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L’Herne

Cahier dirigé par Salvatore D’Onofrio et Emmanuel Terray

Françoise Héritier
CONTRIBUTEURS : Marina Tomé TEXTES DE
Nicolas Truong FRANÇOISE HÉRITIER :
Laure Adler Teri Wehn-Damisch

Héritier
Marc Augé Jérôme Wilgaux Le destin de l’homme
Carmen Bernand Tassadit Yacine L’anthropologie symbolique du corps :
Caroline Broué pour un autre structuralisme
Danièle Brun Texte et dialogues
Sophie Caratini ENTRETIENS AVEC : Recherches sur l’histoire du
Gérard Delille peuplement de la Haute-Volta
Philippe Descola Jean Birnbaum Leçon inaugurale au Collège de France
Résumé du premier cours au Collège
Salvatore D’Onofrio Annick Cojean
de France
Jean-Pierre Dozon Nicolas Truong
Résumé du dernier cours au Collège
Michèle Fiéloux
de France
Françoise Frontisi-Ducroux
Ouverture du mariage aux couples de
Olivier Herrenschmidt LETTRES DE :
personnes de même sexe
Jean Jamin
Quelques mots sur l’homme
Patric Jean Claude Lévi-Strauss « Rendre à César et donc à nos
Éliane de Latour concitoyens »
Véronique Nahoum-Grappe Documents et archives
Aldo Naouri
Jean-Charles Piette
Perig Pitrou
Yann Potin
Emmanuel Terray
Karine Tinat

L’Herne
Couverture : Catherine de Clippel. D.R.

33 € – www.lherne.com

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L’Herne

Les Cahiers de l’Herne


paraissent sous la direction de
Laurence Tâcu
Françoise Héritier

Ce Cahier a été dirigé par


Salvatore D'Onofrio et Emmanuel Terray
Les Éditions de L’Herne remercient chaleureusement
Jean-Paul Héritier
Yann Potin chargé d'études documentaires aux Archives nationales

Crédits et références bibliographiques


p. 166 : Une première version de ce texte a été publiée dans La Vie des idées, le 4 juillet 2017 ; p. 195 : Cet entretien a été réalisé
en 2013 pour Figaro Madame.fr ; p. 199 : Le Monde, 19 septembre 2008 ; p. 202 : Le Monde, 18 avril 2009 ; p. 204 : Le Monde,
4 novembre 2009 ; p. 206 : Le Monde.fr, 11 février 2012 ; p. 210 : La Matinale du Monde, 04 novembre 2017.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions de L’Herne, 2018


2, rue de Bassano 75016 Paris
lherne@lherne.com
www.lherne.com
Sommaire
9 Salvatore D’Onofrio et Emmanuel Terray
Avant-propos

I – Textes de Françoise Héritier

Conférences inédites
13 Le destin de l’homme
23 L’anthropologie symbolique du corps : pour un autre structuralisme

Recherches voltaïques
33 Texte et dialogues
42 Recherches sur l’histoire du peuplement de la Haute-Volta

Le Collège de France
47 Leçon inaugurale
60 Résumé du premier cours au Collège de France
70 Résumé du dernier cours au Collège de France

Audition au Sénat
75 Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe

II – Entre l’Afrique et Paris


Retour aux sources
81 Danièle Brun
Lettre anthume
84 Michèle Fiéloux
Dans le ciel des idées
88 Éliane de Latour
Conversation avec Françoise

L’exercice de la parenté
97 Gérard Delille
L’Europe occidentale : d’un « système » à un autre
104 Olivier Herrenschmidt
De quelques problèmes négligés de l’alliance de mariage en parenté dravidienne (et ailleurs,
certainement)
111 Jérôme Wilgaux
L’indéfectible lien maternel en Grèce ancienne

Masculin-féminin
115 Françoise Frontisi-Ducroux
En tissant les mythes
121 Marina Tomé
À bas la valence différentielle des sexes !
125 Tassadit Yacine
« Mes sœurs chéries, il est vrai que le cœur du vieillard palpite ». Transgression symbolique
et domination masculine en Kabylie.

Corps et affects
131 Marc Augé
Le Sel de la vie : un matérialisme tranquille
133 Sophie Caratini
Du corps aux mots
137 Caroline Broué
Ce qu’elle m’a dit de nous
141 Jean Jamin
Le déjeuner sur l’herbe

La logique des fluides
146 Carmen Bernand
De l’ambiguïté et de l’ambivalence. Mélanges et transmission à l’aune de l’histoire ibérique
154 Perig Pitrou
La vie, en substances
158 Karine Tinat
Anorexie et valence différentielle des sexes

Les butoirs de la pensée


162 Philippe Descola
Maîtres de la pluie et chefs sans pouvoir
166 Salvatore D’Onofrio
Le structuralisme militant
172 Emmanuel Terray
Autour d’une grande œuvre

L’anthropologue dans la cité
179 Jean-Pierre Dozon
Françoise en partage
182 Teri Wehn-Damisch
Retour sur le documentaire Françoise Héritier ou La pensée de la différence


Souvenirs
187 Véronique Nahoum-Grappe
Un jour, un cours
190 Aldo Naouri
Picorer des framboises
193 Patric Jean
Françoise Héritier n’était pas une révolutionnaire, c'était une révolution
195 Françoise Héritier et Laure Adler
Au nom de l’amitié – Conversation

III – Le Monde d’Héritier

199 Les mille et une formes de la famille


202 La filiation, état social
204 Hommage à Claude Lévi-Strauss – Entretien avec Jean Birnbaum
206 M. Guéant est relativiste – Entretien avec Nicolas Truong
210 Il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible – Entretien avec Annick Cojean

IV – Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier


219 Françoise Héritier
Quelques mots sur l'homme
221 Claude Lévi-Strauss
Lettres à Françoise (1991-1999)

V – Archives
227 Yann Potin
Françoise Héritier et le sens des archives
230 Françoise Héritier
« Rendre à César, et donc à nos concitoyens »
231 Carnets
234 Fiches de terrains
236 Notes
244 Manuscrit
249 Repères biobibliographiques

251 Biographie des contributeurs


Avant-propos
Salvatore D’Onofrio et Emmanuel Terray

Alors que ce Cahier était en gestation, Françoise Héritier nous a quittés. Néanmoins, nous avions eu
le temps d’établir les grandes lignes du sommaire, de choisir plusieurs inédits ou des textes peu accessibles
(scrupuleusement mentionnés dans l’un de ses agendas et retrouvés aux Archives nationales), d’indiquer
des ensembles thématiques qui constituent la spécificité de son œuvre.
Françoise Héritier tenait à donner la parole aux anthropologues qui l’avaient accompagnée au fil de
ses recherches et de ses travaux mais aussi à des journalistes, des archivistes, des réalisateurs, des actrices,
des psychanalystes, des historiens et des hellénistes : autant de savants et d’artistes, d’amis dont elle s’était
entourée au cours de sa vie professionnelle et qui ont été une source très stimulante pour ses réflexions.
Les auteurs réunis dans ce volume souhaitent présenter, en une mosaïque de points de vue, la
complexité de la pensée de l’Auteur, dont nous n’avons de cesse de mesurer l’importance et l’ampleur.
L’accent est mis sur ce qui caractérise l’anthropologie de Françoise Héritier : tout d’abord, l’idée selon
laquelle « la structure est dans les choses », ce qui a permis un renouvellement profond du structura-
lisme lévistraussien ; en effet c’est grâce à Françoise Héritier que l’on a appris à fouiller non seulement
l’intelligible mais aussi le sensible (le corps, les humeurs) ; ensuite, c’est le développement ordonné de sa
démarche scientifique qui est abordé, et qu’elle-même a souvent retracé, tout en rendant hommage au
peuple samo du Burkina Faso où elle est devenue ethnologue : « Si je devais résumer ma problématique
intellectuelle – a-t-elle écrit –, je dirais qu’en partant de la parenté et de l’alliance, j’ai été amenée, presque
par la force des choses et en suivant une progression totalement logique, à m’intéresser à l’anthropologie
symbolique du corps, thème qui a été la base de mon enseignement pendant les dix-sept ans que j’ai
passés au Collège de France. Dans la ligne directe de cette double problématique, parenté et anthropo-
logie symbolique du corps, je me suis intéressée à l’inceste du deuxième type, à la valence différentielle
des sexes et donc au rapport masculin-féminin, et de là, à la violence. »
La pensée « en mouvement » de Françoise Héritier – pour reprendre le titre de l’un de ses livres –
forme un système où tous les éléments se tiennent. Ce volume aborde, avec beaucoup de diversité, mais
toujours au plus près des éléments de nouveauté introduits dans son champ anthropologique, tour à
tour son analyse des structures d’alliance semi-complexes et la prohibition de l’inceste du deuxième type
concernant la parenté ; l’étude des affects et des fluides corporels ; la définition du concept de « valence
différentielle des sexes » à propos du genre, et la domination masculine. C’est avec la conviction qu’une
dimension éthique traverse toute l’anthropologie de Françoise Héritier que les auteurs ont entrepris
d’évoquer ces sujets ; à savoir qu’elle n’a pas cherché auprès des groupes ethniques des systèmes de valeur
censés pouvoir servir de nouvelles vérités révélées, mais qu’elle est parvenue à remonter, par-delà les traits
différentiels de leurs cultures, aux principes qui fondent l’identité humaine. Non seulement en raison des
batailles engagées dans la cité – dont elle a été considérée à juste titre, pendant des décennies, l’anthropo-
logue – mais aussi grâce aux contributions « substantielles » qu’elle a su apporter à la méthode structurale.

Il a été choisi de ne pas actualiser les articles écrits par les auteurs avant le départ de Françoise. Le
décalage qui en résulte, dans les temps verbaux comme dans les expressions d’affection et d’estime qui lui
ont été adressées, rend ainsi raison d’une certitude : en faisant vivre les œuvres des morts dans le présent
des vivants, nous cultivons nous-même l’espoir de survivre à jamais.

9
I
Textes de
Françoise Héritier
Conférences inédites

Le destin de l’homme
Françoise Héritier

Françoise Héritier fut sollicitée par le le président de la République portugaise pour participer au cycle de
conférences sur le thème général de l'Expérience du monde. Elle accepta de s'exprimer sur le destin de l'homme,
mais avec des sentiments partagés :

Je fus alors soumise à des sentiments complexes : grandement honorée, mais aussi perplexe, et pour
tout dire effrayée.
Effrayée parce que ce sujet ne me paraissait pas être de mon ressort. Pour en traiter, il faut au moins
être théologien ou philosophe, me disais-je, savoir jouer avec les idées, les concepts, connaître à fond
l'histoire des théories philosophiques et de la morale politique. Ce n'est pas mon cas : anthropologue je
suis, ce qui me donne certes un droit de parler de l'homme en société, avec une certaine approche et un
certain regard, mais est-ce bien cela que vous souhaitez me voir faire ?
Car perplexe j'étais et je le suis encore sur le sens à donner au rapprochement de ces deux mots : le
destin de l'Homme. Fallait-il entendre le premier terme comme visée rétrospective ou comme projet ?
Devais-je entendre le deuxième au sens de l'homme individuel ou de l’humanité tout entière ? Individu
ou collectivité ? Dans l'ambiguïté du titre proposé, il me semblait entendre que si le mot « destin » s'acco-
lait quasi nécessairement à la notion d'individu, pourtant l'Homme ne pouvait être entendu que dans sa
dimension collective.
C'est là que l'anthropologue s'est dit qu'elle avait peut-être quelque chose à exprimer, comme
anthropologue mais aussi comme citoyenne, car les questions soulevées devenaient celles auxquelles nous
sommes confrontés quotidiennement : l'Autre, tout d'abord, car l'homme seul n'existe pas et la question
du destin de l'homme, c'est celle du destin des autres. Avec l'Autre, l'Autre radical, l'étranger, apparaît la
question scientifique du relativisme culturel que l'on oppose à des vues universalistes de l'homme, ques-
tion actuellement lancinante mais qui n'est pas nouvelle (cela pour parler en anthropologue) ou celle des
nationalismes résurgents (ou des revendications nationalistes) tout aussi d'actualité (pour parler en tant
que citoyenne, de l'Europe particulièrement). Déjà le sujet était vaste. On y pouvait greffer bien d'autres
questions qui poindront au fil de l'exposé et qu'il n'est malheureusement possible que de faire entrevoir :
questions de l'ordre biologique (le corps, le sang, la nourriture), de l'environnement (le sol, le territoire,
les rapports de l'homme avec le milieu), du rapport du droit avec l'individuel ou le collectif, de la fabri-
cation institutionnelle d'exclus, ou, dans un autre registre, des possibilités limitées dues à ces contraintes
initiales du biologique, de l'environnement, du fonctionnement de l'esprit humain, qui entraînent les
phénomènes de convergence observables dans les sociétés humaines les plus éloignées les unes des autres
dans le temps comme dans l'espace.
Là-dessus, je m'avisai aussi que la notion de destin n'était pas à proprement parler une notion philo-
sophique mais qu'elle relevait des représentations collectives, domaine éminemment anthropologique s'il
en est, ce qui contribua à lever mes derniers doutes sur la légitimité de ma contribution et de ma présence
parmi vous ce soir. Le chemin que nous essaierons de parcourir nous conduira du destin conçu comme
fatalité individuelle au destin conçu comme projet collectif. Toute la question étant de savoir si cet itiné-
raire est lui-même concevable.

13
***
Défini philosophiquement, dit l'auteur de l'article « Destin » de l’Encyclopaedia Universalis, le mot
implique le déterminisme d’une part, et le moment de la mort d’autre part, avec saisie rétrospective de ce
que fut la vie de l'individu : en tant qu'enchaînement des causes et des effets qui l'ont conduit à la mort,
il désigne donc la vie. Enserrant à la fois dans l'ensemble des signifiés qu'il véhicule, la vie et la mort,
l'enchaînement des causes, la fatalité, l'inéluctabilité, c'est bien de fait non un concept philosophique,
mais une notion mythique. C'est dans les grands mythes de l'Antiquité qu'on peut cerner le mieux le
« destin » comme objet de douleur, comme ce qui doit être déploré. Le tragique grec naît ainsi de la
déploration du destin, c'est-à-dire le regret exprimé et ressassé d'une communauté de vie heureuse à jamais
perdue, d'un âge d'or qui par la faute des hommes devient hors de portée. Antigone ainsi « voue sa vie à
pleurer le destin de son père et son propre destin ».
Dans le monde judaïque, la déploration d'Abraham et de Job est aussi celle du paradis perdu, en
raison de la certitude qu'à l'égard de Dieu, l'homme a toujours tort. Toute la Genèse nous montre ainsi
la méchanceté des hommes, qui, chassés du Paradis terrestre végétarien pour avoir mangé du fruit de
la connaissance du bien et du mal, mais pas encore celui de l'immortalité, contraignent Yahwé à leur
accorder ce qui leur était au départ refusé, l'alimentation carnée (avec toutes les réserves que l'on sait :
animaux herbivores et saignés).
Seul le destin que voit le Christ pour lui-même est un accomplissement qui se projette devant ses
yeux, mais qu'il voit avec douleur, en raison de la méconnaissance de l'Autre, le peuple d'Israël.
La relation du sujet à son savoir sur la vie et la mort, qu'elle soit aveugle et rétrospective pour les
Grecs, comme une loi singulière qui frappe l'individu seul, qu'elle soit une parfaite clairvoyance du passé
pour les patriarches hébreux, ou de l'avenir pour le Christ, est toujours conçue comme peine, souffrance,
angoisse, non seulement en raison du sort qui frappe l'individu, mais à cause de sa relation avec ceux qui
l'entourent et qui interviennent dans le trajet qui le conduit à sa mort.
Avec l'intervention des autres, le destin sur un plan politique, peut être perçu comme un spectacle
absurde, impénétrable, conçu et mis en scène par un Dieu pervers qui ne laisse aux hommes que la possi-
bilité de le jouer, jamais d'en modifier le texte.
Il existe cependant une différence entre le destin du héros grec et celui du Christ et de ceux qui suivent
son message. L'un dépend d'un déterminisme implacable, aveugle, d'une finalité externe. L'autre est une
vocation, un appel, avec la certitude subjective de la prédestination à être appelé, certitude qui s'accompagne
de celle d'entrer dans l'immortalité par le biais de la résurrection promise d'entre les morts. La mort inscrit
dans l'éternité l'individu rattaché à son Dieu, au lieu de le laisser glisser dans le néant. Le héros grec, lui,
qui subit son destin, devient héros après sa mort certes et dans une immortelle singularité, tel Œdipe, mais
il n'existera plus que dans la mémoire des autres. Une autre différence existe où Œdipe est exemplaire : il a
le pouvoir et le savoir et donc il croit qu'il agit en pleine connaissance de cause, mais la vérité lui échappe
et c'est là son destin. La mort arrive, avec la compréhension, mais trop tard, de cette fondamentale mécon-
naissance, de cette formidable ignorance. L'appelé, dans le message chrétien, sait au moins qu'il doit croire
et s'abandonner à la règle comme condition suffisante pour accéder à la vie éternelle.
D’autres, les stoïciens, ont conçu le destin comme le régulateur du mouvement des choses et du
monde, comme un mouvement éternel, continu, régulier, cyclique, une grande houle des profondeurs.
Au-dessus de cet ample et profond mouvement qui anime tout ce qui est corps et éther, il y a la contin-
gence des événements, qui se produisent en surface, qui interviennent dans un temps superficiel, linéaire,
celui où s'inscrit la courte vie des hommes. Le temps profond, le temps réel, qui accompagne l'ample
mouvement de l'univers, est un temps cyclique, marqué successivement par les dilatations et les contrac-
tions de l'éther. Le destin de l'homme à proprement parler est au confluent de ces deux temps, soumis
à leur point de rencontre. Il faut donc pour vivre correctement comprendre qu'il convient de réduire
l'événement à sa juste valeur, à savoir : rien, épiphénomène de surface qui n'a nulle incidence sur l'éternel
retour. La mort de l'homme est à la surface des choses et du monde, surface qu'elle n'égratigne même
pas. Sérénité ou désespoir absolus, cette théorie du destin conduit à l'indifférence, à l'abstention, voire
au suicide, ou, comme chez les ascètes hindous, au parfait et total renoncement. Le renonçant hindou
– c’est un statut reconnu et vénéré – renonce à la vie sociale et à toutes les pratiques ordinaires qui visent

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à l'entretien du corps pour le rattacher à la vie, vie qu'il ne conserve que grâce à l'intervention ponctuelle
mais non sollicitée d'autrui.
Vie, mort, douleur, déploration d'un mythique passé idéal, d'un âge d'or perdu où la commu-
nauté de vie était douce, riche, paisible, sans à-coups, néant de l'existence individuelle, attente de la
résurrection ou de l'éternel retour, ce sont là les notions-clés qui ressortent de ces approches antiques du
destin de l'homme singulier. Nous serions fondés à croire qu'elles sont issues de cultures et civilisations
proches l'une de l'autre, qu'elles sont cruellement et historiquement situées. Or nous allons les retrouver,
étonnamment semblables, dans une histoire africaine tragique, que vous m'excuserez de raconter avec
quelques détails, dans la mesure où elle constitue en quelque sorte le pivot de cet exposé vers d'autres
démonstrations :
• en premier lieu, en effet, nous quittons avec cette histoire le domaine du destin singulier pour celui
du destin collectif d'une humanité particulière, sans que soient changés pour autant les thèmes
essentiels ;
• en deuxième lieu, si les thèmes sont présents, dans un paroxysme d'une dramatique grandeur, c'est
qu'ils ont nécessité à être, en vertu de ce que j'appellerai après Alexandre Goldenweiser et d'autres,
les possibilités limitées d'émergence de traits culturels ;
• en troisième lieu, si cette histoire se situe, elle aussi, dans le domaine du signifiant, du symbolique,
de l'idée-force, on quitte cependant le domaine du mythe, car il y eut passage à l'acte, au réel, avec
l'intention collective de modifier le destin d'un peuple ;
• enfin, nous passons du destin a-topique de nos héros précédents au destin d'hommes qui ont
partie liée avec un territoire et avec des Autres ennemis.

Cette histoire, c'est celle du grand massacre de bétail qui eut lieu en pays xhosa, au Cap, en 1856-1857.
Pendant treize mois, 400 000 têtes de bétail furent abattues, les terres et les récoltes des années anté-
rieures furent brûlées, on ne cultiva pas les champs, les ouvriers cessèrent le travail sur les routes (par peur du
bruit), à la suite d'une prophétie rapportée par une jeune fille qui tenait le message de deux ancêtres à elle
apparus, prophétie selon laquelle il fallait faire entièrement place nette en vue de la résurrection des morts,
de la naissance grâce à eux d'une autre humanité accompagnée de l'émergence d'un bétail et de végétaux
neufs, qui ne pouvaient être souillés par le contact avec les races antérieures. Le retour des ancêtres, c'est le
retour au monde idyllique d'avant. Les sources administratives et missionnaires rapportent tous ces faits et
font état d'au moins 40 000 victimes humaines, mortes de faim et d'épuisement.
Dans les années antérieures, une série d'événements avaient eu lieu, qui minèrent le moral de ce peuple :
– une épidémie de pleuropneumonie bovine où il fallut abattre le bétail pour empêcher la propaga-
tion foudroyante de la maladie, fléau qui fournit sans doute le modèle rédempteur de l'abattage ;
– pour les humains, ce fut la variole ;
– pour les plantes, il y eut deux années de sécheresse consécutives, accompagnée comme dans la
Bible, de la nielle et du charbon ;
– enfin, et ce fut là le pire, pendant cinq ou six années de batailles de frontières avec les Anglais, les
Xhosa eurent régulièrement le dessous, et vaincus, furent définitivement chassés par le colonisa-
teur anglais de leurs terres coutumières pour être confinés dans des zones arides qui ne convenaient
pas à leur mode de vie pastoral et, sinon nomade, du moins fait de déplacements périodiques de
l'ensemble des habitations.
En quelque sorte, ce peuple vécut en quelques années un grand Tchernobyl moral.
Les séries cuisantes de ces échecs furent imputées à eux-mêmes, à leur mauvaiseté qui contaminait
tout ce qu'ils touchaient, terre comprise. Traduite par « sorcellerie » en anglais, cette mauvaiseté englobe
aussi la série complète des mauvais comportements sexuels (ceux d'Œdipe : l'adultère et l'inceste, mais
aussi les entorses à la moralité publique ordinaire). La mauvaise sexualité humaine entraîne saturation
de l'espace, sécheresse et infertilité, comme elle entraînait le loimos chez les Grecs. On en vint à cette
conclusion après avoir cependant cherché des causes extérieures, à savoir des agresseurs, des « sorciers »
appartenant à la même société, boucs émissaires dont la mise à mort ne changea rien à la situation.
Il fallait donc remettre le monde sur ses pieds, le rendre droit et juste, pour la mise en place d'une
humanité nouvelle, la parfaite humanité d'avant revenue.

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On croyait depuis toujours à l'existence d'un monde souterrain, une immense caverne située sous
un marais, où piétinait dans l'attente de son émergence, lors du processus de création continue que fait
le Dieu UHlanga, le bétail divin (dans la mythologie zouloue, UHlang est le marais d'où est né l'huma-
nité). Pendant ces années troublées, des transes collectives eurent lieu : on cherchait le lieu de passage,
on entendait mugir les bêtes, on entendait leur sourd piétinement souterrain, les chants des serviteurs
chargés de la traite.
Un jour avait été fixé pour ce renouveau global : le 16 août 1856. Comme il ne se passa rien, on en
conclut que des erreurs avaient été commises. Jusqu'ici, pour se débarrasser du bétail, les Xhosa avaient
cherché à le vendre. On décréta qu'il fallait tuer les bêtes, mais en conservant leur souffle, de manière à ce
qu'elles puissent revenir par la suite. Ce qui explique les visions d'horreur qui frappaient les voyageurs : les
cadavres couvraient le Veld sans être brûlés, alors que dans le sacrifice xhosa ordinaire, la bête est saignée,
beugle en exhalant son souffle vers les ancêtres (toutes choses qu'il ne fallait donc plus faire), sa chair est
consommée, sa graisse et ses os brûlés.
Les humains dont on attendait le retour sont les morts, jamais très loin, attachés à leur famille,
voyant sans être vus. Les croyances xhosa admettent la possibilité de ces retours. Les frontières sont floues
entre monde des vivants et monde des morts et d'ailleurs les devins sont censés expérimenter régulière-
ment ce passage, désigné par un terme qui signifie également l'apparition de la lune, l'acte de se lever, la
poussée de l'herbe et la germination des bourgeons. Ainsi, en sacrifiant le bétail attendait-on non seule-
ment son retour et celui des hommes mais aussi la floraison d'une végétation nouvelle.
Durant le grand massacre du bétail, les hommes cessèrent de prendre de la nourriture carnée alors
qu'il y en avait pléthore, si l'on peut dire. C'était pour faciliter la résurrection de leurs parents dans leur état
de jeunesse florissante. Dans l'idée d'un cycle récurrent du temps, si celui de la vie est analogue à celui des
saisons, c'est une attente raisonnable, non gratuite, que celle du retour de la jeunesse. Mais l'important ici
est le moyen d'y parvenir : c'est l’association établie entre ce retour et la renonciation à l'alimentation carnée.
Nous avons parlé plus haut du Paradis végétarien de la Bible où les hommes ne mouraient pas, avant leur
expulsion après la rébellion et le mensonge initial. Ajouterai-je que dans l'instauration du sacrifice prototy-
pique grec, Prométhée croit tromper Zeus en lui faisant choisir les os sous une couche de graisse, réservant la
viande à la collectivité des hommes et condamnant celle-ci du même coup à la vieillesse, à la maladie et à la
mort. De même Yima, le souverain iranien des temps mythiques, dont le comportement vertueux maintient
les hommes en état de perpétuelle jeunesse (« sous le règne du brave Yima, il n'y avait ni froideur ni chaleur,
ni vieillesse, ni mort, ni envie créées par les démons. Avec l'apparence de jeunes hommes de quinze ans, le
père et le fils marchaient tous deux ensemble tant que régna l'homme aux bons troupeaux » (Yasna, texte
zoroastrien, 9-5) ; Yima donc un jour conçut de l'orgueil, se rebella contre Dieu, se vit comme l'origine de
tous les biens et demanda aux hommes de le reconnaître comme Dieu, leur permit la viande comme nour-
riture, et les condamna ainsi à la décrépitude et à la mort.
Pas plus que sur l'obligation de maintenir le souffle, je ne m'étendrai sur les raisons qui associent
l'immortalité et l'abstinence de nourriture carnée. Je voulais simplement marquer en passant la constance
d'autres thèmes associés à celui du destin.
Revenons au mouvement xhosa. L'ensemble des rituels observés confirme bien l'idée d'une régéné-
ration attendue. Place nette faite, on construisit de nouvelles maisons, de nouveaux silos, de nouveaux
parcs à bétail, de nouveaux réservoirs à lait, on fabriqua de nouveaux outils. Rien ne devait rester du
monde d'avant. Il n'y eut pas de culture des terres ni de travail sur les routes de peur que le bruit des
pioches ne dérangeât la terre et n'empêchât les bêtes d’UHlanga de sortir.
On pensa à d'autres erreurs possibles. On pensa ainsi qu'on n'avait peut-être pas tenu assez compte
des colons blancs du voisinage. Il n'était plus question de les chasser. On leur demanda donc à eux aussi
d'abattre leur bétail, et même de renoncer à leur sorcellerie, demande qui fut adressée particulièrement
aux missionnaires, on imagine avec quel succès ! De leur refus, naquit l'idée qu'ils étaient les responsables
de l'échec massif du mouvement. On avait enfin trouvé des coupables, mais on avait surtout tué le bétail
pour rien.
Tout le monde attendait le retour à la tête des morts d'un homme particulier, le héros à la large
poitrine. L'idée de résurrection, qu'apportaient les missionnaires, avait donc rencontré une croyance déjà
fermement établie : un jour ou l'autre les ancêtres reviendraient et l'humanité serait régénérée. On crut

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cependant, à l'écoute du message missionnaire, qu'eux du moins, disposaient des bons moyens pour
arriver à ce résultat, même s'ils n'en voulaient rien dire.
J. Campbell dans Travels in South Africa raconte comment un missionnaire, Mr.  Read, fut accueilli
en 1816 en parlant de la résurrection : « Il causa par son discours une joie extraordinaire parmi les
Cafres. Ils lui dirent combien ils aimeraient revoir leurs grands-parents et bien d'autres. Ils s'enquirent du
moment où il le ferait et si c'était pour bientôt, mais comme Mr. Read ne put leur donner satisfaction sur
ce point, ils furent fort désappointés. »
Ainsi donc, les Anglais, ces Autres irréductiblement ennemis qu'on ne pouvait plus chasser, firent
échouer par leur refus et leur malveillance le grand projet de résurrection. Mais il y a pis.
L'usage était de quitter les lieux où il y avait eu mort. On déplaçait toute la maison et ses dépen-
dances vers d'autres terres. Avec la loi coloniale, l'expulsion, la difficulté de trouver de nouvelles terres
pour de nouvelles installations, les Xhosa furent contraints d'innover : ils transportèrent les mourants en
brousse pour ne pas être obligés de déplacer les résidences. Il fallait bien déplacer l'un des deux termes :
ne pouvant déplacer les maisons, c'est les mourants qu'on déplaça. Quand un grand chef mourait, cepen-
dant, on abandonnait sa case sinon l'ensemble de la maisonnée, et on intervertissait la porte et le fond du
corral. Les morts ne connaissent et ne fréquentent que les chemins qu'ils ont connus. Cela suffisait pour
lui ôter tout droit sur les anciens troupeaux.
Dans les années 1950, de nombreuses installations n'avaient pas bougé depuis trois générations.
La population s'était accrue, l'environnement détérioré, les terres ne donnaient plus. Il y avait eu ces
catastrophes diverses. C'est qu'il n'y avait plus de séparation spatiale entre le monde des vivants et celui
des morts. Non seulement les vivants avaient perdu leurs vastes territoires mais ils devaient maintenant
survivre sur un espace exigu avec leurs morts. Les vivants étaient perturbés à l'idée que leurs morts étaient
toujours là, hantant les lieux qu'ils avaient connus, qui furent les leurs. Là est la clé de la contradiction :
souhaiter le retour d'une humanité nouvelle, éternellement jeune, le retour à l'âge d'or, d'abondance et de
bienveillance d'avant, le retour à cette communauté heureuse de vie, n'est pas nécessairement pour autant
souhaiter vivre avec les morts. Il faut que séparation se fasse. La règle coloniale a ainsi aidé au développe-
ment du mouvement, en empêchant les déplacements de résidence qui permettaient la bonne entente et
la bonne séparation des vivants et des morts.
Tout est en place. La pression coloniale, la doctrine chrétienne et les croyances traditionnelles
s'associent pour permettre le grand massacre. On fait place nette pour une nouvelle création, où les
morts reviendront dans leur fraîcheur juvénile restaurant l'âge d'or, fraîcheur qu'acquerront aussi ceux
des vivants encore en vie, épurés par l'abandon de la nourriture carnée, ayant expié leurs fautes. Il
fallait s'abstenir aussi des céréales, issues des espaces troublés par la présence des morts. La nourriture
carnée est antinomique de l'immortalité et de la perpétuelle jeunesse, comme la présence des morts
affamés empêche la croissance normale des végétaux, puisqu'ils s'en nourrissent dès leur sortie de terre.
Pour pouvoir vivre et cultiver, il fallait donc déplacer les champs, ce que la pression coloniale empêcha
de faire.
En les privant de nourriture, en brûlant les récoltes, en cessant de consumer la graisse pour eux, en
tuant le bétail (tout en prenant soin d'en conserver le souffle pour qu'il puisse ressusciter), on se donna
les moyens de contraindre les morts à revenir, pour restaurer le paradis perdu. Mais il fallait vraiment
la conjonction de grands désordres moraux et physiques pour que, sortant de la croyance ordinaire et
mettant en acte ses représentations, tout un peuple ait ainsi voulu par le sacrifice de ses moyens d'exis-
tence et de son existence propre, transformer son destin en favorisant une nouvelle création, en renversant
le cours du temps, en retrouvant l'éternelle jeunesse, l'immortalité et le bienfaisant bonheur d'être enfin
entre soi.
Faisons un saut dans le temps et dans l'espace. Et posons-nous la question : peut-on envisager le
destin d'un groupe humain sans territoire, ce qu'il fut, ce qu'il sera ? Plus profondément, y a-t-il dans les
représentations collectives, une idée pensable d'un peuple qui serait dénué de territoire, d'attache ? Il ne
s'agit pas ici, bien sûr, de sédentarisation : les peuples nomades ont un territoire, terrestre ou maritime,
à l'intérieur duquel ils circulent. Il s'agit d'une référence spatiale, avec un centre (ou même plusieurs
centres, interchangeables, comme dans un certain nombre de royautés africaines : le centre est là où le
souverain se trouve) et des limites connues, repérables. La question est à poser. Même si ses références

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sont lointaines, Sion a des attaches territoriales et la question palestinienne naquit de cette appartenance
reconnue à un territoire et à des droits historiques sur celui-ci.
Mais aussi, qu'est-ce qu'un peuple identifiable comme tel, qu'il ait un territoire ou qu'il cherche
à s'en constituer un ? À quoi reconnaît-on l'Autre comme semblable ? Qu'est-ce qui nous permet de
faire ce repérage ? Le problème de l'étranger, humain mais inconnu et suspect, renvoie à la dimension
de l'étranger absolu. Celui tout d'abord qu'Aristote appelle le « monstre », où la forme de l'espèce ne
se reconnaît plus, ce que les croyances populaires voyaient comme la sanction de transgressions : le
loimos, le fléau ; mais aussi les individus à la forme humaine dénués de langage : rappelons-nous les débats
scientifiques pour décider si les grands anthropoïdes étaient humains ou non, et Rousseau qui proposait
d'aménager l'expérience, à ses yeux cruciale, pour répondre à cette question de la reproduction entre
un anthropoïde et une femme. Au xxe siècle, l'administration belge se posait au Congo la question des
hommes-panthères : sont-ce des hommes ou des animaux ? Et c'est dans un pur esprit scientifique qu'en
France à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, l'Académie des sciences, la Société de géographie, la
Société orientale, la Société d'anthropologie, le corps médical, avec le sceau du ministère de l'Instruction
publique, envoient sérieusement enquêter en Afrique sur l'existence ou non de l'Homo caudatus – les
fameux Niam-Niam, qui ne sont rien d'autre que les Zande d'Evans-Pritchard (hommes à queue, et
cannibales de surcroît !). C'est en 1911 que Le Double publie le Traité des variations de la colonne verté-
brale, et avec Houssay en 1912 : Les Velus. Contributions à l'étude par excès du système pileux de l'Homme,
ouvrage où se trouve la plus abondante documentation sur les hommes à queue1.

Je ne dis pas cela pour l'anecdote mais pour signifier combien nous sommes historiquement proches
de ce que nous considérons maintenant comme des aberrations ridicules mais qui constituaient alors des
hypothèses scientifiques véritables.
Cela dit, tout groupe humain a une anthropologie, sa vision anthropologique, et des critères de défi-
nition de ce qui fait l'humanité. En même temps que les Espagnols s'interrogeaient sur la nature humaine
ou non des Indiens, et répondaient parfois à cette question comme l'on sait, les Indiens de leur côté, se
posaient la même question et s'ingéniaient à s'emparer d'un soldat, à le noyer et à surveiller attentivement
pendant une quinzaine de jours son cadavre pour voir s'il était soumis à décomposition comme les leurs.
Belle preuve d'ailleurs, s'il en était besoin, de la nécessité pour l'esprit humain de l'expérimentation,
même chez les peuples que l'on juge primitifs.
Au-delà de la monstruosité physique qu'on attribue couramment aux peuples situés de plus en
plus loin de soi, dans le temps et dans l'espace, se décèlent dans l'Altérité d'autres monstruosités. Ainsi,
pour Hérodote, au-delà des Scythes, autres proches et encore pensables, en raison de l'inversion qu'ils
pratiquent des usages grecs et des effets de symétrie qui en découlent, on trouve un désert, puis viennent
les androphages, qui ne connaissent pas la justice ni les lois, qui sont nomades et mangent la chair humaine,
puis on rencontre un autre désert et enfin des peuples qui relèvent de l'impensable : les Agathyrses qui
pratiquent la communauté des femmes, les Neures, lycanthropes à mi-temps si je puis dire, les mangeurs
de poux, les Sauromates. De la même manière, au-delà de l'Égypte, on trouve de mêmes cercles concen-
triques avec des peuples qui pratiquent l'accouplement bestial, d'autres qui sont sans langage, enfin les
Atarantes, peuple où les hommes n'ont même pas de nom. Mais ils ont tous un territoire.
Ainsi, l'humanité normale, celle qui fait le semblable, c'est d'abord celle où l'espèce se reconnaît,
celle qui s'accouple comme nous, mange comme nous, a un langage organisé, et où tous les individus
sont pourvus d'une identité constante, définitive. Mais la non-identité est une projection : ces Autres,
s'ils n'ont pas d'identité pour moi, une identité que je puisse reconnaître comme telle, c'est qu'ils n'ont
pas d'identité « pour soi ».
Fantasme certes, nous semble-t-il, mais il s'agit de fait d'un savoir partiellement réflexif, mobi-
lisé sans effort (de l'idéologique incorporé), que nous trouvons au soubassement des attitudes envers
l'étranger : il faut qu'il se serve du langage comme nous, qu'il ait une identité aisément identifiable,
prononçable, familière, (comment peut-on porter des noms pareils ? comment peut-on être Persan), il
faut qu'il mange comme nous.
Je crois ces questions fondamentales. On les retrouve d'ailleurs dans ce que l'on appelle l'anthro-
pologie des autres, c'est-à-dire le regard que les peuples que nous étudions portent sur leurs voisins

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proches ou éloignés et sur nous, et dans les représentations usuelles de nos sociétés. Lors d'un bref séjour
que je faisais en pays dogon, il y a une quinzaine ou une vingtaine d'années, démarrait un programme
touristique qui acheminait à grands frais, en Land Rover, des Américains, Texans en l'occurrence, sur
la falaise de Bandiagara, passer un jour ou deux. L’administrateur de Bandiagara, sachant ma présence,
me fit demander si je pouvais leur accorder une soirée pour répondre à leurs questions. Ce que je fis.
Ce qu'on me demanda essentiellement releva de trois ordres : le langage, l'identité, la sexualité (et l'on
sait les rapports qu'entretiennent sexualité et nourriture). Ont-ils vraiment un langage, ces gens-là, un
langage organisé, avec des mots identifiables, une syntaxe, une construction de phrases, et ne s'agit-il pas
simplement d'onomatopées ? Comment les parents et les enfants se reconnaissent-ils mutuellement et n'y
a-t-il pas le soir une simple redistribution sauvage des enfants auprès des adultes en fonction de l'endroit
où ils se trouvent ? Puisqu'ils sont polygames, cela n'implique-t-il pas un ensemble de relations sexuelles
simultanées et non réglées, avec des acteurs interchangeables et des produits sans père nettement désigné ?
L'altération imaginaire des repères de l'identité que tout groupe considère comme normaux,
implique bien au-delà de la confusion de l'identité dans l'image qu'il se fait de l'Autre, l'idée même de
la confusion des genres et des espèces, ou celle de la confusion des générations (ainsi l'imputation de
relations incestueuses souvent faites aux peuples étrangers qui ont d'autres usages matrimoniaux que les
nôtres).
Tout cela est important, car c'est de cette différence reconnue que dans le contact naissent la peur,
la panique devant l'Autre et les mauvaises intentions qu'on lui suppose sur notre sol, notre sang, notre
nourriture. L'étranger n'est pas de notre sol, de notre sang. Il ne mange pas comme nous, ce qui fait
de sa substance corporelle, biologique, quelque chose de radicalement autre de la nôtre. La connota-
tion biologique de l'identité de groupe est extrêmement forte dans les systèmes de représentations ; cela
semble relever de la nature, nature des choses, et ce n'est peut-être pas un hasard (mais encore faudrait-il
savoir comment la chose se dit dans les langues des États-Nations où elle se pratique) si l'incorporation
de l'étranger, cet équivalent de l'adoption, se dit naturalisation en français et en anglais, et non, pourquoi
pas ?, « nationalisation ».
Cette question de la définition de l'Autre, de son identité, son appartenance, sa langue, son terri-
toire, nous allons la trouver pleinement actualisée avec le problème des nationalités en URSS. Georges
Charachidzé, dans un remarquable et pénétrant article : « L'empire de Babel. Les minorités dans la
perestroïka » (Le Genre humain 20, 1989), explique à juste titre les accidents nationaux de la perestroïka
par la persistance d'un savoir partagé, inculqué, enfoui dans les esprits, familier aux bureaux comme aux
hommes ordinaires, leur interdisant toute appréhension de la réalité historique telle qu'elle fut et telle
qu'elle est. Cette amnésie, dit-il, instaure une pathologie du signifiant d'autant plus redoutable qu'elle se
présente comme sagesse populaire et non plus seulement comme pensée d'État.
L'irruption des sentiments nationaux est fatale quand on prend à la lettre le slogan de Gorbatchev :
« Que chacun se saisisse de son destin. » C'est bien de ce mot qu'il s'agit. Il y voyait le sort des entreprises
et des collectivités, certains peuples y ont vu celui des nations. Mais certaines revendications au départ
modestes, comme de simples redistributions administratives, se sont vues réprimées durement. Pour-
quoi ? Parce que « l'histoire de l'espace » et la « géographie du temps » (Élisée Reclus) ne relèvent plus ici
du réel, comme on pourrait le croire, mais du pur imaginaire, du signifiant, et qu'il s'agit d'un problème
métaphysique et non politique.
L'appartenance se décrète. Une typologie existe, des unités nationales administrativement reconnues
(une République fédérative, quatorze républiques fédérées, vingt républiques autonomes, huit régions
autonomes, dix districts autonomes). À la cinquième ligne du passeport, on peut ainsi inscrire sa natio-
nalité. Mais ce découpage ne suffit pas, il n'est pas adéquat. Aussi a-t-on recours à la théorie de l'apparte-
nance qui se décrète et à laquelle on est sommé de se conformer. Joseph Staline a élaboré successivement
deux théories de la nation : « communauté stable, historiquement formée, de langue, de territoire, de vie
économique et de tournure psychologique manifestés dans une culture commune », mais après 1949, il
ne reconnaît plus que la langue comme composante des minorités. Ni infra- ni superstructure, elle est
la réalité qui dure, après que la base a changé, liquidant ainsi les anciennes superstructures. Le territoire
n'a plus de caractère obligatoire, tout en gardant une valeur opératoire. On appartient ainsi à des cercles
hiérarchisés où l'arbitraire étatique est total, et sciemment voulu. Car il y a une appellation contrôlée

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du label linguistique, et le nombre des nationalités dépasse celui des républiques. Bien des langues sont
laissées pour compte, sans qu'il y ait de raison objective à cela. On peut être tatar de Kazan mais non de
Crimée. La théorie officielle donne la réponse : il y a trois sortes de langues – sans écriture, écrites, litté-
raires. Mais la qualité supérieure de langue littéraire qui seule permet d'être une nation, d'avoir des écoles,
des journaux, des publications, se décrète au plus haut niveau, et c'est un privilège qu'on peut gagner ou
perdre. Sans le label « langue littéraire », des nationaux doivent se ranger sous l'appellation de leurs voisins
dominants, des communautés turques sont ainsi classées comme romanes ou slaves et réciproquement.
Les Juifs ont donc posé problème. Aussi – l’histoire est exemplaire – créa-t-on en 1933, la « région
autonome du Birobidjan », comme territoire juif, avec une langue, une presse, une culture, des écoles.
C'est un pays fantasmagorique, au nord de Vladivostock, pur artefact, qui ne compta jamais plus de deux
mille ressortissants de la culture juive, toujours vide en quelque sorte de la population pour laquelle il fut
fabriqué.
Avec la faillite du territoire institué, il fallut trouver autre chose, qui ne pouvait être la culture,
superstructure déniée : ce fut donc la communauté linguistique yiddish, autre artefact et fiction, car des
milliers de juifs soviétiques, juifs sur la cinquième ligne du passeport, parlent tout autre chose que le
yiddish. Ainsi, dans le faux-semblant officiel, on cache sous une définition linguistique une appartenance
nationale qui n'est que religieuse et culturelle : la distorsion du signifiant masque la réalité du signifié. Il
n'y a pas d'autre transcendance que soviétique : le reste est immanence, comme ces épiphénomènes du
destin individuel qui ne font qu'effleurer la surface des choses.
Dans certains cas, des nationalités qui existaient sont escamotées, dans d'autres on crée, à partir
d'une même langue et d'une même culture, deux langues littéraires et donc deux nationalités.
Dans tous les cas, le tort de ces peuples est d’avoir leur centre d’attraction et leur histoire hors de l’es-
pace-temps soviétique. Leur histoire, non oubliée, les condamne à l'exclusion, puisque la règle exige une
mémoire uniforme. La vulgate historique est applicable indifféremment à toutes les nationalités. Elle est
l'évidence du monde et déroule imperturbablement ses certitudes : autochtonie pour tous et pérennité,
temps lisse et mouvement uniforme depuis la préhistoire, avec parcours obligatoire de toutes les étapes. Il
n'y a pas de place pour les intrus, les conquérants. Comme on le trouve écrit dans les manuels scolaires,
les conquérants varègues scandinaves ne peuvent être les fondateurs de Kiev comme les déviationnistes le
disent : « Ce ne pouvait être là l'origine de l'État russe puisque l'État résulte du développement interne de
la société, et ne peut être imposé du dehors. » On efface donc l'histoire des nations au passé trop marqué
en leur refusant la nationalité : aux Tatars, envahisseurs par excellence, aux Abkkazes et Tcherkesses,
autochtones irréductibles depuis vingt-cinq siècles.
À l'heure actuelle, avec l'élan réformateur, les présupposés théoriques se révèlent pour ce qu'ils
sont : des objets de croyance, tout comme les objets de croyance xhosa. La perestroïka touche en priorité
les signifiants, les idées, et non l'agencement réel des choses, le signifié, comme l'aurait voulu leur promo-
teur. Gorbatchev a libéré deux mouvements contradictoires : des revendications nationales acceptables
qui respectent les convenances du dispositif doctrinal en place, qui n'ébranlent pas la typologie générale,
tant que la fédération existe. Mais ce qui déclenche la répression, c'est la remontée de la réalité historique
dans le dispositif de l'imaginaire, et c’est cela qui n'est pas tolérable. Redistribuer l'espace, modifier les
rattachements administratifs, les appartenances, c'est mettre fin à un ensemble doctrinal. C'est laisser les
peuples se reconnaître et disposer eux-mêmes, par réciprocité et transversalité, de leur destin. Gorbatchev
fut très clair à ce propos, quand il déclara : la perestroïka vise « à élargir les droits des républiques, des
formations nationales et à leur donner un contenu réel » ; il n'est pas question « de modifier les frontières
des nationalités, de défaire l'organisation nationale et administrative de notre pays. Cela, j'y suis résolu-
ment opposé ».
Mais il faut savoir que le fantasme est profondément intériorisé. Chaque peuple cherche à prouver
son antériorité historique de plus en plus loin dans la préhistoire et on somme les intellectuels de tran-
cher, non sur l'actualité mais sur ce qui se passait il y a 3 000 ans. Et G. Charachidzé de conclure : « Aveu-
glement des peuples sur leur propre histoire, et incapacité de se défaire de celle qu'on leur a inculquée à
leur insu, inaptitude de l'appareil d'État à saisir le réel et refus de le traiter : ce sont bien là les deux grands
maux qui paralysent les nations d'URSS et les menacent dans leur âme et leur chair. » J'ajouterai dans
leur destin.

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Si les issues, les pratiques, les conclusions diffèrent, nous pourrions dire cependant que de mêmes
idées sur le territoire et la langue, sur la définition de l'étranger, parcourent ainsi les écrits des Grecs et des
maîtres à penser de l'Union soviétique ! Mais faisons bon poids, bonne mesure : avec des argumentaires
radicalement différents, les Américains arrivent au même résultat : une double appartenance pour tous
certes (mais qui ne se décrète pas et ne se change pas arbitrairement), avec cependant exclusion de certains.
« Ici, ni fait de nature, ni loi de l'histoire, l'appartenance nationale est le fruit de l'allégeance volontaire du
citoyen, à l'issue d'un contrat auquel tous, toutefois, ne sont pas admis à souscrire », écrit Elise Mariens-
tras, puisqu'en sont exclus, en vertu de la notion d'appartenance (où posséder = s'appartenir), ceux qui
appartiennent à un maître et ne peuvent donc s'appartenir, les esclaves noirs, ainsi que ceux, cependant
autochtones, qui possèdent bien un territoire mais selon des règles de propriété collective dont la validité
n'est pas reconnue et auxquelles ils ne veulent pas renoncer : les Indiens. La Nation accepte dans le privé
des ancrages culturels secondaires solidaires pour des communautés d'immigrants définis par leurs parti-
cularismes d'origine, à condition qu'ils restent bien seconds par rapport à « ces sentiments primordiaux
et sacrés que nous devons à la grande communauté à laquelle nous appartenons ». Il y a donc bien là
aussi un double niveau d'appartenance, mais avec des nationalités non territoriales, éclatées. La liberté
est le maître-mot. C'est d'ailleurs au nom des droits imprescriptibles de l’individu à « la vie, à la liberté et à
la recherche du bonheur » que les Américains se sont déclarés indépendants et non pas, comme pour les
nations décolonisées, au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais les Africains, émancipés
après 1865, et les Indiens, reconnus comme citoyens et non plus comme membres de « Nations domes-
tiques dépendantes » en 1924, ne purent jamais intégrer le corps national qu'en tant qu'individus fondus
dans la masse et non avec cette culture « intime » reconnue collectivement aux immigrants.
Pour Emmanuel Terray, commentant un ouvrage d’Istvan Bibo (Misère des petits états d'Europe de
l'Est) dans la même revue Le Genre humain, il convient de faire la différence entre une nation politique :
communauté ouverte, dotée d'un projet collectif, qui accepte les étrangers à partir du moment où ils
souscrivent à ce projet – ainsi la nation est-elle « toujours le produit d'un travail et non le fruit de la
nature » –, et une nation ethnique, définie par la possession en commun de traits culturels non choisis,
hérités, dont la dépossession est vécue comme une mutilation, communauté fermée qui réunit seule-
ment ses semblables et refuse les autres. Celle-là laisse la porte ouverte à la xénophobie et à l'agressivité.
L'hystérie politique, comme état durable de frayeur collective qui s'empare d'un peuple à la suite d'un
grand malheur, d'une expérience traumatisante, se nourrit volontiers de la peur des Autres conçus comme
menaçants pour l'intégrité physique de la collectivité (ce fut le cas pour les Xhosa, mais ils tournèrent leur
agressivité contre eux-mêmes). Dans le domaine politique, l'hystérie est ainsi une échappatoire face à une
réalité dure et difficilement envisageable : elle participe encore, comme les constructions que nous avons
analysées, du signifiant et non du signifié. Elle enferme dans un monde de croyances illusoires, dont le
fondement est la peur, qui conduit à l'exclusion de tous ceux qui d'une manière ou d'une autre dérangent
ou sont perçus comme dangereux, à la xénophobie, au racisme, au totalitarisme.
Démocratie et nationalisme ont ainsi des rapports difficilement harmonieux, car si l'hystérie se
nourrit de la peur, « la démocratie, c'est, au contraire, être délivré de la peur » (Bibo) : « Ne pas craindre
ceux qui professent des opinions différentes, ceux qui parlent une langue différente ou appartiennent à
une race différente, ne pas redouter la révolution, les conspirations, les ruses d'un ennemi, sa propagande
et d'une façon générale, tous les dangers imaginaires engendrés par la peur. » Mais la démocratie est
fragile et le respect de l'Autre ne va pas de soi.
Quel est donc le destin de l'homme, au terme de cette trajectoire qui passe du destin singulier, fata-
lité qui se révèle à l'instant de la mort, à la déploration éternelle du temps idéal mythique où les hommes
vivaient en harmonie, ce paradis toujours perdu, qui passe de la vocation de l'élu, toujours singulier
et faisant son salut, au projet collectif de la nation politique, idéal, hélas, qui a bien du mal à s'opposer
aux forces centrifuges et disjonctives de la nation ethnique, tant le fantasme et l'imaginaire ont toujours
tendance à prendre le pas sur le réel, le signifiant sur le signifié, comme nous l'avons vu, y compris dans
les discours aux fondements implicites les plus matérialistes qui soient ?

Avec les lois que les peuples se donnent on entre dans le domaine du droit positif qui est par défi-
nition variable : autant de droits que d'États-Nations. Mais la plupart de nos grands principes relèvent,

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quant à eux, du droit naturel : liberté-égalité-fraternité, droits imprescriptibles des individus à la vie et
à la recherche du bonheur, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et ce besoin de reconnaissance
comme aspiration fondamentale de l'être humain concret (Hegel). Droit qui est difficilement définissable
autrement que par la référence à des valeurs universelles, qui seraient à la base de l'expression toujours
perfectible des Droits de l'Homme, tels qu'ils sont exprimés dans la Déclaration universelle ratifiée par
l'ensemble des nations.
Le destin, à cette lumière, c'est un projet de vie avec les autres, non un accomplissement aveugle des
lois subies. Il faut commencer tout de suite, à petits pas, par l'éducation et l'action. « Le vrai terrain de
lutte contre l'antisémitisme est celui des expériences sociales quotidiennes », écrivait E. Terray, déjà cité.
C'est vrai aussi pour tous ceux que la société tend à exclure, dès que la peur gagne : les malades du Sida,
par exemple. Dès que chacun accepte d'entrer dans une action concrète, même minime, quelque chose
est gagné dans les domaines que nous devons préserver de la liberté, de l'égalité, de la solidarité, de ce qui
fonde les Droits de l’Homme.
Il y a du volontarisme, je n'en disconviens pas, dans l'utopie et l'uchronie : ne plus se cramponner à
son territoire ni à son histoire, mais les temps sont peut-être arrivés pour essayer concrètement de prendre
conscience des erreurs, du réel, et pour tenter de vivre ensemble. Entre la déploration de l'harmonie
perdue et les crises de l'hystérie politique où l'agressivité puisa sa source dans la peur, il doit y avoir place
pour cet effort soutenu d'intelligence et de raison, de « prudence » au sens des Anciens, cette juste appré-
ciation des événements courants à la lumière d'idéaux inébranlables.

Si le destin de l'homme singulier est bien de mourir, celui de l'homme collectif est de vivre. Le
destin de l'homme, c'est d'arriver enfin à vivre les uns avec les autres, et de se donner les moyens éthiques
et politiques, de le faire.
Porto, 23 mai 1990

NOTE

1. Ne pouvant m'étendre davantage, je renvoie au livre de : J. Dominique Penel, Homo caudatus, SELAF, 1982 et à celui de
William Cohen, Français et Africains. Les noirs dans le regard des blancs : 1530-1880, Paris, Gallimard, 1980.

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