemble du limon du
Brenta. Après ce début d’expérience, à partir de 1540 la nouvelle solution
adoptée était de détourner systématiquement les embouchures en dehors
de la lagune. Ainsi, on détourna l’embouchure du fleuve Bacchiglione
dès cette année dans la lagune du Brandolo, en dessous de Chioggia.88 En
1598, on réalisa le Taglio del Po à Porto Viro. On a ici procédé à deux
opérations, le premier étant la création d’un canal de détournement des
eaux du delta du Po vers le Sud, et l’endiguement de l’ancien bras du Po,
qui dirigeait ses eaux vers la lagune de Venise. Ceci était fait dans le but
d’empêcher les remontées de matériaux alluvionnaires depuis le delta
du Po par les marées jusque devant la les cordons littoraux bordant la
lagune, ou même jusque dans la lagune elle-même. 89 À partir de 1610 90
on a assisté à la réalisation de la plus grande opération de détournement,
qui s’est matérialisée par le détournement définitif du fleuve Brenta dans
la lagune du Brandolo, au même endroit que la nouvelle embouchure
du Bacchiglione, en formant le bras du Brenta : le Brenta Novissimo. La
dernière grande opération de détournement était celui de l’embouchure
Salvatore Ciriacono, Building on water, trad. de l’anglais, p.112, New York, 2006,
88
Ed. Berghahn
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
89
Marsilio
Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge,
90
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed.
91
Marsilio
92
op. cit. Andrea Rinaldo, p.142
XVIIIe siècle ( les murazzi ) dans le but de protéger les minces lidi de
l’ingression des eaux de mer par les marées - le même phénomène qui
avait conditionné à la base la formation de la lagune.93» Dans le but
de protéger les cordons littoraux, on avait amassé d’énormes quantités
de blocs de pierre d’Istrie pour s’opposer à l’action destructrice des
marées et des tempêtes. Ceci était complété plus tard par l’ajout
de digues de protection des ouvertures entre les cordons littoraux.
Le constat, que la seule fortification de grande dimension
de la lagune se trouve non pas face à un potentiel envahisseur, mais
face à un phénomène naturel, nous démontre encore une fois toute
l’importance de l’eau de la lagune pour les Vénitiens. Ce fait se trouve
amplifié par le tracé des détournements des fleuves, comme ceux
en forme de tranchées, perpendiculaires aux cours des affluents de la
lagune, ou le tracé particulièrement singulier du Brenta Novissimo,
qui suit de près la morphologie de la lagune et qui renvoient
paradoxalement à l’image de douves entourant un château fort.
C’est ainsi que surgit l’idée qu’on ne peut pas analyser la ville de
Venise sans considérer l’ensemble de son environnement, dans lequel la
ville, l’eau et les îles interagissent en tant qu’éléments appartenant à un
système global qui est celui de la lagune vénète. « Même aujourd’hui,
Venise et sa lagune devraient être considérés comme une seule entité
(comme il était d’usage d’antan), et l’ancienne capitale comme le
centre d’un système productif, commercial et résidentiel plus large,
dans lequel l’eau pourrait être comparée à la ceinture verte qu’on
retrouve communément dans d’autres zones métropolitaines majeures.
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.142, Venise, 2009, Ed.
93
Marsilio
Non comme un désert liquide, mais une partie essentielle d’une
‘cité diffuse’, avec les canaux considérés comme des boulevards
et les lagons comme des champs, qu’on peutf réquenter comme
le Hyde Park à Londres ou le Central Park à New York.94»
« Jusqu’à la fin du XVIe siècle, une grande partie des Pays-Bas actuels,
et plus exactement la région au nord d’Amsterdam et celle au sud-
ouest du Zeeland est un mélange complexe d’eau et de terres. Des
fleuves, des lacs, des marais, des îles forment le paysage. Une grande
partie de la masse d’eau européenne se jette ici dans le réservoir de
la mer du Nord pénétrant dans ce paysage de deltas poussé par de
forts courants.95» Cette description des Pays-Bas du Moyen Âge nous
rappelle tout de suite la condition d’origine de la lagune de Venise.
En effet, les deltas formés par les plus grands affluents de la mer du
Nord, principalement le Rhin et la Meuse, forment un grand paysage
qui est assez proche de celui des lagunes de l’Adriatique septentrionale.
Le dépôt de sédiments apportés par les alluvions des fleuves crée un
paysage d’îles et de marais, où l’eau se mêle avec ses bras méandriques
à la terre fragile et fraîchement formée. La différence majeure entre la
condition géologique primaire néerlandaise et vénitienne est que la mer
du Nord par l’action des fleuves a créé de grands cordons littoraux avec
G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental
94
Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, trad. de l’anglais, p.7,
Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer
L. Felder, Formen der Landnahme. Neues Land in den Niederlanden, dans V.
95
2006
op. cit. V. Mangeat, p. 9
98
Plan schématique du Nord-Ost polder
(Illustration: V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple,
p. 7, Lausanne, 2006)
Venise ne mesure que 55’000 hectares. Durant leur histoire, les Pays-
Bas ont donc bonifié la surface correspondante à dix lagunes vénètes.
À cela il faut ajouter tous les ouvrages de grande dimension qui ont
été bâties dans les Pays-Bas pour la gestion de l’eau marine et fluviale
: le plus important de tous, qui sont déjà de taille et d’importance non
négligeable, est « un mur de terre de 30 kilomètres de long qui sépare la
mer du Nord de l’Ijsselmeer et rend enfin ce territoire ‘polderisable’.99 »
Cependant, une différence fondamentale subsiste entre les travaux
d’assainissement des deux cas de figure analysés : À Venise, les travaux
d’assainissement tentent de figer le développement de la lagune dans un
état d’artifice qui l’élève en quelque sorte sur un piédestal se plaçant
pour ainsi dire hors contexte, dans un périmètre qui se visualise par la
délimitation des murazzi et surtout par le tracé des fleuves détournés.
À l’intérieur de ce système par contre, la morphologie des espaces et
l’organisation des parties urbanisées sont toujours définies par les aléas
des interactions entre les multiples éléments constitutifs de la nature.
Les polders par contre, comme beaucoup d’interventions humaines ayant
planifié de très grands espaces en de très courtes durées, se caractérisent
par des espaces fortement géométrisés. « Le paysage frappe par son aspect
géométrique. À l’extrémité nord du polder du nord Est, par exemple,
l’exploitation type forme une seule parcelle de 800 mètres de long sur
300 mètres de large; les deux grands côtés donnent sur des drains, un des
petits côtés donne sur le canal principal et l’autre petit côté sur une route
où s’alignent les maisons fermières. Un tel dispositif permet de traiter
en même temps, de façon cohérente la voirie, le drainage, le parcellaire
et l’habitat [...] La structure urbaine qui en résulte est très claire :
tissu dense découpé par un réseau de canaux fortement hiérarchisés
2006
permettant une distribution économique et logique de l’espace.100»
Les besoins de la ville néerlandaise, et surtout d’Amsterdam,
évoluant de l’agriculture vers l’urbanisation, son architecture ne
se trouve pas régie par la nature, mais bien par les tracés réguliers et
géométrisés qu’impose la stratégie d’assainissement imaginée par la
main de l’homme, contrastant de ce fait encore aujourd’hui avec
l’architecture urbaine de Venise, qui se trouve définie par le tissu
méandrique et irrégulier des canaux crées par le mouvement de la nature.
L’assainissement des territoires autour d’Amsterdam, se situant en
dessous du niveau de la mer, nécessite donc en permanence un système
complexe de technologies, tel que des pompes d’évacuation des eaux
pour les eaux usées et les eaux de surface, tout un processus d’interactions
entre des écluses réglant le débit des eaux de surface et renouvelant
les eaux de surface sur le territoire, ainsi que des digues complexes.
Les stratégies d’assainissement néerlandais se mettent en place pour
permettre de survivre dans le territoire, tandis que le cas de Venise se
caractérise par des dispositions pour permettre au territoire de survivre.
Lausanne, 2006
Le développement de Venise
Venezia, 1977
reconnaissent son autorité en adoptant leurs lois. Il se peut que ce fait
soit à la base de la concentration sur son propre développement par les
différents changements d’implantation de l’autorité politique. D’Eraclea
on a vu se transférer le coeur du pouvoir politique vers le cordon littoral
formé par le lido de Malamocco, qui tient à son origine une lutte de
faction. Puis, en 811, le siège du pouvoir politique s’est définitivement
installé sur l’archipel de Rivo Alto.103 Les jeux politiques entre l’Empire
byzantin et les Lombards, avec l’implication de Venise, ont généré
plusieurs affrontements qui se sont enfin stabilisés en une situation où
Venise se voyait occuper la position de l’exact point de contact entre les
deux. Cette position entre deux pouvoirs formait alors en quelque sorte
une porte entre Byzance et l’Europe. Cette position stratégique a été
adoptée par les Vénitiens et s’est stabilisée jusqu’au déclin de son pouvoir.
Il n’est pas difficile de s’imaginer que Venise s’est toujours complue dans
ce rôle, puisque sa condition d’origine se situe déjà à la limite entre la terre
et l’eau. Parallèlement à l’archipel de Rivo Alto se développe le centre de
Torcello, qui se voit devenir le centre économique principal de la lagune.
104
L’activité économique se place toujours dans le secteur du commerce
par voie maritime, qui découle de sa position stratégique. L’activité
économique se voit devenir le moteur d’une urbanisation importante.
En 827 s’établit un fait important pour Venise, qui se trouve être
l’arrivée des reliques de Saint Marc105 sur l’archipel de Rivo Alto. Derrière
cette relique se cache un aspect symbolique qui renseigne sur l’état
Venezia, 1977
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p. 197, Ed.
110
111
Ennio Concina, Storia dell’architettura di Venezia, dal VII al XX secolo, trad. de
l’italien, p. 51 ss., Milano, 1995, Ed. Electa
Sestieri de Venise
(Illustration: Guido Perocco / Antonio Salvadori)
dessus. 112 Les interventions du doge Sebastiano Ziani sont importantes
du fait qu’ils constituent l’une des rares vraies rénovations urbaines.
Au même moment s’était produit un événement important
pour l’ensemble de la ville de Venise : « La répartition du sol urbain
en six quartiers (appelées sestieri) de part et d’autre du Grand Canal :
trois ‘de Citra’ (San Marco, Cannareggio, Castello), trois ‘de Ultra’
(Dorsoduro, San Polo, Santa Croce), avec à leur tête des magistrats
choisis parmi les membres du Conseil des Sages. Significatif du point
de vue de l’urbanisme, ce fait concrétise une phase d’aboutissement
du plan urbain qui s’articule en unités morphologiques et sociales.113»
On peut dire qu’au niveau urbanistique, à partir de 1150, la
structure globale de la ville de Venise est clairement définie.114
«La bonification a effacé les anciens îlots de la lagune pour aboutir à la
nouvelle configuration des îles séparées par d’étroits canaux.115»
Il s’impose de s’attarder sur un fait avenu entre la fin du XIIe et
le début du XIIIe siècle. À l’issue de la quatrième croisade, Venise s’est
vue devenir une puissance coloniale en dominant « un quart et demi de
l’Empire de Romania.116» Au moment du partage de Byzance en 1204,
« à la suite de la conquête de Constantinople, Venise fut confrontée à
un curieux dilemme : transférer ou non à Byzance la capitale d’un état
englobant désormais des territoires en Dalmatie, dans la mer Égée et même
112
Ennio Concina, Storia dell’architettura di Venezia, dal VII al XX secolo, trad. de
l’italien, p. 54, Milano, 1995, Ed. Electa
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture,
113
ibid.
115
ibid.
116
en mer Noire. 117» Cette affirmation, bien qu’il s’agit apparemment d’une
vision hypothétique de certains historiens, pousse malgré à la réflexion.
L’histoire de Venise s’est bâtie sur une suite de migrations de son pouvoir
politique qui ont toujours été l’expression d’une recherche stratégique
: le retrait dans la lagune était motivé par la stratégie de protection par
un envahisseur, la dualité entre les centres d’Eraclea et de Grado à la
recherche d’un pouvoir unique, le déplacement vers Malamocco qui
avait été motivé par des luttes de factions et une meilleure protection à
cause de son éloignement de la terre ferme, et finalement le déplacement
à l’emplacement actuel de Venise, qui était l’accomplissement d’une
recherche fructueuse pour un lieu offrant à la fois la protection d’un
envahisseur, la protection des phénomènes naturels et une bonne
accessibilité navale. On pourrait alors bien s’imaginer que cette
affirmation hypothétique présente un fondement véridique. L’image de
Venise pourrait se comparer à l’organisme d’une amibe. Ces protozoaires
se déplacent grâce aux multiples déformations de leur cytosquelette,
se dirigeant ainsi vers une source de nourriture qu’ils ingèrent par
l’incorporation dans leur organisme. C’est un phénomène qui rappelle les
différents mouvements de la ville de Venise à travers l’histoire. L’ingestion
de territoires entiers, ses déplacements, le transport de matériaux de
construction et le pillage d’anciennes cités pour les incorporer dans cet
organisme que constitue Venise, révèle une nature analogue à celle d’une
amibe. Ainsi, le commentaire de Le Corbusier sur la cité de Venise :
«cette magnifique machine fonctionnante118 », prend tout son sens en la
considérant non seulement comme une ville, mais comme un organisme
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.101, Paris, 2002, Ed. Phaidon
125
ibid.
133
Urbanisation industrielle massive de la terre ferme
(Illustration: Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas
historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre XIV)
la ville ou des conditions de vie et de travail difficiles. C’est ce qui a
provoqué une migration de la classe populaire de Venise à Venise Mestre.
Il y a un phénomène récurrent en architecture, dès qu’il y
a une situation d’exception comme celle de Venise, qui présente
une problématique majeure, et c’est celui de la projection d’idées
et de solutions. Depuis le début du XXe siècle on assiste à une
immense production d’idées autour de la problématique de Venise,
comme des projets de Frank Lloyd Wright, Le Corbusier, d’Aldo
Rossi et Rem Koolhaas auxquels s’ensuivent beaucoup d’autres.
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss.,
134
Venezia 1977
Premier type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
Deuxième type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
Troisième type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
Quatrième type d’île urbaine
(Illustration: Guido Perocco et
Antonio Salvadori, civiltà di Venezia,
trad. de l’italien, p. 277 ss)
impressionnante du plan de l’île urbaine, malgré son caractère organique.
L’organisation du rio se retrouve à travers quatre cas de figure,
dont on relève que deux sur ce plan: Pendant que le premier cas de figure
est celui du canal bordé par deux rangées de maisons, le deuxième a
un côté du rio qui se trouve aménagé pour une viabilité terrestre, qui
s’appelle fondamenta, et le troisième cas de figure est celui du canal bordé
par une fondamenta sur chacun de ses côtés. Le dernier cas de figure
est celui du rio comblé qui retrouve de ce fait l’appellation de rio terrà.