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L e ventre

des femmes
Capitalism e, racialisation,
fém inism e

Albin Michel
Bibliothèque Idées
LE V E N T R E DES FEM M ES
Françoise Vergés

LE VENTRE DES FEMMES


Capitalisme, racialisation, féminisme

Albin Michel
Collection « Bibliothèque A lbin M ichel Idées»
dirigée p a r Hélène Monsacré

© Éditions A lb in M ich e l, 2 0 1 7
«La décolonisation est un processus historique \ »

Frantz Fanon

i . Frantz Fanon, «D e la violence», dans Les Damnés de la terre ( 1 9 6 1 ) ,


in Œuvres, Paris, La Découverte, 2 0 1 1 , p. 4 5 1 - 4 5 2 .
.

, . .
••

:
Introduction

En juin 1970, un scandale éclate à l’île de La Réunion: des


milliers d’avortements sans consentement auraient été prati­
qués par des médecins, qui auraient prétexté des opérations
bénignes pour se faire ensuite rembourser par la Sécurité sociale.
Ainsi, non contents d’amasser des sommes considérables, ils
auraient enfreint deux lois: celle qui interdit l’avortement
et criminalise ceux qui la pratiquent, et celle qui encadre les
remboursements d’actes médicaux. Plusieurs femmes portent
plainte ; mais elles seront à peine entendues. Pendant le procès,
les inculpés déclarent avoir été encouragés indirectement par
les politiques antinatalistes que l’Etat a mises en place dans
les départements d’outre-mer1 et directement par ses représen­
tants sur l’île, alors que la contraception et l’avortement sont
criminalisés et durement réprimés en France, et qu’à cause de

1. Départements d’outre-mer: anciennes colonies esclavagistes -


Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion - constituées en départe­
ments par la loi du 19 mars 1946 .
io L e ventre des fem m es

cette crim inalisation un m illion de femmes risquent la mort en


avortant chaque année dans des conditions déplorables1.
La contradiction n’est qu’apparente. C ’est le même contrôle
du corps des femmes qui est visé en France et dans les dépar­
tements d’outre-mer (D O M ), mais il n’est pas pratiqué de
la même manière dans les deux lieux. En France, l’Etat veut
que les femmes fassent des enfants; dans les D O M , il lance
des campagnes antinatalistes agressives et retarde systémati­
quem ent la mise en œuvre des lois sociales de protection des
femmes enceintes. Sans doute peut-on dire que, dans les deux
cas, le corps des femmes est instrumentalisé pour les intérêts
de l’Etat, mais il n’en demeure pas moins que la différence est
cruciale de l’ un à l’autre. Dans les colonies devenues dépar­
tements d’outre-mer, la reproduction a été intégrée dans la
logique du capitalisme racial. Autrement dit, les politiques de
reproduction sont adaptées aux besoins de la ligne de couleur
dans l’organisation de la m ain-d’œuvre : le ventre des femmes
a été racialisé.
Les politiques des années 19 6 0 -19 7 0 sont le résultat d’un
choix politique qui remonte à 19 4 5 et de la décision prise alors
de ne pas développer les industries locales ni de les diversifier.
En conséquence, il n’est plus besoin d’ une large main-d’œuvre
locale ; rapports, discours et études successives commencent à
invoquer la notion de surpopulation, qui finira par s’imposer.
En outre, craignant des soulèvements dans le contexte global
de la décolonisation, les experts chargés du plan proposent

1. La loi du 3 1 juillet 1 9 2 0 réprime «la provocation à l’avortement et la


propagande anticonceptionnelle». Les peines pour la provocation à l’avorte­
ment et la fourniture de moyens pour s’en servir vont de six mois à trois ans
d ’emprisonnement et d’ une amende de 10 0 à 30 0 0 francs. La propagande
anticonceptionnelle et la vente de produits destinés à prévenir la grossesse
sont punies de un à six mois d’emprisonnement et d’une amende de 100 à
5 000 francs. La loi du 2 7 mars 1 9 2 3 fait passer l’avortement de crime à délit.
Introduction 11

deux politiques : le contrôle des naissances et l’organisation de


l’émigration par l’État. Des mesures les mettent finalement en
oeuvre dans les années 1960, et une opinion idéologique s’im­
pose peu à peu comme une vérité: les femmes non blanches
font trop d’enfants et sont la cause du sous-développement et
de la misère. Le contrôle des naissances à La Réunion s’ins­
crit non seulement dans la politique de l’État français qui
reconfigure son espace dans l’après-guerre, mais aussi dans les
politiques internationales de contrôle des naissances que les
grandes puissances lancent dans le tiers-monde. Il n’est donc
pas surprenant qu’à La Réunion (et aux Antilles) des médecins,
des assistantes sociales et des infirmiers se soient sentis encou­
ragés, légitimés, et pleinement soutenus dans leur activité
d’avorteurs. La « surpopulation » des D O M étant devenue une
cause d’État, elle trouva des serviteurs zélés.
Cette affaire, emblématique, permet d’analyser les choix
politiques et économiques gouvernementaux pour les « outre­
mer », la politique de répression et d’hégémonie culturelle dans
une postcolonie, les nouvelles formes de féminité et de mas­
culinité qui sont proposées dans les D O M , l’adoption, y com­
pris par les féminismes « francocentrés », d’une cartographie
mutilée produite par le dispositif discursif de ce que l’historien
Todd Shepard a appelé « l’invention de la décolonisation1 ». De
fait, la V e République réorganise, dans le contexte de la guerre

1. Todd Shepard, 19 62, Comment l ’indépendance algérienne a trans­


form é la France (2006), Paris, Payot, 2008. Le titre anglais, The Invention o f
Decolonization, décrit mieux ce que l’auteur analyse : « Les Français, pendant
la Révolution algérienne, ont embrassé l’idée que le mouvement de décolo­
nisation avait, en lui-même, un caractère prescriptif. A la fin de la guerre, son
“ invention” a fait de la décolonisation une catégorie historique» ; autrement
dit, « toute discussion sur le racisme et sur d’autres formes de discrimination
ou d’exclusion que la Révolution algérienne avait exposées au grand jour,
était ainsi forclose» (p. 443).
12 Le ventre des fem mes

d’Algérie, son espace postcolonial et, quelques années après


l’indépendance de l’Algérie, introduit de nouveaux réaména­
gements en opérant des choix dans les domaines économique,
politique, culturel et social dans les outre-mer. Une nouvelle
carte des territoires apparaît, distinguant ceux qui comptent
et ceux qui ne comptent pas, ce qui explique la coexistence
de deux politiques contraires: d’un côté, l’interdiction de la
contraception et de l’avortement en France et, de l’autre, leur
encouragement dans les D O M .
L’étude fine des politiques de la reproduction dans le long
temps colonial révèle une gestion du ventre des femmes qui
éclaire la colonialité du pouvoir telle qu’elle se décline dans la
seconde moitié du x x e siècle. Elle permet d’analyser des poli­
tiques de biopouvoir, exercées dans les outre-mer par les gou­
vernements successifs de la V e République, quelle que soit leur
ligne politique, et avec le soutien actif d’institutions et d’agents
locaux. Cette étude ne vise pas à ajouter des chapitres oubliés
à l’histoire de France, mais à questionner la structure même du
récit1. L’histoire de la gestion du ventre des femmes dans les
Sud fait apparaître non seulement l’assignation des femmes à la
reproduction, mais la dimension racialisée de cette assignation.
Cet ouvrage cherche à introduire des voix dissonantes dans
le récit du féminisme. Car les femmes des outre-mer, quelles
soient esclaves, engagées ou colonisées, existent à peine dans
les analyses féministes, qui les traitent au mieux comme des
témoins d’oppressions diverses, mais jamais comme des per­
sonnes dont les paroles singulières remettraient en cause un
universalisme qui masque un particularisme. Là encore, il nei.

i. Voir à ce sujet les travaux de Sylvia Wynter, «Unsettling the


Coloniality o f Being/Power/Truth/Freedom : Towards the Human, After
Man, Its Overrepresentation - A n Argum ent», The N ew Centennial Review,
2003, 3 :3 , ainsi que Katherine M cK ittrick et Sylvia Wynter, On Being
Human as Praxis, Durham, Duke University Press, 2 0 14 .
Introduction 13

s’agit pas d’ajouter des «chapitres manquants» au récit fémi­


niste, mais de pratiquer une analyse qui, en tirant plusieurs
fils à la fois, observe ce qui se joue dans les processus d’inéga­
lité de genre, de classe, de racisation sur des territoires de la
République issus de son empire colonial esclavagiste.
Ce livre se veut un acte de réparation historique envers
des femmes des outre-mer racisées, méprisées et exploitées. Il
est aussi né du constat partagé par toute une génération de
chercheurs de la nécessité de « désoccidentaliser » le monde
et de développer une histoire «connectée», globale et trans­
nationale, au rebours de l’histoire «nationale» des colonies
françaises devenues les «outre-mer», qui sont systématique­
ment renvoyées à un chapitre marginal de l’histoire française,
intégrées au discours officiel ou gouvernemental au seul titre
de «richesse pour la France» et d’«atout» en leur qualité
d’espace d’une «biodiversité exceptionnelle» ou de cultures
qui confirmeraient une «diversité» heureuse et harmonieuse
de la République française. Il s’agit donc, plus généralement,
d’analyser le processus d’oubli en politique, ses déplacements,
ses stratégies, ses logiques.
Dans ces pages, il est surtout question de La Réunion,
puisque l’île est le théâtre du « cas » emblématique choisi pour
les besoins de l’analyse. L’existence de longue date d’une forte
tradition légitimiste et conservatrice en fait aussi un cas d’école.
Je dénoue les fils d’un système de domination qui prend la
suite de ce que nombre de Français perçoivent comme la fin de
la domination coloniale, à savoir l’indépendance de l’Algérie.
Face à la périodisation dominante qui fait de 1962 une véri­
table coupure, je démontre l’existence de multiples tempora­
lités et spatialités de la postcolonialité républicaine et analyse
comment la fin de l’empire ouvre la voie à une prolifération de
formes et de politiques qui maintiennent une colonialité du
pouvoir. Dater la condition postcoloniale de la fin de la guerre
14 Le ventre des fem m es

d’Algérie ou de l’arrivée des migrations postcoloniales masque


la politique de reconfiguration de l’espace républicain qui
chevauche plusieurs périodes, et une politique d’expérimen­
tation qui mêle hégémonie culturelle, censure, répression et
séduction. La République est « une et indivisible» parce quelle
autorise des aménagements à cette indivisibilité en organisant
une asymétrie entre territoires et habitants de ses territoires.
En effet, elle «oublie» certains territoires dans ses choix de
développement, et racise leurs habitants, tout en gagnant à sa
politique d’assimilation des couches de leur population qui lui
étaient hostiles. Les avortements et les stérilisations forcés à
La Réunion ne constituent donc pas un incident regrettable
et marginal et ils ne s’expliquent pas seulement parce que
des hommes blancs sûrs de leur impunité ont abusé de leur
pouvoir. Ils sont profondément révélateurs d’une colonialité
républicaine. Ce qui se passe dans les outre-mer1 dans les
années 1960-1980 rend visible une nouvelle configuration de
la société française que l’on peut appeler «postcoloniale», de
son espace et du contenu donné à « l’identité nationale » et au
récit «national».
Il existe des divisions sociales et ethniques et des divergences
d’intérêts internes aux sociétés des outre-mer. Être réunionnais,
martiniquais ou mahorais ne signifie pas être spontanément
critique de la postcolonialité française et de ses expressions
racisées. Le pouvoir colonial et postcolonial s’exerce toujours
avec l’accord et le soutien d’une partie de la société colonisée.
Il faut continuer à étudier comment le consentement actif ou
passif à des politiques de dépendance s’obtient. Les citoyens des
outre-mer ne sont jamais des acteurs passifs, qu’ils soutiennent
la colonialité ou qu’ils la combattent. Il s’agit de comprendre

1. D O M et territoires régis par d’autres formes administratives: terres


françaises du Pacifique, Nouvelle-Calédonie, Mayotte.
Introduction 15

comment s’opère la fragmentation des subalternes dont l’his­


toire, a écrit Antonio Gramsci, est caractérisée par le fait qu’ils
« subissent toujours l’initiative des groupes dominants, même
lorsqu’ils se rebellent et s’insurgent : seule la victoire “définitive”
brise, mais pas immédiatement, la subordination1 ». «Toute
velléité de leur part [des dominés] de sortir de cet état de frag­
mentation est réprimée par les dominants12. » L’analyse de cette
politique de fragmentation et d’hégémonie - faire adopter et
défendre par les opprimés la condition même qui les opprime
—est essentielle pour comprendre les reculs et les défaites des
mouvements radicaux dans les outre-mer. Autrement dit, la
condition postcoloniale est une co-production, au sens où des
subalternes y jouent un rôle, même s’ils restent dominés par des
pouvoirs comme celui de l’État ou du capital global. Pour forger
leur unité, les sociétés « traversées par des intérêts conflictuels,
segmentées et fragmentées historiquement», doivent inventer
des pratiques de solidarité et les renouveler constamment, car
l’unité est «nécessairement complexe et doit être produite —
construite, créée - comme le résultat de pratiques économiques,
politiques et idéologiques spécifiques»3.
Les reconfigurations entreprises par l’État pour préserver
ses intérêts et ceux du capital ont inévitablement produit une
histoire mutilée et une cartographie mutilée-, en d’autres termes,
une histoire qui ne tient pas compte des interactions et des croi-

1. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 25, Paris, Gallimard,


19 7 8 , p. 309. Sur l’utilisation de Gramsci par les Postcolonial, les Cultural
et Subaltern Studies, voir Francesco Fistetti, Théories du multiculturalisme.
Un parcours entre philosophie et sciences sociales (2008), Paris, La Découverte,
2009.
2. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 25, op. cit., p. 309.
3. Comme le discute Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des
Cultural Studies, éd. établie par Maxime Cervulle, traduction Christophe
Jaquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
16 Le ventre des fem m es

sements, qui efface ou ignore des moments entiers et dessine


des espaces où le temps semble s’écouler de manière immuable,
où régnerait la tradition et vivraient des communautés refer­
mées sur elles-mêmes et dont les habitants seraient en attente
de la modernité. Cette histoire est amputée des vies de milliers
de femmes et d’hommes, et c’est cette cartographie mutilée qui
légitime le repli de l’espace républicain sur l’Hexagone.
Une des propositions de cet ouvrage est de dénationaliser le
féminisme à la suite de l’invitation à provincialiser l’Europe,
c’est-à-dire d’interroger par là même la constitution d’un
« féminisme français ». En 2000, l’historien Dipesh Chakrabarty
nous invitait à «provincialiser l’Europe» et, comme avant lui
W. E. B. Du Bois, Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop, Frantz
Fanon ou les signataires de l’appel de Bandung en 1955, sug­
gérait d’aller au-delà du récit nativiste ou atavique, non pas
de rejeter ce qui était venu de l’Europe, mais de déconstruire
une méthode dans laquelle « l’Europe agit comme un référent
silencieux1 », en intégrant d’autres cartographies, les circula­
tions Sud-Sud, d’autres écoles de pensées, pour mieux saisir
des stratégies mises en œuvre par les colonisés — la ruse, le
détour, le mensonge, la dissimulation. Dans cette optique,
«provincialiser le féminisme», c’est dénationaliser ses récits et,
peut-être, envisager de nouveaux processus de décolonisation.

Un mot sur quelques termes et notions.


« Outre-mer»: ce terme renvoie au vocabulaire colonial et
recouvre des situations très différentes les unes des autres2. Il

x. Dipesh Chakrabarty, « Postcoloniality and the Artifice o f History :


W ho Speaks for “ Indian” Pasts?», Représentations, 19 9 2 , 37 , p. 2.
2. Les indépendances de la majorité des colonies françaises sont tardives
face au refus de l’État français du principe d’autodétermination qu’il a pour­
tant adopté avec la déclaration de constitution des Nations Unies (à laquelle
il a collaboré). Les indépendances s’étalent entre 19 4 6 et 19 7 7 . En 1946, les
Introduction 17

est donc inadéquat ; je ne vois cependant pas comment désigner


autrement la situation de ces terres qui, dans le dispositif répu­
blicain, ont en commun d’être le résultat de reconfigurations
de l’empire colonial esclavagiste (Antilles, Guyane, Réunion)
et post-esclavagiste (Kanakie, terres du Pacifique, M ayotte)1.
Racisée, racisé, racisation, racialisée, racialisé, racialisation : si,
bien évidemment, la «race» n’existe pas, des groupes et des
individus font l’objet d’une «racisation», c’est-à-dire d’une
construction sociale discriminante, marquée du négatif, à tra­
vers l’histoire. Les processus de racisation sont les différents
dispositifs —juridiques, culturels, sociaux, politiques - par les­
quels des personnes et des groupes sont étiquetés et stigmatisés.
« Racisée»/« racisé» n’est donc pas une notion descriptive mais
analytique. La racisation, couplée avec le genre et la classe,
produit des formes spécifiques d’exclusion. L’esclavage colonial
joue un rôle crucial dans les processus de racisation, dans la
mesure où il faut justifier le fait que tous les esclaves sont des
Africains noirs, et les propriétaires d’esclaves, des Blancs2.

Français quittent la Syrie et le Liban. 1 9 5 3 : Laos et Cambodge sont indé­


pendants, Chandernagor est rendu à l’Inde. Le 2 septembre 19 4 5 , l’indé­
pendance du Vietnam est proclamée, mais elle est refusée par l’ État français.
La guerre d’Indochine commence. Le Vietnam obtiendra son indépendance
de la France lors des accords de Genève de 19 5 4 , mais le pays sera partagé
provisoirement en deux États. En 1 9 5 3 , Maroc « T u n isie deviennent indé­
pendants, et des territoires sont rendus à l’ Inde. 1 9 5 8 : indépendance de
la G uinée; i 9 6 0 : indépendance des autres colonies d’Afrique de l’Ouest;
1 9 6 2 : indépendance de l’Algérie; 1 9 7 5 : indépendance des Comores (sauf
M ayotte); 1 9 7 7 : indépendance de Djibouti.
1. Je ne situe pas Saint-Pierre-et-Miquelon dans cette configuration.
Bien que faisant partie des outre-mer, ces terres n’ont connu ni l’esclavage
ni le colonialisme.
2. Les quelques «libres de couleur» propriétaires d’esclaves n’affectent
pas de manière tangible cette ligne de couleur.
18 Le ventre des fem m es

Blanc/Non-Blanc: j ’ utilise ces termes en tant qu’ils désignent


des places dans une société racialement structurée. La création
du « Blanc» et de la « Blanche» est le produit du processus de
racisation qui émerge avec la traite et l’esclavage. Cette couleur
devient un marqueur social et culturel, naturalisé et associé
à des privilèges sociaux et des droits inaliénables: appartenir
au groupe des Blancs signifie avoir accès à des privilèges1. Les
notions de « métissage » et de « diversité » sont venues récem­
ment élargir les frontières de ces privilèges, sans les déconstruire
toutefois. Être «blanc» donne toujours un capital culturel,
social et symbolique. Être blanc, c’est posséder naturellement
des droits12.
Capitalisme racial: la possibilité d’extraire de la valeur de
l’exploitation d’un autre qui a été racisé et qui donne une valeur
économique au « Blanc» dans l’économie capitaliste3. Seuls des

1 . Dans les colonies esclavagistes, une des premières mesures fut d’inter­
dire les relations sexuelles entre Noir-e-s et Blancs/Blanches. Les enfants nés
de ces relations n’avaient pas le statut de «Blanc». Voir Françoise Vergés,
Monsters and Revolutionaries. Colonial Fam ily Romance and Métissage,
Durham, Duke University Press, 199 9 .
2. Ces privilèges sont toujours d’actualité: voir les rapports de l’Obser­
vatoire des inégalités et du Défenseur des droits sur les discriminations à
la couleur de peau: http://www.inegalites.fr/spip.php?page=recherche&id_
article=l 469&recherche=racismeet http://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actus/
actualites/discrimination-lembauche-resultats-de-lappel-temoignage.
3. Voir Nancy Leong, «Racial Capitalism», Harvard Law Review,
juin 20x3, vol. 12 6 , n° 8, p. 2 1 5 3 - 2 2 2 6 ; Evelyn Nakano Glenn, Unequal
Freedom: How Race and Gender Shaped American Citizenship and Labor,
Cambridge, Harvard University Press, 2 0 0 2 ; David Théo Goldberg, The
Ihreat o f Race: Reflections on Racial Neoliberalism, Malden, M A , Wiley
Blackwell, 2009 ; Jodi Melamed, « Racial Capitalism », Critical Ethnie Studies,
2 0 15 , vol. 1, n° 1, p. 76 -8 5 ; Cedric J. Robinson, BlackM arxism . TheMaking
o f a Black Radical Tradition, Chapel Hill, The University o f Carolina Press,
19 8 3. L’ouvrage de Robinson reste une référence de cette école du capita­
lisme racial. Les références sont en majorité nord-américaines, les critiques du
capitalisme en France n’ayant pratiquement pas abordé la question raciale.
Introduction 19

Blancs peuvent posséder des êtres humains qui ont été racisés
(des Noirs), et seuls des corps racisés comme «nègres» sont
esclavagisés (les Blancs ne peuvent posséder de Blancs et des
Libres de couleur qui possèdent des esclaves noirs n’acquièrent
jamais les mêmes droits que les Blancs). Les débats autour de
la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen» pour
définir la propriété distinguent: la propriété de forme indi­
viduelle (liberté personnelle), la propriété de forme collective
(le bien commun) et la « propriété de forme individuelle non
universelle, le droit de propriété de biens matériels1 ». Ces dis­
tinctions permettent de comprendre pourquoi la modernité
politique consécutive à la Révolution française ne provoque
pas de crise éthique du processus de racisation - reconnaître le
droit à la propriété de biens matériels laisse la porte ouverte au
maintien du droit de propriété sur un être humain transformé
en meuble. Rappelons que le pic de la traite transatlantique
(le nombre d’Africains noirs déportés) passe de 20000/30000
par an au xvn e siècle à 70000/90000 par an au tournant des
xvm e et xixesiècles. Dès lors que la « propriété de biens maté­
riels est conçue comme l’espace dans lequel s’exerce la liberté
naturelle de l’homme», qu’elle «devient le territoire naturel
de l’homme»12, les propriétaires peuvent être les seuls à être
appelés citoyens, ce qui est contraire au principe d’égalité mais
qui adviendra sous la poussée des propriétaires d’esclaves3.
Autrement dit, une chaîne relie la racisation du travail servile,
le droit à la propriété, le Blanc et la citoyenneté.

1. Florence Gauthier, 17 8 9 ,17 9 9 ,18 0 2 . Triomphe et mort de la révolution


des droits de l ’homme et du citoyen, Paris, Éditions Syllepse, 2 0 14 , p. 62.
2. Ibid., p. 60.
3. N ’oublions pas que Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage en 180 2,
violant ainsi la Déclaration des droits de l’homme.
20 L e ventre des fem m es

Zorey : terme utilisé à La Réunion pour désigner les tenants


d ’un statut social et culturel, souvent les fonctionnaires venus
de France qui bénéficient de privilèges associés au régime
colonial et postcolonial. Il n’existe pas de consensus autour
de l’origine du terme. Selon certains universitaires, il remon­
terait au temps de l’esclavage : les chasseurs devaient ramener
des oreilles d’esclaves marrons pour prouver leur capture. Pour
d’autres, il se rapporterait au fait que les colons français com­
prenant mal le créole tendaient l’oreille et faisaient répéter leur
interlocuteur. Pour d’autres encore, le terme aurait été inventé
à M adagascar durant la Première Guerre m ondiale: sous le
soleil, les oreilles des soldats blancs devenaient rouges. J ’adopte
l’ interprétation de Carpanin M arim outou, selon lequel le
term e dériverait du m ot tamoul «dorey» (écriture phonétique)
qui a le sens d ’étranger, de Blanc, de co lo n 1.
« Postcolonialité républicaine»', désigne ici les choix et les
politiques des gouvernements de la République française qui,
dès 19 4 5 , s’em ploient à reconfigurer son espace face à la montée
des demandes de décolonisation, à la condam nation universelle
du racisme, aux nouvelles formes du capitalisme, à l’arrivée
de la guerre froide et de l’hégémonie américaine. L’enjeu est
contradictoire: il s’agit de préserver ses intérêts économiques
et politiques qui nécessitent de m aintenir dépendance et néo­
colonialism e, tout en restant le « pays des droits de l’homm e ».
Les gouvernements successifs vont s’efforcer de ruser avec cette
contradiction, tout en menant des guerres coloniales sanglantes
et meurtrières, et en renforçant la dépendance des outre-mer.
La « postcolonialité » se déploie dans l’espace de la République.
«Postcolonial» : le terme désigne une période qui s’ouvre dès
lors que la France se présente com me émancipée de son empire

1 . Carpanin M arim outou est professeur à l’ Université de La Réunion.


Conversation personnelle.
Introduction 21

colonial. Il n’indique pas une temporalité, mais une poli­


tique. La postcolonialité désigne des pratiques, des politiques
qui découpent la République entre espaces qui comptent et
espaces qui ne comptent pas, entre territoires à développer et
territoires à gérer comme des réserves.
« Colonialité du pouvoir » : j ’emprunte ici la définition d’Ani-
bal Quijano. « La colonialité du pouvoir est, bien entendu, une
catégorie plus complexe et plus large que le complexe racisme/
ethnicisme. Elle inclut, normalement, les rapports seigneu­
riaux entre dominants et dominés ; le sexisme et le patriarcat ;
le familisme (jeux d’influence fondés sur les réseaux familiaux),
le clientélisme, le compadrazgo (copinage) et le patrimonialisme
dans les relations entre le public et le privé et surtout entre la
société civile et les institutions politiques. C ’est l’autoritarisme
dans la société et dans l’État qui articule et régit tout cela. Le
complexe raciste/ethniciste fait partie du fondement même de
ce pouvoir. Bien que ce complexe soit aujourd’hui confronté
aux idéologies et aux législations formelles, et bien qu’il soit
souvent obligé de se réfugier dans la sphère privée; bien qu’il
soit souvent voilé ou qu’ il se nie explicitement parfois, il n’a
cessé d’agir depuis le x v ic siècle, dans le lieu même de toutes
les relations de pouvoir où, par-dessus le marché, il marque,
imprègne, conditionne et module tous les autres éléments1.»
Colonialité du pouvoir renvoie aussi à l’effet-boomerang
analysé par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme :
«N ul ne colonise innocemment, [...] nul non plus ne colonise
impunément [...] la colonisation, je le répète, déshumanise
l’homme même le plus civilisé; [...] l’action coloniale, l’entre­
prise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris dei.

i . Anibal Quijano, «Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique


latine», M ultitudes, juin 19 9 4 , http://www.multitudes.net/Colonialite-du-
pouvoir-et/.
22 Le ventre des fem m es

l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitable­


ment à modifier celui qui l’entreprend; [...] le colonisateur,
qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans
l’autre la bête, tend objectivement à se transformer lui-même
en bête. C ’est cette action, ce choc en retour de la colonisation
qu’il importait de signaler1.»
«Décolonial»-, désigne la lutte pour la déconstruction de
la colonialité du pouvoir. Ce dernier s’est constitué sur la
naturalisation de la différence raciale et la division du monde
entre Nord et Sud. Une politique décoloniale questionne une
République où s’accumulent inégalités, discriminations et
politiques d’abandon.

Dans ce livre, je ne propose pas une description de la « condi­


tion des femmes » en postcolonie ; mon propos est bien plutôt
de comprendre pourquoi le scandale des avortements forcés en
outre-mer n’a pas été au centre des luttes du Mouvement de
libération des femmes (MLF) autour de la contraception et de
l’avortement; pourquoi ce mouvement si radical, qui a mené
des luttes antiracistes, anticapitalistes et anti-impérialistes,
n’a pas perçu ce que ce scandale révélait de l’existence d’ un
patriarcat d’Etat racial dans la République ; pourquoi il n’a pas
pu analyser les avortements forcés dans les D O M comme une
gestion racialisée du ventre des femmes.
Quant à la méthode de cet ouvrage, délibérément hybride
car il ne se réclame d’aucune discipline et ne s’inscrit pas dans
le cadre d’une recherche universitaire, elle tient compte de
l’ignorance de l’histoire des D O M en France et dans les D O M
eux-mêmes ; cela implique de nombreux va-et-vient entre des
époques et une certaine profusion des informations croisées.i.

i. Aim é Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine,


2004, p. 18 . C ’est moi qui souligne.
Introduction 23

Je n’ai pas fait d’enquête de terrain ni recueilli de paroles de


témoins; j ’ai choisi de m’appuyer sur des articles et des rap­
ports publics, parce que je souhaite signaler que beaucoup
d’abus de pouvoir ou de crimes d’Etat ne sont pas cachés. Ils
sont dans les archives de l’État, de la justice, de la police, des
médias et des mouvements politiques. Je me suis aussi tournée
vers des sources littéraires et cinématographiques, car j ’ai tou­
jours eu un intérêt pour le rôle et la place de la littérature, des
arts visuels et des expressions artistiques et culturelles dans le
champ du politique.
Mon objectif n’est pas d’écrire «une histoire comparative
visant à juxtaposer des récits nationaux, ni une histoire des
relations internationales analysant la coexistence et les conflits
entre des États souverains1 », mais de repérer les interactions,
les mouvements transversaux, le rôle joué par les migrations,
les exils, les idées, le monde du travail, les diasporas. J ’ai aussi
pris le parti de donner des noms de victimes de la répression
de l’État dans les outre-mer - la liste est loin d’être exhaustive
—pour la raison suivante : elles ne doivent pas rester anonymes.
J ’ai enfin utilisé des mots et des expressions du créole réunion­
nais, car c’est une langue vivante, parlée par la majorité des
Réunionnais et utilisée quotidiennement dans un territoire de
la République. Elle a donc droit de cité, au même titre que la
langue française.
Avant tout, cet ouvragez veut rendre hommage aux trente
femmes réunionnaises qui, en 1970, portèrent plainte et
témoignèrent contre des hommes blancs occupant des places
de pouvoir.12

1. Enzo Traverso, L ’H istoire comme champ de bataille. Interpréter les vio­


lences du xx' siècle, Paris, La Découverte, 2 0 1 2 , p. 9.
2. Je remercie Pauline Colonna d’Istria pour ses relectures et ses sugges­
tions qui ont amélioré ce texte.
L’île du docteur M oreau

E n ju in 19 7 0 , les parents d’une jeune fille de dix-sept ans,


habitants du petit village de Trois Bassins dans l’ouest de l’île
de La R éunion, appellent le docteur Serveaux, médecin géné­
raliste, catholique et président de la Croix-R ouge locale. Leur
fille est dans un état com ateux et saigne abondam m ent. Le
docteur diagnostique une hémorragie consécutive à un avorte­
ment et un curetage, et apprend q u elle les a subis à la clinique
orthopédique de Saint-Benoît, une ville dans l’est de l’île. Le
m édecin prévient la police et porte plainte contre X . L’enquête
est confiée au juge d’instruction D uprat et à l’officier de police
principal Prezlin de la police judiciaire de Saint-D enis. Selon
les premières inform ations, d’autres avortements auraient été
pratiqués à la clinique de la ville de Saint-Benoît, sans doute
des m illiers1.

1 . Les informations sur ce scandale sont tirées de : Gazette de l ’île de La


Réunion, 1 1 août 1 9 7 0 ; Jo u rn a l de l ’île de La Réunion-, 1 3 août 1 9 7 0 ; Hebdo
Bourbon, 1 4 août 1 9 7 0 et 5 avril 1 9 7 1 ; Jeu n e A frique, novembre 1 9 7 0 ,
n ° 4 i 2 ; L ’H um anité, 4 novembre 1 9 7 0 ; France-Soir, 7 décembre 1 9 7 0 ; La
Croix, 1 9 mars 1 9 7 0 et 6 -7 décembre 1 9 7 0 ; Politique Hebdo, 7 janvier 1 9 7 1 et
18 février 1 9 7 1 ; Le C anard enchaîné, 3 février 1 9 7 1 ; Le N ou vel Observateur,
i6 Le ventre des fem mes

Commence alors une affaire judiciaire et politique qui va


mobiliser les forces politiques de l’île et de la France, les médias
locaux et nationaux, et faire éclater plusieurs scandales, révélant
des abus dans la campagne pour le contrôle des naissances, des
abus de pouvoir de la part de médecins sur des femmes réu­
nionnaises des classes populaires et un détournement massif de
l’Assistance médicale gratuite (AM G) \ Les débuts de l’enquête
révèlent que l’avortement constaté par le docteur Serveaux n’est
qu’un cas parmi des centaines voire des milliers d’avortements
forcés, souvent suivis de stérilisation, qui auraient eu lieu à
la clinique de Saint-Benoît. Des éléments mettent en cause
une personnalité importante de la droite et de la vie écono­
mique locales, David Moreau. L’enquête confirme les rumeurs*4

30 novembre 1 9 7 0 ; Minute, 1 0 -16 septembre 1 9 7 0 ; Action, septembre 1 9 7 0 ;


L ’Express, 7 -1 3 décembre 19 70 ;Justice, 1 9 novembre 19 70 ; Le Monde, 16 octobre
19 7 0 et 2 février 1 9 7 1 ; Droit et Liberté (M RAP), avril 1 9 7 1 ; L ’Intrépide,
18 décembre 19 70 et 5 mai 1 9 7 1 ; Syndicalisme (C F D T ), 1 7 septembre 19 7 0 ;
L ’A ction réunionnaise, mai 1 9 7 1 ; Le Monde diplomatique, octobre 1 9 7 1 ; Le
Sudiste, 1 6 janvier 19 7 0 ; Le Créole, 26 août 19 7 0 et 2 7 octobre 19 7 0 ; Le Cri du
peuple, 2 7 août 19 70 et 20 novembre 19 7 0 ; Croix-Sud, 20 juillet 19 70 , 3 1 août
19 70 , 1 3 septembre 19 70 , 25 octobre 19 70 , 6 décembre 1 9 7 0 ; Le Progrès,
4 octobre 1 9 7 0 ; Témoignages, tous les numéros du quotidien de décembre 19 69
à décembre 1 9 7 1 . Le journal communiste mène une enquête quotidienne et
poussée sur la clinique de Saint-Benoît, publie les témoignages de victimes,
révèle l’ampleur du détournement de fonds. Voir aussi François Blanchard,
« Étude sur les connaissances et opinions à propos des moyens contraceptifs chez
305 femmes au centre d’orthogénie de Saint-Paul de La Réunion en 2 0 x 3 », thèse
de diplôme d’État de docteur en médecine, Université de Bordeaux-II, 2 0 13 .
1. La loi du 1 5 juillet 18 9 3 crée l’Assistance médicale gratuite (A M G ),
permettant aux malades les plus pauvres (malades, vieillards et infirmes pri­
vés de ressources) de bénéficier d’un accès gratuit aux soins de santé. Elle
n’est appliquée dans les outre-mer qu’à la suite de la loi du 19 mars 19 4 6 .
Exigée par la gauche anticolonialiste réunionnaise, au vu de la misère, elle
deviendra un instrument de gouvernementalité; distribuée par les mairies,
les médecins, elle contribuera à récompenser ou punir les familles ou à sécu­
riser leur dépendance.
L ’île du docteur Moreau 27

apparues dans la presse réunionnaise l’année précédente. En


mars puis en avril 1969, Croix-Sud, le journal de l’évêché,
avait évoqué une « épidémie d’avortements » ; quelques mois
plus tard, le 23 novembre, dans son éditorial «Ici, on tue!»,
la rédaction dénonçait «l’épidémie d’avortements qui prend
d’épouvantables proportions» et parlait même de «centres
d’avortements», au même titre que les centres de Planning
familial1. La rédaction du journal précisait qu’elle avait alerté
le préfet Jean Vaudeville qui lui avait répondu le 27 avril 1969
que « les lois en vigueur qui autorisent des méthodes de régula­
tion des naissances condamnent formellement l’avortement et
l’assimilent à un crime1 ». En effet, l’avortement était toujours
considéré comme un crime et sévèrement puni en France.
Selon le journal, le préfet aurait commandé une enquête, mais
aucun résultat n’a été rendu public. II aurait même subi des
pressions, et la rédaction de Croix-Sud de rapporter ce qui lui
aurait été dit par des personnes bien informées : «A quoi bon ?
Vous vous ferez mal voir et bien inutilement! Ne savez-vous
pas qu’il y a de très gros intérêts là-dessous1234?» Le 8 décembre
1969, le journal Témoignages, organe du Parti communiste
réunionnais (PCR), avance le chiffre de 8000 avortements
par an pour 16000 naissances et n’hésite pas à dénoncer une
campagne d’« infanticides4». Le 16 janvier 19 7 1, lors d’une
intervention à la télévision sur le « problème démographique »

1. «Ici on tue!», Croix-SucL, 23 novembre 1969.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. « “ Ici, on tue !” écrit Croix-Sud à propos de la vague d’avortements
pratiqués à La Réunion. S ’agit-il d’avortements ou d’infanticides? Le pré­
fet, l’administration ne peuvent plus se taire. Peut-on parce que “de gros
intérêts sont en jeu” accepter que l’on tue chaque jour des petits enfants ?
Est-ce la méthode pour aller vers “la nouvelle société” dont parle le préfet ? »,
Témoignages, 8 décembre 1969, p. 2.
28 Le ventre des femmes

de La Réunion, le docteur Roland Hoarau, par ailleurs direc­


teur du journal Le Sudiste, parle de 8 ooo avortements par an
pratiqués sur l’île.
En juillet 1970, les rumeurs sont déjà avérées, même si l’on
n’en devine pas encore l’ampleur exacte. Alors qu’il continue
à mener son enquête, le juge d’instruction Duprat prononce
une première inculpation contre M . Covindin1, un des pre­
miers Réunionnais à acquérir la position d’infirmier major à
la clinique de Saint-Benoît où il aurait été chargé des cure­
tages. C ’est un «M albar», comme on dit alors, un descendant
d’engagéz qui, dans l’échelle sociale racialisée, appartient au
monde des petits. Peu à peu, les journaux réunionnais révèlent
que des avortements auraient été pratiqués non seulement
sans consentement, mais sur des femmes enceintes de trois à
six mois et qu’ils auraient souvent été suivis de ligature des
trompes, toujours sans consentement. Les médecins les prati­
quant auraient massivement détourné de l’argent public. En
effet, ils déclaraient des chiffres supérieurs à ceux admis pour
de petites interventions chirurgicales et accumulaient les bons
de l’Assistante médicale gratuite qui leur garantissaient des
remboursements par la Sécurité sociale.

1. Dans la presse, son nom est orthographié Covindin ou Govindin.


Les deux sont possibles, ce sont des noms de «M albars», ces descendants
d’engagés de l’Inde, dont les noms ont souvent été mal orthographiés par
les employés de l’état civil. Je choisis Covindin qui apparaît le plus souvent.
z. Les engagés et engagées sont les Indiens du sous-continent, les
Africains, les Chinois et les Malgaches recrutés par l’État français après avoir
signé un contrat pour aller remplacer la main-d’œuvre esclave à La Réunion.
C e système, qui commence avant même l’abolition définitive de l’esclavage,
s’amplifie dans les années qui suivent l’abolition de l’esclavage en 18 4 8 et
concerne toutes les colonies françaises. L’empire colonial britannique l’uti­
lise également. «L’engagement» est une des étapes de l’organisation au
niveau mondial d une main-d’œuvre mobile, genrée et racialisée au service
des intérêts coloniaux et impérialistes.
L ’île du docteur Moreau 29

Nombreuses sont alors les femmes qui ont recours à l’A M G ,


car la misère est telle que consultations médicales, achat de
médicaments et hospitalisations d’une majorité de la popula­
tion sont pris en charge par la Sécurité sociale. Mais l’A M G a
rapidement donné lieu à des détournements par des médecins
et des pharmaciens. En 1956, le P C R avait déjà dénoncé le
vaste détournement aux dépens de l’A M G tant à La Réunion
qu’aux Antilles, mais aucun coupable n’avait été puni. Dix ans
plus tard, le détournement continue. En 1969 à La Réunion,
la Sécurité sociale a versé en remboursement des bons A M G
406 millions de francs CFA aux 86 médecins généralistes et aux
49 spécialistes de l’île, et 708 millions aux 50 pharmacies1. Le
système rapporte aux médecins des sommes considérables, un
médecin de la clinique de Saint-Benoît aurait reçu 100 millions
C F A en remboursements pour la seule année 1969. Encore
pour la seule année 1969, la Sécurité sociale aurait remboursé
à la clinique de Saint-Benoît 2 962 hospitalisations, dont 1 0 1 8
en gynécologie, parmi lesquelles 5 24 curetages, alors que la cli­
nique ne compte que 79 lits. Ces chiffres donnent déjà une idée
de l’ampleur du nombre de curetages déclarés par la clinique.
Fîuit jours après l’arrestation de Covindin, le docteur
Ladjadj, chirurgien de la clinique, est à son tour arrêté alors
qu’il tentait de prendre l’avion pour la France. Ladjadj est

1. Le franc C F A (acronyme de « Communauté financière africaine » qui


fait suite au « franc des colonies d’Afrique») créé en 19 4 5 est imposé par l’ad­
hésion de la France au F M I - celle-ci nécessite une définition de la parité du
franc. Par décret qui prend effet le 26 décembre 19 4 5 , le franc C F A devient
la monnaie légale de l’île de La Réunion et le restera jusqu’en 19 7 5 . Des
unités monétaires d’inégales valeurs sont instituées pour chacune des régions
de l’empire colonial français. Le 1 7 octobre 19 48 , à La Réunion, la parité
du franc C F A est à 2 francs métropolitains. Le i " janvier 19 7 5 le franc C F A
est supprimé à l’île de La Réunion et le franc s’impose; en 2002, l’île passe à
l’euro. 100 francs C F A = 0,30 €.
30 L e ventre des fem m es

d’origine marocaine, ce qui contribue à faire de lui, avec


Covindin le «M albar», un coupable idéal. Le 14 août, un
com muniqué de la direction de la clinique de Saint-Benoît
s’érige contre les «allégations mensongères» que colportent
les journaux à propos des avortements et des stérilisations, et
désigne l’ infirmier Covindin et le docteur Ladjadj comme seuls
coupables de ces malversations. Le 1 7 août, les élus C G T R au
conseil d’administration de la Caisse générale de sécurité sociale
écrivent au directeur, M . André, et au président, M . Manciet,
pour leur demander des explications. Ils interviennent au nom
des travailleurs, car ce sont en partie des prélèvements sur
leurs salaires qui assurent la Caisse de la Sécurité sociale. Leur
courrier reste sans réponse. Le 20 août, les journaux parlent de
3 000 avortements pratiqués à la clinique au cours de la seule
année 1969, soit presque 10 par jour. Deux jours plus tard, un
premier récit de victime paraît dans Témoignages, qui va dès lors
mener la campagne contre les détournements d’argent public
et les avortements forcés en rendant compte de l’enquête jour
après jour, en publiant des témoignages et des informations
classées qui lui sont parvenues. De tous les journaux réunion­
nais, c’est le plus offensif, publiant des articles en première
page et des numéros spéciaux sur l’affaire.
Pour le Parti communiste réunionnais, le scandale ouvre
plusieurs points d’attaque: l’impunité des puissants, la com­
plicité de l’Etat, le mépris de classe et de race, la racisation des
politiques étatiques. Le premier témoignage rend compte en
effet du mépris racial du personnel médical : « Les infirmières
la dit “ Madame, ici ceux qui rente ici à l’abattoir... cochon
quand i rente l’abattoir i faut abatte, ici quand i rente, i rente
po couper, fallé pas v’nu” 1.» Cette femme poursuit: «À ce

x. «U n récit atroce, accusateur et qui réclame justice», Témoignages,


22 août 19 7 0 , p. 4 -5.
L ’île du docteur Moreau 3i

moment mà, pas moin que la voulu. Mon mari quand lu la vu,
lété en colère... Covindin la fait coupe à m oin... C ’est là que
moin la écrit au préfet... Le docteur [Ladjadj] mi arpoursuiv à
lu. Lu la dit à moin “Je ne peux pas donner un certificat pour
un truc pareil!” ... Moin la dit a lu “Ou la tué mon zenfant.
Ou lé pas un docteur, ou lé pas rien. Ou c’est un criminel” 1. »
Première à se porter partie civile, elle est suivie en septembre
par Mme G. R. qui rend publique la lettre quelle a adressée
au juge12. Agée de trente-huit ans, mère de six enfants, elle
a consulté pour une douleur au côté droit alors quelle était
enceinte de trois mois. Son médecin l’a envoyée à la clinique
de Saint-Benoît. Admise pour huit jours, elle y est restée
quinze jours. On lui a dit quelle avait été opérée de l’appen­
dicite, alors qu’en réalité elle avait été avortée et avait subi une
ligature des trompes. «Monsieur le juge», écrit-elle, «je porte
plainte contre les responsables de la clinique de Saint-Benoît
pour avoir tué mon bébé âgé de trois mois et pour m’avoir
trompée sur le sens de l’opération qu’on m’a fait subir»3.
D e nouveaux chiffres paraissent dans la presse sur le nombre
d’avortements à la clinique: il y en aurait eu 1 300 en 1968
et 1 500 en 1969. Le journaliste du Nouvel Observateur, René
Backmann, constate: «en un an, plusieurs milliers d’avorte­
ments, plus du quart de ceux qui sont pratiqués dans l’île »
se pratiquent dans cette clinique; et il ajoute: «L’opération
a parfois été faite sur des femmes enceintes de six, sept ou
huit mois. On trouve dans le dossier un témoignage sur un cas
où le fœtus a dû être découpé et extrait morceau par morceau.
Après l’avortement, le médecin stérilisait souvent la patiente

1. Ibid.
2. «Victim e de la clinique et stérile aujourd’hui. M m e G . R., à son
tour, porte plainte et se constitue partie civile contre la S A R L clinique de
St Benoît et ses gérants», Témoignages, 1 2 septembre 19 7 0 , p. 5.
3. Ibid.
32 Le ventre des fem m es

sans lui avoir demandé son avis. Les plaintes pour avortement
suivi de stérilisation sont les plus nombreuses dans le dossier
du juge d’instruction»1.
Fin septembre, les administrateurs du Conseil d’adminis­
tration de la Caisse générale de sécurité sociale admettent
l’existence de détournements de fonds, mais le bureau et la
direction refusent toujours de porter plainte. Pourtant, le
5 septembre précédent, Témoignages avait révélé le contenu
d’une note des Renseignements généraux datant de 19 57 , où
il était dit que les « Renseignements généraux confirment que
D avid Moreau faisait bien de la “médecine commerciale” , que
son cabinet avait facturé 1 948 bons de consultation et visites
à l’A M G alors qu’ il était à Maurice, etc. etc.» et qu’en i960
«un rapport officiel du docteur L. avait tout confirm é»12. En
octobre, un procès-verbal du bureau du Conseil d’adminis­
tration de la Caisse générale de sécurité sociale parvient au
journal Témoignages: pour la seule année 1969, 2 962 interven­
tions chirurgicales, 4 670 consultations et 4 5 1 1 surveillances
d’hospitalisations ont été attribuées au docteur Ladjadj, qui a
pratiqué en outre 844 interruptions de grossesse, soit trois par
jour, et toutes ces opérations lui ont été remboursées3. Le jour­
nal fait aussi savoir que l’avortement était facturé 1 000 francs
C F A pour une assurée et 500 pour une femme relevant de
l’A M G . Des accouchements étaient facturés deux fois, l’un par
une sage-femme, l’autre par un médecin.

1. René Backmann, « L’île du docteur M oreau», Le N ouvel Observateur,


30 novembre 19 7 0 , p. 2 6 -2 7 .
2. «D ès 1 9 5 7 , il y a 1 3 ans, une note des Renseignements généraux
confirmait que D avid Moreau faisait de la médecine com m erciale...»,
Témoignages, 5 septembre 19 7 0 .
3. « Le scandale de la clinique aux milliers d’avortements », Témoignages,
5 octobre 19 7 0 , p. 1.
V ile du docteur Moreau 33

L’instruction piétine, car les dossiers de la clinique de Saint-


Benoît ont disparu des bureaux de la Sécurité sociale ainsi que
le registre des accouchements et des interruptions de grossesse à
la clinique. La rumeur dit que les femmes de la bourgeoisie qui
ont avorté ne veulent pas que le public le sache. Le 16 octobre,
un nouveau témoignage accompagné d’une nouvelle plainte
est publié1. La victime, âgée de trente-quatre ans, est une mère
de famille de quatre enfants. Enceinte de trois mois, elle s’est
rendue fin août 1969 à la clinique de Saint-Benoît où elle a
été immédiatement opérée. Dans sa lettre au juge, elle écrit:
«Je suis très illettrée, mais les amies qui sont venues me voir
m’ont dit que sur la feuille médicale apposée devant mon lit, il
y avait “ ligatures des trompes” et d’autres choses que je n’ai pas
retenues. Je porte plainte contre les gérants de la clinique de
Saint-Benoît qui ont fait cette chose monstrueuse à mon corps
et tué mon bébé âgé de trois mois, alors que j ’ignorais tout ce
qu’on allait faire de m oi12. » Trois jours plus tard, une nouvelle
victime rend sa plainte publique. Âgée de vingt-quatre ans,
mariée, mère de cinq enfants, elle s’est rendue à la clinique
de Saint-Benoît où, dès son arrivée, le docteur Ladjadj lui a
dit qu’elle aurait à subir une petite opération. Elle écrit: «À
la clinique de Saint-Benoît, on m’a stérilisée sans que je sois
au courant de quoi que ce soit, sans consentement de mon
mari qui n’était même pas au courant de mon transfert à
Saint-Benoît au moment du départ3.» Le 20 octobre, c’est un
homme, M . Gonthier, qui porte plainte pour sa femme; celle-
ci, enceinte d’un mois et demi, a été envoyée par son médecin,

1. « Nouvelle plainte contre la clinique Moreau. Une de plus ! Mais il n’y


en aura jamais assez», Témoignages, 1 6 octobre 19 70 , p. 1.
z. «Une jeune femme de 24 ans au juge d’instruction: “Après mon
accouchement à la clinique de Saint-Benoît, on m’a ouvert le ventre et je ne
ferai plus d’enfants” », Témoignages, 19 octobre 19 7 0 , p. 1.
3. Ibid.
34 Le ventre des femmes

le docteur Ferrande, à la clinique de Saint-Benoît où elle a été


avortée avant de subir une ablation d’ovaire et une ligature
des trompes1.
Celles qui portent plainte subissent des pressions, des
employés de la clinique ou de la Sécurité sociale leur rendant
visite pour leur faire retirer leurs plaintes. Raymond Massiaux,
employé de la Sécurité sociale, reconnaît devant les gendarmes
avoir tenté de faire retirer sa plainte à Mme T. Le journaliste
du Nouvel Observateur, René Backmann, signale « du côté de la
préfecture, de la police, de Michel Debré et de ses amis, rien.
Aucun écho12». Il révèle que l’affaire des remboursements de
l’A M G était si juteuse qu’un «véritable réseau de “médecins
fournisseurs” de la clinique avec David Moreau envisageait, en
compagnie de son chirurgien-chef, la création d’une seconde
clinique3». Outre le réseau de médecins rabatteurs, l’Asso­
ciation réunionnaise d’orientation familiale (ARO F)4 aurait
encouragé des femmes enceintes à se rendre dans cette clinique.
Le préfet s’insurge contre cette mise en cause et déclare : « Oser
écrire que l’on organise “l’assassinat de 8 à io o o o enfants par
an dans le sein de leur mère” , c’est non seulement un ignoble
mensonge mais une diffamation5...» Pourtant, les journaux
ont publié le texte de tracts largement distribués par l’AROF

1. «Sa femme ayant été stérilisée à Saint-Benoît, M . G . porte plainte


contre la clinique Moreau», Témoignages 20 octobre 19 7 0 , p. 1.
2. René Backmann, «L’île du docteur Moreau», art. cité.
3. Ibid.
4. L’A R O F est créée en 19 66. Pendant plusieurs années, seule l’AR O F
est habilitée à délivrer des moyens contraceptifs. Elle est subventionnée par
le Fonds d’action sociale obligatoire (FA SO ) qui est alimenté par une partie
du montant des allocations familiales avec comme objectif de «diminuer
les effets natalistes des prestations familiales en finançant des actions col­
lectives », soit de prélever sur les allocations familiales censées soutenir les
familles avec enfants des sommes pour freiner le nombre d’enfants.
5. Témoignages, 16 décembre 19 7 0 .
L ’île du docteur Moreau 35

sur lequel figure, au recto, sous le mot «A SSEZ», l’image d’une


femme pauvre et enceinte, portant une enfant dans ses bras et
entourée de huit enfants, et au verso, l’adresse des centres de
Planning et du centre médico-chirurgical de Saint-Benoît qui
n’est autre que la clinique orthopédique de Moreau.
Un nouveau témoignage révèle qu’une jeune femme enceinte
est sortie de la clinique avortée et stérilisée, et que la clinique
a réclamé à la Sécurité sociale le remboursement de 1 1 jours
d’hospitalisation (elle est restée 8 jours) et de 40395 francs
C FA pour avortement et stérilisation. Le 16 décembre, paraît
dans Témoignages la dernière plainte publique d’une femme.
Dans sa lettre au juge d’instruction, Mme D. raconte quelle a
consulté le docteur Moreau en 1968 ; il lui a alors appris quelle
était enceinte et lui a conseillé sa clinique. « On a fait avec moi
comme avec un animal, ce qu’on a voulu sans me consulter
et sans consulter mon mari qui est devenu grincheux et de
mauvaise humeur; il m’engueule à chaque instant. Depuis
mon passage à la clinique de Saint-Benoît, mon ménage est
complètement désorganisé1.» Le témoignage de Mme D.
fait entrevoir une dimension jusque-là restée sous silence:
l’avortement a des conséquences dans le couple et la famille.
Dans une société où la maternité est fortement valorisée, où
la foi catholique est vivace, avoir avorté et être stérilisée doit
être caché, car c’est honteux. Bien que nous ne sachions pas
combien de femmes réunionnaises victimes d’avortements
forcés furent rejetées par leur mari et leur famille, contraintes
d’assumer une situation dont elles n’étaient pas responsables
et la honte quelle entraînait, les mots de Mme D. sont révé­
lateurs des conséquences intimes et psychiques de l’abus de
pouvoir médical, auquel s’ajoute l’idéologie patriarcale. Toutes
les femmes qui témoignent anonymement appartiennent aux

1. «Nouvelle plainte dans l’affaire», Témoignages, 16 décembre 19 70, p. 1.


36 L e ventre des fem m es

classes populaires et sont en général créolophones. Elles sont


toutes confrontées au mépris des médecins (tous des hommes
blancs) comme à l’indifférence ou à la brutalité des infirmiers
ou des assistantes sociales.
A l’issue de son instruction, le juge Duprat a enregistré le
témoignage d’une trentaine de femmes qui ont déclaré avoir
été avortées et stérilisées sans leur consentement à la clinique
de Saint-Benoît ; il a inculpé l’infirmier Covindin, le chirurgien
Ladjadj, le docteur Pierrard, le docteur Lehm ann, chirurgien-
ch ef de la clinique de Sainte-Clotilde, le docteur Valentini,
anesthésiste, et un praticien de Saint-Benoît, le docteur
Leproux. Début novembre s’ouvre le procès de Ladjadj pour
faux et usage de faux, mais la séance est reportée en février 19 7 1
car l’inculpé ne se présente pas pour raisons médicales. Lors
du procès du 3 février 1 9 7 1 , le procureur requiert cinq ans de
prison pour Ladjadj, trois pour le docteur Valentini et pour
Covindin. Le 5 février, le premier verdict tom be: Ladjadj est
condamné à deux ans de prison ferme et 3,5 millions CFA
d’amende, Valentini à un an ferme et 2,5 millions de francs
C F A d’amende, Lehman à huit mois ferme et un million de
francs d’amende, Leproux à six mois ferme et Covindin à un
an ferme et 2 50 0 0 0 mille francs C F A d’amende. Les inculpés
font appel. Ladjadj, qui a mené plusieurs grèves de la faim,
envoie début 1 9 7 1 une lettre au M onde, où il écrit à propos de
son travail aux cliniques de Saint-Benoît et de Sainte-Clotilde:
« J’ai réalisé ici une œuvre extraordinaire, je suis le seul à l’ori­
gine de toutes ces réalisations», et il ajoute «la Sécurité sociale,
le président du conseil général m’ont donné le feu vert pour
les stérilisations»1. Il demande com m ent «trois chirurgiens de

1. M ichel Legris, « L ’affaire des avortements à L a Réunion. Les rem­


boursements de la Sécurité sociale font l’objet d’ une enquête», Le Monde,
2 février 1 9 7 1 .
Lite du docteur Moreau 37

confessions différentes (un catholique, un musulman, un Israé­


lite) se seraient lancés dans cette aventure sans des directives
officieuses ' ». En faisant état des religions des différents incul­
pés, Ladjadj vise en creux le racisme de la société réunionnaise :
l’alliance d’un musulman et d’un Ju if avec un catholique n’a
pu se faire qu’avec le soutien des autorités. Il confirme aussi ce
que plusieurs pensent: la propagande étatique antinataliste a
créé un climat qui autorise et légitime des abus de pouvoir de
la part des institutions de contrôle des naissances, de médecins
et d’associations sous contrôle de la préfecture.
Le procès en appel s’ouvre les 23 et 24 février 19 7 1. Une
trentaine de femmes et la C G T R sont entendues comme par­
tie civile. Pour la première fois dans l’histoire de La Réunion,
un groupe de femmes des classes populaires entrent dans un
tribunal comme plaignantes contre des puissants, dans un
monde d’hommes blancs, juges, avocats, accusés. Le procès
est suivi par des journalistes français, car le scandale a eu de
larges échos en France, de nombreux journaux à Paris et en
province en ayant fait état. Des avocats sont venus de Paris,
maître Naud pour Ladjadj, maître Pinet en remplacement de
maître Kiejmann pour la C G T R . Le PCF, le PSU et le MRAP
ont condamné le colonialisme qui s’exprime dans ce scandale.
Le premier jour du procès, le président Lapeyre expose les
faits et parle de la « “grande activité” de la clinique de Saint-
Benoît, clinique orthopédique où l’on pratiquait pourtant de
nombreuses interventions gynécologiques alors qu’il n’existait
que sept lits en gynécologie12».

1. Ibid.
2. «Ladjadj déclare: Tout le monde savait. Si j’ai agi ainsi, c’est parce
que j ’étais couvert. Seul l’avortement peut sauver ce pays!», Témoignages,
Ier mars 1 9 7 1 , p. 1.
38 L e ventre des fem m es

À l’audience, Ladjadj déclare qu’il a «décidé de prendre


ses responsabilités», et ajoute: «Pourquoi ai-je pris ce risque
considérable de me lancer dans de telles opérations? Parce
qu’on me l’a demandé. Je répète qu’ayant le feu vert, à aucun
moment, je ne me suis senti coupable»1. Il précise: «Il y a à
La Réunion une atmosphère prédisposant à l’avortement et la
publicité antinataliste orchestrée aussi bien à la radio que dans
les organismes mêmes de la Sécurité sociale et dans les centres de
Planning a contribué à me faire prendre mes responsabilités»;
il affirme avoir vu une lettre du ministre U D R M arc Jaquet
« déclarant que l’avortement pouvait être considéré comme un
moyen d’arrêter la surpopulation à La R éu n ion »12. Pour lui,
« l’avortement est la seule solution valable au problème démo­
graphique tragique dans ce départem ent3», car La Réunion
«est malade de dém ographie4». Il porte un regard méprisant
de classe et de race sur les femmes réunionnaises : « Ces femmes
sont frustres. Elles confondent hémorragie et règles normales.
Pas la peine de discuter avec elles, elles ne se soumettent pas
aux examens. Il y a de grosses difficultés de diagnostic5.» Il
accuse les centres de Planning familial de ne pas tenir compte
des besoins des femmes qu’ il doit ensuite recueillir, et se place
ainsi du côté des femmes réunionnaises face au Planning fami­
lial où « les stérilets sont distribués en masse. Plus du tiers des
femmes ne le supportent pas6». A propos des avortements, il
insiste : « des assurances précises m’ont été données. On m’a dit

1. Ibid.
2. Ib id.
3. Ib id.
4. Témoignages, 4 février 1 9 7 1 , p. 1 -4 .
5. « Une atmosphère typique de pays colonial. M épris de classe et mépris
de race», Témoignages, 1 7 février 1 9 7 1 , p. 1.
6. « C o u p de théâtre. Plein d ’ assurance et d ’arrogance, Ladjadj, devant
un dossier accablant, avoue et plaide coupable, mais se défend en mettant
L ’île du docteur Moreau 39

qu’un décret d’application existe... Il m’a été demandé d’inter­


rompre les grossesses1 ». Pour le docteur Lehmann, à la barre
le lendemain, «certaines méthodes interdites en France sont
autorisées ici » ; pour l’anesthésiste Valentini, c’est la promesse
d’un salaire de un million CFA par mois qui l’a attiré à La
Réunion, mais il ne sait rien des avortements*12. Covindin ne dit
pas grand-chose, il reste seul lors des suspensions d’audience,
isolé, aucun des autres inculpés ne lui parle. Il n’appartient pas
à la caste des puissants, mais au peuple racisé.
Les représentants des autorités couvrent les médecins. Le
docteur Guibert, médecin-chef contrôleur de la Caisse de
sécurité sociale, déclare à la barre ne pas avoir été au courant
de remboursements abusifs; s’il reconnaît que le nombre de
journées d’hospitalisation à la clinique est passé de 4000
journées en 1968 à 44000 en 1969 au seul titre de l’A M G
et que 50 % des lits étaient occupés pour des interventions
gynécologiques, il explique ce fait par le nombre d’étudiants
en médecine qui opèrent à la clinique3. Lui succédant, le
médecin inspecteur départemental de la Santé déclare au tri­
bunal n’avoir rien vu de choquant et avoir été rassuré sur la
nature des rumeurs par le docteur Moreau lui-même, gérant
de la clinique4.
Au cours de l’audience, il arrive que les médecins inculpés
ou témoins s’invectivent, les uns accusant les autres d’hypocri­
sie, mais tous s’accordent à dire que les plus hautes autorités

en cause un ministre, le député U D R Neuwirth, des députés, un préfet, la


Sécurité sociale et le Planning familial», Témoignages, 4 février 1 9 7 1 , p. 1-4.
1. Ibid.
2. « Le scandale de la clinique Moreau en appel. II », Témoignages, 2 mars
1 9 7 1 . P- ï-
3. Ibid., p. 2.
4. «Le scandale de la clinique Moreau en appel. III.», Témoignages,
3 mars 1 9 7 1 , p. 1.
40 Le ventre des fem m es

ne se sont jamais opposées à leur pratique d’avorteurs alors


quelles en étaient informées. Lors de sa déposition, le docteur
M oreau jure n’avoir été au courant de rien. Le 5 mars 19 7 1, la
cour d’appel rend son verdict : Ladjadj est condamné à 3 ans
de prison dont 18 mois avec sursis, 3 600 000 francs d’amende1
et il lui est interdit d’exercer la profession pendant 5 ans;
Covindin est condamné à un an de prison dont 6 mois avec
sursis, 15 0 0 0 0 francs d’amende et il lui est interdit d’exercer
la profession pendant 5 ans ; les docteurs Leproux, Valentini et
Lehm ann sont acquittés au bénéfice du doute ; David Moreau
est déclaré civilement responsable mais ne reçoit aucune peine.
Quelques mois avant le procès, Témoignages avait de nou­
veau affirmé que le détournement des bons A M G était depuis
des années largement répandu parmi les médecins. Le journal
avait eu accès aux formulaires du docteur G u y Hoarau, maire
de droite de la ville de Saint-Joseph, qui avait déclaré au titre
de la Sécurité sociale et de l’A M G entre 81 et 98 consultations
par jour pour le seul mois de janvier 19 70 . Interrogé, il s’était
défendu en expliquant qu’il multipliait ses consultations pour
aider les miséreux. Les Réunionnais, prompts à inventer des
surnoms imagés qui pointent avec humour et ironie le trait
marquant d’un personnage, l’appelèrent bientôt «Guy-la-
Pompe». Les rapports de la Sécurité sociale avaient attesté
l’existence de ces détournements.
En 1 9 7 1 , le «rapport M orinière», du nom du contrôleur de
la Sécurité sociale, Emile Morinière, venu de France enquêter,
et rédigé avec l’aide des docteurs Seta et Franchini, fait état de
détournements massifs. Mais, plusieurs mois plus tard, rien ne
se passe. De fait, les entraves à l’enquête se multiplient autour
de l’accusation de fraude à la Sécurité sociale car elle pourrait
toucher David Moreau. Le juge « pour ouvrir une instruction

1 • Le franc a remplacé le franc C F A , voir note 1 , supra, p. 29.


L ’île du docteur Moreau 4i

sur l’escroquerie à la Sécurité sociale, doit attendre soit une


plainte du président du Conseil d’administration de la Caisse
de sécurité sociale, soit un ordre du parquet. Or, rien ne vient1 ».
Il faut savoir que le président du Conseil d’administration de
la Caisse de sécurité sociale, Ernest Mancier, qui a eu connais­
sance des escroqueries et s’était même publiquement engagé à
porter plainte, est aussi « employé de M. Barau président du
syndicat des fabricants de sucre*2». Grand propriétaire terrien,
notable, pilier de la droite locale et de son syndicat, Barau est
intimement lié aux Sucreries de Bourbon, une des plus puis­
santes sociétés sucrières de l’île, dont le président n’est autre
que le beau-père de David Moreau. La plainte déposée au
nom des deux administrateurs C G T R de la Caisse de sécu­
rité sociale, Isnelle Amelin et Ariste Bolon, n’est pas déclarée
recevable. Pourtant, il a été prouvé que les dépenses de l’aide
sociale, qui ont atteint 1 5 milliards et demi de francs CFA
l’année précédente, ont été pillées par des médecins. L’avocat
Georges Kiejman, venu spécialement de Paris fin 1970, n’était
déjà pas parvenu à faire débloquer le dossier de détournement
des fonds publics. «Le silence se fait de plus en plus épais3»;
«à coup d’astuces juridiques, d’intimidations, de millions4»,
les principaux responsables restent à l’abri. Le tribunal ne
retient pas ces révélations. Le procureur Foulquier-Cazagues
déclare que le «dossier des escroqueries n’est pas mûr».
L’affaire est officiellement close. David Moreau acquiert
les surnoms de « David Ti Baba » (baba = bébé en créole réu­
nionnais) et «David l’A M G ». Les victimes d’avortement et
de stérilisation sans consentement glissent dans l’oubli. Des

x. René Backmann, «L’île du docteur Moreau», art. cité, p. 26.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 27.
4 * Le ventre des fem m es

années plus tard, en 2005, la député Huguette Bello, prési­


dente de l’U F R , évoquera le crime en citant à nouveau des
témoignages de femmes réunionnaises : « Une femme, enceinte
de trois mois, a subi une opération chirurgicale et elle écrit
qu’à son réveil on lui a dit q u elle avait été opérée de l’appen­
dice. Mais elle ajoute qu’en fait, on lui a ligaturé les trompes et
tué l’enfant quelle portait. Une autre femme, qu’on nommera
M arie, raconte que c’est accompagnée de son mari quelle
arrive à Saint-Benoît. Aussitôt arrivée, l’équipe médicale fait
pression sur elle et sur son mari afin de la stériliser. Marie, qui à
l’époque (19 6 7-19 6 8 ) a 22 ans et est déjà mère de cinq enfants,
est en fait enceinte et veut certes avorter, mais il est hors de
question de lui ligaturer les trom pes1.» Les femmes avortées
et stérilisées sans consentement n’obtinrent pas réparation,
elles ne la demandèrent même pas. Rien ne les y encourageait,
ni le contexte social, culturel et politique, ni les dispositions
juridiques. Le terme même de réparation ne faisait pas encore
partie du vocabulaire politique. L’ impunité des médecins et de
leurs complices fut totale.
Lors de l’affaire, les liens entre situation coloniale, racia-
lisation, misogynie, mépris de classe et enrichissement per­
sonnel sont identifiés par de nom breux observateurs, dont
les communistes réunionnais et des journalistes de l’évêché.
Ils ne sont pas les seuls. Le journaliste du N ouvel Observateur
évoque clairement ces liens. En cas « “d’accident” », écrit-il,
les femmes «n’avaient pas droit à la transfusion sanguine,
les flacons de sang étant réservés aux assurées sociales ou aux
clientes payantes. O n m urm urait que, à cette cadence, certains

1. Sitianlati Daroussi, « U n com bat mené par des femmes pour toutes
les femm es», Témoignages., 2 7 janvier 2 0 0 5 , http://www.temoignages.re/
social/d roi ts-h um ains/un-com bat-m ene-par-des-fem m es-pour-toutes-les-
femm es ,73 1 2.htm l.
L'île du docteur Moreau 43

médecins ne devaient pas avoir de mal à payer leurs villas, leurs


yachts et leurs voyages, mais on n’avait pas de preuves»1. Les
femmes sont brutalisées : « Sous prétexte de “maladie bénigne”
ce chirurgien pratiquait une opération sans anesthésie générale.
Enceintes de trois, cinq voire sept mois dans les cas extrêmes,
elles ont été avortées sans leur avis et en même temps stérilisées
avec une ligature des trompes, dans la plupart des cas sans le
savoir1. » Pour le journaliste de Politique Hebdo, «l’affaire de la
clinique d’avortements de Saint-Benoît traduit bien la situa­
tion coloniale que connaît l’île de La Réunion123».
Les réseaux de relations étroites entre la préfecture (l’État),
la justice, la police, les médias et la classe possédante, héri­
tière du foncier et de l’économie esclavagiste et coloniale et
qui tient le monde politique, expliquent que l’avortement sans
consentement de milliers de femmes ait pu se faire pendant des
années sans qu’il n’y ait eu enquête, sans que les protestations
du P C R n’aient été prises en compte. Tout ce qui vient des
communistes n’est ni relayé par la presse d’État ni saisi par

1. René Backmann, «L’île du docteur Moreau», art. cité.


2. François Blanchard, « Étude sur les connaissances et opinions à pro­
pos des moyens contraceptifs chez 305 femmes au centre d’orthogénie de
Saint-Paul, île de La Réunion, en 2 0 1 3 » , op. cit., p. 2 2 : «Le scandale est
révélé en 19 7 0 , par le journal réunionnais Témoignages, puis apparaît dans
les journaux métropolitains : par exemple, Le Nouvel Observateur parle de
“ L’île du docteur Moreau” faisant allusion à l’un des romans de Jules Vernes
(sic). Politique Hebdo écrit dans un article intitulé “ Une usine d’avortement”
que l’on découvrait l’existence d’un véritable “réseau de médecins fournis­
seurs” et que “l’affaire de la clinique traduit bien la situation coloniale que
connaît l’île de La Réunion” , mettant l’accent sur le fait que la clinique était
directement payée par la Sécurité sociale pour la plupart des cas. Lors de son
procès, le chirurgien avait mis en avant pour sa défense l’échec des méthodes
de contraception auquel il devait faire face et trouver une solution. »
3. Jacques Tangarel, «U ne usine d’avortements coûte cher à la Sécurité
sociale», Politique Hebdo, 1 2 au 18 novembre 19 7 0 , n° 6, p. ix.
44 L e ventre des fem m es

la justice, signale le journaliste de Politique Hebdo. Les pro­


testations du journal de l’évêché n’ont pas non plus suffi. La
situation coloniale, c’est tout cela: un réseau de complicités,
de corruption, et le silence.
Plus de vingt ans après la transformation de la colonie
en département, la colonialité du pouvoir s’exerce toujours.
L’étude de ces réseaux de complicités met au jour une caste
masculine blanche qui fait reposer sa domination sur l’inti­
midation et la menace. Des hommes blancs bâtissent leur
fortune sur les corps mutilés de femmes réunionnaises. Lors
du procès, les femmes réunionnaises apparaissent comme
des ombres, au second plan. Un monde masculin et blanc
défend la nécessité d’intervenir sur leur corps, il dispose
du soutien de l’appareil d’État, de l’Ordre des médecins,
de médias, de la hiérarchie de l’Église, de la police et de la
justice. Journaliste à Politique Hebdo, Claude Angeli ne s’y
trompe pas : « C ’est aussi un procès “ blanc” que le Palais de
justice a couvert de ses faux marbres. Les juges, le procureur,
les substituts, la plupart des avocats et quatre des cinq accusés
étaient des visages pâles. Un procès mâle enfin. Des hommes
jugeaient d’autres hommes et faisaient défiler devant eux -
comme de véritables pièces d’accusation — quelques dizaines
de femmes inquiètes et mal à l’aise. Avec ironie, maladresse,
lourdeur ou imbécillité, ces hommes parlaient de leurs sexes,
de leurs règles, de leurs trompes et de leur mécanique de
femmes1.» La description éclaire le réseau d’inégalités à
l’œuvre et la triple oppression subie par des Réunionnaises,
en tant que femmes, non blanches et du peuple.
Un mot sur les principaux inculpés dans l’affaire de la
clinique orthopédique de Saint-Benoît avant de poursuivrei.

i. C la u d e A n geli, « L a p olitiq u e des enfants perdus », Politiqu e Hebdo,


1 8 février 1 9 7 1 .
L ’île du docteur Moreau 45

l’analyse des politiques antinatalistes. Le docteur Ladjadj est


un des premiers chirurgiens à s’installer dans l’île. A son pro­
pos, Michel Legris, envoyé spécial du M onde, écrit: «étrange
personnalité que celle de ce médecin de quarante ans d’ori­
gine marocaine - autorisé par un décret du garde des Sceaux
publié en 1966, date de son arrivée dans l’île, à transformer
son nom en celui de Alain Lejade, que du reste, il ne por­
tait guère1 ». L’étrangeté de sa personnalité tient-elle au fait
qu’il est marocain, qu’ il ait changé de nom, ou qu’il n’utilise
guère son nom français (Lejade) ? Le lecteur ne le sait pas,
mais toujours est-il que le journaliste fait porter le soupçon
sur un homme à l’identité floue et de culture arabe. «Dans
cet établissement, le docteur Ladjadj pratiquait depuis 19 6 5 12
des avortements au rythme d’environ un millier par an et la
plupart de ceux-ci étaient tout bonnement remboursés par la
Sécurité sociale3.» Legris poursuit: «Ses activités d’avorteur
semblent avoir commencé peu de temps après sa venue à
La Réunion. Il fit une rapide fortune. Les tarifs demandés
étaient de l’ordre de 30000 francs C FA .» Le docteur Ladjadj
aurait pratiqué des avortements à la chaîne car il aurait été
horrifié à la vue des Réunionnaises enceintes : « Il semble que
le docteur Ladjadj ait été pris d’une véritable frénésie antinata­
liste. La vue d’une femme enceinte, dans l’île à la démographie
galopante, suscitait en lui une véritable obsession : mettre fin à
cette aberration, soulager la femme gravide de son fardeau»4.
On perd sa trace une fois le verdict tombé ; tout ce qu’on sait,
c’est qu’il repart en France.

1. M ichel Legris, « U n fait divers à incidences politiques à La Réunion »,


Le M onde, 1 6 octobre 1 9 7 0 , p. 7.
2. M ais n’est-il pas arrivé en 19 9 6 selon le journaliste?
3. M ichel Legris, « U n fait divers à incidences politiques à La Réunion »,
art. cité.
4. Ibid.
46 Le ventre des fem m es

L’infirmier Covindin, qui n’a joui d’aucune des attentions


accordées à Ladjadj en prison (cellule particulière et soins
médicaux) ne dit pas grand-chose au cours du procès. Il reste
un personnage secondaire, un être intermédiaire entre les
médecins blancs et les femmes du peuple. Les autres médecins
inculpés sont des « zoreys » arrivés pour compenser les énormes
manques en matière de santé après plusieurs siècles de coloni­
sation française. Ils occupent automatiquement des postes de
décision et bénéficient de tous les avantages culturels, sociaux
et économiques que leur confère leur statut d’homme blanc
et français.
Quant à David Moreau, qui fut l’un des acteurs principaux
du drame en sa qualité de médecin ayant ordonné des avor­
tements et de gérant des cliniques où ils ont été pratiqués, il
ne sera jamais inculpé et restera étrangement au second plan.
C ’est pourtant un personnage important de la vie économique
et politique de l’île, maire, conseiller général, président du
syndicat des médecins. Par sa naissance - il est le fils du gérant
de l’usine Beaufonds à Saint-Benoît —, il n’appartient pas à
la classe des «Gro-Blan», usiniers et propriétaires qui ont
fait fortune dans le sucre et dominent la vie économique et
politique. C ’est un blanc déclassé qui, dit la légende, aurait
vendu L ’H umanité et flirté avec le Parti communiste français
alors qu’il était étudiant en France. Ses études de médecine ter­
minées, il rentre au pays et épouse Sonia Hugot, fille d’Émile
Hugot, PD G des Sucreries de Bourbon, entrant ainsi dans le
cercle fermé des « Gro-Blan».
Ambitieux, désireux de se fabriquer un destin et d’acquérir
une place dans le cercle des dominants, il s’attaque à la main­
mise de la famille Villeneuve sur sa ville natale, Saint-Benoît.
Vieille famille blanche ayant fait fortune dans le foncier et le
sucre et possédant d’immenses terres et l’usine dont le père
de Moreau était le gérant, les Villeneuve dominent depuis des
L ’île du docteur M oreau 47

décennies la vie politique et économique de Saint-Benoît. Aux


élections municipales de 1 9 5 1 , Moreau se présente sur une
liste municipale de droite qui s’oppose à la famille Villeneuve.
Sous l’effet des transformations profondes de l’après-guerre
et du nouvel élan que connaissent les luttes anticoloniales1,
l’espace politique se redessine nécessairement. En 1948,
de Gaulle confie à Jacques Foccart la réorganisation de la
droite dans les D O M 12. Hostile à la loi de départementali­
sation, estimant qu’il faut envoyer à La Réunion un préfet à
poigne3, Foccart prend à cœur sa mission, effectue plusieurs
voyages dans l’île, reçoit les prétendants à la direction de la
droite, et entretient une correspondance poussée avec le préfet.
Il fait des choix, notamment parmi les pétainistes locaux, et
désigne les futurs chefs de la droite locale. Parmi eux, Gabriel
Macé qui fut « incontestablement un pétainiste notoire - il a
collaboré au journal Chantecler et a publié sur le général de
Gaulle des articles injurieux4», mais qui est devenu, tout aussi
«incontestablement», une «valeur» pour les gaullistes, car il
s’est ensuite « rangé avec beaucoup de sûreté du côté gaulliste

1. Voir chapitre III.


2. Jacques Foccart dirige le Secrétariat de la Communauté, service créé
en janvier 1 9 5 9 , fruit de la réforme de décembre 19 5 8 du ministère de la
France d’outre-mer (ancien ministère des Colonies), qui préside à la sépara­
tion politique entre les territoires coloniaux promis à l’indépendance à court
terme (Afrique occidentale française [A O F], Afrique équatoriale française
[AEF] et Madagascar), d’une part, et les D O M -T O M destinés à rester asso­
ciés à la République, d’autre part (certains T O M , comme les Comores ou
Djibouti, seront décolonisés sous Valéry Giscard d’Estaing). Voir https://
www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/sur le Fonds Foccart.
3. Gilles Gauvin, « Approche de l’identité réunionnaise par l’étude d’une
culture politique: le R. P. F. à l’île de La Réunion ( 1 9 4 7 -1 9 5 8 ) » , in Revue
française d'histoire d ’outre-mer, 2000, t. 87, nos 3 2 6 - 3 2 7 , p. 290.
4. Ibid., p. 304. Un grand boulevard de la capitale de l’île qui débouche
sur une place où est érigée une Croix de Lorraine porte le nom de Gabriel
Macé. L’ironie semble avoir échappé à la ville de Saint-Denis.
48 L e ventre des fem m es

lorsqu’il a com pris que cette voie représentait la seule chance


de la France » h En revanche, Villeneuve, qui, lui aussi, a « rejeté
la proposition de porter le drapeau du général de Gaulle à La
R é u n io n 12», est écarté par le nouveau parti de la droite, le RPF.
E n s’opposant à Villeneuve, M oreau se présente comme un des
futurs piliers de la droite réorganisée.
Élu conseiller m unicipal à Saint-Benoît à vingt-six ans,
M oreau com m ence sa carrière politique en se vantant de gar­
der les idées de gauche de sa jeunesse3. En 19 5 6 , il devient
maire de Saint-Benoît et le restera jusqu’en 19 8 2 . Moreau,
C on seiller général pendant vingt-trois ans, occupera le poste
de vice-président de cette institution. Sans capital foncier au
départ, M oreau com prend qu’il y a, grâce à l’augmentation des
revenus des fonctionnaires et à la dem ande croissante de loge­
m ent, un avenir dans la grande distribution et l’immobilier.
Il devient un des plus importants actionnaires du pre­
m ier supermarché qui s’ouvre dans la capitale, Saint-Denis,
et de l’entreprise «Thé de B o u rb o n » ; il est le promoteur de
la chaîne de magasins «Ju step rix» ; en 19 6 9 , à côté du Club
M éditerranée qui vient de s’im planter et dont il est aussi l’un
des prom oteurs, il crée la société «V illa-hôtels de vacances»
dont il est le président. Dès les années i9 6 0 , il s’ impose comme
l’ un des plus gros propriétaires d’im m eubles et de terrains à
Saint-D en is. Et il com prend aussi que l’A M G peut constituer
une im portante source de revenus. O utre la clinique de Saint-
Benoît, qui a largem ent bénéficié des détournem ents d’argent
public, il ouvre une seconde clinique à Sainte-Clotilde (dont
des m édecins seront inculpés). Il acquiert une place impor-

1. Ibid., p. 3 0 5 .
2. C ité par Gilles G au v in , «A p p ro ch e de l’ identité réunionnaise par
l’étude d ’une culture p olitiq u e: le R . R R à l’ île de L a R éunion», art. cité,
p. 3 1 0 .
3. Tém oignage de D . H ., habitant de Sain t-B en o ît, 3 1 décembre 2015.
L ’île du docteur Moreau 49

tante dans l’échiquier politique de la droite gaulliste à laquelle


il assure 80 à 90 % des voix de sa ville lors de toutes les élec­
tions'. En tant que médecin, maire et conseiller général, il
préside à la distribution des bons de l’AM G. Dès l’arrivée de
Michel Debré dans l’île, il devient un de ses plus sûrs soutiens,
et ce dernier lui rend la pareille, s’affichant publiquement
avec lui et soutenant sa candidature aux élections de 19 7 1,
que Moreau remporte avec 80 % des voix. David Ti Baba peut
partout s’afficher confiant et souriant.
Bien qu’absent du banc des accusés, Michel Debré est pour­
tant loin d’être étranger à l’affaire. Il en est, au contraire, un
protagoniste majeur. Partisan de l’Algérie française, attaché à
l’empire colonial et à la «grandeur de la France», connu pour
son anticommunisme, Debré s’est aussi fait remarquer par son
opposition farouche à toute politique de libéralisation de la
contraception et de l’avortement12. Surnommé « Debré l’enton­
noir», «l’Amer Michel», ou «Michou la colère», Debré a été
appelé par la droite réunionnaise à se présenter aux élections
législatives de 1963 pour contrer le candidat du Parti com­
muniste réunionnais, qui est alors le plus populaire et le plus
organisé des partis d’opposition3. Le PC R organise et dirige
le combat contre la fraude électorale, contre le déni des droits
des travailleurs, l’exploitation des petits planteurs de canne,
et défend les droits culturels et la langue créole. Parce qu’il a
réussi à attirer l’attention de journaux nationaux, il est soutenu
par les partis d’opposition au pouvoir gaulliste en France.
Il faut donc entraver son progrès et trouver un homme
capable de rassembler la droite locale : ce sera Debré. Le choix

1. L’U N R a succédé au RPR


2. Voir l’intervention de Michel Debré lors du débat sur la Loi Veil
à l’Assemblée nationale en 19 7 5 : http://www.ina.fr/video/CAF 94038291.
3. Ces élections remplacent celles de 19 6 2 annulées par le Conseil
d’État.
5° L e ventre des fem m es

de la droite réunionnaise se révélera judicieux. N on seule­


m ent la droite locale se trouve enfin un chef, mais Debré,
ancien Premier ministre et auteur de la Constitution de la
V e République, est intégré à de nom breux réseaux de pouvoir
qu’ il apporte à la droite réunionnaise. D ebré est partisan d’un
em pire républicain postcolonial, dont de G aulle, lors de sa
visite à La Réunion en 19 5 9 , avait tracé les nouvelles fron­
tières: l’ Indochine, la Tunisie, le M aroc, M adagascar et les
colonies d’A frique sub-saharienne seraient bientôt indépen­
dants, com m e, probablement, l’Algérie ; garder les outre-mer
devenait fondam ental, car ils constituaient une pièce maîtresse
du m aintien de la position mondiale de la France qui ne
devait être absente « d ’aucun des océans, d’aucune des mers qui
font l’ u nivers1 ».
A u m om ent où les mouvements d ’indépendance rétrécissent
l’espace impérial, la République se réincarne en une puissance
m ondiale. Les outre-mer allaient donc permettre à l’État
de bénéficier de ports de relais, de m aintenir une puissance
m ilitaire dans tous les océans, de siéger dans les institutions
régionales, de continuer à bénéficier de terres d’emploi pour
des fonctionnaires, des scientifiques et des militaires français,
et de sécuriser des marchés captifs pour les grandes compa­
gnies françaises de distribution, de transport et du bâtiment.
Pour renforcer leur dépendance vis-à-vis de la France, l’État
bloque les relations que les outre-m er entretiennent encore
avec leurs pays voisins. U ne grande partie de la classe poli­
tique française partage cette vision d ’ une «grande France»
et adhère à la manière dont l’espace républicain se reconfigure.
Michel Debré, en effet, se faisait fort d’appliquer dans les
outre-mer les politiques qu’il aurait voulu déployer dans les

1 . M ichel Debré, Gouverner autrem ent, 19 6 2 -19 7 0 , Paris, A lbin Michel,


1993. P- 2 2 .
L ’île du docteur Moreau 5i

départements de l’Algérie française: assimilation, moderni­


sation technocratique, paternalisme et économie au service
de la France. S’il s’employait déjà, lorsqu’il était Premier
ministre, à censurer toute opinion contraire1, il poursuivit
cette entreprise dans les D O M , entravant la diffusion de livres
et de films qui dénonçaient la politique impérialiste française.
L’Etat empêcha, par exemple, la distribution des ouvrages de
maisons d’édition de gauche, notamment celle de François
Maspero. Ce dernier avait clairement déclaré son opposition
aux politiques impérialistes en diffusant des ouvrages critiques
des politiques françaises dans les outre-mer ; il était même allé
jusqu’à déclarer dans une interview que si on lui apportait un
magnifique roman sur La Réunion, il ne le publierait pas tant
la situation coloniale qui y subsistait était scandaleuse12. La
censure touchait tous les domaines de la culture. Le film Sucre
amer, réalisé par Yann Le Masson en 1963, sur la première
campagne électorale de Debré à La Réunion, pourtant récom­
pensé au festival de Berlin, ne reçut pas de visa de distribution
et fut projeté en France et à La Réunion de manière clandes­
tine pendant des années3. Il est vrai qu’il montrait le racisme
de la classe politique blanche et le paternalisme du candidat.
Films, journaux, revues, livres étaient filtrés par la préfecture.
Les expressions et pratiques populaires culturelles et religieuses
étaient méprisées et censurées, ignorées ou entravées.

1. Saisies de journaux et d’ouvrages dénonçant la torture et les sévices


de l’armée en Algérie.
2. Chris Marker, «O n vous parle de Paris - Maspero, les mots ont un
sens», 1970, https://www.youtube.com/watch.
3. On peut voir un extrait du film: https://www.youtube.com/
watch?v=QXgcYsEeqvQ et une interview de Yann Le Masson sur le film
www.youtube.com/watch?v=b 5v 5kr2_ w D A . L’équipe ne révéla pas son
objectif aux responsables de l’équipe électorale de Debré qui leur permit de
filmer ses meetings, puis elle passa du côté du Parti communiste réunionnais.
52 L e ventre des fem m es

Dans le monde esclavagiste et colonial, une profusion


d’ouvrages de médecins ou d’observateurs avait été publiée sur
la sexualité non européenne et sur la manière dont le pou­
voir colonial devait intervenir pour entrer dans l’intimité des
couples, gérer les relations sexuelles entre Européens et non-
Européens, et contrôler ce qui était perçu comme des excès
ou des perversités1. La postcolonialité républicaine poursuivit
ce projet. C ’est dans ce cadre que Debré s’intéressa à la sexua­
lité des femmes réunionnaises qu’il décrivait en ces termes
dans Une politique pour La Réunion : « Depuis les débuts de
la colonisation, les femmes de La Réunion ont eu des enfants
sans compter. C ’était nécessaire. L’île était déserte et la mor­
talité importante... Et n’oublions pas le manque naturel de
souci des Créoles en matière de sexualité1.» «Les femmes
réunionnaises», qui constituaient pour lui une masse indis­
tincte, étaient représentées comme des êtres sans conscience.
Nul doute que si on leur avait demandé, les femmes esclaves
n’auraient pas décrit la même réalité. D ’une part, ces enfants
qu’elles avaient eus prétendument «sans compter» (ce qui
était loin d’être vrai) entraient dans la logique comptable de
l’économie esclavagiste, et ces enfants pouvaient leur être enle­
vés du jour au lendemain. D ’autre part, la dureté des travaux
auxquels elles étaient soumises et leur sous-alimentation chro­
nique avaient pour conséquence un fort taux de mortalité chez
les mères et les enfants.12

1 . Voir, pour une analyse féministe de la sexualité et de l’empire colo­


nial, A nne M cC lin to ck , Im périal Leath er: Race, Gender, a n d Sexuality in the
Colonial Context, N e w York, Routledge, 1 9 9 5 ; A n n -L a u ra Stoler, Race and
the Education o f Desire : Foucault’s Theory o f Sexuality a n d the Colonial Order
ofThings, D urham , D uke University Press, 1 9 9 5 ; «Sexin g Em pire», Radical
History, 2 0 0 5, 1 2 3 .
2. Michel Debré, Une politique pour La Réunion, Paris, Plon, 19 7 4 , p. 34-
L ’île du docteur Moreau 53

Les femmes esclaves, victimes de viols et de tortures,


n’étaient pas considérées comme des mères. Elles n’étaient que
des corps et des ventres. Les tropismes de la littérature colo­
niale transparaissent dans l’ouvrage de Debré. L’expression de
« manque naturel de souci des Créoles en matière de sexualité»
et plus loin une remarque sur les nuits tropicales qui « encou­
ragent une indifférence aux conséquences de l’acte sexuel»1
reposaient sur la théorie coloniale et raciale des climats, selon
laquelle seuls les peuples habitant dans des zones de climats
tempérés ont la possibilité d’entrer dans l’histoire, et sur le
préjugé racial qui veut qu’une personne non blanche soit inca­
pable de raisonner ou d’envisager les conséquences de ses actes.
Debré développait la théorie d’une sexualité tropicale débridée
et infantile qu’il fallait discipliner et gérer, car elle échappait
aux normes de la bienséance qui, à ses yeux, devait caracté­
riser la vie de femme moderne. Non seulement la sexualité
des Réunionnaises et l’indolence créole étaient infantiles, mais
elles étaient dangereuses.
Ces femmes qui faisaient des enfants sans compter mena­
çaient la modernisation. Debré fustigea en 1974 « la fainéantise
alimentée par la naissance d’enfants nombreux12». L’idéologie
réactionnaire, sexiste et racialiste se masquait derrière le dis­
cours du « progrès ». Les femmes des outre-mer devaient être
placées sous l’autorité et la protection de l’État, une protection
qui signifiait quelles devaient vivre selon des critères édictés
par l’État. Autrement dit, le prix de la protection était celui
d’une soumission aux normes de la puissance métropolitaine.
L’opposition de la droite et de Debré au droit des femmes en

1. Ibid., p. 38.
2. Cité par Serge Bouchers dans sa contribution «Femmes et associa­
tions dans les années Debré» au colloque «Les années Debré», Université
de La Réunion, 2 0 1 3 . Voir https://www.canal-u.tv/video/universite_de_la_
reunion_sun/femmes_et_associations_dans_les_annees_debre. 13 3 4 9 .
54 L e ventre des fem m es

France à disposer de leur corps allait de pair avec leur sou­


tien aux politiques antinatalistes dans les outre-mer. Si, en
France, Debré resta campé sur sa position contre le contrôle
des naissances, il continua à affirmer, à chaque occasion, que
les Réunionnaises faisaient trop d’enfants. Il le redit en 1969
au ministre des Outre-Mer, Michel Inchauspé1 : «Le problème
n° 1, c’est la démographie, le grand mal de ce pays12. »
Sa vision de la «traditionnelle mission de la femme» fran­
çaise était en revanche celle de « donner la vie, assurer la famille,
perpétuer l’espèce»3. Le lien entre natalité et grandeur de la
nation française était pour lui indissociable : « Renoncer au fait
que le couple doit procréer, renoncer à la mission féminine
d’être la source de la vie, c’est accepter qu’une nation, une civi­
lisation se couchent pour mourir4.» La démographie, grand
mal de La Réunion, devint un lieu commun ; encore une fois,
il n’est pas étonnant que les employés des centres de Planning
familial, de PM I et des médecins se soient sentis légitimés par
le discours de l’État dans leur mission d’intervention sur le
corps des femmes.
Avec beaucoup d’à-propos, René Backmann avait intitulé
son article de 19 7 1 «L’île du docteur Moreau». Il faisait ainsi
le lien entre l’ouvrage de science-fiction d’H . G . Wells paru en
18 9 6 5, Xhubris de médecins et la mutilation de corps racialisés,
entre l’impérialisme anglais et la postcolonialité républicaine

1. Secrétaire d’État chargé des Outre-M er dans le gouvernement Couve


de Murville (19 6 8 -19 6 9 ).
2. Croix-Sud., 1 3 avril 19 69 .
3. Intervention de M ichel Debré lors du débat sur la Loi Veil à l’Assem­
blée nationale en 1 9 7 5 , ww w .ina.fr/video/CAF 94038291.
4. http://www.assem blee-nationale.fr/histoire/m ichel-debre/.../ 2 7 1 11
979.asp
5. Herbert George Wells, L ’île du docteur M oreau (18 9 6 ), texte complet
sur http://www.ebooksgratuits.com/pdf/wells_ile_docteur_moreau.pdf.
L ’île du docteur Moreau 55

française. Outre l’homonymie du personnage fictif et du per­


sonnage réel, l’atmosphère cauchemardesque de la nouvelle
et la réalité cauchemardesque de la clinique réunionnaise se
faisaient écho. Dans la nouvelle de Wells, le docteur Moreau
fuit l’Angleterre pour échapper aux rumeurs l’accusant de
graves infractions à la médecine: à partir de dissections de
corps humains, il a en effet cherché à recréer de nouveaux
êtres humains. Réfugié sur une île tropicale, il y pratique enfin
en toute liberté ses expérimentations. Il crée des «êtres» mi-
humains, mi-animaux: femme-porc, femme-loup, homme-
léopard, homme-taureau, homme-chien, hyène-porc...
La description des créatures de Moreau évoque celle des
peuples africains en cette fin du xixe siècle : inférieurs intel­
lectuellement, obéissant seulement au fouet, incapables de
penser... «Sa face noire, que j ’apercevais ainsi soudainement,
me fit tressaillir. Elle se projetait en avant d’une façon qui
faisait penser à un museau et son immense bouche à demi
ouverte montrait deux rangées de dents blanches plus grandes
que je n’en avais jamais vu dans aucune bouche humaine1.»
Les créatures, nées de la volonté de puissance, des fantasmes
et du sentiment d’impunité du docteur Moreau, ont nommé
son laboratoire la «Maison de souffrance». Elles y subissent,
sans leur consentement, des opérations et en sortent à jamais
mutilées. Il n’est pas sans intérêt de signaler que la publica­
tion de la nouvelle de Wells est contemporaine d’événements
marquants dans l’histoire de l’impérialisme européen et du
racisme : la défaite du royaume Ashanti vaincu par les troupes
britanniques, suivie de la destruction totale de la capitale du
royaume; la première guerre de l’Italie contre l’Ethiopie; et,
aux Etats-Unis, la décision Plessy-Ferguson qui instaure la
politique separate but equal, autrement dit la ségrégation.i.

i. Ibid., p. 8.
56 L e ventre des fem m es

Wells, critique envers l’Angleterre victorienne impérialiste


et fasciné par la Révolution russe, était aussi un partisan de
l’eugénisme racial et de classe. Sa nouvelle dénonçait Xhu-
bris, mais plaidait pour une sélection eugéniste. Le docteur
Moreau du xxe siècle, qui ciblait le corps de femmes pauvres
et non blanches, créa une «Maison de souffrance» à file de
La Réunion. La volonté de puissance des médecins s’exprima
dans leur désir d’intervenir directement sur le corps des
femmes pour les punir d’avoir osé être mères d’enfants dont
le nombre menaçait à leurs yeux l’ordre social et racial de l’île.
Dans la nouvelle de Wells, les créatures mutilées du docteur
Moreau se faisaient justice en le tuant. Mais le docteur Moreau
de La Réunion, «L’avorteur des tropiques» comme le nomma
L ’Express, n’avait rien à craindre1. Il ne fut pas condamné.
L’affaire de la clinique de Saint-Benoît ne mit pas fin aux
politiques antinatalistes dans les D O M . L’Etat s’était gardé de
prôner par décret ou par loi des avortements et des stérilisations
forcés, mais s’il échappait ainsi à la responsabilité juridique, il
n’échappait pas à la responsabilité politique qui était totale.
La justice postcoloniale comprit quelle ne devait pas dans ce
contexte condamner durement les accusés. L’objectif demeura
le même, celui de justifier l’impossible développement des
D O M en associant la misère à l’irresponsabilité des femmes
des D O M . La relation entre taux de naissances et pauvreté fut
maintenue, quand les faits pourtant la contredisaient. Le taux
de natalité commençait à baisser rapidement dans les DOM
—car les femmes se saisirent des techniques de contraception
proposées pour échapper à des maternités successives - , bien
qu’aucune politique de développement endogène, aucune
diversification des cultures ou du commerce n’intervînt. Bieni.

i . Jacques D erogy, « L ’avorteur des tropiques», L'Express, 7 - 1 3 décembre


19 7 0 .
L'île du docteur Moreau 57

au contraire, le dispositif de dépendance se renforça en même


temps que la transformation des D O M en sociétés de consom­
mation de biens manufacturés en France. Le discours qui fai­
sait le lien entre nombre d’enfants, analphabétisme, machisme
des hommes réunionnais et oppression des femmes masquait
la longue histoire des inégalités de genre, de classe et de race
dans les DOM .
Cependant, pour mieux comprendre ce qui se déploie
dans les années i960 dans les DO M , il nous faut remonter
à l’après-guerre et mieux cerner le cadre dans lequel s’inscrit
cette première reconfiguration postcoloniale de la République,
pour voir comment émerge le vocabulaire de la surpopulation,
de 1’ impossible développement et de l’idéologie de rattrapage.
2 .
« L’impossible développement »

Les républiques ont toujours tracé les frontières de leur territoire,


en précisant les conditions d’accès à la citoyenneté. La gestion
de l’empire colonial français a exigé que ces éléments soient
une nouvelle fois clarifiés. Il n’est donc pas surprenant qu’à la
sortie de la Deuxième Guerre mondiale, pour se distinguer du
régime de Vichy et de la IIIe République, dans le contexte de
la reconstruction de la France et de l’émergence d’un nouvel
ordre mondial, les dirigeants se soient attelés à l’écriture d’une
nouvelle constitution dans laquelle seraient redéfinis le rôle et
la place des colonies. L’une des ressources de la Nation étant
naturellement sa population, cette réorganisation impliquait
nécessairement une nouvelle gestion de la natalité. La ques­
tion « qui doit naître ? » est donc de nouveau étudiée. Mais on
ne comprendrait pas la façon dont elle s’est posée et surtout
les abus des années 19 70 sans un retour sur l’idéologie qui
soutient la réorganisation de l’espace républicain après 1945.
La Deuxième Guerre mondiale a, pour ainsi dire, changé la
donne. Dans les années 19 2 0 -19 3 0 , les revendications d’éga­
lité dans les colonies n’ont cessé de s’exprimer, notamment
à la conférence de Versailles en 19 19 — des manifestes signés
6o L e ventre des fem m es

par des Vietnam iens, des M arocains ou des Algériens sont


alors envoyés aux puissances organisatrices de la conférence
de Versailles réclamant la présence de délégués de l’empire
colonial français à la Société des N ations, une représentation
à Paris, l’abolition du régime des décrets — ou lors du Congrès
panafricain organisé par W illiam Edw ard Burghart D u Bois
la même année à Paris ; les voix des colonisé-e-s s’élèvent pour
exiger la fin du travail forcé, une vraie représentation...
D ans les années 19 3 0 , en France, des m ouvem ents sociaux
et culturels de la diaspora noire se créent, publient, organisent
des rencontres. La D euxièm e Guerre m ondiale accentue les
sentim ents de frustration, alors que V ich y com m e la France
libre veulent gagner les colonies à leur cause. Les défaites de
la France en Europe et en Asie ont m ontré sa faiblesse, elle
doit faire face à la propagande anticolonialiste du Japon et du
régime nazi, à celle de Vichy, et répondre à la déclaration du
principe d’autodéterm ination des peuples proclam ée par la
C harte de l’A tlantique en 1 9 4 1 . Signée par le Premier ministre
britannique, W inston C hurchill, et le président américain
Franklin Roosevelt, cette charte prom et à tous les peuples colo­
niaux le droit de choisir leur form e de gouvernem ent, une fois
gagnée la guerre contre les puissances de l’A xe. D ans l’empire,
les révoltes contre l’ im pôt ou le recrutem ent poussent le gou­
vernem ent de la France libre à se pencher plus sérieusement
sur le futur de l’em pire colonial.
« La France ne nous a rien donné, pourquoi mourir pour
elle?» demandent les colonisés1. Quand Félix Éboué, gou­
verneur du Tchad, rallie la France libre, le gouvernement lui
confie, ainsi qu’à son commissaire des colonies, René Pleven,

1. C ité dans C h arles-R o b ert A g e ro n , C ath erin e Coquery-Vidrovitch,


G ilbert M eyn ier et Jacques Th o b ie, H istoire de la France coloniale, 19 14-
19 9 0 , Paris, A rm a n d C o lin , 2 0 1 4 , p. 3 1 3 .
L'impossible développement 6 1

le soin d’organiser une conférence qui aura pour tâche de


redéfinir le statut de ces colonies, proposer plus d’autono­
mie, afin que la République s’unisse à elles comme à des
Etats associés. La conférence, qui s’ouvre le 30 janvier 1944 à
Brazzaville, regroupe les représentants des territoires français
d’Afrique, soit vingt hauts fonctionnaires coloniaux, les gou­
verneurs généraux de l’Afrique-Occidentale française (AOF),
de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et de Madagascar,
des responsables des territoires et quelques administrateurs
en chef des colonies. Aucun syndicaliste, aucun intellectuel
africain noir n’assiste au débat. « Il s’agissait de présenter à la
France libérée, [...] au moins une esquisse des évolutions et
des réformes inévitables», écrit Pleven1.
L’inévitabilité des évolutions est admise. Il faut aussi contre­
balancer l’hégémonie nord-américaine et les changements qui
s’annoncent en Europe, en Asie et en Afrique. Les soldats des
colonies, qui constituent bientôt la majorité des troupes de libé­
ration (jeunes Antillais, Réunionnais et Kanaks), ont bravé les
dangers pour rejoindre les Forces françaises libres, des dizaines
de travailleurs indochinois ont été recrutés de force au service
des usines françaises : les ressources de l’empire ont contribué
au budget de guerre, la France a contracté une « dette de sang».
En ouverture de la conférence de Brazzaville, de Gaulle célèbre
cependant les colonisateurs : « Depuis un demi-siècle, à l’appel
d’une vocation civilisatrice vieille de beaucoup de centaines
d’années, sous l’impulsion des gouvernements de la République
et sous la conduite d’hommes tels que : Gallieni, Brazza, Dodds,
Joffre, Binger, Marchand, Gentil, Foureau, Lamy, Borgnis-
Desbordes, Archinard, Lyautey, Gouraud, Mangin, Largeau,
les Français ont pénétré, pacifié, ouvert au monde, une grande

1. René Pleven, Compte rendu de l ’académie des sciences d ’outre-mer, I,


1976, p. 7.
62 L e ventre des fe m m e s

partie de cette A frique noire, que son étendue, les rigueurs


du clim at, la puissance des obstacles naturels, la misère et la
diversité de ses populations avaient m aintenue, depuis l’aurore
de l’H istoire, douloureuse et im perm éable.» Il déclare encore:
« C ’est dans ses terres d’outre-mer, dont toutes les populations,
dans toutes les parties du monde, n’ont pas, une seule minute,
altéré leur fidélité, q u elle [la France] a trouvé son recours et la
base de départ pour sa libération et qu’il y a désormais, de ce
fait, entre la M étropole et l’Em pire, un lien d éfin itif»1.
Les éléments discursifs d ’une recodification sont présents
et ils contiennent toutes les contradictions qui vont s’aggra­
v er: l’absence de condam nation des conquêtes coloniales
vécues com m e meurtrières et destructrices par les peuples
colonisés; l’affirmation du rôle de la France com me guide; la
Françafrique ; l’idéologie d’une France qui éveille et conduit
ceux qui s’élèveront « peu à peu jusqu’au niveau où ils seront
capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres
affaires12». Le futur gouvernement de la République dessine
les contours d’ une postcolonialité qui n’intègre pas le principe
d’ indépendance, mais reconnaît qu’ une étape doit être franchie
dans les relations économiques et politiques entre la France et
ses supposées ex-colonies.
J ’utilise à dessein le terme de «postcolonialité» pour ana­
lyser la mise en œuvre de cette configuration qui préserve
les intérêts économiques, géopolitiques et narcissiques de la
France, mais reconnaît en même temps la nécessité de le faire
avec un nouveau vocabulaire qui n’est plus le vocabulaire colo­
nial de la IIIe République.

1. http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-hom m e/accueil/discours/
pendant-la-guerre- 1940- 1946 /discours-de-brazzaville- 30-janvier- 1944.php
2. Ibid.
L ’im possible développem ent 63

En effet, l’État français de l’après-guerre adhère à la


condamnation universelle du racisme qui s’est imposée à la
suite des crimes contre l’humanité commis par les nazis; il
doit se défaire du discours ouvertement racialiste qui dominait
dans ses relations avec les colonisés, mais ne veut renoncer ni
aux bénéfices de la suprématie raciale, ni aux ressources de ses
colonies, ni à la place que lui donne le pouvoir sur ces terres
dans le nouvel ordre mondial, ni à l’image qu’il a forgée de sa
puissance et de son rayonnement à travers ses possessions. Les
ressources des colonies sont nécessaires à la reconstruction d’un
pays dont les infrastructures ont été durement touchées par les
bombardements et dont la politique industrielle est forcée de
se transformer face à la construction de la Communauté euro­
péenne, à la guerre froide, à la décolonisation et à l’hégémonie
nord-américaine.
Les trois partis sortis vainqueurs des élections d’octobre 1945
pour l’Assemblée constituante disent vouloir appliquer le pro­
gramme du Conseil national de la Résistance (CNR) publié le
15 mars 1944. Intitulé «Les Jours heureux», il prône «l’ins­
tauration d’une véritable démocratie économique et sociale,
impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et
financières de la direction de l’économie1 » et veut étendre
aux colonisés des droits sociaux et politiques. Cette « véritable
démocratie économique et sociale» est contraire au main­
tien d’un espace postcolonial régi par la France. Consciente
cependant de la nécessité de répondre à la contradiction entre
principes et intérêts, la toute nouvelle République propose
à ses colonies «l’Union française», quelle définit dans sa
Constitution de la manière suivante: «La France forme avec
les territoires d’outre-mer et leurs populations d’une part,
et avec les États associés d’autre part, une union librement

1. http://www.comite-valmy.org/spip.phpParticlel3
64 L e ven tre des fem m es

consentie dont les ressortissants jouissent des droits et libertés


de la personne humaine garantis par la présente déclaration1.»
Or, les principes d’égalité et d’union «librement consentie»
sont immédiatement contredits par la Constitution adoptée
le 27 septembre 19 4 6 : «Fidèle à sa mission traditionnelle, la
France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge
à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocra­
tiquement leurs propres affaires. » Il n’est certes plus question
de colonies, mais de «nations et de peuples qui mettent en
com mun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour
développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-
être et assurer leur sécurité»; toutefois, la France garde ses
privilèges, car elle « entend conduire les peuples dont elle a pris
la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer
démocratiquement leurs propres affaires; écartant tout sys­
tème de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous
l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou
collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés»12. Les
expressions «mission traditionnelle», «conduire les peuples»
et «dont elle a la charge» témoignent de la prégnance des
formes de gouvernementalité coloniale, qui vont se traduire de
fait par des politiques d’intervention militaire et d’ingérence
politique, et par la création de vastes réseaux de corruption.
La République ne cessera de considérer les «Etats associés»
comme des États seconds qui n’ont pas à être consultés pour
les grandes décisions. Le gouvernement souhaite en outre que
le maintien d’un post-empire ne lui coûte pas grand-chose.

1. Constitution votée par l’Assemblée le 19 avril 19 4 6 .


2. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/
la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-de-1946-ive-repu-
blique.5109.html
« L'impossible développement » 65

Au moment où la nouvelle constitution est adoptée1,


l’espace républicain se compose ainsi : au sommet, la France ;
puis l’Algérie, constituée de trois départements; les Antilles,
la Guyane et La Réunion, devenues D O M le 19 mars 19 46 ;
les TO M (territoires d’outre-mer), soit l’Afrique de l’Ouest,
Madagascar, l’Afrique équatoriale, la Nouvelle-Calédonie, la
Polynésie française et l’archipel des Com ores; les territoires
associés que forment le Cameroun et le Togo ; enfin les Etats
associés : le Vietnam, le Laos, le Cambodge, l’empire marocain
et la régence de Tunis.
Tout ce bel édifice ne va pas tarder à se craqueler de toute
part, mais ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont l’Etat
pense alors son espace. L’élaboration d’une nouvelle cartogra­
phie de la République française introduit de nouvelles notions,
telles que celles de coopération, de sous-développement, d’aide,
de rattrapage qui justifient la formation d’experts, la création
de bureaux et d’institutions de recherche12... Mais la tension
entre principes et réalité demeure. Quand, en 1949, la toute
nouvelle U N E SC O , que la France a contribué à créer, lance
un programme mondial pour combattre le racisme, auquel
collaborent trois éminents intellectuels français, Claude Lévi-
Strauss, Alfred Métraux et Michel Leiris, et publie une décla­
ration stipulant que les théories relatives à la notion de supé­
riorité raciale sont scientifiquement et moralement infondées,
la République a déjà durement réprimé les insurrections et
manifestations pour l’égalité et la liberté dans ses postcolonies.

1. Le projet de Constitution du 19 avril 1 9 4 6 est rejeté par le peuple


français, par référendum en date du 5 mai 19 4 6 . Le peuple français adopte
la Constitution du 2 7 octobre 19 4 6 par le référendum du 1 3 octobre 1946.
2. Julien Meimon, «Q ue reste-t-il de la Coopération française?»,
Politique africaine, 1 , 2 0 0 7, n° 10 5 , p. 2 7 -5 0 , www.cairn.info/revue-poli
tique-africaine-2007-l-p a g e - 27.htm.
66 L e ventre des fem mes

L’opinion publique française ne se sent pas directement


concernée par les débats autour de l’Union française. Les jour­
naux parlent de l’acheminement du blé de Russie pour combler
les manques du marché français, du débarquement des troupes
françaises au Tonkin, du tribunal de Nuremberg, des procès
des collaborateurs, mais ce sont surtout la reconstruction et le
manque de vivres, l’absence de bois de chauffage, les femmes
qui prennent d’assaut les hangars où sont entreposés des vivres
qui occupent leurs premières pages. Cette indifférence ne
signifie toutefois pas un total désintérêt. Comme le rappelle
l’historien Robert-Charles Ageron, tous les partis politiques
(droite et gauche) adhèrent au maintien d’ un «empire» (même
s’il ne porte plus ce nom) ; bien que largement indifférents à
ce qui se passe dans les colonies, une majorité de Français se
prononcent pour que la France continue à avoir des colonies1
et, s’ ils admettent l’extension des droits de citoyenneté aux
colonisés, ils considèrent que leur administration doit être
faite «au profit de la France12».
Une «mélancolie postcoloniale3» se fait sentir, mais elle ne
s’exprimera pourtant explicitement qu’au x x ie siècle avec le
retour en force de la question de l’identité nationale, des valeurs

1. En 19 49 , à la question posée par l’IN S E E , « Pensez-vous que la France


a intérêt à avoir des colonies?», 81 % des Français répondent oui. Robert-
Charles Ageron et al., Histoire de la France coloniale, 19 14 -19 9 0 , op. cit., p. 414.
2. Ibid, (sondage réalisé en mars 19 46 ).
3. Sur la «mélancolie postcoloniale», voir Paul Gilroy, Postcolonial
Melancholia, New York, Columbia University Press, 2004 ; Jim Cohen et Jade
Lindgaard, « De l’Atlantique noir à la mélancolie postcoloniale. Entretien avec
Paul Gilroy», Mouvements 3, 2007 (n° 5 1), p. 9 0 -10 1, en ligne, https://www.
cairn.info/article_p.ph p?ID _A R TICLE=M O U V_051_0090 ; Jim Cohen « De
la mélancolie postcoloniale à la multiculture : l’antiracisme selon Paul Gilroy»,
in Carlos Agudelo, Capucine Boidin et Livio Sansone (éd.), Autour de
l ’«Atlantique noir». Une polyphonie de perspectives, Paris, Éditions de l’IHEAL,
2 0 15 , p. 19 1-2 0 2 .
L ’impossible développem ent 67

nationales, la création d’un ennemi intérieur, le musulman, et


l’islamophobie. Avec cette reconfiguration, des freins sociaux,
psychologiques et culturels font obstacle au nécessaire travail
de deuil que la perte de l’empire colonial aurait dû entraîner.
Le racisme structurel demeure ainsi largement impensé, ren­
voyé à l’extrémisme, à la plèbe, alors que l’idéologie racialiste
a pénétré les classes dirigeantes, des groupes d’intellectuels, de
scientifiques, d’artistes. Si la race n’existe pas, «la notion de
race est utilisée pour articuler une réponse plus générale à un
certain type de crise politique et économique, une crise “grams-
cienne” , permanente, où le racisme apporte des moments de
certitude1 ». Admettre que le racisme est un «problème central,
en soi, constitutif de relations sociales spécifiques12» permet
alors d’analyser sous un nouveau jour des relations sociales
comme celles que nous étudions ici, les avortements forcés des
années 1970.
Dans les colonies, les demandes d’égalité portent à l’Assem­
blée constituante des partisans de la fin de l’empire colonial.
À La Réunion, sur les trois élus ayant remporté les élections
de 19 4 5 , deux partisans prônent la transformation de la colo­
nie en département. Il en est de même pour les Antilles et
la Guyane. Ensemble, ils défendent une proposition de loi
qui instituerait la Guadeloupe, la M artinique, La Réunion
et la G uyane française en départements français. Ils dressent
un tableau très sombre de l’état de leurs sociétés où sévit la
misère, où l’éducation, la santé, les logements et les droits
se trouvent dans un état lam entable... après trois cent ans
de colonisation française. Ils prônent une exploitation plus
équitable des terres cultivables, la fin du colonat partiaire, la

1. Jim Cohen et Jade Lindgaard, «D e l’Atlantique noir à la mélancolie


postcoloniale. Entretien avec Paul G ilroy», art. cité.
2. Ibid.
68 L e ventre des fem m es

tran sform ation du systèm e bancaire local (établi à la suite de


l’abo lition de l’ esclavage pou r accueillir les indem nités ver­
sées aux propriétaires d ’ esclaves) et la création d ’ un office sur
leurs produ its d ’exportatio n où siégeraient des « représentants
qualifiés des organ isations ouvrières et p aysan n es1 ». Aucune
de leurs prop osition s n’ est retenue. A u cours du débat, les
représentants du gouvernem ent posent la question qui est
p ou r eu x centrale : quel sera, pour les Français, le coût de cette
in tégration ? Q u el effort financier la I V e R épu bliq u e devra-t-
elle engager alors q u e lle a la reconstruction de la France pour
prem ier o b jectif?
PierreT ru ffau t, député M R P et rapporteur de la Com m ission
des finances et du contrôle budgétaire, déclare qu’ il faut, avant
de se prononcer sur le projet de loi, déterm iner le coût exact
qu’ entraînerait le classement des colonies en départements.
L a com m ission réserve donc son avis12. M ari us Moutet,
m inistre de la France d ’outre-mer, s’ inquiète de l’ intégration
de 8 0 0 0 0 0 à 9 0 0 0 0 0 personnes «dans la masse de celles qui
bénéficient de l’ application des lois sociales et notam m ent des
lois sur les assurances sociales», alors que la France connaît
des «com pressions budgétaires considérables»3. L a priorité
doit aller aux Français qui ont souffert des privations et des
destructions de la guerre et non aux citoyens des outre-mer,

1 . Prosper Eve (éd.), U n transfert culturel à L a Réunion, l ’idéal républi­


cain, Sain t-D e n is, L a R éunion, O céan Editions, 2 0 0 9 , p. 1 5 .
2. Françoise Vergés, L a L o i du 19 mars 19 4 6 . Les débats à l ’Assemblée
constituante, Sain t-D en is, L a R éunion, Etudes et docum ents 19 4 6 -19 9 6 ,
1 9 9 6 , p. 8 5 - 8 6 . D es dissensions apparaissent parm i les élus des vieilles colo­
nies, certains craignent que le statut de départem ent n’apporte pas les résul­
tats escom ptés.
3. M arius M o u tet ( 1 8 7 6 - 1 9 6 8 ) fut m inistre des C olonies de 1 9 3 6 à
1 9 3 8 . Il militera pour la création du F I D E S , le Fonds d ’ investissement pour
le D éveloppem ent Eco n o m iq u e et Social des territoires d ’outre-mer.
«L ’impossible développement» 69

alors même que les sociétés des Antilles et de La Réunion ont


connu des privations considérables et que la guerre est par­
tout responsable d’une augmentation de la pauvreté. Malgré
les réticences à l’application de l’égalité sociale, la proposi­
tion de loi est adoptée à l’unanimité le 19 mars 1946, dans
l’indifférence générale de l’opinion française. L’argument du
coût de l’égalité (encore une fois, il fallait préserver les intérêts
français mais sans que cela ne coûte trop cher à l’Etat) est
évoqué en même temps que celui de la surpopulation et de
l’impossible développement des outre-mer pour justifier des
politiques de non-développement économique, de contrôle
des naissances et d’organisation de la migration. Autrement
dit, dès 1946, un choix politique est fait.
Dans les nouveaux départements, la situation inquiète
pourtant des représentants du gouvernement. À La Réunion,
le préfet Paul Démangé dénonce en novembre 1947 «l’état
sanitaire effrayant de la population1 ». En 1948, la ministre
de la Santé publique et de la Population, Germaine Poinso-
Chapuis, missionne l’inspecteur général Jean Finance pour
faire le point sur la situation sanitaire dans les D O M afin
d’en tirer des préconisations dans le champ médico-social. Il
arrive à La Réunion peu de temps après le cyclone dévastateur
de 1948. On lui annonce que la population est impaludée à
95 %, quelle détient le record national de consommation
d’alcool par habitant, quelle est ravagée par la lèpre, la syphi­
lis, la typhoïde...

1. Cité dans «Les politiques en matière d’action sociale à La Réunion


depuis 19 4 6 : un survol historique », document en ligne, http://www.irtsreu-
nion.fr [consulté le 6 octobre 2 0 14 ].
7o L e ventre des fem m es

Q uand l’ inspecteur général rend son rapport, c’est pour­


tant «la surpopulation de La R éu n ion » qu’il souligne dès les
prem ières p ages1. «Perm anente et définitive», cette su rpo­
pulation est posée com m e un problèm e crucial à résoudre,
d ’autant, poursuit l’ inspecteur, qu’il est im possible d ’augm en­
ter la surface cultivée et quasi im possible d ’augm enter les res­
sou rces2. La «seule solution en face de facteurs constants de
surpopulation, c’est l’exportation de population, qu’elle soit
définitive ou tem poraire3», conclut-il, vers M adagascar, vers
des régions peu peuplées de l’A frique occidentale française
ou vers l’O céan ie4.
C om m e la «m édiocrité sans issue» et la «som nolence intel­
lectuelle et sociale» du pays encourage la classe m oyenne à
partir, l’île se retrouve privée de son élite. O utre l’ém igration
organisée, Finance préconise un contrôle de la dém ographie
et, pour répondre à l’« insuffisance notoire de m édecins, de
personnel qualifié, l’indigence des établissements hospita­
liers, la quasi-inexistence d ’un service d’hygiène, l’absence
de moyens de transport sanitaire5», il propose de n’envoyer
à La Réunion que «des fonctionnaires d ’élite6». Rapports et
articles soulignent tous l’abandon de La Réunion — le journal
Le M onde écrit même : « O n ne s’explique pas pareil abandon :

1 . Le rapport est publié dans son intégralité dans R aoul Lucas et M ario
Serviable, L ’E ncastrement dans la France. Regards croisés sur la départem en­
talisation de La Réunion, Saint-D enis de La Réunion, Editions A R S Terres
Créoles, 2 0 1 6 , p. 2 3 - 7 2 .
2. C ité par Raoul Lucas et M ario Serviable, op. cit., p. 2 6 -2 7 •
3. Ib id., p. 28.
4. Ib id ., p. 29.
5. Ib id., p. 30.
6. Ib id., p. 68.
L ’impossible développement 7i

indifférence ou incapacité, négligence ou sabotage'?» - mais


aucun ne met en cause le colonialisme français.
Mais l’inégalité héritée du régime colonial va mobiliser les
sociétés des D O M et entraîner de véritables soulèvements:
grandes grèves de travailleurs d’usines, du rail, des docks et
des planteurs, et celles menées par les fonctionnaires locaux
dans les années 19 48-19 53, qui prennent comme objectif
l’obtention des mêmes privilèges (salaires, bonus) que ceux
des fonctionnaires venus de France. Pour ces derniers, l’outil
de mesure de l’égalité est la position occupée par le Français
colonial. Dans le monde colonial, les fonctionnaires métropo­
litains coloniaux étaient bénéficiaires de majorations de salaire
auxquelles s’ajoutaient des primes à l’éloignement, au démé­
nagement et à l’ installation. Ces dispositifs avaient été mis en
place pour attirer les candidats dans ces terres où sévissaient
la malaria et d’autres maladies, où l’on manquait d’infrastruc­
tures de santé et d’éducation, et où vivaient des « colonisés » ;
en d’autres termes, des êtres pas tout à fait civilisés.
La littérature coloniale abonde de récits sur l’ennui des
fonctionnaires coloniaux confrontés à une population qu’ils
ne comprennent pas et à des colons qu’ils méprisent. Or, c’est
l’entrée dans une structure profondément coloniale sur le plan
culturel et social que réclament les grévistes. Là où les travail­
leurs se battent sur le plan social anticapitaliste et anticolo­
nial, les fonctionnaires choisissent le plan de l’assimilation au
régime colonial. Ils appuient leur revendication sur l’argument
de l’égalité de traitement et la vie chère, mais, en cherchant à
aligner leurs émoluments sur ceux associés à la vie coloniale1

1. Cité par Gilles Gauvin, «Approche de l’identité réunionnaise par


l’étude d’une culture politique: le R. P. F. à l’île de La Réunion», art. cité,
p. 290.
72 L e ventre des fem m es

(bonus pour l’éloignement, la santé, le logem ent), ils vont


contribuer à entériner la colonialité républicaine.
Une première grève a lieu en mai 19 48 à La Réunion, suivie
par la quasi-totalité des fonctionnaires1. Elle n’obtient pas de
résultat, car, pour l’État, « il n’était pas possible d ’étendre au per­
sonnel contractuel des D O M le régime de rém unération dont
bénéficiaient leurs collègues de la métropole. L’extension du
régime métropolitain aurait exercé selon le gouvernem ent “une
répercussion néfaste sur les salaires locaux du secteur privé” 12».
Une nouvelle grève est déclenchée en 19 5 0 , qui conduit cette
fois à l’adoption d’une loi, le 3 avril 19 5 0 , accordant aux fonc­
tionnaires affectés en Guadeloupe, à la M artinique, en Guyane
et à La Réunion une majoration de traitement de 25 %. Mais
le maintien de la distinction entre «cadre local» et «cadre
métropolitain » entraîne une polémique.
A la tribune de l’Assemblée nationale, A im é Césaire proteste
contre cette distinction : « La notion de “cadre local” est injuste,
humiliante et discrim inatoire: si plus favorisé, plus instruit,
l’Antillais ou le Réunionnais échappe à la servitude de la glèbe,
il deviendra petit fonctionnaire et injustem ent repoussé des
cadres généraux auxquels ses diplômes français devraient lui

1. Il est important de souligner que cela concernait les fonctionnaires


français aux colonies, puisque les fonctionnaires français de Y Hexagone ne
bénéficiaient pas de ces majorations.
2. Raoul Lucas, « L a grève générale et illimitée des instituteurs à l’île
de La Réunion en 1 9 5 3 » , Education et sociétés, 2 0 0 7 /2 , n° 20 , p. 4 7 -5 9 ,
https ://w w w .cairn .in fo /re v u e-ed u catio n -et-so cie te s-20 0 7-2-p ag e-47.h tm .
Le « fonctionnaire d ’origine m étropolitaine se voyait accorder une indemnité
d ’éloignement de 40 % , une indem nité de recrutement de 2 5 % , une indem­
nité d ’ installation représentant six mois de traitement et diverses aides maté­
rielles ». Voir, du même auteur, Bourbon à l ’É cole, 1 8 1 5 -1 9 4 6 , Saint-Denis,
La Réunion, O céan Editions, 1 9 9 7 , et « L e développem ent de la scolarisa­
tion.. . un cas d ’Ecole ? », in Azzedine Si M oussa (éd.), L ’E cole à L a Réunion.
Approches plurielles, Paris, Karthala, 20 0 5.
L ’impossible développement 73

donner accès, refoulé dans les cadres dits “ locaux” . Humilié


et désarmé, il végétera, soumis à toutes les brimades d’une
administration impitoyable. [...] La notion de “cadre local”
est une survivance contre laquelle doivent s’élever tous ceux
qui, comme nous, sont partisans de la doctrine : à diplôme égal
ou à travail égal, salaire égal1. »
En février 1 9 5 1 , la fuite d’un rapport écrit par des chefs
de service de la Martinique, alors tous des hommes blancs et
métropolitains, soulève la colère de la population \ Ils décrivent
leur situation en ces termes : « Il existe peu de locaux habitables
par des Européens [...]. Ce pays est très en retard au point de
vue de son évolution économique et sociale. Les réalisations
médico-sociales sont celles du siècle dernier... Au point de
vue de l’habitat, le métropolitain, astreint à subir ce climat
tropical, ne peut, par ses conditions de vie antérieures, ses dif­
ficultés d’adaptation, supporter de vivre lui et sa famille dans
la case, habitat normal de la grande masse de la population...
Si l’Européen veut garder son autorité indispensable au bon
accomplissement de sa tâche, il doit veiller particulièrement à
son vestiaire, d’où des frais supplémentaires123. »
Le vocabulaire colonial des chefs de service, leur arrogance
et leur morgue sont mis en accusation par les élus anticolonia­
listes4. Une nouvelle grève débute le 15 mai 19 5 3 , soutenue
par les partis communistes des quatre départements, par une

1. Archives de l’Assemblée nationale, 2 6 février 19 4 6 .


2. À La Réunion, des Réunionnais occupaient quelques rares postes de
chefs de service mais le sentiment d’injustice n’en était pas moins grand.
3. Cité dans Jo u rn a l officiel, http://archives.assemblee-nationale.fr/6/
qst/6-qst- 1980- 05- 05.pdf, et dans http://www.union-communiste.org/PDE-
archp-show-2013- 1- 1782- 6658-x.h tm l.
4. C ’est à ce m om ent que le gouvernement choisit d’étendre l’indemnité
d’installation du fonctionnaire métropolitain à son conjoint pour une durée
de neuf mois.
74 L e ventre des fem m es

m ajorité des travailleurs du privé et par des maires et conseil­


lers gén érau x1. Elle a pour but l’octroi à tous les fonctionnaires
d’une m ajoration de 65 % en lieu et place de la m ajoration
d’alors de 25 %, l’extension aux D O M des allocations fam i­
liales de la m étropole, l’extension des indem nités d ’installation
à tout fonctionnaire muté à plus de 3 000 kilom ètres de son
départem ent d’origine et enfin l’ uniform isation du régime
des congés adm inistratifs. La grève est présentée par ses par­
tisans com m e le prolongem ent des luttes anti-esclavagistes et
anticoloniales.
E n M artinique, le journal com m uniste Ju stice écrit: «Le
com bat que m ènent depuis trois jours les fonctionnaires
m artiniquais ne se différencie pas de la lutte que depuis trois
siècles notre peuple mène inlassablement contre la discrim ina­
tion raciale et l’égalité des droits12», et, à La Réunion, pour le
journal L e Progrès, « les Créoles ne veulent plus être traités en
enfants pauvres, en enfants bâtards de la fam ille française3».
La grève prend fin le 20 juillet, l’ indem nité d ’installation est
abrogée et l’indem nité de vie chère augm entée. Les fonction­
naires locaux des D O M ont gagné. Ils ont obtenu l’extension
des indem nités coloniales à tous les fonctionnaires d’Etat tra­
vaillant dans les outre-mer. U n décret du 22 décem bre 19 53
accorde un com plém ent dit «tem poraire» de 5 %, bientôt
porté à 15 % en G uadeloupe, en M artinique et en G uyane par

1. À L a R éunion, la grève rassemble largem ent, des com m unistes aux


anticom m unistes, ces derniers s’appuyant sur l’ opposition historique des
colons au pouvoir de l’Etat, se nourrissant progressivem ent au x x e siècle
d ’ une position anti-zorey.
2. C ité par Jacques D u m o n t, in LA m ère-Patrie. H istoire des Antilles fra n ­
çaises au XXe siècle, Paris, Fayard, 2 0 1 0 , p. 1 7 4 .
3. Raoul Lucas, « L a grève générale et illim itée des instituteurs à l’île de
La R éunion en 1 9 5 3 », art. cité, https://w w w .cairn.info/revue-education-et-
so c ie te s-2 0 0 7 -2 -p a g e -4 7 .h tm .
L ’impossible développement» 75

un décret du 28 janvier 19 57 . En mars 19 57 , un décret porte


ce complément à 10 % et institue un index de correction visant
à couvrir le risque de dévaluation du franc C FA par rapport au
franc métropolitain. Finalement, un décret du 22 juin 19 7 1
étend cet index à l’ensemble de la rémunération (majoration
de traitement et complément temporaire com pris)1. Ces
mesures sont ensuite appliquées à tous les territoires des outre­
mer. Dès 1968, un fonctionnaire à La Réunion touchait plus
du double de ce que touchait son collègue en France, compte
tenu de la valeur du franc C FA et des divers indices et primes
de toute sorte qui venaient s’additionner à son salaire. Il béné­
ficiait périodiquement de congés payés en France pour toute
sa famille, tous les deux ans pour les métropolitains, tous les
cinq ans pour les fonctionnaires des D O M 12.
Ces grèves ont abouti principalement grâce aux institu­
teurs, qui, non seulement constituent la majorité de la fonc­
tion publique - en 1947, «sur les 3 400 agents de la fonction
publique recensés à La Réunion, 1 150 sont des personnels de
l’Instruction publique dont 780 instituteurs et institutrices3 » —,
mais dont les dirigeants appartiennent à la Ligue des droits de
l’homme et à la franc-maçonnerie, toutes deux engagées dans
le combat pour la départementalisation. Très organisés, repré­
sentant une petite bourgeoisie éduquée et laïcisée qui aspire à
l’égalité avec ses semblables de la métropole, les instituteurs
occupent une place importante dans des sociétés encore sous
la coupe des grands propriétaires terriens et de leur soutien,
les curés. Ils défendent la laïcité, inséparable de la lutte pour

1. Rapport public annuel de la Cour des comptes, février 2 0 1 5 , p. 32 4 .


2. Dans Le Cœur à rire et à pleurer, Paris, Pocket, 2 0 0 1, Maryse Condé
se souvient de ces congés familiaux.
3. Raoul Lucas, «L a grève générale et illimitée des instituteurs à l’île de
La Réunion en 1 9 5 3 », art. cité, https://www.cairn.info/revue-education-et-
societes-2007-2-page-47.htm .
76 L e ventre des fem m es

1 égalité et contre 1 hégémonie de la classe des propriétaires,


prônent 1 accès pour tous à l’éducation, et sont profondément
républicains. Seule « l’instruction fera du peuple réunionnais,
un mouton beaucoup moins susceptible d’être tondu par la
bourgeoisie», déclare l’instituteur et syndicaliste Benjamin
H oareau 1. Les instituteurs créent des programmes de soutien
scolaire pour les enfants des classes populaires, et leurs écoles du
soir permettent à nombre de ces jeunes d’obtenir leur brevet.
Ils ouvrent des colonies de vacances pour les enfants de familles
pauvres, encouragent la lecture, diffusent des idées émancipa­
trices et sont très actifs dans le mouvement anticolonial. La
population les sollicite pour les représenter aux élections et
dans les syndicats. Ils sont au cœur des luttes pour l’égalité
sociale, et l’obtention de la majoration qu’ils défendent est
perçue comme la réparation d’ une discrimination coloniale.
Mais l’égalité apparaît ici comme le rattrapage de ce qui
est posé comme enviable. Dans l’espace colonial, l’envié est
le colon français; être son égal, c’est renverser l’ inégalité colo­
niale fondée sur la ligne de couleur. Le référent de la lutte reste
le « métropolitain/colonial», ses privilèges, ses normes. On
peut donc s’interroger sur le choix de l’alignement sur la loi
coloniale plutôt que sur l’exigence de son abolition. Les consé­
quences de cette lutte, que les grévistes n’avaient peut-être pas
prévues, vont lourdement peser sur l’organisation sociale. Une
classe moyenne constituée de fonctionnaires d’Etat émerge,
et son style de vie, ses choix culturels, économiques et poli­
tiques vont contribuer à consolider la colonialité et à installer
la société de consommation. Les majorations de salaire vont,
d’une part, permettre à cette classe moyenne d’accéder aux
biens de consommation importés de France et, d’autre part,i.

i . À 1assemblée générale de la section dionysienne de la Ligue des droits


de l’homme, le 12 juillet 19 3 6 .
L ’impossible développement 77

établir durablement un écart culturel, social et économique


entre la fonction publique et le privé, où les salaires resteront
longtemps en deçà de la moyenne nationale. Alors que la
terre et l’industrie vont offrir de moins en moins d’emplois,
l’entrée dans la fonction publique va représenter de plus en
plus sécurité de l’emploi, statut social, accès à des privilèges
et possibilités de consommation. Une classe émerge ainsi qui
va pouvoir faire valoir ses choix, ses opinions et ses désirs. Elle
accédera lentement au pouvoir, transformant le paysage poli­
tique, social et culturel réunionnais. L’organisation des classes
sociales se trouve perturbée par cette ascension.
Cette classe va chercher en effet à s’imposer dans une société
toujours dominée par les descendants de grandes familles de
colons blancs. Elle descend de migrants ou de pauvres blancs,
et demande, dans les années 1970, la reconnaissance des
contributions de ses ancêtres, reprenant à son compte les luttes
historiques des classes populaires pour la langue, la culture, les
rites. Devenir fonctionnaire est la promesse d’une ascension
sociale et raciale, et donc d’un statut qui autorise à se distinguer
du passé des ancêtres, pauvres, ignorés et dédaignés. Dans la
diversification sociale qui s’opère, des commerçants non blancs,
dont les ancêtres sont venus du Gujerat, du sud de l’Inde ou
de Chine, et sont citoyens français s’organisent: face au refus
que la seule banque régionale existant alors oppose à leurs
demandes de prêts, ils créent des «tontines» et des coopéra­
tives pour contourner l’hégémonie des grands groupes blancs1.
Car les usines appartiennent toujours aux grandes familles
blanches et les banques pratiquent la discrimination ethnique
au crédit. Mais, lentement, l’emprise des «Gro-Blan» sur le
monde politique, culturel et économique s’estompe. Dans les

1. Hai-Quang H o, 3 8 chefs d'entreprise de La Réunion témoignent, Sainte-


Clotilde, La Réunion, Editions Azalées, 2 0 0 1. Voir notamment les pages 294,
367, 39 0 -39 2, 4 16 .
78 Le ventre des femmes

années 1960-1970, des non-Blancs, membres des nouvelles


classes moyennes qui émergent et accèdent à des responsabili­
tés, vont soutenir le programme antinataliste et contribuer à la
politique de contrôle de la natalité dans les classes populaires.
L’existence de cette nouvelle classe et l’arrivée massive de
fonctionnaires français, qui occupent majoritairement les
postes de décision, vont donner lieu à de nouvelles fortunes,
bâties notamment sur l’importation et le commerce de biens
de consommation de grande valeur, la création de services, et
la transformation du paysage urbain. En effet, pour répondre
aux désirs et besoins naissants, le taux d’importation de pro­
duits manufacturés augmente en même temps que leur coût
en raison du montant du transport depuis la France. Pour
exister, il faut acheter des biens de consommation «comme
en métropole». La «métropole» exerce un grand attrait: la vie
«à la française», avec ses goûts, ses modes, ses pratiques, offre
l’occasion de se distinguer d’un goût jugé peu sophistiqué,
encore trop «créole». A La Réunion, en 1964, déjà plus de
68 % des importations arrivent de France1. Les bénéfices des
compagnies de transport et de distribution se multiplient, et
les familles qui avaient acquis leur richesse par l’exploitation
des esclaves et des engagés se reconvertissent dans l’importa­
tion et la vente de produits français (voitures, ameublement,
vêtements). Elles ne peuvent cependant en garder le monopole
et de nouveaux magasins s’ouvrent dont les propriétaires sont
des Zarab, des Sinwa ou des Malbars12.

1. Chiffres IE D O M cités dans «Les D O M , défi pour la République,


chance pour la France, 100 propositions pour fonder l’avenir (volume I, rap­
port)», Sénat, 2009, http://www.senat.fr.
2. Les Malbars, on l’a vu, sont des Hindous venus comme engagés et en
moindre nombre comme migrants, les Zarab sont les descendants d’indiens
musulmans du Gujarat et les Sinw a des descendants d’engagés ou migrants
chinois.
L ’impossible développement 79

Dans une argumentation parfaitement tautologique, on


justifie la surrémunération par le coût des marchandises, dont
l’importation est justifiée par la demande des fonctionnaires.
Le maintien des majorations de salaire devient un argument
économique: il produit du travail (domestiques, jardiniers,
caissières de supermarché, employés de commerce...) et sou­
tient les entreprises d’importation, le commerce et la consom­
mation. L’avènement de la société de consommation ne profite
pourtant pas à l’économie réunionnaise. Comme le soulignent
des économistes, les primes et majorations de rémunérations
repartent sous forme de bénéfices aux entreprises françaises et
aux grands groupes de distribution. Les chiffres de l’Institut
d’émission des départements d’outre-mer sont à ce sujet par­
lants : en 1 9 5 5, 4,40 milliards de francs CFA étaient « rapatriés »
en France, en 1962, 10 ,10 5 milliards de francs (le CFA avait
été supprimé) et, en 1967, 25,285 milliards de francs. Cette
dynamique n’a fait que s’accentuer. Aujourd’hui, le montant
des importations atteint 300 millions d’euros1. L’aide apportée
par l’Etat ou l’Europe à la construction d’infrastructures est
reversée aux grands groupes français du BTP. En résumé, les
transferts bénéficient d’abord au capitalisme français.
L’écart produit entre le public et le privé, pourtant dénoncé
dès les lendemains de la départementalisation, reste un sujet de
contentieux. Dès 1958, un rapport des Renseignements géné­
raux soulignait que les salaires du privé étaient inférieurs de
17 % à ceux de la France, alors même que le coût de la vie était
de 65 % supérieur à celui de Paris12. Dans le privé, les salaires

1. Pour donner un ordre de comparaison, le montant des exportations


françaises à Cuba est de 2 50 millions d’euros. L’île de La Réunion dépasse
donc Cuba.
2. Jacques Dum ont, L ’A mère-Patrie. Histoire des Antilles françaises au
xxr siècle, op. cit., p. 17 6 .
8o Le ventre des fem m es

ont longtemps été maintenus au-dessous du SM IG national1.


De fait, la majoration a accentué «les écarts entre les travail­
leurs du privé et ceux du secteur public et entre les travailleurs
réunionnais et ceux de métropole», ainsi que le fait remar­
quer l’historien réunionnais Prosper Eve1. La majoration*23 a
eu comme effet de briser le front anticolonial fonctionnaires/
ouvriers/paysans des années 1940 -1950. «Les ouvriers qui
ont collaboré en 19 36 et 19 3 7 et au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale avec les fonctionnaires les regardent désor-

x. Salaire minimum interprofessionnel garanti institué le 1 1 février


1 9 5 0 devenu S M I C en 19 70 .
2. Prosper Ève, Tableau du syndicalisme à La Réunion de 19 12 à 1968,
Saint-Denis, La Réunion, Éditions C N H , 1 9 9 1, p. 62.
3. Aujourd’hui, dans les D O M , les fonctionnaires touchent un traite­
ment indiciaire brut majoré de 25 % (hors congés bonifiés). S ’y ajoute un
complément dit « temporaire » de 15 % aux Antilles et en Guyane (+ 40 % en
tout) et de 10 % à La Réunion avec un indice de correction 1 ,1 3 8 (+ 53 %
en tout), 84 % à Tahiti et un salaire multiplié par 3 à Saint-Pierre-et-
Miquelon. Une indemnité particulière de sujétion et d’installation (IPS) est
attribuée aux fonctionnaires d’État et aux magistrats titulaires ou stagiaires
affectés en Guyane et dans les îles de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy
(Guadeloupe), s’ils y accomplissent une durée minimale de 4 années consé­
cutives de service. Elle équivaut à 16 mois de traitement indiciaire, payable
en trois fractions. Une réforme en cours d’étude interministérielle pourrait
la remplacer par une «indemnité de sujétion géographique». L’indemnité
d’éloignement correspond à 5 mois de traitement en Nouvelle-Calédonie et
en Polynésie, 6 mois à Saint-Pierre-et-Miquelon et 9 mois à Wallis et Futuna,
jusqu’à 80 % de salaire en plus parfois pour une famille. http://infos.emploi-
public.fr/dossiers/devenir-fonctionnaire/les-fonctionnaires-dans-les-dom-
tom/pourcentage-ou-coefficients-des-remunerations-majorees/apm-2236/
[consulté le 1 2 septembre 2 0 14 ]. Voir la page du SN E SU P , www.snesup.fr,
précisant les taux de majoration de salaire et des frais de déménagement
sans aucune remarque sur son histoire. Sur http://www.carrieres-publiques.
com/, des informations sur «l’Eldorado» que sont les outre-mer. Les primes
coûtent plus de un milliard d’euros par an au budget national.
L ’impossible développement 81

mais avec méfiance», a encore écrit Prosper Eve1. En résumé,


la diversification sociale qui s’opère dans les années 1960-1980
donne à un groupe l’accès à une vie fondée sur l’imitation de
la vie de la classe moyenne en France; elle entraîne l’arrivée
massive de fonctionnaires français, sépare peu à peu la classe
des fonctionnaires réunionnais des classes populaires dont ils
étaient souvent issus, et renforce à la fois l’idéologie de l’assi­
milation et le discours sur l’irresponsabilité des classes popu­
laires selon lequel, notamment, les femmes font trop d’enfants
sans être capables de s’en occuper et les hommes profitent de
«l’argent braguette12».
Des dirigeants syndicaux prennent bientôt conscience des
effets pervers de la surrémunération. En 1958, l’instituteur et
syndicaliste Jean-Baptiste Ponama, qui fut un dirigeant com­
muniste avant de se séparer du PCR, publie dans un bulletin
du SN I un appel à l’indépendance, couplé d’un appel à la sup­
pression des majorations des fonctionnaires. Mais les fonction­
naires, très présents dans les partis communiste et de gauche
comme dans les syndicats, résistent à la remise en cause radicale
de l’économie engendrée par les majorations. Toutes les propo­
sitions en ce sens sont rejetées. Dans un monde où le travail est
plus en plus précaire, les majorations et la sécurité de l’emploi
dans le service public deviennent inévitablement attractives.
Mais en devenant le modèle à imiter - « ce que souhaitent faire
tous ceux qui ont un revenu fixe, ce que souhaiteront faire tous
ceux qui disposent de ressources insuffisantes pour s’élever au-
dessus du seuil de la survie3» - , cette classe sociale devient un

1 . Prosper Ève, Tableau du syndicalisme à La Réunion de 19 12 à 19 6 8,


op. cit., p. 62.
2. Surnom donné aux allocations familiales.
3. Joseph Pelletier, « La Chaloupe, île de La Réunion : une société créole.
Stratégies individuelles et hiérarchie des réseaux», thèse de 3 ' cycle, E H E S S ,
82 L e ventre des fem m es

«véritable su pport de la p olitiq u e d ’assim ilation ». La défense


du statu quo - préservation de la surrém unération - prim e dès
lors sur l’ intérêt g é n é ra l1.
D an s le m êm e tem ps, les m ouvem ents anticolonialistes
dans les D O M se renforcent à partir de la critiqu e de la loi
de 19 4 6 . L’idée que la loi de départem en talisation de 19 4 6
a été, «dès le départ, une inad équ ation écon om iqu e et une
illu sion idéologiq u e com plète» est au cœ ur des d éb ats1. La
guerre d ’A lgérie a donné lieu à une nouvelle offensive contre le
colon ialism e français et le racism e. D es dirigeants de droite et
de gauche ont été partisans de l’A lgérie française, dém ontrant
au x p ostcolon iau x que le choc en retour du racism e colonial
sur la société française, décrit par A im é C ésaire dans Discours
sur Le colonialisme, est toujours vivace. L a lutte du peuple algé­
rien m ob ilise les m ouvem ents an ticolon iau x dans les D O M .
D es originaires des D O M soutiennent pu bliq u em en t le F L N ,
com m e A im é C ésaire, M arcel M an ville ou Jacqu es Vergés. Des
A n tillais rejoignent m êm e les rangs du F L N com m e Frantz
Fanon , ou désertent com m e S o n n y R u paire, R o lan d Thésauros,
D an iel B o u km an ou G u y C ab o rt.
Si le com bat dans les D O M se définit com m e anticolonia­
liste, c’ est p ou r bien souligner que la départem entalisation n’a
pas accom pli de rupture avec l’ordre ancien, qu’ une véritable
décolonisation des savoirs et des pratiques n’a pas eu lieu. La
presse anticolon iale jo u e un rôle très im p ortan t en d iffu sa n t-e n
M artin iq u e, en G u ad elo u p e, en G u yan e et à L a R éu n ion - les
paroles des théoriciens du tiers-m ond e, celles des travailleurs,
mais aussi celles des « gens d ’ en bas », des subalternes - femmes*12

1 9 8 3 , P- 32.3- C ité par S o n ia C h a n e -K u n e , L a R éu n ion n ’est plu s une île,


Paris, L’ H arm attan , 1 9 9 6 , p. 1 6 5 - 1 6 6 .
1 . V o ir la page du S N U i p p - F S U de L a R é u n io n : h ttp :// 974 .snuipp.fr.
2. Jean-Pierre Sain to n , h ttp ://d o rm irajam a is.o rg [consulté le 9 décembre
2 0 14 ].
L ’impossible développement 83

ouvrières agricoles, domestiques, ouvriers, paysans - et en


dénonçant les abus, les inégalités et le racisme colonial. A la fin
des années 1950, des partis communistes locaux remplacent les
fédérations du Parti communiste français - Parti communiste
martiniquais (1957), Parti communiste guadeloupéen (1958),
et Parti communiste réunionnais (1959). D ’autres partis
voient le jour comme le Parti progressiste martiniquais (1958).
Un communisme d’en bas, populaire, des «Sud» émerge, qui
croise la lutte anti-impérialiste et anticolonialiste avec la lutte
antiraciste et anticapitaliste.
Des mouvements féministes comme l’Union des Femmes de
La Réunion (UFR), l’Union des Femmes guadeloupéennes et
celle de Martinique sont très actifs. Ils défendent un féminisme
matérialiste, qui ne veut pas effacer de son agenda les questions
de justice sociale. Ces femmes ont conscience que les hommes
de leur pays sont exploités par le même régime qui les opprime,
qu’ils sont des cibles de la violence raciste. C ’est à partir de
ces positions quelles critiquent la violence des hommes et la
détresse des femmes. Elles n’adhèrent pas à un féminisme qui
élude l’histoire de la ligne de couleur dans l’organisation mon­
diale du travail et la gestion du ventre des femmes.
Parallèlement, des mouvements anticolonialistes non com­
munistes apparaissent. En 19 6 1, est créée l’Association générale
des étudiants guadeloupéens (AGEG) qui donnera naissance,
en 1963, au Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe
(G O N G ); en 1962, le Front andllo-guyanais pour l’autono­
mie (FAGA ou FAG) et l’Organisation de la jeunesse anticolo­
nialiste martiniquaise sont créés. Ils ont pour but la libération
nationale1. Tous ces mouvements rejettent la forme de post-

1. Voir l’interview de l’historien Jean-Pierre Sainton, http://dormira


jamais.org [consulté le 9 décembre 2 0 1 4 ]; Le Procès des Guadeloupéens.
18 patriotes devant la Cour de sûreté de l ’É tatfrançais, édité par C O .G A .S O .D ,
84 Le ventre des fem m es

colonialité imposée par les gouvernements de la République


française. Ils dénoncent les morts de décembre 19 59 et de
mars 19 6 1 à Fort-de-France, de mai 19 6 7 à Pointe-à-Pitre, les
assassinats à La Réunion de François Coupou (tué par un C R S
le 29 mai 19 58 ), d’Eliard Laude (tué par un nervi de la droite le
1 5 mars 19 59 ), de Thomas Soundarom (tué par des gendarmes
le 6 février 19 62), d’Édouard Savigny (tué par des nervis le
10 décembre 1967), de Joseph Landon (tué par des hommes
de main d’ un patron le 1 7 mai 1974) et de Rico Carpaye (tué
par des nervis d’un député de la droite le 4 mars 1978).
Les grèves sont durement réprimées. Si certaines ont connu
un écho, notamment celle des travailleurs de la banane en 1948
en M artinique qu’a fait revivre la cinéaste Cam ille M auduech1,
d’autres grandes grèves attendent leur récit, comme celle lancée
le 5 février 19 6 2 à Saint-Louis, à La Réunion. Ce jour-là, des
milliers de planteurs de canne se rassemblent à l’usine du Gol
dans le sud de l’île pour dire leur colère. Ils affrontent deux
jours durant les brigades de C R S envoyées par le gouverne­
ment. Le dernier affrontement dure deux heures. La grève est
écrasée et, quelques jours plus tard, le tribunal condamne les
manifestants arrêtés à des peines allant jusqu’à trois ans de pri­
son ferme. Pendant ces quelques jours où ils tiennent la ville,
paysans, ouvriers agricoles et ouvriers d’usine expérimentent
l’autonomie ouvrière.
L’ensemble de ces mouvements, ceux des partis commu­
nistes comme les mouvements indépendantistes ou ceux qui
tirent leur inspiration des luttes des Noirs américains, de la

sans lieu, 19 6 9 ; Béatrice Gurrey, « E n Guadeloupe, la tragédie de “ Mé 67”


refoulée», Le M onde, 26 mai 2 0 0 9 ; Pierre Sainton, Vie et survie d ’un fils de
Guadeloupe, Gourbeyre, Guadeloupe, Éditions Nestor, 2008.
1. Camille Mauduech, «Les 1 6 de Basse-Pointe» (2 0 0 8 ); sur le procès
de 1O JA M , voir «L a M artinique aux M artiniquais» (2 0 10 ).
L ’impossible développement» 85

Révolution cubaine et des mouvements anti-impérialistes en


Afrique et Asie sont violemment réprimés par le gouvernement.
En 1963, le procès de l’État contre des membres de l’O JAM
(Organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise, créée
en 1962), puis en 1969 celui contre des membres du G O N G
(Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe, fondé en
1963) font apparaître les dérives d’une justice sous influence1.
Des peines allant de 18 mois à 3 ans de prison ferme sont pro­
noncées contre cinq des membres de l’O JAM . En 1969, vingt-

1. Le 23 décembre, anniversaire des événements de décembre 19 59 ,


les membres de l’O JA M effectuent un collage massif d’un manifeste «La
Martinique aux Martiniquais » qui dit :
«En décembre 19 59 , 3 fils de la Martinique, B E T Z I, M A R A JO , R O SILE ,
tombaient victimes des coups du colonialisme français. Ce sacrifice montra à
la jeunesse de notre pays la voie de l’émancipation, de la fierté, de la dignité.
Depuis, notre peuple, si longtemps plongé dans les ténèbres de l’histoire, offre
une résistance de plus en plus grande à l’oppression coloniale. Mais le colonia­
lisme français, suivant ses intérêts, accentue chaque jour son potentiel répres­
sif, voulant ainsi maintenir notre peuple sous le joug colonial. Aujourd’hui
l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique déclare :
- Que la Martinique est une colonie, sous le masque hypocrite de dépar­
tement français, comme l’était l’Algérie, parce que dominée par la France,
sur le plan économique, social, culturel et politique. [...]
- Condamne définitivement le statut de département français comme
contraire aux intérêts du peuple et de la jeunesse de la Martinique, et ren­
dant impossible tout développement.
- Proclame la nécessité de la collectivisation des terres et des usines.
- Le droit de notre peuple d’exploiter ses richesses et ses ressources et
d’industrialiser le pays.
- Le droit de tous au travail et à un salaire décent.
- La nécessité inéluctable de l’entrée de la Martinique dans le vaste mou­
vement de décolonisation totale.
- En conséquence l’O .J.A .M . (l’Organisation de la Jeunesse Anti­
colonialiste de la Martinique) affirme que le malaise économique et social
qui sévit à la Martinique ne pourra disparaître que grâce à un programme
martiniquais au profit des Martiniquais.
- Proclame le droit des Martiniquais de diriger leurs propres affaires.
86 Le ventre des fem m es

cinq Guadeloupéens du G O N G , inculpés et accusés d’avoir


porté atteinte à l’intégrité du territoire français, sont incarcérés
à la Santé. Au tribunal, la défense saisit l’occasion pour faire
le procès du colonialisme français et convoque comme témoins
Aimé Césaire, Daniel Guérin, Michel Leiris, Albert-Paul
Lentin, Daniel Mayer, Georges Montaron, Jean-Paul Sartre et
Paul Vergés. Dans leurs dépositions, tous les témoins légitiment
le combat des inculpés en démontrant le caractère colonial des
politiques gouvernementales.
Pour M ichel Leiris, « le courant actuel d’aspiration à l’ indé­
pendance qui s’est développé chez maints Antillais, est absolu­
ment conforme à la réalité des faits antillais1 ». La population
aux Antilles, déclare-t-il, est composée d’un « très petit nombre
de Blancs, lesquels tiennent économiquement le haut du
pavé, et sont en général des gens arrogants, ou tout du moins
condescendants, de sorte que la masse de couleur, l’immense
majorité de la population [...] se sent humiliée et offensée2».
Sartre reprend les arguments développés dans sa préface
aux Damnés de la terre de Frantz Fanon en montrant l’effet-
boomerang de la colonisation —déjà analysé par Aim é Césaire

- Dem ande aux Guadeloupéens, aux Guyanais de conjuguer plus que


jamais leurs efforts dans la libération de leur pays pour un avenir commun.
Soutient que la M artinique fait partie du monde antillais.
- Appelle les jeunes de la M artinique, quelles que soient leurs croyances
et leurs convictions, à s’unir pour l’ écrasement définitif du colonialisme dans
la lutte de libération de la Martinique.
L A M A R T IN IQ U E A U X M A R T IN IQ U A IS ! »
Voir l’article de Gilbert Pago, « 50 ans après, l’O J A M en débat: histoire,
enjeux et quelle continuations?», 1 7 février 2 0 1 3 , http://www.madinin-art.
net [consulté le 9 décembre 2 0 1 4 ] . Voir aussi le film de Cam ille Mauduech,
La M artinique aux M artiniquais. L ’a ffaire de l ’O JA M ( 2 0 1 2 ) .
1. Le Procès des Guadeloupéens. 1 8 patriotes devant la Cour de Sûreté de
l ’É tat français, op. cit., p. 3 0 1 .
2. Ibid.
L'impossible développem ent 87

dans Discours sur le colonialisme —, c’est-à-dire la contamination


que la colonisation fait inévitablement subir à la démocratie,
qui souhaiterait nier une proximité avec les expressions et les
pratiques du racisme colonial que, non seulement, elle laisse
agir, mais que trop souvent elle protège. Il déclare : « Ils nous
regardent et on les met en prison parce qu’ils nous ont regardés,
effectivement [...]. Ils refusent une assimilation manquée mais
ils demandent des rapports réciproques dans l’égalité, c’est-à-
dire la fin de la colonisation1.» Pour Sartre, l’ordre colonial
ne supporte pas qu’on lui renvoie une image qui contredit sa
mission civilisatrice. A l’audience, dès ses premières phrases,
Césaire est clair: «Que les Antilles soient des colonies de fait,
il n’y a à cela aucun doute12. »
A La Réunion, l’écho que le mot d’ordre d’« autonomie
démocratique et populaire3» lancé par le Parti communiste
réunionnais rencontre auprès de la population inquiète le gou­
vernement. Le 14 mai 1956, le socialiste Guy Mollet nomme
Jean Perreau-Pradier préfet de l’île et lui confie explicitement
la mission de «réduire la montée des communistes locaux4».
Cette nomination s’inscrit dans l’offensive du gouvernement
socialiste contre la décolonisation; en Algérie, où l’armée
française intensifie ses opérations dites de « pacification » et au

1 . Ibid., p. 3 5 5 .
2. Ibid., p. 2 9 3.
3. L’histoire du communisme réunionnais reste à faire: ses leaders; les
raisons qui ont mené des dizaines de milliers de femmes et d’hommes de
toutes conditions à le rejoindre, à le défendre, à se battre, à aller en prison,
à perdre leur travail pour en défendre les idées ; ses relations avec Moscou,
Pékin et les mouvements de libération nationale dans la région océan Indien
et ailleurs; son vocabulaire; sa presse; les causes de son déclin; l’ intense
répression qu’ il a subie.
4. Gilles Gauvin, «Approche de l’identité réunionnaise par l’étude
d’une culture politique: le R. P. F. à l’île de La Réunion», art. cité, p. 3 1 3 .
gg Le ventre des fem m es

Cameroun, où elle poursuit sa guerre contre les indépendan­


tistes. Perreau-Pradier déclare que la loi sera dure contre les
«ennemis» de la France. Un climat de terreur et de censure
s’installe. Les milices privées des « G ro-Blan » agissent en toute
impunité et la violence policière est justifiée. Alors qu’il se rend
à la mairie pour recueillir les résultats d’une élection en 19 6 1,
le candidat du P C R , Paul Vergés, est encerclé par des CRS,
matraqué, roué de coups et laissé pour mort sur le trottoir. Le
candidat de droite est élu.
Les fraudes électorales se multiplient. Perreau-Pradier ne
fait que renforcer la politique étatique de censure, d’emprison­
nements arbitraires, de protection des nervis (milices armées
privées), et couvre les meurtres de militants communistes. Il
fait procéder à la saisie du journal Témoignages, pour la simple
raison que le mot « autonomie » y figure, comme dans la phrase :
«Les candidats communistes dénoncent le colonialisme et
réclament l’autonomie.» Entre le 30 mai 19 6 1 et le 2 mars
19 6 3, Témoignages fait l’objet de treize saisies, sur ordre du
préfet. L’arrêt rendu le 1 “ décembre 19 6 5, où le Conseil d’État
déclare que ces saisies sont autant d’expressions d’un « abus de
pouvoir caractérisé et illégal » arrive trop tard. Perreau-Pradier
fait appliquer «l’Ordonnance Debré». Cette ordonnance du
15 octobre i960 dispose que «les fonctionnaires de l’État et
des établissements publics de l’État en service dans les DOM
dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public
peuvent être, sur la proposition du préfet et sans autre for­
malité, rappelés d’office en métropole par le ministre dont ils
dépendent pour recevoir une nouvelle affectation ». Elle frappe
onze Réunionnais, trois Martiniquais, neuf Guadeloupéens,
un Guyanais et deux métropolitains, dirigeants syndicaux et
communistes ayant contribué à l’élaboration des programmes
d’autonomie. Le recteur de la Martinique, Alain Plenel, est
brutalement muté pour avoir osé comparer les insurgés de
« L ’impossible développem ent» 89

décembre 1 959 en M artinique à ceux de juillet 1 83 0 à Paris. Il


dira plus tard: « J ’avais utilisé la formule “ les trois Glorieuses”
pour qualifier la révolte martiniquaise1. » Mais sa remarque est
de trop, les jeunes M artiniquais ne peuvent être comparés aux
héros de 1 8 3 0 auxquels la France avait dédié le monument
de la Bastille. Plenel est puni, muté du jour au lendemain. Le
gouvernement interdit de séjour dans son île natale l’écrivain
Edouard Glissant, pour avoir été l’un des fondateurs du Front
antillo-guyanais pour l’autonomie, tout comme l’avocat anti­
colonialiste martiniquais Marcel Manville. Yvon Leborgne,
professeur de philosophie en Guadeloupe et militant anti­
colonialiste, est exilé en Corse. Le haut fonctionnaire Albert
Beville, connu aussi sous le nom de Paul Niger, est rétrogradé
et interdit de séjour en Guadeloupe. Tous ont exprimé des
critiques contre les politiques gouvernementales. Grèves et
manifestations contre l’arbitraire se succèdent.
A La Réunion, des jeunes sont arrêtés et jetés en prison
pour des raisons absurdes, un flagrant délit par exemple pour
avoir écrit «Vive l’autonomie». Chaque jour, les journaux font
part du climat social tendu de l’île. En août 1969, un «fait
divers » retient l’attention : un chauffeur a tué un Réunionnais
circulant à vélo et a pris la fuite. Identifié par hasard quelques
jours plus tard, il déclare ne pas s’être arrêté car il pensait avoir
percuté un chien. C ’est un Blanc. Devant les protestations, il
est finalement condamné à une peine de deux mois de prison
ferme et à trois ans de suspension de permis de conduire. Les
préfets se succèdent, avec pour mission commune de contenir
l’influence des communistes anticolonialistes, de pacifier toute
dissidence, de mettre de l’ordre dans les rivalités de la droite et

1. http://www.fxgpariscaraibe.com/article-alain-plenel-ancien-vice-recteur-
de-la-martinique-1 1 1 9 3 8427.htm l ; http://blogs.mediapart.fr/blog/ edwy-plenel/
2 4 1 1 1 3/memoriam-alain-plenel-i922-20i3.
90 L e ventre des fem m es

d’appliquer les program m es économ iques, culturels et sociaux


de l’Etat. Chacun y va de son action sym bolique. Ainsi le préfet
Vaudeville interdit-il le film Z de Costa-G avras et les specta­
teurs qui se rendent à sa projection se voient proposer à la place
Blanche-N eige. Z sera finalement autorisé, mais seulement dans
deux villes de l’île et uniquement aux spectateurs majeurs (la
m ajorité était alors à 2 1 ans). Les gouvernements ciblent la
pensée, le pouvoir d’ imaginer des alternatives à la dépendance.
Sans la France, il n’y a pas d’avenir. C e qui est visé, c’est la
critique. Ecrivains, artistes et militants qui défendent la déco­
lonisation des esprits sont assignés à résidence, mutés, exilés.
L a décolonisation est un danger. Il faut obtenir des «peaux
noires et des masques blancs », et l’adoption par les colonisés
de l’idéologie qui les opprime. « C ’est le triom phe définitif
d’un système de dom ination quand les dominés se mettent
à chanter ses vertus», a écrit le grand écrivain et dramaturge
africain N gugi wa Thiong’o 1.
Fin 19 6 9 , sous la pression des luttes locales, des interven­
tions au Parlement et dans les journaux qui dénoncent les
abus, le gouvernem ent nomme le préfet Cousseran comme
«préfet de l’ouverture». M ais il m aintient la ligne gouver­
nementale de l’impossible développem ent. La situation est
d’ une «clarté aveuglante», « l’industrialisation sera longue»
dans un pays «sans artisanat», déclare-t-il12. Fidèle serviteur
de la politique de l’Etat depuis 19 4 7 , il prône la régulation des
naissances et l’ém igration. Bien que se voulant «moderne»,
il trahit sa vision des femmes réunionnaises quand il déclare,

1. N gu gi w a Thiong’o, Décoloniser l ’esprit ( 1 9 8 6 ) , Paris, La Fabrique,


2 0 11, p. 4 5 . C e t ouvrage, qui a marqué la réflexion postcoloniale et déco­
lonisatrice, fut publié en 1 9 8 6 en anglais mais traduit en français seulement
en 2 0 1 1 .
2. Témoignages, 8 décembre 19 6 9 .
« L ’impossible développement » 9i

à propos d’un fonctionnaire français accusé d’abus sexuel,


qu’il déplore ces abus mais que les « citoyennes de La Réunion
doivent évidemment éviter d’induire les fonctionnaires en
tentation1 ». Les exemples de racisme se succèdent et méri­
teraient d’être rappelés tant est niée, encore aujourd’hui, la
dimension racialiste de la postcolonialité républicaine. Lors
d’une élection, Hippolyte Piot, élu communiste à l’Assemblée
de l’Union française, est traité de « Noir originaire de la côte
des Malabars ».
Sous la pression des «Gro-Blan», Michel Debré lui-
même renonce en 1967 à prendre comme suppléant Albert
Ramassamy, un Réunionnais d’origine indienne. Ce dernier
avait pourtant créé, dès 1962, un Comité de défense de la
départementalisation et déclaré publiquement son opposition
à l’autonomie. Paul Vergés est traité de «Chinois» et donc
inévitablement de «fourbe». En 1 9 7 1 , un élu de droite insulte
en toute impunité, en pleine séance du conseil général, un élu
communiste: «Retourne dans L’Inde, Retourne à Bombay!»
crie l’élu Raoul Fort à Jean-Baptiste Ponama. En 1972, lors de
la visite du ministre Messmer, des militants nationaux peignent
sur les murs du Port « Non à l’autonomie —Bolon, salaud/Noir
- v iv e Messmer12». Antilles, Réunion, Nouvelle-Calédonie,
Polynésie française, Guyane : dans ces terres, la dissidence est
sévèrement punie.
La critique de la colonialité républicaine se fait pourtant de
plus en plus incisive dans les D O M . Elle pousse les partis et
mouvements nationaux, déjà secoués par la guerre d’Algérie,
à prendre position sur le maintien de pratiques qui violent le
droit. La Constitution de 1 958 qui met fin à la IV e République

1. Ibid.
2. Gilles Gauvin, «Approche de l’identité réunionnaise par l’étude
d’une culture politique: le R. P. F. à l’île de La Réunion», art. cité, p. 308.
92 L e ventre des fem m es

et reconfigure l’espace républicain confirme le refus de l’État


de considérer l’autonom ie des mouvements anticoloniaux des
outre-mer. Ces années connaissent une production théorique
soutenue. A La Réunion seulement, un nombre impression­
nant de revues et de journaux paraissent — Gazette de l ’île de
La Réunion, Journal de l ’île de La Réunion, Hebdo Bourbon,
L ’Intrépide, L A
’ ction réunionnaise, Le Sudiste, Le Créole, Le Cri
du peuple, Croix-Sud, Le Progrès, Témoignages, Les Cahiers de La
Réunion et de l ’océan Indien, Le Rideau de cannes, Combat réu­
nionnais, Fangok, Sobatkoz, Bardzour, Artkuvi, Héva. Langue
créole, cultures marronnes, sexisme et racisme, exploitation,
solidarité internationale mais aussi dénonciation du commu­
nisme et du tiers-mondisme, la diversité des thèmes témoigne
de l’intensité des débats. Le journal L ’Intrépide aborde même
la question des réparations de l’esclavage des décennies avant
que cela ne devienne un sujet national: «Si actuellement
l’aide de la métropole est exceptionnellement plus impor­
tante, pour nous, nous sommes en droit de considérer cela
com m e des plus naturels car nous pensons qu’il est de son
devoir de réparer, dans la mesure du possible, tout le mal fait
à La Réunion par trois siècles d ’esclavage et de colonialism e1. »
Les nouvelles du monde occupent souvent la première page,
questionnant ainsi le lien hégém onique et exclusif avec la
France. D ans Témoignages, des interventions d ’A im é Césaire,
d’Angela D avis, de C he G uevara ou de prêtres de la théologie
de libération sont reproduites.
Ce qui pouvait apparaître com me un événement mineur
- les avortements et les stérilisations forcés dans les D O M -
met donc bien en lumière le croisement d’éléments culturels,
sociaux et politiques qui dépassent le cadre de La Réunion.
En reconstituant ces différents contextes, j ’ai voulu montreri.

i. L ’Intrépide, 1 5 juillet 1 9 7 1 .
«L ’im possible développem ent » 93

que les avortements forcés n’étaient pas simplement la trace


d’un passé qui tardait à mourir, un abus de pouvoir isolé. Ces
abus furent possibles et légitimes parce qu’ ils répondaient à
un choix politique - parler de «surpopulation» pour justifier
le choix d’ un «impossible développement» - et parce qu’ils
s’ inscrivent dans une plus longue durée. Il faut remonter à la
politique de gestion de la sexualité et de la natalité noires sous
la traite et l’esclavage pour comprendre ce choix.
3 .
Le ventre des femmes noires, le capitalisme
et la division internationale du travail

On ne peut comprendre la politique de contrôle des naissances


des années 19 6 0 -19 7 0 dans les D O M si on ne tient pas compte
de la longue histoire de la gestion du ventre des femmes dans
les colonies esclavagistes et post-esclavagistes, si on n’aborde
pas les politiques de l’État, du capital et du patriarcat, et les
liens qui existent entre administration de la reproduction,
migrations et force de travail1.i.

i. Voir Pamela Bridgewater, Breeding a N a tio n : Reproductive Slavery,


the Thirteenth Am endm ent an d the Pursuit o f Freedom, Brooklyn, N e w York,
South End Press, 2 0 1 4 ; Angeia Davis, «Reflections on the Black Woman’s
Rôle in the C om m unity o f Slaves », in Jo y James (éd.), Angeia Davis Reader,
Malden, Massachusetts, et O xford, Blackwell Publishing, 1 9 9 8 ; Barbara
Laslett et Johanna Brenner, « Gender and Social Reproduction : Historical
Perspectives», in A n n u al Review o f Sociology, 19 8 9 , vol. 1 5 , p. 3 8 1 - 1 0 4 ;
Jennifer Morgan, Laboring Women Reproduction an d Gender in N ew World
Slavery, Philadelphie, University o f Pennsylvania Press, 2 0 0 4 ; Dorothy
Robert, K illing the Black B ody: Race, Reproduction, an d the M eaning o f
Liberty, N ew York, Vintage Books, 1 9 9 7 ; Marie Jenkins Schwartz, Birthing
a Slave: Motherhood a n d M edicine in the Antebellum South, Cambridge,
Harvard University Press, 200 6 ; Gregory D . Smithers, Slave Breeding: Sex,
ç)6 Le ventre des fem mes

Les féministes en Occident ont analysé le rôle de la repro­


duction dans l’oppression des femmes par l’État et le capital.
Michel Foucault nous a permis de penser le passage, à l’époque
moderne, d’un pouvoir qui décide de la mort, et la ritualise,
à un pouvoir qui calcule techniquement la vie en termes de
population, de santé ou d’intérêt national, et pour lequel la
reproduction est devenue une technologie du biopolitique.
Pour leur part, les féministes françaises ont insisté sur le rôle et
la place cruciale mais invisible du travail féminin pour la bonne
marche de la société —porter et s’occuper des enfants, tenir la
maison, accomplir toutes les tâches dites domestiques*1. A ces
analyses, les féministes noires, latinas, asiatiques ou africaines
ont ajouté un nouveau rapport, entre technologie, biopolitique,
impérialisme et racisation des corps. Si l’on analyse toutes les
activités humaines de production du vivre, on constate qu’il
n’y a pas qu’une seule politique de la reproduction.
Historiquement, les femmes non blanches ont effectué le
travail invisible du care — nourrices noires des enfants blancs

Violence a n d M em ory in African Am erican History, Gainesville, University


Press o f Florida, 2 0 1 2 .
1. Sur la domination masculine, les travaux d’anthropologues ont consi­
dérablement contribué aux analyses féministes, voir Maurice Godelier, La
Production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les
Baruya de N ouvelle-G uinée, Paris, Fayard, 1 9 8 2 , et les débats qui ont suivi;
Françoise Héritier, M asculin, Fém inin. La pensée de la différence, Paris, Odile
Jacob, 19 9 6 .
U n courant du féminisme, le féminisme matérialiste, s’est focalisé sur
l’invisibilité du travail des fem m es: Annie Bidet-M ordrel, Eisa Galerand et
Danièle Kergoat (éd.), Analyse critique etfém inism es matérialistes, Cahiers du
Genre, hors-série, 2 0 1 6 ; M axim e Cervulle, N elly Quemener et Florian Vôrôs
(éd.), M atérialismes, culture et communication, t. 2, Cultural Studies, théories
fém inistes et décoloniales, Paris, Presses des M ines, 2 0 1 6 ; Sylvia Federici,
Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale,
combat fém iniste, Donnem arie-Dontilly, Éditions iXe, 2 0 1 6 ; Maria Mies,
Patriarchy an d Accum ulation on a W orld Scale, Londres, Zed Books, 1986.
L e ven tre des fem m es noires 97

(nénennes de La Réunion), domestiques, lavandières, infir­


mières... Dès les années 19 50 -19 6 0 , des femmes racisées
s’organisent en syndicats autour de ces questions - le syndicat
des blanchisseuses à La Réunion ou, en i960, le mouvement
d’Africaines-Américaines qui, «inspirées par le Mouvement
des droits civiques », réclament « de l’État qu’il verse un salaire
aux femmes allocataires de l’aide sociale en contrepartie du
travail qui consiste à élever les enfants»1.
Silvia Federici a montré les liens qui se mettent en place
entre plusieurs événements: la privatisation de la terre en
Europe, la disparition des « commons» (communs), l’expansion
coloniale, la traite des Noirs et l’asservissement des femmes12.
Elle décrit l’articulation entre « une crise de la population, une
théorie expansionniste de la population et l’introduction de
politiques promouvant la croissance démographique3». Dès
le x v ie siècle, explique-t-elle, la croissance démographique est
corrélée avec celle de la prospérité et du pouvoir de la nation,
mais la «promotion de l’augmentation de la population par
l’État va de pair avec une destruction massive de la vie4». La
promotion de l’augmentation de la population en Europe est
contemporaine non seulement de la répression des femmes
européennes mais aussi des génocides dans les Caraïbes et les
Amériques, et de la traite transatlantique. La destruction mas­
sive de la vie dans les Amériques s’accompagne de la prédation
de millions de corps sur le continent africain, et ces deux actes
de violence garantissent aux puissances européennes l’accès à
une population servile pour ses colonies.

1. Cité par Silvia Federici, Point zéro: propagation de la révolution.


Salaire ménager; reproduction sociale, combatfém iniste, op. cit., p. 16.
2. Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation
prim itive (2004), Paris, Entremonde, 2 0 14 , p. 30.
3. Ibid., p. 1 7 7 .
4. Ibid., p. 30.
98 L e v e n tre des fe m m e s

En effet, c’est en ayant organisé de manière industrielle une


ponction sur les sociétés africaines pendant plusieurs siècles
que le capitalisme a pu se construire. Et la source invisible de
cette ponction n’est autre que le ventre des femmes africaines,
dont les enfants sont capturés pour être déportés. La repro­
duction de la main-d’œuvre sera donc assurée par des millions
de femmes africaines dont le travail ne sera pas reconnu dans
l’analyse de la reproduction et de la division internationale du
travail. La focalisation, tout à fait légitime, sur les conditions
de vie et de travail des femmes esclaves et sur la reproduction
des corps esclavagisés dans les colonies où l’enfant était auto­
matiquement propriété du maître a contribué à l’effacement
de ce premier acte de dépossession du ventre des femmes. C ’est
sur ces liens entre reproduction, division internationale du tra­
vail, organisation de la traite et des migrations et viol que je
veux revenir dans ce chapitre pour comprendre l’héritage de la
gestion des naissances dans les D O M au x x e siècle.
L’expansion coloniale européenne repose sur l’idée que
la force de travail comme la nature sont des sources infinies
à exploiter, comme si la nature et les peuples étaient des
richesses venues du ciel à disposition des pays colonisateurs.
La «Nature», par exemple, est perçue comme un processus
extra-économique, car elle assure elle-même sa reproduction :
la nature est « cheap », sans coût, et entre de fait dans le travail
non payé1. Pour le sociologue Jason Moore, le «cheap labor»
est inséparable de la «cheap nature», car «les révolutions
industrielles se sont toujours fondées sur l’accumulation du
travail non payé», notamment sous la forme de «migrations
d’adultes productifs», «cheap fo r capital». La reproduction

1 . Su r la notion de nature com m e source de richesses sans limite et


sans besoin, vo ir Jaso n M o o re , « Endless A ccu m u latio n , Endless (Unpaid)
W o r k ? » , 2 5 avril 2 0 1 5 , h ttp ://th eo ccu p ied tim es.o rg, p. 1 - 8 .
L e ventre des fem m es noires 99

d’une force de travail servile, essentielle à l’accumulation du


capital, est un aspect indissociable du processus de reproduc­
tion du «cheap labor» —un travail non reconnu, invisible, pillé
à grande échelle.
Pendant des siècles, la reproduction d’une force de travail
servile a reposé sur le vol des ventres des femmes africaines
et malgaches qui donnent naissance aux millions d’Africains
déportés par la traite transatlantique, comme aux centaines de
milliers de Malgaches déportés vers les îles Mascareignes, le
Brésil et les Etats-Unis. Sans oublier les captifs morts sur les
routes de traite et dans les bateaux négriers. Ces femmes afri­
caines et malgaches ont servi de « ventres » au commerce de la
traite négrière. Elles mettent au monde des garçons (deux tiers
des Africains capturés pour être réduits en esclavage étaient de
sexe masculin) et des filles (un tiers des captifs) dont elles sont
abruptement séparées. Evidemment, je n’oublie pas les pères,
mais j ’insiste ici sur le travail de reproduction sociale masqué
dans le circuit d’accumulation des richesses. Dans l’historio­
graphie de la traite, les mères sont passées sous silence, leur
rôle est ignoré, alors que jamais auparavant une économie
moderne n’avait prélevé de manière aussi massive et brutale le
ventre des femmes noires.
L’accès à la main-d’œuvre d’origine africaine, qui représen­
tait pour le système capitaliste mondial une forme constante
de capital, reposait sur le rôle essentiel mais invisible de sa
reproduction en Afrique. En Europe, comme le décrit Cedric
J. Robinson, de vastes réserves de main-d’œuvre étaient ras­
semblées dans les quartiers pauvres autour des grandes villes1 ;
l’Afrique, elle, était forcée de «verser» dans l’Atlantique noir

1. Cedric J. Robinson, Black M arxism. The M aking ofthe Black Radical


Tradition ( 19 8 3 ), Chapel Hiil, University o f North Carolina Press, 2 ' édi­
tion, 2000, p. 309.
ÎOO L e ven tre des fem m es

les êtres humains quelle avait vus naître1, et la reproduction


de ces êtres humains était assurée par des femmes. Cette
ponction, qui installa l’insécurité comme forme de vie, la peur
et la douleur comme sentiments quotidiens, fit du ventre de
femmes non blanches l’instrument essentiel à la production
d’ une main-d’œuvre mobile, sexualisée et racialisée.
Cette gestion des corps fit l’objet de tractations entre colons,
Etat et corps intermédiaires (armateurs, banquiers, industriels)
qui partageaient les mêmes intérêts — profiter de l’apport
d’une main-d’œuvre exploitable. Très tôt, il fallut décider si
cet apport se ferait en organisant sa reproduction locale ou
en garantissant sa source de captation et son importation.
Dans les colonies esclavagistes, la reproduction sociale de la
force de travail asservie variait d’une colonie à l’autre. Si la
situation n’est donc jamais tout à fait la même, nous pouvons
néanmoins distinguer les colonies qui créent une industrie de
reproduction de corps esclavagisés (a slave-breeding industry) 1
et celles qui comptent sur l’apport d’une main-d’œuvre escla-
vagisée par la constante importation d’Africains et, de manière
contingente, par le viol des femmes esclaves123.
Dans les colonies françaises, le choix s’est clairement porté
sur l’importation plutôt que sur la reproduction. Il faut dire

1. Ibid.
2. N ed et Constance Sublette, The Am erican Slave Coast. A History ofthe
Slave-Breeding Industry, Chicago, Lawrence Hill Books, 2 0 1 5 . Voir aussi:
Gregory O ’Malley, F in a l Passages. The Intercolonial Slave Trade o f British
Am erica, 16 19 -18 0 7 , Chapei Hill, University o f North Carolina Press, 2014,
qui s’intéresse à la circulation de la main-d’œuvre servile entre colonies.
L’esclave étant considéré comme une commodité, il pouvait «être circulé»
comme de la monnaie grâce aux réseaux capitalistes et aux contournements
des lois sur la distribution de marchandises.
3. Les femmes captives étaient violées dans les baraquements des ports
négriers sur les côtes africaines et dans les bateaux négriers, une femme
enceinte ayant plus de valeur marchande, comme l’enfant à naître.
L e ven tre des fem m es noires ioi

que le Code noir aida à transformer les êtres humains en objets


de «propriété privée», susceptibles d’être échangés, loués, ven­
dus au même titre qu’un animal de trait ou qu’un meuble.
Certes, le Code noir régissait aussi la fertilité des femmes
esclaves; les enfants quelles mettaient au monde entraient
aussitôt dans le capital de leurs propriétaires1. Mais cette
reproduction ne se fit jamais à l’échelle industrielle comme
aux Etats-Unis. « Les textes antillais qui prônent les maternités
d’esclaves pour peupler les plantations ne sont pas si nets»,
écrit l’historienne Arlette Gautier, « ils concernent des périodes
assez brèves et les projets qu’ils soutiennent ne semblent guère
avoir eu de résultats»12. Les colons, poursuit l’historienne,
«auraient calculé les coûts respectifs de la reproduction phy­
sique (diminution de l’intensité de travail de la mère, entretien
sans contrepartie de l’enfant pendant ses premières années) et
de la reproduction “marchande” (par la traite) et ils auraient
opté pour cette dernière3». D ’autres témoignages confirment
les remarques d’Arlette Gautier sur le peu d’intérêt des colons
français pour la reproduction locale: «les colons et gérants
faisaient travailler les femmes jusqu’au dernier moment de leur
grossesse, les rouaient de coups lorsqu’elles étaient trop lentes,
les renvoyaient travailler aussitôt après leur accouchement et
laissaient les nourrissons dépérir4». Malgré les menaces d’abo­
lition de la traite, malgré la fluctuation des prix des esclaves, les

1. Voir Eisa Dorlin, La M atrice de la race. Généalogie sexuelle et colo­


niale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2006 ; Caroline Oudin-
Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, M artinique
(xvn-XDf siècle), Paris, La Découverte, 200 5.
2. «Sous l’esclavage, le patriarcat», in Arlette Gautier (éd.), Antillaises,
numéro spécial de Nouvelles Questions Féministes, n° 9 /10 , printemps 19 8 5 ,
p. 9- 34. P-tz .
3. Ibid., p. 13 .
4. Ibid.
102 L e ven tre des fe m m e s

colons continuèrent à préférer la reproduction marchande, et


cela dans la grande majorité des colonies esclavagistes françaises.
Le fait que deux tiers des captifs africains destinés à être vendus
dans les colonies esclavagistes françaises étaient des hommes
prouve le désintérêt des colons pour la création d ’une industrie
de reproduction locale de m ain-d’œuvre esclave.
Pour comprendre en revanche comment s’organise la repro­
duction locale à l’échelle industrielle, il faut se tourner vers les
Etats-Unis. Dans un récent ouvrage, Ned et Constance Sublette
dressent un terrible tableau de cette industrie1. Dominée par
l’État de Virginie, l’industrie de reproduction de corps esclava-
gisés réussit à s’imposer sur tout le territoire contre la politique
d’importation d’esclaves (pratiquée alors surtout par la Caroline
du Sud), à la suite de la loi fédérale de 1 808 interdisant le recours
à la traite transatlantique pour fournir les États en esclaves1. Le
travail des femmes esclaves-reproductrices devint essentiel à
l’expansion et à la richesse des États-Unis.
Dans un monde fondé sur l’esclavagisme, où ni l’argent,
ni l’or, ni le papier monnaie n’existaient, les enfants des
esclaves et les enfants de ces enfants constituaient une véritable
épargne, base de la monnaie et du crédit1234 . N on seulement les
propriétaires recevaient des intérêts à la naissance des nouveau-
nés, mais ils profitaient de la valeur monétaire qui leur était
appliquée dans le circuit esclavagiste, dès leur premier souffle.
Le ventre des femmes esclaves était un capital (capitalized
womb) * ; leur corps servait de machines et constituait donc
un élément essentiel du circuit global des produits, comme
le coton ou le sucre. L’industrie de « slave-breeding», comme

1. N ed et Constance Sublette, The Am erican Slave Coast. A History ofthe


Slave-Breeding Industry, op. cit.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ib id ., p. 2.
L e ven tre des fem m es noires 103

le rappellent Ned et Constance Sublette, reposait sur le viol


et la violence1. Les femmes pouvaient être violées six à douze
semaines après avoir donné naissance, et tomber à nouveau
enceintes. L’enfant noir n’était pas une personne, mais une
monnaie d’échange; si les propriétaires attendaient que les
femmes esclaves enceintes condamnées à mort donnent nais­
sance à leur enfant avant de les faire tuer, ce n’était pas par
humanité, mais parce que l’enfant avait une valeur marchande.
Aux États-Unis, la plupart des bateaux négriers n’arrivaient
plus d’Afrique, mais circulaient d’un port à l’autre. Seule la
Proclamation d’émancipation (1863) mit fin à ce système.
Des historiennes, comme Deborah Gray White ou Jacqueline
Jones, ont montré dans des ouvrages essentiels le destin de ces
femmes esclaves que l’on faisait entrer de force dans le circuit
marchand: elles étaient soumises aux mêmes conditions de
travail que les hommes esclaves, étaient à la merci de la pré­
dation sexuelle des hommes blancs et devaient s’occuper de
leur famille, de leurs enfants, des personnes âgées et des rituels1.
Si les stratégies des esclavagistes pour assurer la reproduction
de leur force de travail asservie ont différé, tous ont exploité
violemment le ventre des femmes noires. Le continent afri­
cain fut, pendant des siècles, le réservoir-source d’un capital
humain à grande valeur monétaire, et ce capital fut ensuite soit
«financé» par l’apport constant de captifs, soit confié à une
industrie locale de reproduction. Dans tous les cas, les femmes
noires furent dépossédées, et leurs enfants devinrent des mar-12

1. Le viol et la violence contre les femmes sévissaient évidemment dans


toutes les colonies esclavagistes, mais ils n’étaient pas au service d’une « bree-
ding industry ».
2. Voir notamment Deborah Gray W hite, A r ’n’t I A Woman ? Female
Slaves in the Plantation South, N ew York, W. W. Norton, 1 9 8 5 , 19 9 9 (2e éd.) ;
Jacqueline Jones, Labor o f Love, Labor o f Sorrow : Black Women, Work, and
the Family, from Slavery to the Présent, N e w York, Basic Books, 20 1 o.
1 04 Le ventre des fem m es

chandises. Dans le cas de la reproduction marchande, le coût


de la reproduction physique était relégué, dans sa grande majo­
rité, aux femmes africaines, dans le cas de la reproduction locale,
aux femmes esclaves. Toutes portaient un enfant, le nourris­
saient et lui apprenaient les premiers gestes, puis il leur était
enlevé pour entrer dans la chaîne de production esclavagiste.
Cette période cruciale - durant laquelle on porte l’enfant, on
le nourrit, on en fait un être parlant - reposa des siècles durant
sur des femmes noires. Dans cette chaîne millénaire de dépos­
session, il faut rendre justice aux mères africaines dépossédées.
Globalement, l’organisation industrielle visant à déporter
des millions de personnes capturées en Afrique ou à Madagascar
contribua à la racialisation des corps noirs et à la construction
d’une relation entre couleur de peau et servitude. Pour main­
tenir l’ordre social et racial de l’esclavage, le pouvoir colonial
mit en place décrets, lois et règles, dont le Code noir, afin de
régir les relations sexuelles (l’interdiction de relations sexuelles
entre Blancs et Noires - les rapports entre Noirs et Blanches
relevaient de l’impensable - constitua un des premiers décrets
dans la colonie), les droits matrimoniaux, les droits d’accès à la
propriété, les punitions, les formes de torture et les causes de
condamnation à m ort...
Dans les colonies, l’esclavagisme crée un double processus
de mobilité et de fixation de la main-d’œuvre. La mobilité,
instituée dans le trafic d’Africains et de Malgaches, s’accom­
pagne en effet d’une immobilisation en vertu de toute une
série d’interdits et d’assignations (interdiction de circuler
librement, assignation à des espaces et des métiers), que les
esclaves ne cesseront de contourner et détourner1. Le pouvoir
cherche le bon équilibre : il dispose d’une masse de bras qu’ili.

i. Yann Moulier Boutang, De l'esclavage au salariat. Économie historique


du salariat bridé, Paris, PUF, 19 9 8 , p. 3 8 1. Voir aussi Caroline Oudin-
L e ven tre des fem m es n oires 105

entend exploiter à plein régime, mais il doit en même temps


contrôler leur nombre afin qu’il n’atteigne jamais un seuil dan­
gereux pour le maintien de l’ordre. D ’où la création de codes
juridiques (Code noir, puis Code de l’indigénat, décrets sur
les travailleurs engagés), les débats sur le nombre des esclaves,
des engagés, des migrants à accepter dans une colonie, et les
accords (ou les rivalités) entre États européens1.
La division internationale du travail, genrée et racialisée,
organisée par la traite, ne prend pas fin avec l’abolition de
celle-ci. En effet, si l’abolition de la traite, puis de l’esclavage
colonial, met fin à la transformation d’un être humain en
pur capital monétaire, les corps trafiqués subissent une
nouvelle nomenclature raciale. Cette nomenclature est renfor­
cée par la création de «settler colonies» où des millions d’Euro­
péens sont envoyés ou invités à s’installer —Australie, Afrique
du Sud, Nouvelle-Zélande, Canada, Argentine, États-Unis
d’Amérique - et où les populations natives ont été décimées,
victimes de génocides, parquées dans des réserves, dépossé­
dées*12. Ce départ m assif a une profonde influence sur la division

Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, M artinique


(x v ii- x ix ' siècle), op. cit.
1. Les États européens s’étaient mis d’accord sur un certain nombre de
règles. Pendant la traite, les navires négriers étaient censés vendre leur car­
gaison d’êtres humains dans les colonies appartenant à l’État dont ils étaient
les sujets, mais cette règle n’ était pas toujours respectée. Dans la période
post-esclavagiste, des accords furent signés entre la Grande-Bretagne et la
France pour l’approvisionnement des colonies françaises en travailleurs
engagés indiens. La Grande-Bretagne intervint parfois pour protester contre
les conditions de vie et de travail de ses sujets indiens. Voir à ce propos
Sudel Fuma, D e l ’Inde du Su d à l ’île de La Réunion, les Réunionnais d ’ori­
gine indienne d ’après le rapport M ackenzie, Saint-Denis, Université de La
Réunion, 19 9 9 .
2. Bill Schwartz, M emories o f Em pire, volume I, The White M an s World,
Oxford, Oxford University Press, 2 0 1 1 , p. 9.
io 6 L e ventre des fe m m e s

m ondiale du travail, car les m igrants européens, qui subissent


des discrim inations, insistent bientôt sur ce qui les sépare des
travailleurs non blancs. Ils érigent des pays d ’ « hom m es blancs
et libres1 », et étendent le territoire de la suprém atie blanche.

D ès que l’ on considère le vol du ventre des femmes noires


et le viol com m e des éléments du capitalism e, l’analyse du
patriarcat com m e universel et s’exerçant partout de la même
manière cesse d’être pertinente. C ette politique de la repro­
duction — faire d’êtres vivants portés par des femmes noires
des marchandises —, soit par la capture, soit par le viol, montre
que le patriarcat est racialisé. D ans ce vaste mouvement de
déplacem ent de m ain-d’œuvre, l’étude du cas de La Réunion
fait apparaître ces éléments de manière criante : le peuplement,
alimenté par l’ im m igration, est m ajoritairem ent masculin.
Rappeler ce fait éclaire d’ une manière nouvelle le diagnostic de
«surpopulation» et de «dém ographie galopante» qui s’ impose
au x x e siècle. A La Réunion, les femmes ont été largement
m inoritaires jusqu’en 19 2 0 et même jusqu’ en 19 4 6 . Bien qu’il
soit difficile sinon impossible d’étudier les conséquences de la
disproportion entre femmes et hom m es sur la vie des esclaves
et des colonisés, tant les tém oignages d ’esclaves et de coloni­
sés des classes populaires m anquent, l’étude des registres de
plantation à La Réunion m ontre un déséquilibre flagrant qui
mérite d’être souligné.
D ans un article intitulé «L’énigm e d’ une disparition»,
publié en 2 0 0 7 , je posais les questions suivantes: «Si en 1848,
à La R éunion, 6 2 0 0 0 esclaves deviennent libres et si, sur
ces 6 0 0 0 0 esclaves, on com pte 3 1 ,3 % de femmes et 68,7%
d’homm es et que cette proportion a toujours été la même pen­
dant les siècles d’ esclavage, quelle a été la vie des femmes et

1. Ibid.
L e ven tre des fe m m e s noires 1 07

des hommes? [...] O ù est inscrite la trace de ces hommes qui


n’ont connu ni femme, ni enfant, ni famille, qui ne furent ni
des pères ni des fils, mais des hommes seuls, sans descendance
ni sépulture1 ?» Quelques chiffres sont nécessaires. En 17 0 4 ,
on compte 68,8 % d’hommes et 3 1 ,2 % de femmes parmi les
esclaves; en 17 0 8 , 7 3,5 % d’hommes et 26,5 % de fem m es;
en 18 3 6 , 6 8 ,9 % d’hommes, 3 1 , 1 % de fem m es12. Dans
un univers où persiste une telle asymétrie entre sexes et où
domine une m ajorité d’hommes blancs, quelle est la condition
des femmes? Pour l’historien Prosper Eve, ce déséquilibre a
d’abord fait entrave au mariage et, par suite, au bien-être des
N oirs: «Tant que le mariage ne sera pas permis, il n’y a point
de bien général à faire parmi les N o irs3.» Le mariage aurait
en effet constitué, selon lui, une protection contre le viol des
femmes esclaves par les maîtres, d’autant plus qu’il représen­
tait un signe de respectabilité des femmes. M ais comment le
mariage même aurait-il été possible? D ’abord, il y avait peu
de femmes, puisque les colons avaient choisi la reproduction
m archande; et, surtout, com ment concevoir une «solidité» du
mariage sous l’esclavage? La norme était alors la soumission
et la terreur, la fem m e esclave n’était qu’ un objet sexuel et une
force de travail aux yeux des propriétaires. Pour les proprié­
taires d’esclaves, autoriser le mariage, concevoir que des rela­
tions amoureuses et de respect puissent s’établir entre femmes
et hommes noirs aurait été admettre qu’ ils étaient leurs sem­
blables. C ’était inconcevable. Si les propriétaires ne faisaient

1 . Françoise Vergés, « L ’énigme d ’ une disparition», in Racines et itiné­


raires de l ’unité réunionnaise, Saint-D enis, L a Réunion, M C U R , 2 0 0 7 , p. 7 8 .
L’ouvrage n’a jamais été distribué.
2. C ité par Prosper Eve, Variations sur le thème de l ’a m our à Bourbon
à l ’époque de l ’esclavage, Saint-André, L a Réunion, O céan Éditions, 1 9 9 8 ,
p. 12 0 .
3. Ib id ., p. 1 2 2 .
i qX L e ven tre des fem m es

pas de différence entre femmes et hommes dans les champs,


tous étant soumis au même régime, une hiérarchie genrée exis­
tait cependant, puisque aucune femme esclave n’était employée
au moulin ou à un quelconque poste technique. Aucune ne
fut komandér (le «commandeur» était l’esclave chargé de
surveiller les travaux des champs). Quand l’Etat facilita les
manumissions, les femmes esclaves, moins nombreuses et
jugées moins dangereuses que les hommes, furent plus souvent
émancipées. «D e 18 3 2 à 18 4 5» , écrit l’historien Sudel Fuma,
la «proportion de femmes esclaves libérées était de 50 % supé­
rieure à celle des hommes», et la majorité d’entre elles étaient
des domestiques1. Affranchies, elles s’efforcent de pourvoir
au bien-être de leur famille en travaillant comme couturières,
blanchisseuses, modistes ou bonnes d’enfants12.
Si les conséquences de cette disproportion entre femmes et
hommes sur les relations sociales et intimes ne peuvent faire
l’objet que de suppositions, il est sûr que le sadisme le plus
violent fut exercé sur le corps et le sexe des femmes esclaves.
Viols et tortures, y compris de petites filles, témoignent de
la violence sexuelle et de l’extrême cruauté qui sont au cœur
de l’esclavage. Ces pratiques confirment aussi l’utilisation
des corps des femmes et des petites filles noires dans des buts
pornographiques : dans un monde où le corps des femmes ne
doit pas se montrer publiquement, le corps nu des femmes
et des petites filles noires est régulièrement exhibé publique­
ment (ventes, punition, torture, illustrations, photographie).

1. Sudel Fum a, Esclaves et citoyens. Le destin de 62 000 Réunionnais: his­


toire de l ’insertion des affranchis de 18 4 8 dans la société réunionnaise (1979),
Saint-D enis, La Réunion, Fondation pour la recherche et le développement
de l’océan Indien, 2e édition, 1 9 8 2 , p. 1 3 .
2. Dans les registres de l’abolition en 1 8 4 8 de la ville de Saint-Denis
par exemple, le nombre de femmes occupant ces postes est impressionnant.
Archives départementales de La Réunion.
L e ven tre des fem m es noires 109

En 1830 , une jeune esclave de quatorze ans, Vitaline, est


condamnée au fouet par son maître, Denis Toussaint Hoarau,
pour avoir refusé ses avances. Alors que son esclave Philogène
lui administre la punition, Hoarau, remarquant quelle est
pubère, ordonne à ce dernier de « lui épiler sur-le-champ ses
parties sexuelles en criant “ Tu prétends que tu es trop petite.
Pour qui donc réserves-tu cela ? Plumons-la comme une poule,
une enfant n’a pas besoin de cela” h »
L’enfant mise à nu, le sadisme, l’homme blanc qui regarde
l’homme noir fouetter la petite fille, la pulsion de viol, le
marquage du sexe d ’une enfant, l’animalisation d’une petite
fille comparée à une poule: l’horreur nous saisit. Pour avoir
marronné, une jeune esclave de quinze ans est attachée sur
une échelle placée parallèlement au sol, puis fouettée, et son
sexe est brûlé. Les mots sont importants; ceux des colons
démontrent l’importance du viol des femmes esclaves dans
l’organisation sociale de l’esclavage, quel que soit leur âge, et
l’importance pour l’homme blanc de marquer son pouvoir sur
le corps féminin noir. Le viol des femmes esclaves n’est pas
puni et, quand il l’est, c’est que le violeur appartient à une
classe sociale inférieure: il écope alors d’une peine bénigne.
À propos d’un jeune Blanc pauvre de seize ans, accusé en
18 4 1 d’avoir violé l’esclave Euphrosine âgée de cinq ans, le
procureur déclare: « Ce jeune homme appartient à cette classe
connue sous le nom de Petits Créoles [...]. Dans l’oisiveté où
il a toujours vécu, son cœur a dû se corrompre d’autant plus
vite que son esprit se développait avec une plus grand préco­
cité12. » Il est condamné à cinq ans de maison de correction à
Toulon pour le viol d’une enfant de cinq ans ! Nous sommes

1. Prosper Eve, Variations sur le thème de l ’amour à Bourbon à l ’époque de


l ’esclavage, op. cit., p. 1 5 2 .
2. Ibid., p. 15 6 .
i io L e ven tre des fem m es

loin du discours sur l’esclavage bienveillant et des processus


harmonieux du métissage qui prévalent aujourd’hui dans les
discours officiels sur La Réunion. L’esclavage fait de la violence
contre les femmes un fait quotidien et banal, il la met en scène
publiquement, de manière pornographique et obscène.
A La Réunion, l’abolition de l’esclavage ne met pas fin au
profond déséquilibre entre les sexes. En 1849, sur un contin­
gent d’engagés venus d’Afrique, on compte 484 hommes
et 94 fem m es; en 1 8 5 1 , 1 1 3 5 hommes et 199 femmes. En
18 5 2 , les chiffres indiquent toujours une profonde disparité
parmi les engagés, 1 7 8 2 hommes, 248 femmes, 20 garçons,
1 7 filles. Sur le domaine des Kerveguen, l’un des plus grands
de l’île au x ix e siècle, travaillent, en 18 5 2 , 487 hommes
engagés et 1 2 femmes ; sur celui des Guigné à Saint-Leu,
1 3 2 hommes et 12 femmes ; sur celui des frères Lory à Saint-
Denis, 15 6 hommes et 12 femmes1. En 1897, parmi les
547 Chinois qui arrivent dans l’île, on compte 17 femmes et
50 enfants, parmi les 204 «Zarabs», 18 femmes et 33 enfants.
D e 1828 à 18 6 1, la proportion de femmes indiennes entrant à
La Réunion est de une pour six hommes; après 18 6 1, elle est de
quatre femmes pour dix hommes. De 1858 à 1879, le pourcen­
tage des femmes indiennes engagées oscille entre 5 et 20 %. En
18 8 7 , 17 4 hommes musulmans débarquent, mais seulement
26 fem m es; en 18 9 7, 204 hommes, 10 femmes et 3 1 enfants
(dont le sexe n’est pas précisé). Dans certains endroits, la dis­
proportion est marquée au point que l’on parle de «quartiers
sans femmes ».
Les historiens M ichèle M arim outou-O berlé et Amode
Ism aël-Daoudjee ont montré qu’aucun groupe n’échappe à
cette disparité — engagés indiens, chinois, malgaches, como-

1 . Ib id .
L e ven tre des fem m es noires 111

riens ou migrants du Gujerat, tous sont en majorité des


hommes1. Le pouvoir colonial peuple l’île d’hommes non
blancs sur lesquels il exerce un pouvoir racialisé. Michèle
Marimoutou-Oberlé a étudié les relations qui s’installent dans
les camps d’engagés pour répondre à la pénurie des femmes :
«L’aspirant doit payer une dot et s’engager à s’occuper de la
case, des animaux. Si le prix de la femme est trop élevé, trois
ou quatre hommes s’associent pour posséder la même femme.
Les femmes servent de monnaie d’échange entre les hommes,
mais c’est une monnaie rare. La femme est à la fois proie et
objet difficile à atteindre, désirée et rejetée pour ce que cela
induit d’humiliation pour l’hom m e12.» La femme est donc
toujours objet de troc, d’échange et de partage entre hommes.
Si ce sont des hommes blancs qui signent les conventions
pour organiser le déplacement d’engagés entre l’Empire bri­
tannique et l’Empire français, si ce sont des hommes blancs
qui signent les contrats d’ une colonie à l’autre, ce sont des
hommes locaux qui jouent les intermédiaires et, dans la colo­
nie, les femmes deviennent objets de troc entre engagés. Au
sexisme, à la misogynie coloniale et au patriarcat de la culture
française s’ajoutent le machisme et les formes de patriarcat
indien, chinois ou africain. Ces formes de patriarcat n’oc­
cupent certes pas la même place sur l’échelle racialisée des
patriarcats ; le patriarcat du monde blanc européen domine,
celui des « K a fr3» reste le plus méprisé, puisque tout droit
associé au patriarcat lui est refusé (fonction paternelle, accès à

1. Michèle Marimoutou-Oberlé, Les Engagés du sucre: documents et


recherches, Saint-Denis, La Réunion, Éditions du Tramail, 1 9 8 9 ; Amode
Ismaël-Daoudjee, Les Indo-musulmans Gujaratis (zarabes) et la mosquée
(médersa) de Saint-Pierre de La Réunion, La Saline, La Réunion, Grahter, 2002.
2. Michèle M arim outou-O berlé, Les Engagés du sucre, op. cit., p. 1 1 5 .
3. Le mot arabe kafir, qui désigne de manière dépréciative le non-
croyant, a donné en français le mot à connotation raciste «C afre» qui était
112 L e ventre des femmes

des postes publics, à la magistrature). Ces hommes n’ont donc


pas le même pouvoir social, ils ne reçoivent pas les mêmes
bénéfices financiers, mais tous font des femmes non blanches
une monnaie qui passe de main en main.
Les colons jouent un rôle dans l’organisation de l’accès à
des sources de corps à exploiter. À La Réunion, l’élite blanche
plantationnaire a pesé de tout son poids au x ix e siècle pour
que Madagascar devienne une colonie française afin d’y puiser
une force de travail racisée et d’y envoyer les classes blanches
prolétarisées1. L’abolition de l’esclavage a posé le problème du
reclassement dans la nouvelle matrice de la racialisadon des
«Pti-Blan» prolétarisés. En effet, bien qu’étant de la même
couleur que les «Gro-Blan», leur situation sociale en fait des
alliés potentiels de la masse paupérisée des affranchis*12. En les
faisant colons «blancs» d’une colonie, le pouvoir colonial
espère qu’ils oublieront leur statut de misérables. Plusieurs
milliers sont envoyés à Madagascar3.
Au xixe siècle, le taux de natalité sur l’île ne rééquilibre pas
la disparité entre nombre d’hommes et nombre de femmes,
le taux de naissance étant trop faible, le taux de mortalité des
nourrissons effarant et le taux de suicide élevé chez les engagés.
En 1857, on ne compte que 3 naissances pour 500 habitants.
A l’aube de la Première Guerre mondiale, le taux de mortalité
et la disparité entre les sexes sont toujours marquants. Un rap­

apposé au Noir esclave. Le terme, devenu Kafr en créole réunionnais, a été


récemment repris de manière positive par les Noir-e-s de La Réunion.
1. Les Seychelles ont aussi servi à cet objectif.
2. Armand Erambrom-Poullé, «Les principes républicains et la migra­
tion facilitée des Réunionnais par les pouvoirs publics », in Prosper Eve (éd.),
Un transfert culturel à La Réunion, op. cit., p. 3 7 3 .
3. Sudel Fuma, « Des acquis républicains pour les anciens esclaves en
1848 : égalité et fraternité ? », in Prosper Ève (éd.), Un transfert culturel à La
Réunion, op. cit., p. 1 1 4 .
L e ven tre des fem m es noires 113

port officiel précise: « l’accroissement naturel ne peut relayer


la migration dans un groupe où la mortalité est forte et où
la natalité est affaiblie par la prédominance masculine1 ». Ce
n’est qu’autour de 1920 que l’excédent en hommes commence
à être résorbé, et ce n’est qu’en 1946 que l’accroissement de la
population est finalement dû au nombre des naissances locales
et non plus à l’im m igration12. Cette histoire qui court sur plu­
sieurs siècles et qui témoigne de la violence et de la brutalité du
système colonial est soudainement réécrite en 1945. Ignorant
un déséquilibre de plusieurs siècles, le gouvernement parle
désormais de « surpopulation » et déclare quelle est un obstacle
au progrès.
Dans les années 1950, la notion de surpopulation appli­
quée à La Réunion et dans les autres D O M s’inscrit dans
un discours global qui s’appuie sur deux grands récits de la
modernisation : le droit des femmes et le progrès scientifique.
En effet, le constat selon lequel les femmes des parties du
globe bientôt appelées le «tiers-monde» font trop d’enfants
et font ainsi obstacle au développement et à la disparition de
la misère commence à dominer les réunions internationales et
les programmes de développement, sans que ne soient jamais
prises en compte les causes et les responsabilités (colonialisme,
impérialisme). Il est important de faire retour sur l’idéologie
des programmes mondiaux de natalité dans la période qui suit
la Seconde Guerre mondiale pour comprendre comment l’État
français s’inspire de cette idéologie, lui emprunte ses notions,
et comment la réorganisation de la division racisée du travail
en France rejoint celle de la division internationale.

1. Patrick Festy et Christine Ham on, Croissance et révolution démogra­


phiques à La Réunion, Paris, PUF, Publications de l’ IN E D , 19 8 3 .
2. « La démographie à La Réunion - 1 6 6 5 - 1 9 7 0 » , Croix-Sud, 24 octobre
1 9 7 1.
114 L e ven tre des fem m es

À la fin des années 19 50 , le contrôle des naissances dans


le tiers-monde est au cœur des politiques internationales, il
devient inséparable des politiques de développement et de
réajustement structurel. Le taux des naissances dans le tiers-
monde est l’objet d’une attention particulière, non seulement
de l’institution chargée d’étudier la démographie mondiale,
mais aussi de celles qui gèrent le travail, les migrations et la
sécurité: ces sujets sont en effet imbriqués. Plus tard, dans
les années 1970, l’environnement s’ajoutera aux champs liés
à la démographie et à la sécurité. Le F M I (créé en 1944) et la
Banque mondiale (créée en 1945) vont inclure la démogra­
phie des pays du tiers-monde dans leur analyse des progrès de
l’économie mondiale. L’idéologie qui prévaut est la suivante:
la démographie dans le tiers-monde est à la fois un obstacle à
son développement et une menace à la sécurité mondiale. Le
«développement» - une notion et une politique forgées au
Nord et visant le tiers-monde - et la démographie sont désor­
mais indissociables.
Les États-Unis vont prendre la tête de la campagne iden­
tifiant naissances dans le tiers-monde et danger pour la sécu­
rité du «monde libre». Lors de la deuxième conférence sur
la population tenue à Belgrade en 19 6 5, les représentants des
États-Unis tiennent en effet un discours antinataliste qui vise
explicitement le tiers-monde : « Un accroissement constant de
population est générateur de troubles permanents, de révolu­
tions mettant en cause les ordres établis et la sécurité des intérêts
des grandes puissances industrielles et en particulier des États-
Unis, les contraignant à des interventions de pacification1.»

1. Pierre George et M ichel Rochefort, «L ’ombre de Malthus à la


Conférence mondiale de la Population de Belgrade (septembre 19 65)»,
in Annales de Géographie, 19 6 6 , t. 7 5 , n ° 4 i i , p. 5 5 4 , /web/revues/home/
prescript/article/geo_ 0003- 4010_ 1966_ n u m _ 75_ 4 l 1_17315 [consulté le
L e ven tre des fem m es noires 115

La fertilité des femmes du tiers-monde équivaut quasiment à


une menace terroriste. Les Etats-Unis préconisent alors d’accé­
lérer la mise en place de programmes de contraception dans le
monde. Ils obtiennent le soutien du gouvernement de l’Inde
qui impose bientôt la stérilisation des hommes. La politique
racialisée envers la natalité des femmes pauvres et non blanches
que les gouvernements des États-Unis avaient appliquée sur
leur sol est étendue au monde entier.
Dès lors, le lien entre pauvreté et démographie «inquié­
tante » devient un postulat idéologique. A la Conférence inter­
nationale sur la Population tenue à Bucarest en août 1974, les
représentants de gouvernements de l’Ouest (dont l’Allemagne,
le Royaume-Uni et les États-Unis) défendent à nouveau la
position selon laquelle une augmentation trop rapide de la
population entrave le développement. Les représentants des
gouvernements d’Argentine et d’Algérie leur répondent que le
« problème » de la population est une conséquence et non une
cause du sous-développement1. Leur position est soutenue par
les études de l’Organisation mondiale de la Santé qui montrent
que, dès qu’il y a progrès dans l’éducation et la santé, ce qui va
de pair avec une plus grande autonomie des femmes, le nombre
de maternités diminue. Mais accepter cette corrélation oblige­
rait à reconnaître que la pauvreté ne s’explique pas par les taux
de naissance ; cela conduirait à analyser le capitalisme mondial,
le pouvoir des États du Nord sur les gouvernements du Sud,
la nature du patriarcat racial et du patriarcat nationaliste post­
colonial, et les points sur lesquels leurs intérêts se rejoignent.

2 2 avril 2 0 x 5]. Voir aussi les textes des déclarations des conférences mon­
diales sur la population de l’ U N F P A , http://www.unfpa.org/.
1. http://www.un.org/en/development/desa/population/events/confe-
rence/index.shtml
116 L e ventre des fe m m e s

D ans ce débat, les fém inistes du tiers-m onde ont com battu
à la fois le patriarcat nationaliste — qui fait de la croissance de
la population une nécessité de la nation en devenir — et les
politiques occidentales de contrôle des naissances. Loin d ’être
opposées au « droit individuel des gens de couleur au contrôle
des naissances», les fém inistes noires, chicanas ou indigènes
font la critique de la «stratégie raciste de contrôle des popu­
la tio n s» 1. Elles prônent l’accès à l’éducation et à l’autonomie
pour les femmes et m ilitent pour que celles-ci puissent exercer
un contrôle sur leur corps, mais elles rejettent les politiques
d ’experts, décidées du haut vers le bas, qui servent l’ impéria­
lism e et le capitalism e. La force du discours sur la surpopu­
lation, expliquent-elles, réside dans sa capacité à réunir des
grands thèmes de la m odernisation : droits des femmes, sexua­
lité, reproduction et progrès.
C ette idéologie contribue à faire des femmes racisées des
fem m es mineures qu’il faut sauver et protéger. Les moyens
déployés pour établir de manière durable la corrélation entre
taux de naissance et pauvreté sont m ultiples, mais la publi­
cité, en particulier, joue un rôle central. « La publicité pour la
contraception et la stérilisation com m e m éthode de contrôle
des naissances a conduit à la conclusion que la surpopulation
est la cause principale de la pauvreté dans les pays sous-déve­
loppés», a écrit C han dra Talpade M o h an ty12. Rappelons néan­
m oins que des féministes et des nationalistes anti-impérialistes
ont pu prôner l’avortem ent et la stérilisation. Etudiant le cas
portoricain, devenu em blém atique des critiques des politiques

1 . Angela Davis, Femmes, race et classe ( 1 9 8 1 ) , Paris, Éditions des femmes,


1 9 8 3 , p. 2 7 1 .
2. C h andra Talpade M ohanty, « Cartographies o f Struggle : Third World
W om en and the Politics o f Fem inism », in C h an d ra Talpade Mohanty,
A n n Russo et Lourdes Torres (éd.), Third W orld Women a n d the Politics o f
Fem inism , Bloom ington, Indiana U niversity Press, 1 9 9 1 , p. 1 2 .
L e v e n tre des fe m m e s n o ires 117

de contrôle des naissances, Laura Briggs montre que, si l’île


fut un terrain d’expérimentation pour les politiques impéria­
listes des Etats-Unis, la stérilisation fut aussi demandée par des
nationalistes1. Ce que révèlent ces différentes positions, c’est
le rôle crucial joué par la reproduction dans les conflits entre
Etats et entre groupes sociaux.
Le contrôle sur la maternité prit aussi d’autres form es; il
s’exerça par exemple contre l’allaitement maternel dans les
classes populaires. Tenu pour responsable de la mauvaise santé
des bébés, il devait être remplacé par le lait artificiel, présenté
par les experts com m e une solution miracle. La m ultinatio­
nale Nestlé fut à la pointe de cette campagne pour le lait
artificiel. Dès 1968 pourtant, le lait Nestlé était l’objet d’une
controverse mondiale. Le docteur Derreck Jelliffe, qui travail­
lait au Caribbean Institute for Infant Nutrition, fit le procès
des politiques agressives de marketing de Nestlé. Inventant
l’expression «m alnutrition com m erciogénique» (commercioge-
nic manultrition) pour décrire la promotion et le commerce
des laits en poudre, il accusa la multinationale d’être respon­
sable de la mort de millions de bébés victimes de diarrhées à
la suite de l’ingestion de lait en poudre dissous dans de l’eau
non potable12. Les mères étaient encouragées dès la maternité

1. Laura Briggs, Reproducing Em pire. Race, Sex, Science a n d U .S.


Imperialism in Puerto Rico, Berkeley, Berkeley University Press, 2 0 0 2, p. 1 3 .
2. Voir Jean-C laude Buffle, Dossier N ... comme Nestlé. M ultinationale
et infanticide. Le lait, les bébés et... la mort, Paris, Editions Alain Moreau,
1 9 8 6 ; Fred D ycus M iller, O ut o f the M ouths o fB a b es: The Infant Form ula
Controversy, Bow ling Green State University, Social Philosophy a n d Policy,
19 8 3 ;L isa H . N ew ton, Business Ethics a n d the N atu ral Environm ent, Londres,
Blackwell, 2 0 0 5 ; «M oney, m ilk and marasmus», N ew Scientist, 28 février
19 7 4 , n° 8 8 7 . U n boycott, lancé en Suisse en 1 9 7 s et aux U S A en 1 9 7 7 ,
devient mondial en 1 9 7 8 . L a campagne contre les politiques de marketing
du lait Nestlé continuait en 2 0 1 4 . Voir http://ww w.babym ilkaction.org;
Know M ore.org ; http://ww w.m othersofchange.com .
118 L e ventre des fe m m e s

à adopter la manière occidentale de nourrir leurs bébés, alors


q u elle était inadaptée à leur mode de vie. Le produit étant
trop cher, elles diluaient le lait avec de l’eau non potable, ce
qui occasionnait de terribles diarrhées qui provoquaient bien
souvent la mort du nourrisson. Ces campagnes touchèrent
les outre-mer français. Bien que leurs circuits d ’eau potable
fussent encore déficients, les P M I (Protection maternelle et
infantile), organismes de l’État, distribuèrent massivement du
lait en poudre Nestlé auprès des femmes des classes populaires,
ce qui entraîna beaucoup de décès1. En résumé, les politiques
de contrôle des naissances doivent donc nécessairement être
mises en rapport avec l’organisation de la division internatio­
nale du travail et le capitalisme racial, auxquels il faut ajouter,
dans les années 19 7 0 , les politiques d’ajustement structurel.
En somme, l’histoire des milliers d’avortements sans
consentement à La Réunion est à la fois une histoire locale et
une histoire qui s’inscrit dans le champ plus large de la gestion
du ventre des femmes noires, de la réorganisation du travail
et du capital, du démantèlement des industries, de l’orga­
nisation de nouvelles migrations du Sud vers le Nord et des
politiques de contrôle des naissances dans le tiers-monde. Le
récit des Réunionnaises mutilées pose la question de la «jus­
tice reproductive12». C e terme créé par des femmes africaines-
américaines à la suite de la Conférence internationale sur la
Population et le Développement qui eut lieu en 1994 au Caire,
en Égypte, naît des expériences des femmes racisées. Fondée
sur la conscience que les impacts des oppressions liées à la race,

1 . Sur l’effet du lait en poudre à La Réunion, voir Jean-Claude Leloutre,


La Réunion, départementfrançais, Paris, Maspero, 19 6 8 , p. 7 4 - 7 7 .
2. Voir http://www.trustblackwomen.org/our-work/what-is-reproductive-
justice/ 9-what-is-reproductive-justice et les interventions de SisterSong. Sur
la conférence de 19 9 4 , voir https://www.unfpa.org/sites/default/files/pub-
p d f/ icpd_fre. pd f.
L e ven tre des fem m es noires 119

à la classe, au genre ou à l’identité sexuelle ne s’additionnent


pas mais s’entrecroisent, la justice reproductive va au-delà du
droit à l’avortement et intègre la justice sociale et la fin des
discriminations raciales. Les avortements sans consentement
des Réunionnaises ne sont pas simplement l’histoire d’un
abus ou de l’impunité des puissants dans les territoires fran­
çais d’outre-mer, mais un des exemples de contrôle du corps
des femmes racisées dans le monde et des atteintes à la justice
sociale. C ’est parce que le choix est fait de ne pas développer
les outre-mer que la politique agressive de contrôle des nais­
sances est légitimée. Les Réunionnaises qui se battent pour une
justice reproductive sont confrontées à un État dont le but est
de rétablir son contrôle.
4 .
« L’avenir est ailleurs »

La notion de décolonisation a mobilisé les peuples qui aspi­


raient à l’autodéterm ination et à une renaissance culturelle
après des siècles de mépris raciste. M ais la démocratisation
des sociétés post-esclavagistes et coloniales dans la République
française, qui aurait exigé une décolonisation des institutions,
des pratiques et des savoirs, s’est rapidement effacée devant
un universalisme qui rejette l’existence d’un racisme structurel.
Les termes de «surpopulation», de «démographie galopante»,
les impératifs de « rattrapage » et de « modernisation » —piliers
de la politique des gouvernements français au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale —recouvrent moins une description
objective qu’une idéologie visant à assimiler à marche forcée
des sociétés auxquelles toute autonomie est refusée1. Masqué
par le langage scientifique des experts, par les travaux de
bureaux et d’instituts de recherche, le caractère idéologique eti.

i. Le terme «autonom ie» utilisé ne renvoie pas automatiquement aux


programmes d ’autonomie avancés dans les années 19 5 0 par les partis com­
munistes et autres mouvements anticolonialistes des D O M , ni n’en est une
critique. Il réfère au principe d ’autodétermination auquel s’opposèrent avec
force les politiques gouvernementales françaises.
122 L e ven tre des fe m m e s

racialiste des mesures de l’Etat français n’est jamais aussi lisible


que dans les contradictions des politiques de la naissance et
de l’émigration quelles mettent en place, différemment, dans
l’Hexagone et dans les anciennes colonies. L’analyse des poli­
tiques des naissances et de l’émigration fait apparaître en effet
un double mouvement croisé: politiques natalistes en France
et antinatalistes dans les outre-mer, invitation à quitter leur
pays pour les habitants des DOM et à venir s’installer dans les
outre-mer pour les Français.
Tandis que, dans les outre-mer, on assène aux populations
que «l’avenir est ailleurs1 », que leur monde, sans passé, est
privé de présent et d’avenir, invitation est faite en même temps
aux Français de l’Hexagone à émigrer sur ces terres : «Allez dans
les outre-mer, vous y trouverez un futur. » Plusieurs niveaux
s’entrecroisent - qui est invité à naître ? à partir ? à arriver ? -,
qu’il faut tenir ensemble.
On l’a dit, l’une des ressources de la nation étant sa popula­
tion, la gestion de la natalité est une opération cruciale. A la fin
de la Seconde Guerre mondiale, l’accroissement de la natalité
française est perçu comme essentiel à la reconstruction du
pays. Dès la Libération, un consensus se crée « autour de l’idée
d’une politique de population volontariste renforcée en cela
par la création d’un ensemble d’acteurs et d’institutions: essor
de la protection maternelle et infantile, du secteur de l’enfance
inadaptée, extension et professionnalisation des services
sociaux, évolution et développement du droit de la famille,
création de l’Institut national d’études démographiques, orga­
nisation d’une représentation des familles, mise en place desi.

i. Véritable slogan des années 1 9 6 0 - 1 9 7 0 , l’expression ici est empruntée


au titre du film d’Antoine Léonard Maestrati (2 0 0 7 ), à partir d ’un scénario
du journaliste guadeloupéen M ichel Reinette, qui revient sur l’histoire des
Antillais et du «Bureau des M igrations des Départem ents d’Outre-Mer»
( B U M 1D O M ) dans les années i9 6 0 .
l'a v e n ir est ailleurs «23

caisses d’allocations familiales, création d’ un ministère de la


Population'». Ix*s politiques de natalité donnèrent lieu à une
«surproduction institutionnelle1 ». Si des mesures sociales
furent prises pour améliorer les soins pré- et post-nataux, les
maternités, les crèches, les soins aux enfants, et encourager à la
maternité’ , la propagande en faveur de la contraception et de
l’avortement et leur pratique restèrent sévèrement réprimées.
La loi du 22 juillet 19 2 0 , qui punissait d’emprisonnement
et d’amende quiconque aurait provoqué un «crim e d’avor­
tement» ou «m is en vente, fait vendre, distribué de quelque
manière que ce soit des remèdes, substances, instruments ou
objets quelconques sachant qu’ils étaient destinés à commettre
le crime de l’avortement» ne fut pas abrogée, ni celle qui
condamnait la propagande anticonceptionnelle à des peines de
prison et à des amendes. La loi de 19 4 2 , décrétée par le régime
pétainiste et qui assimilait l’avortement à un «crim e contre la
sûreté de l’ État» passible de la peine de mort ou des travaux
forcés, resta également en vigueur1234.

1. Frcdcric Sandron, «U n e politique de population à contre-courant?


La Réunion dans les années 1 9 6 0 - 1 9 7 0 » , https://w ww .uclouvain.be/cps/
ud/doc/dem o/.../Sandron( 4 ).pdf, p. 5.
2. Ibid.
3. Les prestations familiales sont privilégiées: fin 1 9 4 4 et en 1 9 4 5 , le
gouvernement provisoire les revalorise assez pour compenser la hausse des
prix. La loi du 2 2 août 1 9 4 6 majore le m ontant des prestations (essentiel­
lement allocations familiales et allocation de salaire unique) en proportion
du salaire de référence, et instaure des prestations prénatales. En 19 4 8 , le
dispositif est complété par la création d ’ une allocation logement, alors exclu­
sivement réservée aux familles. La loi de finances pour 19 4 6 institue, dans
le cadre de l’ impôt sur le revenu, le quotient familial afin de privilégier les
couples avec enfant.
4 . Isabelle Friedmann, M ouvement français pour le Planning fam ilial.
Liberté, sexualités, féminisme. $0 ans de combat du Planning pour les droits des
femmes, Paris, La Découverte, 20 0 6 , p. 19 .
'M I r rettltr drs fhninrt

l e gouvernement s'interroge;! logiquement sur l’arrivée de


travailleurs immigrés pour reconstruire la France : pouvaient-ils
constituer une source de peuplement? Certainement pas. Ln
i ‘)66, le ministre des Allaites sociales, Jean-Marcel Jcanncncy,
rassura les représentants de l'U nion nationale des associa­
tions familiales (l'U N A F ') en déclarant: « l’accroissement
de la population ne doit pas reposer sur un recours massif à
l’ immigration», car «les candidats à l’immigration présentant
les qualités physiques, morales et professionnelles souhaitables
ne sont pas en nombre illim ité»; et il ajoute que «quand bien
même ils le seraient, nous ne devrions point abuser de ce
recours, et cela pour des raisons nationales»*.
Indignées par le nombre de femmes qui étaient forcées à la
clandestinité ou mouraient des suites d’avortements clandestins,
des féministes lancèrent à partir de 1956 un nouveau combat
pour la liberté de la contraception. Ces militantes partageaient
le même constat: il fallait libéraliser l’accès à la contraception
(la liberté de l’avortement n’était pas abordée). Le Mouvement
français pour le Planning familial qui prit bientôt la tête de
ce mouvement avait comme adversaires l’ Église, l’Ordre des
médecins et le Parti communiste français. La dirigeante com­
muniste Jeannette Vermeersch se demandait : « depuis quand les
travailleuses réclameraient-elles le droit d’accéder aux vices de12

1. I.’ U N A F est l'enfant de la «Fédération Nationale des Familles» créée


sous le régime de Vichy, «Lo i G o u n o d» (D I. du 29 décembre 1942). En
19 4 5 , malgré des contestations, la vision corporatiste de la représentation
familiale est reprise par l’ordonnance du 3 mars 1 9 4 5 . l,a nouvelle organisa­
tion baptisée U N A F reprend l’essentiel des dispositions vichystes (le mono­
pole de représentation, l’organisation pyramidale) à quelques différences
prés: la tutelle de l’ Etat est allégée et l’association locale unique disparaît.
2. Eric Kocher-Marboeuf, Le Patricien et le Général. Jean-Marcel
Jeanneney et Charles de Gaulle, iç <;8-iq 6 <>, volume II, Paris, Éditions du
Com ité pour l'histoire économique et financière de la France, 2003, en ligne
[consulté le 9 octobre 2 0 14 ).
l 'a v e n i r e st a ille u r s » \IS

la bourgeoisie'?». C itaient pourtant ces femmes «pii étaient,


en majorité, victimes d'avortements meurtriers ou mutilants.
La «nouvelle gauche», dont les leaders soutenaient la demande
de libéralisation, apporta de nouveaux alliés aux partisans du
Planning familial, mais, de 1965 à 1968, le débat resta confiné
au «seul plan de la technique médit ale et de la législation'»;
la liberté des femmes de décider pour elles-mêmes n’était pas
à l’ordre du jour. Un 1965, le PCP’ fit volte-face et déposa «un
projet de loi visant l’abrogation des lois réprimant l’avorte­
ment et la propagande anticonceptionnelle1 », suivi par onze
propositions de loi, déposées par les groupes socialistes et com­
munistes, pour réformer la loi de 1920. Kn 1966, la plupart
des Françaises n’avaient toujours pas accès à des contraceptifs.
Une nouvelle découverte, la pilule contraceptive, vint affai­
blir l’opposition à la contraception d’une assemblée où domi­
naient des hommes. Le médecin et député gaulliste Lucien
Neuwirth voulait en libéraliser la vente. Jean-Marcel Jeanneney,
ministre des Affaires sociales, était favorable à l’adoption de la
proposition de loi de Neuwirth, mais « à la condition qu’elle soit
contrebalancée par une politique nataliste renforcée1*34». Ayant
finalement réussi à convaincre de Gaulle, Neuwirth défendit
sa loi, qui fut adoptée le 19 décembre 19 6 7: elle autorisait
la vente, mais en pharmacie seulement, de contraceptifs sur
ordonnance ou certificat médical de non-contre-indication.
Pour les mineures, un consentement parental écrit était exigé.

1. Jeannette Vcrmeersch, «Contre le néo-malthusianisme réactionnaire


nous luttons pour le droit à la maternité», Conférence du 4 mai 19 56 devant
le groupe parlementaire du Parti communiste français à l’Assemblée natio­
nale, supplément à France nouvelle, 1 2 mai 19 56 , 54 3, p. 15.
1. Isabelle Fricdmann, Mouvement français pour le Planning fam ilial.
Liberté, sexualités, féminisme, op. cit., p. 67.
3. Ibid., p. 5 1.
4. Ibid.
i / e ténor tirs femmes

l.a publicité commerciale pour les méthodes et les produits


contraceptifs resta interdite*. I c parti pro-nataliste avait réussi
à limiter l'accès la contraception, et les décrets d’application
de la loi Neuwirth s’égrenèrent entre 19(>9 et 1 9 7 1 !
Tout autre était l'analyse de la natalité outre-mer. Sur la
situation des Antilles et de La Réunion, les conclusions des
experts chargés d élaborer le premier plan gouvernemental de
la IV e République, le plan Monnet (19 4 7 -19 5 0 ), étaient défi­
nitives: « l'accroissement de la population» est leur «problème
majeur «il n’y a qu'une seule issue à l'encombrement démo­
graphique de ces trois départements: l’ém igration»1. Pourtant,
dans les années 19 2 0 -19 3 0 , des notables progressistes de l’île
avaient déploré la faible natalité de La Réunion, due à une
forte mortalité et à l'absence de politique de santé publique
sur l’ île. Ils préconisaient des soins pré- et post-nataux gratuits
et la création d ’une école de sages-femmes, mais, entre-temps,
la notion de «surpopulation» avait surgi et s’était imposée.
Elle décrivait certes l’augmentation réelle des naissances dans
l’après-guerre, qui s'expliquait sans doute par la fin du statut
colonial et les premières mesures sociales arrachées par les
luttes, inspirant une plus grande confiance dans l’avenir. Mais
l’ordre social et racial qui était élaboré devait au contraire ins­
tiller de la méfiance et une perte d’espoir dans l’avenir.
C e qui aurait pu être analysé comme un apport d’énergie,
une espérance, fut transformé en une menace et un péril. La12

1. C e paragraphe reprend les informations données par Isabelle


Friedmann, in Mouvement français pour le Planning familial. Liberté sexua­ ,
lités, féminisme, op. cit., p. 58.
2. C A O M : Fonds ministériel, carton 6 4 F ID K S , note verbale, 1955,
p. 2. C ité par Monique Milia, « Histoire d ’une politique d ’émigration orga­
nisée pour les départements d ’outre-mer, 1 9 5 2 - 1 9 6 3 » , Pouvoirs dans la
Caraïbe [en ligne], Spécial | 19 9 7 , mis en ligne le 16 mars 2 o n , http://plc.
revues.org /739 [consulté le 1 4 avril 2 0 14 ], C ’est moi qui souligne.
l'a v e n ir est a ille u rs 127

naissante d'enfants réunionnais portait en elle le déclin de l’île;


elle bouchait l'horizon. Les experts du plan décrétèrent qu’il
fallait désormais concevoir les D O M à partir d’une équation
à trois termes: la surpopulation, l’impossible développement
et la nécessité d’organiser l’émigration. Leur conclusion fut
entérinée par toute une série de rapports et d’études, dont le
rapport finances de 19 4 S, exposé dans le chapitre précédent,
lin 1950, la direction départementale de la population de
La Réunion confirmait les conclusions de 19 4 7 : la surpopula­
tion constituait une menace. La même année, dans un rapport
rédigé pour le parti gaulliste (RPF), on pouvait lire: « C ’est le
plus gros problème actuellement à La Réunion. La population
s’accroît chaque année de 6000 habitants. Etant donné que la
surface d’exploitation agricole est très restreinte et qu’aucune
industrie ne semble viable, excepté celle du sucre, les pro­
blèmes posés par l’augmentation de la population semblent
insolubles à La R éu n ion '.» L’auteur du rapport prônait natu­
rellement l’émigration.
Alfred Sauvy lui-même, le pape de la discipline démogra­
phique en France, cita La Réunion comme un exemple de
surpopulation au niveau mondial, avec un «taux de natalité
parmi les plus élevés au m onde1 ». En 1955, le rapport Pellier
pose que «la situation démographique, dès à présent, appelle
une solution d’urgence», à rechercher «dans une émigration
importante vers des territoires ayant des ressources poten­
tielles et une population insuffisante»123. Pellier recommandait

1. Cf. Gilles Gauvin, «Approche de l’ identité réunionnaise par l'étude


d’une culture politique : le R. P. F. à l’îlc de La Réunion », art. cité.
2. Alfred Sauvy, « l.a population de La Réunion», in Population, 19 5 S,
vol. 10, n" 3, p. 5 4 1 - 5 4 2 .
3. Cité par Frédéric Sandron, « Introduction : La question de la popula­
tion à La Réunion», in La Population réunionnaise. Analyse démographique,
Paris, IRD , 2007, p. 9 -10 .
128 L e ven tre des fem m es

l’organisation d’une émigration collective et encadrée. Cette


unanimité ne pouvait qu’encourager à suivre uniquement les
choix de l’État. Aussi, en 1956, Le Monde pouvait-il naturel­
lement titrer: «Le problème réunionnais est d’abord d’ordre
démographique». Soutenue par tous ces rapports d’experts,
la nécessité d’une nouvelle politique des naissances et des
migrations ne faisait plus aucun doute; il fallait simplement
mettre en oeuvre ces recommandations, et de toute urgence.
Cette tâche fut confiée au Bureau d’études pour le dévelop­
pement agricole dans les territoires d’outre-mer, créé par Jean
Letourneau et François Mitterrand.
Le coût des outre-mer était chaque fois au cœur des débats
nationaux. L’argument du coût que l’égalité des mesures
sociales dans les outre-mer imposerait aux Français fut étendu
au coût des naissances dans les D O M . En 1958, un rapport
gouvernemental soulignait: «l’effort que s’impose la métro­
pole pour soulager l’île deviendra insoutenable si le problème
démographique demeure sans solution1 ». Le contrôle des
naissances n’en devenait que plus justifié. En 1962, le direc­
teur départemental de la population de La Réunion présenta
quatre propositions: intensification de l’émigration, création
de débouchés d’emploi (techniques), action individualisée
auprès des familles en faveur de la contraception et renforce­
ment de la répression en matière d’abandon de famille. Lors
d’une conférence de presse à La Réunion le 5 décembre 1971,
Pierre Messmer, alors ministre des Outre-Mer, répéta que «le
problème n° 1 est le problème démographique». En 1972, la
commission des lois affirma que le taux de naissance freinait
la départementalisation : « Nous devons être conscients que la

1. Armand Erambrom-Poullé, «Les principes républicains et la migra­


tion facilitée des Réunionnais par les pouvoirs publics », in Prosper Ève (éd.),
Un transfert culturel à La Réunion, op. cit., p. 37 4 .
« l'a v e n ir est a ille u rs I 2<)

poussée dém ographique, si elle n’est pas freinée, peut mettre


en péril la départem entalisation'.»
La pédagogie de la répétition finit par porter ses fruits et
la notion de surpopulation entra définitivement dans le voca-
bulaire utilisé par l'État pour parler des D O M . lût quelques
années, l'augmentation du taux de naissances avait été transfor­
mée en menace, et une émigration organisée et des politiques
antinatalistes violant les droits des femmes étaient présentées
comme des choix logiques et incontournables. L’Union des
femmes de la Réunion et les mouvements anticolonialistes
tentèrent pourtant d’enrayer ce processus: l’augmentation de­
là population n’était en rien une menace, mais au contraire
un argument de plus pour défendre un développement éco­
nomique autonome et la fin de l’ impérialisme français. La
pauvreté n’était pas due aux enfants réunionnais qui naissaient,
mais aux siècles de colonialisme et à la politique départemen-
taliste de dépendance. La différence était cruciale. L’argument
rejoignait celui qui, au niveau mondial, séparait les avocats
de politiques antinatalistes dans le tiers-monde et ceux qui
défendaient, en même temps que les droits des femmes, un
développement plus juste et plus équilibré, et un accès plus
égalitaire aux ressources mondiales.
Pour l’État, en revanche, des mesures drastiques pour
freiner les naissances s’ imposaient dans les D O M . Les lois de
la République - «une et indivisible» - doivent en principe
s’appliquer sans exception sur l’ensemble de son territoire,
mais, de tout temps, des ajustements discriminatoires ont été
opérés pour leur application dans les outre-mer dans le but de
préserver les intérêts de l’ État. La vente libre des préservatifs
y fut instituée dès i960 . Des organismes, protégés par l’État,1

1. Voir Les Oubliés de la décolonisation française. Départements d'()u tre-


Mer, Territoires d ’O utre-M er, Parole et Société, 8 1 ' année, n" 2, 1 9 7 3 , p. 10 5 .
130 l e ven tre des fem m e*

étaient chargés de l’éducation des femmes à la u n iti,v epuon,


L’AREP, association créée en 1962, pour aider le* famille* de*
petits agriculteurs, milita pour la méthode conitatcpnve d<*
températures, la seule acceptée alors par l'Église. Adversaire
déclarée de la contraception, mais puissante alliée dans la
politique de pacification postcoloniale, l'Église avait arrepté
de jouer un rôle dans le contrôle des naissances, confortée
par le soutien de l’ État. Après la guerre, en effet, l'occari avait
accéléré l’application à La Réunion dit décret de la papauté
du i cr juillet 1949 frappant d’excom m unication les catho­
liques qui soutenaient les communistes. L’Églisc refusait le
baptême aux enfants de communistes et invitait ses ouailles
lors de la messe du jour des élections à ne pas voter ktnnu-
nis. « J ’ai pris contact avec l'évêque dès mon arrivée, écrivit
Foccart. J ’ai joint mon action à celle de nos amis qui incitaient
le clergé à prendre une position rapide en fonction du décret
du Saint-Office. M onseigneur avait tendance à attendre de
voir les applications en métropole avant de prendre lui-même
une position. Cependant, dès le second dimanche, il faisait
connaître par lettre pastorale extrêmement précise la position
de l’E glise'.» Les rôles étaient soigneusement distribués et les
ego préservés. En 19 6 1, un membre de la commission locale
du Plan à la Réunion rappela que la campagne en faveur de
la limitation spontanée des naissances devait être «discrète»
pour ne pas heurter les « sensibilités catholiques». Dans un
échange de bons procédés, l’ État accorda à l’ Église son sou­
tien dans la répression qu’elle menait contre le christianisme
populaire et les rituels hybrides qui la choquaient, et la laissa
intervenir dans les affaires politiques en contrepartie de son
silence devant la propagande antinataliste qu’ il encourageait.1

1. Gilles G auvin , « Approche de l’ identité réunionnaise par l'étude d’une


culture politique: le R. P. F à l’ile de l.a R éunion», art. cité, p. 299.
L ’a v e n ir est a illeu rs » 131

L’alliance entre l’État et l’ Église n’alla pas sans frictions, mais


les intérêts communs firent qu’elle perdura1.
Outre des experts et des directeurs, l’Etat a besoin de média­
teurs pour mettre en place les politiques de contraception dans
les D O M . Il faut former des agents créolophones capables
de jouer le rôle de traducteur, d’interprète et d’informateur.
Et, à ces postes, les politiques de contraception ont besoin de
femmes, car elles sont mieux placées pour parler aux autres
femmes et les convaincre du bien-fondé de leur intervention.
Sous la conduite de médecins et d’experts hommes et blancs,
elles iront diffuser le message de la modernité française. Elles
sont censées comprendre le créole, connaître les us et coutumes
des classes populaires, et les « traduire » aux experts et aux méde­
cins. Pour ce faire, elles doivent pénétrer dans l’intimité des
familles et parler de femme à femme. Les travailleuses sociales
sont horrifiées par la misère qu’elles découvrent. Les conditions
de vie des classes populaires sont en effet désastreuses : dans les
bidonvilles, ou dans les coins reculés de l’île, dans les «hauts»
(la zone intermédiaire entre la côte et les hautes montagnes),
on trouve des maisons sans eau, sans égouts, sans électricité,
sans hygiène ; le mobilier est pauvre, parents et enfants vivent
souvent dans la même pièce, les familles sont fréquemment
sous-alimentées et rongées par les maladies.
La formation reçue par les travailleuses sociales les encourage
à attribuer cette situation exclusivement au manque d’éduca­
tion des classes populaires ou à un passé colonial auquel la
République a mis fin. Le racisme, les effets du capitalisme et
de l’impérialisme sont absents du diagnostic. L’ idéologie est
celle d’une personnalisation des problèmes sociaux et écono­
miques qui justifie l’ ingérence dans les familles populaires aui.

i. C ’est une dissidence interne à l’Église qui explique la position du


journal Croix-Sud dans le scandale de 1 9 7 0 - 1 9 7 1 .
i }z L e ven tre des fem m es

nom d’une nécessaire intervention humanitaire. Ces femmes


contribuent ainsi à ce que les Réunionnaises adhèrent à l’idéo­
logie du rattrapage et de la modernisation, dont l’exemple est
la société occidentale. Elles souhaitent très certainement amé­
liorer les conditions de vie des femmes des classes populaires,
mais elles propagent des notions et des concepts qui nient la
dimension coloniale de la situation. C ’est toute la force de
cetre idéologie: elle offre d’apporter le mieux-être, tout en se
gardant d ’expliquer en quoi et pourquoi la situation doit être
améliorée1. Le témoignage de l’ une des premières assistantes
sociales qui arrivent à La Réunion en 1 9 5 1 met bien en lumière
la contradiction entre ce quelle observe, son désir de bien
faire et les réponses institutionnelles qu’elle reçoit: «Les gens
avaient honte de leur dénuement [...], les femmes des hauts
avec leur capeline rabattue sur le visage [...], les conditions
de vie étaient telles qu’il m’arrivait d ’oublier complètement ce
que j ’avais appris. C ’était inadapté [...]. Comment mener une
action éducative dans la misère, le dénuement12 3?»
Mais l’empathie n’est pas la seule réponse possible. Dans
un rapport transmis à Michel Debré, une assistante sociale
décrit la population de la ville du Port en des termes qui
témoignent d’un préjugé colonial de classe et de couleur: elle
parle de « femmes débiles, amorales, cyclothymiques, toujours
par monts et par vaux», d’hommes qui ne sont que «paresse,
veulerie, éthylisme et violence»’ . Cette «classe marginale»,

1. Les travaux critiques sur les idéologies qui sous-tendent le travail


social en France sont nombreux, montrant les évolutions et les différents
courants. Voir, par exemple, le numéro spécial de Vie sociale, Les fondements
idéologiques du travail social, 2 0 1 3 , n° 4.
2. Cité par Hervé Schulz, « Entretien avec M . R. Crochet, il y a 40 ans,
la première assistante sociale», Le Q uotidien, 4 janvier 19 9 3 .
3. Cité par Ivan Jablonka, Enfants en exil. Transfert de pupilles réunion­
nais en métropole ( i ç 6} - i ç 82), Paris, Seuil, 20 0 7, p. 1 7 1 .
« L ’a v e n ir est a ille u rs » ' 33

explique-t-elle, est rongée par l'analphabétisme, l’alcoolisme,


la criminalité et la prostitution ; elle est « incapable de satisfaire
ses besoins les plus élémentaires (nourriture, habillement, loge­
ment) et a des besoins de consommateurs des pays riches». Hile
dit être frappée par « l’absence totale de sens social»1 qu’elle
observe dans cette population. Son opinion est loin d ’être
exceptionnelle. Peu à peu s’ installe l’idée que le peuple réu­
nionnais manque de sophistication, que sa culture et sa langue
sont frustes, et que seule la culture française peut le sortir de
son sommeil. Le mépris républicain pour les cultures vernacu­
laires et régionales se double dans les D O M d’un mépris pour
des cultures « sans écriture ». La bonne volonté et l’empathie ne
sont pas suffisantes pour contrebalancer cette idéologie; pour
cela, il aurait fallu dénoncer le passé esclavagiste et colonial
et le présent postcolonial, prendre parti en somme. Or, toute
position perçue comme «politique», c’est-à-dire comme expri­
mant de la sympathie pour les idées anticolonialistes, fait cou­
rir un risque, celui de ne pas être promu, d’être marginalisé.
L’Ordonnance Debré a bien été com prise: il est très dangereux
de questionner l’ordre social et racial institué.
En gardant leurs distances et en adoptant le vocabulaire
des dominants, les assistantes sociales signalent quelles se sont
résolument détachées de cette classe méprisée. Pour espérer
entrer dans la petite bourgeoisie, il est en effet indispensable
de marquer son rejet de la culture populaire et de défendre
une certaine «respectabilité». La honte d’avoir appartenu aux
classes pauvres se traduit par une posture rigide de rejet et de
mépris, lisible dans les réponses des infirmières aux femmes
mutilées à la clinique de Saint-Benoît. À la peur d’être associée
à des femmes et des hommes qui représentent tout ce qu’il
faut abandonner pour entrer dans la «m odernité», s’ajoute la

1. Ibid.
134 ven tre des fem m es

peur d’être «découverte», de révéler que l’on a appartenu à


cette culture associée au fait d ’être Noir, descendant d’esclave
ou d’engagé. U faut «passer pour», et ainsi cacher ses origines,
son appartenance à une classe dont les manières de vivre et
de faire appartiennent au passé ou au folklore. Aussi vaut-il
mieux ne pas parler créole en public, manger trop de piment,
avec les mains, marcher pieds nus, danser le maloya. Rappelons
que cette musique, née dans les plantations et créée par les
esclaves et les engagés, n’est jamais jouée sur les ondes ; elle est
dédaignée, rejetée. Bientôt reprise dans des meetings politiques
anticolonialistes, elle devient musique de résistance.
Au cours de ces années d’intense assimilation, tout ce que la
culture populaire avait développé comme réponses à la préca­
risation et à l’exploitation - la fête, le repas familial, les rituels,
bref des formes culturelles de résistance - n’est plus désirable.
La responsabilité de la pauvreté qui persiste, malgré les aides
sociales et la modernisation des équipements, doit être reje­
tée sur les classes populaires. Non seulement les pauvres sont
responsables de leur misère et s’obstinent à ne montrer aucun
goût au travail, mais ils veulent être assistés; avec l’argent
qu’«on leur donne», ils s’achètent voiture, télévision et radio;
ils font la fête et dépensent tout au lieu de prévoir et d’écono­
miser sagement!
Se détacher du peuple, c’est donc aussi prouver sa respec­
tabilité - un objectif partagé par toutes les communautés
méprisées et stigmatisées qui veulent démontrer à une société
qui les infériorise quelles ne sont justement pas inférieures,
qu’elles peuvent accéder aux diplômes les plus élevés, aux
métiers les plus techniques en prenant comme mesure la
société d’oppression. La respectabilité est donc souvent
vécue comme une expérience contradictoire: prouver votre
capacité, mais dans une société qui continue à douter de
votre authenticité et de votre légitimité. C ’est pourquoi le
« L ’a v e n ir est a ille u rs » 135

chemin de la respectabilité n’évite pas d ’être confronté à un


« plafond racial », car si des Réunionnais et des Réunionnaises
deviennent respectables, ils restent racialisés et ethnicisés, et
les postes de responsabilité et de décision leur sont fermés.
Dans le dispositif mis en place dans les années 19 6 0 -19 7 0
pour réorganiser le social, la hiérarchie est claire, les chefs
de service et les experts resteront des hommes zoreys et les
exécutants des Réunionnaises et Réunionnais.
L’Etat utilisa tous les moyens dont il disposait pour dissémi­
ner sa politique: à travers les centres de protection maternelle
et infantile (PM I) bien sûr, et le financement d’associations,
mais aussi à travers la publicité, la télévision, la radio, les
journaux... La radio — il n’y en avait alors qu’une seule à
La Réunion, l’officielle O R T F — et les journaux du pouvoir
relayaient quotidiennement ses messages. Catherine Pasquet
et René Squarzoni parlent d’un «harcèlement publicitaire» à
la radio où l’on retransmet quotidiennement des hurlements
d’enfants, des encarts publicitaires dans les journaux avec, sur
fond de soleil couchant, une femme se profilant seule, portant
un bébé et suivie de neu f enfants, le tout avec un unique com­
mentaire, un énorme « A S S E Z ! » ; partout, des affiches vantent
à la femme le bonheur conjugal, dans une famille aux dimen­
sions m étropolitaines1. A la télévision, qui apparaît en 1964 et
dont la programmation était contrôlée par la préfecture, tables
rondes et documentaires relaient le message antinataliste*2.

x. Catherine Pasquet et René Squarzoni, Les Femmes à La Réunion. Une


évolution impressionnante, une situation am biguë, Saint-Denis, La Réunion,
Observatoire départemental de La Réunion, Études et synthèses, n° 1,
octobre 19 8 8 , p. 20.
2. Un court métrage réalisé par Yves Donnadieu, présenté à la télévision
en 197° et suivi d’ une table ronde, fait clairement le lien entre pauvreté et
taux de naissance. Pas un des intervenants n’évoque la situation de dépen­
dance.
136 L e ven tre des fem m es

Dans le même temps, en France, toute propagande antinata­


liste était sévèrement punie, car toujours criminalisée.
Envers les femmes des D O M , l’État pratiquait en réalité
une double politique, de répression et d’assimilation. Il s’agis­
sait de les détourner des luttes anticoloniales en les assimilant.
Il fallait célébrer les femmes qui faisaient moins d’enfants,
mais sans s’aliéner les mères de famille nombreuse. En 1950,
le préfet de La Réunion, Roland Luc Béchoff, fit de la fête des
mères (dont l’origine, rappelons-le, est vichyssoise) une fête en
l’honneur de la «mère de famille nombreuse». Choisie chaque
année par la préfecture et l’évêché, une femme réunionnaise
qui avait eu en moyenne plus de huit enfants était célébrée
pour ses qualités de mère au foyer, son dévouement à son
mari et à sa famille, et sa soumission à la loi de l’Église et à
l’ordre postcolonial. Sa personnalité était à l’opposé de celle
des « pétroleuses » du P C R , parlant haut, manquant de fémi­
nité, vulgaires et sans vergogne. Plusieurs figures se détachaient
en effet dans le « tableau » étatique : la jeune femme moderne,
plutôt claire de peau, faisant moins d’enfants, employée ou
fonctionnaire; la mère de famille nombreuse, célébrée mais
renvoyée malgré tout à l’arriération ; et la militante anticolo­
nialiste. La propagande étatique favorisait évidemment la fémi­
nité de la « femme moderne», financièrement indépendante et
individualiste, mais n’échappant pas au conformisme social de
rigueur. La mère de famille nombreuse et la femme moderne
adepte de la contraception étaient toutes deux appelées à soute­
nir l’ordre social qui s’installait. Effaçant les luttes des femmes,
opposant «la» femme, «la» mère, avec leur douceur et leur
gentillesse métissée, aux femmes résistantes, décrites comme
dures et masculines, la propagande assimilatrice avait pour elle
de mettre à disposition des équipements qui rendaient effecti­
vement la vie plus facile : ne plus avoir à aller chercher l’eau à
la fontaine, ne plus faire des kilomètres à pied pour aller voir
« L ’a v e n ir est a illeu rs 137

un médecin, disposer d’une machine à laver, de soins pré- et


post-nataux, bénéficier d’une meilleure éducation... Tout cela
n’était pas négligeable. Mais les mesures prévues pour amélio­
rer les conditions de vie dans les « régions sous-développées de
France» ne pouvaient suffire à régler les problèmes dans les
DOM, qui exigeaient une profonde décolonisation1.
Progressivement, la réorganisation entreprise dès les années
1950 s’accomplit et elle transforme radicalement la vie des
femmes et des hommes réunionnais. L’ industrie de la canne à
sucre qui avait été au cœur de la vie économique et sociale est
profondément bouleversée. Il ne reste plus que deux usines;
on en comptait deux cents au x ix e siècle. Pour les ouvriers, leur
fermeture est «conforme à la logique du profit12»: «L’usine a
fermé parce que les gros ont voulu quelle ferme3!» Héritière
des moulins du monde esclavagiste, l’ usine était l’élément
qui liait, de manière inégale, le grand propriétaire, le petit
planteur, le métayer, l’ouvrier (et l’ouvrière) agricole, l’ouvrier
d’usine, l’ingénieur, le directeur de l’usine, l’usinier, le docker,
le transporteur, le raffineur en France et le consommateur.
Les conditions de travail et d’exploitation étaient brutales :
des balles de 84 kg à porter sur la tête, des journées de douze
heures d’affilée, des heures supplémentaires imposées, le travail
le dimanche qu’on ne pouvait refuser, des semaines de quatre-
vingt-cinq heures parfois, aucun congé, l’obligation d’acheter
à la boutique de l’usine4. Femmes et hommes partageaient
alors les mêmes conditions, les femmes œuvrant comme

1. La Gauche au pouvoir en France dans 9 mois? Ce que proposent les orga­


nisations démocratiques pour La Réunion, supplément à Témoignages, 4 juin
1 977. P- H -
2. Sonia Chane-Kune, La Fermeture de Beaufonds, sucrerie réunionnaise,
Paris, L’Harmattan, 19 9 9 , p. 3 1 .
3. Ibid.
4. Ibid., p. 86.
138 L e ven tre des fe m m e s

couturières, modistes, dans les champs et à l’usine, cousant


et lavant des gonis (sacs de jute), travaillant au générateur.
«À l’usine», témoigne une femme, « j’enlevais la bagasse sous
les chaînes. Beaucoup de femmes faisaient ce travail; sous
le premier cylindre, il y avait deux femmes, sous un autre
cylindre, une vieille femme, et sous le troisième cylindre,
encore une autre fem m e»1. L’usine symbolisait l’exploitation,
le colonat partiaire, la répression et le sucre, « l’or blanc» qui
avait fait la richesse de quelques-uns à La Réunion, mais c’était
aussi l’espace où se nouaient des solidarités, où s’apprenait la
résistance aux mécanismes de l’exploitation. L’usine, c’était le
lieu à la fois de l’exploitation et de la lutte. Leur fermeture
bouleverse donc aussi l’existence de relations sociales forgées
dans la survie et le combat. Les femmes avaient le champ,
l’usine et la maison; les hommes, le champ, l’usine et la bou-
tik. Malgré la vie dure, le temps était scandé par des fêtes et
des rituels; des réseaux complexes de relations, des loisirs,
des conflits, des solidarités et une fierté émergent des sou­
venirs recueillis par Sonia Chane-Kune. Le monde agricole
de la canne — monoculture coloniale qui a modelé paysage et
société —, associé à l’esclavage, à l’exploitation et à la misère,
et pour cette raison frappé de mépris, fait place à la société de
consommation et à de nouvelles normes sociales qui laissent
aussi les hommes désemparés.
Les hommes des classes populaires voient leur monde bou­
leversé. Ce monde qui, certes, les avait exploités, mais qui avait
aussi été le cadre de leur vie sociale et culturelle leur échappe.
Tout ce qui leur avait donné une existence sociale, le travail de
la terre ou de l’usine, leur est en effet peu à peu retiré. Alors
qu’en 19 6 1 88 % des agriculteurs exploitaient z hectares de
terre, ils ne sont plus que 60 % en 19 7 1. La concentration

I. Ibid.., p. 87.
« L ’a v e n ir est a ille u rs » 139

des terres, qui va de pair avec la mécanisation, exige moins


de bras. Entre 19 5 0 et 19 70 , le nombre de travailleurs dans
le secteur agricole passe de 45 000 à 25 000. Les hommes sont
devenus superflus. Les colons sont expulsés de leur terre, les
usines ferment, les terres en métayage sont rachetées et les
industries locales de pêche et de maraîchage sont condamnées
par la réorganisation de l’économie qui privilégie l’importa­
tion depuis la France : « La canne les a rejetés au fur et à mesure
que les techniques exigées par l’économie mondiale dont elle
fait partie réduisaient le besoin du travail humain sur les terres
qui la cultivent. M ais elle garde le premier rang et elle occupe
les terres sans occuper les hom m es... Tout se passe comme si
on attendait la mort des vieux et le départ des jeunes», écrit
l’anthropologue Jean Ben oist1.
Le passage d’une économie fondée sur l’industrie sucrière et
l’agriculture à une économie de services entraîne un chômage
structurel. Les formes de domination masculine connaissent
des réajustements qui touchent les hommes de toutes les classes
sociales; mais ce sont les hommes des classes populaires qui
sont le plus pénalisés par la restructuration de l’économie et
les transformations apportées par la tertiarisation. Désœuvrés,
privés de rôle social et culturel, ils sont désormais la cible des
politiques antinatalistes. Ils sont accusés d’avoir de multiples
partenaires, de faire des enfants sans en prendre la responsa­
bilité. Les femmes réunionnaises sont leurs victimes, dit la
propagande. C eu x qui avaient été confrontés, dans le passé, à
la violence de la masculinité coloniale blanche et racialisée qui
leur refusait le droit à la paternité et au mariage sont désormais
confrontés, dans le présent, à une masculinité métropolitaine
qui se présente comme moins violente, plus cosmopolite, plus

1. Jean Benoist, Paysans de la Réunion, Aix-en-Provence, Presses univer­


sitaires d’Aix-M arseille, 1 9 8 4 , p. 2 3 2 .
1 40 L e ven tre des fem m es

capable d’exprimer ses sentiments. Face à ces nouveaux codes,


les hommes réunionnais se retrouvent démunis.
L’effort fourni par l’État pour contrôler les naissances ne
porte pas entièrement ses fruits. En 1969, selon le «Bulletin
de conjoncture publié par le département de La Réunion», la
subvention d’un montant de 70 millions CFA , prélevée sur les
allocations familiales des travailleurs pour financer les centres
d’orientation familiale, n’a entraîné qu’une baisse de 370
naissances1. Communistes et féministes réunionnaises antico­
loniales le répètent: avant de s’attaquer à la «surpopulation»,
il faut résorber les inégalités et le problème crucial des relations
commerciales injustes entre pays riches et pays pauvres1 ; il
faut, disent-ils, « se libérer des rapports de dépendance étroite
qui lient La Réunion à la France, échapper à la domination
coloniale», entamer une décolonisation123; il faut «régler le
problème colonial avec l’impérialisme français et le problème
social avec les patrons ici avant de prêcher aux Réunionnais la
limitation des naissances4».
Cette insistance sur l’injustice profonde maintenue par la
colonialité s’oppose à une volonté de construire le récit linéaire
d’un progrès apporté par la République; quand des failles
apparaissent dans ce trajet linéaire, elles sont attribuées à des
erreurs et non à un système structurellement biaisé. Mais les
communistes et les féministes réunionnaises anticoloniales ne
sont pas les seuls à penser que la démographie a été transfor­
mée en «problème» pour éviter d’affronter les questions poli­

1. «Le Bulletin de conjoncture du Département de La Réunion révèle


la faillite de la politique démographique», Témoignages, 6 janvier 19 70 , p. 1.
2. « Réponse à un article paru en Tribune libre du Progrès. II », Témoignages,
22 janvier 1970, p. 1.
3. « Réponse à un article paru en Tribune libre du Progrès. III », Témoignages,
23 janvier 1970, p. 1.
4. «À propos d’un “débat” à la télévision», Témoignages, 23 mai 1970, p. 2.
« L ’a v e n ir est a illeu rs » 141

tiques et sociales. En 1969, le journal de l’évêché Croix-Sud


fait remarquer que la croissance démographique ne peut être la
cause des problèmes réunionnais ; elle n’explique certainement
pas pourquoi la balance commerciale est passée en dix ans de
3 à 19 milliards C F A 1. La rédaction rappelle que, cent ans
auparavant, le pouvoir colonial accusait déjà la surpopulation
de l’île d’être la cause de sa pauvreté et que, déjà, la seule
solution envisagée était l’émigration et non le développement
d’autres cultures que la canne qui fragilisait pourtant l’éco­
nomie de l’île. Dans des pages spéciales, le journal de l’évê­
ché analyse l’évolution économique entre 1946 et 1970 et
constate que c’est la persistance d’une société coloniale qui est
le problème et non la question démographique1. Il conclut:
«L’intégration brutale de La Réunion, île tropicale coloniale,
à monoculture sucrière dans une métropole industrielle a
provoqué certains bouleversements économiques, psycholo­
giques et sociaux. La Réunion est sous-développée mais ce
sous-développement est original123. »

1. « O ù se situe le problème numéro u n ?», Croix-Sud, janvier 1 9 7 1 . En


19 4 9 , 56,3 % des appelés n’avaient pas été admis pour cause de rachitisme,
infantilisme et développement insuffisant; en 1 9 5 7 , 2 ,1 % des propriétaires
possèdent toujours 60 % des terres cultivables.
2. Ibid.
3. Ibid.
14 > L e ven tre des fem m es

Il faut insister: le but des politiques de contrôle des nais­


sances n’était pas de contribuer à l’émancipation d’une société
qui avait été esclavagiste et coloniale, mais de faciliter l’entrée
dans une modernité assimilatrice. Justifié par le diagnostic d’un
«encombrement démographique», le discours de l’impossible
développement fut mis en acte, dans des politiques et des
pratiques spécifiques; il donna naissance à de nouvelles repré­
sentations, à des clichés, à des métiers (médiateurs, travailleurs
sociaux, psychiatres) et à un nouveau maillage de la société
pour mieux gérer les corps. La métaphore de l’encombrement
démographique devint un formidable outil pour forger une
association spontanée et émotionnelle entre natalité et misère.
Mais l’abstraction de ces notions, assénées par des experts,
masquait leur violence.
Quoi qu’il en soit et quoi qu’il en coûte, l’État poursuit sa
politique. Il estime que, les «résultats» obtenus par les dif­
férentes mesures de contrôle des naissances n’étant pas suffi­
sants1, l’émigration s’impose comme une nécessité. En réalité,
les politiques de migration appartiennent au même cadre
idéologique. Le contrôle de population, qui a toujours été au
centre des politiques modernes de l’État, concerne à la fois la
natalité et l’émigration. Les politiques de naissance et d’émi­
gration, qui déterminent qui a le droit de naître, de devenir
citoyen et de travailler, sont donc à étudier de manière locale
et globale; il est impossible de séparer ces éléments. Dès 1946,

1. Pourtant, lors d’une réunion à la préfecture de la Martinique, la pre­


mière association de Planning familial, le C E D IF , est créée au début des
années i9 60 , suivie en 19 6 4 , en Guadeloupe, par l’ouverture de centres de
Planning familial, et les résultats sont rapides. Entre 19 6 5 et 19 7 5 , l’en­
quête mondiale de fécondité révèle une baisse de la fécondité de 25 % en
Guadeloupe et de 40 % en Martinique. Voir Arlette Gautier, «Les politiques
familiales et démographiques dans les départements d’outre-mer depuis
19 4 6 » , Cahiers des Sciences humaines, 19 8 8 , 2 4 , 3, p. 38 9 -4 0 2 .
L ’a v e n ir est a ille u rs 143

le Bureau pour le développement de la production agricole


(BPDA) menait campagne pour que des «petits blancs» de
La Réunion s’installent à Madagascar1. Deux ans après l’écra­
sement de l’ insurrection malgache de 1947, la «reconquête
des terres malgaches par les colons réunionnais12» est à l’ordre
du jour. A partir de novembre 19 5 2 , cent trente familles réu­
nionnaises, en majorité originaires de Cilaos, un village très
pauvre, sont installées près de la rivière Sakay à Madagascar,
une « région désertique réputée pour son insécurité et ses sols
incultes3». Mais, dans le contexte mondial de décolonisation,
cette solution devient de moins en moins envisageable. En
1962, l’organisation étatique et cohérente d’une émigration,
souhaitée dès 19 47, est finalement mise en œuvre avec la créa­
tion du Bureau des migrations des départements d’outre-mer
(B U M ID O M )4. Entrons à présent un peu mieux dans son
fonctionnement.
Il s’agit de convaincre les milliers de jeunes femmes et de
jeunes hommes qui arrivent sur le « marché du travail» dans les
D O M qu’il n’y a pas d’avenir chez eux et que seule la métro­
pole les sauvera de la misère et d’un destin sans lendemain. Le

1. Sonia Chane-Kune, La Réunion n’est plus une île, Paris, L’Harmattan,


1996, p. 216.
2. C ’était une idée du Réunionnais Michaël de Villèle, délégué de La
Réunion à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger ( 1 9 4 3 -1 9 4 4 ) . Voir
Armand Erambrom-Poullé, « Les principes républicains et la migration faci­
litée des Réunionnais par les pouvoirs publics», in Prosper Eve (éd.), Un
transfert culturel à La Réunion, op. cit., p. 3 7 3 .
3. Joël de Palmas, «L’émigration réunionnaise à la Sakay ou L’ultime
aventure coloniale française: 1 9 5 2 - 1 9 7 7 » , thèse soutenue à l’Université de
La Réunion, 2004. Voir aussi le documentaire Sakay : les larmes de la rivière
pim ent (2 0 12 ) de Luc Bongrand.
4. Sur les politiques d’émigration, voir l’article très détaillé de Monique
Milia, «Histoire d’ une politique d’émigration organisée pour les départe­
ments d’outre-mer, 1 9 5 2 - 1 9 6 3 » , art. cité.
1 44 L e ventre des fem m es

BU M ID O M leur promet formation et métiers, il a été créé


pour organiser la migration d’une main-d’œuvre peu qualifiée
mais de citoyenneté française et éduquée à l’école française.
Au moment où les Français abandonnent peu à peu les tra­
vaux les plus pénibles, les moins qualifiés et les moins bien
payés dans les hôpitaux, les crèches, les hospices, les postes,
les douanes et les usines, les habitants des D O M sont invités
à les occuper. Ces métiers de service peu qualifiés sont inac­
cessibles aux migrants venus des anciennes colonies devenues
indépendantes, qui arrivent dans le même temps et sont
employés dans les usines. Mais des milliers de jeunes hommes
sont aussi envoyés en usine. Michelin et Simca envoient à La
Réunion des recruteurs. Les années 1950-1960 voient la mise
en place d’une nouvelle forme d’économie, mais, l’économiste
Françoise Rivière l’a bien montré, pour La Réunion, «on ne
peut pas dire qu’il y ait eu de véritable politique industrielle1 ».
En 1972, Xavier Deniau, Secrétaire d’État aux Outre-Mer,
fait le point à l’Assemblée nationale sur une décennie d’exis­
tence du BU M ID O M , «dont chacun a admis la nécessité».
L’effort «sera maintenu aux Antilles et accru en faveur de la
Réunion», car «il s’agit là d’une mesure indispensable, compte
tenu de la pression démographique»; «9 165 migrations ayant
été enregistrées en 19 7 1 », l’objectif «pour la fin du V Ie Plan
[sera] de 2 500 pour chacun des deux départements des Antilles
et de 8000 pour le département de la Réunion»1. Le coût que
cette migration impose à la France est toujours souligné: «Mais
je tiens à dire que c’est aussi une mesure coûteuse, puisque12

1. Françoise Rivière, « Analyse des facteurs de compétitivité industrielle


à l’île Maurice et l’île de La Réunion : une étude comparée », Revue Région et
Développement, n° 10, 1999, p. 8.
2. Séance du 13 novembre 19 7 2 , http://archives.assemblée.nationale.
fr/4/cri/i 9 7 2 -1 9 7 3 -ordinaire 1/04 5.pdf.
L ’a v e n ir est ailleu rs 145

l’augmentation du mouvement de migration de trois cents per­


sonnes environ entraînera une dépense supérieure à 1,6 million
de francs1.» Rien n’échappe à la logique comptable. Dans un
rapport de 1973 sur «L’évolution générale de l’économie des
DO M » au secrétariat d’Etat chargé des départements et terri­
toires d’outre-mer, l’émigration est toujours présentée comme
la seule solution à un impossible développement : « Quelles que
soient les mesures déjà prises qu’on envisagera pour la modéra­
tion démographique et la création d’emplois, celles-ci ne sau­
raient, dans la meilleure hypothèse, régler au cours du V Ie Plan le
problème de l’emploi dans les D O M . Si inquiétante quelle soit
dans ses implications humaines, la migration sera nécessaire1. »
L’Etat utilise toutes les cartes dont il dispose: campagnes
massives de publicité dans tous les médias, facilitation du
recrutement sur place par les envoyés de grandes entreprises
françaises, diffusion du message «L’avenir est ailleurs», cen­
sure et répression des discours qui s’opposent au BU M ID O M .
Des jeunes femmes sont aussi encouragées à épouser des agri­
culteurs des régions dépeuplées du centre de la France123. Les
journaux anticolonialistes - et des journaux nationaux de la
gauche — publient rapidement des témoignages de migrants
faisant part de la découverte d’un racisme que l’on croyait
spécifique aux colons, de l’exploitation, des syndicats mai­
son, de la solitude. Des migrants s’organisent, créent des
associations, rejoignent syndicats et partis, mais l’injonction

1. Ibid.
2. Cité dans Les Oubliés de la décolonisation française. Départements
d ’Outre-Mer, Territoires d ’Outre-Mer, Parole et Société, op. cit., p. 205.
3. Voir Françoise Vergés, «Blancs sur Noires», in Des femmes en mou­
vements, 1 9 8 1 . C e mouvement concerna aussi des jeunes femmes mauri­
ciennes, voir Martyne Perrot, «M igration des femmes mauriciennes en
milieu rural français. Stratégie migratoire contre stratégie matrimoniale»,
Annuaire des pays de l ’Océan indien, 19 80 , vol. 7, p. 2 4 7 -2 5 5 .
1 46 L e ven tre des fe m m e s

«L'avenir est ailleurs» associe durablem ent la naissance dans


un lieu et l’ impossibilité d ’y vivre.
Les conséquences des politiques d ’émigration des années
19 6 0 -19 7 0 sont nombreuses. Elles font progresser la «part des
non-natifs» et accélèrent le vieillissement démographique1.
Les chiffres montrent que les sorties sont compensées par les
entrées. Par exemple, au cours du premier semestre 1968,
ï 3 9 15 personnes avaient quitté La Réunion et 14 703 y étaient
entrées, principalement des fonctionnaires zoreys. En effet,
dans les années i960 , un double mouvement intervint, simi­
laire à celui contradictoire des politiques de natalité, l’un pous­
sant les habitants des D O M à quitter leur pays, l’autre invitant
les Français de l’Hexagone à y venir. Ces derniers vont bientôt
arriver par milliers, car le gouvernement répond au manque
d’enseignants, de médecins, d’administrateurs, au besoin
de fonctionnaires en somme, en invitant les Français à aller
dans les outre-mer plutôt qu’en développant des formations
locales1. Rencontrant une situation coloniale, ils choisissent
de se distinguer des « Blancs pays » et importent un « racisme
postcolonial», innocenté des crimes des «Blancs locaux» et
porteur des «valeurs de la République» et de la conviction
quelle a toujours été « color-blind».
Dès 19 48, M ichel Leiris en mission aux Antilles avait
signalé la survivance d’un «préjugé racial qui, malgré la dis­
parition de l’esclavage, persiste très malheureusement à sévir
aux Antilles, affectant en particulier les Blancs créoles, mais
contaminant trop souvent ceux qui viennent du continent, et12

1. Didier Breton, Stéphanie Condon, Claude-Valentin Marie et Franck


Temporal, « Les départements d’outre-mer face aux défis du vieillissement
démographique et des migrations», Population et Sociétés, octobre 2009,
n° 460, p. 3.
2. Une moyenne de 600 enseignants peut arriver de France à La Réunion.
« L ’a v e n ir est a ille u rs » 147

répandu, non sans virulence, dans la bourgeoisie m ulâtre1 ». En


19 55, Daniel G uérin était frappé par la visibilité des stigmates
de l’esclavage qu’ il observe non seulement dans « d ’innom ­
brables signes extérieurs», mais «ce qui est pis dans les atti­
tudes m entales»12. E n 19 5 8 , Roger Vailland, grand reporter et
écrivain, de passage à La Réunion, décrit une société blanche
et «z’Oreilles» prisonnière de préjugés raciaux et coloniau x3
et où «le m alheur des Européennes de La Réunion a son
origine dans les bas salaires de la domesticité. Pour le prix
d’une femme de ménage à Paris, elles ont cuisinière, femme
de chambre, gardienne d’enfants et boys4».
Depuis, les zoreys se sont solidement implantés dans les
outre-mer. A La Réunion, ils sont 2 1 000 en 19 8 2 , soit 4 ,1 %
des habitants de l’île; en 2 0 10 , leur nombre est passé à 80000,
soit 10 ,2 % de la population. Les bénéfices qui leur sont offerts
sont nom breux: narcissiques, financiers, sociaux et culturels.
Un Français qui va dans les outre-mer n’est ni un « expat » ni
un «immigré», il est «chez lui», «en France». Il peut devenir
chef de service, directeur, professeur des universités, sans avoir
à redouter ni la com pétition qu’il pourrait trouver en France,
ni les lois d’un autre pays. Il n’a à apprendre ni les langues, ni
l’histoire, ni la culture locales. Il arrive avec la conviction d’être
le porteur d’idées progressistes et d’ une vieille civilisation. Il

1. M ichel Leiris, «Perspectives culturelles aux Antilles françaises et en


Haïti», in Politique étrangère, n° 4, 19 4 9 , p. 3 4 1 - 3 5 4 , p. 3 5 1 , /web/revues/
h om e/prescript/article/polit_oc>32-342x_i949_num _i4_4_z8oo. Voir aussi
Contacts de civilisation en M artinique et en Guadeloupe, Paris, U N E S C O /
Gallimard, 1 9 5 5 . À propos du programme U N E S C O sur la question raciale
auquel Leiris a participé, voir Chloé Maurel, « “ La question des races” »,
Gradhiva, 5, 20 0 7, p. 1 1 4 - 1 3 1 .
2. Daniel Guérin, Les A ntilles décolonisées, Paris, Présence africaine,
19 5 6 , p. 27.
3. Roger Vailland, L a Réunion, Paris, Éditions du Sonneur, 2 0 1 3 , p. 57.
4. Ib id ., p. 7 9 .
1 4$ L e ven tre des fem m es

peut affirmer sans hésitation qu’il n’y a pas d’équivalent des


philosophes, des écrivains ou des artistes français aux Antilles,
à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie ou en Guyane. Il peut
échapper aux frustrations de la société française, se réinventer
en bourgeois avec serviteurs et domestiques, et se construire
un destin différent de celui qui l’attendrait dans l’Hexagone.
Il sait intimement que sa voix aura toujours plus de poids que
celle d’un natif, et que la postcolonie lui apportera, bien plus
rapidement qu’en France, statut social et promotion. Le voca­
bulaire colonial est à sa disposition pour justifier son ascension
rapide: population paresseuse, compétences plus faibles, inca­
pacité d’incarner l’universel, fixation sur un « localisme ». Il peut
tirer une satisfaction narcissique d’appartenir à la République
française, laïque, progressiste et généreuse, en comparant à
celle des pays voisins la qualité de vie dans les outre-mer, en
matière de santé et d’éducation. À terme, il peut ouvrir ses
portes aux natifs évolués, prendre la tête de mouvements asso­
ciatifs et politiques, défendre un environnement que les natifs
ne savent pas protéger, jouer les découvreurs dans le monde
culturel et artistique... Il peut se prévaloir d’aimer sincèrement
le pays et ses habitants, leur culture, célébrer créolisation et
hybridité, se faire le médiateur des formes artistiques et cultu­
relles. Au nom des bénéfices de la « rencontre », il peut oublier
l’asymétrie de la relation.
Le psychanalyste Jean-François Reverzy a écrit des pages
éclairantes sur ce syndrome qu’il a nommé «transfert insu­
laire » : « Le transfert insulaire des chercheurs de prime ou de
paradis projette sur ce territoire les ombres de leur propre désir.
À leur insu quelquefois, car ils n’en connaissent pas la part
refoulée... Mais en irait-il autrement dans ces îles, dans les îles
que sont souvent les palais des décideurs, ces temples du pou­
voir que sont les administrations? [...] On a rebaptisé le “jar­
din colonial” de Saint-Denis, “jardin de l’Etat” . La Réunion ne
« L 'a v e n ir est a illeu rs 149

serait-elle pas après tout le jardin exotique de l’État français1 ? »


Aller dans les D O M est une échappatoire compensatrice à des
rêves impossibles en France, une offre d’opportunités finan­
cières et narcissiques qui permet une fuite de l’histoire. Peu
d’études sont faites sur les zoreys, car, selon l’anthropologue
Jacqueline Andoche, «le sujet reste tabou et politiquement
incorrect, alors que les recherches sur la communauté tamoule
ou sur les origines africaines des Réunionnais sont légion12».
Une étude menée par Lucette Labache montre que « les zoreys
monopolisent beaucoup de postes à responsabilités. Ils vivent
souvent entre eux. Et comme leur séjour à La Réunion s’inscrit
dans le court terme, ils sont peu enclins à faire des efforts pour
s’intégrer3 ». Les zoreys, ont, selon une enquête, des conditions
de vie plus confortables que les Réunionnais: «0,5 % des
zoreys vivent dans des habitations de plus de 100 mètres carrés
(contre 17 ,9 % de Réunionnais). Tout en étant moins nom­
breux par dom icile4. » Cinq fois plus diplômés que l’ensemble
des Réunionnais, ils occupent trois fois plus de postes de chefs
d’entreprise et six à sept fois plus de professions libérales et de
cadres de la fonction publique et du privé. Préserver privilèges
coloniaux, intérêts et statuts est inévitablement devenu une
revendication syndicale. Les zoreys qui renoncent à ces béné­
fices et cherchent à échapper aux contraintes d’une rencontre
biaisée par une histoire et une culture ne sont pas bien vus et
peuvent lourdement payer cette infraction.

1. Jean-François Reverzy, «L’île “soufrans” . Approche métapsycholo­


gique des aliénations du lien social à La Réunion», Psychopathologie afri­
caine, 19 9 3 , X X V , 2, p. 14 9 .
2. http://www.lexpress.fr/region//le-zorey-c-est-le-pouvoir_ 903047.html
3. Lucette Labache, «Les zoreys, une communauté à part», L ’Express,
16 mai 20 10 .
4. L ’Express, « L a Réunion. Enquête sur les métros», 2 6 m a i - i " ju i n
2 0 10 , n° 3 0 7 3 .
150 L e ven tre des fem m es

Entre 1967 et 19 74, la Guadeloupe et la Martinique


perdent respectivement 39000 et 40000 habitants, soit 12 %
de leur population1. Mais alors que les mouvements de main-
d’œuvre racialisée vers les colonies avaient été majoritairement
masculins, l’industrie du «care» (hôpitaux, hospices, crèches)
en France réclame des femmes1. Le B U M ID O M organise leur
émigration. En 1962, «les femmes antillaises en métropole
étaient 166 6 0 et les hommes, 2 2 0 8 0 ; en 1968, les effectifs res­
pectifs étaient 28 556 femmes et 3260 4 hommes123». En 1962,
5 7 ,4 % des femmes guadeloupéennes étaient employées comme
aides-soignantes et 1 1 , 5 % comme auxiliaires de puériculture4.
Les partis anticoloniaux attaquent la politique d’émigra­
tion du B U M ID O M . Leurs journaux multiplient les témoi­

1. Études de l’ IN S E E citées dans Yves Charbit et Henri Léridon,


Transition démographique et modernisation en Guadeloupe et en Martinique,
Paris, PUF, 19 80 , p. 5. Voir les études de cette époque: Jean Benoist (éd.), Les
Sociétés antillaises, études anthropologiques, Montréal, Centre de recherches
caraïbes, 1 9 7 5 ; Georges Dubreuil, «L a famille martiniquaise: analyse
et dynamique», Anthropologica, 19 6 s, vol. 7, p. 1 0 3 - 1 2 9 ; Jean Dumas,
Perspectives de population de la Guadeloupe, 1968-2000, Montréal, Centre
de recherches caraïbes, 19 7 5 ; André Laplante, Mémoire sur les notions et les
attitudes qui peuvent affecter la diffusion du Planning fa m ilia l en Guadeloupe,
n. d. Pour La Réunion, voir Jean Benoist, « L’irruption d’une “société pseudo­
industrielle” à La Réunion : détournement des valeurs et retournement des
mécanismes économiques», Futuribles, 1 9 7 6, 8, p. 4 0 9 -4 23.
2. Les Originaires de l ’Outre-mer à l ’A P -H P Actes du colloque du 2 1 mars
2002, A P -H P de Paris, 2002. Au 31 janvier 2002, les natifs d’outre-mer
constituaient 1 4 ,1 8 % des agents de l’institution AP-HP, et les femmes en
représentaient 66,65 %> et un tiers d’entre elles élevaient seules leurs enfants.
Les originaires de Guadeloupe étaient les plus nombreux. Voir dans ces
actes, l’article de Lucette Labache, «Une photographie des originaires de
l’Outre-mer à l’A P -H P » , p. 33 -3 6 .
3. Stéphanie Condon, «Migrations antillaises en métropole: politique
migratoire, emploi et place spécifique des femmes », Les Cahiers du CEDREF,
2000, p. 169-20 0.
4. Ibid.
« L 'a vertir est a illeu rs» 151

gnages de migrants et migrantes qui évoquent les mensonges


que constituent les promesses de formation et d’emploi: des
jeunes femmes à qui on avait promis de donner une forma­
tion d’infirmières se retrouvent domestiques ou, pour utiliser
l’euphémisme en vogue, «aides ménagères». A La Réunion,
la formation des jeunes filles a été confiée aux religieuses de
Saint-Joseph de Cluny, établies à Sainte-Suzanne. Protégées
par le sénateur Repiquet, ami de Michel Debré, les religieuses
ont reçu une subvention de 25 millions de francs CFA pour la
formation de domestiques à envoyer en France. A Crouy-sur-
Ourcq, le B U M ID O M installe un centre où des jeunes femmes
des D O M «apprennent» à devenir de bonnes domestiques.
Le BU M ID O M s’efforce de maintenir un contrôle social et
politique, et confie la direction des foyers et des antennes à
d’anciens militaires ou à d’anciens fonctionnaires coloniaux,
qui ont pour tâche de surveiller les immigrés des D O M , de
décourager leur syndicalisation et leur participation aux luttes.
Les migrants connaissent le racisme, la solitude, l’expérience
de l’exil1. Toute forme d’association est étroitement surveil­
lée par le B U M ID O M , qui intente par exemple un procès à
Combat réunionnais, journal de l’Union générale des travail­
leurs réunionnais (U G TR F) pour un article qui avait mis en
cause sa politique.

Le gouvernement est allé très loin dans sa campagne de


réorganisation de la société réunionnaise. L’affaire dite des
«enfants de la Creuse» nous montre jusqu’à quel point il est
entré dans l’intimité des familles. Sa conception de la misère
comme faute personnelle justifiait, on l’a dit, qu’il envoie ses

1. Voir les témoignages dans Albert Weber, L ’Émigration réunionnaise


en France, Paris, L’ Harmattan, 19 9 4, notamment parties 5 et 8 ; «Serais-je
étranger à mon propre peuple?», Combat réunionnais, n° 39, p. 6-8.
152 L e ven tre des fe m m e s

agents intervenir dans les classes populaires et décider quelles


actions entreprendre pour les civiliser. Conforté par cet idéal, le
directeur de la D D A SS Réunion proposa d ’enlever des enfants
réunionnais pour les envoyer au sein de familles françaises
choisies dans des régions qui se dépeuplaient. Entre 1963
et 1982, 2 1 5 0 enfants - c’est le dernier chiffre donné par la
commission gouvernementale créée en 2 0 16 et qui dépasse
celui précédent de 1 6 15 —de 8 mois à 1 2 ans furent ainsi arra­
chés à leur famille par la D D A SS et envoyés dans des régions
désertées de l’Hexagone. Les enfants étaient retirés de familles
très pauvres, des foyers sociaux de H ell-Bourg et de la Plaine
des Cafres, en majorité des «enfants de l’Assistance », placés
sous le regard d’assistantes sociales. La parole de leurs parents
n’avait aucune importance, parce qu’aux yeux des agents de
l’Etat ils ne savaient pas ce qui était bon pour eux. Arrivés
en France, dans le froid, sans aucune préparation, abandon­
nés à des adultes qu’ils ne connaissaient pas, beaucoup de ces
enfants furent transférés d’un foyer d’accueil à l’autre, car
nombre de familles adoptives précisaient quelles ne voulaient
pas d’« enfants trop noirs ». Ils connurent le racisme, le travail
forcé, la violence physique ou sexuelle. Il y eut des dépressions,
des fugues, des errances, des suicides. A l’époque, seul le jour­
nal communiste Témoignages dénonça ces enlèvements. Puis
l’histoire les plongea dans l’oubli.
En 2002, Jean-Jacques Martial, victime d’un de ces enlève­
ments alors qu’il avait six ans, porta plainte contre l’Etat pour
« enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ».
Sa plainte ne fut pas retenue. Seule la volonté jamais affaiblie
de quelques-unes des victimes de ces enlèvements a pu vaincre
la chape de silence qui s’était imposée. Mais ces enlèvements
restent une tragédie marginale dans la conscience nationale,
parce quelle concerne des enfants réunionnais et pauvres ; elle
n’a toujours pas trouvé pleine réparation.
L ’a v e n ir est a illeu rs '53

Connus sous le nom des «enfants de la Creuse» - car cette


région fut celle où une majorité d’entre eux fut envoyée - , ces
enfants devenus adultes sont parvenus, après un long combat,
à faire reconnaître leur statut par l’Etat. Le 18 février 20 14,
une résolution mémorielle qui reconnaissait la «responsabilité
morale» de l’État dans cette migration forcée était adoptée à
l’Assemblée nationale par 12 5 voix sur 139 votants'. Sur les
577 députés que compte l’Assemblée, moins de 40 assistaient
au débat. Pour Ericka Bareigts, députée de La Réunion qui
portait la résolution, c’était «l’occasion d’écrire une nouvelle

t. Le journaliste Philippe Triay (Outre-mer ire) note qu’à part


L ’H umanité, Libération et Le M onde, la presse nationale n’a pas parlé de
cette décision et demande: «La France a-t-elle peur d’affronter les pages
sombres de son histoire?», http://www.lalere.fr/2 0 l 4 /0 2 /19 . Sur «L’affaire
des enfants de la Creuse», voir Gilles Ascaride, Corine Spagnoli et Philippe
Vitale, Tristes tropiques de la Creuse, Ille-sur-Têt, Editions K’A, 2004 ; Ivan
Jablonka, Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (19 6 3-
1982), op. cit.\ Une enfance en exil (2 0 13 ), film documentaire de William
Cally; Arrachée à son île (2002), film réalisé par Patrice Dutertre, écrit par
Marie-Thérèse Gasp emmenée à 3 ans dans l’Hexagone; Gilles Amado, Éric
Boutry et Élisabeth Prinvault, L ’Enfance volée des Réunionnais de la Creuse,
2 0 0 5; le film de fiction réalisé par Marie-Hélène Roux, A court d ’enfants,
2 0 15 . La réalisatrice explique son objectif: «Si la plupart des Réunionnais
de la Creuse que j’ai contactés ont eu un destin tragique, si beaucoup se sont
suicidés, d’autres ont survécu et je voulais les deux côtés.» Elle estime qu’il
faut parler de cette histoire sans la juger «pour libérer la parole», http://
lalere.francetvinfo.fr/2Oi5/O5/i9/court-d-enfants-un-film-sur-les-reunion-
nais-de-la-creuse-sort-au-cinema-2 5 7 0 6 5 .html; Élise Lemai, La Déportation
des Réunionnais de la Creuse, témoignages, Paris, L’Harmattan, 2 0 0 4 ; William
Luret, Tt Paille en queue. Enquête sur les enfants déportés de La Réunion, Paris,
Éditions Anne Carrière, 2 0 0 4 ; «Enfants de la Creuse: expliquer n’est pas
excuser», Témoignages, 1 2 octobre 2 0 1 6 ; «Recensement des enfants de la
Creuse: la liste s’allonge», Quotidien de La Réunion, 1 2 octobre 2 0 16 , p. 1 et
p. 3 ; «Deux ans pour expliquer le “triste épisode des enfants de la Creuse” »,
ipreunion.com, 1 1 octobre 2 0 1 6 ; «Enfants de la Creuse, Notre histoire doit
entrer dans les livres scolaires», ipreunion.com , 11 octobre 2 0 16 .
154 L e ven tre des fem m es

page de l’histoire de France et de corriger cette lacune mémo-


rielle1 ». Jean-Jacques Martial, militant infatigable pour que
soit reconnu cet abus de pouvoir et de confiance, était pré­
sent. Dans son témoignage, Une enfance volée, il avait raconté
ce qu’avaient été son exil et son arrachement à sa terre et à
sa famille: «Nous ressemblions à nos ancêtres les esclaves:
souffrir sans rien dire, encaisser le malheur sans réagir, garder
le silence. » L’absence de chaînes et de boulets ne suffit pas à
effacer chez ce petit garçon noir le sentiment d’être réduit en
esclavage. Aussi, dit-il, la résolution du 18 février constitue-
t-elle « un jour de liberté pour nous tous, qui va nous permettre
de vivre en paix et de mourir en paix. Nous nous sommes sen­
tis esclaves pendant toutes ces années, même si nous n’avions
pas de chaînes ni de boulets. Il a quand même fallu douze ans,
depuis que j ’ai sorti mon livre, pour que la France reconnaisse
sa faute. C ’est beaucoup pour un pays qui donne des leçons à
d’autres nations »12. Peu de temps après le vote de la résolution,
la ministre des Outre-Mer, George-Pau Langevin, créait une
commission chargée de faire toute la lumière sur le processus
de décision et le nombre de victimes3.

1. http://www.lalere.fr/ 20 l 4/02/19
2. Voir Jean-Jacques Martial, Une enfance volée, Paris, Les Quatre
Chemins, 2003, http://www.lalere.fr/20 l 4/02/ 19/nous-allons-pouvoir-vivre-
et-m ourir-en-paix-dit-jean-jacques-m artial-au-lendem ain-du-vote-de-1-
assemblee-123733.html.
3. Voir http://www.outre-mer.gouv.fr/Pcp-installation-de-la-commission-
des-enfants-de-la-creuse.html). En mars 2 0 16 , une commission alternative
a été créée (http://laiere.francetvinfo.fr/une-commission-alternative-pour-
ies-reunionnais-de-la-creuse-344907.html). La commission ministérielle a
rendu ses premières conclusions - dont le rectificatif sur le nombre d’enfants
victimes d’enlèvement - , elle espère pouvoir constituer un tableau nominatif
complet, encore qu’il soit difficile de retrouver des adultes enlevés à 8 mois
car ils ne se souviennent peut-être pas de leur départ. Le 12 août 20 15,
des associations s’étaient constituées en fédération. «Les associations Rasinn
L ’a v e n ir est a illeu rs 1 55

Le désespoir, la honte, les malheurs et les suicides qu’entraîna


l’exil chez ces enfants n’ont pas fini de hanter la République
et la société réunionnaise. Rien n’effacera ce qui fut, mais je
choisis d’étudier ici les raisons qui ont conduit le gouverne­
ment, avec l’aide zélée d’agents locaux, à séparer des enfants
de leur famille et à justifier, pendant des décennies, la justesse
de ses choix. On expliquait que, bien qu’elle ait été déplorable,
cette politique était inévitable et incontournable parce qu’il y
avait surpopulation, que le pouvoir craignait la révolte de la
jeunesse... Cette argumentation est même reprise par des his­
toriens. C ’était en outre la conclusion d’un rapport de l’Inspec­
tion générale des Affaires sociales (IGAS) commandé en 2002
par Elisabeth Guigou, ministre du gouvernement socialiste
de Lionel Jospin. Rédigé par deux inspecteurs généraux des
Affaires sociales, Messieurs Gai et Naves, le rapport est exem­
plaire de la manière d’employer cette « langue » particulière aux
grandes administrations dont on attend qu’elle soit objective
et dénuée d’émotion ou d’empathie. Une langue qui, dans sa
neutralité, masque la violence épistémique des sujets traités, ici
l’arrachement d’enfants à leur famille*1. Les deux inspecteurs
reprennent les éléments du discours gouvernemental de 1947
dans leur introduction: «Au début des années i960, les pou­
voirs publics sont confrontés aux prévisions d’une explosion
démographique en raison de taux de fécondité et de natalité
élevés conjugués à une mortalité en baisse sensible, dans un
contexte de fort chômage alors largement accompagné par la

Anlcr, Génération brisée, Couleur Piment Créole constituées en fédération


ont décidé de relancer le combat pour des réparations financières», Laura
Philippin, 13/0 8 /2 0 1 5, www.lalere.fr.
1. Christian Gai et Pierre Naves, «Rapport sur la situation d’en­
fants réunionnais placés en métropole dans les années i9 6 0 et 19 7 0 » , La
Documentation française, octobre 2002.
156 L e v en tre des fe m m e s

misère, l’insalubrité et l’illettrism e1.» Le lecteur ne saura ni


pourquoi ni com ment s’installent le chômage, la misère, l’insa­
lubrité et l’illettrism e; la voix passive les rend inévitables et
sans cause, ce sont des faits inexplicables auxquels les pouvoirs
publics sont confrontés. «D ès 19 4 9 l’arrivée de ce “ boum”
avait été annoncée», disent-ils12. Par qui ? Mystère, et pourquoi
le terme de «bou m »? M ystère encore. Les deux inspecteurs
prennent soin d’indiquer que le «placem ent» des enfants dans
des familles éloignées n’était en rien exceptionnel. «Au début
des années i9 6 0 , l’éloignement des enfants relevant de l’aide
sociale à l’enfance de leur famille naturelle était une pratique
assez courante, appliquée également en métropole (ainsi, les
départements de la région parisienne disposaient de plus d’une
vingtaine d’“agences de placements” réparties sur tout le terri­
toire m étropolitain)3. »
Le procédé consistant à associer des politiques dans l’Hexa­
gone et dans les outre-mer est fam ilier: il tend à masquer la
singularité de ces territoires et surtout à marginaliser tout ce
qui pourrait signaler une politique racialisée. Le passé colonial
est voilé, comme ses traces dans l’administration qui influent
sur son cadre de pensée. Certes, des enfants de familles pauvres
de l’Hexagone ont été victimes d’une politique de l’enfance
marquée par le mépris de classe, mais comment ignorer la
dimension racialisée qu elle a prise dans un département
d’outre-mer? L’approche sociale reste exclusive et son inter­
section avec les processus de racisation est encore largement
impensable. Il arrive toujours un moment où quelqu’un vous
objecte qu’il ne faut pas exagérer la dimension raciale, que
tous les pauvres, quelle que soit leur couleur de peau, sont

1. Ibid.
2. Ib id., p. 1 3 .
3. Ib id., p. 3.
L ’a v e n ir est a illeu rs 157

victimes des mêmes abus. J ’ai très souvent entendu que «la
race» n’existait pas, que la France n’avait jamais eu de poli­
tique ouvertement raciale; je devais expliquer que, même en
l’absence d’ une politique de la race, les processus et pratiques
de racialisation existent. Autrement dit, les lois de ségrégation
ne sont pas les seuls dispositifs par lesquels un État discrimine
sur une base raciale, il le fait en diffusant des images négatives
d’un groupe, en le déclarant inassimilable, en minorant ses
apports, en dévalorisant sa culture ou sa religion.
Aux yeux des inspecteurs de l’action sociale, ce qu’ils
s’obstinent à appeler, de manière purement administrative,
la «migration des pupilles» n’a été qu’«un des aspects d’une
réponse organisée pour faire face à l’urgence des besoins des
populations et aux évolutions économiques et sociales prévi­
sibles»1. L’utilisation des termes «urgence», «prévisible» ou
de l’expression «besoins des populations» oppose un voca­
bulaire raisonnable aux protestations qui se firent entendre
à La Réunion, lesquelles, bien entendu, ne traduisent qu’un
mouvement d’émotion ou une volonté d’instrumentalisation.
C ’est finalement, selon les inspecteurs, grâce aux progrès de
la « politique de Planning familial impulsée avec vigueur dès
le début des années i960» par le gouvernement, qui «limite
fortement le nombre de naissances non désirées, lesquelles
conduisent souvent à des difficultés éducatives (au rang des­
quelles on peut placer les abandons) et donc diminuent le
nombre des mineurs admis à l’aide sociale de l’enfance» que
la «migration des pupilles» s’arrête12. Ils oublient en passant
les nombreuses protestations locales, les rapports inquiets de
responsables et d’inspecteurs de l’action sociale qui remontent
jusqu’au ministère des Affaires sociales. Quant à la «vigueur»

1. Ibid.
2. Ibid., p. 29.
158 L e ven tre des Jern m cs

de la politique de Planning familial, elle prend un tout autre


visage si l’on pense aux avortements et aux stérilisations for­
cés. Ces conclusions sont reprises en 2 0 14 par les participants
au débat à l’Assemblée. Un député de l’ U M P y recourt pour
s’opposer à la résolution: «L’analyse et la compréhension de
la migration des mineurs de La Réunion entre i960 et 1980
nécessitent de bien prendre en compte ce qu’était alors la
situation sociale et économique dramatique de ce dépar­
tement d’outre-mer, caractérisé par un taux de chômage de
60 %, comme l’a rappelé notre collègue. C ’est cela qui peut
expliquer la mise en œuvre d’une telle politique publique
durant cette période'.»
Tout dans ce rapport s’efforce d’aplanir les contradictions,
de minimiser l’impact des décisions des services de l’enfance,
et pourtant tout ce qu’ une politique racialisée et de classe exige
apparaît en filigrane: le vocabulaire de l’expertise neutre, la
mise à distance des conséquences psychiques et concrètes sur
des vies. On ne retient pas les témoignages des «enfants de
la Creuse», parce qu’ ils seraient trop subjectifs. Mais peut-
être que leur point de vue est aussi trop gênant. Voici ce que
Jacques Martial écrit à propos de l’assistante de la D D A SS:
« Elle dressait un tableau épouvantable et tout à fait inexact
de notre situation. Bien sûr, nous étions pauvres et notre case
n’était pas luxueuse. Oui, mon père et ma mère étaient séparés,
mais nous n’étions pas abandonnés.» Les assistantes sociales
choisirent d’ignorer les pratiques d’adoption qui existaient
dans le peuple et qui n’avaient pas besoin de la sanction de la
loi - enfants qui avaient perdu leur mère et étaient recueillis
par un membre adulte de la famille, enfant «donné» à une
sœur sans enfants... Cela, les inspecteurs ne pouvaient pas le
savoir, car le mépris pour les pratiques sociales et culturelles1

1. Archives de l’Assemblée nationale.


L ’a v e n ir eu a illeu rs » i )•)

des Réunionnais du peuple était si fort «pic l’on n’cuvivigcait


pas de les prendre en compte.
La pauvreté était naturellement une source de déviances ; les
pauvres ne savaient pas ce qui était bon pour eux, ni pour leurs
enfants. En d’autres termes, l’appareil discursif de l’assistanat
interdisait de considérer le pouvoir d’agir des Réunionnais
de classe pauvre. Dans ce dispositif discursif, la notion de
«matrifocalité» — la mère comme élément structurant et
émasculant dans la famille - vint à occuper un rôle crucial.
La matrifocalité fut bientôt le nom d’une pathologie sociale,
un monde de mères trop puissantes et de pères absents, et
cette approche encadra le travail psycho-social'. L'équivalence
posée entre famille dirigée par une mère et pathologie ne tenait
pas compte de «la rationalité et les bénéfices qu’accordait cet
arrangement dans des situations d’insécurité persistante dans
lesquelles les hommes sont mis dans l’incapacité de remplir le
rôle traditionnel de pourvoir aux besoins de sa famille associé
au patriarcat européen»12. Car matrifocalité et pouvoir des
femmes ne sont pas synonymes. Dans leur ouvrage paru en
1998 sur la condition féminine aux Antilles, France Alibar et

1. Voir Jean-Pierre Cambefort, Enfances et fam illes à La Réunion. Une


approche psychosociologique, Paris, L’Harmattan, 2 0 0 1, qui utilise largement
cette notion.
2. Christine Barrow, «Caribbean Masculinity and Family: Revisiting
“Marginality” and “ Réputation” », in Christine Barrow (éd.), Caribbean
Portraits: Essays in Gender Idéologies and Identities, Kingston, Ian Randle
Publishers, 1 9 8 1 , p. 3 3 9 - 3 5 8 , et Caribbean Childhoods, «Outside», «Adopted»,
or «Left B eh in d»: «G ood Enough» Parenting and M oral Familles, Miami,
Ian Randle Publishers, 2 0 1 0 ; Nancie Gonzales, «Towards a Définition o f
Matrifocality», in Norman E. Whitten et John F. Szwed (éd.), Afro-American
Anthropology: Contemporary Perspectives, N ew York, Free Press, 19 7 0 , p. 2 3 1 -
244; Marietta Morrissey, «Explaining the Caribbean Family: Gender
Idéologies and Gender Relations», in Christine Barrow (éd.), Caribbean
Portraits: Essays in Gender Idéologies and Identities, op. cit., p. 78 -9 2 .
16o L e ven tre des fem m es

Pierrette Lembeye-Boy écrivaient que « l’idée que le matriar­


cat existe aux Antilles provient d’une confusion entre pou­
voir social et responsabilités familiales ; cette confusion entre
matrifocialité et matriarcat nous semble suspecte ; en effet, le
résultat en est que l’homme se donne bonne conscience en cla­
mant que la femme a du pouvoir1 ». Pour ces auteures, «c’est
dans les rapports familiaux que l’aliénation colonialiste est la
plus subtile et la plus intériorisée. Ne pas l’en extirper, c’est
perpétuer ce colonialisme12».
La pathologisation de la « famille réunionnaise » des classes
populaires permit le développement d’une psychologie
culturaliste qui constitua la base de la formation des métiers
d’aide sociale. Son succès reposait sur des faits réels pertur­
bants - taux important de viol et d’inceste dans les familles
—auxquels s’ajoutaient les représentations de maris volages, de
pères indifférents et de femmes écrasées par les maternités. II
aurait fallu considérer la destruction systématique de la famille
sous l’esclavage, la culture du viol et de la violence envers
les femmes non blanches et le machisme. En dénonçant les
pratiques d’éducation des familles des classes populaires sans
tenir compte de ce que le passé colonial avait engendré - pau­
périsation, analphabétisme, m alnutrition... — pour justifier
l’action de la D D A SS, les inspecteurs de l’Inspection générale
des Affaires sociales contribuaient à masquer les responsabilités
de l’État.
Lors du débat de 2 0 14 à l’Assemblée nationale, la ministre
déléguée à la Famille du gouvernement socialiste reprit les
arguments de l’IGAS. Elle indiqua dans son intervention que

1. France Alibar et Pierrette Lembeye-Boy, Le Couteau seul: Sé Kouto


S èl... La condition fém inine aux Antilles, vol. 2, Vies de femmes, op. cit.,
p. 2 5 6 -2 5 7 .
2. Ibid., p. 260.
« L'avenir est ailleurs » 161

la conception de la protection de l’enfance qui prévalait alors


correspondait à une « période où l’on avait tendance à assi­
miler la pauvreté à l’ incapacité à aimer et à élever ses enfants,
une période où la logique de rupture avec la famille prévalait
presque toujours sur l’accompagnement de ladite famille. L’île
de La Réunion, particulièrement touchée par les difficultés
économiques, a été victime de ce regard stigmatisant que
les pouvoirs publics pouvaient poser sur les familles pauvres
et dém unies1 ». Elle avait raison de souligner que la logique
dominante assimilait la pauvreté à « l’incapacité à aimer ou à
élever ses enfants», mais elle oubliait qu’au préjugé de classe
s’ajoutait le préjugé de couleur.
Elle évoqua la « logique de rupture avec la famille » qui
«prévalait» alors, mais il est bon de rappeler quelle était
contestée par des psychologues de l’enfant dès les années 19 50 .
Les travaux de psychanalystes et de psychiatres comme René
Spitz, John Bow lby et Donald W innicott sur l’attachement de
l’enfant à la mère et les conséquences négatives de leur sépa­
ration étaient non seulement connus, mais faisaient l’objet de
débats et d’une institutionnalisation en France12. En France,

1. http://www.assemblee-nationale.fr/ 14/cri/2013- 2014/20140171 .asp#


P 199669
2. John Bowlby, Attachem ent et perte. /- L ’attachement, Paris, PUF,
2 0 0 2 ; Attachem ent et perte. 2 - L a séparation, angoisse et colère, Paris, PUF,
2 0 0 7 ; Attachem ent et perte. 5 - La perte, tristesse et dépression, Paris, PUF,
2002. À partir de 1 9 5 8 , ses interventions à la British Psychoanalytical
Society à Londres font référence : The N ature o f the C h ild ’s Tie to H is M other
(19 5 8 ), Séparation A nxiety ( 1 9 5 9 ) , et G rie f an d M ourning in Infancy and
Early Childhood (i9 6 0 ) . Pour Bowlby, un «attachement sécure» (le mot
vient de l’anglais) engendre une meilleure régulation émotionnelle et m ini­
mise par la suite les troubles de com portem ent chez l’enfant et l’adolescent.
Critiqué par les féministes des années 1 9 7 0 pour cantonner la femme dans
le schéma très conform iste de la mère, Bow lby répondit que le père ou toute
autre personne pouvait prendre soin du bébé et le sécuriser. René Spitz,
i6 i L e ventre des fem m es

en effet, la pédiatre et neurologue Jenny Aubry avait noué, des


1946, par l’intermédiaire du Centre international de l'enfance
créé par Robert Debré (père de M ichel Debré), des liens avec
la Tavistock C linic de Londres, et notamment avec Bowlby et
James Robertson. En 19 50 , elle fondait le placement familial
spécialisé1 ; en décembre de la même année, elle créait l’Asso­
ciation pour la santé mentale de l’enfant et publiait La Carence
des soins maternels où elle écrivait que «la séparation qui
implique la perte de la mère est un traumatisme qui produit
un choc comparable à une maladie aiguë*12». Pour Jenny Aubry,
il ne fallait pas sous-estimer la gravité des décisions qui consis­
taient à placer de jeunes enfants pour les «protéger contre les
dangers inhérents aux foyers médiocres et misérables ». Si l’on
peut admettre que ces connaissances étaient moins répandues
dans les milieux chargés de l’enfance dans les années i960
qu’aujourd’hui, elles étaient néanmoins disponibles. On peut
donc envisager qu’à la lenteur de diffusion et d’application

D e la naissance à la parole. La prem ière année de la vie, Paris, PUF, 2002;


Donald W innicott, De la pédiatrie à la psychanalyse ( 19 5 8 ) et Processus de
maturation chez l ’enfant (19 6 5 ), Paris, Payot, 1 9 8 9 ; L ’E nfant et sa famille
(19 6 4 ) et Conseils aux parents (19 9 3 ) . Textes de ses émissions à la BBC,
Paris, Payot, 1 9 9 1 et 19 9 5 . René Spitz, psychanalyste d’origine hongroise
émigré aux Etats-Unis, avait observé que les enfants hospitalisés séparés de
leur mère pleuraient sans raison, perdaient du poids et avaient un regard
triste et absent. À partir de ces observations, il poussa à la réorganisation
des crèches et fut à l’origine des hospitalisations conjointes mère/enfant. Ses
études eurent aussi un impact sur les naissances en prison aux États-Unis. Au
lieu de séparer automatiquement les enfants de leur mère à la naissance, des
États ouvrirent alors des crèches dans les prisons et autorisèrent les mères à
garder leurs bébés jusqu’à un certain âge.
1. Jenny Aubry, La Carence de soins maternels, Paris, PUF, 1 9 5 5 ;
Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques, 19 5 2 -19 8 6 , Paris, Denoël,
200 3 ; Enfance abandonnée : la carence de soins maternels, Paris, Scarabée,
A .-M . Métailié, 1 9 8 3 .
2. Cité sur le site de l’association Jenny Aubry, http://www.jenny-aubry.fr/.
« L ’a ven ir est ailleurs » 163

de ces théories dans le travail social s’ajoutait à La Réunion


une idéologie postcoloniale. Que pouvaient voir les assistantes
sociales sinon des enfants condamnés à la misère et à l’anal­
phabétisme, ou même à la maltraitance ? Elles croyaient « voir »,
mais ne voyaient que ce quelles avaient appris à voir, selon une
vision de classe racisée.
En se focalisant sur une politique de l’enfance qui était
encore engluée dans une conception hygiéniste de classe, qui
n’avait pas encore bénéficié des découvertes de la psychologie
de l’enfant, les intervenants de 2 0 14 faisaient l’impasse sur une
logique forgée dans le monde colonial. Le récit qui transforme
l’exil d’enfants en une «erreur» de l’État est linéaire, c’est celui
du progrès où de fausses conceptions sont heureusement et
inévitablement remplacées par de meilleures. L’erreur serait due
à un simple manque de connaissance. Pour dépasser ce refus
d’analyser la racisation, il faut désapprendre à voir le monde à
travers le discours, la logique et les représentations du progrès
conçus selon l’hégémonie culturelle. En dévoilant la dimen­
sion racisante d’une politique, on interrompt le discours lisse
de la postcolonialité française, celui qui renvoie la racisation à
l’erreur temporaire que rachèterait une simple reconnaissance
symbolique. Il est des cas où la reconnaissance symbolique doit
s’accompagner de justice.
En 2 0 14 , députés et ministres, prenant soin d’ utiliser sys­
tématiquement la voix passive, partageaient tous le constat
gouvernemental de 19 4 7 : une dimension économique «dra­
matique » et la « surpopulation ». La droite et la gauche s’enten­
daient sur l’analyse, mais divergeaient sur la reconnaissance de
la responsabilité - la droite saluant l’action, la gauche prête à
reconnaître la responsabilité de l’État. Tous néanmoins s’accor­
daient sur le fait qu’ il ne devait y avoir aucune forme de répara­
tion financière. Cette dernière serait symbolique. Mais, même
symbolique, elle restait problématique. En 2 0 13 , un monu­
164 L e ventre des fem m es

ment en hommage aux enfants de la Creuse était inauguré à


l’aéroport de Saint-Denis de La Réunion face au hall d’arrivée,
d’où les enfants étaient partis. Les associations avaient choisi
l’œuvre de l’artiste réunionnais Nelson Boyer. Ce dernier s’ins­
pira de l’ iconographie abolitionniste: une petite fille agenouil­
lée la bouche ouverte, tordue de douleur, tendant, éplorée, une
valise vers le ciel, dans un geste où transparaissait l’espoir qu’un
jour une autorité lointaine répondrait à son appel, un jeune
garçon se trouvant derrière elle et lui tenant l’épaule. La figure
de la supplication genrée évoquait la détresse, l’immense dou­
leur de ces enfants, mais elle choqua. En effet, quelques jours
plus tard, l’organisateur du Grand Raid, un événement sportif
très touristique qui réunit annuellement des centaines de mar­
cheurs venus du monde entier, envoyait à la presse un courrier
dans lequel il regrettait l’emplacement du monument: «Il est
impossible d’envisager l’accueil des traders venus à la fois cher­
cher du plaisir sportif et faire du tourisme sur un site où on leur
rappelle des cruautés perpétrées contre des enfants arrachés à
leurs parents. Comment concilier terre d’accueil et territoire
d’où ont été “déportées” des centaines d’enfants? Comment
peut-on envisager l’accueil des compétiteurs qui apercevront
parmi les personnages figurant sur le socle un jeune enfant la
bouche déformée par la douleur implorant l’autorité1 ?» «En
termes d’image, on peut nécessairement faire mieux», car les
touristes seraient «informés pour ne pas dire interpellés dès
la sortie de l’aéroport que, dans ce beau département, il y a
peu, on a pratiqué l’exil forcé de jeunes Réunionnais»1. Chose 12

1. « Le courrier de la discorde », 1 1 décembre 2 0 13 , http://reunion.orange.


fr/news/reunion/le-courrier-de-la-discorde,689259.html [consulté en ligne le
22 avril 2 0 15].
2. www.imazpress.com, n décembre 2 0 1 3 ; Geoffroy Géraud Legros
et Nathalie Valcntinc Legros, «Réunionnais de la Creuse: un passé... qui
« L ’a v en ir est ailleurs » 165

surprenante, il obtint satisfaction, et le monument fut déplacé


devant les bureaux de location de voitures, hors du chemin
qui y mène. Il faut désormais s’approcher pour lire le texte qui
accompagne le monument et rien ne retient plus l’attention du
«touriste» ; il n’a plus à craindre d’être interpellé. L'histoire des
enfants de la Creuse, comme celle des femmes avortées contre
leur consentement, doit rester invisible. Les bonnes manières
de l’ordre social exigent de mettre de côté les sujets qui fâchent,
esclavage, exil des enfants réunionnais, avortements forcés...
En parler de manière insistante, c’est rester accroché au passé,
vouloir tout réduire à l’esclavage, au colonialisme, au racisme.
L’Etat doit être innocenté du crime postcolonial.
L’organisation de l’émigration et du contrôle des naissances
fut mise en place pour satisfaire des politiques d’ Etat. Dans un
contexte de désindustrialisation, de montée inexorable du chô­
mage, de politiques de libéralisation du marché du travail, ces
deux actions gouvernementales eurent de profonds retentisse­
ments dans les D O M . Elles eurent un impact sur la pyramide
des âges, sur les modèles de masculinité et de féminité, sur les
normes sociales et culturelles, et sur la conception des droits
des femmes. Les féministes des D O M qui se proclamaient les
héritières des femmes esclaves et colonisées révoltées durent
faire face à un féminisme d’Etat qui soutenait l’ idéologie assi­
milatrice. Les mouvements féministes français restèrent large­
ment indifférents à cette colonisation. Pourquoi ? C ’est ce que
j’examine dans le prochain chapitre.

passe», 3 janvier 2 0 16 , http://7lameslamer.net/reuni0nnais-de-la-creuse-un-


passe-1684.html.
•;
'
5.

Cécité du féminisme.
Race, colonialité, capitalisme

Le 5 avril 1 9 7 1 paraît dans L e N ouvel Observateur un manifeste


signé par 343 femmes qui déclarent «Je me suis fait avorter».
Il porte sur la place publique non seulement un aveu qui peut
encore m ener les signataires devant le tribunal, mais une asso­
ciation, inédite dans un journal national, entre avortement et
libération des femmes. Les signataires du manifeste proclam ent:
«N otre ventre nous appartient. L’avortement libre et gratuit
n’est pas le but ultim e de la lutte des femmes. A u contraire il ne
correspond qu’à l’exigence la plus élémentaire, ce sans quoi le
combat politique ne peut même pas commencer. Il est de néces­
sité vitale que les femmes récupèrent et réintègrent leur corps.
Elles sont celles de qui la condition est unique dans l’histoire :
les êtres hum ains qui, dans les sociétés modernes, n’ont pas la
libre disposition de leur corps. Jusqu ’à présent, seuls les esclaves
ont connu cette co n d itio n 1.» Le parallèle entre corps des
femmes et corps des esclaves resurgit une nouvelle fois. M atrice

1. Texte com plet du m anifeste sur http://tem psreel.nouvelobs.com /


societe/ 20071127 . O B S 7018 /le -m a n ife ste -d e s- 343 -salo p e s-p a ru -d a n s-le -
nouvel-obs-en -1971 .htm l.
i(>S Le ventre des fem m es

du féminisme européen, il est à nouveau évoqué, mais sans


connaissance de ce que hit l’esclavage pour les femmes noires et
de ce qu'il apporta aux femmes blanches, et sans connaissance
de l’ impérialisme qui continua à asservir les corps non euro­
péens. Le manifeste des 343, qui constitue un tournant dans la
lutte des femmes pour la libre disposition de leurs corps, dessine
une cartographie des luttes qui intègre le social (les militantes
du M L F insistent pour qu’ il n’y ait pas que des personnalités
connues), mais ignore le racial. C et oubli démontre en creux
l’adoption d'une cartographie mutilée des luttes de libération
des femmes. Cela fait à peine neuf ans que la guerre d’Algérie a
pris fin, guerre pendant laquelle des féministes ont soutenu les
nationalistes algériens et les Algériennes combattantes, guerre
qui mit en lumière les liens entre la République et la colonia-
lité, entre République et processus de racisation, entre genre,
sexe, classe et race. N e u f ans plus tard, les féministes françaises
se sont repliées sur l’Hexagone, elles ont adhéré à la rhéto­
rique de l’ invention de la décolonisation. C e qu’Aimé Césaire
dénonçait, la contamination de la démocratie et de la gauche
française par le colonialisme et l’impérialisme, a été oublié.
En signant le manifeste, M arguerite Duras, qui avait été
membre du Com ité de défense antigouvernemental pendant
la guerre d’Algérie, et avait signé le manifeste des 1 2 1 appelant
les soldats à l’insoumission, déclare vouloir « faire éclater l’hy­
pocrisie». «Il faut oser le dire», écrit une militante du MLF,
«le crier; il faut démolir ce tab o u »1. Avec le manifeste des
343, l’avortement libre devient une cause politique; il rallie
et unifie les femmes «au-delà des barrières de classes sociales
et des frontières nationales12». Un million de femmes avortent

1. Bibia Pavard, «Q u i sont les signataires du manifeste de 1 9 7 1 ? » , in


Christine Bard (éd.), Les Féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2 0 1 2 , p. 7 1 - 8 4 , p. 79 .
2. Ibid., p. 7 3 .
C écité du fém inism e. Race, colonialilé, capitalism e 1 69

chaque année dans des conditions clandestines, et ce sont les


femmes des classes populaires - ouvrières, employées - qui
sont le plus souvent victimes d’avortements «boucherie»,
punies par les médecins si elles doivent recourir à un curetage
à l’hôpital. L’enjeu est donc grand. Le combat politique pour
l’avortement révèle le machisme, l’hypocrisie et le patriarcat
de la société française, et met les hommes politiques devant
un choix. M ais cette levée du tabou, cette dénonciation de
l’hypocrisie et de la violence patriarcales se fonde sur l’effa­
cement d’ une autre violence, étatique, qui vise des femmes
racisées. Car, seulement trois mois auparavant, le 23 février,
trente femmes réunionnaises témoignaient au procès contre
les avortements et stérilisations forcés dont elles avaient été
victimes, mettant en lumière les liens entre classe, race, sexe et
postcolonie. L’avortement n’est pas un tabou dans les D O M ;
il n’y a aucune hypocrisie puisque publicité en est faite depuis
des années, puisque médecins, assistantes sociales et centres de
Planning familial conseillent aux femmes de se faire avorter.
En trois mois, l’information a disparu, elle ne pèse plus sur
l’analyse des politiques d’Etat sur l’avortement. Pourtant, le
journal qui publie le manifeste est celui-là même qui a dénoncé
dans ses colonnes «L’île du docteur Moreau».
Com m ent expliquer l’absence, dans les ouvrages consacrés
à la lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps,
des campagnes étatiques et du rôle du Planning familial dans
les D O M ? Pourquoi le M L F est-il resté aveugle à la post-
colonialité qui n’était pourtant pas cachée, dont la réalité
était décrite dans des journaux qui lui étaient proches ou
par des mouvements auxquels plusieurs d’entre elles appar­
tenaient ? C e chapitre revient sur cette absence, cet oubli, et
cherche à en comprendre les causes et les effets. Il ne s’agit pas
de bâtir une critique facile sur le simple constat que le M L F
des années 19 7 0 n’a pas fait ceci ou cela, mais de comprendre
1 70 Le ventre des fem m es

pourquoi et comment les mouvements sociaux des années


1970, si souvent cités en modèle de pratiques autonomes
et de théories émancipatrices, ont adopté la cartographie de
la colonialité républicaine, négligeant la centralité des luttes
contre le racisme et la présence révélatrice des outre-mer
dans la perpétuation de rapports inégaux et de dépendance
impérialistes.
La décolonisation a été une des matrices du mouvement
de libération des femmes, comme l’esclavage a été le terrain
sur lequel les féministes du x viii ' siècle ont bâti leur théorie
de l’oppression. Pour une génération de militantes du MLF,
la guerre d’Algérie a joué le rôle d’éveilleuse de conscience
face au colonialisme français et à son racisme. Ces matrices
restent des révélateurs, qui permettent de mettre des mots
sur des choses - l’oppression des femmes - , mais sans que la
source de ces révélateurs et leur puissance de dévoilement ne
soient intégrées à l’analyse. Comme si la construction d’un
ici et d’un « là-bas » se mettait inévitablement en place et per­
mettait de faire l’économie de la critique. Pour analyser ce
glissement, je reviens sur un cas emblématique, qui fut une
cause célèbre et le dernier grand procès politique de la guerre
d’Algérie, celui de Djamila Boupacha, défendue par Gisèle
Halimi et Simone de Beauvoir, toutes deux grandes figures
du féminisme des années 1970 en France et qui s’illustrent
dans le combat pour la libéralisation de l’avortement et la
condamnation du viol. En revenant sur ce cas emblématique,
j ’espère apporter un éclairage nouveau sur la recomposition
du terrain des luttes qui s’opère quelques années plus tard
dans le féminisme français.
Le 10 février i960, Djamila Boupacha, une combattante
du FLN âgée de vingt-deux ans, est arrêtée avec son père, son
frère, sa sœur et son beau-frère par l’armée française. Elle est
accusée d’avoir posé une bombe à la Brasserie des Facultés à
Cécité du fém in ism e. Race, colonialité, capitalism e 171

Alger, le 27 septembre 19 59 , bombe qui a été désamorcée.


Détenue clandestinement — elle est incarcérée «nulle part»
pour l’armée française — pendant plus d’un mois, elle est
insultée, battue, torturée et violée «à la bouteille» par des
parachutistes. « O n lui fixa des électrodes au bout des seins avec
du papier collant Scotch, puis on les appliqua aux jambes, à
l’aine, au sexe, sur le visage. Des coups de poing et des brûlures
de cigarettes alternaient avec la torture électrique. Ensuite on
suspendit Djam ila par un bâton au-dessus d’une baignoire et
on l’immergea à plusieurs reprises1.» Prévenue par le frère de
Boupacha, Gisèle Halimi décide de prendre sa défense et se
rend à Alger. Lorsqu’elle la rencontre en mars i960, l’avocate
est bouleversée par le récit de la jeune femme qui lui confie
son viol, son angoisse et sa honte de ne plus être vierge. Avant
cet entretien, Boupacha lui a écrit: «Je ne sers plus à rien, je
suis à jeter... » Halimi raconte: « J’ai pris l’avion pour aller la
défendre. Son procès avait lieu le lendemain. On m’a donné
une autorisation, car il fallait ça, pour y aller. Je suis arrivée à
Alger et quand je l’ai vue, j ’ai été absolument... enfin comme
n’importe qui l’aurait été, bouleversée. Elle avait encore les
seins brûlés, pleins de trous de cigarettes, les liens, ici (elle
montre ses poignets), tellement forts qu’ il y avait des sillons
noirs. Elle avait des côtes cassées... Elle ne voulait rien dire, et
puis elle a commencé à sangloter et à raconter un petit peu1. »

x. Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, Djamila Boupacha, Paris,


Gallimard, 19 6 2 , avec des témoignages d’Henri Alleg, de M m e Maurice
Audin, du général de Bollardière, du Père Marie-Dominique Chenu, du
Dr Jean Dalsace, de Jacques Fonlupt-Esperaber, Françoise Mallet-Joris,
Daniel Mayer, André Philip, Jean-François Revel, Jules Roy, Françoise Sagan.
Portrait original de Picasso. Hommage des peintres Lapoujade et Matta. Les
tortures de D. Boupacha sont décrites p. 3 2 -3 5 .
2. Gisèle Halimi, «Affaire de Djamila Boupacha», http://nadjet-cridu-
coeur.blogspot.fr/2008/1 i/affaire-de-djamila-boupacha-gisle.html.
172 L e ven tre des fem m es

L’avocate, inquiète de la savoir entre les m ains de l’armée


et de la police françaises en A lgérie, décide de dem ander son
transfert en France. D e retour à Paris, elle sollicite l’aide de
Sim one de Beauvoir. Toutes deux s’accordent pour faire du
viol de B oupach a un cas exem plaire, le sym bole des liens entre
viol des fem m es et viol des droits hum ains. Le 2 juin i960,
Beau voir signe un article dans L e M on de sous le titre «Pour
D jam ila B oupach a» où elle fait un parallèle entre le viol de
la jeune fem m e, le viol des droits de la défense et la censure
en F ra n c e 1. L’établissem ent de ces liens est nouveau, mais
accepté. En revanche, parler de viol reste tabou. La rédaction
du M on de dem ande à B eauvoir de substituer le m ot «ventre» à
celui de «vagin » ; le directeur du jou rnal, H ubert Beuve-Méry,
particulièrem ent choqué par la phrase « D jam ila était vierge»,
dem ande à Beauvoir de trouver une périphrase. Elle refuse. Le
texte paraît avec les termes choisis par B eau vo ir: viol, vagin.
Le Prem ier m inistre, M ichel D ebré, fait saisir l’exemplaire
du M on de à A lg e r12. H alim i et Beau voir créent le «C om ité de
défense pour D jam ila Boupacha», qui rassem ble, sous la prési­
dence de Beauvoir, des personnalités com m e Louis A ragon, Eisa
Triolet, Jean -Paul Sartre, G erm ain e de G au lle, Jean Amrouche,
Jacques Lacan, A im é Césaire, Ed ou ard G lissant, René Julliard,
A nise Postel-V inay et G erm ain e T illio n , toutes deux anciennes
résistantes et déportées à R av en sb rü ck 3. B eauvoir et H alim i se

1. Sim one de Beauvoir, «P o u r D jam ila B o u p ach a », L e M onde, 2 juin


i9 6 0 . V o ir aussi le chant com posé par Lu igi N o n o , «D ja m ila Boupacha»,
https ://w w w .y o u tu b e .c o m /w a tc h ?v = X y ltiU ie A tU .
2. C ité par Vanessa C o d accio n i, « (D é)Politisation du genre et des
questions sexuelles dans un procès politique en contexte colonial: le viol,
le procès et l’affaire D jam ila Boup acha ( 1 9 6 0 - 1 9 6 2 ) », Nouvelles Questions
Féministes, 2 0 1 0 , vol. 29 , p 3 2 - 4 5 , p. 4 3 .
3. Voir l’ interview de C isèle H a lim i: http://nadjet-criducoeur.blogspot.
fr/ 2008/1 1 /affaire-de-djam ila-boupacha-gisle.htm l.
C écité du fém in ism e. Race, colonialité, capitalism e 173

heurtent aux préjugés sur le viol des hommes du comité. Dans


une interview accordée en 2008, Gisèle Halimi revient sur
ces tensions et sur le fait que la question du viol était perçue
différemment par les femmes et les hommes du com ité: «La
question du viol a été plus que taboue chez les intellectuels
progressistes [...]. C ’étaient les tortures, les tortures d’une
manière plus générale [...]. Ils trouvaient que ça [le viol]
romançait un peu l’histoire, ils ne voulaient pas en parler. [...]
Je ne crois pas que le fait qu’elle ait été violée ait été vécu par
les hommes comme par les femmes, par nous, comme quelque
chose de spécifique et d’abom inable1. » Le comité, par l’entre­
mise de la magistrate Simone Veil, parvient à faire dessaisir du
dossier le tribunal militaire d’Alger au profit du tribunal de
Caen. Djamila Boupacha est transférée, par avion militaire, à
la prison de Fresnes, le 2 1 juillet i960, puis à celle de Pau où
elle retrouve d’autres combattantes algériennes condamnées.
En 19 6 1 paraît, sous la direction d’Halimi et Beauvoir,
l’ouvrage D jam ila Boupacha, avec, en couverture, le portrait
de Boupacha peint par Picasso. Beauvoir y dénonce la violence
coloniale; elle cite le ministre Michelet lui disant: « C ’est du
nazisme que nous vient cette gangrène; elle envahit tout, elle
pourrit tout, on n’arrive pas à l’enrayer1. » Mais le récit du viol,
décrit de manière détaillée et pornographique, n’est pas relié
au fait que le viol est inséparable de l’histoire coloniale et que
les violences sexuelles sont une pratique courante pendant la
guerre d’Algérie, voire la « torture de prédilection infligée aux
femmes123». «Réalisés parfois à l’aide d’objets [...], souvent de

1. Vanessa Codaccioni « (Dé)Politisation du genre et des questions


sexuelles », art. cité, p. 44.
2. Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, op. cit., p. 6.
3. Raphaëlle Branche, « Des viols pendant la guerre d’Algérie », Vingtième
siècle, 2002, 7 5 , p. 1 2 7 . Cité par Vanessa Codaccioni, « (Dé)Politisation du
genre et des questions sexuelles», art. cité, p. 34.
174 L e ventre des fem m es

bouteilles, ces viols se déroulaient lors d’opérations militaires,


de fouilles de femmes civiles ou lors d’interrogatoires des
femmes de l’Armée de libération nationale (ALN). Toutefois,
alors que les sévices corporels étaient en partie dicibles, tant de
la part des tortionnaires qui les justifiaient pour lutter contre le
terrorisme des “fellaghas” , que des victimes encouragées par les
avocats anticolonialistes, le viol a fait l’objet d’un quadruple
silence: celui des soldats/violeurs, celui de leurs supérieurs
hiérarchiques, celui des femmes/victimes et enfin celui des
hommes algériens1 », auquel il faut ajouter le silence des diri­
geants nationalistes.
Benoît Rey, qui fut appelé comme infirm ier dans le Nord
constantinois à partir de septembre 19 5 9 et relate son expé­
rience dans Les Egorgeurs, raconte comment les soldats étaient
encouragés au viol des femmes algériennes : « Dans mon com­
mando, les viols étaient tout à fait courants. Avant les descentes
dans les mechtas [maisons en torchis], l’officier nous disait:
“ Violez, mais faites cela discrètement” 12.» Il poursuit: «Cela
faisait partie de nos “avantages” et était considéré en quelque
sorte comme un dû. O n ne se posait aucune question morale
sur ce sujet. La mentalité qui régnait, c’est que, d’abord, il
s’agissait de femmes et, ensuite, de femmes arabes, alors vous
imaginez3...» Un autre témoignage d’appelé relate des viols
en réunion lors d ’une opération le 24 avril 19 5 7 : «Nous
avons croisé en venant des mechtas où les rebelles avaient leur

1. Raphaëlle Branche, « Des viols pendant la guerre d ’Algérie», art. cité,


p. 12 9 . Cité par Vanessa Codaccioni, « (Dé)Politisation du genre et des ques­
tions sexuelles», art. cité, p. 34 .
2. Le livre qui paraît en avril 1 9 6 1 aux Editions de M inuit sera saisi sans
explication dès sa mise en vente, http://ldh-toulon.net/le-tabou-du-viol-des-
femmes.html. Voir aussi Florence Beaujé, « Le tabou du viol des femmes pen­
dant la guerre d’Algérie commence à être levé», Le Monde, 1 1 octobre 2001.
3. Ibid.
C écité d u fé m in ism e . R ace, co lo n ialité, capitalism e 175

quartier général. Ce village était habité par des femmes, des


vieillards et des gosses. Après la bagarre nous avons eu ordre
de piller et brûler. Tu aurais vu cette orgie ! ! ! Les gars tuaient
les vaches, moutons, chèvres, poules, volaient tout ce qui leur
était utile, mettaient le feu, violaient les filles, les femmes.
Les gars soulevaient les jupes... ils passaient à quinze dessus,
la fille restait inerte. Tu vois un peu... une vraie orgie1.» Le
viol est une arme massive de destruction. Dans l’imaginaire
machiste colonial, le viol vise à déposséder les hommes arabes,
à détruire l’organisation sociale algérienne et à détruire les
femmes en les humiliant.
Halimi veut « publiciser le viol de sa cliente, et ce dans un
triple but: démontrer que ses aveux ont été extorqués sous la
torture et ainsi lui éviter la condamnation à mort, dénoncer
les violences physiques et sexuelles quelle a subies, et enfin
faire punir les tortionnaires1 ». Mais le viol passe au second
plan lors du procès. La torture et la séquestration deviennent
les principaux chefs d’accusation. En raison de «l’absence
d’une juridiction sur le viol dans les législations françaises et
internationales123», ainsi que le rappelle Vanessa Codaccioni, il
était impossible de déposer une plainte pour viol, mais seule­
ment une plainte «en torture et séquestration4». Si le procès
de Djamila Boupacha n’a pas pu émerger comme «affaire
sexuelle », c’est, pour Vanessa Codaccioni, parce qu’il « ne s’ins­
crivait pas dans un contexte de reformulation ou de remise en
cause du droit pénal en ce qui concerne les délits sexuels » ;
le contexte resta celui d’ une «perturbation du droit colonial

1. h ttp ://gilles.p ich avan t.p agesp erso -o ran ge.fr/ih scgt76/n u m 14/n u m -
14p age3.h tm
2. Vanessa C o d accio n i, « (Dé)Politisation du genre et des questions
sexuelles», art. cité, p. 3 2 .
3. Ibid., p. 4 2 .
4. Ibid., p. 4 1 .
1 76 Le ven tre des fe m m e s

où les seules réflexions menées alors par les intellectuel-le-s


portent sur la justice politique et l’immixtion de l’armée dans
le domaine judiciaire»1. Pour faire du viol de Boupacha un
cas symbolique, qui aurait permis de dénoncer le lien entre
violation du corps des femmes et des droits de la défense, il
aurait fallu dénoncer le viol comme un acte raciste, un «dû»
au colon, et montrer que le viol était une arme de guerre et une
arme politique12.
Pour H alim i, le cas de Boupacha était le sym bole de plu­
sieurs com bats : « D jam ila Boupacha représentait un peu toutes
les causes que je défendais à la fo is: l’ intégrité du corps de la
fem m e, son respect, son indépendance, son autonom ie, son
engagem ent politique, et la cause de l’anticolonialism e [...].
Elle m ontrait com m ent le courage, l’endurance, l’engage­
ment des femmes pouvaient valoir et m êm e dépasser ceux des
hom m es dans des contextes difficiles, parce qu’elle était musul­
mane, parce qu’elle était croyante, parce qu’elle était voilée,
donc tout cela était très im portant, mais aussi par le fait que les
tortures q u elle avait subies étaient bien des tortures qui avaient
pour but d’attaquer sa dignité de fem m e. Le viol n’était pas la
m êm e chose que les coups de bâton sur la plante des pieds3.»
Lors de son procès, qui se tint en ju in 1 9 6 1 , Boupacha identi­
fia publiquem ent ses tortionn aires4 et fut condam née à mort le
28 ju in 5. C ’est ainsi que la justice française opérait. Boupacha

1. Ibid.
2. V o ir Raphaëlle Branche et Fabrice V irg ili (éd.), Viols en temps de
guerre, Paris, Payot, 2 0 1 1 .
3. Propos de Gisèle H alim i recueillis par Vanessa C o d accio n i, in «(D é)
Politisation du genre et des questions sexuelles», art. cité, p. 36.
4. L’arm ée française refusa aux tribunaux la possibilité de les poursuivre.
5. Ch ristelle Taraud, « L e supplice de D jam ila B o u p ach a», L'Histoire,
janvier 2 0 1 2 , n° 3 7 1 , p. 64.
C écité du fém in ism e. Race, colon ialité, capitalism e 177

resta en prison jusqu’à la signature des accords d’Évian, et elle


fut libérée le 2 1 avril 19 6 2 b
C e procès mettait en lumière une série d’espaces imbriqués
les uns dans les autres, mais d’une manière telle que les arti­
culations n’étaient pas visibles. L’ordre colonial républicain
découpa en effet l’espace de la guerre en un « là-bas », l’Algérie,
où il n’y avait d’ailleurs pas guerre mais « opérations de police»,
et où l’armée pouvait violer les «droits de l’homm e», et un
« ici », la France, où ces droits étaient protégés. Pourtant, dans
cet «ici», le 1 7 octobre 1 9 6 1 , la police parisienne, encouragée
par le préfet Papon, réprima durement une manifestation paci­
fiste d’Algériens protestant contre le couvre-feu qui leur était
imposé. Des centaines d’Algériens furent jetés vivants dans
la Seine, d’autres disparurent. La répression toucha aussi des
Françaises et Français qui soutenaient la lutte des Algériens.
Ce découpage en deux territoires où l’un resterait innocent des
exactions commises en son nom dans l’autre est une stratégie
coloniale qui permet de préserver un idéal d’égalité et de fra­
ternité au moment même où celui-ci est dénaturé.
L’analyse de l’effet-boomerang des politiques coloniales fut
reprise par des militants opposés à la guerre d’Algérie qui ques­
tionnèrent cette séparation que le pouvoir disait étanche. Car
cette séparation explique beaucoup de choses, notamment,
selon l’historien Todd Shepard qui l’analyse dans son Illusion
de la décolonisation, l’aveuglement de la France à sa propre
histoire coloniale. La notion «d’Etat-nation im périal12», forgée

1. Gisèle H alim i avait fait inculper le général Ailleret pour forfaiture et


pour recel de malfaiteurs, et le ministre de la Défense, Pierre Messmer, qui
refusait de donner les noms des soldats identifiés par Boupacha. Ailleret et
Messmer ont bénéficié de la loi d’amnistie. L’instruction pénale a été close.
2. G ary W ilder, The French Impérial Nation-State: Négritude and
Colonial Humanism Between the Two World Wars, Chicago, University o f
Chicago Press, 2 0 0 5.
1- 8 / e ventre des femmes

par G a ry Wilder, nous m ontre aussi com m ent la pensée im p é ­


rialiste s'est insinuée dans la conception de l’ Etat-nation. Pour
ces historiens, l’Algérie fr a n ç a is e n’était pas externe à la France:
elle en était le double. 11 fallait donc casser cette illusion, et le
procès de Boupacha aurait dû en être l’occasion : le viol pouvait
être dénoncé non pas sim plem ent co m m e Pacte vil de soldats,
mais co m m e un choix politique.
Lorsq u ’elle revient en 2008 sur l’ im portance de mettre en
avant la «défense de l’ intégrité physique et morale des indivi­
dus, les droits de l’ I lo m m e , la lutte contre la torture, la lutte
contre la colonisation 1 », G isèle H alim i a jo u te: « M ais en plus,
c ’était une jeune fille vierge de vingt ans qui avait été violée
ab o m in ab le m e n t. Elle était un peu devenue le sym bole de
la lutte contre la torture et de la lutte du peuple algérien2.»
Pourquoi cette insistance sur la virginité co m m e symbole
du peuple algérien? Pourquoi avoir ciblé la personnalité de
la victim e plutôt que celle de ses bourreaux? Q u i étaient ces
Français qui se sentirent autorisés à violer des fem m es parce
q u ’elles étaient algériennes et qui ne furent jamais punis? Et
tous ces soldats encouragés au viol, com m en t vécurent-ils leur
cr im e ? L’angoisse p ro fo n d e de Bo upach a de ne plus être vierge
était, nous Pavons vu, très présente dans les conversations que
rapporte H a lim i. D ja m ila Boupacha, dit l’avocate, était une
jeu n e fe m m e voilée, croyante et m usulm an e, dont la dignité
avait été violentée. M ais q u ’est-ce qui com ptait dans ce viol?
La virgin ité de la victim e ou Pacte lu i-m ê m e ? H alim i voulut
renforcer le crim e en insistant sur la virginité perdue, et donna
des élém ents ethn ographiqu es sur l’ im portan ce de la virginité
dans la société algérienne. Or, l’ utilisation de l’ethnographie

1. In terview de Ciiscle H a lim i: h ttp ://n ad jet-criiliicoeu r.b lo gsp ot.fr/


2008/1 1/a ffa ire -d e -d ja m ila -b o u p a ch a -g isle .lu m l.
z. Ibid.
C écité du fém in ism e. Race, colonialité, capitalism e 1 79

comme argument juridique pose problème, car il fait écho au


culturalisme colonial et à l’argument de l’arriération des socié­
tés non européennes. L’idéalisation de la virginité par la société
algérienne «traditionnelle» ajouterait un traumatisme à celui
du viol. Mais décrire la manière dont des patriarcats ont pu
lier virginité et honneur des hommes, virginité et circulation
des femmes entre hommes, n’apporte rien à la dénonciation du
viol de Boupacha. Le viol est, dans ce cas, une arme de guerre,
la marque d’une dépossession sur le corps féminin colonisé. Ce
n’est pas la perte de la virginité qui est un crime, mais le viol
comme pratique systématique des armées de l’Etat français.
Cette insistance sur la virginité contraste en outre avec le
fait qu’à plusieurs reprises Boupacha rappelle la chasteté des
liens qui existaient entre femmes et hommes dans le F L N et
l’A LN . Elle n’a jamais eu à craindre les hommes avec qui elle
a partagé le combat, dit-elle1. La politique d’affection révo­
lutionnaire entre femmes et hommes encouragée par le F LN
exige même cette chasteté : les combattants doivent constituer
une communauté de frères et de sœurs unis par un sentiment
filial envers leur pays, l’Algérie. La chasteté de leurs relations
est aussi un démenti du discours des partisans de l’Algérie
française sur le patriarcat de la société algérienne, les hommes
arabes violeurs et les femmes arabes prostituées ou soumises.
Mais si la chasteté est revendiquée, la virginité doit demeurer
un champ secret. Les combattantes algériennes qui ont été tor­
turées et violées choisissent avec leurs avocats de ne pas faire de
leur virginité ou du viol un élément central de leurs procès12.
Ce qui est en jeu, c’est la dénonciation du colonialisme: il faut

1. Voir les déclarations de Boupacha, dans Gisèle Halimi et Simone de


Beauvoir, Djamila Boupacha, op. cit.
2. Voir Jacques Vergés et Georges Arnaud, Pour Djamila Bouhired, Paris,
Editions de Minuit, 19 5 7 . Voir aussi le procès de Jacqueline Guerroudj.
, () l.e ventre des fe m m e s

refuser le cadre d’un État de droit qui conteste la légitimité


d’un peuple à l’autodétermination. Plusieurs des soutiens des
nationalistes algériens n’hésitent d’ailleurs pas à comparer les
actes de l’armée française en Algérie à ceux des occupants nazis
en France, donc à questionner la légitimité républicaine. Aussi,
faire appel à une loi qui a prouvé sa volonté de ne pas recon­
naître les droits des accusés devient dérisoire, et le tribunal,
qu’ il soit militaire ou civil, n’est plus le lieu où juger de la
légitimité de la lutte algérienne.
La tribune légitime est celle de l’opinion publique interna­
tionale et de l’O N U : il faut confronter la société française à ce
qui se fait en son nom, ou faire appel à la «communauté inter­
nationale» qui a proclamé le droit imprescriptible des peuples
à l’autodétermination. C ’est pour cette raison qu’un collec­
tif d’avocats choisit d ’adopter une autre stratégie, théorisée
ensuite par l’avocat de Djam ila Bouhired dans D e la stratégie
ju d ic ia ire ' comme une stratégie de rupture. Cela consistait à
refuser de reconnaître la légitimité des tribunaux qui jugeaient
les Algériens. Suivant cette stratégie, femmes et hommes appa-i.

i. Jacques Vergés, De la stratégie judiciaire (19 6 8 ), Paris, Éditions de


M inuit, 1 9 8 1 . Dans une conversation avec M ichel Foucault, Vergés expli­
quait: « C e qui distingue la rupture, aujourd’hui, c’est quelle n’est plus le
fait d’ un petit nombre dans des circonstances exceptionnelles, mais d’un
grand nombre à travers les mille et un problèmes de la vie quotidienne. Cela
implique une critique globale du fonctionnement de la justice et non plus
seulement de son aspect pénal comme il y a vingt ans. Cela implique aussi
qu’à un collectif fondé sur les règles du centralisme démocratique on substitue
un réseau assurant la circulation des expériences et la rencontre des groupes
existants, en leur laissant leur autonomie et leur initiative. C ’est la tâche
que s’est fixée le réseau “ Défense libre” fondé à la Sainte-Baume, le 26 mai
19 8 0 .» Voir l’ interview sur http://llibertaire.free.fr/M Foucault 250.html.
Dans l’ouvrage La Défense accuse (Paris, Éditions sociales, 19 3 8 ) de l’avocat
communiste Marcel W illard, la stratégie de rupture est évoquée: «Défendre
sa cause et non sa personne, assurer soi-même sa défense politique, attaquer
le régime accusateur, s’adresser aux masses par-dessus la tête du ju ge... »
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalism e 181

raissent d’abord comme des combattants de l’Algérie. Halimi


n’avait pas tort de vouloir souligner la dimension sexuée des
politiques coloniales, mais en se fondant sur des explications
culturalistes, elle ne trouva pas beaucoup d’allié-e-s. Le F LN
avait défini le cadre de sa lutte: le peuple algérien s’est soulevé,
les femmes algériennes qui ont rejoint son combat sont des
sœurs; une fois la libération obtenue, le nouvel État souverain
définira le rôle et la place des femmes.
Ce qui fut mis en avant pendant la guerre d’Algérie, c’était
que l’armée française occupait un pays dont le peuple s’était
soulevé; l’utilisation du viol et de la torture appartenait à l’his­
toire même du colonialisme; la colonisation était une politique
de dépossession, d’appropriation des terres et des corps, de
transformation des corps en objets; l’utilisation systématique
du viol et de la torture pendant la guerre était la continuation
des politiques de dépossession. Si ni la virginité ni le viol ne
devaient être évoqués dans l’enceinte du tribunal militaire
colonial, c’est que les femmes ne voulaient pas être à nouveau
dénudées sous le regard des magistrats et d’une foule toujours
hostile qui criait «À mort! À mort!». L’affirmation de la culture
du peuple algérien était au cœur de la lutte, mais la crainte
du culturalisme - l’idéalisation de la virginité chez «les musul­
mans» — était aussi présente. La culturalisation de la perte de
la virginité était dangereuse, car la culturalisation est une arme
idéologique de l’impérialisme1. Pour des féministes françaises,
le refus de dénoncer le patriarcat et le machisme des mouve­
ments de libération nationale était une faute. Les féministes
des Sud et les femmes ayant participé aux luttes de libérationi.

i. S u r la r e c o n f ig u r a t io n d e la v i r g i n i t é d e s fille s m u s u l m a n e s d a n s
la F r a n c e p o s t c o l o n ia le , v o i r S a r a S k a n d r a n i, M a l i k a M a n s o u r i e t M a r ie -
R o s e M o r o , « L a v ir g i n i t é , u n a lib i p o s t - c o l o n i a l ? » , L ’A utre, 2008, v o l . 9, 3,
p. 3 2 5 - 3 3 1 -
i8 z L e ventre des fem m es

nationale répondirent que c’était à elles de choisir les termes


et les formes des combats contre le patriarcat et le m achism e1.
Pour discipliner les corps non blancs et m aintenir l’ordre
qui est le sien, l’ Etat nourrit des images stéréotypées, toutes
négatives, qui influencent des modes de perception et orientent
les attitudes12. Le corps des femmes, là encore, est un enjeu
m ajeur de l’hégémonie culturelle coloniale. D ans l’Algérie
coloniale, l’État français cherche à faire des femmes algériennes
des agents de sa modernisation. Il les invite à se dévoiler, à
tourner le dos à la société algérienne pour rejoindre la moder­
nité française. Dans son article de 19 5 9 , « L’Algérie se dévoile»,
Frantz Fanon résume bien l’enjeu que représentent les femmes
dans le dispositif du pouvoir colonial: «A un prem ier niveau,
il y a la reprise pure et simple de la fameuse form ule: “Ayons
les femmes et le reste suivra” 3. » Il poursuit : « L’administration
coloniale précise : “ Si nous voulons frapper la société algérienne
dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut
d ’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les cher­
cher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons
où l’hom m e les cache” [...]. L’adm inistration dom inante veut
défendre solennellement la femme hum iliée, mise à l’écart,
cloîtrée4. »

1 . En Algérie, au fur et à mesure que la guerre durait, de plus en plus de


femmes s’engagèrent dans le F L N et l’A L N . Les registres des anciens com ­
battants listent 0 ,2 % des Algériennes en activité de m oudjahidates en 19 5 4 ,
7 ,9 % en 1 9 5 5 , 2 3 ,5 % en 1 9 5 6 . D e 1 9 5 6 à 1 9 5 8 , près de 2 0 0 0 femmes
s’engagent annuellement. Aucune, selon la m ém oire écrite ou orale, n’aura
un haut grade militaire.
2. Voir Sylvia W ynter, « 1 4 9 2 : A N e w W o rld V ie w » , in Vera Lawrence
H yatt et Rex Nettleford (éd.), Race, Discourse, a n d the Origin o f the Americas,
W ashington, Sm ithsonian Institution Press, 1 9 9 s , p. 1 - 5 7 .
3. Frantz Fanon, « L ’Algérie se dévoile», in L ’A n V d e la révolution algé­
rienne, Paris, La Découverte, 2 0 1 1 , p. 2 7 5 .
4. Ibid.
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalisme 183

La France vient au secours des femmes que les hommes


non européens transform ent en objets inertes. C om m e le
rappelle Sylvia W ynter, il faut donc «gagner la confiance des
femmes», «appelées à “s’ém anciper” du joug de leurs maris
et à se révolter contre toute velléité d ’ indépendance nationale
pour accéder à une indépendance individuelle grâce à la colo­
n ie»1. L’ im périalism e instrum entalise le droit des femmes non
blanches afin d’étendre l’ idéologie de l’ém ancipation indivi­
duelle. Em anciper les fem m es algériennes pour désarmer la
rébellion préoccupe jusqu’aux élus de l’Assemblée nationale
qui évoquent dans un débat en 19 5 7 le « drame de l’Algérienne
et réclament sa p ro m o tio n 12 ». Les droits des femmes s’énoncent
hors de tout contexte historique et politique. En effet, les cam ­
pagnes coloniales d ’ém ancipation des femmes - la campagne
britannique contre la pratique du sati en In d e3, la campagne

1. Sylvia W ynter, « 1 4 9 2 : A N e w W orld V ie w » , art. cité, p. 3 2 8 . Voir


aussi Leila A h m ed, Women a n d Gender in Islam. H istorical Roots o f a M odem
Debate, N e w H aven, Yale U niversity Press, 1 9 9 2 .
2. Article paru dans Résistance algérienne du 1 6 mai 1 9 5 7 , attribué à
Frantz Fanon, in Œ uvres, Paris, La Découverte, 2 0 1 1 , p. 29 9 .
3. Pour la réflexion des féministes postcoloniales sur la pratique du
sati en Inde, voir C h eyen n e Cierpal, « Interpreting Sati: l h e Co m p lex
Relationship Betw een G en d er and Power in India», The Denison Jo u rn a l o f
Religion, 1 7 avril 2 0 1 5 ; A n ia Lo o m b a, « D e a d W om en Tell N o Taies: Issues
o f Female Subjectivity, Subaltern A g e n cy and Tradition in Colonial and
Postcolonial W ritings in In d ia», in Reina Lew is et Sara M ills (éd.), Fem inist
Postcolonial Theory. A Reader, Londres, Routledge, 2 0 0 3 , p. 2 4 1 - 2 6 2 ; Lata
M ani, Contentions Traditions : The D ebate on Sati In C olon ial In dia, Berkeley,
University o f C alifo rn ia Press, 1 9 9 8 . D an s cet ouvrage, M ani démontre que
les arguments coloniaux en faveur de l’ interdiction du sati n’ étaient pas fon­
dés sur la cruauté ou la barbarie de la p ratiq ue; G ayatri C h akravorty Spivak,
«C an the Subaltern S p e a k ?» , publié pour la première fois dans C a ry Nelson
et Lawrence C ro ssberg (éd.), M arxism a n d the Interprétation o f Culture,
Urbana, University o f Illinois Press, 1 9 8 8 . V oir aussi Ém ilienne Baneth, « La
veuve, la guerrière et la d ivo rcée: im ages du fém inin en Inde, fantasme et
idéologie», in M arie-ÉIise Palm ier-Ch atelain (éd.), Rêver d ’O rient, connaître
184 Le ventre des fem m es

de dévoilement des musulmanes par l’armée française pendant


la guerre d’Algérie' - reposent toujours sur une théorisation de
l’oppression des femmes uniformisée et homogénéisée.
Mais il faut dire qu’il est aisé de susciter l’adhésion à cette
idéologie. Comment ne pas y souscrire? Qui souhaiterait
l’enfermement des femmes? Qui souhaiterait le mariage forcé
de petites filles ? C ’est précisément la force de cette idéologie
qui, comme Fanon l’a bien montré, a ainsi pu séduire à la fois
des progressistes français et des féministes ou des intellectuels
algériens. Ces derniers sont en effet bientôt convaincus que
«la» femme algérienne doit s’occidentaliser pour s’émanciper.
Citadins, ils méprisent les normes et coutumes de la paysanne­
rie. Que des femmes et des hommes du pays colonisé adhèrent
à son analyse prouve encore à l’Europe, s’il en était besoin,
que la masculinité non blanche ne peut être objectivement que
retardataire et arriérée. La norme européenne et l’adhésion
à ses principes deviennent les seules formes d’émancipation
acceptables; celles qui échapperaient à cette norme sont accu­
sées d’être antimodernes.
La guerre d’Algérie avait donc posé les fondations de la cri­
tique du féminisme universaliste, mais elles furent rapidement
écartées. Dans leur analyse d’une féminité et d’une masculinité
émancipées et libres de toutes entraves, dont celles oppres­
sives du patriarcat, les féministes françaises n’intègrent pas la

l ’Orient. Visions de l ’Orient dans l ’art et la littérature britanniques, Lyon, EN S


Éd irions, 20 14 .
1. Todd Sheppard rappelle que le 16 mai 19 58 , au cours d’une manifes­
tation pro-française à Alger, on « dévoila “un petit groupe de femmes” aidées
par des Européennes bien mises [...] au cours d’une cérémonie savamment
chorégraphiée». Voir « La “ bataille du voile” pendant la guerre d’Algérie», in
Charlotte Nordmann (éd.), Le Foulard islamique en questions, Paris, Éditions
Amsterdam, 2004. Voir le texte référence de Frantz Fanon «L’Algérie se
dévoile», in L ’A n V d e la révolution algérienne, op. cit.
C écité du fém in ism e. Race, colon ialité, capitalism e 185

part jouée par le patriarcat racial et l’impérialisme français.


L’instrumentalisation du discours de la modernité occidentale
centré sur les droits des femmes, le vocabulaire et les représen­
tations qu’il offre pour servir le redéploiement de la mission
civilisatrice de l’Etat français ne semble pas être reconnus.
L’altérité au cœur du patriarcat d’État et la ligne de couleur
du capitalisme restent invisibles. D u coup, les féministes fran­
çaises ne voient pas que leur propre combat se nourrit d’un
vocabulaire et de représentations qui peuvent servir le patriar­
cat d’État.
Il est important, je le répète, de comprendre comment et
pourquoi un mouvement qui s’est voulu aussi radical dans ses
expressions et ses pratiques, qui a secoué le machisme politique
dans l’extrême gauche révolutionnaire a ignoré des éléments
concrets qui éclairaient la dimension raciale du patriarcat, des
politiques de l’État et de l’histoire du féminisme en France,
et comment ce combat, qui n’a jamais revendiqué un ancrage
territorial, s’est déplacé sur le terrain français hexagonal. Alors
que les groupes qui constituent le M L F —qui sont nombreux
et adoptent des analyses et des positions diverses - expriment
à maintes reprises leur solidarité active envers les luttes des
femmes dans le monde, que leurs membres disent lire « Engels,
Bebel, Frantz Fanon ou les leaders du Black Power1 », l’espace
de leurs luttes se restreint en effet à l’Hexagone. Ces féministes
s’intéressent assurément aux luttes des femmes contre l’impé­
rialisme, mais leur regard est tourné ailleurs, vers l’étranger.
Si Fanon et d’autres théoriciens du Sud global sont lus, leur
analyse critique des conséquences du colonialisme sur la
démocratie française n’est pas intégrée. Pour quelles raisons ?

1. Françoise Picq, Libération des femmes, les années-mouvement, Paris,


Seuil, 19 9 3, p. 28 et p. 4 5.
x 86 L e ventre des fem m es

Ce « repli » accompagne en réalité le redécoupage de


l’espace républicain français. En effet, l’invention de la déco­
lonisation en 1962 a entraîné une sorte de soulagement. La
honte d’avoir appartenu à une République, celle du pays des
droits de l’homme, qui violait systématiquement ses principes
s’éloigne. Plus besoin de porter cette honte de la France et de
la République. Les féministes françaises peuvent devenir des
victimes du patriarcat sans avoir à s’ interroger sur sa dimen­
sion racialiste. Le patriarcat est « universel », il est le même par­
tout. Les femmes du M LF peuvent chanter « Debout femmes
esclaves et brisons nos entraves/Nous qui n’avons pas d’his-
toire/Depuis la nuit des temps, les femmes, nous sommes le
continent noir» sans avoir à se demander comment l’esclavage
a contribué au patriarcat racial. Ces femmes qui se définissent
comme «le continent noir» «depuis la nuit des temps» sont-
elles vraiment sans histoire?
C ’est l’ignorance, manifeste ici, de l’histoire coloniale et la
conviction de détenir une théorie universelle de l’émancipation
des femmes qui rendent les féministes insensibles à l'altérité
pourtant au cœur du patriarcat de l’ Etat français. Car, sous
l’esclavage comme sous le colonialisme, la femme blanche a joui
de privilèges inaccessibles aux femmes de couleur. Rappelons
que dans les sociétés esclavagistes, les femmes blanches pou­
vaient posséder des femmes noires, des négrillons pour les ser­
vir et faire valoir la blancheur de leur peau1. Le privilège qui
leur était donné ne dépendait certes pas de droits civiques qui
leur auraient été reconnus (elles n’en avaient pas), mais bien de
droits raciaux. La situation inverse, en effet, n'était même pas
envisageable: aucune femme blanche ne pouvait être achetée
par un non-Blanc. Sous le colonialisme, les femmes blanches

1. Les tableaux de femmes blanches accompagnées de leurs esclaves


domestiques témoignent de ce privilège.
C écité d u fém in ism e. Race, colon ialité, capitalism e 187

ont continué de bénéficier de ces privilèges; elles n’étaient


toujours pas les égales des homm es et étaient sujettes à des
discriminations, mais elles pouvaient aussi posséder et gérer
des plantations avec leur contingent de travailleurs forcés et de
domestiques. M ais le repli entraîne l’oubli, et l’oubli favorise
le repli. En négligeant ce qu’esclavage et colonialisme avaient
apporté à la suprématie blanche, et donc aux femmes blanches,
le féminisme des années 19 7 0 , même radical, contribue à la
fabrication d’une séparation entre luttes qui comptent et luttes
qui ne com ptent pas.
Dans les années 19 6 0 -19 7 0 , alors que les droits des femmes
deviennent un discours dom inant et une politique internatio­
nale (en 19 7 5 , l’O N U déclare une «Année internationale de la
femme» suivie par une «D écennie des Nations unies pour la
femme — 19 7 6 -19 8 5 »), ce qui s’est passé en Algérie autour du
corps des femmes algériennes, dans les D O M avec les avorte­
ments, les stérilisations sans consentement, ou la politique de
migration du B U M ID O M dans sa relation avec l’organisation
racisée du travail des femmes n’a plus de place dans l’élabo­
ration des théories de libération des femmes. Les processus
de «blanchim ent» des mouvements féministes, le rôle de cer­
taines féministes françaises dans le colonialisme sont ignorés.
Pourtant, la politique coloniale envers les femmes n’était pas
une annale enfouie et cachée. Le rôle des féministes qui, au X IX e
et au x x e siècle, avaient été actives dans la colonisation, n’était
pas une archive inaccessible1. M ais le refoulement du monde
colonial et postcolonial républicain est devenu une condition
nécessaire à la réinvention de la société française.
Kristin Ross a analysé cette reconfiguration autour de
l’opposition propre-moderne/sale-arriéré : la colonie était sale
et arriérée, mais puisqu’elle n’a plus de colonie, la France peut

1. La recherche sur cet aspect vient plus tard, dans les années 19 8 0 .
x88 L e ven tre des fe m m e s

devenir propre et m oderne, et pou r y parvenir, elle doit m ain­


tenir la distin ction avec l’A lg é rie 1. D an s ce processus, l’Algérie
devient le double pervers et m onstrueux de la m étropole, les
mesures d '«assainissem ent» qui bouleversent celle-ci répon­
dant à la «sale guerre» qui a ravagé celle-là. Les magazines
fém inins jou en t un rôle im portant dans la dissém ination de
l’effort m odernisateur de l’ État. Ils prom euvent les outils créés
par le capitalism e français pour libérer les fem m es du travail
dom estique. Ils contribuent à la construction d ’ un rêve: un
foyer centré sur la vie dom estique du couple qui découvre le
«plaisir de préparer son intérieur12». M ais com m e le m ontrent
bien H enri Lefebvre et C ornélius C astoriadis, ce repli sur la
vie dom estique est une fuite de l’histoire, non dans l’histoire.
L a vie dom estique et l’ image de la fem m e libérée en sa maison
participent à la m odernisation de l’économ ie et de la société,
pacifiant illusoirem ent la classe ouvrière et la petite bourgeoisie.
U ne des conditions du succès de cette pacification est l’adop­
tion par les familles ouvrières des modes de vie bourgeois et de
la société de con som m ation3. La m odernisation de la société
française p o st-19 6 2 se fonde sur l’oubli du colonialism e et sur
l’ém ergence d ’ un «consensus néo-raciste» qui produit inévi­
tablem ent une logique d’exclusion, logique qui trouve «ses
origines dans l’idéologie de la m odernisation capitaliste, une
idéologie qui présente l’ O uest com m e un m odèle de com plé­
tude, rejetant le contingent et l’accidentel —en d ’autres termes,

1 . Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies: Decolonization a n d the Reordering


o f French Culture, C am bridge, M I T Press, 1 9 9 4 , p. 7 8 ; en français, Rouler
plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au
tournant des années soixante, Paris, Flam m arion, 2 0 0 6 .
2. U n jeune couple interviewé par Ch ris M arker pour son film Le jo li
m ai ( 1 9 6 2 ) .
3. Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc, op. cit., p. 1 3 8 - 1 3 9 .
C écité du fém in ism e. Race, colonialitê, capitalism e 189

l’historique — à l’extérieur'». Des processus comparables se


déploient dans les DOM, facilités, on l’a vu, par la sur-rému­
nération des fonctionnaires, les politiques antinatalistes et la
répression des mouvements anticolonialistes.
L’oubli du colonialisme facilite l’émergence d’un espace
théorique progressivement européen du MLF, que ce soit
autour des controverses à propos du communisme, de l’attitude
du PC F pendant la guerre d’Algérie ou autour du totalitarisme
soviétique12. Il est intéressant d’analyser la place qu’occupe
l’année 1956 dans ces controverses. C ’est l’année du rapport
Krouchtchev sur les crimes de Staline au X X e congrès du Parti
communiste d’U R S S 3, de la répression sanglante du soulève­
ment de Bucarest par les troupes soviétiques, de la nationalisa­
tion du Canal de Suez par Nasser et de la réponse impérialiste
des armées française et britannique. C ’est aussi l’année de la
publication de la lettre de démission d’Aimé Césaire du PCF.
Or, cette lettre n’a toujours pas eu l’effet escompté sur la gauche
ou les mouvements sociaux. La lettre de Césaire introduit de
manière forte et claire la question coloniale et raciale dans le
débat sur la lutte des peuples contre l’impérialisme et contre

1. Ibid., p. 19 6.
2. Les débats autour du communisme et de l’Union soviétique vont
compter dans la formation de nouvelles gauches auxquelles des féministes
vont participer. L’appel de D avid Rousset, le 1 2 novembre 19 4 9 , à dénoncer
le goulag et toutes les formes d’ univers concentrationnaire en est le déclen­
cheur. En outre, les débats sur la condition des femmes dans les pays de
l’Est enrichissent la critique féministe. C ’est en cela que ces éléments sont
à intégrer à l’histoire du féminisme, car ils vont contribuer à une «européa­
nisation » des théories de l’émancipation. Sur la dénonciation du stalinisme
chez David Rousset, voir Jean-René Chauvin, «D avid Rousset et les camps
de concentration au x x e siècle», Lignes, 2/2000, n° 2, p. 9 0 -10 9 .
3. Le P C F prétendra que le rapport était un faux fabriqué par les services
secrets américains. Les partis communistes des outre-mer ne se prononce­
ront pas publiquement.
190 l.e ventre des fem m es

le capitalisme. la démission d’Aimé Césaire, provoquée par


la répression du soulèvement à Bucarest, lui offre l’occasion
de critiquer le paternalisme colonial de la gauche et d’affirmer
l'autonomie des luttes des peuples coloniaux: «En tout cas,
il est constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux
contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre
le racisme est beaucoup plus complexe - que dis-je, d’une tout
autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capita­
lisme français et ne saurait, en aucune manière, être considérée
comme une partie, un fragment de cette lutte1... » Il ne faut pas,
écrit-il, confondre «alliance et subordination». Coupable de
« fraternalisme », le « Parti communiste français pense ses devoirs
envers les peuples coloniaux en termes de magistère à exercer, et
[...] l’anticolonialisme même des communistes français porte
encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat». Cette
critique qui aurait dû aider à questionner la sororité de magis­
tère —une conception de la libération des femmes sous l’égide
exclusive des femmes européennes —, n’eut aucun effet tant
ces mouvements d’émancipation manquaient de discernement.
Outre la lettre de Césaire, toute une série de textes, de
pièces de théâtre et de films paraissent, qui auraient pu nourrir
une nouvelle réflexion. En i9 6 0 , par exemple, paraît un roman
sur l’expérience d’une Antillaise embauchée com me femme de
ménage dans une famille française; le racisme qu’elle subit
montre bien que celui-ci n’est pas l’apanage des colons, mais
qu’ il sévit là, en France, chez des progressistes12. En 19 6 2 , les

1. V o ir le te x te c o m p le t d e la le t t r e s u r h t t p :/ / l m s i .n e t / L e t t r e - a - M a u r i c e -
’lh o r e z .
2. À ce sujet, voir aussi le documentaire de Dani Kouyaté, Souvenirs
encombrants d'une fem m e de ménage (20 0 8), qui retrace la vie de dhérèse
Bernis I’arise, née en 19 2 0 au (îosier, en G uadeloupe: «Séduite, maltraitée
puis abandonnée par les hommes, mère de six enfants nés au gré des ren­
contres, Parise s’est battu et toute sa vie pour vaincre la pauvreté. Fuyant les
C écité du fém in ism e. Race, colon ialité, capitalism e 191

Éditions François M aspero, qui ont fait connaître de nombreux


textes théoriques du tiers-monde, publient Les Damnés de la
terre de Frantz Fanon. En 19 6 5 et 19 6 7 paraissent les ouvrages
de Fadela M ’ Rabet, La Femme algérienne et Les Algériennes.
En 1966, sort le magnifique film d ’Ousmane Sembene, La
Noire d e..., dont le personnage principal, Diouana, bonne à
Dakar pour une famille de coopérants français, accompagne,
pleine d’ illusions, ses employeurs en France. Mais la France
que Diouana découvre n’est pas celle de ses promesses et de
ses rêves. Devenue un simple objet que l’on commande et
un animal exotique pour les convives, elle dépérit peu à peu.
Sembene montre notamment comment les «expats» français
se sont accommodés de l’indépendance du Sénégal, dont la
forme avait été décrite par Fanon dans « Mésaventures de la
conscience nationale». L’employeur de Diouana ne s’y trompe
pas, quand il déclare : « avec Senghor ça v a ... Et le Sénégal n’est
pas le C o n g o ... et la vie est très agréable... et on ne risque rien,
une bonne part de votre salaire est viré en France... dans les
accords tout est assuré, y a aucune crainte».
En 1966, un Tunisien, Mustafa Khayati, rédige un mani­
feste, D e la misère en m ilieu étudiant, considérée sous ses aspects
économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intel­
lectuel et de quelques moyens pour y remédier. C ’est une critique
radicale de la figure de l’étudiant, célébré dans les revues de
gauche: «Esclave stoïcien, l’étudiant se croit d’autant plus
libre que toutes les chaînes de l’autorité le lient. Com m e sa
nouvelle famille, l’Université, il se prend pour l’être social le
plus “autonome” alors qu’ il relève directement et conjointe­
ment des deux systèmes les plus puissants de l’autorité sociale :
la famille et l’ Etat. Il est leur enfant rangé et reconnaissant.

sorts de la Guadeloupe, elle découvre la France et Paris où elle mène la vie


épuisante d’ une femme de ménage, parfois sans domicile fixe. »
192 L e ven tre des fe m m e s

Suivant la même logique de l’enfant soumis, il participe à


toutes les valeurs et mystifications du système, et les concentre
en lu i1.» Il s’agit d’échapper à «la logique de la m archandise»
q u i est « la rationalité première et ultime des sociétés actuelles » ;
elle est «la base de l’autorégulation totalitaire de ces sociétés
comparables à des puzzles dont les pièces, si dissemblables
en apparence, sont en fait équivalentes. La réification mar­
chande est l’obstacle essentiel à une émancipation totale, à la
construction libre de la vie»12. Ce manifeste, un des premiers
textes situationnistes français, est écrit par un «immigré». En
19 6 9 , Sarah Maldoror, cinéaste originaire de la Guadeloupe,
qui a étudié le cinéma à Moscou et a créé la compagnie des
Griots avec Toto Bissainte, propose son film ALonangam bé sur
les luttes en Angola, puis, entre 19 7 0 et 19 7 9 , une série de
films sur les luttes des peuples et des minorités et sur Aimé
Césaire. En 19 7 2 , l’article de Fanon «L’Algérie se dévoile» est
publié dans un recueil de textes. En 1 9 7 3 , le cinéaste d’origine
mauritanienne, Med Hondo, réalise S o le il O (titre d’un chant
antillais qui conte la douleur des Noirs amenés du Dahomey
comme esclaves aux Caraïbes) sur la condition des ouvriers
immigrés. Le film retrace, dit l’auteur, «dix ans de gaullisme
vus par les yeux d’un Africain à Paris»; en 1 9 7 3 toujours,
Hondo fait sortir Les Bicots-nègres, vos voisins, sur la vie des
immigrés et sur le racisme en France.
D ans les années 19 6 0 - 19 7 0 , abondent films, docum entaires,
m anifestes, articles, ouvrages, poèm es sur ce qu’on appelle alors
le néocolonialism e français, sur la répression dans les D O M ,
sur le racism e, sur l’ im périalism e ou sur la Françafrique. O n le
voit, la critique de l’eurocentrism e et de la cécité de la gauche
française, non seulem ent existe, mais elle est abondante.

1 . Le texte com plet est sur https://infokiosques.net/lire.php?id_article= 14.


2. Souligné dans le texte.
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalism e 193

«Q u’est-ce que tout cela a à voir avec le M L F ? » , pour­


rait-on m’opposer. C ’est que le M L F surgit dans ce contexte
national et international, que les femmes qui le créent et le
rejoignent sont souvent des intellectuelles qui ont accès à ces
textes et à ces films. Elles sont familières des mouvements de
solidarité transnationale, des aspirations de la Tricontinentale1
et des plaidoyers en faveur d’ un monde qui ne serait pas
binaire. Pourtant, après 19 6 2 , la majorité des réflexions des
mouvements non communistes français se focalisent sur la
critique des nouvelles formes du capitalisme, sur la société du
spectacle et de la consommation de ses figures dans l'Hexagone.
En se repliant sur cet espace, le racisme et les différentes formes
de la postcolonialité républicaine sont appréhendés dans leur
configuration hexagonale, et leur cartographie plus élargie,
plus complexe, m ultiform e, est marginalisée.
Le M L F adopte cette cartographie. Les premiers textes
autour de la libération des femmes le prouvent: leurs auteures
n’intègrent pas le rôle du colonialisme dans l’analyse de l’op­
pression des femmes et du discours des droits des femmes. En
mai 19 7 0 , paraît un premier texte, dans L'Idiot international,
intitulé «C om bat pour la libération des femmes». Ses auteures
déclarent : « Nous, depuis ce temps immémorial, vivons comme
un peuple colonisé dans le peuple, si bien domestiquées que
nous avons oublié que cette situation de dépendance ne va

1. En janvier 1 9 6 6 se tient à La Havane une conférence de solidarité entre


les peuples d’Asie, d’A frique et d’Am érique latine. D ix ans après le sommet
des non-alignés de Bandung, dans la foulée des indépendances africaines et
de la révolution cubaine, les leaders de la révolution mondiale se retrouvent
dans la capitale cubaine où naît la Tricontinentale. L’Organisation de soli­
darité avec les peuples d ’Asie, d ’Afrique et d ’Am érique latine (Ospaaal) voit
le jour, mais la deuxième Tricontinentale prévue en 19 6 8 n’aura jamais lieu.
Voir Roger Faligot, Tricontinentale. Q uand Che Guevara, Cabrai, Castro et
Hô Chi M inhpréparaient la révolution m ondiale, Paris, La Découverte, 2 0 1 4 .
194 Le ventre des fem m es

pas de so i1.» Elles empruntent le vocabulaire de la lutte des


classes - classe exploiteuse/classe exploitée - pour l’appliquer
à la division hommes/femmes. Elles critiquent les ouvriers
qui traitent les femmes en «objets sexuels». Elles parlent de
la solitude des femmes qui n’ont pas «comme les Noirs les
ghettos pour [s’] unir et [se] rassembler». Dans les usines, les
femmes, écrivent-elles, sont «sur le même plan que les travail­
leurs émigrés», quelles désignent comme des alliés potentiels.
L’ennemi, ce sont le sexisme et le patriarcat que les militants
révolutionnaires reproduisent. Tous les hommes sont des
nantis. Pas un mot en revanche sur la manière dont esclavage,
colonialisme et impérialisme ont établi une ligne de couleur,
sur la façon dont, historiquement, les femmes blanches ont été
mises au-dessus des autres, ni sur les liens que la modernisation
qu’elles dénoncent —«Moulinex libère la femme» —entretient
avec la reconfiguration d’une France postcoloniale. Les femmes
blanches seraient sans assignation raciale, leur situation ne
serait déterminée que par le genre. Or, être blanche, c’est être
racialisée, et être prise pour blanche assure des privilèges.
Le 26 août 1970, un groupe de femmes accomplit l’action
que les médias présenteront comme l’acte de naissance du
M L F : le dépôt à l’Arc de Triomphe d’une gerbe « à la femme
du soldat inconnu, plus inconnue que ce dernier». Cette date
est choisie parce quelle commémore le cinquantième anni­
versaire du suffrage féminin aux Etats-Unis et qu’elle est aussi
la date du début des grèves (du travail, du maternage et du
lit) lancées en 1970 par le Womens Lib. Françoise Picq se sou­
vient : « Comment manifester sa solidarité dans Paris déserté ?

1. Texte signé par Monique Wittig, Gille Wittig, Marcia Rothenberg


et Margaret Stephenson, publié intégralement sur http://re-belles.over-blog.
com/pages/_Chroniques_du_MLF_premiers_articles_premiers_journaux-
931099.html.
C écité d u fém in ism e. R ace , colon ialité, capitalism e 195

Elles sont à pein e une dizaine, m ais les journalistes sont pré­
venus et le lieu sym b o liq u e au possible. À peine sorties du
métro, elles d ép lo ien t leurs banderoles : “ U n hom m e sur deux
est une fem m e” , “ Il y a plus in con n u encore que le so ld at: sa
femme” . A laquelle elles destinent une superbe gerbe. M ais la
police intervien t déjà et les photographes n’ont que le temps
de fixer l’événem ent avant q u e lle s ne soient em m enées, pour
vérification d ’ identité. [ ...] Il est né ce M ouvem en t que la
presse baptise “ de L ib ératio n de la Fem m e” ou m ême “de la
femme française” l . »
Pourquoi l’A rc de T riom phe ? Pourquoi avoir choisi ce
m onument, souhaité par N apoléon Ier et inauguré en 18 3 6 par
le roi Lou is-Philippe, qui le dédie aux armées de la Révolution
et de l’Em pire ? C ’est un lieu m arqué par la généalogie militaire
de la form ation de l’ Etat national-im périal, un lieu sacralisé
par l’Etat, où ce dernier met en scène les célébrations d ’une
France éternelle et unie représentée par ses armées. Le groupe
de femmes veut rendre visible ce qui est effacé dans le récit
de la nation : les fem m es. M ais leur geste trace aussi l’espace
de leurs luttes — l’H exagone et la N ation — et une tem pora­
lité —l’histoire nationale. L’A rc de Triom phe met en scène une
conception norm ative et virile de la nation. La modernité, dont
se réclame cette historiographie de la nation —la Révolution et
l’Empire —est m ascu lin e*2. En choisissant ce lieu, ce groupe de
femmes propose une géographie et une temporalité qui n’ef­
facent pas les fem m es, mais qui cependant continuent à effacer
la présence non blanche. Car, dans l’histoire militarisée de la
nation que représente l’A rc de Triom phe, l’absence des soldats
de l’empire colonial est frappante. Les féministes françaises ne

x. Françoise Picq, Libération des femmes, les années-mouvement, op. cit.


2. Voir Eliane V ie n n o t, E t la modernité fu t masculine ( 1 7 8 9 -1 8 1 5 ) . La
France, les femmes et le pouvoir, 17 8 9 -18 0 4 , Paris, Perrin, 2 0 1 6 .
1 96 Le ventre des fem m es

dénationalisent donc pas l’histoire des femmes ; elles cherchent


à faire entrer les femmes dans l’histoire sans interroger le cadre
théorique, culturel et politique de ce récit.
Le numéro spécial de Partisans de juillet-octobre 1970,
Libération des femmes, année zéro, confirme la cartographie
hexagonale du M LF et sa temporalité. «Année zéro » : les luttes
des femmes esclaves et colonisées ne font pas partie de leur
historiographie ; les auteures ignorent les noms de marronnes
comme Héva ou la Solitude mulâtresse, de Paulette Nardal qui
a cofondé La Revue du monde noir et a tenu salon à Paris pour
les diasporas noires, de Suzanne Césaire1, de G erty Archimède,
communiste et féministe guadeloupéenne, première dépu­
tée noire à l’Assemblée nationale, fondatrice de l’Union des
femmes guadeloupéennes, ou d’Isnelle Amelin, féministe
réunionnaise. Cette «épistémologie de l’ignorance» protège
les féministes françaises d’une confrontation aux reconfigu­
rations postcoloniales du racisme et de l’exploitation1. Dans
Libération des femmes, année zéro, l’autre femme est allemande,
nord-américaine, cubaine, mais pas française et non blanche.
Plusieurs articles écrits par des féministes nord-américaines,
dont des Noires, sont traduits, attestant l’importance de la
théorie nord-américaine pour les féministes françaises, mais
sans que le racisme qui y est analysé ne permette un retour sur
la situation française.
Les féministes françaises, qui se réfèrent régulièrement
aux luttes du Womens Lib aux Etats-Unis, semblent aveugles
aux critiques sur son déni de la question de classe et de race.
Rapidement traversé par les luttes contre l’impérialisme nord-12

1 . Tanella Boni, «Femmes en Négritude: Paulette Nardal et Suzanne


Césaire», Rue Descartes, 4 /2 0 14 , n° 83, p. 6 2-76 .
2. Charles W. Mills, « White Ignorance», in Shannon Sullivan et Nancy
Tuana (éd.), Race and Epistemologies o f Ignorance, New York, State University
o f N ew York Press, 2007, p. 60.
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalism e 197

américain au Vietnam, par celles du mouvement des droits


civiques, des féministes noires, des femmes du Black Panther
Party et des Chicanas, funiversalisme abstrait du féminisme
nord-américain, déjà mis en cause par les femmes noires
pendant le mouvement anti-esclavagiste, est de nouveau atta­
qué. Dès 1969, An Argument fo r Black Womens Liberation as
a Revolutionary Force de Mary-Ann Weathers insiste sur la
dimension révolutionnaire des luttes des femmes noires1 ; il est
suivi en 1970 par le Black Womens Manifesto, dont les auteures,
Gayle Linch, Eleanor Holmes Norton, Maxine Williams,
Frances M . Beale et Linda La Rue défendent l’idée qu’il existe
une oppression spécifique des femmes noires, et déclarent
s’opposer au racisme et au capitalisme. En 1983, le Combahee
River Collective refuse de séparer luttes de classes et luttes
anti-raciales.
La même année paraissait la traduction française du livre
d’Angela Davis, Femmes, race et classe, où elle soulignait les
écueils auxquels, du fait de leur racisme, les féministes nord-
américaines se heurtaient. Leur refus de considérer l’existence
de privilèges associés au fait d’être identifiées comme blanches
les avait rendues incapables de discerner le racisme sous-jacent
à leur démarche. C ’est ainsi quelles s’attaquèrent au droit de
vote accordé aux hommes noirs avec le 1 5e amendement, non
pas au nom de l’égalité mais parce qu’ il leur était refusé à elles,
femmes blanches\ Par racisme, elles avaient été complices de la
ségrégation, elles avaient accepté d’exploiter les femmes noires
comme domestiques et nounous, elles avaient soutenu les poli­
tiques de stérilisation forcée imposées aux femmes des mino­
rités amérindiennes, portoricaines et noires12. Le féminisme
devait s’interroger sur les raisons de sa cécité, sur le racisme qui

1. Publié dans N o More Fun an d Games: A Journal ofFemale Liberation.


2. Angela Davis, Femmes, race et classe, op. cit.
198 L e v e n tre des fem m es

avait toujours contam iné son m ouvem ent. Le racisme, écrivait


Davis, avait contribué à diviser les fem m es et à fragmenter leurs
luttes et c’est pour cela qu’elle prônait une politique d ’alliance
qui ferait apparaître les interdépendances qui existent au sein
des catégories dominées et dépasser les intérêts particuliers.
Aucune de ces parutions ne mène le M L F à se questionner.
Aucune mention n’est faite des déclarations de la grande fémi­
niste Hubertine Auclert se prononçant, après 18 4 8 , contre le
droit de vote des « Nègres », alors que les femmes blanches civi­
lisées n’ont pas ce droit. L’engagement actif des groupes auprès
de femmes opprimées par le fascisme, le capitalisme et l’impé­
rialisme ne vient pas contredire la reconstruction d ’un récit de
la libération des femmes fondée sur l’oubli de la question raciale
et postcoloniale française. O n ne trouvera donc pas d’équiva­
lent français à l’article « Histoire d’ une longue marche», rédigé
par les Nord-Américaines M aria Salo et Katherine McAffee,
dans lequel elles rappellent l’importance du mouvement pour
les droits civiques dans la constitution du Women’s L ib . Elles
disent y avoir découvert « la nature concrète de notre racisme»
et avoir été rapidement confrontées aux accusations d ’affaiblir
les «luttes principales contre le racisme et l’im périalism e»1 ;
elles concluent en soulignant quelles «com m encent aussi
à comprendre l’oppression plus particulière, plus dure des
femmes noires12». Partisans publie aussi la réponse de femmes
noires à la « Déclaration du Black U nity Party du Peekskill,
N ew York» qui les invitait à refuser la contraception: « C ’est
aux pauvres sœurs noires de décider elles-mêmes si elles veulent
un enfant ou n o n 3.» Le ton des articles est politique, radical.

1. M arcia Salo et Kathy M cAffee, «Histoire d ’une longue marche»,


Partisans, juillet-octobre 19 7 0 , n° 5 4 -5 5 , p. 4° et 4 1 .
2. Ibid., p. 49.
3. Ibid., p. 8 8-89 .
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalism e 199

Si les auteures françaises débattent de la relation entre luttes


des femmes et luttes de classes en France, aucun des textes
n'ancre la prise de conscience féministe dans l’opposition au
racisme, au colonialisme et à l’impérialisme français.
Dans les sept numéros du Torchon brûle, journal du MLF,
qui paraît entre décembre 1970 et 1 9 7 1, on ne trouve toujours
aucune mention de ces problématiques. Journal écrit à plu­
sieurs mains, sans signature par refus de la personnalisation, à
la mise en page originale, maniant l’humour et la caricature,
Le Torchon brûle marque un tournant historique: c’est le
premier journal de femmes en France qui, après 1968, est
entièrement consacré à la libération des femmes et au rejet du
féminisme d’Etat. Dans le numéro zéro, un article dénonce les
femmes qui sont «mesquines, jalouses, méchantes», qui «sont
racistes jusque dans la moelle de leurs os», mais il est expliqué
que, si elles sont ainsi, c’est parce quelles sont aliénées, parce
que la femme est «esclave de l’esclave»1. Citant le militant du
Black Panther, Fluey Newton, les auteures écrivent qu’il «s’agit
de lutter pour la maîtrise de sa vie». Mais les femmes racisées
habitent toujours les Amériques, l’Afrique ou l’Asie.
Dans le numéro 1, en décembre 1970, tous les articles
reflètent la volonté et le désir de s’émanciper du regard des
hommes et du patriarcat. Sont abordés des sujets aussi divers
que la sexualité, le travail «ménager» invisible, la représenta­
tion du corps féminin, l’emploi, les raisons de la non-mixité
des réunions du M LF. L’article intitulé «Plus jamais nous ne
serons esclaves» ne parle pas des femmes esclaves, mais de la
«métropole impérialiste» où «le mouvement de masse pose
au-delà de toutes les revendications des exigences toutes nou­
velles : pose pour la première fois pratiquem ent c’est-à-dire avec

1. http://re-belles.over-blog.com/pages/_le_torchon_brule_nO_integra-
lite-l 475584.html, p. 5-6.
200 L e ven tre des fem m es

des perspectives pratiques, précisément parce que ce sont les


masses qui s'en emparent, la question de la philosophie, parce
que ce qui est en cause c’est fondamentalement la dignité»1.
Les termes «métropole impérialiste» et «dignité» insistent sur
l’aspect politique de l’émancipation, mais l’article reste silen­
cieux sur les origines de l’impérialisme, notamment français.
Dans le numéro 2, paru début 1 9 7 1 , plusieurs pages sont
consacrées à l’avortement et à la contraception. Un tract du
M ouvem ent pour la liberté de l’avortement et de la contra­
ception (M LA C ) du 10 avril 1 9 7 1 dénonce avec justesse la
politique du gouvernement: «N ous récusons enfin le recours à
l’argument démographique, à l’intérêt national ou collectif...
Quels sont ceux qui ont décidé de cet intérêt ? Q ui parle en son
nom ? Et qui nous a consultées sur notre intérêt12 ? » Toutefois,
le fait que cet argument soit utilisé différemment dans les
D O M est ignoré. C e n’est qu’au milieu des années 19 70 que
le M L A C signalera que, dans les D O M /T O M , une autre
politique d’Etat est menée, mais, là encore, sans se pencher
sur les causes de cette disparité. C e glissement vers une carto­
graphie hexagonale des luttes, une conception universalisante
des droits des femmes et l’oubli du colonialisme expliquent la
cécité du mouvement féministe français envers les luttes des
femmes guadeloupéennes, kanaks, tahitiennes, réunionnaises,
guyanaises, m ahoraises... Notons que les références histo­
riques du M LF, comme d’ailleurs de l’extrême gauche, sont
très françaises. Aussi, le refrain de l’Hym ne du M LF, créé au
printem ps 1 9 7 1 — «Levons-nous femmes esclaves et brisons
nos entraves » —, qui fait écho à la comparaison que des femmes

1. Le Torchon brûle, p. 6. Souligné dans le texte. C f. http://archivesauto


nom ies.org/IM G/pdf/fem inism e/torchonbrule/letorchonbrule-nooo.pdf.
2. http://archivesautonom ies.org/IM G/pdf/fem inism e/torchonbrule/le
to rch on b ru le-n o i.p d f
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalism e 201

européennes au x v m e siècle faisaient entre leur condition et


celle des esclaves (sévèrement critiquée en son temps aux États-
Unis par les femmes noires), sonne encore plus étrangement
dans la seconde partie du x x e siècle...
Une femme du M L F raconte: «N ous avions deux registres
principaux en ce printemps 1 9 7 1 : d ’une part, la colère, la
révolte, la dénonciation (notre côté guérillères) dont témoigne
l’Hym ne du M L F ; d’autre part, l’humour, la dérision, l’inso­
lence1. » Deux registres qui feront la force du MLF, nourriront
son énergie et sa créativité, mais qui ne l’empêcheront pas
d’ignorer les effets de l’impérialisme français et du patriarcat
racial. La situation est, en réalité, similaire dans l’extrême
gauche, où les références historiques sont soit la Résistance
- les maoïstes se veulent «les nouveaux partisans12» —, soit
les révolutions européennes du x ix e siècle. Ainsi, le M LF
n’échappe-t-il pas à la maladie de la gauche française, qui
s’éloigne progressivement d’ une analyse critique fondée sur les
siècles de colonialisme qui ont contribué au développement de
l’État, de la culture, de la philosophie, du droit et à la façon de
penser féminité et masculinité. La volonté du M LF de situer la
libération des femmes dans un cadre transnational se heurte au
mur du refoulement du passé colonial français et de son pré­
sent impérialiste. Les outre-mer, dans leur présent, apportaient
un correctif au récit de la décolonisation, mais on a choisi de
les ignorer.
L’analyse de l’oppression des femmes françaises s’appuie
dès lors sur le cas singulier de l’Hexagone pour l’universali­

1. Propos de Josy Thibaud, recueillis par Martine Storti, http://www.


lehall.com/evenement/femmesenchansons/mlf/mlf_ 03 .htm.
2. « Les nouveaux partisans », chanson écrite et composée par Dominique
Grange en 19 6 9 pour la gauche prolétarienne. Le titre fait allusion au célèbre
«Chant des partisans», hymne de la Résistance, et identifie les militants des
années 19 7 0 aux francs-tireurs et partisans.
202 L e ventre des fem m es

ser à toutes les femmes habitant l’espace de la postcolonialité


républicaine. Les luttes de femmes pour leur libération sont
toujours exprimées en termes de classe et de genre, sans que
les processus de racialisation soient pris en com pte. Le combat
pour la libéralisation de l’avortement peut ainsi se déployer
sans que la situation des femmes des D O M ne soit évoquée, ou
alors sans que celle-ci ne conduise à une analyse des causes et
des conséquences de la diversité des politiques de l’ État envers
les femmes.
En novembre 19 7 2 , s’ouvre le procès de Bobigny. Cinq
femmes sont jugées — une jeune mineure, « M arie-Claire C. »,
qui a avorté après un viol, et quatre femmes adultes, dont sa
mère, pour complicité dans la pratique de l’avortement. Les
cinq accusées sont défendues par Gisèle H alim i, présidente de
l’association «C hoisir», créée dans la foulée du Manifeste des
343. Pour souligner la légitimité de l’opposition à la crimina­
lisation de l’avortement, Gisèle I lalimi lait tém oigner des per­
sonnalités respectées de l’opinion publique: M ichel Rocard,
le prix Nobel Jacques M onod, le professeur de médecine Paul
M illiez, les actrices Françoise Fabian et D elphine Sevrig. Le
machisme des magistrats s’exprime librement, le procureur
allant même jusqu’à mettre en doute le viol de Marie-Claire
au m o tif que cette dernière n’était pas allée porter plainte à la
p o lice1. Dans l’ouvrage consacré au procès, Sim one de Beauvoir,
première présidente de «C hoisir», affirme que « l’avortement
est une pièce essentielle du système que la société a mis en
place pour opprim er les fem m es12».

1. A u terme du procès, M arie-Claire est condamnée à une amende qui


sera prescrite, sa mère et deux des autres accusées ne sont pas condamnées,
mais la «faiseuse d ’anges», com me on appelait les femmes qui en aidaient
d ’autres à avorter, est condamnée à un an de prison.
2. Association «Choisir», Avortem ent: une loi en procès. L ’a ffaire de
Bobigny. P ré fa c e de Sim one de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1973, p. 12.
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalisme 203

Dans sa plaidoirie, Gisèle Halimi parle de «justice de classe»,


démontrant que la majorité des femmes qui avortent dans des
conditions dangereuses sont des femmes de milieu modeste, sans
profession, ou ouvrières et employées1. Elle fait alors référence
aux politiques de contraception à La Réunion ; cette allusion
est si rare quelle mérite d’être soulignée. Gisèle Halimi s’est
rendue à La Réunion pour plaider et raconte avoir découvert
une politique étatique d’encouragement à la contraception et à
l’avortement. Elle a vu d’« énormes panneaux représentant une
femme enceinte avec trois, quatre ou cinq enfants à côté d’elle,
avec en gros plan “ Plus jamais ça: la contraception” »; «dans
les commissariats, dans les écoles, des affichettes prescrivent
précisément la contraception et conseillent les centres de
Planning fam ilial»12. Elle fait part d’un témoignage que lui
a envoyé un habitant de La Réunion : « Des femmes entrées
en clinique en raison de leur grossesse en sortirent vidées de
leur enfant et de leurs organes, sans que leur accord leur ait
été demandé pour cela3.» Pour Halimi, la distinction entre
«une démographie qui est mauvaise et une démographie qui
est bonne» repose sur le fait que, sur l’île, « une démographie en
hausse est un ferment révolutionnaire». Elle relie la politique
de contraception à la dépendance coloniale, et parle même
d’un « pacte colonial » revisité - les transferts publics repartant
comme bénéfices pour les compagnies privées4.
Cependant, il apparaît bien que, pour les féministes fran­
çaises, les politiques discriminatoires dans les D O M restent
des exemples des discriminations ou des traces du colonial
appelées à s’effacer, et non la preuve d’une forme de colonialité

1. Ibid., p. 196.
2. Ibid., p. 201-202.
3. Ibid., p. 202. Il s’agissait de l’affaire de la clinique du D r Moreau.
4. Ibid., p. 302-303.
204 ventre des fem m es

du pouvoir et la base possible d ’une analyse du patriarcat racial.


Or, les pratiques de stérilisation, d’avortement, ou d ’utilisa­
tion forcée du D epo-Provera1 étaient connues des féministes.
L'avocate conclut sa défense en revenant sur l’aspect de classe
de la loi sur l’avortement, refermant l’analyse sur les liens entre
classe et racialisation. La même année, à Paris, ont lieu les
«Journées de dénonciation des crimes contre les femmes» à la
M utualité. Témoignages sur l’homosexualité, l’avortement, la
contraception, le viol, le mariage, l’hétéronormativité, le tra­
vail ménager, le poids de l’image idéalisée du corps des femmes
se succèdent. L’ennemi principal est l’oppression des femmes.
M ais il n’est jamais question, lors de ces journées où se pressent
des femmes de toutes classes sociales, des processus de colonia-
lité du pouvoir et de racisation.
Il faut bien voir que le tracé racisé de l’espace républicain
encadre aussi la lutte pour la reconnaissance du viol comme
crime. En août 19 7 4 , deux jeunes femmes, Anne Tonglet et
Aracelli Castellano, sont violées à plusieurs reprises par trois
hommes qui les rouent de coups. Elles portent plainte. Révoltées

1. Le Depo-Provera est un agent contraceptif de longue durée par injec­


tion dont les effets secondaires sont souvent nocifs — augmentation de risque
de cancer du sein, diminution de la densité de masse osseuse, gain de poids,
dépression, perte de cheveux, augmentation ou diminution de la pression arté­
rielle, nervosité, étourdissements, saignements menstruels irréguliers, fatigue,
affaiblissements, maux de tête, ballonnements, nausées, vomissements, acné,
taches sur la peau, augmentation des poils et jusqu’à deux ans d’infertilité
après l’utilisation du produit. Dans les années i9 6 0 , le Depo-Provera était
largement acheté et distribué par l’O M S , l’U N F P A (Fonds des Nations Unies
pour la Population) et l’ IP F F (International Planned Parenthood Fédération)
dans le cadre de programmes de Planning familial dans les pays «en déve­
loppement». Le Depo-Provera est très vite identifié com me une solution de
choix pour les populations jugées «à risque de grossesse non désirée», «non
compliantes » (qui ne suivent pas les traitements) ou « incapables de gérer leur
contraception», notamment les pauvres et les handicapées — dont la fertilité
est jugée comme indésirable. Il fût utilisé dans les D O M .
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalism e 205

que leur viol ait été requalifié en simples coups et blessures par
un tribunal de Marseille, elles contactent Gisèle H alim i qui
prend leur défense au nom du collectif juridique «C h o isir» 1.
Une grande campagne nationale contre le viol débute. Le pro­
cès se tient en 1978 à Aix-en-Provence. Halimi, qui veut en
faire un grand « procès-tribune » contre le viol, obtient d’abord
que le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence se déclare
incompétent pour juger les trois agresseurs — ceux-ci feront
annuler cette décision. Le procès se tient finalement, dans
une atmosphère tendue où les partisans des violeurs insultent
victimes et témoins. De nombreux groupes féministes sont
présents devant le tribunal; des femmes députées de tous
horizons politiques témoignent. L’avocat des accusés, Gilbert
Collard, plaide un contexte culturel qui ne fait pas du viol
un crime, les magistrats persistent à soupçonner les victimes
d’avoir provoqué leur viol et le président de la cour d’assises
refuse de donner la parole à certains témoins. Des années plus
tard, Tonglet et Castellano reviendront sur leur combat, sur la
misogynie et la lesbophobie qui régnaient à l’époque12. Leur
refus de céder à la pression sociale contribua à ouvrir le débat
sur la caractérisation du viol comme crime. Cependant, nous
ne pouvons éluder certaines questions que pose la manière
dont fut encadré le débat sur le viol, d’une part avec le choix
d’un féminisme punitif, de l’autre, avec la disparition du viol
comme outil de guerre dans l’empire colonial français.

1. Viol, le procès d ’A ix-en-Provence, compte rendu intégral des débats.


Ouvrage du collectif « Choisir — La cause des femmes », précédé de Le Crime
par Gisèle Halimi, première édition, Paris, Gallimard, 19 7 8 ; voir aussi l’édi­
tion plus récente parue chez L’Harmattan en 2 0 12 .
2. Voir le documentaire de Cédric Condon, Le procès du viol, 2 0 1 4 , où
Araceli Castellano et Anne Tonglet reviennent pour la première fois sur la
bataille judiciaire qu’elles ont menée.
20 6 L e ventre des fem m es

A ux États-Unis, les femmes non blanches avaient très tôt


critiqué un féminisme «punitif» qui réclamait la protection
et l’ intervention de la police dans les cas de violence contre les
femmes, car la justice et la police, disaient-elles, non seulement
n’avaient jamais protégé les femmes non blanches du viol et
des violences des hommes blancs, mais avaient contribué à
leur oppression. De plus, alors que la violence des hommes
blancs était rarement punie, celle des hommes non blancs était
systématiquement soulignée, durement réprimée et interpré­
tée comme «culturelle», intimement liée à la structure de la
famille noire, la sexualité des hommes noirs, le manque de
respectabilité des femmes noires. Leur critique, qui s’écartait
de celle qui accusait le féminisme d’être pu nitif par haine des
hommes, débouchait sur des demandes de politique préven­
tive et anti-machiste. Si elles dénonçaient le viol, dont ceux
perpétrés par des hommes de leurs communautés, les femmes
noires se souciaient de « transgresser les impératifs de solidarité
raciale1 » qui demandent de soutenir les hommes de sa com­
munauté contre un ordre policier et judiciaire raciste. Patricia
H ill analysait ainsi le rapport entre le viol et la manière dont
était perçue la sexualité des racisé-e-s : « Les hommes blancs des
classes aisées ont eu accès au corps de toutes les femmes sans
craindre la concurrence sexuelle des autres hom m es1. » Ce que
suggérait ce débat, c’est qu’il était nécessaire, en tant que fémi­
nistes, de s’inquiéter des conséquences d’une telle loi entre les
mains d’un État qui encourageait les inégalités. Il ne s’agissait
pas de justifier les violences contre les femmes, mais d’inté­
grer l’histoire spécifique des violences contre les femmes non12

1. Patricia H ill Collins, «Q uelles politiques sexuelles pour les femmes


noires?», in Analyse critique et féminismes matérialistes, Cahiers du Genre,
op. rit., p. 99.
2. Ibid., p. 10 6 .
( ente du féminisme. Race, colonialité, capitalisme 207

blanches (sous l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme). En


d’autres termes, le viol avait une histoire racisée.
Dans le contexte français, la focalisation sur les violences
commises contre les femmes françaises fit disparaître l’histoire
du viol systématique des femmes algériennes quelques années
plus tôt de 1 analyse du viol comme instrument de discipline
punitif.
De plus en plus franco-centré, ce féminisme devient aveugle
à ce que d autres mouvements et prises de position, venus prin­
cipalement d Afrique et des Etats-Unis, apportent à la réflexion
sur la libération des femmes. Ainsi, en 19 78 , paraît La Parole
aux negresses d Awa Ihiam, anthropologue et philosophe séné­
galaise, qui interroge 1 universalisme du féminisme occiden­
tal . L’auteurc déclare d’em blée: « Longtemps, les Négresses se
sont tues12. » Donnant la parole à des femmes noires africaines,
qu elle nomme « négro-africaines », elle analyse les problèmes
auxquels elles sont confrontées, et qui sont différents de ceux
de «leurs sœurs blanches ou jaunes3». Elle les fait parler de
polygamie, d infibulation, d’excision, interpelle les auteurs
africains qui justifient ces pratiques au nom d’une tradition,
dont elle rappelle qu elle est souvent inventée et réinventée.
A plusieurs reprises, Awa Ihiam insiste sur le fait que c’est
aux femmes qui sont excisées, infibulées, qui sont victimes de
polygamie de «dire publiquement qu’elles ne veulent plus de
ces coutumes ancestrales» et de traduire «ce langage dans leur
vécu quotidien »4.
Awa Ihiam réfute l’équivalence que font des féministes
européennes entre leur oppression et celle «des Noirs aux U SA

1. Awa 'Ihiam, l.a Paru le aux négresses, Paris, Denoël/Gonthier, 19 7 8 .


2. Ibid., p. 17 .
3. Ibid., p. 7 3 .
4. Ibid., p. 1 1 5 .
20 8 Le ventre des fem m es

ou en Afrique noire'». Citant la féministe Kate Millett qui,


lors de la réunion « io heures contre le viol» organisée par le
M LF à Paris en juin 19 76 , s’était écriée « Le viol est aux femmes
ce que le lynchage est aux N oirs», elle observe: «Tout se passe
comme si une identification —femmes/Noirs (en tant qu’êtres
opprimés) et viol/lynchage pouvait avoir lieu 12.» Pour Thiam,
tout cela témoigne d’un oubli de la femme noire. Elle conclut:
« On eût dit que les Négresses n’existaient pas. En fait elles se
trouvent niées par celles-là mêmes qui prétendent lutter pour
la libération de toutes les femmes3.»
En juillet de la même année 19 78 , la Coordination des
femmes noires (1976-1980) fait paraître une brochure. «Nous
avons pris conscience», écrivent ses membres, «que l’histoire
des luttes dans nos pays et dans l’immigration est une histoire
dans laquelle nous sommes niées, falsifiées»4. Les auteures
consacrent plusieurs pages à la sexualité et au corps, elles
interpellent les hommes noirs, questionnent l’interdiction et
la condamnation de l’homosexualité dans leurs sociétés, et
dénoncent l’interdiction de l’avortement par les États africains.
Elles consacrent des pages aux campagnes d’avortement et de
stérilisation forcés en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en
France, citant le cas de La Réunion, où les femmes «sont des
cobayes bénévoles idéaux pour tester les effets secondaires des
contraceptifs hormonaux5». Elles n’oublient ni la répression
culturelle, ni la répression politique, ni la répression psychique.
Elles déclarent que « les mouvements de femmes liés aux partis

1. Ibid., p. 15 4 .
2. Ibid.
3. Ibid., p. 1 5 5 . L’auceure prône la non-mixité des groupes de femmes
noires, car la structure inhérente des pratiques mixtes est le fascisme, les
pratiques mixtes étant dominées par l’idéologie phallocrate.
4. Coordination des femmes noires, juillet 19 7 8 , archive personnelle.
5. Ibid., p. 12 .
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalisme 209

uniques, en Afrique, recréent le carcan infernal des hommes


sur les femmes1 » et concluent: «Nous, femmes noires, décla­
rons que nous sommes en lutte contre toute forme de racisme,
de ségrégation, de structure qui cautionne le meurtre, contre
l’impérialisme, le pouvoir patriarcal, et tout ce qui se pra­
tique comme torture sur notre corps et notre pensée123*.» Les
problèmes sont clairement posés dans une approche plurielle,
à l’intersection entre plusieurs combats, menés en tant que
femmes, en tant que noires, comme antiracistes, anticolonia­
listes, anti-impérialistes, anticapitalistes. Ces textes, fondamen­
taux pour une révision des théories de libération des femmes,
n’auront eux non plus aucun impact sur les féministes fran­
çaises. Ce n’est qu’en 1985 qu’un numéro spécial de Nouvelles
questions fém itiistes est dédié à des femmes des D O M 5.
En adoptant la cartographie de l’espace républicain propo­
sée par la V e République, oubliant les outre-mer et se repliant
sur l’Hexagone, les féministes françaises des années 1970
ont «raté» la création d’une «deuxième vague» qui se serait

1. Ibid., p. 17 .
2. Ibid., p. 36.
3. Et il faudra attendre les années 2000 pour que les textes de féministes
s’ identifiant à la théorie postcoloniale ou décoloniale interrogent la théorie
féministe et les mouvements français dans le but de faire reconnaître les
processus de racisation. Voir Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-
Belkacem, Les Féministes blanches et l ’empire, Paris, La Fabrique, 2 0 1 2 ; Eisa
Dorlin, Black Feminism. Anthologie du féminisme africain américain iç t g -
2000, Paris, L’Harmattan, 200S, et La Matrice de la race. Généalogie sexuelle
et coloniale de la Nation française, op. cit. ; Nacira Guénif-Souilamas et Eric
Macé, Les Féministes et le garçon arabe, La Tour-d'Aigues, L'Aube, 2 0 0 4;
Jules Falquet et Azadeh Kian (éd.), « Intersectionnalité et colonialité». Les
Cahiers du C F D R E F , 2 0 1 3 , nJ 2 0 ; Paola Bacchetta, Jules Falquet et Norma
Alarcôn (éd.), « Ihéories féministes et queers décoloniales», Les Cahiers du
C E D R E F, 2 0 1 1 , n° 1 8 ; Azadeh Kian (éd.), «Genre et perspectives décolo­
niales», Les Cahiers du C E D R E F , 2 0 10 , n° 17 .
2io L e ventre des fem m es

appuyée sur l’antiracisme politique. Refoulant la longue


histoire de la fabrication de «la femme française», blanche,
privée de droits civiques, mais ayant des privilèges sur des
êtres humains racisés, et bénéficiant des produits des colonies
qui adoucissaient la vie, la deuxième vague a ouvert la voie à
un féminisme réactionnaire. S ’il est indéniable que le M L F a
bouleversé un «modèle familial et sexuel», un «modèle tradi­
tionnel, patriarcal»1, il a perpétué une cécité. En s’attaquant
au capitalisme et au patriarcat, mais sans en comprendre la
dimension racialiste, les féministes de la deuxième vague ne
pouvaient qu’être indifférentes aux femmes réunionnaises ou
antillaises victimes d’avortements forcés, aux peuples des terres
françaises du Pacifique victimes des tests nucléaires, au peuple
kanak victime de l’impérialisme, à la situation à Mayotte, en
Guyane, aux Antilles. Or, la longue histoire qui divise l’espace
républicain en territoire de droit et territoire de non-droit
intéresse pourtant directement le féminisme. Quand l’his­
torienne Christine Bard pose en toute sincérité la question
«que sait-on en métropole des militantes ultramarines ? », elle
reprend sans y penser et la notion de «métropole» et celle
« d’ultramarine », qui sont toutes deux des fictions héritées
du colonial. Comment s’étonner alors que les médias et les
gouvernements d’aujourd’hui aient de nouveau recours à la
notion de mission civilisatrice qui instrumentalise la «liberté
des femmes » ?
Avant de conclure, je veux insister encore sur un point. J ’ai
parlé du M LF et des féministes françaises des années 1970, en
montrant les conséquences de leur oubli et de leur repli sur
l’FIexagone, mais ce processus méritait d’autant plus d’être
analysé que jamais ces militantes ne se sont réclamées d’un

x. Françoise Picq, Libération des femmes, les années-mouvement, op. cit.,


p. 68.
Cécité du fém inism e. Race, colonialité, capitalisme 2 11

«féminisme français». C ’est là, en un sens, tout le paradoxe.


L’expression de «féminisme français» ou de mouvement des
«femmes françaises» n’apparaît nulle part dans les textes
des groupes du M LF des années 1970, et pour cause. L’idée
qu’il pourrait y avoir un «féminisme français» n’est pas
envisageable, puisque l’oppression des femmes est considé­
rée comme un fait international, une oppression qui serait
subie de la même manière par toutes les femmes. Cependant,
l’analyse qui, dans les années 1970, se voulait universalisante
ne s’appuyait pas encore, comme c’est le cas aujourd’hui, sur
une célébration de la laïcité française ou des «valeurs répu­
blicaines», mais cet universalisme, rendu possible par «une
épistémologie de l’ignorance» allait nourrir l’émergence d’un
« fémonationalisme» qui, de manière paradoxale, se réclamera
des années 1970.
L’idée d’un «féminisme français» est une invention du
monde universitaire, résultat d’une institutionnalisation qui
s’opère dans les années 1990 dans des départements d’études
féminines et de genre des universités nord-américaines.
L’expression « French Feminism» désigne en effet un corpus
théorique autour de trois auteures - Ffélène Cixous, Luce
Irigaray et Monique Wittig - associées à une identité nationale
dont aucune ne se réclame. Dans un article de 1995, Christine
Delphy dénonçait cette invention: «Le “ French Feminism”
a été entièrement “made in U .S.A .” , et accessoirement en
Angleterre», «sans aucun souci de rendre compte de la réalité
soit du mouvement, soit des études féministes en France». Il
s’agit donc, écrit-elle, d’«un courant intellectuel strictement
anglo-américain ; qui s’est servi des “ Françaises” , ce qui est une
démarche impérialiste, pour des buts intérieurs : attaquer aussi
bien les démarches militantes que les démarches intellectuelles
constructivistes et matérialistes dans le féminisme de leur
propre pays; [...] ce courant essaie en outre de redonner aux
212 L e ventre des fem m es

auteurs masculins un rôle éminent, et de brouiller la distinc­


tion entre le féminisme et l’anti-fém inism e1 ».
La nationalisation du féminisme ne fut donc pas sponta­
née. Mais l’externalisation du postcolonial et de la question
raciale à l’extérieur de la République, la formulation des luttes
de libération des femmes à travers un vocabulaire universa­
lisant s’installent durablement, et légitiment au x x ie siècle
un discours franco-centré du féminisme qui, dans les années
19 70 , aurait été inconcevable dans ses formes - insistance sur
la laïcité ou les «valeurs de la République». La nationalisation
du féminisme, l’émergence d’un fémonationalisme français, se
devait donc d’être analysée dans son processus.

1. Christine Delphy, « L’invention du “ French Feminism” : une démarche


essentielle», Nouvelles Questions Féministes, 19 9 6 , vol. 1 7 , n° i, p. 1 5 . Une
version en anglais est publiée dans les Yale French Studies, 2000, n° 87, sous
le titre «The Invention o f French Feminism : A n Essential M ove».
Conclusion

Repolitiser le féminisme

Une des stratégies incontournables des mouvements d’éman­


cipation consiste à faire resurgir l’histoire des opprimé-e-s,
des oublié-e-s, des marginalisé-e-s pour questionner les récits
dominants et rompre leur linéarité. C ’est à partir de ces
révisions, de ces réinterprétations que de nouvelles théories
peuvent surgir. Pour élaborer un féminisme décolonial, une
nouvelle historiographie des luttes des femmes, notamment
dans l’espace républicain français, il faut donc arracher à l’ou­
bli des pans entiers de l’histoire. C ’est ce que j ’ai voulu faire en
revenant sur les avortements et les stérilisations sans consente­
ment pratiqués à La Réunion dans les années 1970. Cela m’a
menée à analyser les motifs d’une cécité qui fit que les mouve­
ments féministes blancs des années 1970 en France ignorèrent
à quel point la question raciale et postcoloniale dans leur pays
devait être prise en compte dans l’étude des oppressions. Cette
cécité a favorisé une nationalisation des droits des femmes,
une approche civilisationnelle de ces droits naturellement liés
à l’Kurope et à son évolution; l’ Europe n’était plus une pro­
vince du monde, mais le lieu de l’ universel. Ces glissements
ne sont pas pour rien dans la contre-révolution sociale et
214 Le ventre des fem m es

culturelle qui a gagné du terrain dans les années 2000, dépla­


çant la responsabilité de l’accroissement des inégalités et de la
prolifération des discriminations sur les plus vulnérables. Ce
seraient leur culture, leur religion, leur psychologie, leur refus
de s’engager dans la globalisation heureuse, leur ancrage dans
le passé et dans leurs traditions qui expliqueraient inégalités et
discriminations. Dès les années 19 50 , on pouvait déjà repérer
des éléments de propagande psychologisante et culturalisante
visant les peuples des outre-mer vivant dans la République,
accusés par exemple de s’accrocher à l’assistance plutôt que de
chercher un travail honnête.
L’histoire de la colonialité du pouvoir est donc plus longue
et plus complexe que ce que l’on imagine; les indépendances
n’y ont pas mis fin. Et ce ne sont pas seulement des traces du
passé qui s’expriment, mais des dispositifs inséparables de la
manière dont l’Etat-nation et le capital sont pensés. La colo­
nialité du pouvoir, qui était au cœur de choix politiques dans
un contexte de décolonisation et de reconfigurations sociales,
culturelles et économiques de l’après-guerre, s’est adaptée aux
transformations sociales.
Partir de l’histoire des départements d’outre-mer présentait
en quelque sorte plusieurs avantages. Leurs habitants vivent
sur des terres et dans des sociétés façonnées par l’esclavage
colonial, la dépossession, la spoliation, la relégation, l’exil, les
discriminations raciales. Ils occupent ainsi une place «privilé­
giée » pour étudier la manière dont l’espace national se construit
dans l’asymétrie, à travers la différence et la différenciation. Il
ne s’agit pas d’établir une hiérarchie entre les discriminations
ou de suggérer que les populations des outre-mer seraient plus
à plaindre (il ne s’agit pas de plainte mais de justice), mais
de replacer chacune de ces situations dans son contexte pour
analyser la manière dont la colonialité du pouvoir agit, divise
et sépare. Ces politiques de fragmentation ne se déploient pas
Conclusion 215

sur le même registre d’un outre-mer à l’autre, et c’est pourquoi


leur étude est essentielle pour imaginer de nouvelles politiques
décoloniales transversales.
L’étude des politiques de fabrication de populations inu­
tiles dans la République permet d’analyser le rôle de l’oubli
en politique, comment l’État, au nom de la rationalité et de la
nécessité économique, fait glisser dans l’oubli des territoires et
des sociétés, pratiquant toutes sortes d’abus, naturalisant des
inégalités et des processus de racisation sans avoir à rendre de
comptes. Plusieurs des pratiques et des politiques en vigueur
dans les outre-mer annoncent la gestion politique des « ban­
lieues», la racisation de leurs habitants et l’abandon comme
politique, l’accroissement des inégalités et de la pauvreté, la
relégation, la stigmatisation, la faiblesse des services publics, le
clientélisme et l’hégémonie culturelle.
L’oubli se fabrique et cette fabrique de l’oubli n’est pas le
résultat d’un complot ou d’un choix délibéré de cacher ou de
masquer. Est en jeu un processus d’effacement collectif. En
effet, le scandale des avortements forcés à La Réunion fit l’objet
d’articles dans des journaux nationaux et locaux pendant toute
une année. Et pourtant, à La Réunion comme en France, il a
été oublié. Les causes de cet oubli sont multiples. Nous l’avons
rappelé : il s’agissait d’une part de femmes et de femmes raci-
sées, les oubliées des oubliés ; d’autre part, d’un scandale dans
un outre-mer, un espace où la violation des droits et l’abus
de pouvoir sont vus comme « naturels ». Le masculinisme des
mouvements anticoloniaux comme l’affaiblissement des mou­
vements de femmes locaux ont aussi participé à cet effacement.
L’oubli des théories et des pratiques des mouvements anti­
coloniaux des outre-mer a marginalisé la manière dont ceux-ci
avaient cherché à décoloniser la «République», à lui redonner
le sens d’une res publica, d’une chose publique, en réactivant
des utopies républicaines inachevées, celle de la République
1 16 l e rentre des femmes

d’ 1 i.iïti. première république noire, issue au x v i i T siècle d’une


révolution anti-esclavagiste et anticoloniale - la seule des révo­
lutions du xvnT siècle à s’être fixé ces objectifs —, et l’utopie
d’ une république internationaliste. Faire revivre ces utopies
participe du travail décolonial, comme faire revivre les luttes
des femmes pour leur libération et la justice sociale.
Le retour des termes de «mouvement féministe» et de
«féminisme» plutôt que de «mouvement de libération des
femmes» dans les débats sur la postcolonialité et le décolo­
nial pousse à réinterroger le processus de dépolitisation et de
nationalisation qui avait aflecté ces mouvements. Pour moi,
qui ai longtemps refusé de me dire féministe car le terme
était attaché à une normalisation bourgeoise, à une demande
d’ intégration dans un monde masculin capitaliste, ce retour
signale justement une volonté de revenir sur des aveuglements
et des oublis. Il annonce une repolitisation à travers l’analyse
du féminisme d'Etat, du féminisme corporate, de l’instrumen­
talisation du discours dépolitisé des droits des femmes, des
nouvelles politiques de colonisation et de dépossession, des
nouvelles attaques contre les plus vulnérables, du racisme à
1 ère du «post-racial». Repolitiser le féminisme, c’est provin-
cialiser les féminismes européens, réécrire l’histoire des luttes
de libération des femmes en partant d’autres périodicités et
d'autres tcrritorialisations, revitaliser et repolitiser le vocabu­
laire des droits des femmes, analyser les nouvelles politiques
de colonisation et de dépossession, aller au-delà des politiques
d’identité, travailler à surmonter les fragmentations, penser
comment effectuer un leadership qui soit multiple, construire
des contre-pouvoirs, en résumé, penser une politique1.i.

i. Sur ce thème, voir, entre autres, Hourya Bentouhami-Molino,


Race, cultures, identités. Une approche féministe et postcoloniale, Paris, PUF,
2 0 15; Fatirna Ouassak, Discri m i na lions/Classe!Gen re!Race, IFAR , 2 0 1 5 ;
Conclusion 217

S’appuyant sur les travaux des Black féministes et des


féministes chicana, un féminisme décolonial entend «en finir
avec la “violence épistémique” des catégorisations coloniales
réifiantes, les mythes européocentriques de l’humanisme et du
progrès, le récit linéaire et historiciste de la modernisation et
enfin les historiographies élitistes aveugles aux consciences et
aux modes d’actions spécifiques des dominés1 ». Contestant un
féminisme qui reproduit des hiérarchies raciales, ce féminisme
utilise la théorie de l’intersectionnalité, soit une « théorie trans­
disciplinaire visant à appréhender la complexité des identités
et des inégalités sociales par une approche intégrée », qui « réfute
le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la
différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre,
classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle»*12.
Mon but ici n’est pas de revenir sur les débats autour de l’inter-

Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle,


Paris, Vrin, 2016.
1. Azadeh Kian, « Introduction : genre et perspectives post/dé-coloniales »,
Les Cahiers du C E D R E F [en ligne], 1 7 | 20 10 , mis en ligne le 1 " janvier 2 0 12 .
U R L : http://cedref.revues.org/603.
2. Sirma Bilge, «Théorisations féministes de l’intersectionnalité», Diogène,
2009, 1, 2 2 5 , p. 70. La notion d’intersectionnalité a été proposée par
Patricia Hill Collins dans «Foreword. Emerging Intersections. Building
Knowledge and Transforming Institutions», in Bonni Thorton Dill et
Ruth Enid Zambana (éd.), Emerging Intersections. Race, Class and Gender in
Theory, Policy and Practice, N ew Brunswick, N J, Rutgers University Press,
2009, p. vii-xiii. Voir aussi Avtar Brah et Ann Phoenix, «Ain’t I a W oman?
Revisiting Intersectionality », Journal o f International Womens Studies, 2004,
5C3), p. 7 5-8 6 ; Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection o f
Race and Sex : A Black Feminist Critique o f Antidiscrimination Doctrine,
Feminist Iheory, and Antiracist Politics», University o f Chicago Legal
Forum, 1989, 14 , p. 5 3 8 -5 5 4 ; Kathy Davis, «L’intersectionnalité, un mot
à la mode. Ce qui fait le succès d’ une théorie féministe», Les Cahiers du
C E D R E F [en ligne], 20 | 2 0 15 , mis en ligne le 15 juin 2 0 15 . Consulté le
13 décembre 2 0 16 . U R L : http://cedref.revues.org/827.
218 L e ventre des fem m es

sectionnalité ou du fém inism e décolonial, mais de proposer


une révision de l’espace et de la périodicité de notre historio­
graphie. Si un des buts du fém inism e décolonial est, en France,
de «sortir de l’impasse des luttes antiracistes libérales et de
leur corruption actuelle par une politique de la droite ultra
désormais devenue mainstream qui véhicule à grande échelle
le m ythe d’ un “racisme anti-blanc” 1 », il me semble important
de réfléchir à la périodicité et à la spatialité à partir desquelles
nous pensons ces phénomènes. Devons-nous prendre comme
point de départ de la critique décoloniale les années 2000 et
la loi contre le voile, ou bien considérer les luttes des femmes
esclaves dans l’empire colonial français contre leur transfor­
m ation en objets sexuels et en ventres pour l’accumulation du
capital ? N e faut-il pas complexifier nos récits ?
Les luttes des femmes esclaves ne doivent plus constituer
un chapitre à part, prétendument clos avec l’abolition de
l’esclavage; c’est un combat qui croise le fait d ’être femme,
d’être noire et d’être opprimée, qui pose la question raciale,
sexuelle et de genre en la croisant avec celle de la liberté et de
l’antiracisme et qui met ainsi au jour les apories du récit sur
les droits des femmes. Je le répète, il ne s’agit pas d’ajouter des
chapitres au «récit national», mais d’en interroger le cadre, de
le dénationaliser. Car ces « ajouts » conduisent à « aborder l’uni­
versalisme républicain et le racisme colonial comme opposés
l’ un à l’autre afin de critiquer le premier du point de vue du
second12». Le racisme colonial est expliqué «par l’absence ou

1. Sirm a Bilge, «Repolitiser l’intersectionnalité», 2 0 1 2 , http://iresmo.


jim d o .co m /20 1 2 / 1 1 / 0 1 / repolitiser-l-intersectionnalit% C 3% A 9-1/.
2. G a ry W ilder, « “ Impenser” l’histoire de France. Les études coloniales
hors de la perspective de l’identité coloniale », Cahiers d ’histoire. Revue d ’h is­
toire critique, 2 0 0 5, 9 6 -9 7, mis en ligne le 3 avril 200 9 : http://chrch.revues.
org/ 962 . Voir aussi G ary W ilder, The French Im périal Nation-State, op. cit.
Conclusion 219

l’échec du républicanisme1 ». La stratégie d’ajout de chapitres


préserve ainsi l’Etat-nation « comme le référent ultime et non
ébranlé de l’analyse historique12». Or, à quel État-nation, à
quelle république ces chapitres seraient-ils destinés ? Le modèle
de l’exposition coloniale est tentant - aligner des pavillons
où les créations et réalisations des outre-mer et des minorités
seraient mises en valeur —, mais il réifie les espaces, aussi bien
celui appelé «métropole» que celui de chacun des outre-mer.
Si cet ajout permet de comprendre comment le consentement
a été obtenu pour conduire massacres et politiques de dépos­
session et comment les résistances se sont organisées, à quelles
références, à quelles représentations elles ont fait appel pour
mobiliser les imaginations, alors on peut espérer que le réfé­
rent ultime sera remis en cause.
La décolonialité est un espace d’énonciation et non d’ori­
gine ou de géographie. Elle dessine, pour ainsi dire, des
contre-géographies. Car l’une des conséquences des processus
de configuration et de reconfiguration de l’espace de la post-
colonialité républicaine a été la production d’une cartographie
mutilée —pièce maîtresse du dispositif de l’oubli. Aujourd’hui
encore, dans le meilleur des cas, le curieux trouvera une carte
de l’Hexagone entourée d’encarts placés à son ouest où figurent
des territoires, outre-mer, sans aucun rapport avec leur posi­
tion géographique dans le globe ou leur réelle dimension par
rapport à l’Hexagone. C ’est la carte d’une galaxie dont le cœur
serait la France et ces territoires des satellites. Dans une cer­
taine mesure, cette représentation dit vrai : elle montre à plat
la conception républicaine de l’espace. La carte de la «galaxie
républicaine» est une abstraction qui efface les raisons pour
lesquelles ces terres sont rattachées à la France. Mais aucune

1. G ary W ilder, 7he French Im périal Nation-State, op. cit.


2. Ibid.
220 L e ventre des fem m es

image en deux dimensions ne peut rendre compte d ’un espace


éclaté, avec des terres situées dans l’hémisphère Nord et dans
l’hémisphère Sud et sur des fuseaux horaires différents. Il est
impossible de «mettre à plat» une configuration aussi com­
plexe et hétérogène. La cartographie d’ une république décolo­
nisée doit elle-même être décolonisée. Aussi faut-il soumettre
la cartographie de l’espace décolonial au processus dynamique
d’une cartographie narrative. Imaginer ce que serait une carto­
graphie de la décolonialité qui croise les différentes luttes des
femmes serait un exercice plein d’enseignements.
Avec l’invention de la décolonisation et l’effacement des
outre-mer, deux nouveaux phénomènes se produisent autour
de la race. S’ impose d’abord un «racisme progressiste3»,
qui permet de présenter l’empire colonial comme un don
de la modernité, une invitation à des groupes exclus de la
modernité à devenir enfin modernes et humains. Le racisme
progressiste réécrit la relation coloniale et fait des anciens
colonisés des personnes en dette. Il efface la violence et met
en scène le colonialisme comme une rencontre. S ’affirme
également un rejet du terme « race» : l’utiliser, ce serait recon­
naître l’existence de la race comme fait biologique. Même la
notion de racialisation est contestée. Le racisme progressiste
a apporté une légitimité à la postcolonialité républicaine qui
peut abandonner le terme de «race4», tout en préservant les

3. Sara Ahmed, «Progressive Racism», 30 mai 2 0 16 , https://feminist-


killjoys.com /2016/05/ 30/progressive-racism/.
4. Voir l’article d’Emmanuelle Bouchez dans Télérama du 23 mai 2 0 1 6 :
«Tirage monochrome pour les Molières», où elle déplore l’ usage du terme
« racisé » qui renvoie à « race », ou celui de Marie-José Sirach dans L ’H umanité
du 1 3 juin 2 0 1 6 : «E t si on décolonisait les imaginaires», où l’auteure cri­
tique l’association «Décoloniser les arts» pour risque de communautarisme
et écrit: « Décoloniser les imaginaires, oui, c’est vital. A force de cultiver les
différences, on crée des abîmes d ’indifférence.»
Conclusion 221

privilèges accordés par la colonialité. On peut alors se vanter


d’être antiracistes en rejetant le racisme sur des groupes et des
individus extrémistes ou se servir de l’antiracisme pour fonder
«les conditions d’un nouveau discours sur la fierté blanche1».
Dans ce dispositif, même l’antiracisme devient un « don des
Blancs». On peut comprendre alors que l’injonction d’être
des obligés est un racisme12.
Par ailleurs, on repère des stratégies «racisantes post-assi­
milation», comme l’instrumentalisation du «métissage» à La
Réunion. En effet, sur cette île, la récente promotion du métis­
sage comme marqueur culturel d’une globalisation heureuse
révèle ce que ces stratégies cherchent à mettre en œuvre. Devenu
la notion de référence, le métissage est désormais convoqué
dans la majorité des mémoires et doctorats en sciences sociales
où l’histoire du peuplement est racontée comme la rencontre
d’une série de communautés qui se succèdent chronologique­
ment pour aboutir au métissage, à une «créolité» ou à une
« créolisation » —ces termes étant désormais repris de manière
indistincte. Cette adoption s’est faite au prix de l’effacement
de l’histoire du métissage et de son utilisation stratégique dans
les années 1970. Les mouvements anticolonialistes parlaient
alors de métissage pour dénoncer le racisme anti-Noir3 et rap­
peler que le métissage a été, historiquement, la conséquence
du viol des femmes noires esclaves ou libres par des Blancs,
puis du droit de cuissage des planteurs et des bourgeois. Le
métissage apparaissait alors comme une stratégie antiraciste

1. Sara Ahmed, « Progressive Racism », art. cité.


2. Ibid.
3. En 2005 encore, dans l’émission Thalassa, un grand propriétaire ter­
rien, Yves Barrau faisait des déclarations contre le métissage; ses propos pro­
voquèrent des protestations, mais mirent aussi à nu la persistance des repré­
sentations racistes.
222 Le ventre des fem m es

qui contestait la fiction d’une race blanche pure1. Le peuple


chante ainsi sa «batarsité»: «M w in pa blan/Non mwin pa
nwar/Tarz pa mwin si mon listwar/Tortiyé kaf yab malbar/
M win nasyon bann fran b a ta r\ » Le chanteur de maloya
Firmin V iry refuse d’établir une hiérarchie entre ses ancêtres :
«M on papa moutardié/mon monmon bingali/a moin même
batard moutardié/mi boire de l’eau/dane cœur fatak123. »
Un glissement s’opère dans les années 1990. Le métissage
devient un argument touristique et commercial. De tabou, il
devient un élément supplémentaire de pacification, la marque
de fabrique de file. En 2 0 15 , le site régional du tourisme parle
d’une «identité réunionnaise, fruit d’une histoire tumultueuse
et d’une créolité assumant ses héritages (Art et traditions,
Grands dom aines...)45». L’île est un «carrefour des influences
de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe3». Le discours politique
continue à osciller entre un rappel de la francité - «une terre
française et européenne dans l’océan Indien » —et une célébra­
tion de la singularité (île de tous les métissages). Le métissage
constitue un lot de consolation face à l’exploitation, l’écono­
mie de rente, les inégalités, les discriminations raciales. A l’op­
posé, ce que l’extrême «mélange» ou «métissage», par faute
d’un meilleur terme, révèle à La Réunion, c’est la résistance

1. Sur le passage du métis comme figure monstrueuse au métis


comme figure de l’harmonie raciale, voir Françoise Vergés, Monsters and
Revolutionaries. Colonial Fam ily Romance an d Métissage, op. cit.
2. Paroles de la chanson de Danyel Waro «Batarsité», http://www.mi-
aime-a-ou.com/chanson_batarsite.php.
3. Paroles de « Moutardié».
4. Fabrice Folio, « Réalités et singularités du tourisme réunionnais : entre
utopie et motifs d'espoir», Les Cahiers d ’O utre-M er [en ligne], 245 | 2009,
mis en ligne le 1 " janvier 2 0 1 2 , https://com.revues.org /5494 [consulté le
10 janvier 2 0 1 5 ].
5. http://www.reunion.fr/
Conclusion 223

à l’injonction des politiques coloniales de sang et de pureté.


C ’est cela qui doit être analysé, tout comme doivent être ana­
lysés la fabrique locale de la « blanchitude», le racisme anti-
Noir et la xénophobie qui commence à frapper les «Kom ors»
(les «Com oriens» qui englobent, chez les Réunionnais, les
Mahorais et les originaires des autres îles de l’archipel1)-
Le rôle pacificateur du discours décontextualisé des droits
des femmes dans les D O M démontre l’importance de ce
discours dans les politiques de colonialité républicaine. Ce
que les femmes des outre-mer auraient obtenu comme droits
serait dû à la générosité de l’Etat qui leur aurait permis de rat­
traper «un peu» les «femmes de métropole». Un rapport de
l’Observatoire de La Réunion (1988) en développait les «élé­
ments de langage ». Com parant systématiquement les femmes
réunionnaises aux femmes de «métropole», les auteurs souli­
gnaient que « malgré leur attirance pour certains aspects de la
féminité moderne, les fem m es restent fortem ent attachées à des
valeurs de la fém in ité classique, en particulier, la maternité et le
mariagez». Les auteurs notaient un «fort conformisme social
et religieux favorable à la différenciation sexuelle des fonc­
tions123» chez les femmes réunionnaises. Mais, heureusement,
«l’installation progressive et la présence désormais durable
d’un groupe métropolitain, restreint mais influent, a joué un
rôle considérable dans la prise de connaissance par les femmes
réunionnaises des nouveaux modèles féminin ou m asculin4».

1. « Agression raciste à l’île de La Réunion : une vidéo accablante du racisme


anti-comorien et anti-malgache»: http://www.comores-infos.net/agression-
raciste-a-lile-de-la-reunion-une-video-accablante-du-racisme-anti-comorien-
et-anti-malgache/ ; https ://www.youtube.com/watch?v= 9w tv D O F P 7V o.
2. Catherine Pasquet et René Squarzoni, Les Femmes à La Réunion,
op. cit., p. 2 6. Souligné dans le texte.
3. Ibid,., p. 28.
4. Ibid., p. 49.
224 Le ventre des fem m es

L’obstacle à la modernité était l’homme réunionnais. Il fallait


détacher les femmes de leurs pères, frères et compagnons. Les
hommes « métropolitains », dont les manières de vivre reposent
plus sur des privilèges hérités de l’époque coloniale que sur des
talents innés, étaient le modèle à atteindre. Les Réunionnaises
et les Réunionnais, soucieux de modernité, ne pouvaient
que se soumettre à l’idéologie de rattrapage où les droits des
femmes tenaient une place centrale. L’économie de rattrapage
touchait non seulement le domaine économique, mais aussi les
domaines de la sexualité et de l’intimité. A lire ces phrases, les
mots d’Aimé Césaire nous reviennent sur l’assimilationnisme
invétéré, le chauvinisme inconscient, la conviction primaire de
la supériorité de l’Occident'.
Le discours intégrationniste des droits des femmes a
continué à jouer un rôle dans les nouvelles politiques de
pacification de la globalisation néo-libérale qui a pénétré les
outre-mer français. En juin 2 0 16 , une conférence du Womens
Forum fo r the Economy and Society qui, depuis plusieurs
années, à travers le monde, plaide pour la construction d’un
futur incluant les femmes12, s’est tenue à l’île Maurice en pré­
sence de Réunionnaises. Le programme du forum reprenait
les thématiques de découverte de talents, de valorisation du
rôle de la femme, d’égalité, mais sans jamais prononcer les
mots d’«impérialisme» ou de «capitalisme». Le monde de
l’em powerm entdes femmes, ce monde plat3, intègre désormais

1. Aim é Césaire, «Lettre à Maurice Thorez», 2 4 octobre 1 9 5 6 : http://


lmsi.net/Lettre-a-Maurice-Thorez.
2. « Building the Future with Womens Vision», http://womensforum.
info/Deauville_ 2015/index.htm l#p =l.
3. Voir l’interview de Jacqueline Franjou, directrice du Womens Forum
sur le forum à l’île M aurice: http://www.jeuneafrique.com/videos/335036/
jacqueline-franjou-le-w om en-s-forum -de-l-le-m aurice-pour-faire-passer-
des-messages-en-afrique/.
Conclusion 225

les Réunionnaises. Localement, la rhétorique dépolitisée des


droits des femmes vise à renforcer l’ intégration-assimilation
aux normes européennes libérales. La «délégation des droits
des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes»
à La Réunion présente ainsi sa mission: «Solidement ancrée
dans l’histoire de la construction européenne, l’égalité entre
les femmes et les hommes est placée au cœur des politiques
publiques françaises. Malgré les avancées significatives réalisées
au cours des quarante dernières années, le décalage entre l’éga­
lité de droit et l’égalité de fait entre les femmes et les hommes
persiste. En effet, si la politique interministérielle d’égalité
hommes-femmes semble désormais acquise en Droit, son
effectivité demande, quant à elle, à être consolidée et renfor­
cée au quotidien sur le terrain’ .» L’association Femmes 974,
qui n’a pas dit un mot sur l’esclavage, le colonialisme ou la
postcolonialité républicaine, célèbre l’anniversaire du droit de
vote des femmes, en ignorant les luttes des femmes réunion­
naises12. C ’est surtout la violence meurtrière contre les femmes
qui mobilise les associations, car, régulièrement, comme en
France, des femmes meurent sous les coups de proches3. Mais
c’est un féminisme punitif qui est proposé comme la seule
alternative à la violence, avec une extension des dispositifs de
police et de justice contre les violences masculines4. Un fémi­

1. http://www.reunion.gouv.fr/la-delegation-regionale-aux-droits-des-
femmes-et-a-a1487.html
2. http://www.femmes974.info/conseil-femmes974.html
3. Voir l’« Association féminine de l’Est contre tristesse, tyrannie, trauma­
tisme» (l’A F E C T ) , l’association «Femmes des Hauts, Femmes d’Outre-Mer»,
l’association «Femmes Sol id’Air ! », et l’ Union des Femmes Réunionnaises.
L’association «Judo Club de l’Amitié» offre par contre aux femmes des stages
d’auto-défense.
4. http://www.femm cmag.re/portrait/les-associations-interrogent-la-
ministre
22 6 Le ventre des fem mes

nisme décolonial doit en revanche considérer la proposition


d’un «féminisme abolitionniste» qu’Angela Davis présente
comme une autre façon d’assurer la sécurité, «sans violence,
en accentuant la prévention, avec un meilleur accès de tous
à l’éducation et aux soins de santé, en permettant aux jeunes
de rêver1 ».
Le féminisme décolonial pratique à la fois une politique
killjoy1 —un féminisme « trouble-fête » - et un « féminisme de la
curiosité123». En effet, une des stratégies contre-hégémoniques
a toujours consisté à interrompre le discours du « tout va bien »
de la «pensée positive», pour parler d’exploitation plutôt que
de pauvreté, de l’esclavage colonial plutôt que de l’esclavage
en général, de féminismes plutôt que d’un féminisme univer­
sel, de question raciale, d’impérialisme et de capitalisme. Le
discours du «tout va bien» ou de « il n’y a pas d’alternative»
forclot toute possibilité de changement. N ’oublions pas que,
pendant des siècles, l’esclavage était pensé comme aussi natu­
rel que le jour et la nuit et que, malgré des protestations, les
Européens ne furent pas scandalisés au point de se rebeller
en masse contre le commerce d’êtres humains. Le discours
du féminisme corporate ou du féminisme d’ Etat ne dit pas
que les inégalités hommes/femmes sont normales, mais que
l’égalité est possible sans changement structurel. Tout autres
ont été les féminismes qui perturbaient ces vérités. Au cœur

1. Conférence d ’Angela Davis, donnée le 25 novembre 2 0 16 à Paris,


http://ww w.rfi.fr/hebdo/20161 202-angela-davis-election-trump-etats-unis-
president.
2. Sur killjoy politics, voir Sara Ahmed, The Promise o f Happiness,
Durham, Duke University Press, 2 0 10 .
3. Sur la «curiosité féministe», voir Cynthia Enloe, Faire marcher les
femmes au pas ? Regardsféministes sur le militantisme mondial, Paris, Solanhets
Éditeur, 2 0 1 5 . Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Mana et Joseph
Cuétous.
Conclusion 227

de la nuit de l’esclavage, des utopies émancipatrices, dans


lesquelles les femmes jouèrent un rôle, produisirent une rup­
ture : il existait des alternatives. En héritant de ces pratiques
de perturbations profondes, le féminisme décolonial pratique
une killjoy politics, une politique de l’envers du décor, une
critique de la politique du «bonheur» qui masque la violence,
l’arbitraire, l’abus et la discrimination. Les interruptions
killjoy ne sont jamais bien reçues, elles sont perçues comme
une forme d’impolitesse, de manquement aux normes - rester
silencieux, être reconnaissant de l’offre culturelle et sociale
qui vient d’en haut —, un refus de dépasser la colère. Adopté
par des féministes pour contredire l’idéologie de la femme au
foyer heureuse et satisfaite, par des féministes de couleur pour
contredire la célébration de progrès qui ne concernent pas les
femmes de couleur et accélèrent l’intégration des femmes au
néolibéralisme et pour critiquer la figure du « happy slave»,
adopté par les queer pour interroger le sentimentalisme de
l’hétérosexualité, le killjoy fem inism perturbe la mise en scène
du bonheur. Les féministes killjoy interrogent le fantasme d’un
bonheur qui repose sur l’aveuglement quant aux conditions de
production de ce bonheur illusoire. Le féminisme décolonial
doit être perturbateur, curieux, et refuser toute naturalisation.
Curieux parce qu’ il pose des questions sur la condition des
femmes sans tenir pour acquises des situations d’exploitation
naturalisées ou culturalisées. Il fait naître des problèmes pour
agir politiquement.
Un féminisme décolonial aura pour tâche de répondre aux
questions suivantes: l’évolution des outre-mer depuis 1947
éclaire-t-elle les politiques de discrimination et de relégation
dans les quartiers populaires ? Quelles comparaisons faire
entre les quartiers populaires de l’Hexagone et ceux des outre­
mer, territoires de l’intersection entre genre, classe et race?
Qu’en est-il des L G T B I ? Q u’est-ce que leur situation révèle ?
228 Le ventre des jem m es

Com m ent penser la violence de l’Etat ? Quelles sont les condi­


tions matérielles d’existence? Quelles sont les stratégies des
exploité-e-s ? Q u’est-ce que l’analyse de la gestion de l’oubli
comme politique de gestion des populations dans les outre­
mer apporte à l’analyse de cette politique dans l’Hexagone?
Q uelle a été l’évolution de classes intermédiaires dans chacun
de ces territoires? Quelles sont leurs revendications? Quel
est le poids des politiques d’identité, des églises, des pro­
messes de bonheur? Est-il possible d’imaginer que de nou­
veaux réseaux de solidarité s’élaborent entre les opprimés et
racisés des outre-mer et de l’ Hexagone qui tiennent compte
de la singularité de chaque situation? Le terme «colonial»
ou «postcolonial» est trop souvent brandi sans qu’une étude
des forces en présence, des contradictions, des tensions ne
les prenne en compte ensemble. Seul un travail minutieux et
rigoureux sur les multiples niveaux d'oppression dans tous ces
territoires permettra d’élaborer des réponses et peut-être de
nouvelles théories. Déjà, l’émergence de multiples formes de
résistance dans les D O M indique un désir de renouveler les
luttes contre la colonialité - demandes de réparation, publi­
cation de manifestes, création artistique et culturelle, procès
à l’État pour violations des droits, échanges de pratiques,
éducation décoloniale.

J ’aimerais conclure en proposant une hypothèse sur la


natalité à La Réunion. En continuant à faire des enfants, les
femmes réunionnaises des classes populaires auraient résisté
aux injonctions de l’Etat. L’esclavage et la politique d’assimi­
lation ont voulu contrôler le corps des femmes et ont pris
à cet effet toutes les mesures possibles. Faire un enfant et le
garder est devenu alors une forme de résistance. Les femmes
aspirent à une politique de contrôle des naissances qui relève
de leur choix. Elles sont pleinement conscientes de l’intérêt
Conclusion 22y

général et souhaitent le meilleur pour leurs enfants. C e qui


les préoccupait, et les préoccupe toujours, c’est la forclusion
de l’avenir, la persistance du message «L’avenir est ailleurs»,
faisant de leur pays une terre inhabitable. Y rester serait le
signe d’une incapacité à devenir cet être cosmopolite devenu
la norme du monde néolibéral. A l’ invitation insistante à par­
tir, elles répondent en substance «Tous ne partiront pas. C ’est
ici qu’il faut construire un futur et rendre notre pays habitable
par tous et pour tous ».
Table

Introduction............................................................................... 9

1. L’île du docteur Moreau..................................................... 25

2. «L’impossible développement»........................................ 59

3 . Le ventre des femmes noires, le capitalisme


et la division internationale du travail............................. 95

4 . « L’avenir est ailleurs ».......................................................... 12 1

5 . Cécité du féminisme. Race, colonialité, capitalisme..... 167

Conclusion - Repolitiser le féminisme................................... 2 13


Du MÊME AUTEUR

L ’Homme prédateur. Ce que nous enseigne l ’esclavage sur notre temps,


Paris, Albin Michel, 2 0 11.

Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la sociétéfrançaise (dir.),


avec Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard,
Ahmed Boubeker et Achille Mbembe, Paris, La Découverte, 2010.

La Colonisation française, avec Nicolas Bancel et Pascal Blanchard,


Toulouse, Editions Milan, 2007.

Préface à Nègre. Négrier —Traite des nègres. Trois articles


du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse,
Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2007.

La Mémoire enchaînée. Questions sur l ’esclavage, Paris,


Albin Michel, 2006.

Amarres. Créolisations india-océanes, avec Carpanin Marimoutou,


Paris, L’Harmattan, 2005.

Entretiens avec Aimé Césaire. Nègre je suis, nègreje resterai,


Paris, Albin Michel, 2005.

La République coloniale. Essai sur une utopie, avec Nicolas Bancel


et Pascal Blanchard, Paris, Albin Michel, 2003.

Racines et itinéraires de l ’unité réunionnaise, textes réunis avec Carpanin


Marimoutou, La Réunion, Graphica-Région Réunion, 2003.

Abolir l ’esclavage: une utopie coloniale. Les ambiguïtés d ’une politique


humanitaire, Paris, Albin Michel, 2001.

Monsters and Revolutionaries. Colonial Family Romance


and Métissage, Durham, Duke University Press, 1999.

De l ’esclave au citoyen, avec Philippe Haudrère,


Paris, Gallimard, 1998.
D a n s la m e m e c o l l e c t io n

Viviane A lleto n , L ’É criture chinoise. Le défi de la modernité, 2008.


Jean-Loup A m selle ,Psychotropiques. La fièvre de l ’ayahuasca
en forêt amazonienne, 2 0 13 .
Nicolas Ba n c e l , Pascal B la n c h a r d , Françoise V e r g é s ,
La République coloniale. Essai sur une utopie, 2003.

Daniel B e n s a id , Éloge de la politique profane, 2008.

Norberto B o b b io , Le Sage et la politique, 2004.

John B o w lby, Le Lien, la psychanalyse et l ’a rt d ’être parent, 2 0 11 .

John B o w lby , Am our et rupture: les destins du lien affectif, 2 0 14 .

Lisa B r e s n e r , Pouvoirs de la mélancolie. Chamans, poètes et souverains


dans la Chine antique, 2004.

Florence B urgat, Une autre existence. La condition anim ale, 2 0 12 .

Roberto C a s a t i , Contre le colonialisme numérique.


M anifeste pour continuer à lire, 2 0 13 .

Roberto C asati & Achille V a r z i , 39 petites histoires philosophiques


d ’une redoutable simplicité, 2005.

Ariel C o l o n o m o s , La Politique des oracles.


Raconter le fu tu r aujourd’h ui, 2 0 14 .

C o l l e c t if , Avec George Steiner. Les chemins de la culture,


sous la direction de Florence Fabre et Pierre Maréchaux, 20 10 .

C o l l e c t if , La Lecture insistante. Autour de fean Bollack,


sous la direction de Christoph Kônig et Heinz Wismann, 2 0 1 1 .

C o l l e c t i f , L ’h istoire et la mémoire de l ’h istoire. Hommage à Yosef

Yerushalmi, sous la direction de Sylvie Anne Goldberg, 2 0 12 .

Pierre-Emmanuel D a u z a t , Les Pères de leur Mère.


Essai sur l ’esprit de contradiction des Pères de l ’E glise, 2 0 0 1.

Arnold I . D a v i d s o n , L ’E mergence de la sexualité.


Épistémologie historique et form ation des concepts, 2005.
E m m a n u e l Fa y e , Heidegger, l ’introduction du nazisme
dans la philosophie, 2 0 0 5 .
Em m an u el Fa y e , Arendt et Heidegger. Extermination nazie
et destruction de la pensée, 2 0 1 6 .
M a u riz io F e r r a r i s , T ’es où? Ontologie du téléphone mobile, 2006.

Elisabeth d e F o n t e n a y , Sans offenser le genre humain.

Réflexions sur la cause animale, 2 0 0 8 .


M a u ric e G o d e l ie r , A u fon dem en t des sociétés hum aines.
Ce que nous apprend l ’anthropologie, 2007.

Pierre H ado t, N ’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition


des exercices spirituels, 2 0 0 8 .
N a th a lie H e in ic h , Les Ambivalences de l ’émancipation féminine, 2003.

D o m in iq u e J a n i c a u d , Heidegger en France. I. Récit.


II. Entretiens, 2 0 0 1 .
Pierre J u d e t d e L a C o m b e , L’A venir des Anciens.

Oser lire les Grecs et les Latins, 2 0 1 6 .


M é r ia m K o r ic h i, Traité des bons sentiments, 2 0 16 .

Je a n L e v i, Réflexions chinoises. Lettrés, stratèges


et excentriques de Chine, 2 0 1 1 .
C la u d e L é v i - S t r a u s s , Race et histoire. Race et culture
(avec les E d itio n s U n e sco ), 2 0 0 2 .

M ic h e l M a r ia n , Le Génocide arménien. De la mémoire outragée


à la mémoire partagée, 2 0 1 5 .
H e n ri-Je a n M a r t in , Aux sources de la civilisation européenne, 2008.

D id ie r M a ssea u , Les Ennemis des philosophes. L ’antiphilosophie


au temps des Lumières, 2 0 0 0 .
Je ffre y M eh lm an , Emigrés à New York. Les intellectuels français
à Manhattan, 1940-1944, 2 0 0 5 .
Elisab eth R o u d in e s c o , La Part obscure de nous-mêmes.
Une histoire des pervers, 2 0 0 7 .
Élisabeth R oudinesco , Retour sur la question ju iv e , 2 0 0 9 .

Jean-Frédéric S chaub , L ’E urope a -t-elle une histoire?, 2 0 0 8 .

Joan W . S cott, P a rité ! L ’universel et la différence des sexes, 2 0 0 5 .

Jean S e i d e n g a r t , D ieu , l ’univers et la sphère in fin ie, 2 0 0 6 .

R ichard S ennett , L a Culture du nouveau capitalism e, 2 0 0 6.

Richard S ennett , C e que sait la m ain. L a culture de l ’a rtisanat, 2 0 1 0 .

Richard S ennett , Ensem ble. Pou r une éthique de la coopération, 2 0 1 4 .

R ichard S ennett , Respect. D e la dign ité de l ’h om m e


dans un m onde d ’inégalité, 2 0 0 3 .

R ich ard S ennett , L e tra va il sans qualités.


Les conséquences hum aines de la flex ib ilité, 2 0 0 0 .

D aryush S hayegan, L a Conscience métisse, 2 0 1 2 .

Q u en tin S kinner , H obbes et la conception républicaine


de la liberté, 2 0 0 9 .

G eorge Steiner , D ix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, 2 0 0 5 .

Javier T e i x i d o r , M o n père, l ’A ram éen errant, 2 0 0 3 .

François Vatin, L e T ravail et ses valeurs, 2 0 0 8 .

François Vatin , L ’E spérance-m onde. Essais su r l ’idée de progrès


à l ’h eure de la m ondialisation, 2 0 1 2 .

Françoise Verges , A b o lir l ’e sclavage: une utopie coloniale, 2 0 0 1 .

Françoise Verges , L ’H om m e prédateur. C e que nous enseigne


l ’esclavage su r notre temps, 2 0 1 1 .

Paul V e y n e , Foucault. Sa pensée, sa personne, 2 0 0 8 .

Paul Veyne , Q u a n d notre m onde est devenu chrétien ( 3 12 -3 9 4 ) , 2 0 0 7 .

M a x W e b e r , Πuvres politiqu es, 1 8 9 3 -1 9 1 9 , 2 0 0 4 .

H einz Wismann , Penser entre les langues, 2 0 1 2 .


Impression : Normandie Roto Impression s.a.s. en février 20 17
Editions Albin M ichel
22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-michel.fr
ISB N : 978-2-226-59525-2
ISSN : 1158 -4 572
N° d ’é dition: 19505/01 —N° d ’impression : 1 7 0 0 5 7 4
Dépôt légal: mars 20 17
Imprimé en France
D ans les an n ées liH>0 li>70, l'État tr a i t a i s encourage
l'avortem ent et la contraception d an s les d ép artem en ts
d’outre-m er alors même qu’il les interdit et les crim inalise
en F ran ce m étropolitaine.
Com m ent expliquer de telles d isparités?
P artant du cas emblématique de La Réunion où. en juin
1970. des m illiers d’avortem ents et de stérilisations sans
c o n sen tem en t pratiques par des m édecins blancs sont
rendus publics. Françoise Vergés retrace la politique de
gestion du ventre des femmes, stigm atisées en raison de
la couleur de leur peau.
D ès 1945, in v o q u an t la « s u rp o p u la tio n » de se s
a n c ie n n e s colonies, l’État français prône le co n trô le
d e s n a iss a n c e s et l'organisation de l'ém igration; une
p o litiq u e qui le conduit à re c o n fig u re r à p lu sie u rs
re p rise s l’espace de la République, provoquant un repli
p ro g ressif su r l’Hexagone au détrim ent des outre mer.
où les abus se multiplient.
F r a n ç o is e V erges s ’in te rro g e s u r les c a u s e s et
le s c o n sé q u e n c e s de ces reco n fig u rât ions et s u r la
m arginalisation de la question raciale et coloniale par
les m ouvem ents fém inistes actifs en m étropole, en
p a rtic u lie r le MLF. Fat s ’appuyant su r les notions de
genre, de race, de classe dans une ère postcoloniale,
l’a u te u re entend faire la lumière su r l'histoire m utilée
de c e s fem m es, h é rité e d'un systèm e e sc la v ag iste ,
c o lo n ia lis te et c a p ita liste encore largem ent ignore
aujourd’hui.

F ra n ç o ise Vergés est titu laire de la ( 'h a irc « (Ilobai


S o n th (s)» au ( ’ollèi/e d'etudes m ondiales. Fondation
M a iso n d es S c ie n c e s de l'H o m m e , F a r is . FUe es!
notam m ent l'au leu re d ’Knlrellens avec Aime Fesaire,
Nègre je suis, nègre je resterai ('MtOS), de La Mémoire
enchaînée (HOOti), et île L’Ilonuue prédateur ( J OII)

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