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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

L'héroïsme de la femme
Mary R. Lefkowitz

Citer ce document / Cite this document :

Lefkowitz Mary R. L'héroïsme de la femme. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1981. pp. 284-292;

doi : 10.3406/bude.1981.1121

http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1981_num_1_3_1121

Document généré le 17/03/2016


L'héroïsme de la femme*

Si on considère du point de vue de la femme moderne les


modèles de l'expérience féminine présentés par le mythe grec,
au premier abord ils paraissent déplorables. Une femme ne
pourrait garder son identité qu'en gardant sa virginité, comme
les déesses Athéna ou Artémis, ou en détruisant ou
abandonnant ses partenaires mâles, comme Aphrodite, ou Clyternnestre,
ou Médée. Le mariage, pourtant, signifiait la mort : ou une
mort littérale, comme pour Eurydice et Alceste, ou bien une
mort figurative, comme pour Danaé et Io, dont les histoires
se terminent avec la naissance de leurs fils1. On pourrait
regarder même la Pénélope de l'Odyssée comme encore un
exemple de la femme qui ne comptait pour quelqu'un que
pendant l'absence de son mari et qui dès le moment de son
retour, à la fin du vingt-troisième chant, disptaraît de notre vue.
Pourtant, ces limitations de l'expérience féminine ont aussi
leurs aspects positifs ; les poètes, particulièiement Homère
et Euripide, ont mis l'expérience féminine en contraste avec
l'héroïsme essentiellement destructif dont la célébration
constitue le but principal de leurs œuvres. C'est encore Pénélope
qui fournit l'exemple le plus significatif. Ulysse ne peut
achever son retour qu'au moment où, comme Pénélope,
il se fie plus à l'intelligence et la patience qu'aux vertus
traditionnellement masculines de la force brute et de la colère. Au
début de son voyage, il se conduit comme un Achille en
saccageant la cité des Cicones. Mais bientôt les méthodes héroïques
ont moins de succès ; pour se sauver du Cyclope, il doit employer
le même artifice calculé dont se sert Pénélope pour se défendre
contre les prétendants. C'est un Ulysse qui a appris à attendre,
à se contrôler, à se servir de l'aide des autres, comme Ino
Leucothée, les Phéaciens et Athéna, qui réussit finalement à
regagner sa patrie. Et il est très significatif qu'il gagne ses
plus grands succès, en Phéacie comme à Ithaque en se
déguisant, sans son identité héroïque, sans ses titres patronymiques
et sans se vanter de sa victoire à Troie. Les contes faux qu'il
raconte de sa propre histoire servent à montrer la futilité de
l'existence héroïque, d'une vie qu'on passe en combattant,

* Nos abonnés auront plaisir à retrouver ici un exposé présenté lors


de la dernière croisière.
i. Voir Patterns uf women's livcs in myth, dans mon Heroines and
hystéries, Londres, 1981, 41-47.
l'héroïsme de la femme 285

loin de sa maison et sa famille. Dans la seconde moitié de


l'épopée il s'identifie d'abord comme père, mari, fils. L'exemple
de la conduite de Pénélope aide Ulysse lui-même à vouloir
retourner à Ithaque et à devenir un héros pour qui le kleos,
c'est-à-dire l'honneur qu'on gagne pour soi-même aux dépens
des autres, comme Achille dans Y Iliade, ne constitue pas le
but principal de la vie. En mettant pourtant Pénélope en
contraste avec Clytemnestre et Hélène, le poète nous rappelle les
modèles destructifs de la conduite féminine.
Mais c'est plutôt de l'Iliade que je veux parler, et aussi
de la façon dont les tragiques dans leurs tragédies développent
certaines idées homériques. Les grecs anciens regardaient
l'Iliade comme l'origine et la base de l'éducation, de ce qu'on
avait besoin de savoir afin de comprendre l'expérience humaine.
James Redfield a raison quand dans son livre récent, Nature
and Culture in the Iliad, il parle de la tragédie en décrivant la
délusior. d'Hector et sa réalisation de la vérité, Homère
fournit aux tragiques un matériel qui sera au centre de leurs
intérêts1. Même Achille, si intelligent qu'il soit, ne comprend
pas où aboutira sa colère, qui sera la cause de la mort de
Patrocle et de la sienne. Deux fois Hector retourna à la bataille
parce qu'il a honte de ce que les Troyens et les Troyennes
diront de lui (//., VI, 44^-443) ; il ne peut pas rester hors de
danger derrière les murs comme Andromaque avec beaucoup
de sagesse le propose. UAjax de Sophocle se tue plutôt que
d'accepter les bornes de sa compréhension et de son pouvoir.
Dans le monde guerrier des mâles qui est le monde de l'Iliade,
les femmes n'apparaissent que rarement. Elles sont une
propriété précieuse ; les Grecs viennent à Troie pour récupérer
une femme volée à son mari ; Achille se fâche et refuse de se
battre parce qu'Agamemnon lui enlève sa Briséis. Les femmes
dépendent des hommes pour leur rang et pour leur mode
d'existence ; elles sont incapable d'agir sans eux. Mais de leur
propre faiblesse elles tirent une autre espèce d'indépendance ;
elles peuvent discuter objectivement, du dehors, de ce qui a lieu
autour d'elles, parce qu'elles se trouvent sur les murs de Troie
ou dans le camp des Grecs et non pas sur le champ de bataille.
Par exemple, Andromaque comprend mieux qu'Hector quel
sera le résultat de la guerre 2. Il dit dans le sixième chant qu'il
sait qu'il y aura un jour où Troie périra, mais ensuite il interdit
à Andromaque de se lamenter ; « personne ne me précipitera
dans l'Hadès si ce n'est pas le destin ». Il lui ordonne de re-

1. Chicago, 1975, 125-126. Sur la tromperie que subissent les hommes


de la part des dieux, voir H. Lloyd-Jones, The justice of Zeus, Berkeley,
1969, 24 : « the human agent knows what is right, but the god overbears
his will ». Dans VAntigone de Sophocle, c'est Zeus aussi qui conduit la
raison d'un homme vers atê (ibid., p. 112).
2. Sur l'importance de son avis, voir S. B. Pomeroy, Andromaque :
un exemple méconnu de matriarcat, R. É. G., LXXXVIII, 1975, 15-19.
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tourner à la maison et faire son travail et de laisser la bataille


aux hommes. Mais Andromaque en retournant entraîne les
autres femmes de la maison à une lamentation rituelle pour
le mort ; « ainsi on s'est lamenté sur Hector encore vivant dans
la maison » (500).
C'est surtout des femmes qu'on apprend comment les hommes
de l'épopée se conduisent lorsqu'ils ne se battent pas. Hélène
parle de la gentillesse que Priam a toujours montrée envers
elle (7/., III, 172) ; elle dit que, pendant les vingt ans qu'elle
est restée à Troie, Hector n'a jamais prononcé contre elle un
mot dur ou une injure (II., XXIV, 767). Briséis raconte
comment Patrocle l'a confortée après la mort de son mari et ses
frères par la main d'Achille ; « tu étais toujours gentil » (7^.,
XIX, 291-300). En parlant de la bonté et de la générosité qui
accompagne même la violence la plus terrible, les femmes
nous rappellent que la restauration de la paix constitue
toujours, ironiquement, le but de la guerre ; comme les
comparaisons qui décrivent les pasteurs et les fermiers et les forêts,
les femmes placent la narration de la bataille dans une
perspective qui montre sa relation avec la totalité de la vie humaine.
Les femmes dans l'Iliade nous rappellent toujours les liens
familiaux rompus par la guerre. Le poème commence avec la
description de Chrysès qui cherche à récupérer sa fille ; dans le
troisième livre, Hélène regrette d'avoir laissé sa chambre, ses
parents, sa fille adulte et la compagnie des jeunes filles ses
contemporaines1. Andromaque rappelle à Hector comment
Achille a tué son père et ses sept frères et a fait prisonnière
sa mère, afin que maintenant elle n'ait qu'Hector pour famille
(7/., VI, 413-4 S). Quand l'ambassade vient visiter Achille,
dans le neuvième livre, il joue sur une lyre qu'il a prise dans
la cité d' Andromaque. Phénix lui raconte son histoire qui
évoque, par de bizarres détours 2, les dangers de la colère ;
elle a poussé la mère de Méléagre à lancer une malédiction
contre son fils parce qu'il a tué ses oncles ; et il lui dit comment
sa femme l'a persuadé de retourner dans la bataille en décrivant
le sort des femmes et des enfants faits prisonniers en guerre.
Briséis raconte comment Achille a tué ses trois frères et son
mari dans la même journée. Chacune de ces histoires nous
rappelle comment la guerre détruit ces mêmes structures
familiales qu'elle veut protéger.
Ces histoires diverses aident à montrer pleinement ce que
signifie pour Troie la mort d'Hector. Encore une fois c'est
Achille qui est le vainqueur, encore une fois ce sont les faibles,
le vieillard Priam et les femmes de Troie, qui nous montrent

1. Sur le rôle des contemporaines, voir C. Cai.ame Les chœurs de


jeunes filles en Grèce archaïque, Urbino, 1977, T, 75-76.
2. A ce propos, voir M. M. Willcock, Mythological parade igma in
the Iliad, C. Q., XIV, 1964, 141-154.
l'héroïsme de la femme 287

ce que cela signifie (//., XXII, 58-59). Priam, dans sa vieillesse


et après sa mort, n'aura pas de protecteur ; Hécube perdra le
fils qu'elle a nourri elle-même et son droit de se lamenter sur
lui après sa mort. Comme si le poète voulait insister sur le fait
qu'une telle disparition est la conséquence permanente de la
guerre, il ne termine pas son poème avec un débat ou une
bataille, mais avec les lamentations funéraires des femmes de
la famille d'Hector. Sa femme Andromaque parle la première,
selon la formule traditionnelle 1 ; elle parle de la vie qu'elle
doit mener en esclavage, en suggérant que son fils aussi sera
fait esclave ou même tué par les Achéens ; sa mère, Hécube,
parle de la brutalité d'Achille et des autres fils qu'il a tués,
Hélène parle de la gentillesse d'Hector envers elle, tandis que
tous les autres l'injuriaient. Donc l'épopée se termine avec des
réflexions sur le sort des victimes, non pas sur celui des
vainqueurs de la guerre. Plus tôt, dans le vingt-quatrième chant,
Achille rencontre Priam dont la situation lui rappelle celle de
son propre père Pelée. Mais ce sont les victimes passives, les
femmes qui sont incapables d'agir de manière indépendante,
qui prononcent les derniers mots.
Ce fait indique non seulement la nature de leur perte, mais
leur conscience de celle-ci. La conduite plus tempérée d'Achille
au chant final suggère que la sagesse, même si on l'a achetée
très chèrement, est toujours une acquisition précieuse. C'est
de cette sagesse surtout que la tragédie s'occupe ; et je voudrais
suggérer que c'est chez Homère que les tragiques ont trouvé
deux modes fondamentaux de l'acquisition de la sagesse.
D'abord, il y a la formule masculine pour acquérir la sagesse
de façon active, en détruisant quelqu'un qui vous est proche ;
puis il y a la formule essentiellement féminine pour l'acquérir
de façon passive, par l'observation et par la perte des proches.
L'éthique chrétienne pourrait nous encourager à préférer la
seconde de ces formules, mais l'Iliade et l'Odyssée semblent
nous suggérer que les deux modes sont nécessaires à la fois.
Si les femmes sont souvent les figures centrales d'une
tragédie, c'est parce qu'elles sont par nature les victimes des
valeurs traditionnelles de la société. Euripide a consacré
plusieurs drames aux événements de la guerre de Troie, dont
deux se concentrent sur le sort d'Hécube après la chute de sa
cité. Dans le premier, Y Hécube, la reine apprend que sa fille
Polyxène doit être sacrifiée à Achille, puis que son fils Polydore
a été assassiné par l'ami auquel elle l'avait envoyé pour assurer
sa sauvegarde. En apprenant sa double perte, elle réagit avec
ruse et violence ; elle entraîne son ennemi dans sa tente, où,
avec l'aide de ses femmes, elle l'aveugle et poignarde ses
fils avec les épingles de leurs broches. Sarah Pomeroy, dans

1. Voir M. Alexiou, The ritual lament in Greek tradition, Cambridge,


1974. 12-13.
288 l'héroïsme de la femme

son étude générale sur la femme dans l'Antiquité 1, dit qu'elle


admire cette Hécube et aussi Médée parce qu'elles
accomplissent ce qu'elles ont décidé de faire et parce qu'elles agissent
comme des héros mâles. Mais, en parlant ainsi, on oublie que,
par une telle action, on se détruit soi-même ; Médée tue ses
propres enfants, et Hécube finira par être métamorphosée en
chienne, c'est-à-dire par être littéralement déshumanisée elle
devient semblable à son ennemi Polymestor, qui rampe comme
un chien lui aussi hors de la tente à quatre pattes.
L'autre drame d'Euripide sur la chute de Troie, Les Troyennes,
présente Hécube comme une observatrice passive, qui
commente les actions des Grecs et qui souligne la nature insensée
de la guerre. La fin de cette tragédie, avec ses lamentations
sur Astyanax, puis sur la cité elle-même, reproduit l'accent
des lamentations de la fin de Ylliade. En revanche, l'Hécube
ne donne que l'impression d'une colère inassouvie, comme si
Ylliade s'était terminée avec la traction du corps d'Hector
autour des murs de Troie par Achille.
La différence entre les deux Hécubes est que, dans la
seconde pièce, Hécube, comme les autres victimes, comprend
les conséquences de l'action violente. Dans les Troyennes,
le héraut des Grecs, Talthybius, conseille à Andromaque de
se rendre, parce que sa situation est sans espoir et parce qu'en
résistant elle pourrait s'attirer encore du mal (721-739) : on
pourrait laisser sans sépulture le corps de son fils. Talthybius
donne à son conseil un caractère plus acceptable en l'assurant
qu'en se rendant elle ne perdra pas son honneur : « personne ne
dira que vous faites quelque chose de honteux ou de
détestable ». Dans ce drame, Hécube dit qu'elle a appris de la chute
de Troie que le bonheur est transitoire, que tout (à son avis)
dépend de la chance. Mais l'audience a découvert au
commencement de la pièce que les Grecs, qui maintenant triomphent,
seront bientôt détruits à cause de leur impiété et Cassandre a
prédit le meurtre d'Agamemnon et se voit clairement comme
l'agent de la justice (457-461). A la fin, la vengeance sera
exécutée par les dieux.
On pourrait être tenté de suggérer que l'Hécube représente
une confiance plus assurée dans le pouvoir humain, qui n'était
possible que pendant les étapes antérieures de la guerre du
Péloponnèse et que les Troyennes, représentées en 415,
expriment les réserves d'Euripide à l'égard de la prise de Mélos
par les Athéniens et de leurs plans pour l'expédition contre
Syracuse. Mais comme nous ignorons la date de l'Hécube, je
préfère considérer les deux pièces comme des explorations
différentes, mais également atroces, du même problème, peut-
être pas très éloignées chronologiquement l'une de l'autre. Les
tragédies concernent la religion, non la politique ; on les jouait

1. Goddesses, whores, wives, and slaves, New York, 1975, 109.


l'héroïsme de la femme 289

à la fête de Dionysos, dont la religion s'occupe de la perception


et de l'illusion, de la reconnaissance et de l'acceptation de
changements soudains dans la nature ou dans l'État.
Mais la façon dont Euripide a dépeint Andromaque peut
indiquer que, des deux modes, c'est l'héroïsme de l'acceptation
qu'il recommande. Dans les Troyennes, Andromaque, quoiqu'elle
ne résiste pas physiquement aux Grecs, commence par proposer
de se suicider avant de devenir la concubine d'un autre homme.
Hécube la dissuade, à cause de son fils Astyanax. Mais quand
Talthybius annonce qu' Astyanax doit être tué, Andromaque
ne reprend pas sa résolution antérieure de se suicider ; pourtant
elle dénonce la sauvagerie et la barbarie des Grecs et la futilité
de la guerre (774-775). La pièce ne contient rien de spécifique
sur le sort d'Hécube après avoir quitté Troie, mais la conduite
d'Andromaque suggère que, dans son cas aussi, on doit se
concentrer sur sa capacité de supporter le mal et de distinguer
le droit du tort, même quand il s'agit d'une injustice extrême,
comme le meurtre d' Astyanax ou comme la clémence de Mé-
nélas envers Hélène.
U Andromaque d'Euripide (peu importe quand l'uvre fut
écrite), présente sa vie avec Néoptolème, dans le pays de Phthia.
Elle s'est réfugiée au sanctuaire de Thétis, avec le fils qu'elle
a eu de Néoptolème. La femme de ce dernier, Hermione, veut
la tuer. Mais dans cette pièce les vertueux triomphent à la fin,
et les mauvais s'en vont, même s'ils échappent à la punition.
Andromaque possède toutes les vertus féminines, la loyauté
envers son mari, la volonté de mourir pour sauver son enfant,
la bonté, le bon jugement et l'intelligence. A l'inverse d'Her-
mione, elle est entièrement libre du vice usuel des femmes, la
jalousie ; elle décrit comment lorsqu'elle était la femme d'Hector,
elle nourrissait ses enfants bâtards pour ne lui montrer « aucune
aigreur » (224-225) x. Sa dévotion à Néoptolème est encore plus
remarquable quand on se souvient qu'il était le fils de l'homme
qui avait tué son mari et que lui-même a tué brutalement son
vieux beau-père Priam. Dans l'Iphi génie en Aulide, Clytem-
nestre rappelle à Agamemnon le fait qu'elle a dû l'épouser
contre son gré, alors qu'il avait tué son premier mari et fils
(1148-1152), mais elle ne parle pas comme Andromaque sur
un ton d'acceptation et d'obéissance.
La vertu d'Andromaque trouve son défenseur dans Pelée,
le père d'Achille, un héros dont la force physique est surpassée
par sa conviction morale, sa douceur et son souci vraiment
humanitaire du bonheur d'autrui. Tandis que les personnages
mauvais du drame, Ménélas et Hermione, soulignent l'im-

1. Méridier suggère qu'Euripide pense au comportement de Théano,


//., V, 69-71. Peut-être aussi Andromaque espère devenir un exemple
de bonté pour Hermione, qui veut tuer le fils bâtard de Néoptolème ;
voir A. P. Burnett, Catastrophe survived, Oxford, 1971, 135-136.
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290 l'héroïsme de la femme

portance des valeurs anciennes comme les liens de famille et


les lois de l'héritage, Pelée à la fin de la pièce loue l'idée
révolutionnaire qu'on doit choisir son époux pour son caractère
et non pour sa richesse (1279-1283). La conclusion heureuse du
drame, et les caractères exemplaires de son héros et de son
héroïne anticipent sur le ton des comédies de Ménandre. La
sagesse qui vient par la compréhension et l'acceptation gagne
ici une récompense concrète.
Les portraits d'Andromaque et de Pelée donnent l'exemple
d'un nouvel héroïsme éthique qu'on rencontre pour la
première fois dans les mythes des odes de victoire de Pindare.
Dans Pindare un héros comme Pélops demande en toute hon-
nêhté l'aide divine de son ancien amant Poséidon afin de
gagner son épouse. Mais dans la version de la légende la plus
commune, il a payé l'aurige de son beau-père pour le faire tuer
pendant le concours, et puis a récompensé l'aurige en le
précipitant dans la mer1. Pindare, dans sa nouvelle version de la
légende, souligne beaucoup l'importance de la reconnaissance
et du souci qu'inspire l'affection pour la famille et les anciens
amis ; ces valeurs reçoivent une accentuation continue même
dans les plus angoissants des drames d'Euripide, et servent à
contrebalancer la violence inséparable de la nature humaine2.
Naturellement, ces qualités se trouvent surtout chez les
personnages qui sont par leur nature dépourvus de pouvoir, comme
les vieillards, les esclaves et les femmes qui ne violent pas les
conventions de la conduite féminine3.
Quand une femme agit d'une façon acceptable, elle suit le
modèle de Pénélope, en se servant de son intelligence pour
aider un mari ou un parent. Hélène, détenue en Egypte tandis
qu'on se battait pour son image à Troie, emploie son
intelligence pour sauver son mari ; Iphigénie réussit à sauver son
frère Oreste des rites du sacrifice humain en Tauride. Polyxène,
en allant volontiers au sacrifice, se moque de ses bourreaux ;
elle défait sa robe, expose sa poitrine, et dit à Néoptolème,
« voici ma poitrine, frappez-la, ou, si vous préférez, jeune
homme, voici ma gorge » (562-570). Puis elle tombe, en cachant
l'autre moitié de son corps aux yeux de l'armée4. Comme
Pénélope, elle a failli être accessible, mais reste chaste, jusqu'à
la fin.
Mais, en acceptant le rôle destructeur que la société imposait

1. Voir A. Kôhnken, Pindar as innovator , C. Q., XXIV, 1974, 199-206.


2. A ce propos, voir mon Poet as hero, C. Q., XXVIII, 1978, 462-463.
3. Pour cette raison, les churs de la tragédie grecque sont pour la
plupart composés de vieillards et de femmes ; voir A. Gouldner, The
hellenic world, New York, 1965, 110-111.
4. Cf. les suicides de vierges, décrits dans l'épigramme d'ANYTE,
A. P., VII, 492 (752 fi G-P), à cause du sac de Milet en 227 a. C. ; une
mère tue sa fille et se tue elle-même pendant le sac de Corinthe en 146,
A. P., VII, 493 (656 ff G-P).
l'héroïsme de la femme 291

aux hommes, une', femme n'atteint que l'isolement lucide qui


attend Achille à la fin de l'Iliade. Dans les Bacchantes, Agave
tue son fils Penthée, en le prenant pour un lion ; son père la
ramène graduellement à son bon sens1. Pour un moment ils
peuvent exprimer leur amour mutuel ; mais ensuite on les
éloigne l'un de l'autre à jamais dans des exils divers. Le
sort d'Agave nous paraît plus épouvantable que celui de Médée,
parce qu'Agave (comme Achille) n'était pas consciente des
conséquences de ses actions, tandis que Médée nous explique
clairement à l'avance qu'elle comprend très bien ce que le meurtre
de ses enfants signifiera pour elle. Mais Agave à la fin gagne
notre sympathie parce qu'elle regrette ses actions et se soucie
de son père. A la fin de Ylliade, ce n'est pas Andromaque qui
se lamente sur so! sort, mais Hélène qui parle d'Hector. En
développant un héroïsme qui exprime son souci pour les autres,
Euripide pensait aux femmes d'Homère.
Il peut paraître surprenant qu'Euripide semble recommander
des façons de conduite traditionnelles, car il y a encore des
gens qui le caractérisent comme un « ironiste », ou comme un
innovateur iconoclaste, à la suite de l'Aristophane des
Grenouilles2. Chez Aristophane, Eschyle accuse Euripide d'avoir
fourni de mauvais exemples aux dames Athéniennes en
dépeignant des « putains » comme Sthénébée et Phèdre3. Nous
ignorons comment Euripide a présenté Sthénébée et la Phèdre
de son premier Hippolyte ; mais Y Hippolyte que nous possédons
semble plutôt illustrer les dangers qu'on court en dépassant
les normes de la société. Phèdre elle-même comprend ce fait :
« au moment où j'étais blessée par cette passion sexuelle, j'ai
réfléchi sur la manière dont je devais me conduire. Ma première
idée était de me taire et de cacher ma maladie... puis j'ai pensé
à essayer de vaincre ma folie en restant chaste et en troisième
lieu, comme je ne pouvais pas conquérir ma passion, j'ai décidé
de mourir » (388-402). Mais au commencement de cette même
tirade elle a dit : « nous comprenons ce qui est bon et nous le
reconnaissons, mais nous ne réussissons pas à l'atteindre
pratiquement » (380-381). Si elle s'était tuée à ce moment, au lieu
de permettre à la nourrice de s'en aller pour trouver une
guérison mystérieuse de sa maladie, elle n'aurait causé qu'un
désastre limité. Mais en se laissant persuader par la nourrice qu'on
devait céder aux forces du désir, elle se contraint à agir en
écrivant la lettre qui accuse faussement Hippolyte et qui en
cause la mort. Si le drame s'appelle Hippolyte et non Phèdre,

1. G. Devereux, The psychotherapy scène in Euripides' Bacchae,


J. H. S., XC, 1970, 335-348-
2. E. g., P. Vellacott, Ironie drama, Cambridge, 1975.
3. D'où l'accusation fausse qu'Euripide est*' misogyne ; sur ce sujet,
voir particulièrement Pomeroy, op. cit., 105-107, et mon Poet as hero,
art. cité, 465-466.
292 l'héroïsme de la femme

c'est parce qu'Hippolyte, et non la reine, peut accepter à la


fin l'injustice que son père lui avait faite et non pas être fâché
contre son père ou contre Artémis, qui le quitte à la fin. Comme
les femmes du dernier chant de l'Iliade, il établit par ces
derniers mots le ton moral du drame. Son impuissance, en effet,
lui donne comme à une héroïne la capacité de comprendre et
de pardonner.
Dans les Suppliantes d'Euripide, c'est la compassion des
femmes qui détermine le cours de l'action constructive du
drame. Thésée, qui est soigneusement mis en contraste avec
Créonte, accepte le conseil de sa mère et se bat pour récupérer
les corps des Argéens sans poursuivre plus loin une attaque
contre Thèbes qui aurait été injustifiée. Quand on est sur le
point de brûler les cadavres, Évadné, la veuve de Capanée,
entre et se précipite sur le bûcher de son mari. Mais son suicide
ne suscite pas les louanges accordées à la Polyxène de l'Hécube,
parce qu'il est superflu et même égoïste. Elle se jette sur le
bûcher devant les yeux de son père Iphis, qui a déjà perdu un
fils dans la même guerre ; Euripide détourne l'attention de
l'auditoire sur Iphis dans sa désolation et sur les femmes et les
enfants qui restent à pleurer les morts1. Dans ce cas, en
prédisant ex machina que les fils des morts retourneront pour
saccager Thèbes, Athéna souligne les avantages qui attendent
ceux qui continuent à vivre. Comme dans les Troyennes,
Euripide ne laisse aucun doute sur un fait : les dieux assurent
que justice est faite.
Si Euripide paraît donner un conseil à son auditoire dans
ces drames, celui-ci concerne les dangers traditionnels qui
attendent ceux qui essayent de rompre les normes établies et
de se battre contre l'inévitable. Dans ses Bacchantes , la société
se dissout parce que les femmes quittent leurs fuseaux et leurs
quenouilles et s'en vont pour s'égarer en groupes dans les
montagnes. Penthée essaie d'employer la force plutôt que la
persuasion pour les ramener et pour empêcher la célébration du
nouveau dieu sans attendre pour demander aux oracles si son
action est justifiée. Tout le monde souffre à la fin, même Cad-
mos, qui a conseillé d'accepter le culte de Dionysos dès le
commencement. Mais cela correspond à la nature de la vie humaine
comme Homère l'a décrite dans l'Iliade ; les femmes et les
vieillards, qui doivent rester hors de la bataille et supporter
ses suites, sont les plus capables d'interpréter son sens et, ayant
survécu, de démontrer ses résultats. C'est eux qui nous montrent
ce que nous, comme auditeurs, devons apprendre de l'épopée
qu on nous chante ou uu drame qu'on voit jouer au théâtre.
Mary R. Lefkowitz.
Wellesley Collège.

1. Cf. J. Schmitt, Freiwilliger Opfertod bei Euripides (Heidelberg,


1921), 76.

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