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Disparition des droits de l’homme
ou mutation dans la conception des droits de l’homme ?
par Jacques Poulain, Université de Paris 8
titulaire de la chaire Unesco de philosophie de la culture et des institutions
l’apparition des nonpersonnes
également tellement radicale qu’elle va jusqu’à ôter aux êtres humains ce qui conduisait à leur
imputer des droits, leur statut de personnes,. Car elle semble grever ce qui fait de la pensée et
de la raison, le fondement de ces droits et la seule instance qu’on puisse invoquer pour appeler
chacun à respecter les droits privés et publics, pour rappeler à la raison les individus, les
peuples et les Etats. Les crimes étatiques contre l’humanité se multiplient sous prétexte de
humains des terroristes et de leurs victimes s’affichent et se revendiquent comme guerre
mondiale ouverte contre l’injustice, contre l’exclusion et contre la paupérisation engendrées,
propagées et cultivées par le néolibéralisme nordaméricain et sa mondialisation, les rapports
entre les sexes sont arrachés à la cellule privée familiale pour donner naissance à des viols
dérégulations des multinationales et des spéculateurs comme aux tentatives de régulation des
spéculateurs contre le développement des peuples, des nations et des individus.
Cette disparition du respect des droits de l’homme advient paradoxalement en plein
essor de l’expérimentation démocratique des conditions de vie sur la planète : excessivement
rares sont désormais les Etats qui osent afficher un totalitarisme antidémocratique et
substituer un plébiscite programmé aux oracles démocratiques des urnes. Les crimes étatiques
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contre l’humanité ont beau être mûs par les calculs économiques les plus odieux, par exemple
par la volonté de s’approprier les sources d’énergie indispensables, ils se présentent comme
incrédule, dès le début des années 90, à la lutte des « roses blanches » serbes de Milosevitch
contre le fascisme croate, européen et mondial et à la rechute des nations de l’exYougoslavie
dans les conduites les plus archaïques où l’on utilisait les viols, les bombardements et les
destructions génocidaires comme armes de destruction massive des autres peuples. On assiste
aujourd’hui, cette fois complètement médusé, à la production systématique de guerres civiles
chez les peuples qu’on prétend libérer de tyrans qu’on a soimême mis au pouvoir, et cela, au
nom d’une lutte pour l’émancipation démocratique de ces peuples. On propage en fait de
façon éhontée, au vu et au su de tous, une inculture impérialiste sur toute la planète.
L’inculture de la guerre, oseraisje affirmer aujourd’hui, tout autant que l’inculture du
terrorisme renvoient en fait à une inculture première, à l’inculture qui grevait dès le départ la
conception du politique, depuis ses fondations dans les figures des dieux souverains,
développée dans les temps modernes, mais dont le siècle dernier et les plus récentes années
n’ont cessé de faire réapparaître les limites dans le rappel de l’inhumanité inoubliable de la
guerrière des EtatsUnis et de leurs alliés dans la Guerre du Golfe de 1991, ensuite dans
l’inhumanité visible des répliques terroristes, et finalement, dans l’inhumanité de la guerre
civile provoquée aujourd’hui dans la population irakienne.
Face à cette disparition généralisée des droits de l’homme, l’enjeu aujourd’hui est de
réaliser ce respect des droits de l’homme qu’entendait imposer la conception moderne de la
vie sociale en donnant au partage démocratique du jugement la force politique d’évacuer cette
inculture et cette inhumanité sans réactiver les réflexes les plus invétérés et incontrôlables de
maîtrise de soi et d’autrui qui menacent, devant nos yeux, de façon si efficace, les droits de
l’homme sur toute la planète. Là où les êtres humains n’instituent pas une culture dans
laquelle ils développent leurs facultés de juger en commun leurs conditions de vie commune,
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là où ils érigent, à la place de ces facultés, des systèmes de défense juridiques, moraux et
politiques présumés protéger d’avance les biens et les personnes les uns à l’égard des autres,
les paix conclues dans les pactes ne peuvent être que les résultats escomptés, éphémères et
illusoires d’une guerre réussie au sein de la lutte de tous contre tous. Le conflit d’aujourd’hui,
qui met aux prises d’une part, l’Etat le plus puissant du monde et le plus exposé aux
fantasmes de toutepuissance et, d’autre part, un terrorisme qui s’affirme comme antiEtat
aussi fort que l’Etat le plus fort, ne fait que mener à son point ultime la négation et la
mondiale d’un calcul de forces.
dernier comme instance capable de juger de façon juste et équitable les formes d’existence
qu’il s’impose de faire partager aux êtres humains. C’est l’attribution à tous de cette force de
juger de l’objectivité des conditions d’existence indispensables à la vie humaine qui s’opère
dans la mondialisation de la dynamique consensuelle de la démocratie, dans sa reconnaissance
sécurité promise par l’extension purement formelle du statut de démocratie aux Etatsnations
et la garantie guerrière de relations de paix établies entre les peuples, éloignent en réalité
l’humanité de ses racines de jugement.
toutes violences périphériques ou terroristes dans les temps de conflit, tout aussi bien que
l’imposition de règlements juridiques et financiers appropriés à sauvegarder une coexistence
entre classes sociales et races durant les temps de paix, n’opèrent pas de réelle rupture avec le
rêve archaïque et politique forgé par l’homme de se transformer directement luimême : de se
transformer directement en dieu souverain de luimême et des autres en luttant contre ses
propres désirs et contre ceux des autres pour faire tourner à son profit les résultats de cette
transformation de luimême dans la lutte de tous contre tous, de s’imposer aux autres comme
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une divinité incarnée, analogue à la divinité étatique, de s’imposer comme une « personne ».
C’est pourtant ce statut de « personne » qui semble dénié aux individus comme aux groupes,
ces « personnes morales collectives ». Car ces phénomènes visibles répercutent quelque chose
qui l’est moins : la disparition, dans l’expérimentation quotidienne de tous par tous, des
préjugés perceptifs et intellectuels qui nous permettaient d’appréhender autrui, sans réfléchir
ces préjugés comme tels, comme personnes juridiques et morales aussi bien que comme
citoyens. Les sociologues et les moralistes nous l’ont assez répété : au XXème siècle, à l’âge
de la science et de la technologie, la perception d’autrui et le déclenchement des conduites
auxquelles elle incite ne sont plus préréglés par les visions du monde traditionnelles ou
modernes. En transformant la science en forme de vie, l’être humain a pris l’habitude de
conscience de devoir respecter l’accord ainsi produit, elle obéirait aux impératifs d’une
économie purement hédonique, cellelà même qui inspire l’expérimentation néolibérale de la
maximum, avec le minimum d’efforts, de leurs rôles sociaux et des actions auxquelles ceuxci
les obligeaient, en en chargeant allègrement leurs partenaires sociaux. Cette expérimentation
allocutaires par rapport aux énonciateurs, par rapport à ceux dont la parole est déterminante
prétentions à la souveraineté de luimême, perçu à partir du degré zéro de ses prérogatives
sociales, conçu comme support biologique nu d’une parole dont les effets seraient
appropriables, doivent être appropriés par les énonciateurs à leurs propres intérêts. Les
sociologues de droite de toute nation nous ont également décrit leurs effets : la primitivisation
des relations sociales et intersubjectives réduites aux actions consommatoires alimentaires,
sexuelles et agressives auxquelles elles ménagent l’accès, la perte du sens de la réalité et la
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sublimation des échecs psychiques, sociaux et politiques dans un imaginaire pour lequel tout
est possible, la volonté de maîtriser par la programmation logicomathématique et les succès
d’une technologie imparable appliqués aux opérations d’envergure les plus impressionnantes,
les processus de pensée qui accompagnent ou guident cette expérimentation quotidienne ou
politique de l’être humain.
Habermas et Gehlen ont décrit depuis longtemps ce processus comme conséquence de
la perte de l’identification aux Tiers et comme désintégration de toute instance d’autorité. Ils
ont appelé ce processus, le premier, « neutralisation des institutions et du psychisme », le
l’expérimentateur des régulations internes aux mondes des faits observables, l’homme
contemporain ne pourrait plus dériver de la perception et de la description de ces faits aucune
prescription de conduite, ni aucune inhibition. La neutralisation du psychisme humain et son
incapacité à servir de support à ce qu’on entend par « personne » proviendrait de ce qu’on fait
disparaître toute identification à un tiers, toute identification à un idéal qui attire et oblige à la
fois : on chercherait à appliquer au « monde interne de faits » qu’est sa vie psychique de
chacun, le même rapport scientifique et technique que celui qu’on instaure avec le monde des
faits externes. En cherchant à rendre théoriquement et pratiquement le monde interne des faits
historiques ou publicitaires, l’homme y tente de se faire vivre par tous les moyens possibles
comme autre que ce à quoi il s’identifiait auparavant : il s’expérimente. Il s’adonne ainsi à un
rapport encore inédit à l’action. Il fait varier dans tous les sens possibles les moyens de
figuration, les moyens de pensée et les procédures disponibles, il tente de mettre en œuvre
tout ce qu’il peut pour voir ce qui en sort, car il s’agit pour lui de voir ce qu’on peut tirer
d’imprévu à partir d’une façon de procéder liée au départ à un but donné. Généralisé à toute
action et à l’action communicationnelle, le rapport expérimental à l’action fait que celleci
n’est plus un moyen pour une fin déjà pensée : elle est ce par quoi est produite la situation
effet à décrire . On n’a donc plus un but prévisé et déterminant qui déclenche les réactions
actions d’expérimentations déclenchant des effets inconnus avec cette expérimentation.
moteurs. S’y expérimente au contraire la situation de parole à partir d’une sorte de degré zéro
du partenaire. Cela permet d’expérimenter sur lui toutes les valeurs de stimuli et d’affects
pour produire chez soi et chez l’interlocuteur toutes les réalités intersubjectives, tous les liens
sociaux, connus ou inconnus, possibles. D’avance l’interlocuteur n’est expérimenté comme
réel que s’il rentre de gré ou de force dans le circuit des stimulations spécifiques qu’on
expérimente sur lui par la parole. L’allocutaire n’existe comme allocutaire que si précisément
il ne communique pas, que s’il ne peut faire accepter réellement ce qu’il dit, ni le rendre
allocutaire, c’estàdire comme instance de vérité et de réalité dont l’ accord est susceptible de
transformer l’énonciation de l’énonciateur en réalité sociale déterminante.
croyances, de leurs intentions d’agir et de leurs désirs. Comme calcul social de satisfaction
mutuelle des désirs, le capitalisme libéral contemporain, privé ou étatique, tend en effet à
autonome à l’égard de ces derniers : il prône à cet effet une morale de l’autonomie à leur
égard. La vie politique doit transformer directement l’homme de façon à rendre visible et cette
satisfaction pléonexique des désirs humains et cette autonomie dans ses actions et dans ses
rapports avec autrui, tout comme l’expérimentation scientifique du monde visible doit
transformer celuici de façon à rendre visible la vérité des hypothèses scientifiques.
La mondialisation néolibérale invoque pour se légitimer une objectivité dépendante
de la satisfaction effective et efficace du maximum de désirs, mais elle a besoin de faire croire
que cette expérimentation se mène dans le respect de l’indépendance autarcique des individus
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et des peuples, des « personnes ». Cette mondialisation donne au marché hégémonique
mondial le rôle d’instance infaillible dévolue par les religions archaïques au sacré, comme
instance régulatrice qui interdit de mettre en cause le bien suprême qu’il est présumé
distribuer. La société économique s’y institutionnalise par la loi privée, avant tout par les lois
sur les propriétés et sur la liberté contractuelle. Mais si la liberté des personnes privées de
posséder ou d’acquérir une propriété est censée garantir la justice sociale, alors on doit
accorder à chacun des chances égales à celles de son voisin pour rendre effectif l’usage de
pouvoirs légaux également distribués. Comme J. Habermas le remarquait dès les années
soixante, « il est bien évident que les sociétés capitalistes ne satisfont pas à ces exigences ».
En bon observateur de l’expérimentation libérale, il donnait raison aux partisans du bienêtre
lorsqu’ils argumentaient à partir des positions communautariennes pour assurer des
compensations et une redistribution des richesses face aux inégalités croissantes affectant le
pouvoir économique, la propriété, les ressources matérielles et les conditions de vie. Le droit
privé aurait dû être spécifié en ce sens et l’on aurait dû introduire des droits sociaux. Là
encore l’observateur impartial de l’expérimentation communautarienne enregistre le fait que
les effets pervers non voulus du paternalisme de l’Etatprovidence ont montré rapidement les
limitations de cette alternative, dues au laxisme et à l’aveuglement de cet Etat. Comme on le
sait, l’issue demeure pour Habermas de viser non pas les compétiteurs privés du marché
mondialisé, ni les clients privés des bureaucraties de l’Etatprovidence, mais les citoyens qui
participe à la formation de l’opinion et du vouloir politiques.
Car les sujets privés légaux ne jouissent de libertés égales que s’ils exercent en
commun leur autonomie civique pour spécifier les intérêts et les standards d’évaluation
auxquels on doit recourir dans tel ou tel cas. À ses yeux, les citoyens ne peuvent parvenir à
une régulation équitable de leur statut privé que s’ils font un usage approprié de leurs droits
politiques dans le domaine public. Ils doivent vouloir participer à la lutte de reconnaissance,
d’interprétation et d’évaluation de la pertinence publique de leurs propres besoins avant même
que les législateurs et les juges ne soient à même de savoir à quoi cela revient de traiter des
cas semblables de façon semblable. Dans des sociétés aussi hautement différenciées que les
nôtres et où les besoins ne sont absolument pas transparents pour tous, se fait jour une
exigence épistémique interne à la distribution des libertés pour chacun. Il revient aux citoyens
les premiers concernés, de faire valoir leur cas au sein du débat public, de l’articuler et de le
justifier assez bien pour mettre en valeur les aspects qui assurent un traitement égal des cas
dans des situations typiques. L’autonomie privée des citoyens habilités à part égale à faire
valoir leur cas n’est assurée qu’à condition que ces citoyens usent activement de leur
autonomie civique.
Mais le contexte néolibéral le leur permetil ? Et s’il le leur permettait, leur nature
expérimentale de « nonpersonne » leur en offriraitelle les moyens ? Il est bien évident que
non. Car la mondialisation pléonexique des modes de satisfaction des besoins et l’expérimen
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tation totale de la “nature interne” des désirs de l’homme surproduit des esclaves enchaînés à
la maximisation de rapports de production en les rivant à la maximisation de la satisfaction du
maximum de désirs. Les gérants des multinationales imposent allègrement aux individus et
aux États d’adopter comme règle de vie et de croissance, leurs calculs spéculatifs les plus
arbitraires et les plus téméraires qui font ainsi la loi aux rapports internationaux entre États :
on n'a pas davantage le droit de les mettre en question et de les critiquer qu'on n'avait le droit
de critiquer les oracles des instances sacrées. C’est dans ce contexte d’expérimentation néo
libérale de la justice que disparaissent les droits de l’homme : placés par les constitutions
démocratiques à la fin du XVIII ème siècle audessus de la mêlée des rapports de force
politique, ceuxci sont devenus au cours du XIXème siècle matière à négociation, du style
donnant donnant comme si la liberté était un bien matériel à consommer, avant de se faire
donner, durant les années 60, un contenu matériel de droits concrets ("les economical rights")
à la formation, de droit à la santé, de droit au logement et de droit à la retraite par les États de
droits transformés en Étatsprovidence pour compenser la paupérisation capitaliste et les
inégalités sociales. On sait bien que cette compensation a commencé à disparaître aux États
Unis dans les années 70 et 80 avec la mondialisation du néolibéralisme reaganien dès que la
stagflation a dérobé aux États industriels les réserves budgétaires leur permettant de tenter
une redistribution sociale des biens. Contrairement aux résultats purement constatifs de
l’observation impartiale d’Habermas, le diagnostic porté par S. Wolin, dès l’instauration du
néolibéralisme, consiste à expliquer que lorsqu’on réduit les droits de l’homme à des droits
économiques, ceuxci disparaissent nécessairement dès que le budget étatique providentiel
disparaît, car ces droits sont alors mis en concurrence et en compétition les uns avec les autres
et avec les intérêts privés en raison du contenu économique qu’on leur a donné. L’exclusion
des pauvres y est donc plus radicale que ne le pense Habermas : elle donne une existence au
statut de nonpersonne, c’est à dire à l’absence de statut légal des exclus. Avec les droits
économiques sont disparus les droits civiques, puis au niveau mondial, les droits de l’homme
euxmêmes.
La mondialisation de l’injustice et de l’exclusion sociale, la déstabilisation de
l’économie mondiale, la multiplication des famines et des guerres tribales, le refuge des
individus et des nations dans les nationalismes et les intégrismes et enfin, l’explosion d’une
paranoïa collective mettant aux prises l’impérialisme néolibéral et le terrorisme qui les
accompagnent, ne sont pas nécessaires. Car cette mondialisation et cette expérimentation
totale de l’homme et de l’univers ne sont pas contraintes à assumer l’aveuglement du
consensus qui les porte, ni non plus à renforcer la dynamique de paupérisation et d’exclusion
du capitalisme industriel. Ce renforcement de l’aveuglement collectif et de l’injustice sociale
qui semblent caractériser la mondialisation ne sont les symptômes que d’une maladie de la
réflexion et ne dérivent que d’une erreur philosophique portant sur la “nature” de l’homme.
Cette maladie ainsi que cette erreur ne subsistent et ne prolifèrent à la faveur de ces
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phénomènes accompagnant la mondialisation, qu’en ignorant la dynamique de
communication et les exigences de jugement propres à l’expérimentation totale de l’homme
par luimême, mais propres aussi au psychisme humain et aux institutions politiques. Elles ne
s’imposent qu’en parasitant l’imaginaire créateur animant cette dynamique de jugement.
Comment ?
La spécificité de la maladie capitaliste tient à la perversion de la conscience morale
libérale, qui la porte et la propage. Comme l’avait diagnostiqué M. Weber, la quête d’auto
certification salvifique des capitalistes dans la production des conditions de vie et de travail
des travailleurs ne fait s’adonner les capitalistes au réinvestissement des bénéfices dans
l’entreprise, elle ne les contraint à en priver les travailleurs que parce qu’elle tente de
renforcer ainsi et de garantir d’avance la certitude de leur propre salut personnel et social que
leur offrent la certitude de succès concernant la croissance de leurs entreprises ainsi que la
certitude de pouvoir produire le salut matériel d’autrui. Cette autocertification de la
conscience de salut est perverse dans la mesure où elle fait totalement abstraction du bien
suprême des partenaires sociaux qui est poursuivi à travers cette expérimentation, c’estàdire
de la production d’une justice accessible à tous et basée sur une distribution harmonisée des
droits, des devoirs et des biens ainsi que l’autocertification salvifique et sociale de ces
partenaires sociaux.
Cette maladie est basée sur une erreur philosophique héritée de l’institution princeps
du politique : sur la croyance que l’esprit et la parole collectifs, incarnés comme dieux
souverains dans l’esprit et la parole du souverain du groupe sont, comme incarnations de
l’harmonie du monde et de l’homme, suffisants pour permettre à l’homme de maîtriser ses
désirs et son corps par l’esprit, par un esprit conçu luimême comme une âme collective et
individuelle. Mondialisation et expérimentation totale de l’homme poursuivent ce rêve
collectif de maîtrise de soi et du monde en multipliant les désirs comme lieu de confirmation
d’une maîtrise de soi et d’expérience de liberté à l’égard de soi et d’autrui, obtenues toutes
deux par le calcul rationnel, mais on sait que cette expérience de maîtrise de soi ne s’opère
qu’à la faveur d’une maîtrise des désirs et du corps d’autrui par l’intermédiaire du jeu des
offres et des demandes qui lui sont imposées de façon aveugle, de façon aussi aveugle que
l’est l’expérimentation des succès du marché mondial. La maximisation de la recherche des
désirs et la recherche pléonexique de la satisfaction d’être libre à leur égard n’engendre que la
conscience de ne pouvoir pas davantage satisfaire ces désirs surmultipliés que le désir de se
sentir libre à leur égard et de contempler la conformité de leur distribution aux idéaux de
justice. Cet échec semble couronner un destin historique alors qu’il grève cette quête dans son
principe même.
Cette maladie et cette erreur ne sont pas incontournables, ni nécessaires car elles ne
font que parasiter les processus de communication et de jugement créateurs des conditions de
vie humaine, mais leur expansion actuelle rend patente la folie qui les habite et contraint les
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institutions politiques et le jugement politique quotidien de chacun à opérer en eux une
véritable mutation culturelle pour surmonter cette folie. Elle les contraint à s’arracher au rêve
d’appropriation de soi poursuivi par une volonté de puissance et d’accaparement du pouvoir et
à s’assumer euxmêmes comme puissances de jugement aptes à endiguer injustice, exclusion
et dérégulations économiques et financières.
Elle contraint en particulier les États à se faire reconnaître comme partenaires de
jugement au sein d’une démocratie internationale, devant l’instance de jugement que constitue
l’opinion publique internationale, une opinion a priori indépendante des intérêts des partis,
des États et des multinationales et actuellement contrainte d’être aussi indépendante qu’elle a
à l’être : n’estelle pas portée par tous ceux qui souffrent des effets négatifs de cette
mondialisation et qui ne peuvent retrouver l’accès à quelque condition de vie que ce soit qu’à
travers l’usage de ce jugement ? mais ce jugement atil quelque chance d’être entendu ?
d’être pris assez au sérieux pour être aussi efficace qu’il doit l’être dans ce monde consensuel
où il doit être adopté par tous à la place du jugement du marché luimême s’il veut être
efficace ? on ne peut répondre à ces questions qu’en indiquant quelles sont les mutations
qu’induit cette faculté de juger propre à l’homme face à ces catastrophes et d’expliciter, en
particulier, quelles sont les mutations qui s’introduisent nécessairement dans l’État de droit et
dans la conception même des droits de l’homme à la faveur de cette mondialisation ?
2 Les conditions de réalisation de l’expérimentation totale de l’être humain
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Pour parer à cette disparition néolibérale des droits de l’homme, il faut accomplir une
sorte de révolution copernicienne au niveau de l’action et du désir, une révolution théorique
analogue à celle que Kant avait proclamée dans le domaine de la connaissance. Chacun et
chaque peuple doit pouvoir reconnaître que chacun, du seul fait qu’il parle, s’institue lui
même et institue son partenaire, privé ou collectif, en juge du jugement qu’il exprime par sa
parole sur ce qu’il connaît, sur ce qu’il juge devoir faire ou faire faire, sur ce qu’il juge qu’il a
à désirer ? C’est à condition que chaque individu ou chaque peuple puisse se faire reconnaître
ce droit et établir qu’il satisfait effectivement au devoir d’objectivité en matière éthico
politique qui lui incombe alors, qu’il peut se faire reconnaître comme être humain, échappant
au statut de nonpersonne qu’on lui a imposé en le reléguant à son rôle de force de production.
On ne rend effectivement aux individus et aux peuples le droit à disposer d’euxmêmes et à
juger de leurs conditions effectives d’existence qu’en leur reconnaissant le droit à juger de ce
qu’ils sont, de leur “nature” humaine et qu’en jugeant si oui ou non, l’exercice du jugement
qui leur est rendu, satisfait ou non, à ses propres exigences théoriques, indépendamment du
fait qu’il soit positif ou négatif, qu’il porte sur autrui ou sur soi.
Seuls ce second moment et l’accès effectif des individus et des peuples au droit et au
devoir de se déterminer en fonction de cette objectivité leur permettent de se guérir de la folie
politique, de cette usurpation du pouvoir du jugement qu’on s’arroge en se l’attribuant comme
monopole lorsqu’on jouit aveuglément de ce pouvoir en jouissant de la pure et simple
occurrence de ses pensées comme étant celle d’un savoir divin de ce qui doit être et de ce que
doit faire autrui.
Cette fondation des droits dans le jugement de vérité inhérent à l’usage du langage engage
une mutation culturelle de la conception des droits de l’homme aussi bien que du politique :
cette mutation engage à reconnaître derrière l’exacerbation du capitalisme et sa condamnation
morale collective qui éclate au grand jour de la mondialisation, le processus positif que celle
ci ne fait que parasiter, celui qui contraint à produire un monde public en suivant la loi de
créativité propre au langage comme au psychisme : en projetant une préharmonisation
affective, cognitive, pratique et consommatoire avec le monde, avec soi et avec autrui en toute
situation problématique et en jugeant si le monde social ainsi anticipé se présente comme le
monde dont on a besoin et qui constitue déjà la seule réalité dans laquelle on puisse se
reconnaître.
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Il est bien connu qu’on n’obtient une conception positive de la société civile et du système
juridique qu’en rapportant la dynamique d’offre et de demande qui la meut, à l’application de
la dynamique communicationnelle d’appels et de réponses dans le domaine des besoins car
l’imaginaire commercial et l’imaginaire d’entreprise ne se déploient qu’en adoptant le rôle de
ce que G. Mead appelait “l’autre généralisé” et de ce que les éthiques pragmatiques de la
critique sociale d’Apel et d’Habermas appellent “anticipation contrafactuelle d’un consensus
avec la totalité des allocutaires d’une communauté de communication virtuellement illimitée”.
Il est moins connu que cette anticipation des désirs d’autrui et des moyens nécessaires à leur
satisfaction est aussi dépendante du jugement de vérité que l’est la production d’une
perception et du savoir scientifique qu’on peut en dériver. Car, avant de pouvoir être conçue
comme principe moral, social et régulateur, cette anticipation d’une harmonie de vérité entre
les proposittions et le réel est constitutive de l’identification du vivant humain aux sons et fait
la loi, à ce titre, aussi bien à l’harmonie de la pensée avec le réel, qu’elle la fait à l’harmonie
avec autrui. Elle fait objectiver à l’homme ses désirs et ses actions comme elle lui fait
objectiver ses perceptions : en projetant l’harmonie entre sons émis et sons entendus dans ses
perceptions, dans ses désirs et dans ses actions pour pouvoir leur prêter existence, les détacher
d’ellesmêmes et faire reconnaître à cet homme si ces perceptions, ces actions et ces désirs
sont aussi réellement luimême qu’il a dû penser qu’ils l’étaient pour avoir pu les penser. Pour
penser les désirs, les actions, les moyens et les machines nécessaires à leurs satisfactions, il
faut pouvoir les penser à travers des propositions qu’on ne peut que penser vraies pour
pouvoir tout simplement les penser et il faut pouvoir reconnaître si le monde qu’on crée ainsi
est aussi conforme à ce qu’il doit être pour répondre à ces désirs qu’il est vrai qu’on présume
qu’il le soit. La construction du monde économique et du monde politique n’échappe pas à
cette loi mais engage au contraire à la respecter dans l’espace publique de jugement et de
parole grâce auquel l’espace politique devient un monde politique aussi universel et intégral
qu’il doit l’être. Il est bien évident que le modèle proposé par Habermas ne tente qu’une
chose : adapter l’expérimentation communicationnelle à l’exigence de l’égalité des droits,
mais en se privant de faire appel au jugement que chacun a à opérer sur ses propres conditions
d’existence pour juger de leur objectivité réelle. En ne les faisant juger par chacun qu’on nom
d’autrui, il lui barre l’accès à la seule issue qui lui permette d’échapper au statut de « non
personne » qu’il a à ses propres yeux puisqu’il ne recourt aux droits qu’en y voyant un moyen
de surmonter l’injustice qui lui est imposée, qu’en l’utilisant comme un moyen de défense et
qu’en participant ainsi, qu’il le veuille ou non, à la folie de l’expérimentation néolibérale.
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Mais cette mondialisation inhérente à l’usage de la communication et du jugement public
entraîne une mutation de la conception des droits. Alors que la théorie moderne du droit
héritée des temps modernes dérive les droits de l’homme de l’égalité entre eux et de la liberté
d’agir qu’ils possèdent comme êtres rationnels, la philosophie contemporaine a établi que
l’homme est un être de langage qui a besoin d’exercer son jugement et d’en faire accepter la
vérité par ses partenaires sociaux pour se faire reconnaître comme être humain, comme
« personne de jugement » par ses pairs. L’égalité de chacun avec les autres et sa liberté d’agir
ne peuvent plus être considérées purement et simplement comme des propriétés innées,
possédées a priori par tous et qu’il faudrait défendre comme on défend son droit à
s’approprier des objets : en établissant des contrats qui enregistrent la main mise des
propriétaires sur leurs possessions et interdisent à autrui de s’accaparer ces dernières. Comme
auditeur et allocutaire d’autrui et de soimême, chacun est voué à juger de l’objectivité de ses
conditions de vie et à agir en fonction de la vérité des jugements qu’il parvient à faire
partager. Son jugement de vérité ne repose donc que sur cet exercice et sur ce partage. Ce
jugement a trait tout autant à ses connaissances et à la rectitude de ses actions qu’à
l’objectivité des désirs que chacun a à reconnaître comme humains. Aussi ne suffitil plus
d’accorder à chacun, par contrat, la liberté de se conduire selon les résultats de ces jugements,
mais il faut pouvoir aménager la possibilité pour chacun d’en reconnaître et d'en faire
reconnaître la vérité.
Le droit à l’exercice de ce jugement de vérité est à la racine de tout droit car cet exercice
de la faculté de juger ne repose que sur sa capacité à objectiver les conditions objectives, sur
les vérités auxquelles il permet d’accéder et sur son partage : ce jugement est ainsi
essentiellement philosophique et fait de chacun un philosophe qui n’accède à son humanité, à
son statut de « personne » qu’en en faisant reconnaître la vérité par autrui à la façon dont il se
l’est fait reconnaître à luimême. La reconnaissance publique de ce droit au jugement va ainsi
de pair avec la reconnaissance de la démocratie comme condition objective de la vie humaine.
Si ce droit ne doit pas demeurer un vain mot, on ne peut donc se contenter de le défendre
comme on défend une propriété en reconnaissant à quelqu’un le droit d’accéder à cette
propriété, à l’aide d’une conception purement défensive, contractuelle et négative des droits.
Face à la mondialisation, l’exercice de ce droit ne contraint pas seulement chacun à
reconnaître la folie spéculative d’exclusion et de condamnation d’autrui qui anime la
maximisation capitaliste des désirs, il contraint également à reconnaître les erreurs anthropo
logiques propres tant au concept politique d‘État qu'à la morale de la justice et à repérer
comment les États et les individus ne peuvent et n’ont toujours pu s’orienter qu’en se laissant
guider par l’exercice de ce jugement. La mutation culturelle exigée est une mutation et une
mutation culturelle parce qu’elle est une mutation à laquelle les individus et les États sont
contraints à se soumettre dans la pratique et le fonctionnement des institutions avant même de
pouvoir reconnaître qu’ils le sont.
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L’erreur anthropologique qui sert de base aussi bien à l’État souverain, à l’État de
droit et à la morale de la justice libérale tient à l’antagonisme supposé en l’homme entre
l’esprit et les désirs ainsi qu’à la nécessité d’interpréter la vie sociale et la vie mentale comme
un processus de maîtrise des désirs et des intérêts par l’esprit. Depuis Platon, les rapports
d’antagonisme des désirs, présumés reproduire l’antagonisme perpétuel des dieux, ont été
généreusement distribués aux hommes comme leur “nature” déterminante, dérivée de la chute
de l’esprit dans le corps. Cette nature agonistique s’est vue projetée dans les rapports
intersubjectifs et politiques par la modernité jusqu’à faire de l’homme comme désir, l’ennemi
de luimême comme esprit et à le transformer, selon le fameux adage de Hobbes, en loup
pour ses semblables. Il s’agit d’une erreur philosophique, due à l’ignorance dans laquelle
étaient l’Antiquité comme la Modernité et dans laquelle demeurent nombre de contemporains,
de la façon dont s’engendre en l’homme le rapport aux désirs comme rapport a priori
rationnel, et non irrationnel, comme rapport à l’égard duquel il ne saurait convenir de
chercher à se protéger en inventant un système de défense politique et philosophique
imparable, mais qu’il s’impose de soumettre au jugement de vérité. C’est pour cette raison
que l’exercice politique du jugement de vérité consiste à ne réaliser et ne faire réaliser que ce
qu’on a pensé qu’on était ou qu’était autrui pour avoir pu le penser. Et l’on ne saurait le faire
réaliser qu’en faisant partager le jugement de vérité qu’on énonce à ce propos.
L’identité démocratique des partenaires sociaux ne peut donc être acquise et
reconnue comme telle dans leur statut de « personne civique » sans qu’ils se fassent juger vrai
le partage d’une forme de vie, ce qu’on tente de faire en toute communication. Cette identité
de jugement et sa reconnaissance comme telle ne reposent que sur ellesmêmes : elles sont
donc philosophiques et l’on ne saurait se les approprier en faisant respecter magiquement, du
seul fait qu’on le demande, un système de règles juridiques, morales, politiques ou
linguistiques, mais elles exigent de la part de chacun qu’il respecte la loi de vérité inscrite
dans son identification au langage en respectant l’objectivité de ce jugement et en la faisant
respecter. C’est en respectant cette loi qu’il en fait un partage juste de la vérité et établit les
rapports de justice là où ils doivent l’être : dans les rapports de distribution de la pensée qui
règlent la rétribution de vérité qu’on y cherche.
Tant que cette harmonie avec le monde visible et avec le monde social se conçoit
comme anticipation de l’accord avec soimême et avec autrui qui nous contraint à nous juger
d’avance, une fois pour toutes, du point de vue d’autrui, c’estàdire du point de vue d’un
consensus aveugle, du point de vue de l’allocutaire idéal identifié à tous les autres, que
personne ne peut reconnaître qu’il est puisque c’est l’événement du consensus aveugle du
marché qui fait la loi, elle s’avère indisponible. Les intérêts ne peuvent être préjugés
antagonistes par le néolibéralisme sans qu’on se dispense de juger les uns et les autres en
invoquant une morale qui justifie d’avance qu’on s’en dispense. Cette morale, on le sait
depuis la promulgation du Décalogue néolibéral de John Rawls, justifie chacun en lui prêtant
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la propriété quasidivine de personne autonome, en distribuant généreusement à chacun la
liberté comme propriété essentielle alors qu’il devra la payer en devant se reconnaître
malheureux en toute expérience, différent de ce qu’il est présupposé qu’il est d’emblée : celui
qui s’approprie luimême comme il s’approprie les choses, en s’appropriant sa propre
autonomie dans tous ses rapports, en s’appropriant ce qui le rend différent et indépendant de
tous les autres comme les choses sont présupposées l’être les unes des autres, en faisant de
cette appropriation de luimême comme chose, sa propre finalité.
On tente de faire de l’homme, un vivant bien formé: un système rigide et infaillible
de coordination d’un seul et unique système d’actions et de désirs, à un seul et unique système
de perception cognitive et stimulante. Cette conception du zoon logicon héritée d’Aristote
n’en est pas moins fausse dans la mesure où n’existent au départ en l’homme que les instincts
intraspécifiques de consommation alimentaire, de sexualité et de défense. On cherche donc
en vain à instituer à partir d’eux des coordinations institutionnelles à l’environnement
physique et social aussi rigides et infaillibles que le sont les instincts des animaux bien
formés. Lorsqu’on cherche une solution politique au problème posé par l’expérimentation
totale, on recourt à la puissance de la parole utilisée pour protéger l’homme à l’égard de
l’agressivité d’autrui, telle qu’elle s’était reconnue d’essence publique dans les religions des
dieux souverains, institution princeps de la vie politique. C’est dans cet usage politique de la
parole, qu’on cherche un analogue à l’instinct de régulation et qu’on limite arbitrairement
l’usage de la parole à son usage politique.
L’impuissance de l’Étatnation à sauvegarder tant le respect concret des droits de
l’homme qu’à endiguer les débordements des multinationales et les turbulences de la
spéculation a fait voir la vanité de la sécularisation des dieux souverains dans les nations et
dans leurs États. Elle a contribué à rendre irréversible la crise de légitimation à leur endroit,
mais a contraint les différents États à découvrir ce qui soustendait leur fameux monopole
d’usage de la violence pour faire écran à toute violence et à abandonner nolens volens leur
prétention à faire usage sans discernement de leur volonté de puissance. Le concept de
souveraineté n’avait fait en effet que transférer aux États ce qui faisait l’essence des dieux
souverains : leur propriété d’incarner dans le ciel et sur terre l’harmonie entre le monde et les
groupes humains qui garantissait aux hommes que le monde leur réponde de façon toujours
favorable. Les phénomènes mondialisés de paupérisation et d’exclusion ont mis un terme en
la foi en l’État et en la nation en faisant éprouver par chacun la falsification de leurs
prétentions dans un régime mondialisé et ordonné selon les lois de l’hégémonie du marché
mondial. On sait que les crises du pesos mexicain, des monnaies d’extrême orient et de la
débâcle du rouble russe ont mis un terme à l’hégémonie de ce marché et étendu cette crise de
légitimation au Fonds monétaire international. La déstabilisation des rapports de force
politique classiques n’a permis aux États d’utiliser le pouvoir minimal qui leur restait qu’en
faisant valoir leur capacité à reconnaître, derrière les rapports de force politiques et
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économiques internationaux, les seules conditions de vies objectives qu’ils pouvaient faire
valoir face à l’opinion publique internationale en montrant qu’elles devaient être accordées à
leurs pays indépendamment des rapports de dominations et d’hégémonie de certains pays par
rapport à d’autres. Ils n’ont pu faire respecter leurs décisions qu’en se faisant reconnaître
comme citoyens à part entière dans la démocratie internationale, comme porteurs d’un
jugement justifiable devant cette opinion publique, non pour la seule raison qu’elle leur
appartenait comme leur appartenait leur autarcie et leur souveraineté, mais parce qu’ils
pouvaient le faire reconnaître comme une nécessité objective, qui devait être respectée par
leurs partenaires internationaux. La majorité internationale des voix cosmopolites à
condamner la production de la guerre civile en Irak par les troupes « libératrices » de la
coalition des EtatsUnis, de la GrandeBretagne et de l’Australie sanctionne aujourd’hui de
façon patente la prétention de quelque Etat que ce soit à prétendre exterminer dans l’arbitraire
le plus total ceux qu’il a décrétés, une fois pour toutes, être ses ennemis et les ennemis de
l’humanité.
De même le jeu des partis et de l’antagonisme des intérêts qu’ils représentaient et qui
représentait la source de pouvoir des gouvernements, ce jeu d’antagonismes qui projetait sur
la surface sociale la nature antagoniste des désirs et des intérêts des individus et des groupes, a
dû céder la place à un jeu de propositions et de critique de l’application sociale de ces
propositions indépendamment des couleurs progressistes ou réactives affichées. Il a dû finir
par institutionnaliser dans la vie sociale des sociétés industrielles dites avancées la dynamique
même de création préharmonisatrice et de critique judicative propre à la dynamique
communicationnelle de la psyché et s’adapter enfin à la vérité anthropologique déniée par
toute construction de la vie sociale reposant sur la lutte des intérêts et la protection d’une
liberté purement négative. Dès que ce jeu recommence à se soumettre aux impératifs
archaïques des réactions de défense, comme cela s’est produit lors de la dernière élection
nordaméricaines aux EtatsUnis face à la réapparition de Ben Laden et à ses menaces, la
différence entre un consensus mû par des motivations aussi archaïques et le consensus objectif
se cristallise sous la forme d’une différence de jugement entre le jugement porté par l’opinion
publique internationale sur les programmes politiques en présence et le jugement extrait des
votes communautaires défensifs et seuls pourvus de légitimité. La reconnaissance du droit des
femmes à faire reconnaître l’objectivité de leur jugement à l’égal des hommes est elle aussi le
fruit d’une conquête acquise dès lors que l’anthropologie philosophique a fait reconnaître la
faculté de juger comme une faculté humaine, indépendante du sexe de celui qui l’exerce.
Seule cette force minimale de l’objectivité du jugement collectif a donc des chances
de pouvoir faire la loi à l’opinion publique internationale, coup par coup, cas par cas, tout en
étant dépourvue de cette force de frappe et de sanction dont Habermas regrette si amèrement
l’absence au niveau des organisations internationales comme l’ONU. La vérité est qu’elle n’a
pas besoin de cette force de frappe, qu’elle agit très bien sans cette force de frappe pénale, si
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elle est aussi objective qu’elle doit prétendre qu’elle l’est pour pouvoir être aussi efficace
qu’elle doit l’être. Si elle n’en a pas besoin, ce n’est pas parce qu’elle permettrait à cette
opinion internationale mondialisée (comme force de recognition de la vie sociale dans son
concept) d’incarner enfin l’idéal sécularisé des dieux souverains : de lier l’objectivité de ce
jugement à un pouvoir politique institutionnalisé comme tel. C’est au contraire parce qu’elle
doit, pour être efficace et se faire reconnaître comme objective, exprimer ce que la majorité
des damnés de la terre, ces plus de 80 % d’individus qu’on voudrait mettre hors circuit de
production, de consommation et de communication, auraient à exiger s’ils disposaient de ce
pouvoir de proposition programmatrice et de critique qui appartient encore aux États et à leurs
gouvernements.
Il va de soi également que ces États ne sont contraints à exercer ce pouvoir minimal
mais essentiel de juger des conditions de vie de leurs peuples qu’en raison de l’état
nécessiteux actuel du monde. À cet égard, le rôle des intellectuels dans cette mondialisation
du jugement qui relève les défis créés chaque jour par la mondialisation des intérêts privés, ne
saurait être que de faire reconnaître et cette objectivité, qu’elle soit respectée ou méprisée, par
les individus, les groupes, les partis, les multinationales, les États ou les spéculateurs, et la
puissance de cette objectivité en la dévoilant comme la seule puissance qui demeure et soit
digne de demeurer à travers cette mutation du politique opérée à l’âge de la mondialisation :
comme la seule puissance qui puisse relever le défi que constitue la disparition du respect des
droits de l’homme en faisant respecter l’objectivité des jugements sociaux des individus et des
groupes et en rétablissant ceuxci dans leur statut de « personne humaine ».