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Féeries

Études sur le conte merveilleux, XVIIe-XIXe siècle


12 | 2015
À la croisée des genres

Les Belles rendormies. Féeries fin-de-siècle


Back-to-sleep Beauties: A Fin-de-siècle Extravaganza

Sophie Lucet

Éditeur
Ellug / Éditions littéraires et linguistiques
de l’université de Grenoble
Édition électronique
URL : http://feeries.revues.org/974 Édition imprimée
ISSN : 1957-7753 Date de publication : 15 octobre 2015
Pagination : 131-153
ISBN : 978-2-84310-306-3
ISSN : 1766-2842

Référence électronique
Sophie Lucet, « Les Belles rendormies. Féeries fin-de-siècle », Féeries [En ligne], 12 | 2015, mis en ligne
le 15 octobre 2016, consulté le 03 novembre 2016. URL : http://feeries.revues.org/974

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

© Féeries
Sophie Lucet
Université Paris-Diderot / CÉRILAC (EA 4410)

Les Belles rendormies. Féeries fin-de-siècle

La Belle au Bois qu’a réveillée


Le Beau prince franc Clodomir,
A préféré se rendormir
Dans la ronce et l’herbe mouillée.

Au sublime oubli résignée


Plutôt que vivre et souffrir,
La Belle a dit à l’Araignée :
« Tisse des toiles, Araignée.
L’ombre est douce à qui va mourir. »

Elle a préféré la charmante,


Reprendre son rêve enivrant
Que vivre en notre âpre tourmente.
Oh les grands iris noirs de ténèbres
Au seuil des sept donjons funèbres
De la Princesse au Bois Dormant.
Jean Lorrain, Le Livre des légendes 1.

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ans son étude de 1910 consacrée à la féerie 2, Paul Ginisty
— ancien directeur de l’Odéon et historien du théâtre — pro-
posait en guise de préface à l’ouvrage un petit apologue sur le
motif du don des fées, destiné à illustrer l’histoire d’un genre théâtral par-
venu, selon lui, à un état de grande décadence. Les fées, jadis réunies, se
seraient accordées — imaginait-il — à offrir aux hommes le secours du
théâtre, pour alléger le fardeau de leur existence et leur permettre d’ou-
blier momentanément leurs tristesses en cultivant sur le tréteau un art

1. J. Lorrain, « Petits contes de la forêt », dans Le Livre des légendes (sous la direction de J. des
Gâchons), fascicule 1, 1895, p. 7-8.
2. P. Ginisty, La Féerie, Paris, Michaud, 1910, p. 7-9.

Féeries, n° 12, 2015, p. 131-152.


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d’illusion et de mensonge bienfaisant, inspiré de la magie et des pres-


tiges du royaume de féerie ; mais la vieille fée acariâtre, malencontreuse-
ment oubliée parmi les convives et désireuse de se venger, aurait frappé
ce beau projet de malédiction, en condamnant « un genre charmant fait
pour tenter les poètes » à tomber dans les mains des vaudevillistes et autres
« gens de métiers », et à perdre ainsi tout « esprit » dans les dévoiements
d’un théâtre désormais préoccupé seulement de la matérialité du grand
spectacle et des rentes du succès. Un tel diagnostic — on le sait — est
le lieu commun d’une tradition critique texto-centrée qui, tout au long
du xixe siècle, tend à déplorer le manque de littérature des formes popu-
laires du « théâtre oculaire », dont on voit pourtant mieux aujourd’hui
combien elles ont été le vecteur de nouveaux régimes de théâtralité et de
formes neuves 3. Dans le même temps, à l’orée d’une étude portant sur la
féerie, cette petite fable imaginée par son auteur présentait le double inté-
rêt de rappeler, d’une part combien ce genre décrié — dont le succès inin-
terrompu a pourtant marqué tout le siècle — avait également su fasciner
écrivains et artistes de tous bords, enchantés de ses conventions mêmes, qui
semblaient si bien s’accorder avec les artifices inhérents à l’art du théâtre 4,
et d’autre part combien aussi les contes de Perrault, dès le xviiie siècle, et
à l’origine des premières codifications du genre de la féerie (au moment de
la Révolution), avaient fourni de manière privilégiée le matériau de toutes
sortes d’adaptations scéniques et d’interprétations variées 5 ; elles étaient
rendues possibles par la plasticité d’un genre théâtral, par nature hybride,
se définissant d’abord et avant tout par sa dimension spectaculaire, asso-
ciant la parole et le chant, le théâtre et la danse, l’esthétique du tableau et
la fantaisie visuelle, cultivant l’art du mouvement et de la métamorphose
— avec tous les impératifs du « clou » — dans la variété des inventions
plastiques et la succession de nombreux décors.

3. Sur le renouvellement de l’historiographie théâtrale sur ces sujets, voir notamment Orages,
no 4 (Boulevard du crime : le temps des spectacles oculaires), O. Bara (dir.), Gagny, APOCOPE, mars
2005 ; Le spectaculaire dans les arts de la scène, du Romantisme à la Belle-Époque, I. Moindrot (dir.),
Paris, CNRS Éditions, 2006 ; R. Martin, La féerie romantique sur les scènes parisiennes (1791-1864),
Paris, Honoré Champion, 2007.
4. De Théophile Gauthier (Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Paris,
Hetzel, 1858-1859) à Mallarmé (« Crayonné au théâtre », Divagations, Paris, Fasquelle, 1897), en pas-
sant par Jules et Edmond de Goncourt (« Préface », Théâtre, 1879 ) et Émile Zola (Nos auteurs dra-
matiques, Paris, Charpentier, 1881), c’est une idée que l’on trouve formulée de manière récurrente
chez plusieurs écrivains du xixe siècle, en dépit de leurs jugements négatifs sur l’état du théâtre
contemporain et d’un art trop souvent voué aux facilités du divertissement.
5. Voir O. Piffault, Il était une fois… Les contes de fées, Paris, Seuil/Bibliothèque nationale de
France, 2001, p. 559.

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Belles de jours : scènes à succès et rêve littéraire

La fortune remarquable du conte de « La Belle au bois dormant », auquel


Ginisty se référait significativement dès cet apologue liminaire, paraît
tout particulièrement représentatif du phénomène d’appropriation du
conte de fées par le théâtre du xixe siècle, et d’acclimatation à la scène
d’un type de récit propice à tous les déploiements du merveilleux scé-
nique. De La Forêt enchantée ou la Belle au Bois dormant de Caigniez 6
(sous-titrée « mélo-drame-féerie », qui figure parmi les premières adapta-
tions du genre) à La Belle au bois-dormant, opéra-féerie de Clairville et
Busnach de 1874 7, les titres et les spectacles sont légion 8, qui témoignent
de ce travail d’adaptation, de transformation, de variations à l’infini dans
la féerie, et des possibilités nombreuses de déplacement de sens, mais aussi
de contamination générique que subissent les contes de fées sur les scènes
de théâtre au xixe siècle, dans la pure fantaisie, la légèreté, l’irrévérence
parfois, au gré de la volonté des auteurs et librettistes, qui varient à l’envi
sur la lettre des contes, sans craindre ni le burlesque ni l’anachronisme,
dans un jeu d’amalgame et de recyclage généralisé : de la féerie au vau-
deville, en passant par l’opéra, la féerie lyrique, le ballet, l’opéra-féerie,
l’opérette, la comédie en vers ou en prose, les genres variés du théâtre à
succès contribuent à ce jeu de réappropriation et de mise au goût du jour
du « fonds Perrault », par une industrie du divertissement théâtral encline
à tous les syncrétismes. De ces « féeries modernes » — qui feront ensuite
les beaux jours du théâtre du Châtelet jusqu’en 1914 — Ginisty ne pensait
guère de bien, comme il l’écrit dans la suite de son ouvrage :
C’est l’une des premières interprétations scéniques du conte de Perrault, qui n’avait
pas gagné, on s’en aperçoit sans peine à la lecture, à être arrangé par Caigniez. Que de
Belles aux bois dormant se succéderont ! C’est le thème qui sera le plus souvent traité,
et qui, hélas, ne sera, comme il aurait dû l’être, réservé aux seuls poètes, faits pour

6. L.-C. Caigniez, La Belle au bois dormant, mélo-drame-féerie, mêlés de chants, danses et com-


bats, musique du Citoyen Blanc, théâtre de la Gaîté, 25 Floréal, an VIII, Tiger, Paris.
7. La Belle au bois dormant, opéra-féerie en quatre actes, livret de Clairville et W. Busnach,
musique d’H. Litolff, théâtre du Châtelet, 4 avril 1874.
8. Quelques exemples dans la titrologie considérable des « Belles au bois dormant » scéniques :
La Belle au bois dormant, féerie-vaudeville en deux actes, par MM. Bouilly et Dumersan (théâtre
du Vaudeville, 20 février 1811) ; Saphirine ou le Réveil magique, mélo-féerie à grand spectacle,
paroles de Merle et M. Ourry, musique de Leblanc (théâtre de la Gaîté, juillet 1811) ; L’Ogresse ou la
Belle au bois dormant, vaudeville-folie-comi-parade, par M. Désaugiers et M. Gentil de Chavagnac
(théâtre des Variétés, août 1811) ; Le Fils de la Belle au bois dormant, féerie en trois actes et douze
tableaux, de Lambert-Thiboust, P. Siraudin et A. Choler (théâtre du Palais-Royal, août 1858).

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comprendre la beauté de son symbole. Que d’inventions saugrenues s’y mêleront,


même avant longtemps qu’il passe, fatalement, dans les mains de Clairville 9.

Le défaut de littérature du genre institué de la féerie est bien l’un des


principaux reproches formulé dans le discours critique qui lui est consacré
au xixe siècle, mais l’introuvable féerie littéraire est érigée en modèle souhaité
d’un théâtre poétique digne de ce nom. L’œuvre dramatique de Théodore de
Banville, pour partie demeurée dans le livre, de Diane au Bois 10 au Forgeron 11
— avec l’exception notable de l’acte en vers du Baiser 12 — constitue dans
la deuxième moitié du siècle un point de cristallisation significatif de ces
débats. Parmi ses comédies lyriques, son Riquet à la houppe, comédie fée-
rique en quatre actes publiée sur le tard par le poète 13, retient tout parti-
culièrement l’attention : si l’œuvre s’inscrit dans le mouvement qui voit
en France l’adaptation systématique des contes de Perrault au théâtre,
elle manifeste l’ambition explicite de réconcilier poésie et théâtre, dans la
forme d’un théâtre en vers étroitement associé au projet d’un merveilleux
théâtral renouvelé par les pouvoirs du verbe créateur. La fable des amours
du prince contrefait et de la belle princesse Rose, qui voit, par l’interces-
sion des fées, l’esprit et la beauté se féconder mutuellement et échanger
leurs qualités, constituait le moyen propice d’illustrer un tel projet, et
l’action dramatique imaginée par le poète (constamment soutenue par un
propos métalittéraire sans ambiguïté) est mise au service d’une célébra-
tion du lyrisme, à travers une fiction théâtrale clairement allégorique des
pouvoirs de métamorphose de la poésie. La fée chez Banville — dans son
théâtre comme dans ses poèmes et ses récits — est une figure récurrente,
dont les pouvoirs thaumaturgiques constamment mis en scène participent
à l’état d’euphorie poétique si caractéristique de l’œuvre du poète :
Ami, dit-elle, je suis la fée Ooh, une petite inspiratrice de chansons et de rimes, et
c’est moi que la Reine a déléguée dans les comédies, pour induire les directeurs de
théâtre à avaler quelquefois un peu de poésie, comme une médecine amère. Mais
garde-toi bien de trahir mon incognito, car ces méchants-là me tueraient. Ne leur

9. P. Ginisty, ouvr. cité, p. 70.


10. Th. de Banville, Diane au bois, comédie héroïque en deux actes, Paris, Michel Lévy frères,
1864.
11. Th. de Banville, Le Forgeron, scènes héroïques, poème inédit, Paris, Maurice Dreyfous, 1887.
12. Th. de Banville, Le Baiser, comédie en vers, musique de P. Vidal, avec un frontispice de
G. Rochegrosse, Paris, Charpentier, 1888, représentée pour la première fois par A. Antoine (Théâtre
Libre), au théâtre Montparnasse, le 23 décembre 1887 ; et à La Comédie-Française, le 15 mai 1888.
13. Th. de Banville, Riquet à la houppe, comédie féerique en quatre actes, Poèmes inédits, Paris,
Charpentier, 1884.

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fais pas soupçonner qu’ils ont affaire à une pensée vivante, et laisse leur croire éter-
nellement que je suis une poupée de bois 14.

Auxiliaire indéfectible d’un idéalisme esthétique constamment refor-


mulé, la fée chez Banville est le signe de l’absolu poétique, dont son œuvre
figure la quête, et dont ses admirateurs — parnassiens, néoromantiques
et symbolistes confondus — célèbrent le rayonnement dans ses textes.
Au théâtre, le merveilleux banvillien se traduit dans la double expression
d’une nostalgie d’un âge d’or perdu, et dans la croyance en la réactivation
des pouvoirs de la poésie à l’époque moderne. Aussi n’est-il guère surpre-
nant qu’il ait pu penser, dans un projet d’opéra lyrique cette fois, à conce-
voir un livret pour une Belle au bois dormant, comme nous l’apprend une
lettre de 1890 adressée au compositeur Jules Massenet : « Il me semble que
le célèbre conte de : La Belle au Bois dormant nous donnerait tout ce que
nous cherchons. Voulez-vous que j’essaie un plan sur ce sujet ? 15 » L’on
peut rêver à ce qu’aurait donné une telle collaboration, pour laquelle il
n’existe apparemment pas de documents préparatoires. Le motif du don
des fées, celui du sommeil séculaire, la quête du prince, et son baiser, le
réveil merveilleux de la belle endormie, tous ces attendus du conte auraient
certainement été exploités avec brio par le maître des fantaisies inspirées 16,
dans le souci de donner forme et puissance à la « beauté de son symbole »,
pour reprendre l’expression de Ginisty — et au travers d’une interpréta-
tion du conte de Perrault qui aurait sans nul doute privilégié la dynamique
d’une reviviscence de l’ancienne poésie, et celle d’un ré-enchantement du
monde par les pouvoirs de l’art, littérature et musique confondues. Mais
sans doute aussi Banville, disparu l’année suivante, avait-il d’ores et déjà
renoncé à un projet rendu banal, ou périlleux, par le très grand nombre
des « Belles au bois dormant » dramatiques et lyriques du xixe siècle 17, et

14. Th. de Banville, « Les Huit sous de Pierrot », Contes féeriques, Paris, Charpentier, 1882, p. 181.
15. Lettre du 5 septembre 1890, citée par J. de Palacio, dans Les Perversions du merveilleux, [Paris],
Séguier, 1993, p. 142. Ponctuation conforme à l’original.
16. Dans l’esprit, par exemple, de cette strophe de « La Ville enchantée » des Odes funambulesques
(Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1857, p. 218) :
« La Belle au bois dormant, sur la moire fleurie
De la molle ottomane où rêve le chat Murr,
Parmi l’air rose et bleu des feux de la féerie
S’éveille après cent ans sous un baiser d’amour. »
17. La Belle au bois dormant, opéra en trois actes, paroles d’E. Planard, musique de Caraffa,
théâtre de l’Opéra, 1825 ; ballet de Scribe et Herold en 1829 ; féerie de G. Gavrard en 1831 ; drame
en cinq actes et sept tableaux d’O. Feuillet en 1863 ; opéra-féerie de Clairville, Busnach et Littolff en
1874 ; La Belle au bois dormant, opérette en trois actes, paroles d’A. Vanloo et G. Duval, musique
de Ch. Lecoq sur des thèmes de J. Offenbach, Bouffes Parisiens, 19 février 1900.

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par les représentations convenues à cette époque, d’un idéalisme poétique,


dont le réveil de la Belle au bois dormant constituait l’un des poncifs. En
1907, c’est à l’un de ses amis et admirateurs 18, en la personne du poète
Jean Richepin, qu’il reviendra, de fait, de contribuer au rêve d’une « féerie
totale », dans laquelle la littérature devait entrer à égalité avec les ressources
de la machinerie et celles de la musique, pour revivifier le genre même
de la féerie théâtrale. Pièce à grand spectacle, réalisée avec des moyens
considérables au théâtre Sarah Bernhardt, avec la collaboration du dra-
maturge et librettiste Henri Cain (lequel avait collaboré dix ans plus tôt,
rappelons-le, à la Cendrillon 19 de Massenet), celle du compositeur Francis
Thomé, des décorateurs connus (Bertin, Jambon, Amable…), une foule
d’acteurs, chanteurs, danseurs, choristes, figurants de toutes sortes, cette
féerie lyrique, d’une ambition littéraire affichée et thématisée, prétendait
répondre doublement aux attentes d’un public épris de merveilleux scé-
nique et à celles des tenants d’un théâtre littéraire hérité du rêve banvil-
lien. Cette Belle au bois dormant 20, féerie lyrique en alexandrins alternant
les parties parlées et chantées, obtint un très vif succès auprès du public
et dans la presse, avec de nombreuses représentations. Visant une mise en
perspective de la puissance des contes, à travers un travail d’adaptation
très libre et d’audacieux effets de mises en abyme, elle condensait certains
traits des « Belles au bois dormant » théâtrales du xixe siècle, désignant ce
conte comme le sujet par excellence d’un théâtre poétique : construite
autour de Sarah Bernhardt — bonne fée d’un spectacle dont elle était
à la fois le metteur en scène et l’actrice principale —, l’action en douze
tableaux jouait d’emblée sur le double motif du « réveil des contes bleus »,
dans un monde qui ne croyait plus au merveilleux, et sur celui de la Belle
endormie, autour de la figure dédoublée du poète et du Prince Landry,
incarnée par la comédienne dans un rôle travesti comme elle les affec-
tionnait. Du conte primitif étaient retenus les principaux moments (le
baptême, le fuseau, le château du sommeil, l’endormissement général,
le retour du prince, ses épreuves pour rejoindre le domaine enchanté, le
baiser, le réveil…) tandis qu’était omise la vengeance de la belle-mère
ogresse, conformément aux usages dominants des adaptations théâtrales

18. Voir J. Richepin, « Banville au Luxembourg : Ode à Banville », La Quinzaine bourbonnaise,


1892, p. 224-225.
19. Cendrillon, conte de fées en quatre actes et six tableaux, d’après Ch. Perrault, musique de
J. Massenet, création à l’Opéra-Comique le 24 mai 1895.
20. J. Richepin et H. Caïn, La Belle au bois dormant, féerie lyrique en vers, en un prologue, deux
parties, quatorze tableaux, musique de scène par M. Fr. Thomé, Paris, Imprimerie de « l’Illustra-
tion », 1907.

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du conte au xixe siècle 21 ; à partir de là, les poètes et le musicien avaient


déployé un poème qui portait en écrin le texte de Perrault, tout en élar-
gissant explicitement ses perspectives en direction d’un drame allégorique
des pouvoirs de la poésie et de l’éternité de la vie de l’esprit et de l’idéal.
Nouvelle Miranda à la découverte du monde, la belle rencontrait le poète
Landry avant l’épisode du fuseau, et lorsqu’elle sombrait dans le som-
meil séculaire, c’était à lui que la fée marraine annonçait l’avenir et les
termes d’une mise à l’épreuve, contre le temps et contre l’oubli, du serment
d’amour échangé. Le centre de gravité de la pièce déplacé sur la figure du
poète, la deuxième partie de la féerie mettait en scène le miracle de sa réin-
carnation en prince de légende, littéralement opérée par le souvenir d’un
conte de fée. Le périple difficile qui suivait, dans des tableaux relevant du
grand spectacle et de la quête allégorique, conduisait le prince à affronter
le dragon dans « le bois des épouvantes », à résister aux sortilèges d’une
démone, aux appels mortifères de languides ondines, avant de franchir en
marchant sur les eaux le « lac de désespérance », moment miraculeux pré-
ludant au baiser puis au réveil, et à la reconnaissance extatique du poète
par la Belle. Typique des syncrétismes du théâtre fin-de-siècle et de la Belle
Époque, le poème dramatique conçu par Richepin et Cain et la mise en
scène fastueuse de Sarah Bernhardt faisait ainsi feu de tout bois, mobili-
sant les références et les esthétiques les plus variées, depuis la féerie anima-
lière du prologue, la comédie joyeuse et les anachronismes poétiques des
premiers tableaux, les références au merveilleux shakespearien et banvil-
lien, les effets de lyrismes romantiques, le drame et l’allégorie, jusqu’aux
réminiscences wagnériennes (Siegfried, Parsifal) de la quête du prince, etc.
Constituant un incontestable moment de récapitulation thématique et
esthétique dans l’histoire des Belles au bois dormant au théâtre, la féerie
de 1907, non sans maniérisme, variait sur le motif d’un idéalisme poétique
largement répandu au théâtre et dans la littérature depuis l’époque roman-
tique. Le charme de l’ancienne féerie s’y trouvait-il réactivé pour autant, et
la poésie miraculeusement « réveillée », revivifiée au théâtre, conformément
au programme thématique de la pièce ? En dépit du concert des louanges

21. L’aspect cruel et monstrueux de la deuxième partie du conte de Perrault est traité dans cer-
taines adaptations, au début de l’âge de la féerie notamment (voir par exemple L’Ogresse ou la Belle
au bois dormant, vaudeville-folie-comi-parade en un acte, de Désaugiers et Gentil de Chavagnac,
théâtre de Variétés, 28 août 1811), plus volontiers dans certaines versions burlesques du récit — et
ce à l’encontre de la tendance majoritaire des adaptations théâtrales de « La Belle au bois dormant »,
lesquelles œuvrent en général à l’euphémisation ou à la neutralisation, par omission, de la mons-
truosité et de la violence du conte, en faveur d’un merveilleux orienté vers le dénouement poétique
et miraculeux du réveil de la belle endormie, désormais conçu comme un point d’acmé de la fable.

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d’une partie de la critique toujours prête à encenser Sarah Bernhardt, il est


permis d’en douter, si l’on retient plutôt l’effet de saturation de références
de cette féerie trop savante, dont l’esthétique tape-à-l’œil et foncièrement
kitsch s’adaptait habilement à l’air du temps, recyclant superficiellement et
de manière décorative certains thèmes et motifs caractéristiques de l’imagi-
naire fin-de-siècle, entre pessimisme schopenhauerien et langueurs symbo-
listes (ce que ne manquèrent pas de relever des observateurs plus attentifs).
Le motif d’une Belle inapte au monde moderne et qui choisit de se
rendormir en tournant le dos à une réalité décevante est devenu, de fait, le
cliché d’une fin-de-siècle qu’effraient les mutations de la vie moderne : on
découvre ainsi l’expression vulgarisée de cette mélancolie belle-époque en
1902 dans un spectacle d’ombres de Lucien Métivet, féerie chantée en dix-
neuf tableaux lumineux, qui fut représenté au théâtre des Mathurins. Cette
Belle au Bois-Dormant 22, traitée à la manière d’un lumino-conte — dans
le genre joyeusement syncrétique qui fit en 1888 le succès de La Tentation
de Saint-Antoine de Georges Fragerolle et d’Henri Rivière 23 au Cabaret du
Chat-Noir — montrait un prince moderne qui venait à bicyclette réveiller
la princesse des légendes. L’invitant à quitter « le pays mensonger du rêve »,
il l’emmenait parcourir le monde moderne lui découvrant le spectacle de
« la forêt coupée », des usines, de la « ville moderne », des trains, des cui-
rassiers, etc. Cette réalité faite de laideur et de violence, la Belle s’empres-
sait de la nier, en abandonnant là son « moderne » prince charmant, et en
retournant dormir dans son palais merveilleux :
La Belle a frissonné devant le ciel Tragique
Et son cœur s’est gonflé d’un douloureux émoi
Ô, Prince, je retourne en ma forêt magique.
Votre siècle moderne est trop nouveau pour moi 24.

Belles de nuits : poèmes et féeries symbolistes


Les belles endormies ont notablement inspiré les poètes des années 1890,
constituant l’un des emblèmes privilégiés de la quête poétique des symbo-

22. L. Métivet, La Belle au Bois-Dormant, féerie chantée en 19 tableaux lumineux, poème et images
de L. Métivet, musique de J. Vieu, Paris, Enoch et Cie, Flammarion, 1902.
23. G. Fragerolle, La Tentation de Saint-Antoine. Féerie à grand spectacle en 2 actes et 40 tableaux,
musique nouvelle et arrangée d’A. Tinchant et G. Fragerolle, dessins de H. Rivière, Paris, Plon,
Nourrit & Cie, s.d. [1888]. Voir S. Lucet, Le Théâtre en liberté des symbolistes, dérives de l’écriture
dramatique à la fin du xix e siècle, thèse nouveau régime, sous la direction de J. de Palacio, Paris IV
Sorbonne, 1997, p. 236-244.
24. L. Métivet, ouvr. cité, p. 42.

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listes, et un motif récurrent, dont les valeurs ambivalentes modulent autour


de l’extase du rêve des nostalgies indicibles, des regrets de l’inaccompli,
de la mélancolie de la perte. La légende de la « Belle au Bois-dormant »
semble offrir, en outre, le cadre idéal d’un dialogue du poète avec sa muse,
constituant le vecteur d’une théâtralité singulière à l’œuvre dans certains
textes que les poètes symbolistes du groupe de La Revue indépendante et
du Mercure de France ont composés sur ce thème, et qui semblent curieu-
sement se faire écho les uns aux autres. Image de la beauté idéale, sym-
bole d’un lointain inaccessible et d’un passé à jamais clos sur lui-même, la
« Belle » est ainsi « motif de mélancolie » dans les Poèmes anciens et roma-
nesques d’Henri de Régnier, à travers le triptyque de sonnets intitulé « La
Licorne », évoquant, dans la séquence des trois titres, le drame de l’impos-
sible réveil : « Et la Belle s’endormit », « Et le Chevalier ne vint pas », « Et la
Belle mourut » 25 : abandonnant toutes les circonstances du conte pour ne
retenir que le motif du sommeil de cent ans, le premier sonnet esquisse le
tableau de la belle endormie, veillée par une licorne, sentinelle du « vaste
songe » où se trouve la princesse, et présente ainsi une double image de
pureté et d’inaccessibilité, évocatrice aussi bien des figures mystérieuses
de Gustave Moreau que du rêve glacé de l’« Hérodiade » de Mallarmé.
Dans le second sonnet, s’approfondit l’intensité du vide, de la solitude
et du silence mortifère autour de la Belle qui dépérit, et en l’absence du
Héros qui eût pu « vaincre d’un baiser le magique sommeil noir 26 ». Cette
irrémédiable absence conduit, dans le troisième sonnet, au motif de la
fuite effrénée et terrifiée de la licorne, « folle d’avoir flairé les mains froides
de mort 27 », et en allée loin des paysages glacés, où la Princesse est morte.
Dans les Chansons d’amant de Gustave Kahn, le sommeil de la Belle n’est
plus tant un état de léthargie proche de la mort qu’un état de conscience
et d’existence paradoxal, manifestant le choix d’une sécession du réel ; elle
est alors « la Belle au Château rêvant 28 », l’héroïne de toutes les odyssées
du songe, celle qui ne répond pas aux prières du Pèlerin et supplie que le
sommeil et le rêve la reprennent :
La Belle :
Reviens à moi, sommeil, scelle-toi sur ma bouche
Des mirages de leurs visages garde le lac de mes yeux

25. Henri de Régnier, Poèmes anciens et romanesques, Paris, Librairie de l’Art Indépendant, 1890,
p. 70-72. (La suite de ces trois sonnets fut d’abord publiée dans La Wallonie, février 1889, p. 67-69.)
26. Ibid., p. 71.
27. Ibid., p. 72.
28. G. Kahn, « La Belle au château rêvant », Chansons d’amant, Bruxelles, Lacomblez, p. 9-25
(pré-originale en 1887, dans La Revue indépendante).

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Sophie Lucet

Reprend-moi dans le val aux mousses quiétantes


Où toujours l’amoureux soulève un pan de tente
Et se retire peureux […]
Les meurtres de ma vie enclos-les dans tes deuils
Le méfait de ma beauté couvre-le d’un pan de la nuit
Donne le fleuve d’oubli qui berce et s’abolit
Ah ! reprends-moi, sommeil, scelle-toi sur ma bouche

Et tandis que sort le Pèlerin, que le château retombe dans le mutisme séculaire, le veilleur
des tours chante 29.

Le long poème dialogué de Kahn, déployé en vers libres, évoque ainsi


une sorte de « palais mental » où résonnent des voix contradictoires (« le
Veilleur », « le Pèlerin », « Le Mage », « La Belle »), comme l’écho d’un
drame intérieur, celui d’une conscience malheureuse aspirant à l’absolu,
mais incapable de susciter « la lancinante dormeuse hantante de [son]
rêve 30 ». André-Ferdinand Hérold, à son tour dans ses Chevaleries sen-
timentales 31, consacre à la « Belle au Bois Dormant » un poème en forme
de dialogue, qu’il dédie significativement à Pierre Quillard, comme en
réponse à un texte sur le même thème, publié par ce dernier en 1890, et
intitulé « Prologue pour un poème dialogué 32 » (lequel ne fut manifeste-
ment jamais composé). Dans ce poème narratif et choral en trois parties
— qui célèbre tout d’abord le mystère et la quiétude du sommeil de la
Belle « loin des cris sourds de haine et de colère, Loin des hommes trem-
blants et voués aux douleurs » —, le motif du réveil se décline moins sur
le mode de la mélancolie que sur celui d’une révélation confirmant les
pouvoirs du rêve : si le prince parvient à éveiller la Belle, c’est pour mieux
rejoindre dans le royaume des songes et de l’idéal celle que son âme a
pressentie ; lui, le « royal Solitaire », « le Pur », au bout de sa quête devient
le « Renonciateur », qui dédaigne la terre, les « luttes vaines », « les âpres
désirs », et peut dès lors conquérir la Belle, dans l’extase finale d’une fusion
amoureuse et lyrique. Au rebours de cette mystique du rêve, et pour citer
un autre exemple des variations symbolistes nombreuses autour du conte
de « La Belle au bois dormant », le poème (un simple fragment) du sym-

29. Ibid., p. 24.


30. Ibid., p. 16.
31. A.-F. Hérold, « La Belle au Bois Dormant », Chevaleries sentimentales, frontispice d’O. Redon,
Paris, Librairie de l’Art Indépendant, 1893, p. 163-174 (pré-originale dans Le Mercure de France,
février 1892, p. 125-129).
32. P. Quillard, « Prologue pour un poème dialogué », La Wallonie, 1890, p. 339-340 : cinq strophes
d’alexandrins évoquent la vision merveilleuse d’une belle endormie au bord d’un lac, éveillée par
un chevalier venu du pays des rêves, pour ranimer la « blonde princesse aux yeux pers ».

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140
Les Belles rendormies . Féeries fin - de - siècle

boliste belge Fernand Séverin, publié en 1894 dans Le Coq rouge, semble
répondre ironiquement à celui d’Hérold, en formulant la réponse d’une
Belle qui éconduit purement et simplement l’intrus venu la distraire de
ses songes :
Exulte, si tu veux, de ta conquête vaine.
Mes yeux ont parcouru les monts, les bois, les plaines : 
Tout ce monde imprévu dont tu m’offres la fleur
N’aura rien de si doux qu’ils n’aient rêvé meilleur. […]
Mon âme, ô conquérant, te restera voilée : 
Le songe bienheureux dont m’as réveillée
Mettra, quoique je fusse, entre elle et ton baiser
Un voile d’inconnu qu’il ne saurait briser.
Car ceux, qui comme moi, captifs d’un charme antique,
Ont sommeillé cent ans dans le palais magique,
Ne sauraient délaisser ces limbes merveilleux
Lorsqu’un reflet divin s’en prolonge en leurs yeux. […] 33

Le thème du sommeil séculaire et celui d’un réveil problématique ouvrant


sur un tragique exil sont ainsi les traits essentiels que retiennent les symbo-
listes, dans ces relectures variées, synthétiques et abstraites de la légende,
qui célèbrent les valeurs du rêve et de l’idéal face à une réalité douloureuse
et décevante, et sondent avec nostalgie l’énigme du songe de la Belle des
légendes. Ces poèmes participent à l’élaboration d’un imaginaire symbo-
liste spécifique autour de la Belle au bois dormant, contribuant à fixer un
lieu commun, dont on peut découvrir les avatars mondains dans deux
adaptations du conte de Perrault, destinées l’une et l’autre à des repré-
sentations d’avant-garde dans le contexte de l’expérimentation symboliste
au théâtre : Le Songe de la Belle au Bois, « conte de fées en 5 actes, en
prose », de Gabriel Trarieux 34, dont Maurice Denis brossa les décors en
1892 pour une représentation privée dans le salon des Finaly 35, et La Belle
au Bois dormant, « féerie dramatique » de Henry Bataille et Robert d’Hu-
mières 36, représentée le 24 mai 1894 au Casino de Paris, par le Théâtre de
l’Œuvre de Lugné-Poe, et sans doute l’un de ses échecs les plus cuisants.

33. F. Séverin, « La Belle au Bois » (Fragment), Le Coq rouge, n° 8-9, décembre 1894-janvier 1895,
p. 390.
34. G. Trarieux, Le Songe de la Belle au Bois, conte de fées en cinq actes, Paris, Librairie de l’Art
Indépendant, 1892.
35. Voir J.-P. Bouillon, Maurice Denis, Genève, Skira, 1993 ; Maurice Denis (1870-1943), catalogue
de l’exposition de Lyon-Cologne-Liverpool-Amsterdam, 1994-1995, Paris, RMN, 1994.
36. H. Bataille et R. d’Humières, La Belle au Bois dormant, féerie dramatique en trois actes, repré-
sentée par Lugné-Poe au Nouveau Théâtre (théâtre de l’Œuvre), le 24 mai 1894, musique de G.
Hue, décors de Rochegrosse et Auburtin, exécutés par M.-L. de la Quintinie, costumes d’après

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141
Sophie Lucet

Non sans parenté et trahissant l’effort de très jeunes poètes sous influence,
ces deux contes théâtraux modulent, en effet, chacun à sa façon les motifs
principaux d’une interprétation symboliste du conte de Perrault, faisant
sourdre l’inquiétude, l’angoisse et la mélancolie au cœur du merveilleux,
et tirant irrésistiblement la féerie du côté du tragique. Ainsi, les deux pièces
orientent-elles d’emblée la fable vers les circonstances d’un réveil doulou-
reux de la Belle, reléguant dans un avant très vaguement légendaire les
prémisses du conte. L’enjeu ne se situe plus, dès lors, dans les termes d’une
malédiction conjurée, mais dans la découverte difficile d’un réel inhospi-
talier, hostile, et dans l’incurable nostalgie qu’éprouve l’héroïne du som-
meil et du songe dont on l’a exilée.
Le Songe de la Belle au Bois de Trarieux — significativement publiée
en 1892 à la Librairie de l’Art indépendant, lieu d’édition de prédilection
de la poésie symboliste et décadente — s’ouvre ainsi sur le tableau de la
Belle endormie, dont l’énigme, à l’orée de la pièce, avait incontestable-
ment de quoi tenter le nabi Maurice Denis. En dépit de la déploration
d’une nature environnante jalousement complice et gardienne, les temps
semblent venus de la fin de l’enchantement, rompu par un prince Azur
qui se dérobe tout aussitôt, annonçant le moment de l’épreuve nécessaire
et de la rencontre avec « la vie anxieuse 37 ». Seule, à son réveil, la Belle doit
affronter alors, dans la solitude et l’angoisse, son retour dans le palais triste
d’un très vieux roi, en qui elle peine à reconnaître son père de jadis, à qui il
revient de proférer les paroles d’impuissance d’un vieillard maeterlinckien :
Si ! si ! Quelque chose lui manque… Je ne peux plus le deviner, je suis trop vieux…
elle n’a pas souri depuis son retour ; elle ne veut plus voir personne… Elle n’est pas
comme les autres filles que leurs mères ont élevées… Je crois qu’elle a dormi trop
longtemps sous les arbres… Ne dirait-on pas un songe de clairières au fond de ses
yeux ?… Et puis, elle ne parle jamais que toute seule, ou avec cette Elsa qui couchait
à ses pieds, dans son sommeil… Je crois que les fées à son berceau lui ont fait des
présents étranges… c’est une singulière petite fille, elle a toujours l’air étonnée…
mais pour le comprendre je suis trop vieux 38…

Irrémédiablement étrangère, à la manière des Maleine et Mélisande,


la petite princesse de Trarieux n’a de cesse dès lors de retrouver son rêve
perdu, se dérobant à tous les hommages, à la royauté dont elle hérite, aux
fastes du monde. À la fin de la pièce, la princesse en fuite, à bout de force,

Burne-Jones et Rochegrosse ; pièce non publiée. Copie manuscrite aux Archives nationales [voir
Censure dramatique, pièces jouées dans les théâtres et les cafés concerts, F. 18 1242].
37. G. Trarieux, ouvr. cité, acte I, scène 2, p. 14.
38. Ibid., acte II, scène 1, p. 24.

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Les Belles rendormies . Féeries fin - de - siècle

retrouve le « bois magique », aspirant de tout son être au rendormissement


et à l’oubli, dans la pensée d’un renoncement auquel l’arrache in extremis
le Prince Azur, miraculeusement ressurgi, en place d’un mendiant à qui
elle a donné à boire, et la conduisant cette fois vers la vie retrouvée et vers
un nouvel espoir. Alternant dialogues en prose et poèmes choraux (où
parlent les arbres, les femmes sur la mer, les oiseaux…), l’essai de théâtre
poétique et symbolique de Trarieux — qui démarque constamment le
théâtre de Maeterlinck, et fait signe aussi vers Wagner et Villiers de l’Isle-
Adam (le fidèle serviteur à qui le roi confie sa fille se nomme Axel) — relie
ainsi significativement la fable de la Belle au bois dormant à la thématique
spiritualiste du réveil de l’âme : deux fois libérateur, le Prince Azur devient
une figure d’initiateur, dans un processus qui conduit à une authentique
libération spirituelle. Non sans ambiguïté cependant, malgré ce final heu-
reux, Le Songe de la Belle au Bois de Trarieux — qui fait mourir l’oiseau
bleu des contes à la fin du troisième acte 39 — se déploie dans la tonalité
mineure d’une féerie paradoxalement désenchantée et empreinte de toutes
les nostalgies fin-de-siècle.
Essai revendiqué d’un théâtre poétique et métaphysique, La Belle au
bois dormant, féerie littéraire et décorative du jeune Henry Bataille — qui
ne publia jamais ce texte de jeunesse 40 — affiche les maniérismes d’un spec-
tacle aspirant à la « féerie d’art ». Le poète, qui empruntait au symbolisme
ses thèmes et ses motifs, tout en rêvant d’éblouir une scène à succès, avait
de fait commencé par proposer sa pièce à Sarah Bernhardt, ce à quoi il
avait dû renoncer car l’actrice lui avait demandé trop de coupures et de
changements 41. Peintre et poète lancé dans le monde, Bataille demanda
à Lugné-Poe une sorte d’association pour un spectacle où il entendait
prendre en charge une partie de la mise en scène, ainsi que le souci des
décors (confiés à Georges Rochegrosse 42) et des costumes (inspirés par
le peintre préraphaélite Burne-Jones). Il s’était en outre assuré la colla-

39. À la fin du troisième acte, le petit Yvon — dans le cousinage des enfants maeterlinckiens, le
petit Allan, dans La Princesse Maleine, le petit Yniold, dans Pelléas et Mélisande — vient annoncer
en pleurant la mort de son « oiseau bleu » : « Je ne veux plus avoir d’oiseau ! » (G. Trarieux, ouvr.
cité, p. 51-52)
40. Pour un résumé analytique plus détaillé de cette pièce inédite, dont une copie manuscrite
se trouve aux Archives nationales, voir S. Lucet, Le Théâtre en liberté des symbolistes, ouvr. cité,
p. 168-180.
41. Voir la lettre adressée par Bataille à Lugné-Poe, et citée par ce dernier dans La Parade, souve-
nirs et impressions de théâtre, t. 2 Acrobaties (1894-1902), chap. 5 « Un client sérieux : Henry Bataille »,
p. 82-83.
42. G.-A. Rochegrosse (1859-1938), peintre et illustrateur, était le beau-fils de Th. de Banville (qui
lui dédia Les Exilés).

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Sophie Lucet

boration de Robert d’Humières, aristocrate et officier de cavalerie (cau-


tion mondaine de l’entreprise), et put ainsi réunir des moyens bien plus
importants que ceux dont disposait habituellement Lugné-Poe, pour la
réalisation de sa féerie. La représentation constitua de fait un événement
mondain, qui déplut aux symbolistes qui y virent une dérive fâcheuse du
théâtre de l’Œuvre, et une caricature de l’idée théâtrale symboliste.
La trajectoire de cette pièce ambitieuse se déploie, comme chez Trarieux,
entre le moment du réveil et celui du rendormissement de la Belle, mais
dans une toute autre tonalité, emphatiquement explicative ici, et com-
pliquée par une véritable mise en intrigue du scénario inversé du conte.
Heurt de la réalité décevante, nostalgies du songe, présent désenchanté,
idéal menacé, incompatibilité du merveilleux et de la modernité, inéluc-
table désertion des fées… — tous ces motifs de l’idéalisme et du pessi-
misme fin-de-siècle s’y trouvent savamment orchestrés et remotivés par les
artifices de la fable théâtrale. Non seulement l’éblouissement, mais aussi les
anxiétés du réveil de la Belle occupent longuement un premier acte qui
s’emploie à activer tout le potentiel théâtral de ce point d’acmé du conte de
Perrault : apparitions féeriques, contemplation et baiser, transformation à
vue du décor, duo lyrique… La nourrice de cette princesse « de mille ans »
y chante en filant son rouet, image de Parque ou de « Gardienne », à l’orée
d’une féerie à haute vocation symbolique. À la manière de la vieille reine
des Sept Princesses de Maeterlinck, elle s’inquiète aussi de voir le Prince
approcher le sommeil de la Belle enchantée :
La Vieille (lui montre le passage) :
Arrête… attends… j’ai peur… Songe que cette minute est le dénouement de mon
immémorable attente. Prince, si la porte allait s’ouvrir. Oh ! ce n’est pas possible que
cela soit vrai. Attends… Si elle était morte ta fiancée… Doucement, plus doucement…
Ne fais pas crier la serrure… Tu vas la réveiller… Et puis il faut que je te dise encore…
je n’ai pas fini… ce n’est qu’au troisième baiser de ta bouche qu’elle se lèvera… Les
fées l’ont dit 43.

Le moment de béatitude passée, dans la rencontre archétypale de


l’homme et de la femme — traitée à la manière de l’Antonia de Dujardin —
l’inquiétude s’empare de la Belle, qui fait entendre à son tour l’expression
du malaise et de l’irrémédiable sentiment d’étrangeté des princesses de
Maeterlinck :
Je suis une pauvre petite princesse, une enfant, quoique j’aie dormi près de mille ans
et rêvé bien des rêves. […] Oh ! comme je suis seule ! nulle chose à présent n’est plus

43. H. Bataille et R. d’Humières, ouvr. cité, acte I, scène 3.

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Les Belles rendormies . Féeries fin - de - siècle

de mon âge ! Mes compagnes d’autrefois sont mortes, voilà bien des années… Je suis
comme abandonnée dans une île. […] 44

L’acte s’achève sur une tirade mélancolique de la fée, venue unir les jeunes
gens avant leur retour dans la réalité, formulant un adieu dont les termes
explicitent les enjeux de la pièce, soit la survivance problématique de la
poésie, dans un monde où elle n’était plus qu’une présence diffuse, percep-
tible seulement à des élus :
Je vous unis, au nom de votre antique espoir et de votre jeune amour. Retournez à
la vie. Que votre passion vous promène, nef aux voiles de soie, sur le flot inquiet du
siècle. Je veux que vous communiiez en toutes les modernités. Vous serez heureux,
vous devez l’être : un rare trésor vous est échu à l’un et l’autre. Et toi, mon enfant,
sois bénie. Tu m’es chère pour toi-même, et aussi parce que c’est toi le dernier gage de
pouvoir que m’a laissé le Destin. Ta vie est la mienne. Toi partie, je me dissoudrai dans
le vent, l’écume de la vague, la fumée des villes sombres. Je ne puis mourir. Je serai l’im-
mense poésie éparse. C’est de m’avoir devinée que, les soirs, aux fenêtres ou sur les collines,
les jeunes-hommes resteront devant la Nature, la tête dans les mains et le cœur comme
un tabernacle. Allez, je ne vous dis point adieu. Puisse à vos jeunes fronts le souffle
moderne plus mortel chaque jour pour les êtres de fantaisie et de rayons que nous fûmes,
nous les fées des vieux contes, puisse-t-il vous baigner d’une caresse vivifiante, sous
laquelle des songes et des désirs plus beaux fleuriront. (Elle fait un signe d’adieu) 45.

Dans l’ombre portée d’une pensée si désenchantée, la suite de la pièce


s’emploie à développer, dès lors, la partie dysphorique de cette « Belle au
bois dormant » inversée. Le deuxième acte le plus long de la pièce est celui
de la désillusion et de l’échec de l’aventure « moderne » de la Belle au bois
dormant, dans le mouvement d’une prise de conscience malheureuse, où
la petite princesse croit découvrir que la réalité qui a pris momentanément
les formes de son rêve n’est qu’un leurre. Dans un décor modern style, et
sous le regard malveillant d’une « liseuse » de conte — qui n’est autre que
la Fée Taciturne — se joue ni plus ni moins qu’un adultère mental, dont
le Prince (« la vie jalouse du rêve ») va surprendre la scène, comme dans
le meilleur vaudeville. Poussée par la tentatrice qui lui rappelle le passé
et la rencontre du Prince des songes auquel elle est liée de toute éternité,
la Belle, hantée dès lors par le souvenir de son rêve, dans une scène de
pure fantasmagorie 46, consent à la rencontre du fantôme, incube terri-
fiant, nourri par ses propres pensées, et dont le discours empreint d’un

44. Ibid., acte I, scène 4.


45. Ibid., acte I, scène 5. Je souligne.
46. Cette scène mentale, dans sa tentative d’ouverture de la scène intérieure, évoquait le deu-
xième acte de Madame la Mort, « drame cérébral », de Rachilde (représenté le 20 mars 1891 au
théâtre d’Art de Paul Fort), la trilogie d’Antonia d’É. Dujardin, « légende dramatique » en trois

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Sophie Lucet

érotisme morbide et cérébral l’attire irrésistiblement 47. Au troisième acte,


il ne reste au Prince malheureux, qui a surpris cette scène scabreuse, qu’à
engager avec l’aide de la bonne marraine le prompt rendormissement de la
Belle infidèle : dans le château du début, et à nouveau sur un air de féerie,
la Belle ignorante de son sort retrouve sa garde-robe surannée dont elle
s’empresse d’extraire une robe rouge avec un pavot sur la poitrine. Une
dernière fois, la fée tente de fléchir la volonté du Prince, mais il demeure
inébranlable. Activant alors l’ancien charme, la Fée replonge la Princesse
dans son sommeil millénaire. Elle tente en vain d’empêcher le Prince d’aller
la contempler encore une fois, mais ce dernier, n’y résistant pas, retourne
sur ses pas pour donner à sa Belle un dernier baiser, geste dans lequel il
se trouve figé à son tour pour l’éternité, ayant voulu, comme un nouvel
Orphée, se retourner sur le seuil d’un royaume interdit aux vivants. Ainsi
s’achève la féerie de Bataille et d’Humières, sur l’image des deux amants,
réunis enfin dans le mystère — « les statues symboliques du rêve », précise
la didascalie — tandis que la fée, définitivement dépossédée de ses pou-
voirs, exilée du monde, s’en va rejoindre quelque étoile lointaine.
Si un Jean Lorrain peut se réjouir d’une fable si délicatement mor-
bide 48, les artifices de cette version théâtrale du motif de l’impossible
réveil — la lourdeur explicative du texte, la longueur des tirades, le carac-
tère fabriqué de l’intrigue, le luxe et le clinquant de la mise en scène —
sont autant de défauts que relèvent les critiques des revues symbolistes,
dénonçant les maniérismes d’un texte sous influence 49 et le décorativisme

pièces représentées entre 1891 à 1893 (et que Bataille avait vues) et L’Image de M. Beaubourg, drame
idéaliste en trois actes qui venait d’être représenté au théâtre de l’Œuvre (27 février 1894).
47. H. Bataille et R. d’Humières, ouvr. cité, acte II, scène 3 : « Je veux être pour toi plus qu’une
volupté, plus qu’une luxure. J’ai quitté le paradis d’un néant aromal… songe quelle créature je suis !
dont chaque atome est de l’amour… Je n’ai ni d’autre but, ni d’autres missions que d’être à toi…
Le jour, je disparaîtrai pour me recueillir dans le mystère, et chaque nuit, comme les autres, mais
cette fois vivifié, je reviendrai vous abîmer dans les béatitudes. […] Je suis le fils du rêve, et l’amant
et le maître. »
48. J. Lorrain, Poussières de Paris, Paris, Fayard, s.d., p. 13-14 : « Il y avait pourtant de jolies choses
dans ces trois actes, une curieuse tentative artiste dans le choix des costumes et des décors ; et puis
vraiment l’idée de cette Belle au bois qui, durant mille ans, a rêvé d’un autre que de celui qui
l’éveille, se désole de ne pas l’avoir rencontré dans la réalité et commet avec sa chimère l’inévitable
adultère moral, cette idée-là était charmante avec le dénouement presque shakespearien du mari
outragé ramenant la Belle dans son château en ruines pour s’y rendormir à jamais, et, une fois la
princesse endormie, ne pouvant l’abandonner tant il l’aime, et renonçant à la vie pour partager
avec la morte-vivante son éternel sommeil. »
49. « La Belle au bois dormant, par MM. Bataille et d’Humières, nous révèle deux tempéraments
de collectionneurs. Rien que l’idée, une belle idée j’en conviens, rien dans cette pièce n’appartient
aux auteurs. Pour l’écriture, elle est empruntée aux livres des symbolistes et tout particulièrement à
M. de Régnier. Pour le théâtre, on semble avoir utilisé, les unes après les autres, toutes les audaces

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Les Belles rendormies . Féeries fin - de - siècle

esthétisant d’un « opéra manqué 50 », où se trouvait dévoyée l’idée théâtrale


symboliste et trahie la nouveauté des conceptions scéniques inaugurées
sur les scènes symbolistes :
Lugné-Poe, en jouant au Théâtre de l’Œuvre La Belle au bois dormant, s’est trompé.
[…] Il fallait éblouir, changer, montrer que l’Œuvre, prodigue de régal d’art jusqu’à
la féerie d’art, pouvait donner à ses abonnés, nombreux maintenant et de plus en plus
exigeants, le luxe d’un princier décor, une fête des yeux, et il en a oublié nos âmes ! […]
Écrit sur l’air d’il était une fois… ce pourrait être sublime. Malheureusement, la sim-
plicité n’est pas à la portée de tous. La féerie de MM. Bataille et d’Humières repré-
sente la pièce mondaine par excellence ; c’est travaillé par un peintre de salon et un
officier de cavalerie ; c’est du pathos convenable, policé, élégant, très étoffe de chez
Liberty ; il y a des vers pâles et des phrases pour tous les goûts snobs. J’ai rencontré la
phrase triste et sans raison de Maeterlinck, moins sa profondeur d’eau verte ; le trait
à l’Oscar Wilde, moins l’esprit ; la naïveté de Dujardin, moins sa fraîcheur ; la joail-
lerie de Jean Lorrain, mais bien plus fausse ; les subtilités de Catulle Mendès, mais
moins subtiles ; jusqu’à des aphorismes de Victor Hugo, furieusement posthumes par
exemple 51 !

Maeterlinck, ou l’impossible féerie

Variation plus lointaine sur le motif de la « Belle endormie », dont le sens


est radicalement infléchi, la petite féerie tragique des Sept Princesses 52 de
Maurice Maeterlinck donne une expression théâtrale, esthétique et philo-
sophique, d’une toute autre portée, aux préoccupations des symbolistes.
Elle occupe de fait une place non négligeable dans les discussions théoriques
des contemporains débattant d’un répertoire théâtral pour le symbo-
lisme 53, alors même que le dramaturge belge devait plus tard la renier,

ou novations qui furent pauvrement essayées au théâtre d’Art. Au Théâtre de l’Œuvre l’argent ne
manquait point, et l’on en profita pour faire somptueux ; mais, cher M. Rochegrosse ! c’est de
la somptuosité foraine que vous nous confectionnez là ! à tort et à travers, comme une simple
Loïe Fuller, vous tapez dans la couleur orchestrée ; c’est du criard et de la dissonance injustifiée.
Il y a pourtant des Principes d’orchestration ou d’harmonie qui, de vous connus, vous conseille-
raient peut-être de plus sobres emplois de la lumière colorée. […]. » (P.-N. Roinard, « Théâtre de
l’Œuvre », Les Essais d’art libre, mars 1894, p. 116)
50. Rachilde, « Théâtres : Théâtre de l’Œuvre — La Belle au bois dormant », Mercure de France,
juillet 1894, p. 280.
51. Ibid.
52. M. Maeterlinck, Les Sept Princesses, Bruxelles, Lacomblez, 1891.
53. Camille Mauclair y voyait la plus symboliste des pièces de Maeterlinck et un quasi-dialogue
philosophique : voir « L’art de Maurice Maeterlinck » (Essais d’art libre, février 1892, p. 17-26) et
« Notes sur un essai de dramaturgie symbolique » (La Revue indépendante, mars 1892, p. 305-17).
Voir également Saint-Antoine [H. Mazel], « Le Théâtre symboliste », L’Ermitage, septembre 1894,
p. 152-155.

R
147
Sophie Lucet

d’une certaine façon, en l’écartant de l’édition de son Théâtre 54 de 1901 ;


et ainsi, la pièce jamais rééditée disparut du répertoire maeterlinckien, où
elle semblait pourtant s’inscrire dans l’ensemble de son premier théâtre, à
côté des autres pièces légendaires, auxquelles elle est liée thématiquement
et comme « inter-fictionnellement 55 ». La pièce a donné lieu à un spectacle
de marionnettes, réalisé dans la mouvance des peintres nabis, lors d’une
séance privée organisée par Paul Ranson, chez le conseiller d’État Georges
Coulon, le dimanche 10 avril 1892 56 : costumes de Maurice Denis, décors
de Vuillard, programme de Ranson, rideau de scène de Jan Verkade, lec-
ture de Sérusier — pour une « représentation d’art » mémorable, en dépit
du caractère éphémère de cette séance privée, et qui correspondait au sou-
hait du dramaturge de voir son théâtre joué par des marionnettes, afin
d’en préserver la poésie singulière et l’effet de suggestion 57.
Empruntant volontiers à l’univers des contes — moins ceux de Perrault
et de la tradition du « Cabinet des fées » qu’il jugeait trop rationnelle
et savante, qu’aux contes de Grimm auxquels il vouait une prédilection
particulière 58 — Maeterlinck y joue de références multiples, avec un art
consommé de la réminiscence. Mais tandis que les héros de « Blanche-
Neige », du « Cercueil de verre », ou de la « Belle au bois dormant », sont des
libérateurs qui parviennent à délivrer les belles de leur sommeil enchanté,
le prince Marcellus intervient ici à contretemps, et sa venue coïncide
avec la mort de l’élue : la traversée du souterrain — épreuve à laquelle
il est soumis, conformément à la loi des contes — se révèle inefficace,

54. M. Maeterlinck, Théâtre, avec une préface inédite de l’auteur, Bruxelles, Deman, Lacomblez,
1901-1902, 3 vol. [T. I : La Princesse Maleine, L’Intruse, Les Aveugles ; T. II : Alladine et Palomidès,
Intérieur, La Mort de Tintagiles ; T. III : Aglavaine et Sélysette, Ariane et Barbe-Bleue, Béatrice].
55. Notamment à travers certains effets citationnels de l’onomastique : dans Pelléas et Mélisande,
composé un an après l’acte des Sept Princesses, l’on apprend à l’acte I, qu’Arkël aurait voulu marier
Golaud à une Princesse Ursule ; et aux actes II et III, que Pelléas doit se rendre au chevet de son
ami Marcellus.
56. Voir Artistes et Théâtres d’Avant-Garde. Programmes de Théâtre illustrés Paris 1890-1900, G. Aitken
(éd.), catalogue de L’Expul, Musée de Pully, Musée de Marmottant, 1991, p.  95 ; voir aussi
J.-P. Bouillon, Maurice Denis (1870-1943), ouvr. cité, p. 23.
57. Voir M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre (Un théâtre d’Androïdes) », La Jeune Belgique,
septembre 1890, p. 331-336 (repris dans M. Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes
et autres écrits 1886-1896, Bruxelles, Éditions Labor, 1985), et Trois petits drames pour marionnettes
[Alladine et Palomidès, Intérieur, La Mort de Tintagiles], avec des culs-de-lampe dessinés et gravés
sur bois par G. Minne, Bruxelles, Deman, 1894 ; repris dans Théâtre, t. II, Bruxelles, Deman, 1902.
58. Voir le Cahier bleu (Éditions de la Fondation Maeterlinck, 1977), p. 135 : « Art germanique.
Comparez le fantastique des contes de Grimm et de la mort d’Arthur, eux animent tout […] et
les contes de Perrault qui tâchent d’être explicables et vraisemblables, ayant peur de tout — très
restreint. »

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et le Prince charmant n’arrive que pour constater la mort de la Belle.


Au rebours de la dynamique des contes de fées, Maeterlinck livre ainsi à
nouveau l’une de ces féeries tristes, dans lesquelles, depuis La Princesse
Maleine, il traite le conte théâtral en tragédie métaphysique. Les ingré-
dients thématiques et textuels du malaise maeterlinckien y sont à l’œuvre :
fragilité constitutive d’une humanité d’enfants et de vieillards perdue dans
un monde en déréliction que les fées ont déserté, dialogues balbutiants,
répétitions, phrases inachevées, allusions énigmatiques, suspens, silences,
prémonitions 59… Et comme dans L’Intruse ou dans Les Aveugles, la pièce
se développe en un acte unique, où l’essentiel de l’action consiste à mon-
trer, à travers l’angoisse des personnages (la vieille Reine) et des signes
« atmosphériques » funestes, le travail rampant de la mort qui vient frapper
l’un des représentants de cette humanité impuissante. Le sommeil de l’âme
et ses réveils problématiques, ses alternances de longues léthargies et de
reviviscences, toutes ces images sont au centre de la pensée spiritualiste de
Maeterlinck 60, et fournissent une clef d’interprétation de son théâtre, celui
du « tragique quotidien » et celui de la réconciliation. Parmi les drames
légendaires de son premier théâtre, Les Sept Princesses illustre tout particu-
lièrement les conceptions mystiques de Maeterlinck, en faisant du réveil
problématique des jeunes filles endormies le motif central de la fable, ainsi
que son principal enjeu. Dans son travail de réinvention légendaire, et en
recourant aux procédés traditionnellement symboliques du merveilleux,
le dramaturge met en avant le caractère énigmatique d’une fable théâtrale
destinée à évoquer les opérations mystérieuses de la vie spirituelle. Ainsi le
personnage de la belle endormie se trouve-t-il démultiplié, selon le prin-
cipe d’une symbolique des nombres (le chiffre sept correspond également
au nombre d’années que le prince a passées loin du château), susceptible
de renvoyer aussi bien aux contes populaires qu’à la tradition chrétienne
(faisant signe par exemple du côté de la Légende dorée de Voragine et de
l’histoire des « Sept dormants 61 »). Si au cours de la pièce, les individua-
lités des sept petites cousines malades du prince Marcellus sont fugace-

59. Voir Ch. Lutaud, « Les Sept Princesses ou la mort maeterlinckienne », dans Les Lettres romanes,
« Le Centenaire du Symbolisme en Belgique », Louvain, no 3-4, 1986, p. 255-273.
60. Voir dans Le Tragique quotidien, le chapitre consacré au « Réveil de l’âme », un article origi-
nellement publié dans La Nouvelle Revue, mai-juin 1895, t. 94, p. 493-509, sous le titre de « L’âme
se réveille ».
61. Voir l’histoire des « Sept dormants », une légende chrétienne rapportée par Jacques de Voragine
dans sa Légende dorée qui évoquait le sommeil de trois cent soixante-dix-sept ans des sept saints
d’Éphèse, persécutés sous l’empereur Dèce et miraculeusement réveillés sous le règne de Théodose.

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Sophie Lucet

ment évoquées par la mention de leurs prénoms 62, et si la princesse Ursule


gagne finalement le statut unique de victime tragique, il n’en demeure pas
moins que la pièce impose, ne serait-ce que par son titre, l’unité du mysté-
rieux symbole pluriel que constitue le groupe des « sept princesses », et que
l’interprétation symbolique de ce collectif importe plus par l’image qu’il
impose tout au long de la pièce, que les particularités de la fable imaginée
par le poète.
L’intérêt des Sept Princesses — sa bizarrerie dramaturgique aussi —
réside essentiellement, en effet, dans la manière dont Maeterlinck a choisi
de traiter spatialement son drame en définissant un dispositif scénique
complexe qui commande la conduite de l’action et lui confère sa significa-
tion symbolique : au premier plan, la salle de marbre et ses sept marches
étagées où dorment les princesses ; une porte close et deux hautes fenêtres
délimitent, à l’arrière de la scène, un second plan — celui de la terrasse où
se tiennent les vieux souverains et le prince Marcellus, lesquels, à défaut
de pouvoir pénétrer dans la salle, observent ce qui se passe par les grandes
vitres. Le fonctionnement d’un tel dispositif, longuement décrit dans
la didascalie initiale 63 — et qui constitue d’abord le tableau des belles
endormies en une vision énigmatique — paraît problématique, voire assez
impraticable, à la mise en scène : soit, en effet, il faut imaginer une pré-
sentation préalable de ce beau décor floral et virginal, offrant au spectateur
une première contemplation silencieuse des princesses endormies, avant
que, par le moyen de quelque impressionnant changement à vue, le décor
ne tourne à cent quatre-vingt degrés pour obéir au changement de point
de vue induit par la situation de la première scène qui se déroule sur la ter-
rasse ; soit, et cela paraît plus probable, Maeterlinck, sans souci de logique
ni de vraisemblance scéniques, a privilégié le symbole, en imaginant un
dispositif étagé, où la position surélevée des personnages sur la terrasse
suffirait à faire fonctionner l’ensemble (le spectateur, placé du côté des

62. « La Reine : Les reconnaissez-vous, — Voilà Geneviève, Hélène et Christabelle… et de l’autre
côté, voilà Madeleine, Claire et Claribelle avec des émeraudes […]. » (M. Maeterlinck, Les Sept
Princesses, ouvr. cité, p. 25)
63. Ibid., p. 6 : « Une vaste salle de marbre, avec des lauriers, des lavandes et des lys en des vases
de porcelaine. Un escalier aux sept marches de marbre blanc divise longitudinalement toute la
salle, et sept princesses, en robes blanches et les bras nus, sont endormies sur ces marches garnies de
coussins de soie pâle. Une lampe d’argent éclaire leur sommeil. Au fond de la salle, une porte aux
puissants verrous. À droite et à gauche de la porte, de grandes fenêtres dont les vitrages descendent
jusqu’au ras du carrelage. Derrière ces fenêtres, une terrasse. Le soleil est sur le point de se coucher
et l’on aperçoit, à travers les vitrages, une noire campagne marécageuse avec des étangs et des forêts
de chênes et de pins. Perpendiculairement à l’une des fenêtres, entre d’énormes saules, un sombre
canal inflexible, à l’horizon duquel s’avance un grand navire de guerre. »

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princesses, observerait et entendrait donc les personnages principaux de


l’autre côté des vitres, au fond de la scène, dans une position symétrique
et inverse à la leur ?). Faut-il conclure de la réelle difficulté posée par un
tel dispositif, que Maeterlinck destinait exclusivement son drame à la lec-
ture ? Rien n’est moins sûr. Car il y revient avec succès dans Intérieur, en
1894, en imaginant cette fois une véritable tragédie du regard, à laquelle
le spectateur est en mesure de collaborer plus activement 64. Ainsi séparées
par un mur de verre des trois personnages principaux — et des spectateurs
de la salle, de manière techniquement improbable —, les sept princesses
sont placées comme dans une vitrine, ou une chasse, ou encore comme
dans une « serre » — pour reprendre une image chère à Maeterlinck —,
offrant une image muette, inquiétante autant que belle, à ceux qui les
observent. Après une mystérieuse traversée souterraine qui lui permettra
de franchir l’obstacle (de franchir le mur des apparences ?), seul le prince,
à la fin de la pièce, sera autorisé à pénétrer ce lieu de clôture, qui apparaît
presque comme un endroit sacré. Cette traversée d’un espace de mort (le
caveau des aïeux) constitue ainsi l’épreuve nécessaire pour accéder au lieu
interdit, le terme d’un parcours initiatique. Mais si initiation il y a, elle se
révèle déceptive, puisqu’au bout du chemin Marcellus est confronté à la
mort de l’une des princesses, sa préférée, qui ne se réveillera plus. La parti-
tion de l’espace paraît ainsi figurer scéniquement ce « théâtre double » qui
hantait Maeterlinck, offrant l’image concrète de la superposition de deux
réalités, selon une conception mystique distinguant à côté (au-dessus ?)
de la réalité (celle du corps et de la vie sensitive), une réalité supérieure,
lieu de vérité, de connaissance, d’illumination (la sphère d’appartenance
de l’âme) — le prince, à plusieurs reprises, parle de la lumière dans la salle
de marbre —, où l’on parviendrait par une ascèse, par une initiation :
dans une telle perspective, le drame de Maeterlinck semble relever d’une
conception néo-platonicienne, opposant la réalité sensible et le monde
des idées ; s’il est loisible à l’homme de s’élever de l’une à l’autre, par la
contemplation, sa condition mortelle pourtant limite l’accès du monde
intelligible qui toujours se dérobe à lui, ainsi que le suggère la quête vaine
du prince. Pour Camille Mauclair, qui s’intéressait à l’idéalisme mystique
de Maeterlinck, il s’agissait là ni plus ni moins que de l’actualisation scé-
nique de la philosophie de Schopenhauer qui comparait le monde sacré
des idées à une forteresse autour de laquelle un guerrier tournerait en
vain, et au cœur de laquelle on ne pourrait accéder que par un souterrain.

64. M. Maeterlinck, Intérieur, Trois petits drames pour marionnettes, ouvr. cité ; repris dans Théâtre,
t. II, ouvr. cité. Représenté au Nouveau Théâtre par le théâtre de l’Œuvre, le 15 mars 1895.

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Marcellus était bien ce guerrier qui renonçait d’abord à l’action, comme


le suggérait au début de la pièce l’évocation du navire de guerre qui s’éloi-
gnait et le chant des matelots disant qu’ils ne reviendraient plus. Le pré-
texte fictionnel du retour du jeune prince était la quête de sa fiancée, mais
symboliquement il fallait y voir l’image de l’âme humaine en quête de
son rêve, — un rêve et un au-delà qui allaient demeurer inaccessibles au
vivant :
[…] le vieux roi lui indique un souterrain qui aboutit au milieu même de la salle
où dorment les princesses : il faut passer entre les tombeaux des ancêtres. (Toujours
l’idée de la Mort, transition inévitable). Marcellus part ; quand il émerge dans la salle,
— au cœur de la forteresse — pour posséder enfin son rêve, il faudrait qu’il ne fût
plus qu’un esprit, qu’il mourût. Mais il est resté vivant, c’est-à-dire sacrilège ; et voici
que l’idée profanée s’évanouit. La Princesse est morte, ses sœurs l’emportent tandis
que derrière l’impénétrable mirage de la porte de cristal, le roi, la reine, les serviteurs,
les humbles comme les puissants, s’épuisent en clameurs inutiles devant l’Invisible.
Telle est cette œuvre philosophique, la plus intense, la plus complète, la plus absolue
qu’ait conçue M. Maeterlinck. Dégagé résolument des apparences, purifié par l’idée
de la mort dont il a su rendre l’épouvante terrestre tout en proclamant sa sublime
utilité spirituelle, il est dès à présent sorti du monde réel. Et, le pied posé sur le
Territoire, calme héros, il n’a plus qu’à poursuivre l’hymen définitif des princesses 65.

En dépit de cette admiration de Mauclair — que ne partagent pas


tous les symbolistes 66 —, la féerie tragique des Sept Princesses constituait,
on l’a vu, un échec pour Maeterlinck lui-même, sans doute à cause de
l’insoluble problème scénographique qu’elle posait, mais aussi probable-
ment en raison de son caractère trop ouvertement allégorique. Dans la
série théâtrale des « Belles endormies » fin-de-siècle envisagées ici — et
pour ces raisons mêmes — elle paraît exemplaire, constituant une sorte
de point-limite et un ratage significatif des contradictions d’un théâtre
peinant — autour du mythe de la Belle au bois dormant — à articuler la
dimension du spectaculaire et celle du mystère.

65. Ibid., p. 24.


66. Pour Adolphe Retté, par exemple, le chef-d’œuvre de Maeterlinck restait Les Aveugles, tandis
que Les Sept Princesses relevait pour lui d’une forme de maniérisme (« Les Poésies », L’Ermitage,
janvier 1892). De même Henri Mazel (sous son pseudonyme de Saint-Antoine) déplorait « le sens
allégorique trop visible » des Sept Princesses, qui en « refroidissait l’intérêt théâtral » (« Le Théâtre
symboliste », L’Ermitage, septembre 1894, p. 152-155).

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