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Quaderni

Propositions pour une sémiologie des genres audiovisuels


Jérôme Bourdon

Résumé
L'article se propose de qualifier et classer les différents genres audiovisuels. Plusieurs partages sont analysés : fiction/non
fiction, continuité/montage, vrai direct/faux direct. Il est examiné l'étude des genres historiques attestés et leur caractère
périodique. Enfin un tableau des genres reprend d'une manière synthétique l'ensemble de ces réflexions.

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Bourdon Jérôme. Propositions pour une sémiologie des genres audiovisuels. In: Quaderni, n°4, Printemps 1988. Les
mises en scène télévisuelles. pp. 19-36.

doi : 10.3406/quad.1988.1868

http://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_1988_num_4_1_1868

Document généré le 17/10/2015


JEROME BOURDON

PROPOSITIONS
POUR UNE SEMIOLOGIE
DES GENRES AUDIOVISUELS

c omment
Nous
réponse
constat.
temps
et
extrêmement
pré-télévisuels
télévision
nous (c'est
àne
les
classer
Nous
en
s'organise
donnerons
classons
du
termes
(les
diversifiés,
mais
les
feuilleton,
spectateurs)
programmes
très
leabstraits.
réorganisés
pas
rapidement,
senstout
depuis
deà la
la
passons
Partons
de
par
télévision
variété,
les
télévision,
suite
en
la genres
notre
d'un
une
du?

journal), jusqu'à des catégories plus


spécifiques (c'est du direct, c'est du faux direct, c'est
du différé, c'est une émission avec animateur,
c'est une série).

Une quantité impressionnante d'indices


contribuent à ce classement. Prenons l'exemple
récemment observé d'un spectateur qui
s'exclamait après quelques secondes d'une
émission prise «en cours de route» : «C'est Psy-
show»1. Nous eûmes alors une conversation
sur les raisons qui l'avaient mené à ce
jugement : le visage déjà connu de l'animateur,
mais aussi, avant même que celui-ci fut
apparu, des éléments du signifiant vocal (la
prosodie, lente, chargée d'émotion), des éléments
du signifié (un récit de vie très personnel, trop
plein d'hésitations pour figurer dans un film
de fiction standard), enfin des éléments de
signifiant renvoyant ce spectateur averti à des
éléments techniques (la crudité de l'éclairage
vidéo et l'intensité uniforme de la prise de
son, le tournage en champ contrechamp très
lent). Seul le travail permit de dissocier ce qui
était perçu globalement. Certains éléments
étaient tout à fait conscients et faciles à
nommer, d'autres ne furent mentionnés qu'après
une assez longue réflexion. ,

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La démarche quelque peu sollicitée de ce cinéma, même si la théorie du cinéma l'a
spectateur inspirera la nôtre. Ce classement jusqu'à une date récente négligé. D'emblée,
en des genres nombreux qui constituent une l'étude des genres audiovisuels est plus
manière d'architexte audiovisuel2, est au historique et moins théorique que l'étude des
centre de notre problématique. Par genre, genres littéraires, puisque ces derniers sont
nous entendons pour l'instant, inclusion pour partie liés au langage verbal, dont
d'une émission dans une catégorie. Pour certains traits sont réellement a-historiques (e.g.
classer les genres, nous noterons d'abord qu'il en les personnes et les temps du verbe). Au
est de plus ou moins spécifiques du médium cinéma et à la télévision, les choix génériques,
considéré. Autrement dit, les genres même si certains sont plus fondamentaux que
dépendent plus ou moins de la matière de d'autres, sont aussi articulés sur des outils
l'expression. De même que des récits à la première techniques dont les caractéristiques et
personne sont irrémédiablement spécifiques l'insertion sociale évoluent nécessairement?.
des genres du discours verbal, des émissions L'analyse devra à chaque fois préciser l'extension
en direct ne sont possibles qu'à la télévision sociale et l'historique des codes qu'elle
ou à la radio. A l'inverse, des catégories de choisit d'étudier, ce qui est facile pour les cas
contenu sont capables de traverser plusieurs extrêmes, beaucoup moins pour les cas
matières de l'expression : le western, à la fois intermédiaires où les généralisations indues sont
film de long métrage, série télévisée, roman fréquentes.
populaire, bande dessinée, et - s'il en a
existé ! - western radiophonique. Certes, il est Ayant identifié les genres étudiés, leur degré
possible de chercher des équivalents du direct de spécificité et de fluidité (ou de viscosité)
dans la presse écrite, du récit à la première sociales, on est naturellement conduit à
personne au cinéma, mais il s'agit toujours préciser le statut du spectateur dans l'analyse. Je
d'équivalents : attention à la métaphore ! reviendrai sur ce point plus en détail. Pour
l'instant, une considération de théorie. Qu'on
Nous qualifierons les genres en fonction de choisisse ou non d'étudier effectivement des
leur degré de spécificité, mais aussi de leur spectateurs (c'est un choix pas
«viscosité» sociale et historique. Comme les nécessairement indispensable), l'analyse du texte
genres littéraires, les genres audiovisuels sont audiovisuel (et pas seulement des genres)
liés à des époques et à des milieux. Plutôt que suppose toujours un spectateur. Ce spectateur,
de parler d'emblée du caractère a-historique comment le concevons-nous ? Je fais
de certains genres, je préfère dire que tels l'hypothèse que les indices génériques renvoient
genres sont susceptibles de varier plus chez le spectateur non pas à un classement
fortement que d'autres en fonction du contexte tranquille, sûr et définitif, mais à des
historique, social, technique. Ce dernier suppositions jamais tout à fait confirmées, à des
facteur est capital à la télévision comme au croyances4. Qu'il s'agisse de fiction, de jour-

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nal télévisé, d'un reportage radio, les genres certaine adhésion : «quand même, ça fait
audiovisuels supposent l'adoption de rire». ,
certaines croyances qui portent d'abord sur la
relation entre le monde du film et le monde filmé. Nous avons parlé ici surtout de télévision, car
La croyance n'est jamais une adhésion totale. c'est par là que notre exploration a
Elle s'appuie plutôt sur une formule du type : commencé. Mais l'ambition est ici de proposer des
«Je sais bien, mais quand même...», formule outils pour l'ensemble des médias
commentée par Octave Mannoni. Nous audiovisuels : radio, télévision et cinéma. Nous
«savons» que le film de fiction est joué, que le faisons l'hypothèse que la matière de
présentateur nous dit en direct «ce qui s'est l'expression audiovisuelle, les sons et les images
vraiment passé». Mais en même temps, d'une enregistrés constituent un domaine d'étude
autre façon, nous «savons» qu'une histoire se qu'il faut examiner dans son ensemble. Il sera
déroule devant nous, et nous «savons» que le donc possible d'étendre au cinéma et à la
présentateur est en train de lire un texte déjà télévision telle ou telle de nos conclusions, en
répété. les amendant bien sûr, c'est à dire en tenant
compte du caractère particulier des genres
Ce consentement toujours mêlé de réserves cinématographiques et du mode de réception,
aux règles du jeu audiovisuel, nous, en et d'autre part de l'absence d'indices iconi-
trouvons d'autres exemples dans les réponses aux ques à la radio, ce qui influe aussi sur les
enquêteurs qui travaillent sur les réactions du genres et sur les attitudes spectatorielles\
public (même si l'on doit souvent, pour les
besoins d'une analyse de contenu, la tirer
d'un côté ou de l'autre). Ainsi du journal PREMIER PARTAGE GENERIQUE :
télévisé, ou telle interview «a dû être FICTION ET NON-FICTION»
enregistrée», mais «quand même comme si c'était en
direct». D'un débat politique agressif à Commençons par revenir sur une distinction
l'Assemblée, où tel interviewé dira : «ils se classique de la poétique et de la théorie du
disputent, mais on sait bien qu'en dehors ils se cinéma, entre fiction et «non-fiction». Ce
rencontrent et qu'ils se connaissent bien». partage a été défini à partir de la fiction, la
Ainsi du doute permanent sur le play-back. non-fiction se trouvant, comme l'inélégance
Sur le degré de préparation préalable dont fait de son nom l'indique, définie résiduellement.
l'objet l'interview dans les reportages La théorie du cinéma nous a appris les
(exemple qui concerne un spectateur déjà averti). spécificités de la fiction cinématographique, qui à
Ainsi du rôle des applaudissements et des cet égard ne se distingue pas de la fiction
rires enregistrés, cas extrême où l'on sait bien télévisuelle. Une certaine position de
qu'il y a tromperie, mais «pour que ça croyance spécifique du spectateur de fiction
marche», la tromperie doit bien laisser place à une («je sais bien que ça ne se passe pas devant

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moi en ce moment, mais c'est quand même un au jeu ne connaît pas la réponse d'avance, le
peu réel») trouve son corollaire dans une présentateur lit une dépêche qu'il n'a pas
certaine organisation du signifiant qui inventée de toutes pièces, c'est vraiment le
suppose l'effacement du travail de production du Brésil qu'on nous montre dans ce
film. Ceux qui l'ont fait sont absents, sauf les documentaire sur le Brésil. Plutôt que de dire : le
acteurs qui ne sont là que comme discours est vrai, il faut dire : la mise en scène
personnages, il n'y a pas non plus de référence au et les intervenants sont sincères, par rapport à
destinataire de la fiction, au moment et au lieu certains rôles publics qu'ils s'engagent à
où il découvre le film. L'histoire est détachée jouer. Et je peux éteindre le téléviseur,
des deux réalités qui ont contribué à la convaincu que M. X a vraiment gagné au loto
produire : celle du tournage et celle de la comme lui-même et le présentateur l'
réception. affirment, ou, ce qui n'est pas tout à fait pareil, que
M. X a bien présenté les positions de tel parti
Sur ces deux plans, la non-fiction possède les dans cette émission politique. Car la non-
caractéristiques inverses. D'abord le régime fiction, on ne l'oubliera pas, comporte aussi
de croyance, plus complexe qu'il n'y paraît7, les émissions persuasives, qu'elles soient
n est de tradition de dire que le discours fictif politiques ou commerciales. Nous entrons alors
ne pose pas la question de la vérité, qu'il n'est dans des genres ouvertement argumentatifs.
ni vrai, ni faux, qu'il fait «comme si c'était Leur sincérité est reculée d'un cran : ils ne
vrai». On l'oppose implicitement non pas au s'efforcent pas de dire le vrai, mais ils
reste, mais au discours scientifique, qui se s'efforcent vraiment de nous persuader.
définit d'abord par sa valeur de vérité. Alors,
dira-t-on de la non-fiction qu'elle est vraie ou Le regard n'est pas ici separable de la voix.
fausse ? Pourtant l'adhésion (ou le rejet) du Récemment promue par la théorie du
spectateur par rapport à la non-fiction n'est cinéma», la voix est pour nous fondamentale. Pour
pas absolue. Les spectateurs pensent la séparation entre la non-fiction et la fiction,
rarement que la fiction est un reflet fidèle du on observera que c'est dans les émissions de
monde réel. A cette alternative du vrai ou fiction, les plus «jouées», les plus préparées,
faux, je substituerais des croyances sur le que les voix peuvent être les plus naturelles,
statut des intervenants. Ils ne veulent pas nous c'est à dire les plus proches des dialogues que
faire accroire un récit auquel nous savons que nous pouvons émettre, nous, dans la vie
nous ne croirons jamais tout à fait, ils nous privée. Mais tous les types de voix sont possibles
livrent en paroles ou en actes un fragment dans un film de fiction qui peut tout faire,
d'un monde qui est aussi le nôtre. même faire jouer par un célèbre acteur de
cinéma le rôle d'un acteur de télévision (Michel
Des conventions extrêmement nombreuses Piccoli dans «Le Prix du danger» de Yves
règlent le régime de cette vérité : le candidat Boisset). Au contraire, dans la non-fiction, la

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conversation et le récit sont cantonnés à un Dans sa version audiovisuelle, l'opposition
certain registre, et soumis aux restrictions de fiction/non-fiction est sans doute héritée d'un
la parole publique. partage plus récent lié au développement des
sociétés industrielles. Partage entre d'un côté,
Cette frontière verbale entre les deux genres les récits de fiction (et la forme reine, le
est pourtant mouvante. Les restrictions qui roman), et de l'autre, les reportages et les
pèsent sur la parole publique reculent. Depuis récits de presse qui trouvent largement leur
longtemps à la radio, récemment à la origine dans les récits de voyages. La non-
télévision française', la parole intime (notamment fiction est en effet fondée sur des traditions
la «confidence» - faudra-t-il dire bientôt héritées de la presse : comme ensemble très
l'exposé - du souffrant au soignant) devient vaste de discours chargé de tracer au plu&près
publique, même si cela ne va pas sans risque : que les contours du monde, mois après mois, jour
se figent les formes d'une souffrance bien après jour, elle est d'apparition très récente.
dite, avec les mots qu'il faut (ceux qu'il ne
fallait pas avant), et que se forme ainsi un L'émission de fiction dominante correspond
nouveau genre. plus par ses formes caractéristiques
(néces ité d'une certaine durée, intrigue
Cette évolution récente nous permet de poser correspondant à certains événements et à quelques
une question : celle de la portée historique du personnages), ses relations avec le spectateur, au
partage considéré. Si j'ai commencé par la récit romanesque ou à sa version étendue, le
distinction fiction/non-fiction, c'est bien feuilleton. Même si des rapprochements avec
parce qu'il s'agit d'une opposition le théâtre, à telle époque du cinéma ou de la
essentielle. Je ne la ferais pas remonter aux origines télévision, ont pu être observés, la fiction
même des genres. On a pu écrire (Metz, 1977, audiovisuelle a très vite utilisé le montage
p.54) à propos du cinéma qu'il avait été dès sa pour trouver des ressources rythmiques (au
naissance, «happé par la tradition occidentale sens que Gérard Genette donne au mot
et aristotélicienne de la fiction et de la rythme : décalage entre la chronologie propre
représentation, de la diégésis et la mimésis». Outre aux événements racontés et la chronologie
que l'opposition n'a pas chez Aristote la que leur impose la narration - ellipses, retours
portée qu'on imagine souvent, il n'est pas sûr en arrière, accélération, etc.-) qui la
que diégésis et mimésis correspondent à rapprochent du roman. Au contraire, la forme
fiction et non-fiction, non plus que les positions documentaire a participé quasi immédiatement
de croyance, variables historiquement et des idéaux antérieurement forgés par le
difficiles à évaluer, qui en découlent. Ce journalisme (Barnouw, 1974).
qu' Aristote appelait diégésis et mimésis,
nous le verserions tout entier aujourd'hui du Ainsi, loin de se déployer sur toute l'étendue
côté de la fiction. du spectre des formes possibles, l'audiovisuel

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n'arepris qu'une toute petite partie des genres la télévision pour exister. Ce qui correspond à
littéraires (ou mieux du discours). Il a laissé peu près aux formes de la télévision en direct.
de côté, par exemple, les formes d'écriture
poétique (c'est là qu'il faudrait peut-être
placer l'art vidéo). Par contre, il a avalé plus DEUXIEME PARTAGE GENERIQUE:
goulûment l'écriture, mais aussi d'autres CONTINUITE ET MONTAGE
éléments, présence et réaction du public,
prestation «vivante» («live») d'un ou Abordons cette distinction, au risque de
plusieurs protagonistes, rôle de la musique, etc. réactiver de vieux débats des origines de la
Le «spectacle vivant» est ainsi devenu une télévision sur la «spécificité télévisuelle». Le
partie essentielle de la télévision, tous les terme direct est d'emblée ambigu. Terme-
concerts publics, les sketches, le music-hall, à enveloppe, il correspond en fait à deux
peine nés, sont venus l'alimenter. Même si processus distincts qui ne se rejoignent
l'éclairage, les attitudes du public et de qu'occasionnellement. L'un est technique, l'autre est
l'animateur en ont été quelque peu modifiés pour un phénomène de croyance. Au plan
les besoins du petit écran. Peu à peu toutes les technique, un objet est filmé et enregistré par des
formes de parole publique et d'éloquence ont caméras et des micros et en même temps le
été télévisées (la narration avec un narrateur son et l'image sont restitués sur un écran et par
seul face au public, le débat public, la un haut-parleur. Ce phénomène technique
conférence de presse). suppose pour être perçu que le spectateur soit
en présence de l'image et du phénomène. Or
Le terme de non-fiction n'a donc pas du tout c'est rarement le cas.
la même extension dans le domaine écrit et
dans le domaine audiovisuel. Nous avons en On ne voit pas le direct, on y croit. On y croit
fait redessiné un autre partage, entre, d'un sans preuves formelles, mais avec des
côté, la fiction et la non-fiction également indices. Ainsi : l'issue de l'événement (du jeu, du
inspirées des formes écrites préexistantes (en match) n'a été dévoilée par personne, n'est
gros : l'émission dramatique et le reportage inscrite nulle part On découvre en même
pour la radio et la télévision, ou le film et le temps que d'autres : ce qui est capital pour les
documentaire pour le cinéma), et de l'autre compétitions sportives, mais joue à un degré
côté, une «non-fiction» pour laquelle moindre pour toutes les émissions en direct :
l'appellation de non-fiction paraît troublante, car il personne ne vous dit avant que le présentateur
ne s'agit pas de raconter une histoire ou de du direct ne parle ce qu'il a raconté.
dire quelque chose qui serait «vrai» par Deuxième indice lié au premier : la télévision
rapport à une fiction simulée, mais bien de (le présentateur lui-même) vous dit que c'est
montrer «directement» un spectacle «profil- en direct, au besoin l'inscrit sur l'écran Ga
mique» qui n'a pas (ou n'avait pas) besoin de mention «en direct» des reportages télévisés).

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Autres indices plus liés à l'émission elle- continuité en choisissant ainsi une des
même : si les caméras filment constamment le caractéristiques (traduites dans le signifiant) qui
même lieu avec les mêmes personnes, si le fait présumer le direct : le tournage a toujours
décor en plan d'ensemble est constamment le lieu en continuité avec l'événement. La
même, et si au début et à la fin de l'émission télévision de continuité est donc un
un présentateur regarde la caméra (à nouveau sous-ensemble de la «non-fiction télévisuelle» définie
ce fameux regard), il enclenche le sentiment plus haut Quant au reste, je parlerais de
du direct. . . C'est donc d'un véritable faisceau «télévision de montage», choisissant la
d'indices qu'il s'agit10. . caractéristique du montage après coup qui est
généralement apparent.
Cette «situation a été présenté dès les origines
de la télévision, dès les premières La croyance est là encore un phénomène
démonstrations en public où des spectateurs n'avaient complexe. Et l'adhésion distante du
qu'un certain point de la chaîne devant eux. Et spectateur de fiction réapparaît sous un autre mode.
pourtant, en fonction d'une certaine situation Même si l'on sait que c'est en différé, que
sociale, et de certains traits formels (y c'est en faux direct, il est difficile de ne pas
compris l'imperfection technique, preuve de adhérer un peu au sentiment du direct. «Il est
l'exploit), ils adhéraient à l'idée de la là, je le vois, il me parle» (Eliséo Véron),
transmission en direct Alors que dès les débuts comment ne pas croire un peu que tout cela se
(inventions concommitantes de la télévision et déroule (presque) sous mes yeux. Autrement
du télécinéma qui permet de transmettre des dit, alors même qu'on sait que le différé est
films à la télévision), puis mieux encore à possible, au moment où l'on regarde et l'on
partir de 1955 aux Etats-Unis, 1959-60 en écoute, on est plongé dans une croyance dont
Europe (introduction du magnétoscope), on on sort après, comme le spectateur de cinéma
pouvait donner l'illusion du direct, faire du ou de théâtre. »
«faux-direct» ou du «direct-différé» qui
concerne aujourd'hui une bonne partie des Parmi ces indices du direct, je voudrais mettre
émissions. à part la voix. Partons d'une comparaison
entre télévision et radio. A la radio, la plupart
Il faut donc distinguer le direct effectivement des émissions appartiennent à la continuité :
observé (pour lequel je réserverais le terme de ce sont des émissions où l'enchaînement
direct), le cas rare qui est celui de l'ingénieur sonore laisse croire que le direct est
ou du spectateur qui assiste effectivement à possible". La radio se fonde sur la voix et la
une émission (où l'on voit une opération continuité. Certes, la fiction radiophonique a
technique) et le direct «ordinaire», où l'on y connu un temps un certain développement,
croit. Pour toutes ces émissions qui pourraient mais son succès a été très vite miné par la
être en direct, je parlerais de télévision de fiction télévisuelle. J'en infère que la prise de

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distance, le «comme si» nécessaire à la fiction assis là-bas, en studio, avec d'autres, et qui
a opéré pleinement avec l'image où la voix regarde la projection «en direct», comme il
vient s'ancrer, se lier. Avec la voix seule, on regarde un spectacle vivant Qu'on songe à
est ramené du côté de la présence immédiate». l'insertion très fréquente du cinéma dans des
émissions débats («Cinéma sans visa», FR3,
Aux côtés de la voix, un des éléments les plus 1983, «La Dernière Séance», FR3 depuis
typiques de la télévision de continuité est la 1983, «Les Dossiers de l'écran», depuis
présence du public, sonore et visuelle. La 1967). L'écran est toujours regardé dans un
fonction du public a ici un caractère studio ou dans une salle, avant d'être relivré
traditionnel. Le public à l'écran a son équivalent dans au téléspectateur : le sentiment du direct se
le spectateur sur scènes de ces «scènes loge là où on l'attend le moins. En même
d'induction» du théâtre, nécessaires pour installer temps que nous, dans un studio où nous
quelqu'un dans sa fonction de spectateur, pouvons à tout instant revenir, quelqu'un regarde
donc de spectateur mystifié (Mannoni, 1969, le même film.
p. 165). Seulement, l'illusion est d'une autre
nature, à celle de l'histoire jouée se substitue
celle de la performance en direct Le public TROISIEME PARTAGE : VERS L'ETUDE
n'a dès lors pas seulement la fonction de DES GENRES HISTORIQUES ATTESTES
faciliter la participation, il est aussi garant par
sa présence (vue et entendue) par sa Les catégories évoquées jusqu'ici sont
permanence, de l'événement lui même. Du public proches de ce que Gérard Genette (op. cit.)
bruyant, immense, du football, au public appelle le «mode» : elles correspondent à des
réduit aux «rires en boîte» («canned choix dénonciation fondamentaux, ont un
laugher») des spectacles de variétés, des caractère (relativement) transhistorique,et ne
spectateurs supposés en direct doivent être mystifiés partagent pas seulement les émissions, mais
pour que nous puissons l'être. L'événement aussi des séquences données à l'intérieur des
n'était pas que de la télévision, puisque émissions. Evoquons maintenant ce qu'on
d'autres, privilégiés, souvent sélectionnés, y entend habituellement par genre télévisuel,
assistent là-bas en même temps que nous. c'est à dire les notions familières les plus
proches d'autres traditions de la littérature, du
Dans le rapport d'ensemble entre les spectacle, du cinéma, les rubriques
séquences de montage et les séquences de continuité, effectivement utilisées par les spectateurs pour classer
il semble que la télévision soit organisée à les genres et que l'on retrouve dans les
partir de la continuité. Même lorsque la journaux de programmes : émissions sur la vie des
télévision nous montre du montage, des films, des animaux, variétés, magazines sportifs, etc.
documentaires, des vidéo-clips, elle tend à Les classements sont multiples, et leur
nous focaliser au préalable sur un spectateur caractère historique et social très marqué. Ces

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genres historiques appellent plusieurs types qui rend d'autant plus nécessaire l'inscription
d'investigations, de caractère moins général du genre dans le texte lui même. Un roman et
que précédemment La sémiologie se fait ici, un article de presse peuvent très facilement
à bon droit, sémiotique historique et sociale. avoir des passages de style très proches. De
telles convergences sont très rares en
Une étape préalable à toute enquête est de audiovisuel, où il vaut mieux, semble-t-il, dire
repérer avec une certaine rigueur les d'emblée au spectateur dans quelle rubrique tombe
catégories utilisées effectivement, et pas ce matériel si vite offert
simplement d'en choisir un échantillon comme nous
venons de le faire. Cette recherche lexicale Une fois balisés le lexique et les conditions de
peut se faire au niveau de la presse, au niveau l'identification générique, commence le
d'un échantillon de spectateurs, ou au niveau travail proprement dit : il faut systématiser la
des professionnels, qui ont aussi leurs description des genres. Car si tout le monde
catégories et leurs façons de classer. Elle appelle des sait reconnaître un genre, personne n'aencore
comparaisons internationales et historiques, tenté un inventaire systématique des critères
et montrerait sans doute très vite combien les génériques. Ce n'est pas seulement le décor,
appellations spontanées se sont figées assez mais aussi l'organisation de la conversation,
vite. telle caractéristique de la voix, les
enchaînements du montage qui différencient les
Avant d'entrer dans l'étude des genres. Le sémioticien est ici tributaire de
comportements attestés, il nous faut aussi réfléchir sur recherches voisines en analyses de la conversation,
les conditions de l'identification générique, à en prosodie. Du côté de l'image, il est sur un
l'instigation de tel critique littéraire qui terrain plus neuf, où les enchaînements assez
souligne que «le contexte dans lequel on lit le pauvres de la télévision de continuité
langage d'une uvre est générique». De n'interdisent pas des différenciations subtiles entre
façon générale, ces conditions varient genres. ,
grandement Pour les genres écrits, le support
matériel (taille et caractères d'un livre et d'un Le va-et-vient doit être ici constant entre le
journal), les conditions d'acquisition ou choix d'un échantillon d'émissions, la
d'emprunt et de lecture, le titre et le genre construction de faisceaux d'indices et le test par le
souvent mentionnés sur la lecture, bref ce que biais d'enquêtes que nous ne savons pas
Genette appelle la paratextualité pèse très encore faire. La difficulté est de ne pas se
lourd dans l'identification, avantmême qu'on satisfaire des descriptions spontanées faites par les
en vienne à lire le texte. Au contraire, à la sujets eux-mêmes, mais de se donner les
radio ou à la télévision, il est fréquent moyens de les interpréter, de ne pas se
d'allumer ou de changer de chaîne sans indication contenter, pas plus des «mots de la tribu» pour
préalable sur l'émission qui va apparaître. Ce décrire les systèmes de signification considé-

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rés. Dans les indices perçus par le spectateur, l'existence de) la culture d'élite et la culture
il en est de plus ou moins conscients, de plus de masse (de multiples terminologies sont ici
ou moins importants : il faut ainsi reconstituer possibles), et les classements des genres sont
le parcours sémantique qui mène à plus compliqués et discutés". Il importe de
l'identification. Cette rigueur dans l'établissement des souligner que ces débats évoquent à nouveau
indices génériques est d'autant plus des discussions à l'origine de la poétique, sur
nécessaire que la taxonomie spontanée est les genres «nobles» et «mineurs», «hauts» et
inséparable de l'axiologie. En même temps qu'ils «bas», et que l'histoire littéraire peut ici nous
reconnaissent les genres, les spectateurs les aider à relativiser les oppositions.
classent sur des échelles de valeurs où se
mêlent l'appréciation personnelle et des Ces classements hiérarchiques ne sont pas
jugements plus convenus. Ainsi d'une émission dissociables non plus de considérations
de variétés, une personne d'un milieu aisé fonctionnelles. Le spectateur a certaines attentes
évoquera volontiers la «vulgarité» du décor et envers le genre : on n'attend pas les mêmes
de l'animateur pour la condamner. A choses d'un débat politique et d'une fiction.
l'inverse, une personne de milieu populaire dira Et, dans la sphère du débat politique et public,
que les manipulations vidéographiques de l'homme politique ou l'intellectuel assignent
Jean-Christophe Averty lui paraissent à la télévision, c'est à dire à ces genres, des
«absurdes». La sociologie et la sociolinguistique missions précises, volontiers rangées sous
(cf par exemple Bourdieu et Labov) sont ici une trilogie qui date de la Libération, et que
riches d'enseignements. l'on retrouve dans tous les pays à propos des
débats sur la radiodiffusion : l'audiovisuel
Cette évaluation est aussi explicite dans le doit informer, cultiver (première version r
débat public. En France, on parlera éduquer) et divertir. Cette trilogie n'est pas
facilement d'émissions «populaires», «grand restée statique et a vu le divertissement, parce
public», opposées à des émissions «de qualité», qu'il est «vendeur», prendre de plus en plus
des émissions «culturelles» (si l'on est d'importance, alors qu'une quatrième
dirigeant de chaîne, on s'empressera aussi mission, persuader (de voter ou d'acheter), venait
d'affirmer que ces deux catégories ne sont pas s'ajouter aux trois précédentes. Très chargé
compatibles). Il y a bien sûr des genres à mi- d'idéologies, ce débat public n'en est pas
chemin, que l'on s'accorde à reconnaître moins révélateur de la place de la télévision
«populaires» et «de qualité» (le cinéma dans dans la société, et des discordances entre les
certaines de ses modalités), mais la plupart attentes effectives et les attentes souhaitées
des genres attestés tombent d'un côté ou de publiquement.
l'autre. Dans les pays anglo-saxons, cette
évaluation fait aussi l'objet d'un débat Dans ce premier travail de repérage, nous
beaucoup plus nourri sur les rapports entre (et supposerons néanmoins qu'il existe une

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manière de consensus, non pas sur l'existence A PROPOS DU CARACTERE
même des fonctions, mais sur la possibilité de PERIODIQUE DES GENRES
classer la plupart des émissions, tant sur le
plan hiérarchique que sur le plan fonctionnel. Je voudrais m'arrêter ici sur un critère
particulier de classification. S'il ne permet pas de
Pour prendre un exemple, une émission de classement immédiat et ne paraît non plus
jeux («Intervilles», ou «Intercontinents» de assez fort pour fonder des genres originaux, il
Guy Lux) est explicitement reconnue comme traverse toutes les divisions antérieurement
«populaire» et rejetée comme telle par proposées, concerne tous les genres et paraît
«l'élite», alors qu'elle est appréciée et typique des médias audiovisuels, même s'il
reconnue par un large public qui sait pourtant n'était pas absent de la presse.
qu'elle n'est pas la plus légitime. Certains
genres sont unanimement placés à un Nous partons d'un constat trivial : la plupart
sommet, tandis que d'autres occupent une place des émissions de télévision sont des séries. Ce
intermédiaire, et peuvent créer un consensus. caractère sériel n'est pas pour rien dans la
Cette existence d'une «légitimité reconnaissance très rapide du genre que nous
dominante», qui renvoie à des débats aigus de la évoquions au début. Ainsi pour un spectateur
sociologie, est ici admise sous bénéfice français, entre 1982 et 1987, mercredi 23h40,
d'inventaire, et dans notre domaine particulier. et ce reportage très léché sur du cinéma
américain, c'est «Cinéma-Cinémas». Michel
Enfin, notons que les approches des genres Drucker un samedi soir, c'est «Champs Ely-
que nous appelons «historiques» proposées sées». Cette périodicité n'est pas seulement
jusqu'ici restent, paradoxalement, diachroni- hebdomadaire, elle se mesure à l'aune de
ques : repérage lexical, conditions multiples calendriers : périodicité mensuelle,
d'identification, comportements effectifs de retour de tels événements sportifs tous les ans,
classements et d'évaluation. Il est pourtant capital retour des élections, etc. Il s'agit donc d'une
de les historiciser. Dès que l'on s'attache à un caractéristique qui déborde à la fois le cadre
genre particulier, que l'on veut saisir non de l'émission unique et de la télévision. Elle
seulement des procédures d'identification, suppose un certain découpage du temps
mais sa place dans la société, les public et privé autour de la télévision.
comparaisons entre genres devrait être complétées par
des études généalogiques. Non seulement De plus elle implique aussi, comme les
parce qu'elles contribuent à l'histoire des émissions ne durent pas toujours, à la fois qu'une
formes audiovisuelles, mais aussi parce que émission est marquée par un moment du jour,
les genres sont des institutions : c'est à dire de la semaine, du mois, et, quand l'émission
qu'ils ont à nous apprendre de la société où ils a disparu, que l'époque toute entière se trouve
se sont développés. rétrospectivement caractérisée par la pré-

29
sence de l'émission à tel moment La la fonction d'horloge de l'émission,
télévision dépend de l'emploi du temps, mais l'entrelacement de la télévision et de la vie. Attachées
l'emploi du temps finit par dépendre de la à des moments réguliers, les émissions
télévision. finissent par prendre des significations très fortes
du seul fait de leur retour. Un seul exemple ici,
Quels sont les indices qui permettent au relevé dans une enquête vieille de dix ans,
spectateur de placer les émissions dans le temps ? mais qui n'a pas malheureusement créé de
C'est à dire à la fois le temps de la grille des traditions. Il s'agit de la réflexion d'une
programmes et le temps du spectateur. personne âgée à propos du feuilleton de 19
D'abord, une émission de matinée, une heures : «A 19h20 je me dis, bon maintenant, si tu
émission mensuelle, une émission de soirée sont veux connaître la suite, il faut attendre jusqu'à
signalées comme telles, à la fois demain 19 heures, je sais qu'à mon âge, je
explicitement (par la présentatrice ou le présentateur risque de faire le grand saut, et c'est pour cela
qui dit l'heure et le jour) et implicitement que chaque fois que j'entends la musique du
puisque la simple habitude crée des liens entre générique, je pense, tu as vécu un jour de
le moment de programmation et les traits plus»".
réguliers de l'émission : visage de
l'animateur, décor, dispositif. Le générique est un Si d'un côté il y a les émissions périodiques,
exemple très manifeste, car il s'imprime dans à l'autre pôle, il y a les événements, les grands
la mémoire et vient colorer non seulement des événements télévisuels, qui constituent un
moments de la vie, mais toute l'époque de la genre particulier : annoncés par la télévision
diffusion de l'émission (comme la chanson à et par les autres médias, consommés dans une
succès)15. quasi-unanimité sociale, ils entretiennent une
relation particulière avec une autre de nos
D'autre part, il faut distinguer les signes qui catégories : le direct. Ce sont les seuls
rythment le temps télévisuel proprement dit, événements que l'on puisse affirmer en direct
et d'autres, plus subtils, qui renvoient à des Littéralement, ils se déroulent dans la rue en
codifications sociales antérieures. Ainsi, tel même temps qu'on les voit sur nos écrans".
décor, tel sujet, tel ton de voix sont jugés plus En France, le défilé du quatorze juillet, en
appropriés à des moments de l'année ou de la Grande Bretagne, le mariage royal.
journée. Dans nos sociétés par exemple, la
nuit, «on peut tout dire», ou en tout cas «dire
plus», d'où le titre d'émissions comme UN TABLEAU DES GENRES ?
«Permis la Nuit» (1967) ou «Permission de
Minuit» (1987). Pour rester dans la tradition, il convient de
proposer notre tableau des genres. Non pas
Deuxième axe d'étude, ce qu'on peut appeler pour figer un système qui sera demain pulvé-

30
risé. Mais plutôt pour la valeur pédagogique alors qu'on a deux axes : continuité/montage
de l'exercice. Les cartographies font d'un côté, fiction/non fiction de l'autre, il
apparaître les ambiguïtés des concepts, obligent à n'est pas nécessaire de les croiser, puisque
penser des définitions univoques et suscitent toute la fiction télévisuelle est du côté de la
souvent des rapprochements inattendus entre télévision de montage. Ce n'était pas vrai aux
les différentes étapes d'une démarche. débuts de la tlévision, mais nous avons déjà
évoqué les raisons pour lesquelles la fiction
Nous proposons deux tableaux distincts. Les audiovisuelle s'accomode mal de la
catégories fictionnelles/non fictionnelles, continuité. On peut donc en regroupant distinguer : la
continuité/montage, parce qu'elles sont non-fiction en continuité (occasionnellement
relativement transhistoriques. La carte a ici en vrai direct), la non-fiction en montage et la
vocation à représenter un système de fiction (nécessairement en montage).
significations qui bénéficie par rapport au contexte
social d'un assez fort degré d'autonomie, qui En dehors des types eux-mêmes, j'ai fait
peut donc à bon droit être étudié figurer sur le tableau l'organisation spatio-
indépendamment de celui-ci. Pour ce tableau, je parlerais temporelle et les traits énonciatifs les plus
de types (au sens de catégories plus générales) typiques auxquelles ils correspondent
plutôt que de genres11. J'anticipe ainsi sur une analyse fouillée des types,
selon les séquences qu'on y trouve les plus
Une corrélation apparaît immédiatement : fréquemment Parmi les traits énonciatifs, à

TABLEAU 1
LES GRANDS TYPES DE TELEVISION

NON-FICTION FICTION

TV DE CONTINUITE TV DE MONTAGE
vrai direct faux direct
TRAITS
ENONCIATIFS < regard caméra - conversations - i nterview - commentaire scène >
DOMINANTS débats en voix off

ORGANISATION lieu unique (sauf multiplex) pluralité de lieux


studio ou extérieur ellipses temporelles
SPATIOTEMPORELLE 1 présence fréquente du public

31
un extrême, on a une interpellation ou un récit et genre : la variété et les jeux sauf de rares
en regard caméra (à la première personne, exceptions sont dominés par la continuité
comme dans les émissions de variétés, à la (même si des reportages peuvent y figurer).
troisième personne, comme dans le J.T.), qui Le vrai direct, à la lisière de l'information et
est un indice très fort du direct A l'autre bout, du divertissement, ne concerne plus que de
on a les «scènes» de la fiction, jouées «comme «grands événements publics» (mariages
si la caméra n'était pas là». Au centre, princiers, etc.). Enfin des genres sont à mi-chemin
l'interview est une configuration ambiguë, qui peut entre deux types : ainsi le clip vidéo et le spot
figurer dans le journal comme dans un publicitaire, tous deux télévision de montage,
documentaire : il appartient à la non-fiction, mais mais à mi-chemin de la fiction et de la non-
à la frontière de la continuité et du montage. fiction, surtout le premier. Certains choix ont
Plus typique de la télévision de montage en été faits, qu'il serait trop long de justifier ici :
non-fiction est le commentaire libre (off) très ainsi les pièces de théâtre sont considérées
fréquent dans les reportages ou les comme de la télévision de non-fiction (pour
documentaires. Par contre, la conversation proprement dire bref : c'est autant l'histoire des
dite est caractéristique des émissions de spectateurs qui ont regardé la pièce que l'histoire
plateau de la télévision de continuité. Il s'agit «de la pièce» elle même qui est retransmise).
bien sûr de tendances : on trouve des «scènes» Ce qu'on reconnaîtra plus facilement : le
dans certains documentaires (en théâtre, selon les sous-genres considérés,
reconstitution ou en caméra cachée), on trouve des bénéficie de degrés de légitimité et de
commentaires libres dans la fiction, ainsi que fonctions dominantes très différents.
des regards caméras. Mais une de nos
hypothèses fortes est que ces configurations sont Sur l'axe vertical, nous avons tenté de
vécues comme transgressives, à des degrés représenter du haut en bas la hiérarchie culturelle
divers. habituellement admise à partir des grandes
fonctions déjà évoquées plus haut. Nous
L'établissement de notre deuxième tableau jugeons en effet que la légitimité des genres
comporte beaucoup plus de risques. Car il dépend étroitement de la fonction qui leur est
concerne les genres attestés, qui sont définis attribuée. Ce qui est destiné à être contesté,
par les catégories plus flottantes et puisque sans cesse en cours de définition et
transitoires du thème. Nous avons répartis ces genres objet des controverses que nous avons dites.
sur deux axes : horizontal selon les types et En tout état de cause, nous jugeons l'exercice
vertical selon la hiérarchie culturelle des utile, même si l'on choisit d'en relativiser la
grandes fonctions (informer, cultiver, portée à un moment historique donné et à un
distraire, persuader) précédemment évoquées. point de vue social donné.

Des corrélations apparaissent ainsi entre type Au milieu de l'échelle, on trouve les genres

32
dits d'information qui font l'objet d'un fort chemin de la culture et du divertissement,
degré de consensus. Tout le monde en c'est ici essentiellement de la fiction qu'il
reconnaît la nécessité sociale. Et leur langage s'agit Comme le journal, elle fait partie du
n'apparaît pas comme excessivement «vulgaire» «programme légitime minimum» (et aussi, ce
ou «impénétrable». A la base, on trouve les n'est pas une coïncidence, du programme
programmes de divertissement, eux-mêmes minimum légal). Les films de fiction
répartis : au plus haut les retransmissions s'organisent eux-mêmes hiérarchiquement selon
sportives, qui font l'objet d'une adhésion des sous-genres (les «classiques du ciné-
globale, en bas les variétés et les jeux, club» d'un côté, le «Jean-Paul Belmondo»
beaucoup plus marqués socialement (il faut standard de ces dernières années de l'autre).
distinguer ici des sous-genres, il y a des variétés et
des jeux plus légitimes que d'autres). Au Enfin, nous faisons figurer à part les
sommet, nous mettons les programmes jugés programmes dont la fonction explicite est de persuader
«culturels» : telle retransmission, le magazine l'auditoire, de vendre ou de voter. Dans les
littéraire, le documentaire sur la science, l'art télévisions de service public, ces fonctions
ou l'histoire. étaient souvent non-dites, mais beaucoup
s'efforçaient d'utiliser tel programme pour
Des genres dont la fonction et la légitimité les remplir (la «publicité clandestine» d'un
sont ambiguës, et dépendent de sous-genres, côté, le journal télévisé soumis aux diverses
figurent également à droite du tableau. A mi- pressions et censures surtout préélectorales

TABLEAU 2
TYPES ET GENRES HISTORIQUES (FRANCE - 1987)
NON-FICTION FICTION
FONCTIONS TV DE CONTINUITE TV DE MONTAGE
SOCIALES vrai direct faux direct différé
CULTURE "Plateaux" (art, litt, sciences) Mag. de reportage
Retransmissions théâtre Document (art, litt, sciences)
Concerts classiques Films de cinéma
INFORMATION Débats politiques Reportages (J.T. & Mag.) Téléfilms ¦
"Plateaux" du JX et des Mag. d'actualité Séries
DIVERTISSEMENT Grands événements publics Feuilletons
LOISIR Retransmissions sportives vidéDdips
Théâtre de boulevard, variétés et jeux
PERSUADER Emissions de propagande politique Publicité

33
de l'autre). Même si elles gagnent en
légitimité, leur statut n'en demeure pas moins ambigu
: statut social mais aussi énonciatif. Le
diffuseur qui prend en charge le reste des émissions
prête ici l'antenne à d'autres metteurs en
scène que les siens. Ce segment du tableau est
sans doute destiné à évoluer rapidement, et
montre s'il en était besoin le caractère très
daté - et local - de la distribution générique 1. Emission mensuelle, de milieu de soirée, commencée en
proposée. Un point de lexique : nous avons 1983. Sur un plateau, deux personnes ayant effectué un
évité d'employerisolément le terme de travail préalable avec l'équipe de tournage dialoguent avec
magazine, ambigu car il désigne aussi bien des un psychanalyste et un animateur de télévision de leurs
émissions de continuité que des émissions de difficultés psychologiques. Il s'adresse des messages par films
montage (une sélection de reportage et une interposés. L'émission paraît en direct, mais résulte d'un
discussion en plateau sont toutes deux des tournage beaucoup plus long.
magazines). Je préfère parler de «plateau» 2. On le sait, c'est ainsi que Gérard Genette nomme la
d'un côté, comme d'un genre spécifique, de «relation d'inclusion qui unit chaque texte aux divers types de
«documentaire» (long) et de «reportage» discours auxquels il ressortit» (1986, p. 157).
(court) (émission de non-fiction sans partie 3. Voir pour la prise de son au cinéma, les articles de Rick
plateau) de l'autre, et enfin de «magazines de Altman (1985). J'ai tenté pour la télévision une description
reportages» pour la sélection de reportages de l'évolution technique (1986).
entrecoupée de parties en plateau. 4. L'étude du spectateur de cinéma proposée par Metz
(1977) recourt explicitement à cette notion, citant un texte
On le pressent à nouveau, nous anticipons sur fécond d'Octave Mannoni (1969).
un travail : à mi-chemin du genre et du type, 5. Bien sûr, il ne s'agit pas déjouer une spécialité nouvelle
il y a des configurations assez stables, en contre une autre. D'autant qu'il sera ici beaucoup question
durée, en périodicité, en thème, rattachées à des acquis de la théorie du cinéma, dont la contribution est
un type donné, qu'il faut identifier. pour l'instant, et de loin, la plus décisive. Nous souhaitons
réunifier ce qui a été artificiellement séparé, par l'attention
Je n'irai pas plus loin et ne tenterai pas de faire donnée de prime abord (antériorité historique et supériorité
figurer tous les genres (même ceux qui esthétique) au cinéma, et, au sein du cinéma, aux
figurent dans un magazine télévisé) sur mon configurations iconiques. Ce privilège un temps nécessaire ne fait-il
tableau qui ne saura jamais les recouvrir tous. pas reproduire un autre : comme le notait il y a dix ans
Ayant voyagé des grands types aux plus petits Todorov (1978, p. 26) à propos de la poétique, où les études
genres, la recherche entre ici dans le détail et littéraires gagneraient à être intégrées au sein d'un ensemble
doit s'attarder en un point du tableau, quitte à plus vaste qu 'il appelle «la théorie du discours» ou «l' analyse
modifier, en retour, l'ensemble. des genres».

34
6. J' ai déjà présenté, dans une optique différente, une siens s 'approcher : «Nous ne dîmes mot, mais nous nous
première version des parties 2 et 3 de ce texte dans un article tournâmes comme avec une concentration accrue vers la petite
récent (1987). La première partie a fait l'objet d'une radio noire tant la voix de Nessim s'échappait avec une
communication au colloque de Perpignan, «Situation etPerspectives douceur et une urbanité inaltérées. Il semblait impossible
Internationales de la Sémiotique», Université de Perpignan, qu'il puisse être en deux endroits à la fois. Nous comprîmes
Novembre 1987. seulement quand le présentateur annonça que le discours
7. D'abord parce que le point est bien connu depuis avait été enregistré. Mais pourquoi n'avait-il pas ouvert la
Christian Metz (1977), «tout film est un film de fiction». porte?».
Autrement dit le tournage, l'enregistrement, en direct ou avec 13. Scholes, in Gérard Genette et al., 1986, p. 78.
montage après coup, créent toujours un espace et un temps 14. Pour une bonne mise au point, un peu ancienne, voir
propres à l'émission, qui ne sont pas ceux du profilmique. A John Hartley et Terence Hawkes, 1977.
la formule lapidaire de Metz à valeur pédagogique, je 15. Cf la scène d'introduction du fihxiLa quatrième vitesse
substituerais plutôt, en élargissant et en nuançant : toute (Georges Miller et d'autres metteurs en scène, 1983), fondé
configuration audiovisuelle est à un certain degré fictiormelle. sur des remakes d'une série télévisée fameuse. Deux amis en
8. Voir par exemple le numéro spécial de Communications voiture évoquent des émissions fameuses en faisant un
n°38 consacré à renonciation au cinéma ou mieux encore le «concours de génériques» (ou plutôt de leur seul motif
numéro d'Iris consacré à «la parole au cinéma». musical).
9. Cf l'émission citée en note 1. Cf aussi, si j'en crois la 16. Corbeau, 1978, p. 115.
presse - mais dois-je la croire ? le programme diffusé au soir 17. Cf les travaux d'Elihu Katz et de Daniel Dayan sur les
où je rédige ce texte (8 novembre 1987) par la chaîne à péage «media events», les événements médiatiques.
Canal Plus : «Célibat : la fin du couple». 18. J' ai déjà donné une version différente du même tableau
,

10. Je réemploie une expression utilisée en droit dans le texte cité en références (1987, p. 74).
administratif pour désigner une certaine technique de jugement
adoptée par des magistrats placés, typiquement, devant une
situation incertaine.
11. Nousmettonsàpartlecasdelamusiquedelaradio,qui
pourrait être en direct, mais la généralisation de l'écoute
domestique de musique enregistrée, jointe à la conjonction de
musiques très différentes dans le programme laisse moins
facilement croire au caractère direct Ce qui donne à réfléchir
pour la télévision, sur l'influence future del'usage dumagné-
toscope.
12. Un exemple de cet effet de direct tiré d'un roman,
Justine, de Lawrence Durell (Faber & Faber, rééd. 1984, p.
134). Justine etlenarrateur sont en situation compromettante
dans une pièce où ils entendent simultanément la voix du
mari de Justine à la radio et des pas qui pourraient être les

35
REFERENCES GENETTE Gérard, Introduction à l'Architexte
Paris : Seuil, 1979.

GENETTE Gérard et al., Théorie des genres


Paris : Points-Seuil, 1986.

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GOFFMAN Ewin, Radio-Talk, in Forms of Talk, premier semestre 1985,
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36

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