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MARGUERITE I,ONG

AU PIAI\O
AVEC
DU MEME AUTEUR
Chez le même éditeur
CLAUDE DEBUSSY
Au piano avec Gab¡iel Fauré.
Au piano avec Maurice Ravel.

G
7L7L
4 {ì

Gérard BILLAUDOT, Éditeut


r4, rue de l'Échiquier, Pr\RIS
à PauI Lé,ot¿.
de l'Institut,
pré.sident du monument Debussg.

APPARITION

I'ø lune dd,ttrista,it. Des séraphins en f¡leurs


Je tíens à rcmercier íci ma chèrc amie Renée Rêuant, Yørchet aut d,oigta, da,ns le calme iles fl,eurs
de Saussíne, d.ont Ia collaboration me fut Vo,poreuses, tãîa,¿ent iüe lnouÍa,ntes oioles
De blancs sa,nglots gli.ssa,nt sur I'a,zur des cøtol,les.
précíeuse en notre émerueíIlement deâ.ussgste. Stéphane Mallarmé (Appørítloo).

M. L.

Quand un artiste appâraît, qui parle un lan-


gage nouveau brisant les formules vieillies, il est
bien rare qu'il soit admiré, compris, voire écouté.
Les hommes n'aiment pas qu'un des leurs pense
mieux ou autrement, ils lui en veulent presque
d'une parole neuve! Et les rires discrets mais
perfìdes accueillent ses premiers pas. En art, Ies
hommes adorent le vide dont la nature a horreur.
Combien sommes-nous qui, entendant pour la
première fois le Quatuor, les P¡os¿s Lgríques, la
Satabande, La Damoíselle Elue, ayons senti
qu'une étoile inconnue illuminait le ciel? Combien
qui I'ayons suivie jusqu'au seuil du Maître, Iui
apportant I'or, I'ejncens, la myrrhe de nos sens
@ 1960 by R,ené Julliard émerveillés,?'
PRI¡TTED IN ¡'RANCE
t0 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY ll
<Debussy existait avånt Debussy. C'est une ce qu'on aime, à qui on aime ! Avec pelldas, la
architecture qui bouge à l'envers dans I'eau, des musicalité latente d'une légende admirable, les
nuages qui se construisent et qui s'écroulent, des jeux < cruels et inflexibles gue I'amour et la
branches qui s'endorment, la pluie sur les feuilles, mort prornènent parmi les vivants > s'incarnaient
des prunes qui tor4bent, qui se tuent et qui sai- dan-s Ia musique('). La déclamation épousait,
gnent de l'or. Mais tout cela murmurait, bégayait, prolongeait le drame au point qu,il devenait le
n'avait pas trouvé une voix humaine pour le dire. nôtre. Jamais encore les conventions du théâtre
Mille vagues merveilles de la nature ont enfìn Iyrique n'avaient permis à la séduction, à la
découvert leur traducteur. > (l)
Puis vint PeIIéasl Aux merveilles de la nature douleur', au Destin de s'exprimer avec une ten-
s'alliaient ¡naintenant celles du cæur dresse presque chrétienne :
du vieux
cæur humain tout étonné de battre, -rajeuni, en
I'adolescent et chez la femme-enfant d]es héros Si j'éfars Díeu, j,øurais pitié du- ,*u, des hom-
de Maeterlinck. lmes !
..
Lljeunesse d'aujourd'hui ne sait pas ce qu'a
De cette libération devait naître un autre culte;
êté PeIIéas pour ceux qui I'accueillirent à sa
l-escirconstances s'y prêtaient, comme l,évolution
naissance. It fallait avoir vingt ans pour aimer la
fraîcheur de ces pensées inconnue3, pour écou_ du gofrt. Ni l'élite ni les masses ne supportaient
ter, inquiets, ravis, ces harmonies étranges jamais qlu. I'opéra italien. pas davantale- celui de
entendues. Sans analyser nos sensatiãns, nous GIück. On < vomissait > l\feyerbeer. í{ais surtout
nous laissions aller au charme sinueux de cet s'estompait dans I'ombre ce qu'on commençait
art subtil qui chante I'insaisissable et vous em- à nommer I'impasse rvagnérienne.'Ah I Wagnãr...
porte au pays de l'inconscient et du rêve. plus Presque tous, nous I,adorions. Nous avions
ñleuré
encore qu'une révélation, c,était un bouleverse_ aux âmours de /,a Walk¡¡ríe, au Cré.puscule des
ment :
díeur. < Ayant entendu Trísian et Isolde, contait
Anna de Noailles, je me souviens diavoir dit
On a brisé Ia glace auec d.es fers rcugís, à ceux qui me ramenaient chez moi ; q f,ern-
Mon cæ,ur bat comme un fou... -
ment rentrerai-je désormais dans les corsages de
II faut que je lui dÍse tout ce que je n,ai pas dit! mes vêtements, avec le cæur si puissamment
dilaté ? >
De-gu-is dix ans, Debussy avait sur les lèvres Pareille à une Sapho de l'ère 1900, la divi_
ce < il faut que je lui dise >... Dire qui-án nation poétique lui faisait voir en Walner o un
aim", miracle d'accumulation sonore où Ia färêt con_
duit aux brasiers, les passions aux sommets et
(1) Jean Cocteau.
(1) G, Samazeuilh et M, Maeterlinck.
t2 AA PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 13

aux écroulements, dont meurt la nature même, du théâtre. La réaction n'est,pas bruyante, mais
entre la mer et le feu >. C'était vrai. Moins d'un âpre, acide, fusant en lazzí ót en quoli-
-sourde,
demi-siècle après son bâtisseur, le Walhall en- bets. Et _quand Mélisande, traînée par les che.
trait dans I'immortalité des Classiques, laissant veux, exhale un dernier < Je ne suis pas heu_
âu ( wagnérisme > des plagiaires une odeur de reuse ), de francs éclats de rire parlent des
décombres. galeries. Messager qui a dirigé, o animé > cette
...Et voici que peu à peu, sur ce terrain æuvre incomparable, s'effondre, déchiré de tant
allaient éclore des fleurs. Comme après
calcinê;.. d'incompréhension. Et Debussy ?
les Srands cataclysmes, des espèces nouvelles Dès 1895 il écrivait : < Toute mon inquiétude
apparaissaient dans tous les arts : Ngrn phéas de commence. Comment le monde va-t-il se com-
Cláude Monet, Pommes .de Cézanne, Pégase porter avec ces deux pauv"6s-.petits êtres ? >
d'Odilon Redon, Faune et Naiod¿s de Claude Ilfaintenant, il est barricadé danJ le cabinet du
Debussy... Couleurs et accords se mariaient, Directeur comme en un phare inaccessible. Aux
charmaient les habitants d'une terre encore une amis venus le chercher après le baisser du rideau,
fois juvénile. La voix de Mélisande < passant il dit simplement : < Parlons d,autre chose. >
sur Ia nrer au printemps > répandait' en une Voilà d'où remonta bientôt, vers une gloire
bnée, parfums et sons irisés. < Nous baignions universelle, Pellëas et MéIísande.
dans de Ia lumière sonore >, dit Robert Kemp,
un des premiers debussystes, < des opales {.
venaient à nous >>. :l nt
Mais à la répétition générale et à la ( pre
mière > de PeIIéas, les partisans ont embouché Dès.sa révélation, le hasard ou la providence
trop tôt I'olifant de la victoire (t) : comment m'avaient faite debussyste. L,ouvrage, admira_
cacher cette i\¡resse qui nous gagne ? Le groupe blement monté par Albert Carré, étaiï áirigé pan
des fidèles échange des regards, des serrements André Messager dont Debussy, ému, vanta la
de mains d'un élan presque mystique. L'oppo- < merveilleuse mise en place >. ùIais
en même
sition jusqu'alors sournoise s'exaspère. Quels temps directeur du Covent Garden, Messager fut
ennemis ? -- Les rivaux, les jaloux, les révoltés rappelé à Londres après la troisième représen_
sincères. et jusqu'à Maetertinck lui-même, ulcéré tation. Pour lui succéder au pupitre, il, choisit
qu'à I'interprète qu'il eût souhaitée l'on préférât mon câ,rna'radeHenri Büsser, compositeur et déjà
Mary Garden. On attribue même au 1rcète I'idée chef des chæurs à I'Opéra-Comique. AfÌñ de faõi_
de brochures ironiques distribuées sur le trottoir liter sa tâche, Büsser, tandis qu'il travaillait la
partition d'orchestre, me demanda de lui jouer
(1) A I'Opéra4omique;'les 28 et 30 awll 1902. Souve- la partition de piano. Ainsi pénétrai_je peu à
nirs ile R,ené Péter qut, dè8 son enta,Doe, tut rm lcn¡ent
du Maltre. peu dans la forêt enchantée où, beaucbup plus
t4 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 15

tard, le Maltre viendrait lui-même à ma ren- croquis < de ce garçon si matériel, si taciturne,
contre... s'il ne s'agit de bonnes adresses où se procurer
Il faut avouer que si l'æuvre de Debussy avait du caviar >; à Léon-Paul Fargue, enfln, alors
été un choc, son aspect et son ( aura > en provo- fondateur d'une Revue de Luxe, Le Centaure,
quaient un autre. Devant Ines souvenirs, et de- << Nous le voyions arriver d'un air sombre,
vant tant de portraits du musicien brossés par écrit le poète, coiffé d'un petit chapeau très
ses contemporains, peintres ou poètes, I'impres- étroit, cravaté d'une Lavallière, enrafalé d'un
sion persiste d'une sorte de saisissement devant grand capuchon triste... Rarbe clairsemée, front
l'étrangeté d'une telle présence : en proue, jupitérien, la paupière chargée. Seule,
.< Ce corpS mou et nonchalant, (c'est Henri de une belle bouche rouge et sensuelle posait une
Régnier qui parle, ami de jeunesse, et beau- note de couleur là-dedans. Il ressemblait à la
frère de Pierre LouÍs)... Ce visage d'une pâleur tête de Saint-Jean de Solario qui est au Louvre.
mate, ces yeux noirs et vifs aux paupières lour- Debussy s'asseyaii silencieusement au piano du
des, ce front énorme et singulièrement bossué petit cabinet-bibliothèque et se mettait à impro-
sur lequel iI ramenait une longue mèche crépue, viser. Tous ceux qui I'ont connu savent ce que
cet aspect å la fois félin et tzþane, ardent et cela pouvait être... >
concentré... La parole est lente et traîne sur les Seule, Colette nous montre un Debussy gai,
mots. Du reste, il parle peu, sauf avec les intimes, ou du moins d'une teinte dyonisiaque très
et alors sâ conversation est un mchântement. > conforme à I'Après-midí d'un Faune. L'on don-
Chez d'autres, les épithètes d'< olympien r, nait, en cette année 1908, Shéhérazade de
de < solitaire >, de < tragique >, alternent avec Rirnsky-Korsakov (version orchestrale) et la
< câlin >, < voluptueux >, < cynique >, ( para- romancière, âlors Colette Willy, revenait du
doxal >. Ce qui n'étonne guère devant les bou- concert avec ses compagnons dont Debussy
tades favorites du Maìtre : et les Louis de Serres fort -excités par cette
Pourquoi s'essoufrler à construire des sym- -
première audition sensationnelle. <Fièvre russe >
-
phonies ? Faisons des oPérettes. qui n'allait que monter au cours du souper chez
Ou bien : les Serres. (Les fameux Ballets de Diaghilev
Si Dieu allait ne pas aimer ma musique... allaient bientôt révolutionner Paris.)
- < Debussy exultait, raconte Colette, grisée. Il
On peut presque dire que Debussy sert de chantait par bribes cette musique neuve, s'aidait
réactif aux écrivains : à Léon Daudet, chroni- d'un glissando sur le clavier, imitait les tam-
queur parisien, guettant chez Weber ( ce gra'nd bours sur une vitre, le glockenspiel sur un vase
musicien qui s'avance, avec son front de ehien de cristal. Il bourdonnait comme un essaim,
pékinois >; à Jacques-Emile Blanche, laissant, riait de tout son étonnant visage et nous le
avec un beau portrait de Debussy le méchant trouvions bien beau.,
16 AU PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY t7
C'est une réplique de Massenet à son élèvè fois ceux de la technique et du subconscient.
Gustave Charpentier (') {ui est Ia plus proche C'est ensuite qu'il aboutit à de géniales florai-
de mon impression personnelle. Le musicien de sons.
Louíse é¡'oque'une conversation (') au cours de Souvent, on ne cherche en lui que paysages
Iaquelle I'auteur de Manon, supputant les chan- et poésie descriptive là oÌ¡ se mêlent tendresse,
ces des jeunes cornpositeurs d'alors, s'arrêta humour et gravité, de façon déroutante, il
brusquement. Puis, songeur : faut I'avouer. Comnent traduire une pensée
Debussy, reprit-il, c'est l'é.nígme. aussi originale, aussi raffìnée ? Non, les virtuoses
-Tel était I'homme qui suscitait tant de luttes, ¡re la saisissaient pas encore. Rien de ce que
tant de détracteurs ou d' << idolâtres >, comme j'entendais ne me satisfaisait. Les interprétations
on disait après Pelléas. Tel restait le sombre et diverses soulignaient plutôt l'écar.t (l'abîme) qui
ensorcelant démiurge dont la musique de piano, les séparait de celle de l'auteur. Quand il jouait
après son révolutionnaire opéra, commençait à sa musique, c'était merveilleux.. Avec les autres,
faire parler d'elle. rien de pareil ! Je n'arrivaiç pas à comprendre.
J'ai joué, et en < première audition >>, presque
** toutes les grandes æuvres françaises ! Que les
siennes fussent toujours absentes de mes pro-
Alors que Debussy était en pleine gloire, que grammes agaçait Debussy, je le voyais bien. Au
déjà de nombreux pianistes I'inscrivaient à leurs hasard des circonstances, des phrases lui échap-
programmes, je ne le jouais pas. Non, certes, paient: <Vous n'aimez donc pas.ce que je
faute d'admiration ! Au contraire, cette admi- fais ? >, ou quelque chose d'approchant. Puis, un
ration me posait, à moi aussi, des énigmes. jour, il me posa brusquement la question :
Comment exprimer ce je ne sais quoi d'indéfìni, Vous ne voulez donc pas jouer ma mu-
de chatoyant, de si profond ? Pour expliquer des -
sique
accords troublants, des timbres .qui semblent
?
-Erreur ! J'étais frop admirative, au contraire !
épars, le terme d'/mpressionnísme' est commode.
Mais Debussy se défendait d'être impression- Je lui dis mon appréhension :
niste : sous I'apparence trontpeuse de I'impro- Elle est trop diffìcile.
visation, sa musique cache un tel souci de la
- Diffìcile ! Mais elle n'est pour vous que
forme, de l'agencement intérieur ! L'artiste, plus
- d'enfants !
jeux
proche du géologue que du glaneur, suit la La note, oui. Mais la réalisation ? Il y â...
nature et la science. Ses terrains ? Tout à la It -y a quelque chose qui m'échaPPe.
- J'allai jusqu'au.bout de ma pensée. J'avouai
(1) Gustave Charpentier occupa à la Villa Médictg, l'ébranlement ressenti à I'apparition de Pelléas,
à Rome, la même chambre que Debussy. à celle d'un nouvel art du piano... Et aussi,
(:2) Cha,nteclerc,24 mars 1928.
2
18 AA PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 19

pour un interprète, I'impossibilité d'approcher, tionale. Le 28, c'est la catastrophe : I'archiduc


même de loín, de sa manière, à lui : François-Ferdinand vient d'être assassiné à
Je comme devant un mur ! Sarajevo. La vision d'une guerre imminente
- Et suis
si je vous la faisais travailler vrai- plane sur l'Europe qui ? sur le monde
- travailler ?
ment - entier. Au sein de la - grandesaittragédie, l'anxiété
Oh alors ! tout de suite. me tenaille touchant le sort de mon mari, capi-
-Pour encourager cette ardeur, Debussy promit taine d'infanterie (r). Pour les appelés, les civils,
sa collaboration à un concert de charité que je pour toute la jeunesse de France, de combien
donnais, en mai 1914, à la Salle du Conservatoire. sera le sursis ?
La cantatrice Rose Féart y interprétait des mélo- Il dura.un mois, au cours duquel Paris vécut
dies du Maître, et moi, trois concertí avec plus intensément que jamais, dans un ultime
orchestre. J'avais déjà affronté ce genre de effort. Le surlendemain de I'attentat serbe, avait
récital (r). Rare à l'époque, il est devenu la lieu, à l'Opéra-Comique, la < dernière > de
rude performance classique, la pierre de tou- Pelléas avant la saison d'été de l'été 1914.
che d'une carrière. Ce soir-là, Camille Chevil- Nous décidâmes d'y aller : -
lard dirigea donc, avec moi en soliste, la BaIIade
de Fauré, le troisième Concerto de Saint-Saëns, C'est le uent qui s'élèue, chantait Pelléas,
et la Sgmplroníe su¡ un thème montagnard, de Entendez-uous la met ?
Vincent d'Indy. On s'embarquerait sans le sauoí¡ et lron ne
Debussy vint comme il I'avait promis et accom- lreuíendrait plus...
pagna au piano ses mélodies. Son magnétisme
personnel niml¡ait ces merveilles vocales qui
cornposent Le Promenoír des deuæ amants La musique ressuscitait des jours inoubliables.
< Crois mon conseil, chère Climène >... Peut-être
Elle irradiait le mystère et I'angoisse. Ce PeIIéas
qui avait signifìé pour nous I'air libre, au sortir
commençait-il ainsi, de loin, mon initiation !
Sans tarder, flattée à I'extrême qu'il m'ait élue
des embrasements wagnériens, ce Pelléas mas-
parmi tant d'autres, je me mis au travail, au quait-il maintenant de vrais drames ? L'Art sur-
progrâmme qu'il m'avait tracé... vivrait-il aux désastres, aux ruines ? On avait
la gorge serrée.
{.*
(1) Ofôcler de grande valeur, Josept¡ de Marliave tut
parmi les personnalités marqu&ntes du début du giècle.
Fin juin 1914, la musique, comme tout le A.rtiste, écrivain, possédant une immense culture littéraire
reste, se ressent de la tension politique interna- et musicale, il est I'auteur d'un ouvrage célèbre : .Lee
Qtntuors d,e Beethotsen, paru chez F.élix Alcon (1925).
En réimpression aux Ed. Julliard.
(1) A' fa, Salle Ererd, avec lleethoven, Liszt et Fauré. (Note d,es E d,iteú,rs.)
20 AT PIANO AVEC CLAUDE.DEBUSSY 21

A l'entracte, mon mari sortit de la loge : mains de mage ! J'aurais donné dix ans de ma
-- J'ai rqncontré Debussy dans les couloirs, vie pour qu'il m'eût appris, en rêve, son secret
dit-il en revenant. et la traduction d'une ceuvre pareille :
Et devant mon interrogation muette : Oh ! Je ne vais pas vous la < jouer >, ne
Que vouliez-vous que ie lui dise, fìt-il sim- - attendez pas à une exécution
vous ! Vous allez
-
plement. vous asseoir près de moi... Et dès la deuxième
Oui, la beauté, l'émotion, sont parfois inexpri- mesure, vous allez m'arrêter.
mables... Le silence de mon rnari, ce soir-là, Debussy se mit à rire et notre travail dura
m'aida plus tard à en convaincre Debussy. Si toute la journée. Le deuxième dirnanche nous
incroyable que cela paraisse, l'auteur de Sai¡¿f- rapprochait encore d'événements qui devonaient
Sébastien, m'entendant une fois qualifìer de tragiques. Je revois ce petit hôtel des Debussy,
< beau > un morceau d'un autre compositeur, square du Bois-de-Boulogne, dominant presque
pensa tout haut, un peu amèrement : les anciennes fortifìcations. Il était üout proche
On ne m'a jamais dit, à moi, que c'étaít de la gare du Bois, et les nerfs du musicien
- !
beau souffraient déjà du fracas du chemin de fer >,
<<

Les bras < rn'en tombèrent >, d'abord. Puis joint aux échos d'une école de elairons et au
je réalisai combien, malgré la gloire, sa sensi- bruit des tambours. N'empêche ! Ces moments
bilité sa susceptibilité était vulnérable' qui nous étaient laissés fìguraient une sorte'de
Le récit- de ce souvenir -lui-fit comprendre que trêve. Le salon nous accueillait, Iuxueux, tran-
l'émotion due à la beauté peut parfois rester quille. Par une fenêtre ouverte, les bouffées de
muette ! LtIsIe Jogeuse s'envolaient de < la maison lyri-
Debussy, qui avait tant fêté, tant évoqué le íque, :tournée vers les rails brutaux de tous les
< dimanche > : Dímanche su¡ les uilles, Dímanche iléparts ainsi parlait d'Annunzio. Quelle pro-
dans les cæuÍs, Je surs née ttn dimanche, un phétie ! -C'est en ce dernier dimanche qu'assis
dímanche à midi, Debussy marqua s¡çs¡s ;cê près de Mme Debussy, mon mari m'entendit
jour de minutes Poignantes : jouer pour la dernière fois. Le 2 aofit, la guerre
Par deux dimanches torrides de juillet 1914, éclatait, on affìchait la mobilisation. Les raíIs
j'arrivai chez lui avec le programme quelnous b¡utauæ, de tous les dé.parts I Le 12 août, c'était
avions arrêté ensemble. Il en était heur,eux' le sien, celui de Joseph de Marliave, rejoignant
Moi, j'étais tremblante ! le front. Douze jours plus tard le 24 --:- il
Js¡s2-moi d'abord L'IsIe Jogeuse, me dit-il. tombait au chomp d'honneur. -
Je-suis curieux de voir cs qu'une artiste comme
vous peut en faire.
Un instant, je contemplai le clavier calme, et *
*tc
ses mains qui pouvaient tout lui demander. Ses
22 AA PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 28

AU PIANO Debussy ne savait pas que le générat Mangin,


mélomane et fanatique de son Quatuor, deman-
derait à l'entendre aux heures angoissantes
I avant les attaques. Mais il se sentait lui-même -
atteint d'un mal inexorable qui empirait tous les
jours.
La maín, sa place. l,'¿¡q¿fítude rígouÍeuse. L'Art restait donc notre seul refuge, à lui
-
Le chant, pd.t ra.pport à l,harmoií" totol". comme à moi. Un refuge surplombant I'abîme :
- ( Ce sera dur, long, impitoyable aux douleurs,
C'est devant le piano qu'en juillet tgl4 j'avais continuait-il d'écrire, mais pour nous, hommes
quitté Debussy. Dès le moiJ suivant, face à de la ville, contenons notre angoisse, travaillons
l'immense douleur de ma vie, je pour cette beauté dont les peuples ont I'instinctif
jouer. De son côté, l'évolution A" cessai de
la guerre besoin, plus fort d'avoir souffert > (1).
ravageait I'auteur de pelléas depuis le début des Pour moi, la suggestion immédiate de ce tra-
hostilités : vail de ce salut me vint aussi de deux
< Tout cela me compose une vie à
la fois grands - Gabriel Pierné et Camille
- artistes et amis,
intensive et troublée, écrivait-il, où je ne suis Chevillard. La musique leur devait de ne pas
plus gu'un pauvre atome roulé par Ie terrible sombrer dans un Paris en guerre, car, avec des
cataclysme; ce gue je fais me sèmble si misé_ musiciens non mobilisés des orchestres Colonne
rablement petit ! J'en arrive à envier Satie qui et Lamoureux, ils avaient fondu en une seule
va s'occuper sérieusement de défendre paris in ces deux grandes Associations dont ils dirigaient
qualité de caporal > ('). Et, quelque temps alternativement les concerts du dimanchç. En
après : < C)n a beau lutter, tant dé succes- 1917, ils me demandèrent de participer à I'un
sifs, tant d'horreurs révoltantes "orrp.
étreìgnent et de ces concerts, donné pour les prisonniers de
broient Ie cæur. Je ne parle pas des dðux mois guerre. Leur affection, leur insistance, soutinrent
pendant lesquels je n'ai pas écrit une note ni mon terrible effort de rejouer en public, d'aban-
touché un piano : c,est sans importance mis en donner ma solitude. De son côté, Roger-Ducasse,
regard des événements_, je le sais bien; mais je pour me forcer à retravailler, écrivait à mon
ne peux m'empêcher d'y penser âvec tristessel.. tuítention Deuæ Etud¿s très difflciles. J'acceptai
à mon ggu, le tempi perdu u.f I jeili; de les présenter à la S.M.I. (Société de Musique
perdu > (r). Indépendante) qui reprenait ses activités au moís
de mai de cette même année.
(l') L¿ttrcd Pour la première fois depuis la guerre, quan-
¿f¿ Clanñe
lebussV à, son éillteur, tttbl4ées
po¡ Jøcquas Durønil, g aott 191a."
(2) fdem, 21 sept-embre [914. (1) fdem, 22 juillet 191'5.
24 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 25

tité, de musiciens et de compositeurs se retrou- vie : < Entendez-vous la mer ? me disait-il bien-
vèrent à cette séance : Debussy, Florent Schmitt, tôt, face à la splendeur de I'océan, la mer, c'est
Ravel et beaucoup d'autres... Par contre, était tout ce qu'il y a de plus musícal. > Ce courage
absent Roger-Ducasse dont l'æuvre eut un très dans la souffrance restait un exemple, un but.
gros succès (1) : '< J'ai entendu vos Efudes si Un apaisemerit âussi, avec la musique, la musi-
difficiles pour lesquelles les doigts de Marguerite que qui console et qui peu à peu allait devenir
Long se sont multipliés ! >, lui écrivit Debussy. mon unique raison d'être.
Ce dernier m'attendait à I'issue du concert. Sa Pourtant, le 1" juitlet, décrivant à Jacques
curiosité toujours à I'affût de la technique du Durand Saint-Jean-de'Luz et ses estivants, le
piano était visible : musicien lui annonce qu'on y accueillera <( Ma-
Je veux tâter ces bras, dit-il, pour voir dame Marguerite Long qui joue-.si bien du
-
comment et en quoi ils sont faits, pour jouer, piano >.
pour mater tout cela ? Cornme jaloux d'un temps réservé à la compo-
Et Mme Debussy, dont l'intuition guettait tout sition, ajoute Dieu I'accompagne et fasse
il <<

ce qui pouvait servir la musique de son mari, qu'elle ne soit pas <( mitoyenne )> ! Que le même
proposa aussitôt un rendez-vous. Dieu m'accorde assez de tranquille santé pour
Vous viendrez déjeuner demain, me dit- travailler à ces fameux Travaux en cours >.
<<

- et elle partit sans attendre


elle, ma réponse. Curieuse ironie : au contraire, c'est avec lui
el chez lui, au Chalet Habas, qu'en ces mois
Le lien sonore renouait donc avec le passé... d'août et de septembre, j'allais travailler sans
Et I'avenir, puisque je I'appris bientôt relâche. A peine arrivée, j'étais pour ainsi dire
le Maître et sa farnille- me retrouveraient sur -la < vissée au piano >, il ne me laissait pas repartir.
côte basque, à Saint-Jean-de-Luz, oir j'allais Avec lui, les heures s'envolaient, commg happées
passer les vacances. par l'intérêt de ce qu'il disait. Si, par Debussy'
Oui, ces mois de l'été l9l7 auront fìguré un for¡t n'a pas été remis en question, il m'a du
cadeau de la Providence en laissant à I'homme moins initiée à toute son æuvre. Aussi ces heures
si malade q!¡'était Debussy un tel amour de la sont-elles inoubliabtes. Tant pour le monde du
cæur, où son afÏection et celle des siens me
(1) En ta¡t qrt'tnterprète, j'eur aussl ulr énonne ¡uc- réconfortaient, que sur Ie terrain purement pia-
cès. €ette llEslqlre de Ducasce reste cslle d'un très gÈaad nistique. Nous parlions, je jouais sa musique,
musiclen" dlfôcile, austère, peut-€tre, pour le publlõ non celle des autres, à laquelle il s'intéressait tou-
lnltié (c'est pour cela qu'on no la Joue pas). On avalt jours. Celle des grands Maltres qu'il admirait
blaaê l'Etude en notea répétées ! Je dls à une amie :
( vous voyez que I'on apprécle l¿ mucique de Ducasse ! > profondément, Bach, Liszt, Choþin Chopin'
< Elle me répondlt : < Oui, oui.. Mats c'est surtout la surtout, au sujet duquel il ne -
tarissait pas. II
corde raide que I'on a biseée ! > N. des Ed' : Entretôens
øoec MergTterite Long. IÙ,T.F. EmigsloD no 17.842. était imprégné, comme habité par son jeu. II
26 AA PIANO AVEC CLAUDE DãBUSSY 27
recherchait dans ses exécutions personnelles tout laissées. Il y a veillé avec le soin le plus extrême,
ce qu'il pensait être des procédés de notre maître le plus farouche, et m'a souvent répété (avee le
à tous ! même courroux) cette courte anecdote :
Trois mois durant, cet été-là, je n'ai pas quitté Un pianiste, venu lui jouer certaine de ses
le clavier, ou presque, mais l'expérience fut mer- (Euvres, à tel passage s'arrête et lui dit : < Maître,
veilleusement féconde, et immense le bénélìce à mon avis, là, c'est liä¡e... > Et Debussy fulmi-
de ce contact quotidien. Quel. enrichissement ! nant :
Dans son Journal, Eugène Delacroix dit < qu'il Il y a des gens pour écrire de la musique,
n'y a pas de dëtaÍls (négligeables) dans I'exécu- des- gens pour l'éditer, et ce monsieur pour faire
tion >. De même, Debussy ponctuait les grandes ce qu'il veut !
lignes musicales d'incroyables, de minutieuse3 Je lui demandai ce qu'il avait répo¡du. Alors,
précisions : avec un immense mépris :
N
Quatre double-croches, c'est 4 Ò Les Oh ! rien ! fìt-il, j'ai regardé le tapis, mais
- ne sont pas faites pour être en I'air, sur
mains lui- ne Ie foulera plus !
le piano, mais < pour enf¡er dedans >. Ravel, si soucieux, Iui aussi, du respect de
ses intentions, me faisait souvent raconter cette
Un jour, ses yeux me fìxent, lucides, luisants : histoire. Et c'est la même intransigeance qui fìt
Le cinquième doigt des virtuoses, dit-il, répliquer à Debussy, quand on lui oflrit une
- plaie !
quelle artiste < de génie > pour chanter Mélisande :
Ce que Debussy entendait par là, c'est que, Une interprète fÌdèle me suffìt.
trop souvent, on martèle le chant sans attacher -
une importance suffìsante à I'harmonie totale. La scène suivante prouve à quel point it tenait
Celle-ci, chez lui, ne saurait être sacrifìée à l'idée à ce que I'on respectât I'intégrité de sa pensée :
mélodique. Elle fait intimement corps avec elle Une fois, comme il m'arrivait presque quoti-
et le chant n'aura généralement qu'un relief diennement de le faire c'est-à-dire, déjeuner
estompé : < Il faut faire oublier que le piano et passer la journée au- travail j'arrivai au
a des marteaux >, répétait-il. -
Chalet Habas per une chaude matinée...
Ainsi parlait naguère aux virtuoses Chopin,
dont une élève, Mme Mauté de Fleurville, fut -Je Vous savez !
tressaillis. Devant moi, sur la route,. en
la première conseillère de Debussy. C'est elle qui plein soleil, Debussy m'attendait :
lui transmit, lui apprit cette < science de I'atta- Vous sevez, il faut faire le sol dièse píano,
(lue ), ce < moelleux >, qu'à son tour il deman- j'y- ai pensé toute la nuit !
dait à ses interprètes. Je ne comprenais pas, et il ne eomprenait pas
Toutes les indications possibles concernant que je ne comprisse pes. II en était ahuri. Alors,
I'exécution de ses æuvres, Debussy nous les a moi, timidement :
28 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 29

Mon cher Maître, je suis confuse. Excusez- La mer ! rrous entendez 2 La mer, c'est
- mais
moi, je ne sais pas de quel sof dièse il - ce qu'il
tout y a de plus musical, Et je me
s'agit. Où ? Dans quoi ? souviens qu'il ajouta : < Tout ce que I'on voudra,
Il s'agissait de Mouuement, la troisième des mais que ce soit rnusical / >
premières Images. Et il changeait tout simple- Puis tout à coup, changeant d'image :
ment la nuânce d'un accord (1) ! Et il y avait Il fautlra demain que nous travaillions le
pensé toute Ia " nuit ! Quelle leçon pour les -
Gënbal Lauíne. Cet homme en boís était un
Iibertés que prennent certains vis-à-vis, non homme de génie. lI était musical.
seulement des nuances, mais du texte... Mme Debussy ne passait pas du coq-à-l'âne, comme
Debussy allait jusqu'aux termes d' < irres- on pourrait le croire : Général Lattíne, eccenttic,
pect )i de < malhonnêteté >, si quelque interpré- Siælème préIude du Deuxièmei Livre, firt inspiré
tation faussait tant soit peu une tradition si par un ciown du cirque lUédrano, sorte de Grock
scrupuleusement méditée et fìxée pour toujours. àu début du siècle. Cet équilibriste, cet < homme
en bois >, masquait d'humour et de pirouettes
f* un cæur trop sensible... Comme son portrait,
son évocation par Debussy, trahit les varia-
Cette même série des Images nous offre, pour tions affectives- du musicien lui-même ! Main-
débuter, Reflets dans l,eau. Reflets ? < poème tenant que ie le voyais de si près, la ten-
de l'agonie de la lumière, dit André Suarès, de dresse et I'ironie m'apparaissaient comme les
la lumière estompée par I'onde, où chantent marques distinctives de son caractère, une
trois notes d'une poésie intense. >> Ces trois notes < gouaille > atténuée par .l'amitié, l'âge et la
sont vraiment le < tout > qu'un véritable créa- maladie, mais dont, au temps de sa jeunesse,
teur fait avec <( rien >. Leur densité flottante il devait se cuirasser devant la vie. (Comme
s'aimante d'une irrésistible attraction, car nul Général Lauine /) Nous retrouvons cette sorte
comme Debussy n'a été le poète de I'eau. C'est d'auto-défense dans la correspondance de l'épo-
dans < I'infìdèle élément >> qu'il semble puiser que de ses trente ans ; dans cette lettre qui va
ses plus belles inspirations. J'ai déjà dit qu'un suivre et qui est connue' Adressée à Pierre
jour, à Saint-Jean-de-Luz où j'avais Ia joie émue Louys, son plus intime ami d'alors, elle com-
de l'accompagner dans une de ses promenades mente une rupture alnoureuse- Eile me semble
une des dernières ptomenades de son derniêr - expliquer la nostalgie mathématique et fugace
êté arrivant sur la falaise, il me pressa le du sirième préIude comme un.impossible équi
bras- : libre de l'âme :
..(1) 4lq.q"q9 6, 15. mesure : le 1.r tempa, indiqué , ... i'ai tout de mêmeé,té bouleuersé, et
tiù, lorte doit être, au coDtraire, pi,ana subito pour per_
mettre unç reprise da crescendo. encore une fois attrísté de te sauoír si loin, si
30 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 31
irréfutablement loin que je n,auais pas la force
son attitude restait totalement engagée dès
!9 faire le geste símple d.e t,écríre i it *e ,"^-
b-lglt que cela n,aníueraít pds iom^e il le qu'il s'agissait de musique, dès qu'il prenait
possession du piano.
fallait; les paroles que l,on-dit les geur dans < Il avait I'air d'accoucher le clavier, notait
des geur amís ne se remplacent pãs par de
l'écríture- déjà Léon-Paul Fargue. Il te berçait, lui parlait
> Tu pensetas peut-ê.tre < tout cela est d.e doucement, comme un cavalier à son cheval,
sa f aute > ; mais uoítà je suis parf ois senfi_ comme un berger à son troupeau, comme un
mental comme une modíste - batteur de blé à ses bæufs. C'est sur ce vieil
qui au¡aít été Ia instrument qu'il nous joua un jour ce qu'il
maîtresse de Chopin ; j,aí beioin de constater
que mon cæut est encore susceptible de avait composé de Pelléas. >
tressaíllír lieu de faire tranquíIiement de D'après NIlle Vasnier, la fille d'und'des pre.
la chímíe personnelle et qui n,engage qu'une mières muses de Debussy, celui-ci composait au
piano, ou parfois en marchant, fumant une éter-
responsabíIité de papier... (t) >
nelle cigarette. La trace des brûlures de celle-ci
sur les touches des pianos de sa jeunesse le
* prouve bien. Il cherchait longtemps dans sa tête
avant d'écrire.
Un autre témoignage, à peine postérieur, reste
capital, lui aussi, puisqu'il donne le diapason
esthétique d'un Debussy jetne c'était treize
AU PIANO ans avant Pelléas -
dont les idées sont à ses
-
ceuvres ce que la graine est à I'arbre. Ce docu-
ment est le carnet de Maurice Emmanuel, futur
II auteur de Salamine (') et contemporain de
Claude-Achille. Comme lui, Emmanuel devait
Debussg au píano. libérer leur art de beaucoup d'entraves confor-
Les mod.ulatíons.
Les nuances. La -techníque debussgste mistes, et, comme lui, en pâtir. Son amour pour
- les modes anciens, rénovateurs, le fait mal voir
dès le Conservatoire, d'oir Léo Delibes I'exclut du
Rien n'était plus contraire à Debussy qu'une
seule ( responsabilité de papier >. Et combien (1) Tragédie lyrique, sur ¿€s Pe"s¿s, d'Eschyle, où
Maurice Emmanuel a rejoint la grandeur du trag:ique
grec >, dit René DumesniL Sala,mine fut représenté avec
(1) I juin 1894. Cit. par Pasteur Vallery-Radot un grand succès à I'Opéra en 1929. En 1959, la R,.T.F.
étølt Cla,ud,e Debrtssy, Julliard, éd. p. Tel donne en première audition l,rØtuéthée enchaî,né, toujourr
11¡.- d'après Eschyle. Art rtein de valeur et d'oiignalité.
32 AU PIANO AVEC 33
CLA,UDE DEBUSSY
Concours pour le prix de Rome et, fìnalement, Gu¡neup
de sa propre classe de composition.
Maurice Emmanuel s'adresse alors clandesti_ Maís quand ie føís ceci : Il faut bíen que çd
nement à Ernest Guiraud qui, lui aussi, enseigne se résolue I
au Conservatoire et dont les idées sontieaucõup
plus larges. C'est l,ancien professeur de Debuss!
et c'est chez lui que nous assistons à la ren_ æ
contre des deux jeunes gens, puis à une discus_
sion entre Guiraud etl'Enfant prod.igue, Debussy DnnussY
revenant Grand prix de Musigue de la Ville
Ilternelle. .I't'en fìche ! Pourquoi ?
... il est émouvant, ce petit carnet noir, d'as_
pect presque söolaire, et qui reste une page de GurRAuD
notre Histoire de la lVlusique ! Sur ses feuilles
quadrillées, lucide, amusé, N{aurice Emmanuel Alors, uous trouuez ça iolí7
s'empresse de noter au vol le dialogue qui suit,
entre maître et ancien disciple :
Debussy, fuyant déjà les sentiers battus,
esquisse au piano des séries d'intervalles...
DesussY

Gurn¿,u¡ Oui ! Oui ! Et oui ! (1).

Qu'est-ce que c'est que ça ? (On reste confondu du scandale causé en 1890
p"ì' i;"*pl;i de quintes et octaves.parallèles')
ðãp""a.tit, toujoúrs au piano, Debussy plaque
Deeussy d'autres accords :

Accords íncomplets, flottants. Il f aut noger Ie


fon. Alors on aboutit où on veut, on sort par la
porte qu'on veut. D'où agrandissement du tei_
rain. Et nua.nces. Í\ Ca.r'tuet inétltt-u-*f""nel,
dte Maurlce Emmanuel' Communlcgé
présenté par A' Hoérée'
.rr"í,tã;' rriåri"¡*
-õomæata4harpentier' juillet 19{2'
õãf.

3
34 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBASSY 35

Gu¡neun Gurnlun
Maís comment Dous en tirez-uous 2 Ce que Qu'est-ce qui vous a le plus frappé à Rome ?
vous faites là est joli, je ne dis pas. Mais c'est
absurde, théoriquement.
DnnussY

DEnussv Les Loggie de RaphaëI... Saint-Pierre est une


halle pour géants raisonnables et sans goût.
Il n'y a pas de théorie : sufiìt d'entendre. Le J'aime mieux Saint-Sér'erin. J'adore la Villa Pia
plaisir est la règle. qui ne sert à rien du tout. Mais des portiques,
des balustrades, des frontons; mais ça ß'encadre
dans les verdures du Paradis... A Orvieto, la
Gurneup Résurrection de Signoreili (pas à cause des trom-
pettes I ).
Je veux bien, pour une nature exceptionnelle...
Mais comment apprendrez-vous Ia musique aux
autres ?
Cette désinvolture montre avec quel bonheur
Debussy alliait la liberté d'esprit aux dons les
DEsussy plus admirables. Je pensè que personne n'â
mieux réalisé l' < agrandissement du terrain > et
La musique, ça ne s'apprend pas. Ies nucnces pressentis dans ce dialogue avec Gui-
raud. Nul n'a pu nous faire sentir plus profon-
Gurneun dément la corrélation mystérieuse, la correspon-
dance intime du .son et de la pensée évoquer
AIIons donc ! Vous oubliez, mon petit, quê un aspect de la nature, un frisson, une- ombre ou
Dous aDez passé dix. ûns au Conseruatoíre ! une clarté enfermer dans un accord tant de
- rêve...
poésie et de
Dreussy
une ce¡taine forêt et une certaine région, et
...
Oui, c'est imbécile ce que je dis ! (Comment un¿ fe¡rcsse au bord d'une certaine mer. Nous
concilier tout cela ?) Il est sûr que je ne me nous y éuadons, conncissant Ia porte secrète,
sens libre que parce que j'ai fait mes classes, et le monde ne nous est plus rien,
et je ne sors de la Fugue que parce que je la Evasion qui peut nous amener à dire que
sais. cette porte secrète dont parle Jacques Rivière,
36 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 37
dan¡
-_lignes merveilleuses,
ces
après Pelléas. on -n'a pf",
-i"*áis
s,est refermée sans aucune dureté dans I'attaque, comme
composé Chopin. J'ai dit que ce phrasé illustre le préoc-
comme avant cette døte en musþue.
On n,a þlus cupait; sa recherche lui faisait prétendre
écouté ni joué <iu piano
de la < s'être usé les doigts > sur l'étude posthume
même r¡r-anière qu'avant lui.'Il"p"À.'ô"¡ìrssy
;;;; trop
< accordés > aux vibrations inlìnies de bien son
en la bémol ('), du maitre qu'il admirait à l'égal
propre émoi, à ce diapason révélateur de Bach et de Liszt. L'échelle de ses nuances
parlions tout à I'heurõ. De cette .u".i¡ifit¿dont nous allait du tríple piano au f orte sans jamais arri-
culeuse provient son influend ;t;;; mira- ver à des sonorités désordonnées où la subtilité
extrême des harmonies se fût perdue.
r.".. procédés ¿'¿"rit""Jãì t,emploi
aDusu cte !t
:ig::"rt"l.. certaines. harmonies n,y sont pòur Tel Chopin, encore, il considérait I'qrt de Ia
rien.- Voilà ce que n'ont pas pédale comme ( une sorte de respiration >. Il
ses innom_ précisait avoir observé ce procédé chez Liszt
brables imitateurs. Voilà qui "o-pri.
< La musique, çâ ," ¡"rtTn"i. boutade : quand il lui fut donné de I'entendre, étant à
p"r.-"
"'"p!r"ï¿ Rome.

f.
..Jlessayais, ce¡rendant, pour
-ce jouer sø musique, Maintenant, après r""* ,.", parlé c travail >,
cl'apprendre sa manière, q.il ì;. f,ianistes de < scrupule >, << recherche >, etc., osons le para-
tous les temps devront fäire. C,est ii"t¿.Ct doxe qui reste une des dures lois de I'interpré-
peuvent présenter ces souvenirs, puisqu,il qrrã tation : La première condition, pour jouer la
semble entendre, encore, l'""t"rri -¡t,."" me musique de Debussy, est de ne pas la juger
ses
æuvres. difficile. Dntendons-nous bien : elle demeure
Debussy était un pianiste incomparable. parmi les plus difficiles, et la technique parti-
Com_
ment oublier la souplesse, Ia ìa profon_ culière qu'elle exige remplira le prochain cha-
deur de son touchãr ! En rne-u "rr"r'.",j"_ps qu,il pitre ! Mais une sorte d'état de grâce doit être
glissait. avec une douceur si pénétraniã
mis < à la clef >. C'est-à-dire le privilège d'être
clavierj il le serrait et en obtenait des sur son
accents séduit d'emblée. Ou, comme interprète, de trans-
d'une extraordinaire nui-:sance .-p*..i"".
nous trouvons le secret,_f,énrgme pianistiquei¿
mettre pleinement cette intime persuasion.
A ceux qui, de prime abord, fentendent chez
sa_musique. LrÌ réside ta teónniqïi ii¿i¡A"dé Debussy que dissonances, sans mélodie, sans
Debussy : cette douceur ¿ans la-irÃjån a
conti_ révélation incluses, je conseille d'attendre que
nue, et Ia couleur qu'il en obteiait la grâce les touche, ou bien d'abandonner.
seul. piano- Il jouait presque toujours "r;-;;;
en demi_
teinte, mais avec une sonðrite pËine-ei irrt"rr"" _ (1) Chopin, Trois Etud¿s postvu,nres, pour la tHéthode
des Méthodes, de Moschelès.
38 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 39

- Dans cet art,il ne faut pas s'évertuer resque. Nous devrons donc aplo.n|¿¡, non seule.
mettre ce qui n'y est pas et, surtout, desà ment les aspérités possibles, mais jusqu'au sou-
< effets >. La qualité qui importe, c'est l,unité uenir du travail que cela nous aura cotté ! Si
de--ton. Tout ce qui la troubÈ : suspension de cette notion d'effort se mue, pour fìnir, en un
rythme, ralentissement ou accéléraìion arbi_ bien-être < harmonique >> et harmonieux, alors
traires, est funeste. (Sauf, naturellement, la cette phrase célèbre du peintre Whistler se
dé.c-ísíon voulue par I'auteur, de quelque natùre réalisera : II faut que Ie trq.uaíI efface Ie trauail.
qu'elle soit. ) Ce n'est à rien moins qu'à I'euphorie totale
- Les
pianistes ne devront pas davantage que nous devons viser et.atteindre.
attirer I'attention sur ce qu,ils nomment, biãn
à tort, les < traits >. (I¡aifJ .. figurations rapides
I.'euphorie ? requise, en effet, par tant de
dont Ie rôle est d'envelopper les chants soins, de patience, de méticuleuse ferveur...
cipaux, de leur tracer une harmonie avecþrin_ des Comme un soir je compulsais ces notes, une
lignes conformes au caractère même du piano émission me parvint de la Radio, concernant les
et d'animer les fonds.) philosophes de l'Ancienne Grèce. Evoquant
Pythagore, non seulement auteur du nombre
- Souvent
montées
les notes sont soulignées ou sur_
d'une petite barre. LeJ uns croient d'or, mais moraliste et musicien :
devoir les détacher, les autres les renforcer..
- Qu'y a-t-il de plus sage ? Iui était-il
Selon Louis Laloy ('), ce qui est demandé, c'est demandé.
une sonorité transparente. pour moi, cette l'e¡d¡s; disait le Maître.
petite barre signifie plutôt, selon chaque mor_ - a-t-il de plus beau ?
ceau, < attaque >, < poids.>, < changement de - Qu'y
l'þ¿¡¡¡6¡is.
sonorité >>, etc. Encore une fois, s'il -n,y a pas -
d'indication de I'auteur, I'intuition personnelle *
a son rôle. Mais I'indication faif rarement
défaut.
Dans I'orchestre debussyste, il faut éviter
que- les archets grincent, que les anches cla_
quent, que les flûtes frottent, que les cuivres
cornent aux oreilles. Nos cordes, à nous, celles
du piano, doivent aussi vibrer et charmer. Ici,
rien de revêche, même en faveur d'un effet pitto_

(1) Magniffque debussyste de Ia ,première heure,


. respecte
je ici I'ordre ae btusiJurs rånãxi;;; (N. d,e doDt
I'A.)
T

40 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 4l


sente le son au bout de ses doigts ; qu'il garde
AU PIANO de la douceur dans la force et de la force dans
la douceur. Oui, cet art n'est qu'ordre et har-
III monie !

Le poète dit de l'interprétation qu'elle est


La Sonorité. Rubato et poésíe debussgstes. < une fenêtre ouverte sur un chef-d'æuvre >'
< Pou¡ Ie -píano >. < trmages > (pré.mier Devant nous, se prolìlant à I'horizon debussyste,
- Cahíe¡). Mes premières audítíons :
- La < Fantaisie apparaît tout d'abord la suite Pour le Píano.
>. Première en date, à la grande époque de la
création du Maître pour notre instrument, elle
PIus je pénètre Ia pensée musicale du Maître, rompt avec son esthétique de jeunesse (t) ; elle
_
plus son expression me semble exiger une vic- a, comme dit trmile Vuillermoz, la valeur d'un
programme et presque d.'un manifeste. Rythme,
toire technique. C'est I'assimilation de sa techni-
que_ personnelle qui a désagrégé, qui a fait construction, harmonie, tout va de pair dans les
tomber < Ie mur >> me séparant jadis de sa ¡rièces composant cet admirable triptyque : Pré'
musique. C'est après avoir tant travaillé avee lude, Sarabande, Toccafa. Plutôt que fragments
décorés d'étiquettes classiques, ce sont ici des
lui - j'insiste à cause cle cela que j'ai sommets que je n'avais fait qu'approcher avec
comprís combien sont indispensables - : Debussy, avant la guerre.
Cette pression, non seulement continue Surtout dans le PréIude, la diffìculté, dès la
mais- prolonde, de la main.
sixième mesure, (< mystérieüx >, < très lié >),
Cette adhérence totale au elavier qui lui
- particulière.
était réside dans le soutien de la pédale, sans qu'il V
Et si je risque une image, situant le niveau ait confusion et sans altérer la nuance piano. Le
crescendo n'existe qu'à la 3" page, où I'auteur
des doigts, je dirai qu'en Ia musique de Fauré
ces doigts cueillent < les roses d'Ispahan >, tan-
était d'avis qu'on peut le commencer un
peu plus tôt que là où il est indiqué. Ce qui
dis que, chez Debussy, la racine vibrante doit importe, c'est de ne pas faire un affreux ralenti
être atteinte. C'est I'effet ainsi obtenu qui fait
dire à Suarès ( que Debussy a créé unã ¡orme (1) La euite Pour la pbno fut donn6e en premtère
pour la musique de piano. Il I'a conçue comme audltton, le samedi 11 jenvler 1902, à l¿ Société Natlo¡ale'
un instrument _original où les cordes frappé'es par Rlcârdo Vinès. Lès ceuvres précédentee, dites ( de
jeunesse >, de Debu.ssy, pour le rnême instrument, se
rejoignent Ie chant et I'enchaînement bien lié áuccèdent de 1888, (Deuo Arøbesques), à 1890, (R'êoene'
réservé au quatuor... > C'est aussi pour ce legato Bøll,ad,e ßla'oo, Tarentelle ßtyrlenne, Noctuîne), contem-
poraines de la Fanta¿sie pour pieDo et orchestre (octobre
gu'il faut gue le pianiste, attentif à son toucher, 1889-avril 1890).
42
AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 43
sur les accords de la 4" page, comme
trop souvent. En mesurg t ãinsi cela arrive restent à la nuance dans laquelle ils se trouvent,
tout est admirablement noté. d" i" glissando, sans exagération. A la 8'page, troisième mesure,
Debussy exigeait un accent avec diminuendo
La Sa¡abande avait été publiée en février subit, c'est-à-dire, la première tierce < mezzo-
el feuilleton musical, ä"". -lu--qrrãti¿i"r, lgg6, forte >, < dim. subito > et la tierce (ré-fa) de
Grand Journat. Ser,r!e. 'c";;; Le I'accord pianissÍrno.
de son cadre. D,ailleurs, tõ"..y"ï i"îi."r, évadé Il faut faire la même chose au retour du
( avec une élégance grâve et""" leirte,
concevait même motif, sept mesures plus loin. Il faut aussi
peu vieux portrait, souvenir même un se méfìer de ce que, dans certaines anciennes
du Louvre >. Lui_ éditions, la fìn du morceau est indiquée Le
ltê*9 Iela jouait comme personne ne pourra double plus lent. C'est une erreur, dont bebussy
jam-ais faire : ce-s successions
veilleux se soutenai"rt_ao"c -unã d,accords mer_ n'a pas identifìé le coupable.
Ër,ì"å..ion, un
leg-ato intenses. O. techniqu" i;;ñ;"rabte de Au cours de I'année 1917, Debussy était allé
Debussy ! < Au mérronome'a;
gue je ne commence, tant it;;äïãit_il avant entendre la Suife jouée par un virtuose dans son
( son ) mouvement ne soit pasavaii-peur
immuabte, dxé
gue récital.
dans le Temps
-
pour nous, difficile à obtenir
dans de telles proportions.
- Comment était-ce ? Iui demandai-je au '
retour.
Il ne manquait pâs une note. C'était
Tgcgata. C'est
-
affreux !
. une toccata ! page d,une vir_
tuosité- flamboyante. aont, avec l\fais vous deviez être content ? Vous qui
¡ãåircä"p o,t r_
mour, Vuillermoz dit encor-e q",ii -
demandez I'exactitude de chacune de ces notes,
pu sans une faiblesse.
I'entendre.sans penser de l,auteu," io"
"':"mais
Voilà ce
magicien_ à qui I'enseignemenl-om"ì"i a - Oh ! mais pas comme ça, conclut-il, pas
un prix de piano et un prix a,¡"r*o"i"... refusé comme ça !
> Rien Alors ? Combien paradoxal ! Difrcile à satis-
ne nous aidera mieux, dans son u*e",rtioo,
d'évoq^uer I,observatiori ¿u õ.¡"i.;-;"- qùã faire ! Parfois, ses jugements < à I'emporte-
aoulfl loches.? c,est quatro ¡[ pièce > sur des interprètes, si notoires gu'ils
- IaQuatre
A fìn de Ia 4. page,- après la ào.i¡1" barre,
fussent, me revenaient à I'esprit : Ça grince
p.) une gra=nde-dffi""tù"ïla comme une corde à puits >, ou bien : < Il joue
lu"4t (5"
gauche : il faut su'on y entende Ë ãnJot, m"io comme un porteur d'eau ! n j'en étais malade
Ia répétition de ãette. note (fa 1îláiä" eL que -
avant de commencer. Et pourtant, comme il
jouée dans une >) soit resta gentil tout au long de notre étude en
autre ."i*ii¿l'îãî*" une commun, qui devait me livrer Ie secret de tant
vibration-écho. Il faut que les souflets, les I de chefs-dlæuvre !
44 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 45

tïr, Debussy ignore cette attitude un peu hau-


taine. Son prodigieux amour de la nature le
.. Fascinée, je reviens d'abord aux ,Rellels dans plonge dans l'élément de vie d'oi¡ elle sort :
l'eau. Il est malaisé, devant un sujet iraité par I'eau. Il n'en perd pas un reflet, un courant,
trois des plus grands poètes du -piano, il ìst une caresse, une traîtrise... Tout cela compose, en
-
malaisé de ne pas rêver... Liszt, Ravèt, Debussy'l musique, une ¡l¿rqnce impossible à défìnir si on
Les Jeur, d,eau de la VíIla d.,Este ?), Jiux. ne la sent.-. le rubato, lié à I'interprétation de
d'eau,(2), Ref lets dans l,eau (.)... Comment expli_ Debussy comme à celle de Chopin. (C'est un
quer-? J'ai.lu quelque part, dans un reportãge hommage dû à ces hyper-nerveux, dont Proust
sur les mines de diamants, que te precieùx dit < qu'ils sont le sel de la terre Þ, que de les
< brillant > a la propriété de n'être pas entraîné comprendre et de les traduire à demi-rnot.)
qlSnd Ie jet d'eau du << triage u I'arrache à sa Chez I'un et I'autre des deux musiciens, ce
glaise maternelle. De même, ólnez Liszt, les feux ¡ubato reste délicat, difficile à obtenir tel qu'il
de son cæur et de son génie irisent l'écume des
cascades såns se confondre avec elles. La Villq
a été voulu, c'est-à-dire < imbriqué > dans
I'exactitude rigoureuse. Tel, encore une fois, le
d'Este est son cadre, son décor magnifìque, ro- flot captif de ses berges. Rubato ne veut pas dire
mantique qui sait ? peut-être soá miroir. Il altération de ligne, de mesure, mais de nuance
-
faut s'en souvenir dans le cõté fígurafil, néces_ et d'élan. Or, ces nuances auxquelles Debussy
saire å I'interprétation du mo."e"u célèbre. tenait farouchement, le < Tempo rubato > de
. ChezsesRavel, bien qu'il conseillât toujours rle Reflets dans l'eau en est l'armature. Armature
jouer Jeux. d,ea.u (< comme du Liszt >, sa sertissant trois notes soulignées dès le début par
modestie, son mimétisme artistique le livrent I'auteur et qui valent tous les trésors du monde :
tout entier à I'objet qu,il sonorise. Les arpèges La,
-On peutfø,déjà penser à une cloche qui tinte et
mi...
du clavier jaillissent, étincellent, retombent
comme un voile d'eau en masquant leur ani- alerte l'écho liquide :
mateur. A I'opposé du << fìguratif >, nous trou_ La, fa, mi...
vons ici un exemple ravélien presgue abstraít. -A la reprise du thème (1), ces trois sons
Ce qui demande, pianistiquemãnt, ine traduc- frémissants chantent à la basse, tandis que la
tion objective. main droite du pianiste, rapide, circulaire, sem-
ble moirer la surface du clavier brillant :
(1) 18??-1883. Un petit cercle dans I'eau ! disait le Maître.
(2) 1902. Un- petit caillou qui tombe dedans.
_- (3, Irna,ges pour le piano (1.. série) : Refl¿ts
I'eau. Ho'n¡nøge à Rømèau. ntàou.iàà|.l ri. -¿ä"¡uon, dd,ns
< Un petit caillou >, ( un cercle... >, voilà
rgos.
1r' audition, B mars 1906, à la, Soc¿èi¿ ilatioããie, avec
co¿cours de Ricardo Vinès. le
(1) Dès la troisième page, dernière ligne.
46 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 47

I'eau véritable, inestimable, du diamant debus- nellement, je n'en réalisais la plénitude que
syste. grâce à une sorte de relaxation physique, d'aban-
L'extrême lln n'est qu'obsession de ces trois don total, d'expiration.
notes dont il faut varier le message selon le A la page suivante, quatrième ligne, I'auteur
souflle, le vent ou I'heure qui les apporte. Peut- me conseillait de retarder de deux mesures le
être par un < soir > fauréen ? Peut-être au si- diminuendo (au commencement de la dernière
lence de Midi ? ligne), ce qui ramène d'une façon saisissante le
thème en pianissimo.
L'Hommage à Ramea4 frère de la Sarabande, Debussy écrivait de grands < écarts ), mâis
est une autre merveille dans le même style. L'au- le seul accord qu'il ait arrangé pour ma main
teur y met en garde contre la grandiloquence trop petite (à la cinquième mesure de ee même
menteuse < des enfants fous de gloire, négligeant thème) est celui-ci :
le goût parfait, l'élégance stricte qui forment I'ab-
solue beauté de Ia musique de Rameau >. Pre-
mière étape de ce pèlerinage âux sources natio-
nales attribuant plus tard à Claude'Debussy le
nom de Claude de France donné par d'Annunzio. P
Mais cette danse lente et grave n'est à mon avis
pas plus française (Iu' << ancienne >. Antique Comme, aucun prix, il ne tolérait qu'on
à
plutôt... Pur rythme' processionnel, comme arpégeât, il
m'avait indiqué cette syncope que
sculpté dans un fronton grec : je suggère aux mains ne pouvânt plaquer < neu-
Comme une offrande, demandait le Maître, vièmes> et <dixièmes>:
- le début. Et, tel la Sarcäande, au métro-
pour
nome.
Au commencement de la troisième page, des
accords ineffables évoquent un Au-delà.sonore
au sein duquel Debussy dut les entendre. Je
sais que, tel un rescapé du rêve, il s'acharnait De tout le reste, je n'ai jamais rien éludé.
à les retrouver, à les traduire, à les transcrire, Dans l'Ëlo¡¡tmo.ge ù. Rameau comme partout ail-
à les < recommencer >> jusqu'à ce que I'interprète Ieurs, nulle infraction au rythme.
l'efüsi¿¡t, pourrait-on dire puisse révéler
-à son tour ces harmonies sublimes- (r). Person- Mouuement est une impression rapide, d'un
rythme souple et obstiné, un tournoiement de
(1) Je sais qu'Ðmma, Debussy fut la conñdente et le chatoyantes sonorités, une fantaisie tourbillon-
< coûseil > du musicien, dans cette recherche prelque
myrtique. nante...
48 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 49

Comme un tremplin,l'accent du début, présent quoi je pense... Où Ie piano interviendrait d'une


tout au long du morceâu, maintient une même façon jamais encore entendue.
vitesse, un même tempo; mais cet accent ne doit Quel crève-cæur que cette idée, à moi destinée,
pas être trop fort. A la sixième page, septième soit restée, comme beaucoup d'autres, à l'état
mesure, I'indication sdns p¡¿sser permet tout de de projet !
même une légère clétente. Par contre, d'autres æuvres de la même époque
On se souviendra naturellement de la fameuse ont porté Deb'ussy sur les nuées de cette gloire,
nuance : sol dièse píano, ä laquelle I'auteur un peu frelatée peut-être, qu'on nomme popu-
< avait pensé toute la nuit (t). Pour l'interpré-
> Iaríté. Qrri n'a entendu les Deur Arabesques, si
tation générale, non content de Ynarquer Auec charmantes, jouées, rejouées, ( ressassées > âu
une lé,7èreté. fantasque et pré,císe, Debussy s'en piano ou à la harpe? Et, transcrite pour-toutes
expliquait souvent oralement. Et pour fìnir, les < formations > du monde, la fameuse Petíte
accompagnant les mots d'un geste en spirale : Suife (1) ? Or, à sa parution, elle n'eut âucun
Il faut que ç.a tourne, insistait-il, dans un succès. < ... Auprès du public, écrivit Jacques
- implacable.
rythme Durand, l'éditeur de Debussy, ce fut I'indifférence
complète. J'étais navré ! > L'avenir le rassura vite.
ìl
rf Mais revenons à la Fanfaisie boudée par son
auteur. La raison de cette attitude n'est pas
':<

La FanfaÍsie pour piano et orchestre (1889- d'ordre uniquement musical, mais aussi prati-
1890) est l'aînée de ces morceaux. Debussy sem- que : Debussy ne voulâit pas que l'æuvre parût.
ble avoir éprouvé, à son sujet, plusieurs crises Cette pièce dialogante pour piano et orchestre
de complexes. D'abord, il compose à Paris cet a pourtant son charme et sa fraîcheur. C'est un
enuoi dit << de Rome >> dont il ne souffle mot des rares terrains où nous voyons la forme pres-
à I'Institut. Pour le concert avec orchestre du que classique d'un premier allegro rapprocher
21 avril 1890, à la Société Nationale, il retire Debussy de Vincent d'Indy celui de la SUm-
l'ouvrage du prograrnme après la dernière répé- -
phonie sur un thème montagnard, dite < céve-
tition (2). Et lorsque, à Saint-Jean-de-Luz, je nole >, et aimée des virtuoses.
lui avouai mon ( faible > pour cdtte æuvre de L'Andante de la Fcnfaisie est poétique, fleuri
jeunesse et mon désir de la jouer : de courbes et de fléchissements exquis, bien de-
Non! pas maintenant, objecta-t-it. Je vou- bussystes. Sa < soudure > avec le FínaI annonce
- faire avant, pour vous,
drais quelque chose à dêjà PeIIéas; et dans ce fìnal si vivant, nous
reconnaissons le thème de Fêtes, le deuxième
(1) Voir deuxième chapitre : Au pi.ano I.
(2) Le soliste était René Chansarel, à qui I'ceuvre e¡t (1) l{anusciit original pour piano à quatre matng,
dédicacée.
1889.
50 AA PIANO AVEC ,CLAUDE DEBUSSY 51

des lVocúu¡n¿s devenus illustres. C,est peut-être


dans la première partie que I'orchestre aurait AU PIANO
il ne Ie fut pas.
eu besoin d'être revu... Nfais
Après la mort de Debussy, en lglg, i'éditeur IV
Y.. J. Jobert, possesseur de l'æuvre manuscrite,
d_écidant de faire paraître et exécuter celle_ci, Debussg et Francís Plante
Mme Debussy acquiesça et désigna les interprètes aut¡es grands oírtuoses
qu'aurait choisis son mari. C'est ainsi qu'elle
demanda à Messager de Ia diriger et à moi de
,la jouer. La première audition eut lieu le 7 dé-
cembre de cette même année lglg, aux Concerts Qu'il était beau, cet été 1917 ! De lumière et
d'or! Eclairé, illuminé de soleiMl-'restait un
Lamoureux. Emouvant souvenir : Mme Debussy défì aux événements tragiques qui m'accabtaient
me donna le manuscrit de la partition d,oi- et achevaient de ruiner la santé du Maître. On
chestre. souffrait alors, on peinait, le travail, toujours le
Debussy ne disait-it pas du génie musical fran- travail... Quelques visites... A Guéthary vivait
çais qu'< il incarne la fantaisie dans la sensi_ maintenant le poète P.-J. Toulet, ancien compa-
bilité r? Pour cette raison, peut-être, I'Etranger gnon de bohème de Debussy (avec lequel une
fìt une fête à sâ Fanfaisíe. Je l,interprétai ãu adaptation musicale d,e Comme iI uous plaíra de
cours de nombreuses tournées, notamment en Shakespeare restait en train). Mais presque au-
Hollande en 1921, avec le Concertgebouw d'Am- tant que lui, Toulet était malade, très malade.
sterdam sous la direction de Mengelberg. puis,
beaucoup d'autres pays restèrent sõus le ãharme II uíent un âge où Ia uíe semble se retírer du
de cette fantaisie dans la sensibilité qui est, bonheur, prédisait-il jadis, cornme ces lacs que
en effet, comme la marque de certaine musique Ia longueur de I'été déuore entre leurs fioes.
française.
Mê,rye imparfait, presque inachevé, cet < en_ Le poète et sa femme se dérangeaient, cepen-
voi >'de jeunesse recèle-t-il donc, comine la terre dant, pour venir à Saint-Jean-de-Luz.
au printemps, la moisson joyeuse de I'été?
J-
Par contre, toujours en pleine forme, étince-
lait le vieux ¡oi des Landes, le pianiste Francis
Planté. Il donnait des concerts. < Cet homme
est prodigieux >, relate Debussy.. < Il a joué
très bien la -
Toccafa, merveilleusement aussi
-
52 AA PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 53

Feuæ FoIIefs de Liszt. A un second concert, iì son landaise en plein terrain de chasse, sa
jouera Reflets dans I'eau, Mouuement... > - J'acceptai donc de pénétrer dans
seconde passion.
Planté avait alors soixante-dix-sept ans ! De sa I'intimité de ce grand pianiste, de ce < gentil-
verte vieillesse surgit toujours pour moi la vision homme du clavier et du fusil )>, comme on disait
de mon enfance, oir il resplendit comme le pre- dans le pays. Je ne savais pas ce qui m'y atten-
mier grand pianiste que j'aie entendu à t'âge dait :
de huit ans. Non seulement sa volubilité - pia- Vêtu de < pied-de-poule >>, guêtré de blanc,
nistique, mais aussi la manie qu'il avait de par- béret basque et barbiche au vent blancs éga-
ler entre les morceaux, m'avaient laissée suffo- lement * il vous accueillait dès le - perron, l'æil
guée autant qu'éblouie. vif, prônant déjà le Vésuve comme déeor à la
Depuis, bien sùr! je I'avais entendu maintes Tarentelle de Chopin. A peine rentré, sautant au
fois, mais jamais approché. Chez les Debussy, piano, il attaquait celle-ci.
je fus frappée de sa courtoisie. Elle se fìt bien Le Vésuve, c'est vous ! avait-on envie de
vite affectueuse et bienveillante : il voulut m'en- Iui- crier.
tendre...
Très émue par ce nom de Planté qui avait Infatigable, dès I'aube, il sifflait sous mes
fenêtres : il fallait faire, refaire de la musique!
dominé ma jeunesse, je jouai, j'attendis. Il
paraissait surpris. Au bout d'un instant, seu- Cela, jusqu'à 2 heures du matin ! Il me fìt bien
lement :
répéter cinq fois de suite ce fameux Mouoement
Il me semble que je me vois jouer dans de Debussy :

un- miroir ! -
Mais enfin, que vous dit-il ? Ici, et là ?
Je ne compris pas tout de suite, mais quel Quand vous travaillez ensemble?
compliment ! Je le répète sans vanité, pour I'en- Pourquoi ne lui avez-vous pas demandé
couragement, seul, qu'il me procurâ. Enhardie, -
vous-même quand vous le voyiez à Saint-Jean-
je lui demandai le souvenir qu'il conse¡vait de de-Luz ? répliquai-je naivement.
grandes pianistes telles que Mme Szarvady, que Alors le vieux virtuose, toujours pétillant :
Clara Schurnânn, et d'autres... Il les avait enten- Ma petite amie !... Si je m'étais mis sur
dues, fréquentées, jadis ? le -pied de réclamer aux auteurs ce qú'ils veulent,
N{a petite amie, me dit-it, ça ne vous aurait je n'en serais jamais sorti!
- plu I Et revoyant en pensée
pas le passé, il C'est ainsi qu'il jouait la Légende'"de Saínt-
ajouta : C'étaient des < dames à mitaines >. Frcnçois d'.á.ssise, de Liszt, une octave au-dessus
du texte original, câr, selon lui, << c'était beau-
Je me liai avec tui et il m'invita à faire un coup plus près de la tessiture des oiseaux ! >>

séjour clans son domaine de Saint-Avit, près de Et Liszt en l'entendant n'avait, paraît-il, rien
Mont-de-Marsan. Il vivait retiré dans cette mai- dÍt, Enfin I
I
I

AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 55


54

-t-

Cette malice, cette ,*""U" très grands >


des < J'ai vu Paderewski jouant la Deuæième étude
a longtemps fait mon bonheur, mais elle peut en f a núneur, op. 25, de Chopin, prier une dame,
leur jouer des tours... Comme à ce géant du assise assez près du piano, de fermer son éven-
piano que fut Emil Sauer : tail... Comme Sâuer, il ( ne sortait pas > de cette
j'aborde une grande æuvre, Cåa- étude, recommençait sans cesse, pour s'arrêter
- Quand
peau à Ia maín / répétait-il, plein de respect. au même endroit ! Evidemment, le rythme
contraire de cet éventail le gênait
- et Car
Pourtant, je I'ai pris sur le fait < d'arranger >, forte-
lui aussi. Il devait jouer I'un des conce¡fos de ment pour en arriver à cette requéte.
Liszt avec I'orchestre Colonne et il était venu - était le gentilhomme du clavier, Pade-
si PÌanté
déjeuner chez moi la veille, le samedi matin, rewski en restait le souverain. Tout, chez lui
après la répétition. comme dans son art, devenait noble et grand.
Si on vous << bisse >, lui avais-je demandé, Que dire de ses < gestes >?
- jouerez pour moi la Mazurka en f a.dièse
vous Entre les deux guerres, il offrit à Paris deux
mineur de Chopin. \¡ous la jouez comme per- concerts : un au profìt des æuvres du Maréchal
sonne ! Foch, I'autre pour les étudiants. Entre les deux
Mais tout de suite, chère amie, si vous séances, Mme Paderewska tombe malade en
-
voulez. Suisse, et il doit la rejoindre à Morges.
'Et il se mit au piano. Quel est le montant de la recette? demande
A la fìn, susceptible d'être redite comme une - organisateurs
aux le grand Maître.
sorte de < reprise >, Sauer répète en effet ces Et, sur I'heure, il signe un chèque équivalent
quelques mesures sublimes, en disant : à la forte somme qu'on lui indique.
Cette coda, une octave plus haut... Je crois
- Chopin aurait aimé ça !
que
.A,h ! non ! Je suis sûre que non ! rétorquai-je
-
vivement. I Moins mag'anime, lr"ur*r, de Pachmann,
Le lendemain, triomphe, au Châtelet, et Sauer qui, en pleine nuit, au téléphone, me fìt traiter
joue en < bis > la Mazurka. Mais voilà que, cette' de < voleuse >, me réclamant les Etudes de Cho-
fois, un < trou > de mémoire le force à répéter pin arrangées par Godowski pour la main gauche,
bien malgré lui un passage, avant la fameuse que son fils m'avait prêtées ! Le fìls riait jaune
coda, à < tourner en rond > jusqu'à ce qu'il re- de cette commission-plaisanterie moi aussi.
prenne pied. On ne devrait jamais rien dire, - au lendê-
Or, nous fûmes bien obligés d'attendre
pensai-je à part moi, malgré son immense succès. main.
56 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 57

En scène, Pachmann parlait au public comme Pourquoi ne serais-je pas < simple >? ai-je
Planté et, tel Paderewski, il témoignait d'une ré- -
répondu.
ceptivité maladive à l'égard des mouvements de A Rio-de-Janeiro, même décor dans un palace,
Ia salle. Ce n'est pas un éventail, mais la parti- mais encore plus fleuri, étant donné ce merveil-
tion sur laquelle < suivait > un auditeur qu'il fìt Ieux pays où les orchidées enlacent les arbres'
fermer, un soir, s'arrêtant net pour déclarer : A mon arrivée, les photographes, des âmis, s'em-
Je ne veux pas de contrôle. pressaient autour de moi, devant la femme de
-Mais quel type ! Quel pianiste ! Quelle < su- chambre brésilienne.
perbe > ! Je n'aurais peut-être pas osé I'imiter Elle me questionna :

et pourtant il avait raison. Moi aussi, je m'ar-


rête bien, si par hasard... Oh ! Il n'y a pas si - Madame...
Mais oui.
franqaise?

longtemps, au Palais de Chaillot, je commençais - Madame, célèbre !


le Final du Concerto de Ravel quant, tout à coup,
- Mon Dieu...
je vois une fl'amme se refléter dans le couvercle - Alors, Madame? Madame? et sa fìgure
du piano. Tournant la tête, j'aperçois une ou- -
s'épanouit en un large sourire -Madame... Mis-
vreuse plaçant des gens au premier rang, en tinguett, alors? -
pleine musigue! C'était sa lampe qui m'aveu- On trouve toujours plus fort que sa gloire, si
glait. Là, je me suis arrêtée, et toute la salle gloire il y a jamais !
m'a applaudie c'est un incident qui arrive
trop souvent. -

¡È
Dans notre destinée J'iot""pr¿tes, tout est à
rl3 rt base de conscience. Sous un dehors fantaisiste,
Planté restait le scrupule même : < Il n'y a pas
Je me sens loin, cependant, de l'orgueil des de meilleure improvisation que celle qui est pré-
< monstres sacrés > : parée de longue date >, disait-il. Et comme c'est
J'étais en séjour à Nice pour un concert, et viai! Si le hasard nous sert parfois, souvent il
le maître d'hôtel qui me servait dans mon appar- nous perd. Quand parut l'æuvre de Gustave Sa-
tement, voyant beaucoup de fleurs et de, photo- mazeuilh, le triptyque dt Chant de Ia mer, pour
graphes, gre dit : piano (la première partie, dédiée à I'allègre vieil-
Je voudrais dire quelque chose à Madame... lard; la seconde, à moi-même; et'la troisième,
- je n'ose p&s.
Mais à Alfred Cortot), je la jouai en entier assez rapi-
-- Mais bien str! Pourquoi pas? dement, en première audition. Stupéfait, le châ-
Est-ce que je me permets?... Je trouve que telain de Saint-Avit écrivit d'une traite à I'au-
-
Nfadame est si... si simple! teur : < Comment ! notre amie en est à la période
58 AA PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 59

d'exécution, quand je n'en suis qu'à celle des {.


:1. *
doigtés ! >
Ce souci du détail fìt parfois rire... Fauré m'a Si douze heures de piano par jour ( conser-
raconté une anecdote très âmusante, qui prouve vaient > Planté, moi, j'étais tuée par ce régime.
à quel point les illustres virtuoses, nous dirions Vers la fìn de mon séjour à Saint-Avit, comme
aujourd'hui les < vedettes >, préparent un s¡rec- je regagnais un soir ma chambre en riant, un
taculaire succès : Francis Planté était à Paris, en bruit léger coupa court à ces images du passé.
juin 1907, pour donner des concerts à deux et Un grignotement qui m'énerve plus que tout au
trois pianos avec de grands confrères Raoul monde, celui d'une souris... Moi, qui en ai une
Pugno, Louis Diémer, Edouard Risler, - Alfred telle répulsion ! Que faire? sinon garder la lampe
Cortot au théâtre Sarah Bernhardt ('). Au allumée pour ce qui restait de la-.nuit? Quand
- grand dîner donné en son honneur où
cours d'un j'ai vu baisser le pétrole (autant dire de I'or,
se trouvait Fauré, ce dernier le voit griffonner en temps de guerre), j'ai fait ma valise. Planté
au verso de sa carte de Menu. Planté se lève, n'a jamais su ce qui me faisait partir avant la
négligeant d'emporter cette carte, que Fauré date prévue. J'ai devant les yeux une photo de
prend et me montre... lui que j'aime, ave_c une dédicace cent fois citée
C'était la mise en scène, le scénario du concert à mes élèves. Celle d'
du lendemain, le règlement des applaudisse-
ments anticipés : Un écolíer perséuérant, en sa 9U annëel
Premíer appel : salufs à la salle entíère.
Deutíème rappel : encoÍe sal¿rfs à Ia sqlle en- Que le cher et grand ami disparu me pardonne
tíère. de ne lui avouer qu'ici la cause de ma fuite.
Troísième rappel .' sal¿rf prolongé aur << petítes
places >.
Quatrième rappel : j'embrasse Dié.mer, etc., etc.
C'est tout de même inoui ! AU PIANO
... non moins que le mot de Cambronne, échappé
à cet homme si distingué, et historiquement v
gravé à la fin d'un de ses enregistrements dont
il n'était pas tout à fait satisfait ! L'IsIe jogeuse. Les é.tudes
-
(1) Au profft de la Société Mutuelle des Professeurs
du Conservatoire, Ies 18 et 20 Juin. Au programme, le Cependant, à Saint-Jean-de-Luz, la fatigue et
Concerto à troùs pio,l¡"os en ré mineur de Bach, I'fmpro-
visata sur Grisélíclùs, de Relnecke, rñpromptu sut Man- la maladie taraudaient Debussy. De quel courage
|red,, de Schumann ,etc. il faisait preuve ! < Il y a des matins ori faire
t

60 AU PIANO AVEC CLAUDE DðBUSSY 61

ma toilette me semble un des douze travaux Tristan'et Yseult ne restait-il pas aussi pour
d'Hercule! Et j'attends je ne sais quoi, une révo- Ðebussy un sujet qui, d'aprèsluil n'avait jairais
lution, un tremblement de terre, qui m'évitera été traité encore !
la peine de le faire. > Et. pourtant, quelque trente ans plus tôt, il
Et pourtant Debussy s'habillait et descendait passait ses nuits entières à jouer, avec paul
déjeuner avec les siens. Presque chaque jour, Dukas, le chef-d'ceuvre de wagner !
je me joignais à eux avant notre séance de tra-
vail, au Chalet Habas. Cette habitation, elle, au
moins, l'égayait : < ... C'est basque, avec une per- *
rF*
gola, détaillait-il, et une vue sur des montagnes
sans prétentions à devenir célèbres. > Le confort L'étude sur L'Isl¿ Jogeuse commencéë à paris,
régional se fìgnolait d'un anglicisme dû à la je la poursuivais avec le grand rnalade gu'était
nationalité du propriétaire, le colonel' Nicoll : devenu son auteur. Celui-ci attachait une impor-
< Je m'attends à voir S. Pickwick, êse., descendre tance extrême à ce morceau, particulier dans
I'escalier >, plaisantait I'auteur du Neuuième Pré- son æuvre. Je m'attacherai aussi à cette pièce
lude. Détendu, bavardant avec moi, il laissait superbe, colorée, diffìcile, où la virtuosité fes-
parfois déborder son ironie sur des personnalités tonne une harmonie suggérant les grandes æu-
qu'il eût pu épargner... Des musiciens, par vres du xvrrr" siècle. On pense à Watteau, à
exemple... I'Embarquement pour Cgthère qui fut le modèle
Je déteste bien les concertos de Mozart, voulu par Debussy.
-
murmura-t-il un jour, mais moins que ceux de C'est une vision fastueuse, un vent de joie
Beethoven !
d'une prodigieuse .exubérance, une Fête du
A ce moment, je travaillais le Cínquième, et Rgthme où, sur de vastes courants de modula-
n'ai jamais osé le lui dire. Non pas qu'il m'eût tions, le virtuose devra maintenir une technique
influencée, mais ii m'aurait fait une réflexion exacte, sous les voiles tendues de son imagi_
par moi trouvée juste, probablement, et qui m'eût nation.
cléfloré le divin < Empereur >. Alors que son
porte-parole, Monsieur Croche, porte aux nues la Au début, la cadenza en forme d'Introduction
est eonçue ( comme un appel >>, disait le Maître.
Neuuíème Sgmphoníe, sur I'Uf Míneut Debussy
Mais après avoir exposé le thème à une cadence
lançait volontiers : < On croit que ça va fìnir, et joyeuse, précise et implacable, la difficulté reste
il y en a encore pour dix minutes ! > de maintenir ce rythme dans la progression conti-
Et pourtant, quelque quarante ans plus tôt, à
Rome, avec Paul Vidal et Henri de Saussine, nue de la nuance et du mouvement d.e plus en
c'est à genoux, < à six mains >, que les jeunes plus animé... Cette puissance < atomique r, il
gens, transportés, jouaient le Final de l'Héroíque. faut la maîtriser à tout prix, la graduer jusqu,à
62 AU PIANO AVEC CLAADE DEB¿TSSY 63

la fìn. Elle ne doit y éclater qu'après I'apothéose clamé par l'auteur. Pour I'obtenír, il reste indis-
cuivrée des trompettes : pensable d'adopter te doigté qu'il conseillait (ci-
dessous), et de tenir I'accord dans la mesure du
possible (r). Observer rigoureusement l'accentua-
:-- fÍon indiquée, les premières crêtes des premières
va8ues...

.l e *. ' iYl o {t ¡e' ¿è f.i¡ -'.. ¡l*


¡,c

t
¿

Après cette rapide vue d'ensemble, comme


pour un tableau de grand maître, isolons tel ou î
tcl<détail¡: {

Page I Toujours à la page l, corrigeons une grave


faute d'impression : à la dernière mesure le sol
A l'entrée du Tempo : Modéré et très souple, doit être bécate () :
il importe, avant d'y arriver, de diminuer le
trille de la fìn de la cadenza. Le la < pianis- (1) Tout au molna le mt-la¡mí.
(2J.Un gr_and planlste auquel Je signalais la faute
simo > doit être timbré, créant déjà I'atmosphère. me dlt en_p¡alsantå,nt : Oh ! Oa mie gêne bien de
A Ia main gauche, mârquer ce beau rythme change-r ! _ Je, crols que je- l,atgs€ral le iÀlãe. (Il ¡e l,a
pæ latr!é ! bleû entonalu !) Une médtocre ,plinlsts me
interne du départ, ce qui justifÌe < I'appel >> ré- dlt : Je m'en doutal¡... Que c,éta,lt une farite !
-
64 AA PIANO AVEC CLAUDE DE'BUSSY 65

u^l' ¿" céÅ{ - lno8to r..

Et lorsque ce thème se reproduit, six mesures


+ t + ,J
æ\
A'',
? 7Ç
plus loin, le sol doit toujours être bécarre. Il
n'est bien indiqué dièse qu'à la la page 9, ofr la
c<¡rrection est faite (').
J'espère que ces avis didactiques ne paraitront
pas trop arides, mais rappelons-nous qu'< il n'y 6 f u¡.
a pas de détail négligeable dans I'exécution > : Cet ondoganf laisse à la main droite tout l'¿¡-
pressif. < Expressif > qui n'est atteint qu,au sum-
Page 3 mum de la technique debussyste, toute d''appui
dans la douceur, nous I'avons dit et Ie redirons
sans cesse. Qui croirait qu'un simple geste puisse
A la sixième mesure, il n'y a pas de forte. ll livrer < la technique de l'émotion >, si I'on peut
n'y a pas de crescend¿ 5s¡lgment un soufflet
-
qui est comme une inflexion. dire! Au Molto Rubato, I'illusion persiste tou-
jours en moi de sentir, pressant mon épaule, les
En bas de la page, au 3/8, Debussy voulait
un extrême pianissr'mo.' < Chut >, faisait-il, levant doigts du Maître commandant aux miens d'être
les mains, ed ne trouvant jamais ce piano suffì- de plus prês encore dans Ie clauíer...
sant. D'ailleurs, il jouait lui-même avec le piano Technique ! Quand tu nous tiens !
fermé. Comlnent expliquer Ie rayonnement de
sa sonorité sinon par la qualité? Et cette qualité, Page 8
sinon par la technique qui lui était propre?
A I'avant-dernière mesure, le forte culminant
Page 5 est comme une double percussion :

A I'indication : Un peu cédé, les doigtés, à la


main gauche, sont de l'auteur indispensables
- la basse :
pour la souplesse et le legato de
(1) Cette erreur date de l'édition de 1904, année de
parutlon de I'ceuvre, et circule encore avoc la ¡ouclque
d'occasion. Elle est corrigée dans leg édltlons actueller.
66 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 67

A la réexposition, dernière ligne, effaçons le lire comme à jouer, son et lumière semblent
premier mezzo-forte. Sans être encore fort, c'est lutter de vitesse. Qu'une grande autorité préserve
plus brillant. toujours le rythme.

Page 10 *
t*
Dernière ligne : le grând trait descendant,
serré, rapide comme un glissando, doit aboutir, Si L'Isle Jogeuse fut un < signe > dans ma
toujours f, à une courte respiration, précédant vie musicale, son allégresse, sa fulguration, pré-
un pp subit. ludèrent toujours à des drames : en juillet 1914,
à la Guerre maintenant, en août 1917, à l'épui-
Page 11
- auteur. Malgré
sement de son I'intérêt passion-
nant de notre travail, je suis parfois tentée d'in-
Gardez le rythme toujours. A la quatrième terrompre Debussy. Il est si affreusement las !
- un accent sur la der-
ligne, première mesure, Sans forces pour jouer! Pour que j'aie c€pen
nière diuble-croche de la montêe en crescendo : dant la connaissance exacte du texte musical, il
fredonne celui-ci, se mettant au piano, s'aidant
de quelques accords. Alors, Mme Debussy, dou-
cement, tendrement :
-=¿- Claude ! Ce n'est pas de la musique de
-
chant !
Mais < Claude Debussy ne faisant plus de mu-
6 s sique n'a plus de raison d'exister >, écrit-il. Il
va lutter jusqu'au bout, farouchement, héroique-
ment. Il me fait encore travailler un groupe de
ses Efudes que je dois donner en première audi-
tion à Paris, au concert de réouverture de la
Société Natíonale, à la rentrée.

Pages 12 et 13 t
tË*

Il faut amener le Un peu cédé en martelantle Les Douze Etudes pour Ie píano résument
et en élargissant les doubles-croches, avant
Meno Mosso. vingt ans de recherches et toute la technique
Par contre, à la dernière page, vertigineuse à propre à Debussy. Composées deux années plus
AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 69
68
( pour les degrés chromatiques >, une autre...
tôt sur la côte normande, elles sont, je crois'
."{ais si je vous raconte tout, vous n'aurez plus
I'un de ses derniers bons souvenirs' de surprise ! En tous cas, ces Etudes dissimulent
Après une horrible période cìe dépression, de une rigoureuse technique sous des fleurs d'har-
néänt >, l'été 1915 I'avait retrempé dans ce qu'il monie (sic), ou < On n'attrape pas les mouches
"
appelait ion étément vital, la mer. Et il ajoute avec du vinaigre! > (¡esic). Vous croirez avec
veux dire la mer infìnie >'--Il retrouvait la moi qu'il n'est pas nécessaire d'attrister la tech-
"-jä
faäulté de penser et de travailler' Les Etudes
nique davantage pour paraître plus sérieux, et
en sont nées, puis dertenues. I'ultime message qu'un peu de charme'n'a jamais rien gâté. Cho-
à son instrument : ,pin I'a prouvé!... >
< En deçà de la technique, écrit-il, ces Etudes
prépareront utilement les pianistes à-mieux com- Puis, fìnissant ses missives de la journée :
pr".tat" qu'il ne faut pas 9nt1e¡. dans la mu- < ... Enfìn, voici Ie soleil ! Qu'a-t-il bien pu faire
äiqrr" qn'åroec des mains redoutables' En vérité' de I'autre côté, pour arriver à une heure aussi
ceite musique plane sur les cimes de l'exécu- tardive ? , (')
tion. > (1)
Par ces < cimes >, Debussy entend non seu- f)ebussy, écrivain, m'éblouit. Quelle liberté !
lement I'acrobatie pianistique nécessaire à tout Quelle poésie ! Quelle << classe > ! Quelle drôlerie !

virtuose, mais la musique elle-même, s'échappant J'ai toujours trouvé que les dons de cet auto-
des barreaux scholastiques comme la colombe du didacte, comme il se réclamait de l'être, eussent
Saint-Esprit. Musique < éternelle >. Mer < infì- pu faire de lui, << en deçà > de la musique, un
nie > et toujours Proche : peintre, ùn savant, un très grand poète. Que
u J'ai médit de la rner boudeuse, cés jours dire, par exemple, du contrepoint de ces deux
derniers, à pleurer ! confessé-t-il encore à son édi- thèmes : < Les arbres sont de bons anis, voyez-
teur. Aujourd'htti, elle est belle à défìer toute vous ! Meilleurs que Ia mer qui s'agite, mord les
Je la remercie d'être à portée de rochers, et a des colères de petite fìlle, singulières
"o-pat"i.on...
nles yeux fatigués du sempiternel papier réglé"' pour une personne de son importance... Les
A ce propos, je viens de terminer la douzième arbres acceptent et se renouvellent malgré les
Etud.e qui sera < pour les agréments > - pas siècles; n'est-ce pas la plus belle leçon de philo-
ceux dei pianistes, diront les virtuoses volontiers sophie ? > (')
facétieux. Elle emprunte la forme d'une Bar-
carolle sur une mer un peu italienne; une autre
(1 et 2) I'ettt'es de CI. Ðebu"ss't/ à son Ed,itcur, Povr-
vil¡s ct Puys, aott et septembre 1916.
(ll Lettt'es ile Cl'auitre Debussy à' son Edl'teur' Durand
et Èiis, (éd. Pourville, aott et septenbre 1916)'
70 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 7t
Et ailleurs : < La mer, toujours innombrable Commencer sagemenf, ainsi qu'il est écrit,
et belle ! > et -non pas vite, comme on le fait trop souvent.
Peut-être cet enchantement, ce renouvellement, Puis, < cahne >, < tranquil-le >, passant par
sont-ils la poésie du piano, peinte par Debussy -
l'accelerando pour maintenir ensuite, dans son
dans un cadre strict d'< études >? Le piano, avec anímé, le < N{ouvement de Gigue >> plus vif, et
sa palette < innombrable et belle >, elle aussi'.. sans ralentir au dimínuendo.
Tout à son ( ardente rigueur >, l'auteur souligne Cette première ligne dit bien ce qu'elle veut
le caractère imagé des diffìcultés, des harmonies dire :
favorisées par ses recherches : < Pou¡ les Siæfes,
demoiselles prétentieuses, assises dans un salon,
faisant maussadement tapisserie, en enviant Ie
rire scandaleux des folles neuuièmes ! >
A guarante ans de distance, des conseils im- So- ¡r¡-¡l
pressionnants de netteté résonnent encore à mes
oreilles, ceux du Maître lorsqu'il m'expliquait
ces pièces à peine parues : P €e- 0a-6oöo

Pour les arpèges composés, cette ravissante


étude, demande une très jolie sonorité, cares-
sante, un jeu souple, libre, mais très en mesure
dès le début un côté << pomposo >> quand cela
est nécessaire.- Et, dans le Scherzandare, toutes
les < petites notes > serrées, mais ressortant bien.
Pour les sonorítés opposées, l'écriture parle,
déjà tissée, semble-t-il, dans un canevas sonore. Dès le p¡emier Ia bémol, la main droite
Nos mains, plus que jamais < dans le clavier >>, doit railler la main gauche en enlevant un doigt
doivent sentir, traduire, soutenir les harmonies rapide, un peu crochu comrne un ongle, comlne
superbes de cet alphabet < pointé > comme celui un medíator de guitare. Façon de < pincer > qui
des aveugles. Il en atteint la pathétique grândeur.
faisait dire au Maître, une lueur amusée dans le
regard :
Dans l'étude Pour les cínq doigts, l'ironie
debussyste s'en donne à cæur joie, d'après Mon' Attrape !
sieur Czerng, imitant les premiers exercices d'un
-
At premíer tempo, comme au début ; et de
élève pas trop doué ! D'un pensum aride, notre nouveau un < attrape )) sur les < petites notes >
illusionniste va tirer des feux de Bengale, mais, du brusquement, avec un petit crescendo : sol-I(í-
mais, cependant... sí-do-ré. - do-sü-Ia-sol.
72 AA PIANO AVEC CLAADE DEB¿TSSY 73

Page 4

Au début, un meno mosso un peu détendu,


Deuxième animé, comme le premier. et < cédez > ainsi que dans les lignes suivantes.
ilIais à la dernière, dans le trait poco a poco
Au Rubato de la deuxième ligne, les deux pre- acceletando, Debussy demandait de marquer
miers dessins : d'un accent la première note de chaque groupe
de triples-croches, en allant crcscendo jusqu'à la
reprise du thème.

Page 5

Reprendre le mouvement sur ce thèrne-,des


Cinq doígts.
Il{ême aux 2/4, marquer les croches puisque
presque tendres, les deux suivants (att Mouue- I'auteur indique des accents mais sans les
tnent) : presque brusques. Le Mouuement, en -
bousculer. Avec maîtrise, toujours, et autorité.
sextolets de doubles-croches, doit être rythmé Le dernier trait Sfrepifoso, rapide; llnir stricte-
de façon très égale, comme à quatre temps. La ment en mesure, très brillamment.
même chose à la dernière ligne, en do bémol, à
la main gauche mais, naturellement, dans A travers I'humour savoureux de cette Etude,
un mouvement < -allant >. sachons déceler, sertir une telle beauté musicale !
C'est diffìcile mais passionnant.
Penser toujours aux oppositions de nuances.
La place particulière que Debussy assigne à
Page 3
ces Deuæ Líu¡es (t)
d'études m'apparaît aussi
importante qu'à lui, et pas assez reconnue dans
A la cinquième ligne, toqt le traii, à la main le monde du clavier. Elle devrait y égaler la
droite, doit être chanté. Que la deuxième mesure, (1) 1'¡ LrvRE : f. pour les < clnq doigts þ, illoprès
ravissante, soit presque romantique. Et, pour M, Czerny,' l[. pour les Tierces : IfI. pour les Quartes ;
ramener le dessin fìdèle, avec ses < tendre > et IV. pour les Sixtes ; V. pour les Octaves ; \rI. .pour les
hult doigts. 2e LrvRE : Vff. pour les Degrés chro
ses < brusque ), I'auteur voulait la < petite note > matiques - pour les Agréments ; I)(. pour les Note¡
; VIIr,
des trois dernières doubles-croches légèrement répétées; X. pour les Sonorltés opposées; )C[. pour ler
dét"odtt' Arpètee composés: XIf. pour les Âccord¡.
74 AA PIANO AVBC CLAUDE DEBUSSY 75

situation des Efudes de Chopin, immortels chefs- On n'est jamais si bien servi que par soi-
d'æuvre surgis, eux aussi, de la technique pure. -
même.
Plutôt qu'à Couperin, auquel il avait pensé, I'au- Or, dans l'étude Pour les ltuit doigts, < la posi-
teur lui dédie son æuvre : tion changeante cles mains rend incommode I'em-
C'est pour cette raison qu'au dernier Concours ploi cles pouces et son exécution en deviendrait
International l\larguerite Long-Jacques Thibaud, acrobatique >, est-il indiqué.
les Efudes de Debussy figuraient au programme ... La tentation de'i'enant pour moi trop forte,
imposé, à côté de celles de Liszt et de Chopin. et I'eflet obtenu trop satisfaisant, je m'empressai
Chopin le plus grand de tous, répétait-il, de désobéir. (< Cherchons nos doigtés! >, disait
- avec ufr est
car, seul piano, il a tout trouvé! Ia Préface.) Devant le succès du fait accompli,
I'auteur ne put qu'applaudir et {u'on me
Tel I'illustre musicien, Debussy fouille le passé pardonne ce mauvais jeu de ¡¡6[s- lui aussi,
comrne l'avenir. Il passe au crible le plan, même < mettre les pouces >. -
négatif, d'une exécution : << Vous savez mon opi- Comme Chopin, enfìn, Debussy se préoccupe
nion sur les mouuements métronomíques, ê.crit- du rôle de la pédale et l'écrit à son éditeur ('?).
il; ils sont justes pendant une mesure, comme Celui-ci se souvient que I'usage qu'il en faisait
<< les roses I'espace d'un matin ,. (Ce qui fait
était étourdissant, spécialement dans le dosage
ma joie, avec l'auteur de Pour les notes ré.pétées, de la < péd. ll >> avec Ia < pécl. pp >. Mais I'hor-
c'est qu'il se contredit sans cesse : < Au métro-
nome ! Au métronome ! > Combien de fois cette vant assembler les notes d'un accord, imaglna d'en faire
injonction a-t-elle retenti? Mais, seuls les imbé- une avec le bout de son nez, ne résoud pas Ia. qu€stion,
ciles ne changent pas d'avis, disait M. de Talley- et n'est peut-ôtre dt qu'à I'imagination d'un compilateur
rand. L'anecdote suivante en fait foi). ttop zélê ?
Nos vieux ma,ltres je veux nommer nos admirables
L'omission volontaire des doígtés auxquels, clavecinistes -
n'inAiquèrent jamals de doigtés, ae
-
confiant sans doute à l'ingéniosité de leurs contemporains.
d'habitude, Debussy tient tant, fait I'objet de la Douter de celle des virtuoses modernes serait malséant
Préface des Efudes (t). Toute liberté y est laissée Pour conclure : I'absence de doigté est un excellent
au virtuose: exerclce, supprime I'esprit de contradition crui nous
pousse à préférer ne pas mettre le doigté de I'aut€ur, et
vériffe ces paroles éternelles : << On n'est jamais si bien
(1) Intentionnellement, les présentes Etudes ns con- servi que par soi-même >. Cherchons nos doigtés ! C. D.
tiennent aucun doigté ! En voici brièvement la raison :
Imposer un doigté ne p€ut logiquement s'adapter aux (2) < ... La tranquille vérité est, peut-être, que I'abus
différentes conformations de la maln. La pianlstlque de la pédale n'est qu'une manière de dissimuler un man-
moderne a cru résoudre cette question en en superposant que de technique, et puis, qu'il faut faire beaucoup de
plusleurs ; ce n'€st qu'un embarras... T.s musique y prend bruit pour empêcher d'entendre la musique que I'on
l'aspect d'une étrange opération, où par un pbénomène égorge ! Théoriquernent, il faudralt trouver un moyeD
lnexpllcable, les doigts se devraient multlplier... graphique d'indiquer cette < respiration >... çs. n'est pas
Le cas d6 Mozart, claveclnlste précoce, lequel, ne pou- introuvable. ) 1¡" septembre 101õ..
76 AU PIANO AVEC CLAUDE DEAUSSY 77

reur debussyste de toute emphase fait. bénéfìcier Jogeuse. Il faisait très chaud, et ma blouse de
I'instrument, en soi, < cl'une alchimie spéciale >, mousseline restait trempée de sueur. Voyant l'état
dit I'auteur, < à quoi il faut sacrilìer sa chère de fatigue dans lequel je me trouvais, le Maïtre
petite tranquillité >. Et peut-être aussi < un as- dit alors :
pect de sa personnalité >. Position objective, com-
parée au < moi > romantique ! Tel Chopin, tel
vous demande pardon d'être si exigeant,
Schumann, nous pouvons donc nous représenter
Debussy face au clavier, en compositeur. Mais
- Je
mais, vous comprenez, quand je n'y serâi plus,
lorsque I'auteur du Carnaual s'écrie : < Je vou- il y aura quelqu'un qui saura exactement ce que
drais chanter à en mourir, comme le rossignol ! je voulais.
Je voudrais faire éclater mon piano ! >, Debussy Nous nous sommes regardés, interdits ! Et
recommande seulement à voix basse : l'émotion qui nous étreignit tous, jeire puis la
Laissez-le parler. décrire...
-
t
at Comme la S.M.I. l'avait fait au printemps, la
Socié.té Natíonale de Musíquerou¡'rait ses portes.
Quel changement entre cette période de créa- C'est le l0 novembre, qu'avec une autre grande
tion des Etudes, et le tragique octobre 1917 au ceuvre française, je jouai en première audition
cours cluquel son état s'aggrave encore! < C'est un groupe des Efudes de Debussy :
à se demander si cette maladie n'est pas incu-
rable ! écrit-il. On ferait mieux de m'en avertir,
alors ! Oh ! alors ! (comme dit ce pauvre pour les Arpèges composés
Golaud)... >
pour les Sonoríté,s opposées
Même auprès dlamis comme le poète Toulet pour les Cínq doígts
et sa femme, il s'excuse de ne pouvoir aller jus-
qu'à leur maison de Guéthary. Ce sont eux qui Au concert, à peine avais-je commencé les
viennent, qui assistent souvent à nos séances de do-ré-mí-f a-sol - f a-mí-ré-do de la troisième pièce
travail. C'est devant eux que, pour la première pour les Cinq doígts (d'après Monsíeu¡ Czerng)
fois, il échappe à Debussy cette terrible allusion que, dans le public, une dame réfractaire à I'es-
à sa fìn, que nous savions, hélas ! proche et iné- prit, et croyant retrouver sans doute les < gam-
vitable. Sans nul doute, lui aussi saif mainte- mes > fastidieuses de sa jeunesse, s'exelama, suf-
nant : foquée :
Par une journée lourde, oppressante, nous Tout de même ! Si ee n'était pas signé
avions revu sans répit les Etudq et L'IsIe -
Debussy !
78 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 79

De vigoureux applaudissements, dont les siens, Ce furent les derniers mots qu'il traça de cette
saluèrent pourtant la fÌn du morceau' et tout ce main magicienne qui, jamais plus, ne se poserait
que nous ãvon" dit de sa beauté musicale' sur le clavier !
Nous étions en pleine tourmente, en pleine
*
{.* offensive allemande de mars 1918. Le 22, eut lieu
un raid d'avions à proximité de l'hôtel des De-
hussy. Sa faiblesse était si grande qu'on ne put
La veille, j'étais encore allée faire une dernière le descendre dans I'Abri. Aux encouragements
répétition avec Debussy. Revenu depuis l'au- de son éditeur, venu le voir le lendemain, la
toinne, il allait de plus en plus mal, ne sortant terrible lucidité du NIaître opposa le seul désir
plus, menant < cette vie d'attente, disait-il -_ que I'ami de toujours I'embrassât. Le 241, arrivait
ãe salle cl'attente.'. Pauvre voyageur espérant un
du front un < fìdèle > de la première heure, petit-
train qui ne Passera Plus. >>

fìls de Pasteur, qui deviendrait l'éminent pro-


Quana j'eus fÌni de jouer, il se leva sahs dire
un mot. fesseur Vallery-Radot celui qu'affectueuse-
Tu tnontes, Claude? demanda sa femme' ment Debussy appelait- << le Petit Pasteur > ! Il
- Je ne me sens Pas bien. fut Ià pour lui fermer les yeux, le 25 mars 1918,
-Il ne devait plus se relever. Durant les quel- à l0 heures du soir.
ques mois qui lui restaient à vivre, il fut peut- ( Il est mort ! écrivit Gabriele d'Annunzio,
être plus malheureux encore de ne pouvoir tra- quelques jours plus tard;
vailler que d'endurer d'affreuses douleurs. Victor
Sérov rãconte que, lorsqu'Alfred Bruneau vint ... II est mort, l'Orphé.e des songes intenompus
le voir, il lui montra quelques feuilles de papier Le miel méIodíeur ne coule plus des alué.oles...
à musique, à peine noircies de son graphique Rossignols, annoncez à Aré.tltuse qu'il est mort
si particulier : et que Ie chant a pérí auec lui.,.
Regardez cela, dit-il, je ne peux plus com- Désormaís qui chantera sur ses roseaux.? > (t)
-
poser. Faute de moyens de transport, peu nombreux,
C'est pourquoi je garde comme une relique rares même, furent ceux qui suivirent le convoi
bouleversante la photo qu'il me donna, avec seu- jusqu'au Père-Lachaise. Debussy qui, au début
lement ; A Madøme M. Long, tracé d'une écri-
ture et d'une encre différentes. Pour cette courte
dédicace, il s'y était repris à plusieurs fois : (L, Portra,lt d,e Loüee Baccaris, par Gabriele d'.A,n-
Je voudrais lui mettre quelque chose de nunzlo.
En¿lle-Poul éd,. (Eminente pianiste, inspiratrlce de
si -gentil, avait-il dit à sa chère femme, je ne lignes admirables et amie personnelle à laquelle je reste
le ñeux plus... Tu me la redonneras demain' très &ùtå.chée.)
80

de la guerre, avait écrit sa Berceuse Héroíque,


s'en fut parmi le fracas d,es Tauben et des obus
de la G¡osse Bertha. Selon son désir, le corps L'APRES-MIDI D'UN FAUNE
du musicien est maintenant au cimetière de
Passy, parmi les arbres < qui sont de bons amis,
voyez-vous ! >. Sur sa tombe, il est inscrit : Le sens d'une uie, d'une æuure

CLAUDE DEBUSSY Il y aura toujours de la solitude pour celui


musicien français
qui en sera digne, a dit Villiers de I'Isle-Adam.
Nlalgré ses succès, sa gloire, son r¿tyonnement,
Debussy est resté un grand solitaire. Il n'était
pas < de ceux qui livrent et dispersent leur
âme... >. Et Paul Léon, avec une intuition mer-
veilleuse, pressent que cette âme intacte a peu-
plé tout un monde
-- le lenôtre : < Par un sin-
gulier paradoxe, I'homme plus hermétique, le
plus intérieur à lui-même, le plus étranger âu
monde est mort jeune encore, célèbre, ayant, de
I'aveu de tous, donné à la musique une,orienta-
tion nouvelle...

La solítude du génie peuple l'âme confuse des


ffoules
Comme I'inuccessíble glacier ruísselle dans I'equ
ldes fontaínes.
Non, certes, qu'il ait vécu sa vie et son ¡êve
en une haute tour d'ivoire... Poète, écrivain, cri-
tique, il ne nous a fait mystère ni de ses idées,
ni de ses choix, ni de ses buts. >>

6
82 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBT]SSY 83

Mais on le sentait absent, perdu dans le monde .{ Ia classe, il fonce sur le clavier, soufflant
sonore. pour marquer les temps dans les traits difficiles.
Jeu, tantôt martelé, tantôt d'une douceur extra-
Je suis arrivée tard dans une destinée excep- ordinaire (déjà!). euelques diffìcultés à faire les
tionnelle. J'ai longtemps cherché la cause d'un trilles. Main gauche merveilleuse < avec une sur-
isolement si riche; peut-être est-elle dans la prenante faculté d'extension >. Avant tout, il suit
nature d'homme du Ntaître? Et même dans l'at- son idée et n'hésitera pas à scandaliser par ses
tente du jeune garçon de jadis, faite de désir, < innovations >> professeurs et camarades (t).
de fìerté, de guet? En rangeant des photos -- C'est de certains d'entre eux, Gabriel pierné,
vieux clichés d'anniversaires offìciels je suis Paul Vidal, Xavier Leroux, que nous tenons ces
frappée par le regard d'un Debussy de- cinq ans, détails. Ils révèlent l'énorme difficulté qu'eut De-
juché sur son cheval de bois. Il y brûle la même bussy à se réaliser; ils soulignent une contra-
lueur que pendant nos travaux! diction grandissante entre lui et son milieu, artis-
Je'ne fais pas ici une biographie : des sou- tique, farnilial ou social. Ses parents étaient de
venirs de maîtres et d'amis m'ont livré ce que très petits employés sa mère tenant leur mo-
je n'ai pas pu connaître et j'y retrouve l'es- deste intérieur de la - rue Clapeyron, son père
quisse de tous les grands thèmes debussystes. emmenant parfois Claude (qu'on appelait alors
Oui ! dans l'existence de < Claude de France >>

Achille) entendre La Fille du Régimenf au < pou-


comme sur ses partitions, la moindre indication lailler > de I'Opéra-Comique.
compte, le plus petit trait de caractèrê, la phrase
quotidienne qui mûrissait l'avenir... Pour les vacânces, la famille était invitée sur
la Côte d'Azur chez I\f. Arosa, riche banquier,
parrain de Claude-Achille. De cette époque date
la passion de I'enfant pour la mer, pour le luxe,
EnfÌn ! te voilà, mon enfant ! disait Mar- la peinture... et la musique. C'est dans la villa
-
montel, son maître de piano, au Conservatoire. Arosa, à Cannes, que Mme Mauté de Fleurville
Mots presque symboliques, adressés à un ga- (Debussy l'évoque encore à ses derniers jours)
min souvent en retard, trapu, concentré, assez remarque le gamin qui travaillait avec un vieux
sauvage. Cheveux noirs, frisés sur le front, regard
ardeni. Il est en culottes courtes blouse serrée
par une ceinture, laà main un -
bonnet à pomþon
(1) Ðebussy, d'une manière eiénérale, ne < résolvait r
pas ses accords, et modulait aux <( tons éloignés >. Quant
les matelots. ê Ba t€chnique pianistique, dont l'étude est le but de ce
rouge comme livre, nous savon.s qu'il I'avait forgée lui-même, avec
Nous en ferons un marin ! avait dit son une seule grande influence, celle de Choptn.
-
père.
84 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 8ã

pianiste italien. Etle lui fait préparer le Conser- porté deux ans aupâravant avec la Sonate en
vatoire et il Y entre à dix ans (1). sol mineur de Schumann. Toujours fìer, il va
En classe de solfège, puis d'accompagnement renoncer à la, carrière de virtuose; ses parents
au piano, on lui reproche bientôt son mépris des semblent les plus déçus ! Lui, son instinct l,aver-
< hãrmonies cìe I'auteur > il préfère les tit que cette imrnobilité cache de grandes pro-
siennes. Et aux exercices
-
d'improvisation, à I'or- lnesses.
gue, César Franck lui crie à I'oreille dans le
fracas des Jeuæ .' ùIais comment gagner sa vie? Par chance, il
I\Iodulez ! Modulez ! se trouve que pour les vacances de cette même
-Achille reste sourd, tout en pensant : < Il année 1879 celle du concours raté une
grande dame - russe, arnie de Tchaïkovsky - ('),
tient la corde, le père Franck ! et it dégote I'Ins- cherche un pianiste. Riche mécène, passionnée
titut ! > ('z). de musique, elle constitue, pour faire partie de
Le garçon aime les choses raffÌnées : frian- sa Maison, un T'rio,le << Trio de I\fme von Meck >.
dises, éntremets de sa mamån. gâteaux de Bour- L'artiste choisi devra encore instruire ses enfants
bonneux, chocolat Prëuost, cravates à pois, blbe- et accornpagner voix et instruments divers. Elle
lots minuscules, parfums, fleurs.'. Et cette par- s'adresse au Conservatoire et engage (recom-
ticule qu'il découpe dans son nom pour signer mandé par Marmontel) Debussy, < le petit
ses devoirs musicaux : < Achille de Bussy' > Français >, << Rüssick >, comme I'appellera bien-
N'est-il pas un aristocrate-né? Ne fréquentant tôt toute la famille von Meck, patricienne, mil-
guère l'éõole, il apprend, silencieux, le soir, dans lionnaire, bohème, charmante. Avec elìe il va
le dictionnaire. voyager, connaître les châteaux de la Loire, I'Ita-
A seize ans, Dehussy ne devait pas être telle- lie, la Russie, l'Autriche, et, peut-être pour la
ment différent de I'homme que j'ai connu : au première fois, I'amour.
physique, ressemblant à un Titien; moralement, Il a fait si bonne impression sur Madame
ombrageux, jaloux, mais <.charrnant avec ceux peut-être en louant Tchaïkovsky tout en pensant -
qu'il aimait > (t). Il attend son heure, car' aux
Jorr"o,ttt de 1879, le Premier Prix de piano lui (1) Mme Nadèjda von Meck, russe d,origlne et martée
- un
échappe. Il restera donc sur un second, rem- à important ingénieur des provincei Baltes, est
par la passion qir'elle
connue dans l'Histoire musicale
éprouva pour Tchaîkovsky. pendãnt quatorze an!, ils
(L) T-ê 2t5 octobre 18?2, dans la cìasse -de piano de échangèrent une correspond,ance dont les termes ardents
tvtaimontel. Ðt le ? novembre 18?2, dans la classe de rela.tent leurs sentiments comme leur vle de tous les
solfège d'Albert Lavignac. Jours.., sans qu'une seule rencontre se produlsit jamais !
Mãe Mauté de Fleurville, ancienne élève de Chopin, < L'amle bien-almée > ne-vit jamais dãns son õhâteau,
étåit la betle-mère de Verlalne. aux cinquante-trois chambres, celul qu'en retour ellé
(,2) Cøtnet, de Maurice Emmanuel' nommai! < mon Selgneur ei mon Maitre >. DAmle ble*-
(3) Boør¡e¿drs, de Mlle Vasnier. oirnée, B. von trÎecR, New-York, l9B?,
86 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 87

à autre chose il en est si heureux, qu'on le de Nfme Moreau-Sainti dont Gounod était le pré-
réengage. - trois étés semblables, trois étés
Après sident. < N{a mère avait une voix délicieuse >),
de .è"e, son élève Sonia (quinze ans) lui a tourné écrit sa fìlle. Et M. Vasnier, architecte réputé,
la tête. recevait tous les artistes de valeur. Debussy de-
vient I'enfant de Ia maison, vit à peu près chez
Il la demande en mariage à sa mère, Nadèjda ses nouveaux amis, rue de Constantinople ou
Filaretowna Frolowsky von Meck... Et il est aus- à Ville-d'Avray. Il travaille, compose, lit, non
sitôt très amicalement prié de quitter Vienne, seulement le dictionnaire, mais les romanciers
où ils résidaient à ce moment-là. (< Sonia a un et les poètes d'alors : Gautier, Bourget, Banville,
nouveau professeur de piano ))' annonce Mme von
Poë, et bientôt Mallarmé, Laforgue, Verlaine
Meck à iot u très précieux >> auteut d'Eugène Verlaine, surtout. -
Onéguíne. C'est tout!) Le petit Büssick (vingt
.t r) connu la grande vie et sa première Naturellement, il s'éprend de < sa fée mélo-
"o.aamoureuse. Il aura composé un ?¡io
déception dieuse >>. Amour bientôt qualifié de < fou, je le
et sa seule Sgmphoníe. Il aura capté les premiers sais, mais dont la folie m'empêche de réfléchir.
échos des compositeurs russes (t). Mais sa plus Non seulement la réflexion n'aboutit qu'à plus
grande impresJion fut cell'e produite p-ar les Tzi- de folie encore, mais elle est toute prête à trouver
!".t"t, qrr'il d.tt entendre dans les cabarets fré- que je n'ai pas assez fait pour cet amour... )
[uentés-par l'aîné des jeunes von Meck : < Ces Ainsi s'épanche-t-il dans le sein d'un ami. Pour-
gens-là, ô'est la musique même ! > s'exclama-t-il' tant, quel plus merveilleux hommage que son
recueil des premières F'éf¿s Galantes, dédiées :

**
{<

A Madame Vasníer
Revenu à Paris, son cceur et son talent vont
mûrir pour Mme Vasnier, fìxant le type de la Ces clransons qui n'ont jamaís ué.cu que par
<femme de sa vie >> son aînée, musicienne, et qui perdraient leut grdce charme¡¿sse si
eIIe,
-
reine d'un intérieur plein d'agrément. .iamaís elles ne pclssent par sa bouche de fée
mélodieuse,
Il l'a connue et accompagnée âu cours de chant
L' auteu r éternellement reconnaissanf .

(1) Si l'Ecole de Moscou (Tchaïkovsky) Jut-connue de


Oe¡'ulsv, surtout grâce à Mme von Mecþ iI entendit
ã""1ã"lJ" dõs < Cinq Grands >> (Ecole de Péters'
I'Exposition Unlverselle de Moscou de 1882,
úÑ"s) á "euntes Hommage à elle, encore, que son intense pré-
précãáant celle de Paris (1889), où il aura la révélation
do Moussorgsky. paration au Grand Prix cle Rome qui lui est
88 AU PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 89

décirné te 27 juin 1884 (r). Mais maintenant, obstinément droit devant lui, très loin, un point
il faut partir pour I'Italie, et cela il ne le réalisait imaginaire >. Vers ce point, qui se révèle être le
pas ! If est sirr te point de refuser le séjour à centre du monde symboliste, l'amitié va le guider.
ia Vitla Médicis, celui-ci l'éloignant pour trois Aux lectures fìévreuses, pêle-mêle, succèdent
ans de Mme Vasnier : des contacts avec les peintres et les poètes. A
Cette abominable Víllal dira-t-il ('z). la petite boutique de l'.4rf Indé.pendanf (du cu-
-La séparation, gâtant son séjour, n'a guère rieux éditeur Edmoncl Bailly) , au Centaure, aux
favorisé son travail. Et, bien que s'étant cru, un < mercredis >> de Pierre Louys et, le mardi, dans
instant, < le petit chéri des Dieux dont parlent l'étroite salle à manger de Mallarmé, où vien-
les Légendes Antiques >, il faut, iI faut qu'il re- nent Henri de Régnier, André Gide, Maurice De-
vienne avant le temps fìxé par l'Institut : nis, Whistler, Jeän de Tinan, Odilon Redon,
< J'ai trop pris I'habitude, gémit-il dans une Pierre Louys. Parmi les < cafés > (succédant pqur
lettre au tttêmì ami (3) j'ai trop pris I'habi Claude-Achille au Chat Noír et à Poussef ), celui
tude de ne vouloir et de- ne concevoir que par tle Wéber réunit le Tout-Paris artiste et litté-
raire. Nous avons vu Léon Daudet y tracer le
"'ínitì.! à son retour < l'intimité de jactis n'était portrait de Debuss¡r. Il y a encore Maurras,
plus la même >, conclut Mlle Vasnier' < Il avait J.-L. Forain, P.-J. Toulet, Henri de Toulouse-
évolué, nous aussi. Nous avioírs déménagé, fait Lautrec, Reynaldo Hahn, André Tardieu, le jeune
de nouvelles connaissances. Avec son caractère Charles de Chambrun, parfois Léon Blum, par-
sauvâge et ombrageux, il ne se retrouvait plus fois Oscar Wilde, souvent Marcel Proust. Mais
chez lui. Il cessa de venir... >> Debussy décline, paraît-il, I'honneur d'une petite
réception musicale donnée pour lui, chez I'auteur
å de PasfÍcl¿es et MéIangês F).
Parmi les musiciens, Paul Dukas parle de
Raymond Bonheur, à qui est dédié te Prélude cette ambiance, de cette < matière unique >>

à lAþrès-Midí d'un Faune, voit Debussy << lìxant formée par les fervents de tous les arts. D'ail-
(1) Pour sa Cantate de Ilønlont Prod¿gu'e' Debussy leurs, I'auteur de l'Apprenti Sorcíer comprend
eut'-áz- võix poùr lui (dont unè majorité de peintres'
-gràveurs les < emballements >> de son ami :
JJ"foæ"t", et architectes) sur 28- vot¿nts' Les
dt"fftt"i Ztaieot Rose Caron, van D-vck- et Taskin'
î"ä""^åpãg"¿J-pãi
- t'auteu" et són ami R,ené chansarel' (1) V. I. Sérov raconte qu'en compagnie de René
(2)-Dãbussy y habitalt la chambre dite <( tombeau Péters, Debussy, lorsqu'il s'ennuyait chez Wéber, flnissait
étrusque D, Peinte en vert. la Duit, tout près, au << Reynols > où se réunissaient les
<st Co-rne la cltatlon précédente, lettre -de Debussv Jockeys, les danseurs et les clowns du Nouveau-Clrque,
e J-í ã*î õtauoius Popelin, G,rand piix- de Rome de dont le célèbre F'ootit. Le futur aut€ur de eftnéral La,oine
ôitée par paiteui Vallery-Radot, Tel étøit spprécleit déjà les eccentrlca,
".irto"ã.-
bcÞ.ttsstt, p. 34. Julltard, éd.
90 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 91

< Lâché dans les nouvelles formes de I'Art dant le Pré.lude à I'après-mîdi d'un faune>>,
et de la vie, Debussy braquait une curiosité de disait Maurice Ravel qui considérait cette æuvre
faune à I'affût. > Il en éprouvait un immense comme la plus parfaite en musique, oÌr, sans Ie
et apaisant bien-être, et l'Exposition Universelle suivre pas à pas, I'orchestre s'empare de ce
¿e ßgS va faire de ce bien-être une griserie' poème de joie, de lumière et de volupté païenne :
Liberté !
Variété ! Le jonc uaste et jumeau dont sous I'azur on joue,
Exotisme qui lui raPPelle Moscou' expose le thème alangui de chromatisme qui tra-
Toutes les musiques du monde affluaient à versera tout le Prélude sous le bruissement des
Paris : orientale, russe (dont celle de Mous- harpes et des trémolos de violon. La seconde
sorgski qu'il découvre), espagnole, indonésienne' idée vient animer les << bords siciliens-du calme
u Rãppeúe-toi la musique javanaise qui contenait marécage > et chante le souhait des sens. Puis
toutes les nuances ! >>, écrira-t-il à Pierre Louys' c'est l'apaisement, c'est la fuite du faune, au
Avec ce dernier, il se lie de plus en plus, harmo- fìer silence de midi. Comment pourrait-on ou-
nise trois poèmes encore manuscrits' < Bilifis blier, dans les dernières mesures, ces deux notes
est dans toutes les mains > lui annonce-t-il' Sen' de cymbales attiques, vibrations de lumière,
sualité, irriguant toute sa musique ! Transport effeuillement de clartés, laissant en nous :
intellectuel ! Mystérieux rapports entre la nature
et t'imagination dont il se réclamera toujours ! Le visíble et serein artificíel
Il est Sãnfié de chefs-d'ceuvre qui vont naître De I'inspiration qui regagne Ie ciel.
de 1S9ã jusqu'à
- la fìn du siècle : Les Proses
Lgríques dont, sous I'influence de Mallarmé'
it" éciit la musique et le texte; le Quatuor à L'immense succès du PréIude consacra De-
cordes (1893) et, en 1894, le PréIude à I'Après- bussy symphoniste. L'ceuvre fut < bissée > en
mídí d'un Faune, tiré encore de l'églogue de première audition à la Société Nationale, le
Mallarmé. 22 décembre 1894, et cette date continue de luire
comme I'avènement de la musique moderne.
Ces syllabes sonnent I'heure la plus réelle- Puis, en 1899-1900, les Nocfurnes (Nuqges, Fêtes
ment, ù plus profondément debussyste : le et Sirènes) apparurent à leur tour cornme
zénitú de sa jeunesse. Heure < antique >> aussi, d'admirables poèmes pour orchestre ('). En cette
grâce à un panthéisme délicieux. Celui qui, l'été,
ãn pleine nature, couché à même I'herbe tiède' _ (1) Parmi les interprétations, le Maltre aimalt spécla-
entônd I'obscur contrepoint de la sève et du lement la < fluidité > de Gabriel pierné. Dans la leuae
génératlon, Je veux signaler aussi, au piano, l'ébloulssante
.""â, peut goûtèr cet après-midi torrid'e manière dont Sanson I'rançois joue l'escellente trans-
"uf"i-tà
et dienheureux.'. < Je voudrais mourir en enten- cription de Fêtes, par Léonard Borwick.
92 AU PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 93

même année 1899, Debussy vâ épouser sa vail- De plus, très artiste. Mon mari et moi la consi-
lante compagne de lutte, Lily Texier' Sa vie dérions comme une extrâordinaire musicienne.
matérielle esi tou;ours diffìcile, << cruelle et lan- - Personne n'a chanté comme elle La Bonne
cinante aux gens sans portefeuille> dit-il (1)' Chanson, disait Gabriel Fauré, qui avait dédié
Mais il est connu en France et à l'étranger' ce recueil à son inspiratrice.
L'avenir luit, proche, prometteur' Demain, il va Enseignant la composition à son fìls, Debussy,
voyager; demãin, critique musical à la Reuue lui aussi, accompagne bientôt Mme Bardac, dans
ntânóhe (l9ol), il dira tout ce qu'il pense sur ses mélodies. C'est I'eætase langoureuse... et c'est
I'Art; demain, naîtra Pettéas I (1902)' Demain, aussi le coup de foudre, avec toutes ses consé-
il aura quarante ans. quences. Claude-Achille devenu << Claude > enlève
ou plutôt rejoint à Pourville, près de Dieppe,
I'incomparable interprète de le Bonne Chanson.
,t
** Elle y devient celle des deuxièmes Fêtes Galan-
fes (').
Dans un regain de jeunesse, avec une naïveté
Le dernier temps de cet Après-midi se fera de collégien épris, Debussy ofire ces poèmes
plus < couvert >. Plus lourd, comme avant I'orage musicaux à celle qu'il adore secret, pense-
l- orages d'un divorce et d'une seconde union, t-il. II y associe ce début d'été qui couronnâ
tempêtãs autour de Sainf-Sébastíen' leurs amours; sa dédicace l'évoque pleinement,
en tgO¿, cinq ans après son premier mariage' mais d'une manière sibylline :
une autre incarnation de la < femme de sa vie > (Pour remercier Ie mois de juin 1904.)
était apParue à Debussy. A. L. P. M.
uari¿ã à Sigismond Bardac, banquier parisien,
-cor¡temporaine de Claude-Achille'
elle était la ( A. L. P. M. >, c'est .4 la Petíte Mienne;
< \{adame Bardac avait cette séduction que pos- explique I'auteur à son éditeur J. Durand
sédaient certaines femmes du monde au début c'est un peu mystérieux, rnais il -
faut bien faire
ã" ;; rì¿"t">, écrit d'elle un de ses amis (')' quelque chose pour la légende ! > Ces appella-
tions de < mienne >, < ma mienne >, << Petite
lll Le iour de son tnariage, Debussy, devait faire ilÍienne > deviendront le leit-motíu de ce qui res-
t""ìJiriãi ,i""-cr¿"" ilá aéaicatái"e du'Prélud'e de la suite
;;;;-i;Þt;""1.--Ceuè-ci lui proposa de remettre la leçon tera toujours pour Debussy < la tendresse volup-
-à un autre jour... tueuse de notre vie >.
::ï;;'"äiïüait
'pãîr le m-usici?n, j'ai besoin.de ces vingt
francs l'nviter ma belle-famille ap¡ès la cérémonle'
äiïã-*'".ó" " s;en tut-au-iardin des Þlantes, sur I'lmpé- Ingénu,s. IL Le Faune. fIL, Le Colloque
- (1) L Lespoèmes
Bentlnenta,l.
riale de l'omnibus.
'*?;;il"ìüri; de E'aul Verlaine. La 1'. série, plus
ùãuerv-Raaot, préface Let*es itc a¡cienne de vingt aus, est dédtée à Mme Vagnlen
-de
øaäáe' äàùä"v' ù-;; r";,;^á h"*a' Flammarion' éd'
g4 AU PIANO AVEC CLAUDE D¿'BUSSY 95

Des remous, drames et brouilles suscités par confìe à Louis Laloy : < la joie de cela m'a
deux divorces rapides et pénibles, nous ne par- un peu bouleversé et m'effare encore ! >. Puis,
lerons pas. Trop de gens I'ont déjà fait. Qui à une Chouchou de quatre ans, il offrira la suite
peut s'ériger en juge ? Et puis, on ne moralise pour piano du Children's Corner:
pas un faune ! Claude et Emma brûlaient d'une
passion réciproque. De plus, Claude goûtait au- I. Doctor Gradus ad Parnassum.
près d'elle, une ambiance parfaitement < sienne >, II. Jímbo's Lullabg.
elle aussi. Luxe quotidien, liberté du travail... III. Ser¿nade for the doll.
A lui, qui avait tant << trimé > pour gagner sa IY. The snow il dancíng.
vie ! V. The little shepherd.
Devenue en 1905 la femme du Maître, Emma YI. Gollíwog's cake-walk
Debussy se lìt sa grande-prêtresse. Muette, atten- avec ( Ies tendres excuses > de son papa.
tive, immobile comme les objets de son culte,
( ... sâ table de travail à laquelle on est habitué, Cette exposition-miniature est assez proche du
qui connaît les manies de votre corps, et qui tr{oussorgsky des Enfantines. Ironie charmante,
vous reçoit comme une vieille amie à qui on dans la satire des Exercices de Czerny (n" l),
peut tout dire >. A peine circule-t-elle à pas et dans le Cake-wal/c fìnat.
feutrés, son regard d'émail doré observant tout : J'ai entendu Chouchou elle-même jouer le
les vases grecs, le fameux panneau de laque du numéro cinq, Le Petit Berger; c'était très émou-
Japon qui inspira Poissons d'ot, frx,ê au mur du vant. Elle rappelait presque Debussy ! Le
bureau, à gauche du piano droit. Dans la chemi- rayonnement de cette æuvre dans laquelle bai-
née, un beau feu de bois: gnait son enfance mûrissait ce petit cerveau.
Quand je ne vois pas les flammes, disait Quelques années plus tard, je travaillais la der-
le -Maître, j'ai I'impression d'avoir froid. nière page d,e l'Hommage à Ramea¿r et Chouchou
Hiver comme été, des roses rouges -- ses était à côté de moi. A l'indication < Un peu plus
préférées fleurissent toute la maison. Sur la lent > :
table, un -crapaud de bois chinois sculpté. Ses
yeux globuleux renferrnent tant de sagesse que .f
Debussy le surnomme Arkel : Si je pouvais
I'emmener en voyage ! -
Petite, ardente, la chair transparente, les lèvres P- PP
charnues, Ernma Debussy, amoureuse et mère,
veille encore sur le plus cher trésor de I'avenue
du Bois : la petite Claude-Emma, dite < Chou-
chou >. A la naissance de cette enfant, Debussy
98 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBASSY 99

Miss Teyte > (t) et qui devient son compagnon quelles conditions infernales ! sans qu'on
ait Ie
d'insomnie. Et pourtant ! Combien I'avenir allait !9Tp. de la transporter en clinique. Mais hélas !
dépasser en horreur ces jours de séparation... il était trop tard !
Un peu plus tl'un an après la mort de son père, Elle avait à peine quatorze ans !
te t4 juillet l9l9; Chouchou devait le reioindre, Cette douleur atroce fut épargnée à Debussy
bien au-delà de < cette saison en purgatoire >. qui, naguère écrivait : << Aurions--.rous sans le
disait-il, que fìgurait pour lui l'étranger. s¿vsi¡ - Atrides
des ancêtres dans la famille des
-
pour qu'ainsi une mauvaise destinée nous pour-
C'était l'été, à Paris. J'avais continué à voir :1tr"... ? > Combien plus pathétique encore, cette
très souvent celles que le Maître appelait jadis lettre, oir, d'outre-tombe, < dloutre-Croche >
< mes deux aimées >>. Elles habitaient I'Hôtel comrne il disait, I'auteur de La Boî4e à Joujout
Plazza, le nouvel apparternent de Mme Debussy' semble lutiner encore son petit diable bien-aimé :
rue Vineuse, n'étant pas encore installé. Ce jour- ,Ton pauure papa ... estbien triste d.,être príué
là, au matin, Chouchou est soudain prise d'un depuis tant d.e jours de ne plus uoir ta jolíe
violent mal de gorge. Le médecin en vacances, petite figure de Clrcuchou, de ne plus
entend¡e
.c/¡onsons, fes éclats d.e rire,'enftn- tout ce
la gouvernante en congé, moi-même souffrante, tes
IlÍme Debussy me fait dire par Roger-Ducasse oruit qui fait de toí une petite personne fnsup-
qu'elle ne peut pas venir me voir à cause de portable quelquef ois, mais cha-rmante Ie plis
cìtte maladie subite. Le soir, le rnal empire, I'en- souuent... Et le uieuæ Xantho ? (t¡ ¿,Uime_t_it
fant étouffe, c'est Ia dyphtérie. Un chirurgien toujours Ie jardin ? Je te donne liautorísatíon
est appelé d'urgence dans la nuit, on décicle la de le gronder d.'une uoít forte (;).
< Ce bruit ? > < Insupportable? > <
trachéotomie. A I'aube, la petite est opérée, dans ... d'une
v.oix forte ? > de tout õela, Chouchou se jus-
lait I'entendre, et obtint alnsi un grand succès dang le - encore à l'âge Oes poupees, en
tifìait volontiers,
monde musical de Moscou. me conlìant en secret :
< Quelque temps après, un haut personnage du
Conseivatóire de Pêtersbourg vint à Moscou et descendit -.Je-ne sais pas comment faire ? papa veut
également chez les i(ousseviisky. on lui raconta I'histoire ig joue du piano... MaiS il me déiend de
t"i hi ãntenare I'oiseau. Ii ne dit rien; mais la nult Pe
Iarre du bruit !
"í ""
Buivante, on entendit du bruit dans le salon et on aperçut
ledit haut personnage en train de siffler à son tour une
de ses mélodies au merle...
(( Malheureusement, il ne fut pas aussi heureux que
Debussi. Probablement que sa musique ne plut pas à
I'oiseau, car il ne la siffia jamais. >
Serge Prokofiev, Chanteclerc,24 fr,a¡s 1928.
(1) Maggy Teyte fut la deuxième merveilleuse inter' (1) Le- chien < Colley > des Debussy.
preié'ae tr?iisattãe âprès Marv Garden, à la reprise de (0) Coltection de Mmã G. de Ttnan. ''
Peltrées, le 12 juin 1908, à I'Opéra-Comique.
tES PRELIIDES

_
De cette époque jusqu'à l,extrême avant_
Suerre, l'æuvre de.Debuisy
mûrissant. s'épurant aussi. -fr"ì
.,¿p""Luissant,
", ã"îJîe cotoris,
la._solidité des < valeurs ), (lue
A""" iã.
-"" ìvthmes,
délicats, aériens, toujours '1""i.ft..
*,*o:'-^1"-oebussv a mûri- Il atteint sa perfec-
uutr propre et meme la perfection, dais
deux tivres de Dluzg pi¿t"aii -làur les
Suarès ptace La citn¿ir"íi*ï"såíii"
ptano.
?¿¡rasse des Audiences. parmi et La
pièces pour le clavier. n
les plus belles
S{il v .it
depuis tes trois dernières S;;;"" ""
uã-äo.iq.r",
à;È;eihoo"o,.
Des.rayons les ont pé;ét;ilã;iJt"ñisä"e,
réolés. d.u au_
_cultj eue I'auteur,
vouait à ta Nature. Iì n'esi "o*-u-iîcroyant,
d¿;;;;""es émis-
sions subtiles ou .."rètes q",iiìätTãpt¿es,
du_ites, en ces vrais poemes tra_
musicaux-
Prdtz{99 s'énlnoui*.""t .rìJLn
^-t11
uT" vari¿té,
T quatíté pmche de ceile a"-bhãpin,
gtand modèle. La concentratio" son
¿"ù,rJrvste y
telle qu'on
3:::1, -pense au vers de Baudetaire
sur la < forme et I'essence
divine n--f*Lot"oo
!e 9es deux livres est d,une ;;;""4;,on
peut confondre avec aucune autre. ne
CLAADE DEBUSS]. 103
t02 AT] PIANO AVEC
que métronomique (t), Ses valeurs sonores res-
Un grand musicien disait de certains airstant
de
taient moelleuses et d'une hiératique densité.
Mozart qu'ils peuvent se passer de texte' De sorte que les figures du bas-relief évoqué
i""r "*pt""siori est juste' Debussy' lui'.se passe devenaient plus prêtresses que danseuses.
parlante' Une indi-
de titres, tant sa *t'iiqtt" est Les deux derniers accords comme une proster-
piècå comme un posf-sc riptum'
J.tiå" nation.
"ïii "rtuqrr"
ñ";;:-tà a'aôquit de conscience'. Ces sug-
ä".tiorrr, il les souàettait à Emma' et souvent II,, Voíles (r) est une image ímmatérielle
if. ¿é"i¿aient ensemble' De plus' les PréIudes -
des barques sur la mer, la mer, < ce toit tran-
""
;;;;"t;;.-à¿¿i¿*- Peut-être le sont-ils à lui- quille où marchent Ies -colombes >, écrira paul
même, comme on I'a dit pour
-
I'Op' III de Valéry. Il faut y penser, car Debussy critiquait
;;i:hå";; r... uti. par acquit de conscience' certaines interprétations < colorées >, oñr plutôt
nous aussi' ne risquoi* pat tl'"tteur d'interpré- < coloriées > :
Ce n'est pas une photo de plage ! Une carte
'*'ñãotot, donc les Víngt-quatre Ptëludes de
tation. -
postale pour le 15 août !
DebussY :
III. Le uent dans Ia plaine. Moissons, her-
-
bes couchées par une descente d'accords rapides
en < pianissimo >. Puis, accents soudains des
grands ( coups de bélier > du vent.
PREMIER LIVRE
ry. Les sons et les parfums
(1900-1910) - soi¡ (3), préludent ici àtournent
I'aír du
dans
l,année lgl0.
Datés du 1"'janvier, ils sont un cadeau lourd
d'un rythme
de sens, riche de I'angciisse baudelairienne :
l. Danseuses de Delphes' Pages eharme troublant des vibrations de la nuit, lan-
-
*ri""t"""*l-i"spìt¿"s par un 1 g-rolpe de trois
>>
guenr de l'éphémère que nous sommes, avides
Tem-
ã"i.""."t, iragment sóulpturatvuduIafameux
reproduction
d'ivresses sans lendemain. Seul compte Ie plaisir
;i;ä-te tríaître en avait de I'heure ! disait volontiers Debuisy.
joué par
ã,il]ã""t", et l'on constate déjà le rôledebussyste Dès la première page, il faut réussir le legato
iî ohrt.stäfhi" d"rr" I'interprétation ( égal et doux > : Ia poésie flotte, vous enveloppe
a"Ë^;r,;i;it"ã1. l"i, sa réaiisation musicale. est et s'accroche comme de la brum e. lJne cocla,
si pure que nous pourrions presque en survre
'- tracé du doigt' donna lui¡nême ce préIude
le (l) Le 25 mai 1910.
(2) Egalement joué par Debussy en première audi-
<1*"¿ Debuãsy il .,
rton, au,concert du 25 mai 1910, à la Société Nationate.
toaitiott à la Société Nationale'
pres' (3) Baudelaire.
"rr-i."-i¿te
ãi"ii io"¿ lentement, âvec une exactitucle
AU PIANO AVEC CLAT]DE DEBUSSY 105
104

sotnerie de cors en díminuendo, rappelle le Ce chant, je I'extériorisais, car le maître aimait


monde devenu lointain. qrr"- ," fît intense, ensorcelant' le timbre de
V. Les collines d'Anacapri. Dans ce sou- I'amant invisible :
venir -d'un voyage en Italie règnent les opposi- ( Il > était beau garçon ! ajoutait I'auteur'
tions de lumière et de mouvements. Un lacis de -
malicieux.
ta¡entelles enserre la baie de Naples, ses villas Snbtile, I'interprétation des Collines d'Ana-jour'
et ses grottes. Endiablées, ses danses ! aigrelet, ca¡tri me rappelle la réflexion suivante : Un
I'appel des cloches de ses couvents, lorsque je parlais dé I'exécution de ce ptéIude par un
s'élève et voilà le génie indolent, amou- pianiste' Je I'avais trouvée bonne' mais
ä;ant
-
reux, merveilleux, un simple- chant populaire... Debussy restait réticent :
Emotion bouleversante et subite ! Mystère de la Non ! {ìnit-il par préciser - il le joue plus
musique ! D'un signe imperceptible, du seul -
< tzigane > que naPolitain.
déhanchement d'une < petite note >, elle suggère
Que I'art est tlonc chose dif{ìcile
!
toute I'ardeur, la tendresse et I'audace d'un
taggcn¿zo napolitain.
VI. - Des pas su¡ la neíge' Solitude infinie'
Hésitations. Tiaces indiscernables' < Comme un
Modéré et erpressíf
tendre et triste regret >> mais toujours un grand
calme. Son ouaté. La moindre indication compte :
le plus lent, le très lent des derniers pas' des
àeitiet" acóords, de I'oubli total' (Nous décou-
vrirons plus tard, dans I'existence du Maître' ce
même trajet douloureux...)

VII. Ce qu'a uu Ie ttent d'Ouest' Terrilìantes


+. rafales- de l'òuragan, de l'océan déchaîné' La
passio., de I'auteuì pour ces étéments fait qu'il
I

ieur prête les accents d'une épopée sauvage'


chevairchant I'espace comme le temps, contant
les cataclys*"t d" toutes les ères. Des retombées
pianistiques gigantesques s'écroulent, faisant
àouter äu rôte-humain dans cette préhistoire
sonore oìr la nature et les lois de la folie se
ï ,r : confondent. J'y distingue cependant, entre deux
paroxysmes, comme des cris anxieux"'
ï
106 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 107

VIII. La aur cheueur de lín. Le plus comme par les amateurs. Parmi les exigences
- des fiIIe
littéraire compositeurs paraphrase ici la de son interprétation, reste toujours la maîtrise
Chanson Ecossaise de Leconte de Lisle. Cette de cette technique en profondear, spécifìquement
poésie,il faut en traduire I'assonance préraphaé- debussyste, que nous avons étudiée de si près (').
lique par une sonorité-sæur, tout près du clauier. Je dirai même qu'ici c'est < une pression de
plongeur > que la main du pianiste devra exercer,
L'amour, au claí¡ soleil d'été comme pour atteindre les pierres englouties
Auec I'alouette a chanté. alors que cette main, dès I'instant d'après, -
ébranle l'énorme boutdon percutant de la Cathé-
Sans être pianiste, Chouchou Debussy jouait drale, telle un maître-sonneur. Par ces deux
ce prélude comme son père, dans un sentiment façons opposées d'attaquer la corde-. un triom-
de pureté musicale inimitable. phant contraste est obtenu. L'imagination peut
alors guider l'interprète vers ses trouvailles per-
IX. La séré.nade ínterrompue. Adorable sonnelles, les assises de son talent étant, comme
-
image-fantaisie d'un pauvre guitariste espagnol. celles du temple, inébranlables ! Et n'est-ce pas
La phrase un peu suppliante qu'il fredonne I'imagination qui a inspiré le poète ?
émerge des échos d'une lbe¡ía populeuse, et son
tempo indiqué quazí guitarra (modérément Pou¡ nous être apparu enfin
animé), est généralement pris trop vite. Car T'oí, d'abotd, qu'on comprit à peine
mille incidents de la rue arrêtent la chanson Plus français que l'Ange d'Amiens
d'amour de notre pitoyable don Juan : Et qûe les sanglots de Verlaine
Pauvre bonhomme ! disait Debussy __ il
est- toujours interrompu ! Pour aooir faít de fes frissons
Et peut-être de ta souffrance
X. La Cathëdrale englouti¿. Au début de A tq cathë.drqle de sons
-
ce préIude, l'univers mouvant cher à I'auteur Le plus beau uitraíI de France... (2)
de La Me¡ recouvre les trésors de la Ville d'Ys...
fügende venant d'aussi loin que Ce qu'a uu le f)ebussy est maintenant le dieu familier de
oent d''Ouesú, où des < années-son >> nous sépa-
tons les fervents de sa Cathédrale {3).
rent des orgues et des cloches de la cité morte.
Statique est son linceul d'eau. Mais Debussy (1) Chapitres 3 et 4 : Au Pio,no (\T, et Au l¡iøt¿o (tÍl).
arrache la Ville aux nappes sous-marines par (2) Maurice Rostand, Sta,nces à Clauile Debussy.
un thème superbe, surgissant en coupole, et qui Poème publié pàt Cho,nteclerc, le 24 mars 1928, annlver-
gaire des dix ans de la mort du Maitre.
ne cesse d'inspirer les artistes. Aucun des Pré- (3) Debussy avait présenté lui-même ce prélucle, à la
ludes n'est joué aussi souvent, par les virtuoses Société Na,tione,le, le z5 rnai 1910.
108 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 109

XI. La danse de Puck fut donnée en pre- Qui n'a connu sa modestie proverbiale, son
mière -audition le rnême soir que La CathédrøIe humour qui servait celui d'un Debussy ou d'un
engloutíe (toujours à la Socíëté Natíonale), par Ravel ?
Debussy lui-même. Celui-ci, qu'attirait Shakes- Au début du siècle, leurs æuvres, générale.
peâre, avait mis en musique des fragments du ment jouées en première audition à Ia Société
Roí Lear, ébauché un Comme iI uous plaíra. Nøtíonale de Musíque, paraissaient très < mo-
Le nain Puck nous ramène au Songe d'une nuít dernes >. Maintenant qu'elles restent
d.'é.té., à ses caprices légers, incisifs. Appel du paími les
cor d'Obéron ! qui protège une retraite rythmi- ¡t_lus
grands Classiques, pensons à tout ce que
que et sentimentale avec attendrissement, fan- Vinès, grand pianiste espagnol, fìt pour la musi-
taisie et humour déguisé. Nous sommes dans que de notre pays.
I'ambiance britannique . qu'aimait I'auteur de
ChíIdren's Corner-

XII. Les Minsf¡els sont membres de cette


-
même famille anglo-sâxon côté Music-Hall.
IIs nous apparaissent dans I'angle de vision d'un DEUXIEME LIVRE
Toulouse-Lautrec, d'un .Iean de Tinan. De leurs
personnages, les Minsf¡¿Is ont la grâce enjouée,
railleuse avec moins d'amertume. CJrarme déli- (r9r3)
cieux des lieux de plaisir émanant du dernier
thème;, Ambiance de la < boîte de nuit > où les
noirs commençaient de régner. Tempo retenu, l. Brouíllards. De tout ce qui est vapeur,
lluide- ou nuâges, Debussy fait de I'harmonie !
modéré, mais étincelant. De même que Ravel,
Debussy a pressenti l'envoûtement par le Jazz.
a dit Suarès. Alfred Cortot, lui, entend ces
( vapeurs de sonorité > en suspens dans la super-
position, à la seconde mineure, de tonalités qui
*
¡ß*
se confondent. Parmi mes autres grands confrè-
res, il faut citer aussi Walter Gieseking qui
jouait ce prélude, ainsi que le suivant, de }açàn
... Voici que subitement, séparant ces deux exceptionnelle.
livres des Préludes, semble surgir' saluer, dis-
paraître, celui qui, le premier, nous les fit sou- II. Feuílles mortes fait penser aux << san-
vent entendre : Ricardo Vinès. glots -longs des violons de I'automne >.
- -
110 AT] PTANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 111

C'est une des plus belles choses du deuxième Debussy n'avait pas, et n'a jamais franchi
livre des PréIudes, que cette pourriture douce. les Pyrénées. Lui qui, avec une divination pres-
Et cependant, au PIus lent de la page 3, deux que occulte, nous laisse, après ses pièces < espa-
appets inattendus de trompettes précèdent I'a-do' gnoles >, irrémédiablement épris, troublés, trépi-
rãñle question de la fìn, formulée par les der- dants, ou tristes à mourir. Depuis que je sais
nières notes: c¡u'en latin Carmen veut dire < charme >, j'ai
Le printemPs reviendra-t-il ? compris !
-III. Dairs La Puerta del Víno, quel tanin Lorsqu'il reçut cette photo représentant la
sonore-! Quelle lascivité, à I'intérieur de ce bouge, Porte célèbre de Grenade, le Maître, impres-
derrière cette Porte du Vin ! Quels ferments sionné, dit simplement :
poplrlaires autour d'une danseuse espagnole ! -- Je ferai quelque chose avec ç4.
Auec de brusques oppositíons d'eætrême uio'
Ience et de passíonnée douceur celle-ci se donne, IV. Les Fées sont d'eæquises danseuses...
se reprend... Telle I'héroïne de < La femme et - capricieuses des nymphes de < I'Après-
et fìlles
le pantin >, sur une cadence de haban¿¡a' Au midi d'un faune >. La virtuosité doit être ici
piairo, deux accords arpégés serré, < plissés > des charmante, impalpable, et d'une souplesse
ãeux mains, ondulent puis se déploient comme aérienne.
la jupe d'une infernale maj<ì de Goya ! Ces
arpèges doivent être assez rapldes pour que ne
brãnóÌre pas le rythme, inflexible. (Pour arriver V. Brugères. L'odorat sensible du Maître
à cela, peut-être ai-je répété ces accords cent
- < sentir la mer > jusqu'au milieu des
lui faisait
fois de suite avec Debussy !) D'ailleurs, tout bois. Il en mariait I'odeur à celle de ces buis-
est marqué, jusqu'aux plus petites nuances : sons celtiques qui prolifèrent sous les grands
< gracieui >, < ironique )> le côté provoquant pins. Du tout, il disait :
de la scène ne serâ jamais- trop souligné' Avec C'est ça, Ies' bruyères ! Et non ces petites
une morgue inattendue, dans ce bas-fond sombre -
fleurettes aux tons de porcelaine que je déteste.
et chaud en ré b maieur. Quel décor' pour une Du point de vue de I'exécution, la limpidité
pareille vision ! presque mozartienne de ce prëlude rendait
Une carte postale I'inspira, dit-on, envoyée Debussy plus exigeant, plus méticuleux encore.
d'Andalousie þar Manuel de Falla' (Je crois, Invisible à première vue, la diffìculté des der-
pour ma part, que I'expéditeur était Carlos de nières mesures restait si tenace, à la basse,
Castéra, dilettante et musicien, mais peu im- qu'inlassablement, toujours au travail... on
porte.) recommençait :
tt2 AU PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 113

on joue ce préIude trop vite, ce qui lui enlève


son caractère. On le joue même < précipité >.
et cela exaspérait I'auteur :
Ce n'est pcs uife, insistait-il.
-Bien sûr !
??
VII. La Terrasse des audíences du claír
de lune.- Extrait d'une < Lettre des Indes >
g-r_: publiée à l'époque (t), ce texte un peu hermé-
tique et lointain plaisait à Debussy. Il en tire
fo.¡ 0o*¡dæg une de ses évocations les plus originales:
--À---t------t- Contrairement à Drane SëIénée, de F'auré (2),
et même aux précédents Clairs de lune debus-
systes, on ne sent plus ici I'ombre d'une émotion
?P terrienne, si I'on peut dire. L'attraction des
Audiences célestes régit les accords et les astres
comme les traits du piano, lactés, désintégrés,
-tombant de < l'aigu > sur une grande houle chro-
matique de septièmes ascendantes et descen-
VI General Lauine, eccentric. Nous avons dantes.
- déjà, le portrait de
évoqué, ce clown du cirque Gravitation rythmique, mathématique, du hui-
Médrano, qui avait fait Ia joie et I'admiration tième à I'unité, des :
du Maître :
Il était bois ! me disait-il pour
- rigueurenmécanique à laquelle expliquer
cette il tenait,
autant pour le groupe initial de triples-croches,
que pour les accords du milieu, figurant le balan-
cier de l'équilibriste. Debussy avait, paraît-il, r' v, ,, t.
un vrai talent de mime, d'imitateur : il faisait
rire ou it pteuiait à volonté. De là, peut-être,
sa tendresse pour les < eccentrics > ? (Je signale
qu'à la page 5, sixième mesure, le sol tà
I'accord de la main gauche] est bécarre et non
(1) Par le journal I'e Tenxps.
bémol comme sur les anciennes éditions.) Le (2) UIIorí¿on Clúméríque, lI".
tempo est deux fois indiqué < frès letenu ), car
I
tt4 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 115

Mais, sur ces mêmes rë-sol, ré-sol, l'effort X. Canope. L'urne grecque qui.ornait son
pourtant si primitif des quartes montantes '--- bureau- servit de thème à Debussy plutôt
áominante à tonique atteint soudain la force son couve.rcle, dit ( canope >. Comme pour les
lunaire qui soulève les- marées. Quand le pauvre Danseus¿s de Delphe, il sonorise des lignes pen-
Debussy quasi-mourant plaisantait d'un < direc- sives et tendres, rythme discrètement un chant
teur pour la musique des Sphères >>, ajoutant : funéraire.
< Je me crois tout à fait désigné pour ce < haut >
emploi ! >, il ne croyait pas si bien dire. Loin' XI. Les tierces alternées. Seul parmi les
déjà, de la formule sentiment-mélodie, à la -
vingt-quatre pré.Iudes, celui-là est un divertisse-
Massenet, par exemple, cette musique semblait' ment purement technique. Il rappelle les Etudes,
hier, incompréhensible. Demain, familière aux les recommandations de l'auteur ooncernant
voyageurs de l'espace, peut-être sera-t-elle sifflo- Chopin et sa manière : << ... j'ai des souvenirs
tée comme Au clø.fu de lo. lune 2 Qui sait ? très précis sur ce que m'a raconté Mme Mauté
de Fleurville. Il voulait (Chopin) que I'on étu-
VIIII. Ondíne. Petites vagues d'accords diât sans pédale, et, qu'à de très rares excelF
dont se joue la naïade espiègle. Le thème du tions, on ne la conservât pas ('). r
milieu est d'une mélancolie un peu irritante par Ne I'oublions donc pas (r).
ses frottements de second¿s. La fìn, précise,
doit être gardée très nette. Bref ressac masquant XII. Feuæ d'artífice. Ce morceâu doit être,
la fuite d'Ondine... Comme elle, le virtuose doit avant -tout, < placé >. D'unç manière géne-
se jouer de la fluidité, de la fantaisie des traits,
rale, on ne le joue pas en mesure et je ne sais
et mettre ta pédale avec un grand soin.
pour quelle raison ? C'est contre quoi s'insur-
geait I'auteur :

IX. Hommage d Sam Píckwíck Esq. -- Le solfège ! Le solfège ! Eh bien, qu'on le


solfìe !
P. P. M. D. C. Dans le style évidemment .propre A qua-tre-temps ! scandait-il enfìn pour Ie
au héros de Dickens, ironique et bonhomme - nous laissant tout à nos pensées sur la pré-
4/8,
tout à la fois. Pickwick est << esquire )> comme tendue liberté d'interprétation des pianistes.
Lavine est < eccentric >. La tartufÏerie anglaise Ce < Feux d'artifìce >>, ce bouqu¿f des Vingt-
mêle le God saue the king à une bonne saoulerie quatre Préludes est d'une virtuosité fulgurante,
au sfouf. toute d'allégresse extérieure, de scintillements,
Debussy reprend avec joie sa manière humo- de joie populaire. Dans les quelques notes
ristique, malicieuse plutôt que mordante. Au
fond, il aime les anglo'sâxons qui le lui rendent (1) Debussy, IJettres à, son ëiliteur.
bien. (2) A corriger : à la page 58, mesure 8, à la tierce de
la 'main gauche, le ré est d,óèse.
116

de La Marseíllaíse qu'on entend soudain, surgit lp


biusque mélancolie des lìns de fêtes. Pièee rnal-
tressõ, lourde de signifìcation comme un tableau
de Renoir, sous sa poussière éblouissante' TFJXlI]Ii)S, IÙSTATIPI]]S, IMAG]TS
Au début, le doigté : 1,2,3 -1,2,3, < roule >
mieux que : 2,3,4. C'est celui de Debussg -
I'artifìciõr de génie pensait toujours à tout ! Lu métríque debussgste. .---
* Les piè<:es eæolique.s pour Ie píano
**
Ces morceauxcourts, de sentiments variés, de
caractères différents, ces notations incisives, ilf:ris pour cette langue françaisc, justenrent,
spontanées, poétiques, ne sont pas I'Impression- I)ebuss¡- avait cles sons ! Il s'est trouv-é que leur
,rì.*u. Comme je,l'ai déià dit, et comme il le afïìnité ---. le rnariage de sa musique avec les
répétait sans cesse' Debussy se défendait d'être tcxtes --- a ¡lroduit des rnerveilles.
impressionniste. - ." Parce que, pour Debussy, la culture poéti_
Symboliste, il ne décrit pas la vie, il- I'intègre que est Ia moisso¡r de son ardeur et non un
à sä rnusique en un rafÊnement inouÏ' Et ces bagage scolaire.
préIudes, cãs merveitles légères ou grandioses' --- Parce c¡ue, réalisant le vieux rêve tle Rous_
ien'dres,'profondes et mélancoliques, sont une seau, il adapte sa miilodie à la prosodie du
évocation- de sensations indéfìnissables pour les- français, Iaquelle < doit .e *ouooì. entre rle
quelles notre langue n'a pâs de nom"' - petits intert'alles >.
' Seulement, peut-être, < le vent qui passe et De même que pour la poésie naturelle du
vous apporte l-'histoire du monde > (')' piano, il traduit une vie intérieure clu chant :
(1) Cleude Debussy' 1 L" musique humaine vient du d.edans >,
disait-il. La voix, véhicule musical de ce qu'il
appelait < les maîtres-mots >, plie ceux-ci à ses
lois d'harmoniques et de timbre. Mais I'auteur
des P¡os¿s lgfiques n'y est pas arrivé du premier
coup !
CLAADE DEBUSSY 119
118 AU PIANO AVEC
Présentant une belle gravure des Mélodíes de
Jeunesse (1), Emile Vuillermoz remarque
( l'éti-
;;;;;ï; v'o'cat infligé aux premières poésies de
ttrãoaotu de Banvillè s1 fls Paul Bourget' Tran-
*itiorr, ensuite, que l'époque préra-phaélique de dez ,$."*
îl-oä^o¡telte dlue. Ce n est qu'ultérieurement
(avec les Symbolistes), ou en remontant le cours
-r"-pt
àì (grâce aux vieux poètes français'
- - -- de^
ül["", ittariãs d'orléans, Tristan >L'Hermite)'
plus libre'
qu'à travers une musique du texte^
(<
impressionne oir cette même < Joie (Freud.e) dwient I'allé-
ii"* pto"tte de la sienne, Debussy
gresse bouillonnante d'une
>>
voix de femme ?
son public.
Tous
- les moyens lui sont bons, jusqu'à ceux Prenons maintenant la vocalise < au ralenti >
ae g"ctt lui-riême. Peut-être simple coïnci- de Àlélisande à sa fenêtre. Elle est si pleine d'un
dence ? Il est tentant de faire, ici, une compa- sentiment d'attente que les termes : < tour >,
raison : de voir la nature du rapport qui existe < Saint-Michel >, < I)imanche ), ( midi >, se
ã"t.L a"" paroles données et leur traduction posent à peine aux secondes mineure et majeure,
musicale. à la tierce, à la quarte. Par contre, Ia seconde
Ce n'est pas d'aujourd'hui que la voix demeure uscendante sur le mot < jour >> éblouit < comme
t'*-ãrrrrott"iatrice de l'âme >' Dans le discours une rose dans les ténèbres >. Et ces :
lyrique, comme pour une scène de ménage' < si
iá-pä..io" montè, la voix s'élève >, remarquait
a?jã Q"i"tilien, < si la passion se.calme, la voix
.'ãi"iË." u. Bach se sert génialement de ce
p.t"¿¿¿, et les contemporains- du Grand Can- td - nå- 8r¿¡
iri-it"n¿tent même d;abus l'accompagnement
p", ,rtt" ligne ascendante de mots tels que
'. i"i" rr, < H"aute Sagesse >, tandis que l' < Abîme s'épaississent, cinq pages plus loin, depuis le sol
oroiorr¿ > se perdaif d"o. I'extrême grave ! l¿Iais jusqu'au ré inférieur.
;;;t-;; s'en' plaindre devant l'extraordinaire Un fléchissement délicieux sur I'image-clé est,
vocalise (') : dans le n' 3 du Promenoír des deut amanfs (1),
celui du mot < naufrage > :
(1) Pour sorrrd,û.o et piano' F':hregistrées par JaDine

xicióau et Aldo Ciccolinl. (Pathé-Ma-rcon¡') esi éøteé. (CtL (1) Tristan L'Ifermite.
õ":rr-c"¡1t*t"-iJ-'"ilãà" trotes
par André Pirro.)
120 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 121

Je t¡emble en Doqant ton Regalde ! Regarde ! Regarde !


de--Golaud, soulevant sur son épaule le petit
uísage
flotter an ec-que mes désits Yniold terrifié d'espionner < petite mère >.
Tant j'aí de peur que mes souPírs
Ne tui fas-senf faí're Nau-fta-ge. Si, pour I'intensité, Debussy s'égale à Bach
qu'il considère parmi < les plus grands >, il est
lui, un moderne, un français. En 1889 (troís ans
3' apant la parution du drame de Maeterlinck),
son esthétique existe déjà en puissance, lorsqu'il
--) répond à cette question de Guiraud, son ancien
maître de composition :
r}oø,r- -*- Mais alors, où est votre poète ?*
{<ú. xe
-- Celui des choses dites d demi. Deux rêves
associés, voilà I'idéal. Pas de pays ni de date.
Pas de scènes à faire. Aucune pression sur le
Autre chose : au xvllt' siècle durait encore la musicien qui parachève... Camaîeu... Grisaille...
controverse sur la répétition cìes mots : Je rêve poèmes courts, scènes mobiles, person-
S'il y en a trop peu, reconnaît Mattheson, nages ne discutant pas, subissant vie, sort, etc.
on- n'arrive pas à toucher l'auditeur. < Deux rêves associés ?... >> Paul Dukas parle
Mais moi, en tant que fervente de Pelléas, de cette alliance comme d'une frcnsfusion so-
j'étais surprise, dans la première scène de la nore, impossible à dissocier du texte qu'elle
Fontaine des aveugles, par le mot <<' âveugle > pénètre. Subtil, fluide comme il se révélait déjà,
répété quatre fois en cinq rnesures... Maintenant, notre musicien du < vers libre > était né.
je pense que I'obstination des quintes et octaves
parallèles, imposant ces syllabes, a quelque
chose de la cécité du Destin lui-même. Et, tou-
jours à I'instar des anciens, après la gtadatíon,
après la répétitíon, vient la modulation de la
ligne. Elle amène une sorte << d'échauffement de
la déclamation > (t). aboutissant dans PeIIéøs
aux terribles :
(1) E!âch, avec ( Moi, moi, moi > sur des accords
consonnants, hachés de < soupirs >, atteint à I'angoisse
de la personnalité, tanclis que les <( Dieu, Dieu, Dleu ! >
de la Cantate Ðieu eat n¿on P.oõ ont quelque chose d'irra-
aliant. (Cité par André Pirro, E'Esühétðque de Jeon-
Sébostie'¿ Bøcr,^
LES ESTAMPES (l-903)

l. Pagode.s.
II. -
La sobée dans Grenade.
III.- Jardins sous Ia pluie.
-

I)ans son élément, en plein Symbolisme, De-


bussy devait capter les ondes baudelairiennes.
Ondes nostalgiques, d'abord (avec les Cinq
Poèmes (1), puis exotiques. Intelligent comme il
l'était, < faisant Ie tour > des possibilités artis-
tiques, il en étendit le rayon jusqu'aux anti-
po<ìes. tr'fessiaen, å sa guise, à son heure, I'a fait.
Sur ce terrain, l'intuition de Debussy, son
< flair > de jouisseur, donnent aux æuvres de
cette venue conrme un parfum de collection rare.
Au souvenir des musiciens javanais de I'Exposi-
tion de 1889, nous devons une fìnesse orientale
très debussyste. Les Russes, âîec Moussorgsk¡r,

(l) Le Ba,lcon. Hamonie d.u soir, Ire Jet tealL.


Recueill,etnent. Lø nlort des A¡nants. (1887-1889).
t24 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 72rò

restent présents dans la prosodie de PeIIéas. Et,


puisqu'il faut toujours revenir à ce chef-d'ceuvre
comme aux goûts de la jeunesse ma sur-
-prise fut grande de I'entendre évoquér- à la
Radio, récemment, par deux étudiants africains :
L'exotisme de PeIIéas nous rappelle la
- précisait I'un d'eux, tandis que son cama-
Forêt,
frt-¡HrlF-l-F-Fù*-#4
- *,+ -* +-,
rade : ñt
Cette déclamation.. presque aussi primitive
- la nôtre...
gue

Je n'y aurais jamais pensé ! Et, pourtant, ces


Ê r
< correspondances > lointaines orientent l'æuvre
tle piano vers I'Indonésie, inspiratrice de Pa- ----+-
godes (n' 1 des Estampes). Dans ce morceau, non
seulement un dessin presque chinois se retrouve,
mais aussi ssf irmoi, ce regret de pays trop doux ?

leurs danses, leurs pêcheries, le sourire énig-


-matique des < têtes > khmères. On voit des toits
pointus, on entend des clochettes et le heurt de
porcelaines transparentes.

Dans La Soirée dans Grenade, tiède est la nuit


d'Andalousie ! Le souvenir que j'en garde est si vivant, si
chaud que je ¡1'65s ¡¡'s¡ approcher, pianistique-
Une tendre et fìère habanera se fait plus insi-
rnent. Peut-être à cause de ma main trop petite ?
dieuse encof,e, en son cheminernent mélancoli- peut-être (je le dis avec humilité), parce que
que et hautain. Lorsque Debussy la jouait, il j'ai toujours senti, compris, ce que je pouvais
n'était que profondeur, attirance, enveloppe- réaliser. Il ne faut pas, comme chante Carnten,
nents, < envoûtements > inexplicables. Cette < demander I'impossible > ! I\{ais le regret per-
syncope grave et douce berçait nos rêves les plus siste de n'avoir jamais traduit moi-même, avec
indécis dans un 'rgthme nonchalamment gra- mon a¡nour pour l'Espagne, cet intraduisible
cíeur : appel.
r26 AU PIANO AVEC CLAUDE DE'BUSSY 127

Avec la troisième Estampe, un vent de Paris descente (Rapíde\ est comme un glßsando,
nous cingle délicieusement, paradoxalement, dans marquer ensuite le :
les "fardins sous la Pluíe.
Une ronde d'enfants au Jardin du Luxem-
- ! Du soleil ! demande l'auteur, pour cette
bourg
féerie bruissante. On croit avoir mal compris,
tout d'abord. Si ( après la pluie vient le beau
temps >, il faut encore y penser. Il n'était pas ?
facile de happer au vol comme il I'entendait les
intentions du Maître ! On s'explique le contrç d'une touche légère. Mais surtout, dès cette
sens de certaines interprétations <( en grisaille > même page 21, commencer à peindre sou¡dement
'un
après ce titre de Jardins sous la pluÍe. Lorsque le Tempo < mystérieux > comme nuage pré-
j-échos-ravissants
enregistrai cette pièce, menant rondement les cédant I'arc-en-ciel.
de Nous n'írons plus au boís,
Ies lauriers sont coupés... le tempo en fut discuté
à la parution du disque.
C'est Marguerite Long qui a raison, et son
-
mouvement est le bon" conclut Emile Vuiller-
rnoz elle I'a travaillé avec Debussy. (En effet'
-
la mesure à 2 temps et I'indication Nef et uíf
prouvent assez que l'allure est rapide.) S'il est
diffìcile de se juger, une artiste n'a-t-elle pas le
droit de se rappeler ces heures trop vite envo-
lées où, près d'elle, le Maître écoutait, indiquait
une nuance, précisait une sonorité, la condui-
sant doucement à substituer son interprétation
à la .sienné ?
Ainsi, à la page 21, dernière ligne, il faut
< monter > pro¡¡ressivement les degrés du chant
qui part du sol de la basse' pâsse de main en

main, pour s'épanouir au


ffiF forte. La
TMAGES (1905)
(Deuxièrne série)

l. -- Cloches à. trauers les feuilles.


lI. --- Et Ia lune descend su¡ Ie temple quí fut
III. Poissons d'or.
-
< La musique est un total de forces éparses...
fait dire Debussy ¿ì son porte-parole, M. Cro-
che ('). Elle reste une transposition sentimen-
tale de ce qui est < invisible > dans la nature.
Rend-on le mystère d'une forêt en mesurant le
hauteur de ses arbres ? N'est-ce pas plutôt sa
profondeur insondable qui déclenche l'imagina-
tion ? >
Dans Cloches à trauers les feuíIles, deux
< forces éparses > sont en présence : Ie bronze,
que nous sentons gronder dans les grosses cordes
tlu piano, et une jungle harmonique, insondable
à souhait. Par sa rumerlr en écho de gamme
clrinoise, sol-fa-nú bë.mol - rë. bémol - do bémol,
cette puissance mystérieuse n()t"ls ralnène en plein
Iixtrême-Orie¡rt.

(1) Y. CroctLe.ct.t¿ti-dilettan¿úe. Claude Debussy, Galli-


,rl¡¿l iì, éd.
130

Même dépaysement dans Et Ia lune descend


su¡ Ie temple qui fut. Nouveau paradoxe d'une
musique donnant I'impression du silence par le
moyen de ,l'oppression : L'ART C'EST L.A. SCIENCE
Deux timbales voilées (sí-mí, < piano u) ré- FAITE CHATR
sonnent comme un gong du temple mort, d'oir
s'échappent la monodie d'un chant fantôme et (Jean Cocteau.)
Ie contrepoint de ses répons. Puis, toujours sur
cette basse, viennent se briser les octaves de
la fìn. Emergeant de la forêt comme la Cathé-
drale engloutíe de l'océan, cette Image est parmi Cet attrait que I'auteur de pagode.s tire d,une
les plus taxées d'Impressionnisme. Elle r.este à
mon avis parmi les plus belles.
est11np9,
-
dali r.ythme *pagrrot ou orientat,
quelle intensité ne prend-ii p-as quan¿ il s,agit
de la France !
Poissons ûor, ort le sait, fut inspiré par le Je retrouve, notés par moi à I'envers d,un pro_
panneau de laque du Japon qui décorait le gramme, Ies termes par lesquels j'avais
bureau du maitre. Morceau réalisé par petites me I'expliquer , ,: tenté de
touches et pouvant faire penser à certaines toiles . !.
musiqul de- Debussy
possède cette simplicité si aimóile à atteindre !
de Seurat, aux premiers paysages de Matisse ; ùon art savant rejoint d,instinct la nature
ce qui explique l'immanquable étiquette octroyée même
dont il semble sourdre... Nature- p"rfoi. douce_
à Debussy d'Impressionnisme... ment sensuelle et tendre. )
Mais n'est-ce'pas ici le pur style des laqueurs
d'Orient, fìxant le milieu autant que I'obiet ? - Je n'étais qui
fascination
pas seule à chercher le secret d,une
exaspérait les err.ì-*i" io o ae.
captant une fantaisie, un brusque caprice ? bussysme >. Celui-ci_ gagnait t"op---ã,àoeptes !
Poissons d'ot I Avec leurs circuits, leurs batte- En
ments, leur éclair, j'en connais peu de compa-
1909,La Reuue au"Támpi irií""|â"rgit te
débat en interviewant cles pãrså"rr"tiiè"
rables dans I'aquarium des pianistes. irrt"rrr"-
tionales, musicales et littérãires. L'opinion
Ae la
fondatrice des célèbres A.nnalei, i""il; S"rõey,
rejoint la mienne. EIle éclaire'e."ore-rn artr"
aspect du problème :
132 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 133

-- La musique de Debussy m'émeut, répond- Jean Cocteau m'a frappée, s'appliquant si bien
elle à I'enquête de La Reuue, elle me transporte au cas Debussy :
dans le pays du rêve --- cl'un rêve tendre, volup- L'art, c'est Ia science faíte chair (1).
-
tueux, charmant'.. La nature, il faut le dire, avait bien travaillé.
Faut-it voir dans cette disposition une corres- Fvoquons une dernière fois l'auteur d,e Pellëas,
pondance entre I'auteur et ses auditrices ? On a jeune... Déjà < déterminé >, orienté, < bien en
àit ¿" lui qu'il avait l'âme féminine; celle-ci chair, figure ironique et charnelle, mélancolique
ne détient-elle pas ce ( pouvoir de plaire qui est et voluptueuse >. Au moral, < une extrême atten-
proprement un don > ? Ici, c'est Debussy qui tion, regard de poète à la française, qui analyse
i'exprime, parlant de Nfassenet, le type même jusque dans la rêverie, et qui ne cesse pas de
du < charme français > de l'époque. Massenet comprendre > (").
est d'ailleurs le musicien entre tous qu'il est A lui, maintenant, de braquer vers les mys-
intéressant de comparer avec f)ehussy (qui ne tères d'un art qu'il adore ces phares de I'intelli-
fut jamais son élève, quoi qu'on ait rlit). Il suffìt Sence et de la sensualité...
d'évoquer leurs principales hér<lines : Thais, Tel son grand aïeul, Illonteverde, le musici.en
courtiiane, Manon, < femme légère >, Mélisande, usera de I'alchimie spéciale invoquée pour les
princesse... ; de comparer leur message artis- Etudes. Il va < bûcher > en savant autant qu'en
liqnu , ¡{ssíeds-foi près de moi, couronne-toí de amant délicat ; épousant déjà ( la sonorité sen-
Ríen n'est urai que d'aimer l.-. Adieu ! suelle r des paroles, se servant < d'effets pure-
"oJes...
notre pelite table...; et (dans la scène de la Grotte ment sonores pour rendre guelque état fugitif de
de Pellé.as, où les puristes prennent < les trois la sensibilité > ('). Le sillage des á¡abesques ou
vieux pauvres qui se sont endormis >> comme d'autres æuvres de jeunesse nous permettent
symboie des désirs sensuels ('), le pudique : Ne ensuite de le suivre mélodiquement. Mais la
les réueillons P¿ts ! IIs dorment encore.,. Mélodíe, seule, n'est pas la formule magique
Chez Debussy, le réveil n'en sera que plus propre à Debussy. C'est par I'harmonie qu,il
dangereux ! Non seulement son impulsion natu- exerce un empire qui est peut-être sans égal,
rellã laisse loin derrière elle celle de Wer- < L'Harmonie > ? Au sens Manuel dtharmoníe
fher, mais, de même qu'il forgea sa technique des Conservatoires, combien scolaire, ingrate, re-
de la sonorité ou de l'émotion, de même il va butante ! Il semble y avoir contradiction dans
folger sa technique de la séduction' Personnelle- les termes, et cependant... Qui de nous, au cours
ment, je vois dans I'attirance debussyste exacte- du Seæfuor d,e Don Juan, ou même d'une simple
lnent le contraire du côté < à fleur de peau > (7) Le coq et I'arleqpln.
de Massenet. C'est pourquoi cette réflexion de (2) Louis Laloy.
J3) Siegmund von Hausegg:et (Lø, ReÐue d.u Tánps
(1) Charles I(oechlin. I'a Reuu'e fllrsicare. WéserLt, 1909.)
134 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 135

€hanson, n'a ressenti ce bouleversement dû à un comme une transe âmoureuse ! Chefs-d'æuvre


< accord >>, suggérânt I'Inexprimable ? Réalisa- qui échappent à la logique comme le frisson de
tion grisante comme le plaisir ou comme une I'amour même ('). > Voyez l'Adøgio dl Quatuor,
trouvãille mathématique. Des chiffres, d'ailleurs, voyez les Cl¿ansons de Bilitis... Yoyez le PréIude
expliqueraient ce trouble, s'il était explicable' à I'après-midi d'un faune. Pour le Debussy
o 3i*tes >, << septièm€S ), << neuvièmes > ? Chíf- contemporain de Pierre Lou¡is et de Mallarmé,
frages d'accords totalisant des notes, qui ne sont c'est l'époque de la < chair heureuse >, du < som-
elles-mêmes qu'un total de vibrations ! Comment meil enivrant rempli de songes enfìn réalisés, de
des calculs arrivent-ils à toucher, à émouvoir Ie possession totale dans I'universelle nature... > (2)
plus profond de notre être ? C'est un mystère ' ú";
õompãrable au pouvoir des parfums- C'est un p",.i .,ri"r"t
trésor promis à qui peut ressentir une jouissance silence.
,årr"
"rtr" ;*1".; ""ilu'¿"
harmonique : A nouveau, Debussy s'y prête avidement :
ne pense pas harmoníquement ne
- Qui
< Dieu sait que les mesures vides de ma parti-
poutr" pénétrer dans cet art ! prédit Suarès, tion de Pelléas témoignent de mon amour pour
þarlant de Debussy, < peintre de l'émotion par cette façon de s'exprimer >, écrit-il. Ou encore :
i'émotion >. Rappelons-nous les syncopes alan-
guies de La Soírée dans Gtenade I (1) André Suarès.
(2) Je ne m'attetrdais pas à quelque chose de
pareil !- s'est écrié Mallarmé après I'audition du Prélud,e.
Debussy devait ( son art, à lui >, comme il Cette musique prolonge l'émotion de mon poème, et en
disait, à un instinct prodigieux : une foi d'insecte sltue le décor bien plus passionnément que la couleur !
Ce < décor Þ, peut-être fallut-íl pour le planter, une
Ìe guidait vers le pollen des vibrations fécondes' mobilisation technique, un arsenal de moyens cacl¡és?
Itni" qn" dire de sa conscience, de sa volonté Debussy reçut peut€tre la grâce de capter certain!
ultra-sons, d'en c brancher le courant > sur le psychisme
d'homme : < J'ai passé des semaines, confesse- de ses auditeurs ? D'où la < vibration fébrile I remarquée
t-il, à me décider pour un accord, plutôt que par le chef d'orchestre Ansermet, là où le professeur
pour un autre. > Et cet accord < plutôt qu'un tr'unck-Brentano Ìle trouve qu'un << état nerveux Þ. Pour
Charles l(oechlin, une << mobilité intérieure >, une inter-
ãutre , nous transporte au pays de rêve dont cession musicale toujours prete, font jouer à I'auteur
parle Yvonne Sarcey. Contrée oir les << enchaîne- un rôle de méiLi.ateur. Il voit ainsi Debussy à la fin de
sa vie, ( tout de noir vêtu, sur des plates poudroyanles
ments > de I'existence harmonique ont un sens de soleil >. Iililly, I'un des plus ffns critiques d'alors,
exquis tle la voluPté : clôt ainsi la fameuse enquête d.e la Reoue du Temps
u ... Ftictiotts délicieuses de secondes, quintes Pîésent .' << ... Reculer les bornes de la tonalité, r.emplacer
Ie sempiternel dualisme majeur-mineur par une souple
ajustées comme les tons purs des primitifs"' variété de modes, substituer à la rigide trilogie : tonique,
Iitervalles, inouÎs jusque-là, qui vont chercher le dominante, sous-dominante, un flot de résonances cha-
toyantes, c'est bien quelque chose ! t
eæur ou caressent si intimement notre vie sen- Réponse de Siegfried Wagner : < Debussy ? Connais
suelle à sa source. L'âme musicienne en ressent Þas. >
r36 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBASSY 187

< Quand vous assistez à cette féerie quotidienne tent un aveu terrible, où même l'élancement dou-
qu'est Ia mort du soleil, avez-vous jamais eu la loureux se fait musique. Pourquoi ces pièces
pensée d'applaudir ? > On sait qu'il projetait admirables pour piano à quatre mains sont-elles
ã'harmoniser le Palais du Silence, ballet. Ses si rarement jouées?
< flns de scène >, ses < lìns d'acte > sont suspen- < Terriblement triste >, dit son auteur de la
dues à un souffle immobile... Mais de cette paix, Sonate pour fltrte, alto et harpe, seconde de la
la mélancolie renalt avec les mots : série des Sonaf¿s (le n' I est pour Víoloncelle et
Je suís heurcuse rnais je suis ttíste, chante píano, l9l5). Quant à la Sonafe pour uiolon et
-
Mélisande, dont le baiser trahit si vite. I'amer- píano (n" 3, 1916), dernière Guvre qu'il ait joué
tume que notre angoisse apparait. Et Debussy en public en 1917, l'idée de son FínaI avait si
reste trop lucide pour nous faire grâce, après longtemps harcelé Debussy qu'elle *esta pour
tant de délices, des tortures dont il connaît tous lui r I'exemple de ee que peut faire un homme
les rouages celles tle la chair jalouse : malade pendant une guerre >. Et, plein d'anxiété :
- -
En est-ce fìni pour moi, de ce désir d'aller
toujours plus avant, qui me tenait lieu de pain
Gor.run (t¡atnant MéIísande, à genout, et de vie?
Par sa chevelure)

Ah! uos longs cheoeuæ setuent enfìn à quelque


f.
fchose! Art sensuel, a-t-on dit, donc art inférieur...
Vot¡e chaí¡ me dëgottte! Allez-uous-enl Allez- - Comme si toute idée ne naissait pas d'une
luous-en! -
sensation ! Comme si I'artiste ne se deuaít pas
d'être humain, ayant ce < droit de sentir ) qui
Peur de l'âmant, lisant le meurtre dans les tlonne joie ou larmes, avec le chant qui les cou-
yeux de son frère: ronne! (')
Chez Debussy, ce jaillissement déborde les
Pnr-r.nrs (à Goiaud) timites habituelles fìxées par les Classiques
(rythmes réguliers, temps < forts > et < faibles >,
J' étouff e Íci... Sorfonsl agencements bien organisés, etc.). Eau vive, il
se joue des barres de mesures ! Il est plus dif-
ficile à capter. à < retenir >, que les lignes admi-
Avec les ânnées, cette < chair souffrante > de rables stylisées par la Tradition; mais il reste
vient celle du musicien lui-même. Supplicié par cê que Gounod appelait < I'expressio¡ la plus
la maladie, il garde le don de traduire un déla- (1) Lualo Pecquet.
brement tragique : Sir épígraphes anfiqaes res-
138 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 139

pure de la ¡rensée >, Ia mélodie (').4 un critique Et Debussy continuera de prendre ce rythme,
viennois, le félicitant d'avoir < enfin supprimé la ce ( pouls >> du monde gui I'entoure tel le sien
mélodie > : propre. Comme âvec un diapason appuyé sur
l\{ais, monsieur, rna musique n'est que mê-
- ! répondit I'auteur cles Nocfu¡nes. le cæur : < Ah I Je l'aimais uraíment bíen I
lodie s'écrie-t-il, à vingt-neuf ans, après un chagrin
Il ira jusqu'au souci d'assurer cette courbe d'amour. J'ai laíssé beaucoup de moi a.cctoché
vitale par une sorte de relais entre créateur et à ces ronces I >
public, par la chaleur humaine de I'interprète : Ce < beaucoup de moi >, c'est toute sa musi-
< Je m'explique, écrit-il à Messager, après les
que. C'est même le graphique minuscule et clâir
représentations de I'Opéra-Comique, vous avez su de ses .manuscrits, où < blanches >, < noires >,
< croches > et ( soupirs ) pourraient tenter le
éveiller la vie sonore de Pelléas avec une délica-
tesse tendre qu'il ne faut plus chercher à retrou-
microscope, fìgurer dans une coupe de cellules
ver, car il est bien certain que le rythme intérieur encore vibrantes... Ce.bruissement de vie fìnit par
de Ia musique dépend de celui qui l'évoque, dépasser < la science des accords >. Il recouvre
cornme tel mot dépend de la bouche qui le pro- chiffrages ou squelettes musicaux de la chair
nonce. > (2) des personnages debussystes. Ne sont-ils pãs
prêts, maintenant, pour affronter I'aventure com-
(1) < La méIodie sera toujours I'e-tpression la plus bien plus grave que celles des mathématiques
pure de la pensée humaine. ) Charles Gounod.
2) Debussy n'est pas seul à célébrer I'incomparable ou du plaisir l'þp¡s¡ve de I'amour?
rnusicien que fut André Messager ! iVlon affection et mon -
admiration s'expriment ici devant le véritable panorama
sonore qu'il anima de sa sollicitude, de son talent, de
son éclectisme... Si des modernes comme Poulenc (avec
le ballet des BiclLes), Saug:u€t (avec La, Cllatte) bénéfl-
cièrent de ce que Debussy åppelait sa << mise en place >
extraordinaire, n'oublions pas I'orchestration qu'il écrivit
pour rnoi dtt Concerto en fa tnineur de Chopin, et que
j'enregistrai par la suite. Rappelons-nous le triomphe
de son interprétation ð,e Parsi,la,l, ¡" 1.r janvier 1914 :
Mais ce que Iê public, toujours amoureux de Véronique
ov de Fortunio, ignore sans doute, c'est la passion de
Ieur auteur pour la musique pure... Un jour, apercevant
sur son piano une partition ouverte des Møaurkas de
Chopin, un peu étonnée, je I'interrogeais du regard :
Mais, ma chère amie ! insista-t-il, je
- des soirées d,élici,euses, tout seul aveccroyez-moi,
passe les Mazurkas
de Chopin.
Qui eût soupqonné ce séducteur, gâté par la gloire
et par les fêmmes, de passer ainsi << des soirées délicieu-
ses )) ? Sûrement pas les grandes súø"s de I'époque dont
il avait fait de presque toutes la conquête !
- -
------T

DE L'AMOIIß CHEZ DEBUSSY

Le colloque sentimental.
-
...Des púrs sur Ia neíge. -- Masques.

... C'est l'amour vierge de La Damoiselle EIue,


I'amour paien et joyeux du Faune, l'amour dé-
saccordé de Golaud, I'amour divin jusqu'au sacri-
flce de SaÍnú Séåasfien qui garde encore une sen-
sualité de simple mortel; c'est I'amour à la fois
pur et passionné qui enchaine I'un à I'autre
Pelléas et MéIísande. C'est aussi la tendresse
dépouillée d'Arkel la pitié de ce patriarche
pour la jeunesse, et- sa compassion poui la dou-
leur de Golaud. C'est I'intensité du Quatuor ìr
I'Adagío sublime.
Entre le Quatuor et Sainú Sébastíen s'écoule
la vie musicale du Maître. Toujours sous le signe
de I'amour et de ses amours. D'elles, je ne vou-
lais pas parler. Et puis, il me semble que cette
symphonie amoureuse qu'est I'oeuvre de Debussy
ne s'explique qu'avec ses passions, ses joies, ses
tourments. Réaction fìnalement douloureuse, qu'il
préfère masquer d'ironie. On a dit de cet homme
---T

142 AU PIANO AVEC CLAADB DEBUSSY 143

qu'il était capable d'affection comme de désaf- qu'au mariage. Epoque cruciale correspondant à
fection. Rien n'est plus vrai : une ombre plane la conception, puis à la < bataille > de PeIIéasl
dès les premières liaisons de sâ < vie de Gaby Dupont, puis Lily Texier qui, d'ailleurs,
furent amies et qu'avec la perspective- du Temps
Bohème >. Quoi de plus fleur bleue >, de plus
<<
partagèrent la quasi-misère
< Mimi Pinson > que < Gaby aux yeux verts on peut confondre
avec laquelle il vécut dix ans, selon son expres-
>>,
de leur grand homme - sans trop le comprendre
sion < dans une purée noire, verte, multicolore, autrernent qu'en I'aimant, en se taisant, en lui
et jusqu'au cou ). C'est avec ferveur que Gaby < faisant à manger >. La légende prétend qu'au
de son vrai nom, Gabrielle Dupont admi- soir de la < première >> de Pelléas, Claude et
-nistra cette gêne de tous les jours. Et -Debussy Lily Debussy avaient, à eux deux, seize francs
la < désaima > pourtant au point de persifler sa en poche! -
jalousie, le < drame > cle leur rupture, et le < vrai Les confìdences de Debussy le montrent, au
rêvolver > qu'elle préférait encore à la vie sans contraire, réagissant avec violence. Cynique o_u
lui ! Mais, cette fois, le drame n'alla pas plus chagrin, c'est une question de date. It suffit
loin. de voir cette édition de PeIIéas donnée à Gaby
Puis, ravissante blonde native de Bourgogne, ( en souvenir d'un passé commun si proche et
vint Rosalie Texier, mannequin dans une maison déjù si loíntain ('). Au moment de leur mariage,
de couture, que tout Paris baptisa Lily. Imitant (1) Pourtant, début et fln d'une idylle meurtrissent
parfois le cceur sibyllin du Maitre i A titre de < pure
en effet le faire-part (') de son ami Pierre Louys, ttypothèse >, ma,is Íroas¿ble, V.I. Sérov avance que la
Debussy ânnonce, en 1899, son mariage en ces lettre suiva¡ite put être inspirée pør Camil,le Ql'øuclel, la
termes : < Mlle Texier a changé son nom inhar- sceur du poète. Elle et Debussy se voyaient beaucoup, au
moment de ce récit (d'ailleurs, en pleine < époque
monique pour celui de Lily Debussy, bien plus Gaby >). Sculpteur de talent, élève et < égérie > de
euphonigue. > Puis il écrit sur sa partition des Rodin, cette belle jeune femme, auditrice ferveûte de
Debussy et de six ans son alnée, ne se décida pas à
Nocturnes.' < Ce manuscrit appartient à ma pe- l'épouser. Mais beaucoup de ses æuvres, dont < l'aunes-
tite Lily-Lilo. Tous droits réservés. En témoi- sei >, u Sirènes ), etc... parlent pour elle. De son côté,
gnage de la joie profonde et passionnée que I'auteur d,es Nocturnes s'en ouvre à Robert Godet, son
ami, dans une lettre digne de Nietszche ou de Saint-
j'ai d'être son mari. Claude Debussy, ce jour de Exupéry :
I'An 1901. > < ,.. Je suis encore très désemparé : la fin tristement
inattendue de cette histoire dont je vous avais parlé,
Ton faussement badin, qui voile le sérieux de fin banale avec des anecdotes, des mots qu'il n'aurait
deux engagements successifs dont l'un alla jus- jamais fallu dire. Je remarquais cette. bizatte transpG
sitlon, c'est qu'au moment où tornbaient de ses lèvres
ces mots si durs, j'entendais en moi ce qu'elle avait dit
(1) ( En raison de son amour pour la rime rich€, de si uniquement adorable; et les notes fausses (réellee,
hérité sans doute de son père, Mlle Louise de Hérédia hélas!) venant heurter celles qui chantaient en moi me
a changé son nom en Louise Louys, ce qui est plus déchiraient, sans que je pusse presque comprendre. Il
symétrique et a plus d'équilibre. > Cité ,par V.I. ,Sérov, a pourtarit bien fallu,comprendre depuis, et j'ai laissó
Ctroud,e Ðebltss'gt. Corréa, éd. beaucoup de moi accroché à ces ronces, et serai long-
_______Y

r44 AU PIANC' AVEC CLAADE DEBTISSY 145

Lily Texier est d'abord dépeinte < invraisseml¡la-


blement blonde... Jolie comme dans les légendes.> -;GFr
En 1904, lorsqu'à son tour, après le départ de J

son mari, la jeune femme se tire une balle dans


Ia région du cæur et rnanque mourir à I'hôpital,
elle ne s'entend dire que : < Après tout, tu es
encore jeune et jolie... > - C'c¡t t- s¿- P'ß

Et Debussy, des années plus tard : < Je revois ê


cncore Lily Debussy sous les ombrages de I'ave-
nue de Villiers... Et nous causons. >>

Pour imaginer cet incroyable Colloque senfi- :rmpæ þf


mental, en plein XVII" arrondissernent, il suffìt
d'un seul accord de Ia dernière < fête galante >,
scellant sans espoir le caveau des illusions :

- Ahl les beauæ jours de bonheur índicíble


Où nous joígnions nos bouches... Loin de moi I'idée d'une liste d'aventures de
--- C'est pos-si-ble.
jeunesse du l\{aître (t ) . Mais ces fìgures si
(Paul Verlaine.)
connues de jeunes fernmes, presque stylisées en
temps à me rernettre à la culture .personnelle de I'a¡t ( nymphes 1900 >, prennent un relief pathétique
qul guérit tout. grâce au culte qu'elles vouèrent à Debussy. Quant
< Ah I Je I'ailnais vraiment bien, et avec d'autaDt plus
d'ardeur triste que je sentais, par des signes évideats, à lui, il souffrit de ne pouvoir rendre auìour
que jamais elle ne fereit certains pas qui enga€:eDt pour amour, ce qui est la seule manière d'aimer.
toute une â,me, et qu'elle se garderait inviolable È des
enquêtes sur Ia solidité de son cceur, MaintenaDt reate Il souffrit de faire souffrir, et si I'exemple qui
à savoir si elle contenait ce que je cherchais, si ce a,était
pas le Néant. Malgré tout, je pleure sur la dispsrltion
suit est littéraire, il reste foncièrement debus-
dn Rêve de ce rêve. Après tout c'est peut-être moins syste semblant calqué sur le ménage Claude-
désolant. Ah! Ces jours où je sentais qu'il fallait mourir, - le dramaturge Henry Bataille, dans sa
Lily par
et otr c'étaii rnoi-rnême qui veillais sur cette mort, qu€ pièce La Femme nue P) :
jamais plus je ne les revive !
< ... Il y a des rues dont les pavés me sont de petits
calvaires, depuis qu'ils ne sont plus que l'écho tristê des (1) Sans compter ses flançailles rornpues, en 1894,
anciens pas, si jolis... (2) >. avec Thérèse Roger, excellente cantatrice et interprète
Qui ne penserait que cet < écho triste )) vit toujours des Proaes ¿yrúques et d.e Ira Damol,sel'le élue. Gabúel
dans I'ensevelissement solitaire.., d,es x¡øs sur la neíge ! Fauré l'estimalt au point de lui dédier son map.fffque
(2) Extrait d'une lettre de Debussy à Robert Godet, Thème et Varùtt¿ona, pour piano.
du 13 Juin 1891. Cité par Pasreur Vallery-Radot, Tel étoit (2) Représentée en février 1908, au Théâtre de Ia
Debu.ssy, Julliard. éd. Renalssance. < Reprise >> en 1911, 1916, 1923, 1928.

10
t46 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY t47
C'est une chose terrible que de uoir l,amour quiil choisit, même rêveusement, pour sienne,
s'éteínd¡e au fond de soi, alobu" son héros, c,esf les triples perfections, morales, physiques et sÞ.
comme sí l'on uoulaít uenír au secouÍs d,un en_ ciales? >
fant qui se noíe et qui s,enfonce un peu plus Avec ce genre de femmes, Debussy souffrit
quand on ueut le serrcr dans ses bras. Ce n'est d'aimer trop. Peut-être jadis avec Sonia von
pas ma faute... Meck, sa première flamme; sûrement avec
Mme Vasnie¡ dont I'absence puis l'éloignement
défìnitif le désespérèrent. II pleura < Ia dispati-
< Ce n'était pas la faute > de Claude,
ans, puis cinq ans de vie commune révélaient
si dix tíon du Rêue de ce rêue > (I'ínconnue d.e Ia lett¡e
à Robert Godet). Mais ses vrais < drames > furent
brusquement qu'une femrne n,était pas << son les séparations d'avec Emma. Après deux lustres
égale sur le plan intellectuel >>, qu'elle ire pouvait de mariage, il restait passionnément épris, et
pas avoir d'enfants et << qu'un abîme lei sépa_ plus attaché à son intérieur par le fait des cir-
rait > ! Au-dessus de cet abîme brillait celte qu'il constances. A cinguant'e âns, certes ! son pain
désirait maintenant... n'était pas à gagner, mais bien la vie assez dis-
Presque tous ses amis reprochèrent à Debussy pendieuse de sa femme et de sa fìlle
. d'où le
d'être sensible à un < côté décoratif >, de même -
nécessité d'accepter de diriger des concerts De.
qu'à une situation matérielle au_dessus de la bussy à l'étranger. De lui dépendait donc cette
sienne ce qui, il faut bien I'avouer, fut le aisance qu'on lui avait tant reprochée? Quelle
cas pour-_Emma Bardac à laquelle il sacriiìa Lily. douceur ! Quelle fìerté ! Mais aussi, à chaque
Nous connaissons les circonstances grâce aux_ départ, quel arrachement ! De chaque étape,
quelles < Claude >, d'abord professeur ãe son fìls, quelles nouvelles déprimantes et déprimées :
puis familier de Ia maison, connut cet intérieur
séduisant qui comblait ses.propres goûts. Avant
l'explosion d'une passion I'amãn"rrt- divorce J'en aí tellement gros s¿¿r Ie cæ.ur que je nc
et à une seconde union, I'auteur du "o prcmenoir sais pas par où comntencer... Je me sens affreu-
des deuæ annants dut hanter cette antichambre de semerú dépareíllé et, si je ueur m'appuyet sur
l'âmour dont I'accès se nomm e prestíge. le < côté cæut >, c'est Ia pÍre douleur, puisque
_ D'oir le reproche de ses amis de viseiau_dessus c'est en toi qu'il trouue son appuí...
de lui; mais, quand on est Debussy, y a_t_il un Ce uogage qui doit nous servir... II faut peut-
< au-dessus >> social ? <
euel est i'hómme, dit être Ie considërer comme une sorte de régime
Balzac dans Za Duchesse de Langeais, quel est ímposé par la uie à. notre ø.mour quí en so¡fi¡a
I'homme, en quelgue rang que le sort l;aii placé, non pas plus beau, car çq serait Ie mal juger,
qui n'a pas senti dans son âme une jouissance maís reuêtu de cette < patine > que donne Ie f øit
indéfìnissable, en rencontrant chez uire femme d'auoir souffert pour Ia chose que I'on aime Ie
,_________!r

148 AA PIANO AVEC CLAUDE DER¿ISSI'


149
plus du monde... Par quel phénomène pourraís-je Jeune amoureux, c'est son- personnage qui m,ap_
te donner du courage, moí qui n'en aí que paraît et non un Á,rlequi., nr, ,rrrJ CJlombine.
contraint par les circonstances? Amer, et d'une beauté iaisissante-i *
Q u' allons-nous deuenír?

..Quand j,aí bien ntal de penseÍ que Iu es sí


(Moscou, 4-5-6 décembre 1913.)
déplorablentent loin de moi, j" *
d.e reuoir
ce qui te fait m,être ,si chè're, "tf "ii" ,lrti pren_
Après les cartes < d'un papa qui vivait en ""r'g"i*. j,entend.s
nent toutes les nuances de lq'tendíesse,
exil>, voici donc d'admirables lettres d'amour! (1) t:ette uoiæ clt.ti saít rlire les pires ,omrÅi
... Obsession peut-être arbitraire, de ma part, douæ mots... Et très ,¡r"l¿rem"it-'ljì" n,o.r" les plus
que d'y entendre résonner cette musique on m_e plaíndre ni me

- fâcher. Souff ri,'rÃon gorçon
¡iourrait dire ce drame pour piano - intitulée (dis-je), sí I'on t,arrãche a",
ii'i¡li'^à"rieaur du
Masques. Cette pièce extraordinaire reste une c(Eut, tentercíe encore. Ia souffrance,
elle est plus
sorte de transparent de la nature du Maître' b.elle que ce DG(JLte néqnt cle'L"rr*--irrl"i,ont
¡íen
Comme je I'ai dit, Debussy est déchiré d'ardeurs à regretter qu,urt néant encore plui noir..-
poignantes qu'il préfère masquer d'ironie. Ce
terme de < masques > fait naître une éguivoque, (Moscou, Z décembre lgl3.)
contre laquelle I'auteur protestait de toutes ses
forces :
Ce n'est pas la Comédíe ltalíenne! mais Au piano, Ie thème obstiné de Illasques
-
l'expression tragique de I'existence (t). enregistrer, lui aussi, Ies battements'de semble
quí soulf ry de tend.re uers toí sa ee cæut
tenareiie impuís_
Au crépuscule de sa vie, en ces heures tour- sanf¿... Il faudrait accuser Ie contraste
mentées où il est loin, seul, écrivant comme un montée,_pesante, et cette apparition,
entre Ia
ãans l,ex_
]rêr1e aigu, rt'une phlase, ;;.;;;k"t" comme
<7) IJettres ite Cla'uite Debussy à' sø lemme Ent'ma, les rantasmcs que I'al¡sence et l,insornnie
pr¿èãît¿es par Pasteur Vallery-Radot, de I'Académie pro_
cliguaient au compositeur presifuã tãù""i"¿
- -?ìãpi'¿"tr'lammarion,
Francaise. éd.
,
la mort dé I'auteur, sa femme avalt retrouvé
une'.îotô dans laquelle il expliquait par écrit cette
conception de l'æuvre. Mme Debussy me la communlqua achèvement de Lø Mer;. puis, I,année
tout de suite. Quant au rapprochement des Lettres avec suivante, son
MasqTres, il faut évidemment y suivre une-correspondance
esthétiqúe et sentimentale plus que chronologique, puisque i:i,,"+ï"üîi3lr"el"'ï.Ëi":tr:r";:îÆîfï""r,""gîT
qur n'a pas chansé _
dix anJ les séparent. Mais I'année 1904, celle de nto'sques, y"ù;,ilïä¿äi;";ååHä,"áJ,:,"',:3."å:ti$ä"o,lXZ
est cruciale pour Debussy (enlèvement d'Emma, .L'fsZ¿ ses.dernières lettres,
Joyeuse, les Fêtes Go'lantes, essai de suicide de Lily' petlte Mðenne. øbsolue avec
?
une sorte de solennité : na
r50 AU PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 151

Pendant cette nuít, où uraiment i'aí eu la sín-


Í: cè¡e sensatíon que i'allaís,ntourír, ie pensaís
qu'il est impossible que j'accepte plus auant d'al-
Ier cond.uíre des concerts ù trauers l'Eutope. Je
n'ose I'écríre qu'auec peíne, mais il faut bíen
que j'auoue ma. peur affreuse de perdre ton
arnou¡... (r)

? Peur qui le déprime : ?u sais tout I'ennuí


--_.r ?? d'être dépareillé, de penser iusqu'à. l'angoisse...
Peur qui I'empoisonne : ,{s-fu bien remarqué ce
--'- que tu m'as é.crit.' < Je ne sais pas comment je
Ì ferai pour ne pas garder râncune à ta musi-
que >? Croís-tu qu'íI n'g a pas de quoi perdre un
peu la tête? D'abord, entre toi et Ia musique,
s'íI y auaít quelqu'un qui pourrait êt¡e jalouæ,
c'est bíen Ia musíque... SoÍs bíen sûre que s'il
m'arríuaít de ne plus en écríre, c'est peut-être
bíen toí quí cesseraís de m'aimer, cer ce n'est
...N'oublie pas qu'un mot trop chargé de sens ni le channe un peu restreint de ma conuersa-
ajoute à ma peine. ,4ussi bíen, certaínes phrases tíon, ní mes antantages phgsiques qui pourraient
me sont presque comme un baíser de toí... Cette m'aider à te reteni¡... (') Aime-moí bien, ua !
arrgoisse nerueuse que ie connais ttop bien me Quoíque je sois loin, n'ëcoute pas les perfìdes
prend. Je ntendors sa¡ des uisions où I'hotríble consolatíons qu'on ne mo.nqueta pas de te pro-
se mêIe øu délícíeux,... poser. Dís-toí bien que ton uíeuæ Claude f ait une
sorte de saison en purgatoíre et ré.serue-lui Ie
(Amsterdam, 27 fêvfiet l9l4') paradis, quí pour lui n'est qu'en toí...

Sur ce scénario de I'Errant solitaire, Debussy, (l) ... Cl¿aque üWa,genten reti,re urù rreu ; ã, la, fin,
avec son génie habituel, trouve l'expression juste' le finí,røi par nlêtre pour to¿ Eltlun étna'nger qúl
x¡l,us
[taj,se et øuquel â,1 rú"est plus besoin d'e s'a,ttach,eî... Ptur
En musique, le sombre sol bémol møieur de la m,o|, dest I'efret co'ntraòre... Il ne laut pas esr¡érer chn'nger.
page 5 de Masques; et, dans cette lettre de Rome, les rctes de lo, d.estínéø. Rome, 21 février 1914.
(2) Moscou, 8 décembre 1918.
ia oisiott d'un univers moral désolé :
152 AT] PIANO AVEC CLAADE DEBUSSY 153

Bientôt, que ce soit d'Italie (1913), de Hollande Feígníes,29 auríI 1914, l0 heures.
et de Betgique (1914), dernières stations de ce
que le musiõien appelle son calvaire, un avant- Bonjour ma Míenne. A tout à l,heure midí qua-
goût de retour naît sur ses lèvres. (Pour moi, rante" 7'endresses.
j'entends le Premier Tempo de Masques repre- Cr,¡.uor.
nant o très vif et fantasque>>, crescendo jusqu'à
une manière de triomphe, à la page 9.) Tandis f*
qu'en lettres et télégrammes parlent à nouveau
Iã fantaisie, la hâte : (de Pise) II A a ící des Cette aptitude frémissante à âimer, Debussy
uiolettes que ttt aimerqis. Mais ttt n'es pas Ià' l'étend à son métier, jusqu'à hausser celui-ci à
Pourquoì g a-t-il des uiolettesT la <'mission divine > de l'artiste, à laquelle il
fait allusion ¡rlusieurs fois :
(Télégramrnes) : L¿s trcÍns ne uont pas uíte' Soufirir, mourir, mais rester pur et euryth-
I nt patíe ntes t e nd t e s se s - -
mique!
De son pays et sa provincg, il harmonise les
Hâte qui devient Pathétique : poètes : Villon, Charles d'Orléans, Tristan L'Her-
mite... Cette lle-de-France < toute frissonnante
Je suis comme lvlélísande : < Je ne dis pas ce de peupliers et de ruisseaux >, c'est la douceur
que je ueutr >... J'auoue humblement que mon onduleuse du sol natal. Comme Louis XIV, De-
iorpotíence a dépassé toutes les bornes. Il faut bussy est né à Saint-Germain, et l,on sent en lui
qrà ¡e tetrouue mon bonheur, ma uíe..' l'âme d'une race qui nous a valu des rois. < Où
est-il ? a dit d'Annunzio. Je ne sais pas imaginer
la tombe de cet inventeur aérien. > ùIusicien
Feígníes,2 mars 1914, 14 h.20. f rançaís, comme il s'intitule, il n'en est que plus
universel, plus croyant, âussi, à sa manière :
PIus que tluelques heures. Tout tnon amour --- Sentir la suprême et mouvante beauté du
spectacle auquel la Nature invite ses hôtes éphé-
Cr-euon. mères, voil¿ì ce que j'appelle prier.
-- Seuls, les musiciens ont le privilège de
eapt^er toute la poésie de la nuit et du jour !
eonfìait-il encorc au NIaître Ingelbrecht, d,en
Bruæelles, 28 auril 1914, 20 h. 21- rythmer I'immense palpitation...
Ces mots, d'une telle beauté, nous montrent les
Enfin, c'est fini. Pourquoi nl¿s-fu pas Ià pout <¡ncles debussystes englobant peu à peu le monde
que j'oublie ma fatígue? dans une sortc de panthéisme, pourtant très
154

simple, très humain. Telle cette méditation de


Pelléas apercevant Métisande à sa fenêtre : < II
y a d'innombrables étoiles. Je n'en ai jamais vu
autant que ce soir... Mais la lune est encore sur SAINT SEBASTIEN
la mer!>
Vois l¿s asf¡es du ciel, semble répondre un autre Mais si I'art de Debussy reste un acte d'amour,
[< Nocturne >, cet amour se fond en possession, en jouissance.
C'est à Sébastien-Adonaï, le plus sensuel pour-
tant des héros debussystes, qu'il incombait de
Tous, jusqu'øu plus Petit sublimer cette volupté diffuse.
f otment une ha¡monie que nos oleíIles n'en'
On me dira : < Que vient fairJ la deuxième
ftendent pas æuvre lyrique de I'auteur de Pelléas dans sa
maís que I'âme ímmottelle conçoit ( somme > pianistique ? > C'est qu'une autre
Bt peut'être un jour Somme, celle de Beethoven, nous aide à com-
entendra. prendre Le Martgr¿ de Saint Sé.bastíen, cet ou-
vrage assez hermétique en sa splendeur, cette
Shakespear e, Ie Marchand de Veníse' < musique de scène > sertissant le Mgstère en
cinq actes de Gabriele d'Annunzio. Le génie de
Debussy et celui de Beethoven sont aussi éloi-
On sait I'admiration que I'auteur de La Mer gnés, opposés, que possible. Mais la << troisième
vouait à celui du Aoi Lear. ll avâit écrit pour manière > des Sonafes opus 106, 110 et ll1, celle
cette tragédie deux pièces de musique de scène des onzième, douzième et dix-septième Quafuors
données én prem'ière audition aux Concerts Pas- et celle du Martgre ont en conrmun cette grâce
deloup, le 20 octobre 1926 : I. Fanfare. ll- Som- suprême qui est la renonciafion. On peut dire
meíI de Lear. que les ponts sont coupés avec la Terre et ses
récoltes, dès I'instant que la flèche de saint Sébas-
tien, lancée vers le ciel, y demeure à jamais.
Debussy retrouve en Shakespeâre sa nostalgie
de ne faire qu'un avec < quelque chose que ... A l'épogue, à Rorne, sous Ie règne de Dio-
j'aime >. Lui, qui avait tant souffert et tant fait clétien, ce miracle hâte la conversion de Sébas-
ãouffrir du terrible < dépareillement > humain, il
atteint à ce miracle de I'unité de I'absolu rêvé
depuis toujours Par les amants.
r56 AU PIANO AVEC CLAUDE DEBASSY 157

tien, < sagittaire à la chevelure d'hyacinthe >. Un arbre, un pin blessé, saignant la résine,
favori de I'etnpereur. Déjà celui-ci s'inquiète. au cours d'un séjour du poète dans les Landes,
doute, s'irtite, ordonne des épreuves : le plus lui suggère l'irnage du laurier-martyr. Mais gui
cher de ses officiers renierait-il le culte d'Apol- jouera jamais Ie rôle du Saint ?
lon? C'est alors qu'en 1910 d'Annunzio a la révé-
Devant toute l¿r cour, le bel Archer du Liban lati<¡n des Ballets russes, au Théâtre du Châ-
triomphe d'aborcl ; dansant sur les charbons telet. Découverte éclatante ! Chocs ou alliances
ardents qui se changent en lys ; guérissant la entre les r¡rthmes, les couleurs et les sons !
F-emme lllalade de la Fièvre, symbole de I'huma- Iìblouissement clû à Serge tle Diaghilev et à sa
nité souffrante : troupe qui devient illustre, qui stupéfìe Paris :
! dit simplement te grand ani-
Amou¡. que ie sois øss¿¡uuie, s'écrie celle-ci, - Etonne-noi
rnateur à son danseur-étoile.
Seigneur Amour, voící ma uie! Et Nijinsky. dans le Spectre de Ia Rose, pul-
r'érise les lois de l'équilibre et de la pesanteur!
Devant I'enrpereur fou cl'angoisse, le Saint' L'Oiseau de Feu plane, Pé.trouchka éclate, les
refusant la Victoire d'or offerte par César, mime noms de Bakst, de Picassø, d'Alexandre Benois
enfìn la Passion du Christ. Rien ne peut désor- côtoient ceux de Rimsky-Korsakov, du jeune
mais éloigner son calice : Stravinsky; d'Anna Pavlovà, de la Karsavina,
Percé de traits par ses propres soldats, ces aux diadèmes hiératiques. Parmi ces spectacles
flèches fleuriront le << Laurier blessé >, bois du prodigieux, un poète de ses amis, Robert de
supplice, tandis qu'en âme et esprit Sébastien lfontesquiou, signale à d'.dnnunzio Schéhérazade,
atteint les lueurs paradisiaques. <,lansé par trIme Ida Rubinstein. Son intuition
ne I'a pas trompé...
*
** L'auteur du Fer¡ voit I'Orient dorer ce grouil-
lement génial des Bcll¿fs... Dans Saínt Sébastien,
ce mêrne Órient paiera la rançon de Ia flèche
A cette s¡'nthèse poétique de I'antique et du lancée par I'Archer d'Emese vers nos pâys, nos
chrétien, comment d'Annunzio était-il pan'enu? croyances. Et pour traduire et imposer au public
I)epuis longtemps. délaissant pour le Martgre un pareil < saut vers l'au-delà > (1) aucun accent
tous ses autres projets, il travaillait, tâtonnait, ne sera superflu pas plus celui tle la décla-
s'acharnait. Il ne lui faudrait pas moins de quatre mation que ceux- de la musique, du chant, de
rnille vers pour modeler les traits de cet q archer la danse de la danse, surtout.
certain du but >, si éloigné de son attitude -
personnelle. Un double choc fut pour son héros (1.) Albert Cemus. Le ì[ath,e d,e Sisltphe, Gallimard, éd.
l'étincelle de vie :
158 AA PIANO AVEC CLAUDE DEBUSSY 159

Là surgissait, comme des steppes de I'Asie rabatteurs indigènes rompait sa solitude. Ceux-ci,
centrale, I'extraordinaire apparition d'Ida Ru- quand le gibier royal était signalé, approchaient
biùstein. Sa ligne < éionguée > à I'extrême cou- jusqu'au champ de tir la chaise à porteurs ou le
ronnait les recherches iconographiques, gravures, palanquin de I'actrice. < Caprices fastueux ! >,
statues, tableaux, enluminures du Saint, que le disait-on à Paris. Enfìn, quand Schéhérazade eut
poète poursuivait fìévreusement dans tous les accepté de jouer le rôle du Saint, une passion
pays. Au point que l'on ne pouvait, chez lui, commune rapprocha encore d'Annunzio de celle
ne pas heurter une effìgie quelconque du favori qu'il nomma < mon cher frère >. Fréquentant
d'Auguste ! Et voilà qu'en Scåéhérazade, là, à les cercles d'Archers régionaux, ils s'entraînèrent
deux pas de son fauteuil d'orchestre... il croyait de compagnie au Tir. La longue silhouette cam-
rêver : brée, désincarnée, ne ployait-elle pas comme la
Vois-tu, dit-il brusquement à Tom Anto- ligne même des grands arcs ?
- son secrétaire, vois-tu, ce sont les jambes
niaggi, Où trouverais-je un acteur dont le corps
de saint Sébastien que je cherche vainement de- - aussi immatériel? s'écriait le poète.
soit
puis des années. L'æuvre fut inscrite au programme de la
Le propos semble frivole. Je le cite, pensant Grande Saison de Paris de mai lgll par Gabriel
aux premières représentations da Martgre : il Astruc bien avant d'être fìnie. IJn lien inattendu,
me suffìt de fermer les yeux pour revoir tra- une sorte de < soif d'infìni > reliait de loin entre
-
çant de ses longs pieds aigus le Signe Eternel eux les créateurs et leur interprète. Celle-ci
sur I'incandescence de La Cour des LAs sacrifìait tout maintenant à ce nouveau rôle
IVIme Ida Rubinstein, < être fabuleux >>, à la fois qu'elle voyait de style très Fra Angelico. Le
personnage de vitrail, danseuse, et mime d'un poème surgissait fìévreusement du lutrin sur le-
< lumineux délire )), d'une < démence su- quel d'Annunzio, debout dans sa villa landaise
blime >. (') Charitas, écrivait la nuit à la lueur d'une chan-
delle. Quant à Debussy, c'est en février 1911
Ce n'était pas tout. Dans la vie privée, la seulement qu'il en reçoit à Paris les premières
légende de I'Interprète comblait, complétait celle stances. Message dont il doit capter le rythme
de I'Auteur. .Telle une antiqus Amazone, elle octosyllabique, suggérer I'ambiance inexprima-
chassait le lion en Afrique et seule la présence de ble. < Des mois de recueillement m'auraient été
nécessaires ! gémit le compositeur. Ah ! si seule-
(1) Lorsqu'€lle était au contraire près de I'auteur, Ida ment je pouvais faire ce que je voudrais ! >
Rubinstein insistait pour travailler < jusqu'à ce que En vérité, ce que ses ennemis appelleront les
chaque mot, chaque gieste corresponde exactement à ce
que vous voyez €t à ce que vous entendez >>. Lorsque les < numéros disparates > de sa musique de scène
répétitions commencèrent, tous les deux s'installèrent à et de ses chæurs va souligner, illuminer la com-
I'Hôtel des Réservoirs, à Versailles. Mais nous n'en étio¡¡s
pas là... plexité du livret :
160 AA PIANO AVEC CLAUDE DE'BUSSY 161

La légeride phénicienne qui I'ins¡rire apparente SÉrnsrreN


à saint Sébastien, et même à Jésus, le jeune
Adonai, < Seigneur aux belles formes >, < Su- Jësus, à moí ! Ma flamme, mon Roi I
blime perdu >, supplicié et mis au tombeau parmi
les fleurs et les pleurs des femmes de Bylos ou << Soyez ivres >>, < visez de près, je suis la

tl'Hébron : cible >. Face à ses hommes qu'il exhorte, le Saint


défaille sous leurs traits, comme sous les fleurs
des femmes-

Où es-tu, mon beau díeu


Mon épour. On a reproché aux deux cpéateurs cette
man fìls atmosphère asphyxiante. Maurice Barrès à qui
Nul ne t'aímaít plus que moi l'æuvre est dédiée et qui l'admirait profondé-
... LIon oíseau berger, díapré de jogaurl ment, écrivit pourtant au poète : << Cela reste
paien... Cela reste'un hymne au plaisir... Je ne
veux pas aller où sont les fi.èvres. J'aime la
santé ! >>

I-a violence de I'accent ne le cède en couleurs J'ai ressenti moi-même ce malaise. Mais je
qu'à Ia musique de Debussy, à ses lamentations, pense qu'il est à I'autre versant de l'æuvre ce
d'un lourd chromatisme oriental. Pour les mena- que I'ombre est au soleil : rayons déjå divins
ces de I'empereur au Concíle d.es Faut-Díeux., que le Duo a capella des Deuæ. Gémeauæ mar
son orchestre trouve le langage des tortures elles- fyrs / que I'enlacement d'une flûte tendre avec
mêmes : ignition, rougeoiement des cuivres, cré- cors et clarinettes pour la Danse eætatique! que
pitements, halètements des bourreaux-esclaves la poignante persuasion du Bon Pasteur ! euand
éthiopiens. Timbales à I'arythmie presque car- Emile Vuillermoz parle du pouvoir << talisma-
diaque d'une PassÍon où Sébastien, éperdu, chan- nique et surnaturel > de l'æuvre, ce talisman
celle, interroge : évoque pour moi aussi la voix de Ninon Vallin,
jeune débutante en 1911. Son timbre (celui de
la Vierge Erigone), bloquait la Porte de Bronze
Auez-uous vu celuí que j'aíme7 L'auez-uous oa? sur le Mystère .{ntique ou I'ouvrait << sur une
aveuglante lumière > les Nouveaux. Temps.
Ln Crroun
- Vallin ressuscite
Pour moi, la voix de Ninon tou-
jours les Nouveaux Temps ! O miracie du talent,
miracle de la musique : < Le PréIude d,e La Cour
Comme iI est beau ! Comme iI est beau ! des Lgs apparaît comme une perspective de se-
CLAADE D.EAUSSY 163
162 AU PIANO AVEC
pièces de Claudel par exemple, e.t le public des
condes, magnifìque escalier d'appels mystiques, grands Galas patronnés par la politiqúe. L'un
conclut notre grand critique, et la fin de la scène et
I'autre répondirent par d'inflexibles ôracles.
rappelle un autre Enchantement célèbre.-. De- Quinze jours avant la < première >- flxée au
bussy a écrit ce jour-là son Parsifal, mais ce
-mai lgll, alors que-la musique de Debussy
^_
21
Parsifal attend toujours son Bayreuth. > arrivait aur répétitions, feuillet par feuillet, brus'-
q-uement,- l'archevêque de paris interdit la pièce.
.i- II frappait d'excommunication tous les fìdèlôs qui
applaudiraient une danseuse qui osaìt incarrier
Nous touchons Ià à la mélancolie de l'art et le Sa¡nf / Ayant confondu avec^ ceux cles Genfils
de la vie ! Cette fresque originale et magnifique, les premiers ¡ites chrétiens. d'.{nnunzio fut mis à
ce déploiement gigantesque de talents et d'efforts, l'Index.
ce nombre de musiciens, d'acteurs, de lumières, Le destin laic prit la forme d'un accident
de décors, de figurants, ces < chefs de chceurs >> --
d'aviation : I'hélice d,un appareil qui décollait
mués en généraux phéniciens sur un champ de happa le ministre de la dùerre, Ài. - Berthaut,
bataille, cette analyse spectrale de l'Orient et de qui présidait un meeting international à Issy-
I'Occident, cette multipticité dans la qualité n'a les-Moulineaux. Il eut Ia tête tranehée.
pas < réussi >. Saint Sébastien a souffert de sa
richesse et de sa rtualité : on n'allie pas impu- C'était au matin du dimanche 2l mai, date
nément Adonis à un Sébastien christique, la déca-
dence romaine âu Mgstère moyenâgeux; un 9u. 11 ^repétition générale, sur invitations, de
Saint Sébastien. Le Gala fut annulé,, la repré-
souflle néo-romantique italien à la métrique fran- sentation remise au lendemain, mais, par suite
çaise de l'époque 1900. d-u-dguil gouvernemental, sans aucun iüstre offi_
Qu'en est-il né? << Un long sortilège, une im- .ciel. Soirée < livrée aux bêtes >, si j'ose comparer
mense incaniation, tln envoûtement réalisé à aux grands fauves les critiques qui ne fùrent
I'aide de mots rares, de rythmes étranges, de pas.tendres. Le public; désorienté par la dispro_
sonorités hallucinantes. Si le charme opère, ciest portion_- entre poème et musique et par
I'extase, s'il est brisé?... > (1) I'exo_
tisme d'une interprète pourtani géniale, fut en-
Hélas ! Une æuvre porte en elle son style et core plus cruel, < sortant petit à petit du théâtre
son retentissement, glorieux ou navrant : les comme I'eau qui s'écoule d'un vaìe fendu >.
foudres du Zodiaque romaiú de Saínf Sébastíen
et les imprécations de ses magiciennes éclatèrent ..Près de cinquante années se sont écoulées,
elles aussi, depuis la naissance de Sainf Sébas_
dans le ciel de Paris. Deux < mondes > y étaient ff¿n. Aucune n'a eomblé vraiment cet enfant
pressentis : un milieu catholique, fervent cles
TfptiAug qui défiait trop de lois ! Bien qu'it sus_
(1) Emile Vuillerrnoz. "t,u,,]o"to"rs de véritables passions, aúcune de
164 AU PIANO AVEC
CLAUDE DEBUSSY 165
fut un succès, âu sens maté-
ses < reprises > ne
riel du mot. Faut-il voir dans le Sort, que De- blanches ),('), à ce < goufrre de clarté >, il fal-
bussy nommait son vieil ennemi, l'adversaire lait une Vision de f)amas, une Beauté oi¡ I'art,
victorieux du < Sagittaire à la chevelure de I'amour,. la Foi se rejoignent.,. peut-être le
l\{yrte'>? Ou plutôt l'artisan de son immortalité? psychisme survolté des deux artistes leur fìt-il
accueillir, adorer la ffgure du Christ comme seule
Unité possible...
+
¿¡* La flèche, symbole de toute la tragédie, a
atteint son but : l'âme de Sébastien ne retom-
'bera pas. < Cessez, ô pleureuses!> dit
La Voíæ.
Beaucolp de gens pensent donc r¡ue Sainf < Le monde est lumière, tel qu,il I'annonce. >
Sébastíen fut une erreur.
A leur jugement, je préfère cette phrase-clé
de d'Annunzio, qui éclaire I'art de Debussy : /l Voíci les sept Témoins de Dieu
g a celui quí a une ûme pour chaque musíque,.. Les Chefs de la Mílíce ardente
Il g a celuí qui a un uísage pour chaque amour. Tout Ie Ciel chante I
Et le visage de Sébastien resplendit de I'amour Louez Díeu le Seígneur dans l,ímmensíté. de sa
du Christ du Christ conçu comme < un ravis- ff orce'
-
seur irrésistible fondant sur les âmes les plus Aileruiar
rebelles >.
Nous savons que (pas plus qge son poète)
I'auteur des Nocfurnes n'avait de croyance reli-
gieuse. Son ancienne devise : < Seul compte le
plaisir de l'heure >, explique le panthéisme amou- D'après les témoignages, Debussy travailla
reux baignant toute son æuvre. On comprend dans un véritable état d'exaltation. Lui, que Ia
aussi que cette variante : < L'Art, c'est toute la métaphysique n'avait jamais empêché de dõrmir,
Vie, c'est une émotion voluptueuse... ou reli- fut.pris de la fièvre qui rongeait d'Annunzio :
gieuse >, I'ait porté vers un sujet où le culte < ...-Il ne faut pas oublier que I'atmosphère de
d'Adonis se confond avec celui de Jésus. Un ce drame liturgique est le mfuacte, rupétãit celui-
< mélange d'intense vitalité et de sentiment chré- ci. Le deuxième et Ie troisième actei sont vrai-
tien > I'intriguait, touchait d'une manière nou- ment le sommet du surnaturel.,. La Voûte des
velle son sens esthétique profond. Mais pour Planètes est un problème i le puradis est un
atteindre à cette extraordinaire prémonition des autre problème. >
Chæurs du Pa¡adis, à ces hiérarchies célestes
alertant toutes les harpes, à ces << provisions _- (1)- Delcri.ption de I'horizon céleste par A. de
- --' Saiht_
Elxupéry, dans yo¿ d,e nutt. Galltmard, éå.
CLAUDE DE'BUSSY 169
168 AU PIANO AVEC
Et suivent enfin les ,. maiires-mots >>, comme
écrivait prophétiquement le poète à son inter- tlisait Debussy, ceux qui, pour nous tous, sont
prète, la grande lda Rubinstein. l'espoir et la vie :
Cette sorte d'archan¡¡e à I'armure d'or ne vit
pas seulement devant nos yeux grâce aux admi-
rables portraits de Léon Bakst qui peignit aussi Je uous enuoie lu Salutøtíon du soir
Ies décors de Sainf Sé-bastien. Combien de chefs- Mon cher irère
d'æuvre, dont le BoIérc cle Ravel, furent inspirés Je suis près de uotre courage
par elle ! Combien de grands ¡nusiciens : qu'ils et j'entends le Saínt me díre :
s'appellent Florent Schmitt, Stravinsky, Honeg-
ger, Auric, I\{ilhaud, Sauguet. Borodine ou De- JE VAIS REVIVRE
bussy!... Nfme Ida Rubinstein m'a fait le présent
royal de certaines lettres que lui adressa d'¿ln-
nunzio au moment de Ia conceptiorr de Søinf
Sébastien. Comment pourrais-je conclure un essai
sur l'Art mieux qu'en les offrant à mes lecteurs. FIN
artistes et mélomanes? Ces vrais poèmes n'illus-
trent-ils pas, chez les < grands >>, la formule < La Sauveté >
même de I'Immortatité : don, amour, Iabeur? Saint-J ean-Cap-Ferrat
septembre 1959.

Je trauaíIle toutes l¿s n¿ifs jusqu'à I'aube tardìue,

ecrivait le poète;
Je uoís luíre l'aube comme ta lueur
Roséel Frelche sæur
de la larme chaude !
Au reuoir, au reDoir, je uous aime
à traoers les flammcs de mon esprit...
: MARGUERITE LONG
(
EXTRAIT dU CATALOGUE
7622
MARGU ERITE LONG

Au piano avec Claude Debussy


I AU PIAh{O
l
Au piano avec Gabriel Fauré i
avec
Au piano avec Maurice Ravel
I.

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LATJDE, DEBTJSSY
MARCEL SENECHAU D t, der Stadt Basel

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Le Répertoire lyrique d'hier {
78875
el d'aujourd'hui
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Concerts symphoniques
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ALBEIIT LAVICNAC I
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l-a Musique et les musiciens

BIBLIOTHEK DER
Gérard BI LLAUDOT. Editeut' MUSIK-AKADEMIE
Leonhardsstr. 4-6 CH-4051 Baset
1 lll t_t_AUDOT,
Editeur

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