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LE COMMUNISME

ET
LES CHRÉTIENS
PA R
FR A N Ç O IS M A U R IA C
DK L' AC A D K S I 1 E IBAXÇAI8E

R . P . D U C A T T IL L O N O. P .
N ICO LAS B E R D IA E F F
A L E X A N D R E MARC
D E N IS DE ROUGEMONT
D A N IE L -R O PS

S C D T o u rs - BU Droit

“ P R É S E N C E S 9’

LIB R A IR IE PLON
L E S P E T IT S -F IL S DE PLO N E T NOURRIT
Imprimeurs-Éditeurs, 8, ru© Garaneière, Paris, 6e.
19 3 7

fVjMHCM
TABLE DES MATIÈRES

Note.................................................
DILEMME DU CHRÉTIEN, par François M a u ­
riac, de l’Académie française.................................. 1
DOCTRINE COMMUNISTE ET DOCTRINE CA­
THOLIQUE, par le R. P. Ducattillon, o. p__ 5
I. — Le matérialisme communiste................ 5
II. — La lutte des classes.............................. 49
III. — La conception communiste de la pro­
priété...................................
IV. -— Le communisme et la religion.............. 119
LA MAIN TENDUE... EN U. R. S. S., par Alexandre
M arc .................................................................................... 152

PERSONNE HUMAINE ET MARXISME, par Nico­


las B e r d ia e f f ...................................................... 178
CHANGER LA VIE OU CHANGER L’HOMME, par
Denis d e R o u g e m o n t ....................................... 2
LE SEL DE LA TERRE, par D a n ie l -R o p s ............... 233

265 48
PERSONNE HUMAINE ET MARXISME
par Nicolas B erdiaeff.

I
La relation entre le marxisme et le personnalisme,
de même que la relation entre le marxisme et l’huma­
nisme, est plus complexe que l’on ne le pense généra­
lement. p est extrêmement facile de démontrer le
caractère antipersonnaliste du marxisme. Ce dernier
est hostile au principe de la personne, ainsi que l’est
toute doctrine purement sociologique de l’homme, de
l’homme formé par la société. L’éeole sociologique de
Durckheim est également antipersonnaliste dans sa
conception de l’homme. Est hostile au principe de la
personne toute conception de l’univers n’embrassant
qu’un seul plan, et pour laquelle la nature de l’homme
est épuisée par le fait qu’il n’appartient qu’à ce plan
social de l’être, c’est-à-dire pour laquelle l’homme ne
possède pas de dimension en profondeur.
On oppose souvent Proudhon à Marx, parce que
le système social proudhonien est plus favorable au
personnalisme que le marxisme (1). Mais la doctrine
de Proudhon est elle-même entièrement sociale, elle
aussi, envisage la personne comme n’ayant pas de

(1) Voir l’intéressant livre de Denis de R ougemont, Politique


de la Personne. Rougemont oppose Kierkegaard et Proudhon à,
Hegel et Marx..
dimension intérieure de profondeur, c’est-à-dire étant
privée de vie intérieure.
Il est vrai que Proudhon fut un critique acerbe du
communisme, en tan t que système d’esclavage de
l’homme, et sa doctrine était bien plus favorable à la
personne. Mais en réalité il inclinait à un singulier
individualisme, hostile au capitalisme, mais il ne
tendait pas vers le personnalisme. La conception phi­
losophique de Proudhon ne permettait pas de dis­
tinguer entre l’individualisme et le personnalisme. Il
ne me paraît guère plus opportun d’opposer Proudhon
à Marx dans la manière de concevoir la dialectique.
Chez Proudhon, la contradiction n’est pas surmontée,
mais conservée (1), mais par cela même la dialectique
perd son caractère dynamique. Proudhon se rappro­
chait plutôt de la doctrine des antinomies de Kant
que de la dialectique de Hegel. Mais en tant que Hegel
et Marx croyaient à la réalisation de l’harmonie
suprême, n’adm ettant pas de contradiction dans la
troisième phase, leur pensée est, bien entendu, sujette
à la critique.
On ne saurait trouver de fondement au personna­
lisme, qui possède également une projection sociale,
que si nous reconnaissons que le problème de l’homme
est antérieur au problème de la société. Avant d’abor­
der la relation entre le marxisme et le principe de
la personne, il faut définir ce que nous entendons par
personne au point de vue philosophique. On ne peut
plus confondre la notion de la personne et celle de
l’individu, ainsi que le fit souvent la pensée des dix-
neuvième et vingtième siècles.
L’individu est une catégorie naturaliste, biologique
et sociologique, il appartient au monde naturel. Au
point de vue biologique, l’individu fait partie de

(1) Au sujet de la distinction de la dialectique de Proudhon de


celle de Hegel et de Marx, voir G. Gurvit ch, Vidée du Droit social
l’espèce, et au point de vue sociologique, de la société.
C’est un atome indivisible, quelque chose d’anonyme,
n’ayant pas de vie intérieure. Il n’a pas d’existence
indépendante de colle de l’espèce et de la société, c’est
un être entièrement générique et social, un élément,
une partie, déterminée par sa relation avec le tout.
La personne représente quelque chose de tout diffé­
rent : c’est une catégorie spirituelle et religieuse ; elle
nous prouve que l’homme n’appartient pas seulement
à l’ordre naturel et social, mais encore à une autre
dimension de l’être, au monde spirituel. La personne
est l’image d’un être supérieur à tout ce qui est naturel
et social. Nous verrons qu’elle ne peut être partie de
quoi que ce soit. Or, la société a tendance à envisager
la personne en tant qu’individu lui étant soumis, en
tant que sa propre création. Au point de vue socio-
logique la personne est partie de la société, partie
infime, circonférence moindre, inscrite dans une cir­
conférence plus grande. Dans le plan sociologique, la
personne ne saurait s’opposer à la société, ni lutter en
son propre nom.
Mais au point de vue de la philosophie existentielle,
c’est le contraire qui se passe : la société est une
partie infime de la personne, son élément social, le
monde tout entier est une partie de la personne. Ce
n’est pas la société et la nature, mais la personne, qui
est centre existentiel. C’est le sujet, et non pas l’objet
qui est existentiel. La personne se réalise dans la vie
sociale et cosmique, mais elle peut le faire seulement,
parce qu’elle comporte un principe indépendant de
la personne et de la société. Elle n’est pas déterminée
en tant que partie par rapport à un tout ; elle est un
tout ; elle est totale, intégrale, elle porte en soi Tuni-
versel. Elle ne saurait être un élément de quelque
chose de général, du monde ou de la société, de l’être
universel ou de la divinité. La personne n’est pas « la
nature », elle n’appartient pas à une hiérarohie objec-
tive naturelle, ne saurait être placée dans un ordre
naturel.
La personne est enracinée dans le monde spirituel,
son existence suppose le dualisme de l’esprit et de la
nature, de la liberté et du déterminisme, de ce qui
est individuel et de ce qui est général, du royaume de
César et du royaume de Dieu. L’existence de la per­
sonne humaine démontre que le monde ne suffît pas
à lui-même, que sa transcendation est inévitable, que
son parachèvement ne réside pas en lui-même, mais
en Dieu, en un être qui est au-dessus du monde. La
liberté de la personne est non seulement la liberté
au sein de la société et de l’État, mais aussi vis-à-vis
de la société et de l’État ; elle est déterminée par le
fait qu’en plus du monde, de la nature, du royaume
de César, il existe un être qui est au-dessus du monde,
qu’il existe un monde spirituel, Dieu. La personne
est une rupture dans le monde naturel, elle ne saurait
être expliquée par ce seul monde.
La personne est avant tout l’unité dans la multi­
plicité et l’invariabilité dans le changement. La per­
sonne n’est pas la coordination des parties, elle est
une unité primordiale ; elle doit se transformer, créer
quelque chose de nouveau, croîtrè et s’enrichir. Mais
elle doit en même temps demeurer le sujet invariable
de cette transformation (1).
Lorsque nous retrouvons un ami que nous n’avons
pas vu depuis des années, il nous arrive d’éprouver
deux sentiments également pénibles et angoissants :
si l’ami en question n’a pas changé, s’il répète sans
cesse les mêmes phrases, s’il s’est pétrifié, et n’a subi
aucune croissance, aucun enrichissement, nous en
souffrons, car cela veut dire que la personne en lui
ne se réalise pas. La réalisation suppose, en effet, des

fT^(l) Voir Max S cheler , « Der Formalismus in der Ethik und die
materiele Wertethik. #
transformations. Parfois aussi, c’est le contraire qui
arrive : l’homme que nous avons connu a tellement
changé qu’il nous donne l’impression d’être quelqu’un
d'autre ; il n’a pas seulement changé, il a été infidèle
à lui-même. L’unité de la personne est détruite, le
centre existentiel a été perdu. La personne est avant
tout unité du destin. Le destin est transformation,
histoire et conservation de l’unité, du centre existen­
tiel. C’est le mystère de la personne ; celle-ci suppose
un être supérieur, supra-personnel qu’elle reflète,
des valeurs supra-personnelles qu’elle réalise et qui
forment la richesse de son contenu vital. La per­
sonne ne peut se suffire à elle-même, elle doit
sortir d’elle-mème pour atteindre d’autres personnes,
la multiplicité humaine et cosmique, pour atteindre
Dieu.
L’égocentrisme, le repliement sur soi-même, l’absorp­
tion en soi-même, détruisent la personne. Celle-ci se
réalise par une constante victoire sur l’égocentrisme,
sur ce qui veut être immuable et endurci. La réalisa­
tion de la personne signifie qu’elle s’est emplie d’un
contenu universel, elle ne peut exister par sa seule
particularité. La personne est inachevée, elle se crée,
elle est posée comme un problème, elle est l’idée de
Dieu concernant chaque homme en particulier. La
réalisation de la personne suppose un processus créa­
teur s’en allant dans l’infini. La personne est acte.
Scheler la définit comme l’unité concrète de tous les
actes. Mais à l’encontre de Scheler, ce n’est pas la vie,
mais l’esprit, le principe spirituel dans l’homme, qui
est actif, tandis que la vie est plutôt passive. Ce n’est
que l’acte créateur qui peut être nommé acte ; dans
l’acte quelque chose de nouveau se crée sans cesse,
quelque chose qui n’a pas existé ; le non-être devient
être. La personne suppose la nature créatrice de
l’homme, et la création suppose la liberté. La création
authentique est faite de liberté, elle est l’opposé de
l’évolution qui est détermination. Seul le sujet créa­
teur est personne. Un être entièrement déterminé par
le processus naturel et social ne peut être nommé per­
sonne, n’est pas encore devenu personne. Le Senne a
raison d’opposer l’existence (au point de vue de la
philosophie existentielle) à la détermination (1). La
personne se définit à l’extérieur par rapport à la
nature et à la société, mais cette définition s’opère de
l’intérieur ; elle est une résistance à la détermination
extérieure par la nature et par la société. Et celui-là
seul est personne qui triomphe de cette détermina­
tion.
La personne ne prend pas naissance au sein du pro­
cessus naturel et générique, et ne se forme pas au sein
du processus social; elle suppose une rupture, et
n’admet pas la continuité de l’évolution ; la personne
se crée par Dieu, et c’est là sa dignité suprême et la
source de son indépendance et de sa liberté. C’est
l’individu, dans lequel la personne doit se réaliser, qui
prend naissance dans le processus naturel et générique,
et qui se forme dans le processus social. La personne
est la résistance à la détermination, et par cela même
elle est douleur. L’affirmation, la réalisation de la
personne est toujours douleur. Le fait de renoncer à
cette douleur, la peur de l’éprouver, est un renonce­
ment à la personne. Car la réalisation de sa dignité,
de son indépendance, sont des processus douloureux,
une lutte héroïque. La personne est lutte, renoncer à
la lutte, c’est renoncer à la personne, et l’homme y
consent souvent. La personne est l’opposé du confor­
misme qu’exigent la société et la nature, et qu’elle
n’accepte pas. En tant qu’elle est un centre existentiel,
et suppose un organe sensible à la douleur et à la joie,
c’est une erreur d’appliquer la catégorie de personne
à une nation et aux autres entités suprapersonnelles,

(1) Voir l’ouvrage remarquable de L e Shnite, Obstacle et Valeur.


comme le fait, par exemple, Stem, le philosophe du
personnalisme. La nation est une individualité, mais
non pas une personne. Nous en arrivons à envisager
la personne comme une coïncidence paradoxale des
contraires : de ce qui est personnel et de ce qui est
suprapersonnel, de ce qui est fini et de ce qui est
infini, de ce qui est fixe et de ce qui est variable, de
la liberté et du destin. E t le paradoxe profond de la
personne consiste dans le fait qu’elle doit encore être
créée, et qu’elle doit déjà exister afin que son érection
créatrice soit possible. Celui qui doit se créer, doit déjà
exister. La personne n’est pas déterminée par la
société, mais elle est sociale, elle ne peut réaliser la
plénitude de sa vie que dans la communion avec
d’autres personnes. La projection sociale du person­
nalisme suppose une réévaluation radicale et révolu­
tionnaire des valeurs sociales ; cela veut dire un dépla­
cement du centre de gravité, son passage des valeurs
de la société, de l’État, de la nation, de la collectivité,
du groupe social, dans la valeur de personne, de
chaque personne en particulier. La projection sociale
du personnalisme est un rejet révolutionnaire du
régime capitaliste, le plus antipersonnaliste, le plus
fatal pour la personne, qui ait jamais existé dans
Thistoire. Le personnalisme exige la socialisation de
l’économie, qui confirmera le droit au travail et garan­
tira une existence digne de tout être humain. Voici
pourquoi le seul système qui corresponde à l’éter­
nelle vérité du personnalisme est celui du socialisme
personnaliste. A la base de cette conception sociale
se trouve, non pas l’idée de l’égalité mais celle de la
dignité de toute personne humaine qui doit avoir la
possibilité de se réaliser.
Après cette définition indispensable, voyons
quelle est la relation entre le personnalisme et le
marxisme.
II
Cette relation est faite de contradictions qui dé­
coulent de l’anthropologie confuse du marxisme.
L’antipersonnalisme de Marx est l’héritage de Panti-
personnalisme de Hegel. Ce dernier reconnaissait la
domination du général sur l’individuel ; à ses yeux, la
personne n’a pas de valeur indépendante, elle n’est
que fonction de l’esprit universel. Kierkegaard s’est
élevé contre l’asservissement de la personne humaine
à l’esprit universel, c’est-à-dire au général, et la révolte
de Dostoievsky a la même signification (1). L’œuvre
géniale d’Ibsen est pénétrée d’une pensée analogue.
L’antipersonnalisme de Hegel fut hérité par Feuer­
bach dont l’humanisme est générique et non pas per­
sonnaliste (2). L’homme se réalise dans la vie collec­
tive de l’espèce et finit par s’y dissoudre. Feuerbach
cherchait' à tâtons la philosophie existentielle, il
désirait atteindre le « toi » (3) et non seulement
l’objet. Mais l’hégélianisme retourné en matérialisme
empêchait Feuerbach de découvrir la personne, en
tant qu’existence primordiale et authentique. Marx
vient après Hegel et Feuerbach et reconnaît la pri­
mauté de l’être générique de l’homme sur son être
personnel. On peut découvrir chez Marx le réalisme
des conceptions scolastiques médiévales. Le général,
le générique précède le particulier, l’individuel, et le
détermine. La société, la classe est une réalité primor­
diale, antérieure à l’homme, à la personne. Cette réa-

(1) Le critique russe Bielinsky s’est élevé contre l’esprit uni­


versel de Hegel au nom de ia personne humaine vivante, et a pres­
senti la dialectique d’Ivan Karamasoff. Voir l’ouvrage intitulé le
Socialisme de Bielinsky où sont recueillies ses lettres remarquables
adressées à Botkine.
v' (2) Voir L. F euerbach, D os Wesen des Christentum’s.
i-;„ (3) Voir L. F euerbach, Philosophie der Zukunft.
lité se trouve dans l’être et non pas dans la pensée.
Ce n’est pas la classe, c’est la personne qui est une abs­
traction de la pensée. La classe est quelque chose
comme une universalia ante rem. Ce n’est pas l’homme
qui pense, qui émet des jugements et des évaluations,
mais la classe. L’homme en tant que personne (et non
pas en tant qu’être générique) est incapable de pensée
et de jugement indépendants. L’homme est un être
social et générique, il est fonction de la société.
Cette conception présuppose le totalitarisme de la
société et de l’État communistes. Or c’est le totali­
tarisme dans l’homme qui doit lui être opposé. Seule
la personne humaine peut refléter en soi l’être intégral
et universel, alors que la société et l’État demeurent
toujours quelque chose de partiel, et ne sauraient
contenir l’universel.
En tant que le marxisme ne s’intéresse qu’au géné­
ral et non pas à l’individuel, la psychologie demeure
la partie la plus faible de cette doctrine. A l’excep­
tion de Marx lui-même, chez lequel on trouve d’inté­
ressantes observations psychologiques, les excursions
des marxistes dans ce domaine se bornent générale­
ment à des injures. La psychologie des classes elle-
même est très peu développée, le type du bourgeois
n’a pas été étudié, il est dépeint comme un malfai­
teur, un buveur de sang, qui prépare la guerre impé­
rialiste. On est tout particulièrement frappé par cette
faiblesse d’analyse, si on la compare aux travaux de
Sombart, de De Man, de M. Weber, de Zimmel, etc.
Il est impossible d’étudier la psychologie, en ne s’in­
téressant exclusivement au général et au générique,
surtout si cet intérêt est déterminé par la lutte. Au
lieu de thèses psychologiques on n’émet que des juge­
ments et des condamnations d’ordre moral. Et c’est
le défaut de toute la doctrine marxiste de l’homme.
Bien que Marx portât en lui des éléments prophé­
tiques et qu’il se trouvât en conflit avec la société
environnante, la doctrine de l’homme qui est issue
de son œuvre renie le principe prophétique; celui-ci
signifie toujours l’élévation de l’homme au-dessus de
la collectivité sociale et un conflit avec cette dernière
au nom de la réalisation de la vérité à laquelle nous
appelle la voix intérieure, c’est-à-dire Dieu. La réali­
sation parfaite du marxisme doit amener à la destruc­
tion du principe prophétique, qui se révèle non seule­
ment dans la sphère religieuse, mais également dans
la sphère de la philosophie, de l’art et de la vie sociale.
La destruction du prophétisme aura heu à la suite du
conformisme définitif de la personne par rapport à la
société, d’une adaptation absolue, excluant la possi­
bilité même d’un conflit. C’est là le côté le plus né­
gatif du marxisme, la conséquence de son esprit
antipersonnaliste.
Marx lui-même était une personne dressée contre
le monde, mais les marxistes ne peuvent plus l’être.
Un exemple de la mort de l’esprit prophétique nous
est fourni dans le passé par la socialisation du chris­
tianisme dans l’histoire. Mais l’antipersonnalisme n’est
qu’un côté du marxisme, qui présente encore d’autres
aspects.
Les sources de la critique marxiste du capitalisme
sont personnalistes et humanitaires. Marx s’est avant
tout élevé contre le régime capitaliste parce que celui-
ci écrase la personne humaine et la transforme en
une chose. Dans la société capitaliste on voit s’opérer
un processus que Marx appelle Verdinglichung
(transmutation en chose). Il constate avec raison la
déshumanisation dans cette société, déshumanisation
qui atteint aussi bien le prolétaire que le capitaliste
lui-même. L’ouvrier, dépossédé de ses outils de pro­
duction, est obligé de vendre son travail comme une
marchandise. Par cela même, il se transforme en une
chose indispensable à la production. On voit s’opérer
l’aliénation de l’activité productrice de l’homme, et
elle est projetée au dehors, dans le monde des choses
objectives. Les résultats de cette activité productrice,
de son aliénation, de sa scission d’avec l’être totali­
taire se transforment en force extérieure qui écrase
l’homme et en fait un esclave. En réalité, la rupture
entre le travail intellectuel et le travail manuel est
déjà un émiettement de la nature humaine intégrale,
et doit être surmontée. Mais ce problème fut posé
chez nous par Tolstoï et N. Fedoroff, plutôt que par
Marx. En tout cas, la pensée de Marx, surtout du
jeune Marx, concernant l’aliénation et la Verdingli­
chung doit être considérée comme géniale.
Cette doctrine comporte les premiers éléments de
la condamnation prononcée par Marx contre le capi­
talisme, et de sa haine à l’égard du monde capita­
liste (1). Ce sont des éléments purement humains.
Marx exhorte à l’action révolutionnaire contre un
régime social dans lequel s’opère la désagrégation de
la personne humaine intégrale, dont une partie s’est
détachée, s’est aliénée, pour être transférée dans le
monde des choses. Le prolétaire est précisément cet
homme dont une partie est aliénée et transportée
dans le monde des choses, au sein de l’économique qui
l’écrase.
La pensée de Marx concernant la Verdinglichung,
la déshumanisation, fut tout spécialement déve­
loppée par Lukacs, le plus intelligent et intéressant,
le plus indépendant des auteurs communistes. Marx
a souligné le fait que si les socialistes attribuent au
prolétariat un rôle immense, un rôle historique et
mondial, ce n’est nullement parce qu’ils le consi­
dèrent comme une divinité ; s’il lui attache une si
grande importance, c’est parce que le prolétariat
(1) Voir Marx, Der Historische Materialismus, Die Fruhs-
chrijten Kroner Verlag (les œuvres de jeunesse de Marx sont
réunies dans ces deux volumes). Auguste Cabstu, K. Marx,
l’Homme et l’Œuvre, De Vhégélianisme au matérialisme historique.
représente une abstraction à l’égard de tout ce qui
est humain, parce que sa nature humaine a été aliénée, '
et qu’il est obligé de réintégrer la plénitude hu­
maine (1). Celui qui a été spolié de cette plénitude,
est appelé à la réaliser. C’est là une pensée dialec­
tique. Pour Marx, pour les sources du marxisme, il
est d’une extrême importance qu’une spoliation, une
aliénation de la nature humaine, ait eu lieu, et cette
aliénation s’opère sous la forme la plus aiguë au sein
du prolétariat. Ce processus d’aliénation et dé spo­
liation fait naître des illusions de la conscience. :
l’homme prend sa propre activité pour un monde
objectif de choses, soumis à des lois implacables.
Chez le jeune Marx on sent très fortement l’in­
fluence de Feuerbach ; ce que Feuerbach dit au sujet
de la religion, Marx Pétend à tous les autres domaines.
Feuerbach voit dans la religion une aliénation de la
nature de l’homme ; celui-ci a créé Dieu à son image ;
ce qui appartient en propre à sa nature apparaît à
l’homme comme une réalité sé trouvant en dehors de
lui et au-dessous de lui. L’homme pauvre a un Dieu
riche, c’est-à-dire toutes les richesses de l’homme ont
été aliénées et transmises à Dieu. La foi a pour ainsi
dire prolétarisé l’homme, mais lorsque celui-ci de­
viendra riche, Dieu deviendra pauvre et disparaîtra.
Les richesses seront rendues à l’homme, il deviendra
un être totalitaire, aucune partie de sa nature ne sera
plus aliénée. Marx a placé cette idée de Feuerbach à
la base de sa critique du capitalisme et de l’économie
politique. Et cette doctrine est sans aucun doute plus
applicable au capitalisme qu’à la foi en Dieu.
La théorie du fétichisme des marchandises dans le
tome du Capital est peut-être la découverte la plus
importante de Marx. Le fétichisme des marchandises

(1) Georg Lukács, Geschichte und Klassen-Bewusstsein. Studien


ú her marxistische Dialektik.
dans la société capitaliste est précisément une illu­
sion de la conscience, à la suite de laquelle les pro­
duits de l’activité de l’homme apparaissent comme un
monde objectif, soumis à des lois permanentes, et
qui écrase l’homme. Marx a mis en fusion ce monde
de choses de l’économique au sein duquel l’économie
politique bourgeoise découvrait ses lois. L’économique
n’est pas un monde de choses, ni une réalité objec­
tive, elle n’est que l’activité de l’homme, son travail,
ses rapports avec les autres hommes. E t c’est pour
cela que l’économique peut être modifiée, et que
l’homme est capable de la maîtriser. Les richesses
qu’il a créées, et qui ont été aliénées, étant transférées
dans le monde des choses de l’activité objective,
peuvent lui être rendues. L’homme peut devenir un
être riche, totalitaire, tout ce qui lui a été enlevé lui
sera restitué. E t cela se fera grâce à l’activité des pro­
létaires, c’est-à-dire des hommes dont les richesses
ont été le plus aliénées. Tout n’est que produit de
l’activité humaine, il n’existé pas de Fatum écono­
mique ; il est toujours possible de le vaincre et de se
libérer de ces illusions de la conscience, qui ont donné
naissance à l’objectivation mensongère de l’activité
humaine. C’est là précisément l’œuvre qui incombe au
prolétariat.
Marx définissait le capital, non pas comme une
chose réelle, mais comme une relation sociale existant
entre les hommes dans le processus de la production.
Les économistes bourgeois furent profondément
choqués par cette définition qui déterminait le pas­
sage du centre de gravité, de la vie économique dans
l’activité et la lutte humaine.
Dans les Thèses sur Feuerbach de Marx, il y a un
passage remarquable, où il proclame que l’erreur
essentielle des matérialistes consistait jusqu’à pré­
sent dans le fait qu’ils envisageaient la réalité sous
forme d’objet, et non pas comme une activité humaine*
non pa3 subjectivem ent (1). Rien de plus antim até­
rialiste que cette déclaration, elle démontre combien
le m atérialisme de Marx est sujet à discussion, car ce
que Marx proclame est bien plus inhérent à la philo­
sophie existentielle qu’au matérialisme. Pour le m até­
rialisme, to u t est objet et chose, pour la philosophie
existentielle, to u t est sujet et activité. Chez Marx,
de même que chez Feuerbach, il y avait un élément de
philosophie existentielle. Le jeune Marx puisait dans
l’idéalisme allemand sa conception de l’activité exclu­
sive de l’homme en tan t qu’esprit et non pas en tan t
que chose. Mais l’idée de personne lui manquait.
Le matérialisme économique lui-même peut être
compris de deux manières. Tout d’abord, cette doc­
trine donne l’impression d’un déterminisme sociolo­
gique extrême et très conséquent. L’économique dé­
termine la vie de l’homme tout entière, non seulement
la structure de la société, mais toute l’idéalogie,
toute la culture spirituelle ; il y a des lois immuables
pour fixer le processus social. C’est dans cet esprit de
déterminisme extrême que les marxistes eux-mêmes
concevaient le marxisme. Mais il ne s’agit là que d’une
interprétation, que d’un aspect du marxisme, et une
autre interprétation est possible : le fait que l’écono­
mique détermine toute la vie humaine est un mal
qui appartient au passé, au temps où l’homme était
esclave. Viendra le jour où cette dépendance à l’égard
de l’économique cessera, et où l’économique dépendra
de l’homme, qui sera maître. Le marxisme dénonçait
en même temps l’esclavage de l’homme et annonçait
sa victoire possible. Le déterminisme écônomique est
en lui-même une théorie assez lamentable, incapable
(1) « Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus ist, dass
der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit, nur unter Form des
Objekts oder der Anschaung gefasst wird ; nicht aber als sinnlich-
menschliche Tätigkeit, Praxis, nicht subjectiv. » (Thesen über
Feuerbach. Der Historische Materialismus. II Band S. 3.)
de provoquer un enthousiasme révolutionnaire. Mais
le marxisme a néanmoins le pouvoir d’exalter au plus
haut degré la volonté révolutionnaire.
La jeune philosophie soviétique se développe dans
le sens de la conception indéterministe du marxisme (1).
Marx vivait encore au sein de la société capitaliste et
voyait que l’économique détermine entièrement la
conscience de l’homme et provoque des illusions de la
conscience. Mais les communistes russes vivent à
l’époque des révolutions prolétariennes, et le monde
présente à leurs yeux un tout autre aspect. Marx et
Engels parlaient du bond du royaume de la néces­
sité dans celui de la liberté. Les communistes russes
sentent qu’ils ont fait ce bond et qu’ils se trouvent déjà
au royaume de la liberté. Voici pourquoi le marxisme
se retourne pour eux en quelque chose de tout diffé­
rent, bien qu’ils veulent à tout prix demeurer marxistes.
Ce n’est plus l’être économique qui détermine la con­
science, c’est la conscience, la conscience révolution­
naire et prolétarienne qui détermine l’être économique ;
ce n’est pas l’économique qui détermine la politique,
mais bien la politique qui détermine l’économique.
Voici pourquoi les philosophes communistes russes
cherchent à ériger une philosophie fondée sur l’idée
d’auto-mouvement. Toutes les qualités de l’esprit
sont transférées au sein de la matière : liberté, activité,
raison, etc. Une telle philosophie correspond à la vo­
lonté révolutionnaire. Le matérialisme mécanistique est
condamné, il ne correspond pas à l’exaltation de cette
volonté, il n’apparaît pas comme une philosophie
de la lutte héroïque de l’homme. Celui-ci est libre vis-
à-vis du pouvoir du monde des choses, monde objectif,
déterminé, soumis à des lois immuables ; mais ce n’est
pas l’homme individuel, c’est l’homme collectif qui

(1) Voir mon article, « la Ligne générale de la Philosophie sovié­


tique I (Problème du Communisme, Desclée de Brouwer, éd.).
jouit de cette libération. L’homme individuel n’est
pas libre vis-à-vis de la collectivité, de la société com­
muniste, il n’atteint la liberté qu’en se confondant
avec l’être collectif. Cette pensée existait déjà non seu­
lement chez Marx, mais aussi chez Feuerbach, pour
lequel l’homme n’était entièrement réel que dans la
communion, dans l’être générique. Le communisme
est extrêmement dynamique, il affirme une extraordi­
naire activité de l’homme, mais ce n’est pas l’activité
de la personne humaine, c’est celle de la société, de la
collectivité. L’homme individuel est entièrement passif
par rapport à cette collectivité communiste, il n’ac­
quiert une force active qu’en se dissolvant au sein de
l’être générique. Le communisme n’affirme que l’acti­
vité de l’être humain générique. Cette idée se trouve
déjà chez Feuerbach et remonte à l’esprit universel
de Hegel.
Le marxisme peut être interprété d’une façon huma­
niste, on peut même y voir une lutte contre l’aliéna­
tion de la nature humaine, une lutte ayant pour but de
rendre à l’homme son existence totalitaire. On peut
également interpréter le marxisme dans le sens de
l’indéterminisme, y reconnaître la libération de
l’homme du joug de l’économique, du destin, qui pèse
sur la vie humaine. Le marxisme exalte la volonté et
veut créer un homme nouveau. Mais il comporte égale­
ment un aspect fataliste, qui abaisse profondément
l’homme. La doctrine marxiste de l’homme se trouve
dans une dépendance complète vis-à-vis de l’industrie
capitaliste, de l’usine. Le nouvel homme communiste
est fabriqué à l’usine, il est objet de la production,
et sa structure psychique dépend des conditions de la
vie de l’usine, de la grande industrie. La dialectique
marxiste est étroitement liée à Ge fait. Le bien naît du
mal, qui s’accroît de plus en plus, la lumière jaillit des
ténèbres qui s’épaississent. Les conditions de vie de
l’industrie capitaliste irritent le prolétaire, le déshuma­
nisent, aliènent sa nature humaine, en font un être
empli de ressentiment, de colère, de haine, de vengeance,
La prolétarisation est une déshumanisation, une spo­
liation de la nature humaine, et les prolétaires sont
ceux que Pou peut le moins blâmer pour ce fait. Mais
comment attendre de cette spoliation, de cet effroya­
ble rétrécissement l’apparition d’un nouveau type
d’homme? Le marxisme prévoit la conversion dialec­
tique, véritablement miraculeuse, de ce qu’il considère
comme le mal en bien, en existence meilleure. E t pour­
tant, le prolétariat est écrasé par un Fatum. Le
Fatum de l’industrie capitaliste, qui opprime l’ou­
vrier et aliène sa nature humaine. Le type suprême
de l’homme sera le résultat d’une aliénation com­
plète de la nature humaine tout entière, d’une
complète déshumanisation. Une pareille conception
est entièrement antipersonnaliste, elle ne recon­
naît pas la valeur intrinsèque de la personne hu­
maine, la profondeur de son être; elle n’envisage
l’homme qu’en tant que fonction du processus social
universel, fonction du « général »; le procédé au
moyen duquel se fabrique l’homme nouveau est la
« ruse de la raison » (Hegel). La quantité du mal se
transforme en qualité du bien. L’activité de la per­
sonne, sa conscience, sa force créatrice, n’y sont pour
rien. C’est la « raison rusée » qui agit et qui est le « gé­
néral ». Lukacs reconnaît l’influence abaissante du capi­
talisme sur la conscience de la classe ouvrière, il avertit
contre ce danger et exhorte à lutter contre lui (1).
Tout cela ne fait que démontrer l’essence contra­
dictoire du marxisme qui exprimait non seulement
la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme,
contre l’injustice et l’esclavage, mais reflétait éga­
lement l’écrasement des sociétés capitalistes sous
le joug du matérialisme et de leur décadence spirituelle.

(1) Voir l’ouvrage déjà cité, Geschichte und Klassen-Bewusstseins


III
Ni le marxisme classique, ni le communisme russe
ne semblent s’apercevoir d’un paradoxe, que Feuer­
bach, lui aussi, a ignoré. Or c’est précisément à ce pa­
radoxe, que nous allons décrire, que se rattache la
critique de l’humanisme marxiste.
On assiste à une aliénation de la nature humaine ;
selon Marx et Feuerbach la foi en Dieu et en un monde
spirituel n’est autre chose que l’aliénation de la nature
suprême de l’homme, le transfert de cette nature
dans la sphère transcendante. La nature dans sa tota­
lité doit être rendue à l’homme, mais cette restitution
a-t-elle réellement lieu? Nous ne le voyons guère dans
le matérialisme marxiste. La nature humaine n’est pas
rendue à l’homme, elle est détruite en même temps
que la sphère transcendante. L’homme demeure dé­
pouillé, il n’est plus qu’un être matériel, qu’un morceau
de matière ; mais un morceau de matière ne peut être
investi de dignité humaine, la totalité de vie ne saurait
>être réalisée dans un être matériel. Le communisme
veut rendre à l’homme ses outils de production qui ont
été aliénés, mais il n’aspire nullement à lui rendre
l’élément spirituel de la nature humaine qui lui fut éga­
lement enlevé. Aussi, il ne saurait être question d’une
réalisation de la totalité de la vie, de même qu’il ne
saurait être question de la vraie dignité de l’homme.
Celle-ci est liée au fait qu’il est un être spirituel créé
à l’image et à la ressemblance de Dieu, qu’il comporte
un élément indépendant du monde extérieur, de la
société.
Cette dignité, cette plénitude, découlent du fait que
l’homme n’appartient pas seulement au royaume de
César, mais aussi au royaume de Dieu. Cela veut dire
que l’homme, s’il est personne, possède une dignité
suprême, une totalité, une intégrité de vie. Or le
marxisme ne comporte pas l’idée de personne, de même
que l’on ne la trouve pas dans le communisme, et c’est
pour cela que ces doctrines sont impuissantes à défendre
l’homme. Lé communisme affirme tout au plus l’indi­
vidu, l’individu socialisé, pour lequel il exige la totalité
de la vie, mais il renie la personne. L’individu n’est
qu’un être formé par la société, au moyen d’une dis­
cipline militaire. Lénine disait qu’après une période
de dictature, où il n’y aurait aucune liberté, les hommes
s'habitueraient aux conditions nouvelles de la vie so­
ciale, et se sentiraient libres dans la société commu­
niste (1). C’ëst précisément cette préparation des
hommes au moyen de la discipline et de l’habitude qui
est contraire au principe de la personne, qui suppose
toujours l’autonomie. Marx à commencé par la lutte
contre la déshumanisation dans la société capitaliste,
à laquelle il aurait dû opposer l’humanisation. Mais en
réalité, un processus dialectique extrêmement complexe
a eu lieu, dans lequel l’humanisme s’est transformé en
antihumanisme. Le marxisme représente une des crises
de l’humanisme, une des évasions hors du royaume
humaniste moyen, qui avait tenté de fonder l’homme
sur lui-même, c’est-à-dire l’avait reconnu en tant
qu’être se suffisant à lui-même, et entièrement satisfait
de lui-même.
Au sein du communisme matérialiste, le processus
de déshumanisation, que Marx dénonçait dans la
société capitaliste, ne fait que continuer. L’industria­
lisme communiste peut déshumaniser l’homme et le
transformer en fonction technique, autant que l’indus­
trialisme capitaliste. L’homme n’est pas envisagé par

(1) Voir W. Lénine, l'Etat et la Révolution. Dans son livre


Matérialisme et Empiriocriticisme, Lénine défendit un matéria­
lisme et un naturalisme assez vulgaires. Sa philosophie est très
inférieure à celle de Bogdanofï ; on ne saurait même pas définir
la pensée de Lénine comme une philosophie socialiste, alors que
cette définition peut s’appliquer à l’œuvre de Bogdanofï.
le communisme en tant qu’esprit libre, c’est-à-dire
en tan t que personne, mais en tant que fonction du
processus social, comme être matériel, exclusivement
préoccupé d’économique et de technique, et consa­
crant ses loisirs à un art destiné à orner la vie industria­
lisée.
L’antipersonnalisme du communisme se rat­
tache, non pas à son système économique, mais à son
idéologie, à son reniement de l’esprit. Nous devons
avoir ce fait constamment en vue. Le personnalisme
exige précisément la socialisation de l’économie, mais il
repousse la socialisation de là vie spirituelle, son alié­
nation par rapport à l’homme, c’est-à-dire l’annihila­
tion de l’esprit.
L’antipersonnalisme du marxisme découle égale­
ment de sa conception erronée du temps. La doctrine
marxiste, surtout dans son application au communisme
pratiqué, envisage la relation entre le présent et
l’avenir comme une relation entre les moyens et la fin.
Le présent est le moyen, le but immédiat n’y est pas
réalisé. On tolère des moyens n’ayant rien de commun
avec la fin : violence et tyrannie pour réaliser la liberté,
haine et dissensions, pour atteindre la fraternité. La
totalité de la vie humaine n’est réalisée que dans un
avenir lointain. Dans le présent, l’homme demeure
spolié, tout ce qu’il possédait a été aliéné, voire, il
est aliéné par rapport à lui-même. Voici pourquoi,
le communisme marxiste affirme l’homme, et de plus
l’homme totalitaire, dans l’avenir, tout en le reniant
dans le présent. L’homme d’aujourd’hui n’est que
moyen en vue de l’homme de demain; de même, la
génération présente est moyen, en vue de la génération
future. Une pareille attitude à l’égard du temps est
incompatible avec le principe de la personne, avec
le fait de reconnaître que toute personne humaine a
sa valeur intrinsèque et le droit de. réaliser la plénitude
de sa vie, d’avoir conscience d’être non point partie,
mais intégrité. Aucun homme, n’importe la classe à
laquelle il appartient, ne saurait être considéré comme
un moyen, ou être envisagé exclusivement comme un
obstacle. C’est un problème d’anthropologie, et non
pas de sociologie, mais le marxisme ne possède pas de
vraie anthropologie.
11 y a deux problèmes : celui de l’homme et celui
de la société et la primauté doit revenir à celui de
l’homme. Mais le marxisme affirme le contraire. Marx
fut un sociologue remarquable et fit dans ce domaine
de grandes découvertes. Mais il ne fut guère anthro­
pologue et sa doctrine de l’homme est extrêmement
simpliste et vétuste, elle se rattache au matérialisme
rationaliste, et à l’évolutionnisme naturaliste. Pour
Marx, l’homme est le produit de la nature et de la
société ; d’une façon plus concrète, il est le produit
de la classe sociale, et ne comporte aucun noyau inté­
rieur indépendant. Ici, l’anthropologie est entièrement
soumise à la sociologie, et l’homme est envisagé comme
étant créé à l’image et à la ressemblance de la société,
c’est elle qui est l’être suprême qu’il reflète. À cette
conception s’oppose l’anthropologie, qui n’est pas
fondée sur la sociologie, mais sur la théologie (ce n’est
pas au sens scolaire que j ’emploie ce mot). L’homme
est fait non pas à l’image de la société, mais à celle
de Dieu, et c’est pourquoi l’être humain comporte
un principe spirituel indépendant de la société que
l’on peut affirmer sa dignité, son esprit libre, actif
et créateur. L’anthropologie philosophique nous parle
tout d’abord de l’homme en tant que personne, elle
est personnaliste. Il n’y a point de personne sans
principe spirituel qui rend l’homme indépendant à
l’égard du déterminisme du milieu extérieur, naturel
et social. Le principe spirituel n’est nullement opposé
au corps humain, à la substance physique naturelle
de l’homme, qui le rattache à la vie du monde naturel.
Le spiritualisme abstrait est impuissant d’ériger une
doctrine de l’homme intégral. Le principe spirituel
embrasse également le corps humain, il s’étend à ce
qui est matériel, il signifie une domination sur « l’âme »
et « le corps », la réalisation de l’image intégrale de
la personne ; c’est la création d’une qualité suprême,
le transfert de l’homme tout entier dans un autre
ordre de l’être.
« Le corps » appartient, lui aussi, à la personne
humaine, et ne saurait être séparé du spirituel. « Le
corps » est déjà une forme qui symbolise la victoire
de l’esprit sur la matière informe. L’ancien dualisme
cartésien de « l’âme » et du « corps », de « l’esprit »
et de la « matière », est une philosophie entièrement
erronée, que l’on peut considérer comme ayant été
dépassée. Le vrai dualisme est le dualisme de « l’es­
prit » et de « la nature », de « la liberté » et de la « né­
cessité », de la « personne » et de « la chose », ce qui
a un to u t.autre sens. « Le corps » d’un homme, et
même « le corps » du monde peuvent se retirer du
royaume de « la nature », de « la nécessité », de « la
chose », pour passer dans celui de « l’esprit », de « la
liberté », de « la personne ». C’est là le sens de la doc­
trine chrétienne de la résurrection des morts, résur­
rection dans la chair. La chair ressuscitée n’est pas
la matière naturelle, soumise à la détermination,
n’est pas une chose, c’est une chair spirituelle, une
chair nouvelle, mais nullement une désincarnation
ou une abstraction. Cette doctrine de la résurrection
se distingue précisément de la doctrine de l’immorta­
lité de l’âme, parce qu’elle exige la vie éternelle pour
l’homme intégral, et non pas pour sa partie abstraite,
pour l’âme seulement. Voici pourquoi c’est une doc­
trine personnaliste.
L’indépendance du principe spirituel dans l’homme
vis-à-vis du pouvoir et de la société ne signifie pas
non plus une abstraction du « spirituel » vis-à-vis du
« social; » elle signifie que l’homme doit déterminer
la société, en devenir le maître, réaliser la plénitude
de sa vie au sein de la société, et non pas, au contraire,
en être esclave et fonction.
Le spirituel embrasse également la substance « so­
ciale » de Thomme, et cela veut dire réalisation de
Tintégrité humaine. L a société n’est pas une fin en
elle-même, c’est l’homme qui est le but final, la plé­
nitude et la perfection de la vie. L ’organisation la
plus impeccable n ’est que moyen. Le marxisme est
antipersonnaliste en ta n t qu’il suppose la fin non
pas dans l’homme, appelé à la vie étemelle, mais dans
la société.
L’erreur fondamentale du communisme, basé sur
le marxisme, consiste dans le fait qu’il croit à la pos­
sibilité d’une réalisation forcée non seulement de la
justice, mais encore de la fraternité des hommes, à
la possibilité d’une organisation obligatoire non seule­
ment de la société, mais de la communion des hommes
entre eux. Le socialisme dérive du mot « société »,
mais le communisme dérive du mot « communion ».
Le socialisme se distingue du communisme nullement
dans le plan de l’organisation sociale et économique,
où les deux doctrines peuvent coïncider. Mais on peut
comprendre le socialisme exclusivement comme une
organisation sociale et économique et limiter par cela
même les problèmes qu’il pose ; le communisme est
au contraire inéluctablement totalitaire, il suppose
une idéologie intégrale, il veut créer un homme nou­
veau et une nouvelle fraternité, une nouvelle attitude
envers la vie tout entière. Le communisme n’admet
pas que l’on puisse n ’adhérer que partiellement à sa
doctrine, il exige une adhésion complète, une véritable
conversion. La reconnaissance partielle du commu-
niante, ne s’étendant qu’au domaine social et écono­
mique, et combinée avec une idéologie différente,
n’est autre chose que du socialisme.
On doit donner le nom de socialisme à la oréation
d’une nouvelle société sans classe, au sein de laquelle
sera réalisée une plus grande vérité sociale, et où
prendra fin l’exploitation de l’homme par l’homme.
Mais la création d’un homme nouveau et d’une fra­
ternité entre les hommes est un problème spirituel,
un problème religieux ; il suppose une transformation
intérieure. C’est ce que ne veut pas admettre le com­
munisme, qui est lui-même religion. Voici pourquoi
le chrétien peut être socialiste, et même, selon ma
conviction, doit être socialiste; mais il est difficile
qu’il soit communiste, car il ne peut accepter l’idéo­
logie totalitaire du communisme, dans laquelle sont
entrés le matérialisme et l’athéisme.
Non seulement, le personnalisme chrétien ne doit
pas s’opposer à la création d’une société sans classe,
mais il doit au contraire l’encourager. La société de
classe, qui envisage comme simple moyen un nombre
immense de personnes humaines, qui admet l’exploi­
tation de ces personnes et renie la dignité humaine
des travailleurs, est contraire au principe même du
personnalisme. Ce dernier doit souhaiter la sociali­
sation de l’économie qui doit assurer à toute personne
humaine le droit au travail et à une existence digne
d’elle, qui donnera à chàcun la possibilité de réaliser
la plénitude de la vie. Mais la socialisation de l’éco­
nomie est incapable de créer un nouvel homme et
une nouvelle fraternité, elle assure la communication
entre les hommes sur une base de justice, mais non pas
la communion.
La communion des hommes a un caractère person­
naliste, car elle représente toujours une communion
de personnes, du « moi » et du « toi », dans le « nous ».
Cette communion ne peut être opérée par une orga­
nisation extérieure de la société, qui n’embrasse
qu’une partie de la personne humaine, et ne l’atteint
pas en profondeur. Aucune organisation de la société
ne peut créer de vie totalitaire. Li’illüsion du totali­
tarisme s’achète au prix d’un rétrécissement fatal
de la vie de la personne, d’un appauvrissement de sa
conscience, d’un écrasement de son élément spirituel.
C’est grâce à cette illusion que se maintient la cons­
cience communiste, elle est créée par le marxisme au
moyen d’une fausse doctrine de la personne et de
l’homme intégral. Le mouvement qui tend à créer
une nouvelle société sans classe, indubitablement
plus juste, peut être accompagné d’un rabaissement
de la spiritualité et d’un rétrécissement de la nature
spirituelle de l’homme. Mais il est possible que l’ins­
tauration de cette société, liée à des illusions maté­
rialistes de la conscience, amène à une renaissance
spirituelle, renaissance actuellement compromise par
la lutte de classe et par les problèmes qu’elle a mis
à l’ordre du jour.
Lorsque la société sans classe sera fondée, on verra
que le matérialisme et l’athéisme, la révolte contre
Dieu provoquée par le communisme appartiennent
au passé, se rattachent à la période déjà révolue de
la lutte de classe. Le nouvel homme, libéré de la
classe, sera placé devant le dernier mystère de l’être,
devant les problèmes ultimes de l’esprit. Alors, le
caractère tragique de l’existence se révélera dans
toute sa profondeur, et l’homme aura la nostalgie
de l’éternité. Alors sera réalisée la totalité de la vie
de la personne, et l’on ne prendra plus une partie
pour cette totalité. Dans une période de lutte sociale
aiguë, comme celle à laquelle nous assistons aujour­
d’hui, le système qui correspond le mieux au person­
nalisme chrétien, est le « socialisme personnaliste. »

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