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Revue des Études Grecques

L'ironie d'Euripide dans Électre (vers 513 à 546)


Gilberte Ronnet

Résumé
Ce passage, considéré généralement (depuis Schlegel) comme une intempestive parodie d'Eschyle, retrouve tout son intérêt si
l'on voit comment il sert à la caractérisation de l'héroïne : celle-ci refuse de se prêter à une expérience dont l'exemple d'Eschyle
prouve l'utilité, parce qu'elle ne veut pas admettre que son « intrépide » frère soit venu en secret, ce qu'elle considérerait
comme une lâcheté ; ainsi elle tourne en ridicule les paroles du vieillard, alors que c'est elle qui se ridiculise par son
aveuglement volontaire.

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Ronnet Gilberte. L'ironie d'Euripide dans Électre (vers 513 à 546). In: Revue des Études Grecques, tome 88, fascicule 419-
423, Janvier-décembre 1975. pp. 63-70;

doi : 10.3406/reg.1975.4056

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1975_num_88_419_4056

Document généré le 26/05/2016


L'IRONIE D'EURIPIDE

DANS ELECTRE (VERS 513 A 546)

l'invraisemblance.
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bouche
écran
de pas
513
de
la

foi, au point qu'il est vain de s'attarder à défendre la scène d'Eschyle


contre des reproches manifestement immérités. Si réellement
Electre exprime la pensée de l'auteur, Euripide était un bien
piètre critique! Mais Electre exprime-t-elle la pensée de l'auteur?
Voilà la question qu'on doit se poser avant d'accuser Euripide.
Car, si Electre parle en tant que personnage, l'accusation de
mauvaise foi retombe sur elle : la scène peut dès lors contribuer ?
caractériser l'héroïne et, loin d'être une parenthèse, s'insérer
normalement dans l'action.
Mais cette question primordiale n'a pas été posée, parce que
l'interprétation devenue traditionnelle, si défavorable à Euripide,
est née, semble-t-il, en même temps qu'un préjugé hostile au
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poète, préjugé qu'elle contribuait à fonder. Il n'apparaît nulle
part que ce passage ait été interprété de la sorte dans l'Antiquité :
on n'y trouve aucune allusion ni chez Aristophane, qui pourtant
aurait eu là matière à nourrir la dispute des deux antagonistes
des Grenouilles, ni chez Aristote, qui approuve la scène d'Eschyle
sans paraître savoir qu'elle ait jamais été attaquée. En fait personne
ne releva cette prétendue parodie tant qu'on admira Euripide,
c'est-à-dire jusqu'au début du xixe siècle, et sa dénonciation
semble bien être le fait de Schlegel, dont l'aversion pour Euripide
ne le cède qu'à son mépris pour Racine ; Euripide incarne à ses
yeux la décadence de la tragédie et, dans la 5e leçon de son Cours
de Littérature dramatique, il s'en prend tout particulièrement à
Electre et au morceau en question : « Suit un long dialogue entre
Electre et le vieillard, morceau qui n'a d'autre but que de tourner en
ridicule les moyens dont Eschyle se sert pour amener la
reconnaissance entre le frère et la sœur. Cependant ces moyens n'ont rien
qui soit absurde, et d'ailleurs l'esprit ne s'arrête pas à ce genre
d'invraisemblance ; mais la chose du monde la plus contraire au
véritable esprit de la poésie, la plus destructive de tout intérêt
dramatique, c'est de détourner la pensée de l'objet qui l'occupe,
pour la forcer à se diriger sur la manière dont il a été présenté par
un autre. » Même interprétation chez Saint-Marc-Girardin : « Dans
Electre il eut le double tort de critiquer la tragédie d'Eschyle et de
ne pas l'égaler.» «C'est ainsi qu'Electre critique ingénieusement
la reconnaissance telle qu'elle se fait dans les Choéphores. Mais
est-ce là le rôle d'un personnage tragique? ». On retrouve désormais
cette condamnation partout, chez Patin, chez Wilamowitz...
L'interprétation paraît si évidente que, lorsque renaît l'intérêt pour
l'art d'Euripide, certains, estimant une telle faiblesse indigne de
celui que l'on considère à nouveau comme un grand poète, songent
à la possibilité d'une interpolation (cf. Bôhme, Fraenkel).
Seul Murray a soutenu l'opinion que la critique des signes de
reconnaissance n'est pas un jugement esthétique, mais un acte
d'Electre, qui ne veut pas y croire : « Electre rejects the signs,
not from reason, but from a sort of nervous terror. She dares not
believe that Orestes has come, because, if it prove otherwise,
the disappointement would be so terrible. » (1). On peut discuter

(1) Cité par Denniston (édition commentée d'Electre, O.C.T., p. 114), qui
ne se rallie d'ailleurs pas à l'avis de Murray, sans donner les raisons de sa réserve.
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les motivations que Murray prête au refus d'Electre, mais on doit
lui reconnaître l'immense mérite d'avoir lu la pièce d'un œil neuf
et d'en avoir vu l'intérêt psychologique. Plus récemment,
Matthiessen (1) et Conacher (2), sans entrer dans le débat, notent
toutefois brièvement la signification philosophique ou psychologique
du passage. Mais les lecteurs français restent sous l'impression
du jugement de Parmentier qui, dans son édition des Belles-Lettres,
tout en se voulant plus indulgent que Schlegel, présente cette
« inoffensive parodie », dont il souligne les « méprises volontaires,
la mauvaise foi visible, les objections superficielles, la totale
invraisemblance dramatique », comme un jeu d'un goût douteux,
destiné à « amuser le public ». La scène n'est plus alors une critique
mal intentionnée, mais un simple amusement « qui, à sa manière,
rend hommage à une gloire littéraire » ; elle reste un intermède
totalement inutile à l'action. La question n'est donc pas, nous
semble-t-il, de voir s'il faut prendre ou non au sérieux la prétendue
critique d'Eschyle, mais d'examiner s'il faut considérer cette scène
comme un intermède, ou comme un véritable dialogue dramatique,
mettant aux prises dans une situation donnée deux personnages
qui réagissent selon leur caractère, et en fonction duquel on doit
se demander quelle est l'utilité des allusions à Eschyle. C'est ce
qu'on se propose de faire ici.
Il est évidemment nécessaire de rappeler d'abord la scène des
Choéphores. Cette scène est d'un naturel achevé. Quand Electre
voit sur le tombeau de son père une boucle de cheveux, il est naturel
qu'elle songe immédiatement à son frère : qui donc aurait pu venir
ainsi en secret, sinon le fils du mort, Oreste l'exilé? En comparant
ces cheveux aux siens, elle constate une ressemblance (όμόπτερος,
προσφερής) qui confirme son hypothèse ; mais en même temps un
doute surgit dans son esprit : rien ne prouve qu'Oreste soit venu
en personne ; il a pu faire déposer cette boucle par quelqu'un
d'autre... (Peut-être même les femmes du chœur et Electre elle-même
envisagent-elles sans l'exprimer l'hypothèse de la mort d'Oreste,
en mémoire de qui on aurait apporté cet ultime hommage à son
père : sinon, pourquoi les larmes des unes, et le « flot de bile » qui
frappe le cœur de l'autre?). Tandis qu'Electre est en proie à

(1) Eleklra, Taurische Iphigenie und Helena, Gôttingen 1963, p. 122.


(2) Euripidean Drama, Toronto 1967, p. 206.
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l'incertitude, elle aperçoit des empreintes analogues aux siennes
(όμοΙοι, έμφερεΐς) ; en fait, il y a là les traces de deux hommes,
mais seules l'intéressent les traces de «celui-là là-bas» (αύτοΰ
εκείνου), sans doute celui qui est monté sur le tertre. Pour mieux
vérifier cette ressemblance, Electre pose son pied sur l'empreinte
de l'inconnu : c'est là le geste qu'on fait pour mesurer (μετρούμενα!.),
puisque les petites longueurs se mesurent en pieds, mais ce que
veut vérifier Electre, ce n'est pas la taille, mais la forme (si d'ailleurs
son propre pied recouvrait entièrement l'empreinte, elle ne verrait
pas ce qu'elle cherche) : or elle peut constater que « talons et
contours des muscles » « sont en conformité » (ες ταύτό συμβαίνουσι).
Il est parfaitement oiseux d'épiloguer sur la vraisemblance de
cette ressemblance, d'imaginer une marque spécifique sur les pieds
des Atrides : il suffit — comme d'ailleurs pour la teinte des cheveux
— que de telles ressemblances soient possibles pour qu'Electre,
ayant eu l'occasion de les constater autrefois entre son frère et
elle (1), trouve dans ce qu'elle constate non pas des preuves, mais
des présomptions à l'appui de l'hypothèse qui répond à tous ses
désirs. Ces présomptions seront confirmées par la pièce à conviction
qu'Oreste en personne lui présentera, une étoffe (ύφασμα) tissée
par elle autrefois.
Il ne semble pas que cette scène ait soulevé la moindre critique
en son temps (l'allusion d'Aristophane dans les Nuées (v. 534-6)
n'implique aucun blâme) ; Aristote la cite comme exemple
d'avayvtopioiç εκ συλλογισμού : ... ομοιός τις έλήλυθεν, όμοιος δε
άλλ'
ουδείς ή ό 'Ορέστης ' οδτος άρα έλήλυθεν. Ce type de
reconnaissance est pour l'auteur de la Poétique le meilleur après celui qui
dérive uniquement de la situation, comme dans Iphigénie en

(1) Cf. l'adaptation de VOrestie qu'A. Dumas fit jouer en 1856 (extraits
cités par Patin) :
« De mes pas et des siens l'enfant cherchant l'empreinte
S'amusait à marcher sur nos traces ployé,
Dans le contour du mien il appuyait son pied,
Seulement, plus petit, mais en tout point semblable,
II était débordé par le contour du mien.
Maintenant, s'il vivait, c'est moi qui sur sa trace
. . . verrais, dénonçant une commune race,
Son pied grandi du mien déborder le contour. »
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Tauride la reconnaissance d'Iphigénie par son frère. On voit donc
mal les raisons qui auraient poussé Euripide à parodier une scène
qu'on jugeait irréprochable.
Il faut donc chercher pourquoi il a voulu évoquer de façon
précise — car le fait est incontestable — la scène d'Eschyle. Comme,
dans sa pièce, le tombeau d'Agamemnon est loin du lieu de l'action,
la scène doit faire l'objet d'un récit : elle est rapportée par celui
qui en est le héros, le vieux gouverneur du roi, celui-là même qui
a sauvé des coups d'Égisthe Oreste enfant. Ce vieillard a fait les
mêmes constatations que l'Electre d'Eschyle, boucle de cheveux
et empreinte de pas, mais, ne pouvant procéder aux mêmes
vérifications, il doit faire appel à Electre. La chose est si naturelle
qu'on pourrait se demander s'il n'y a pas rencontre plutôt qu'allusion
volontaire, si Euripide n'avait pris soin de souligner sa référence
à Eschyle d'abord par certains mots, όμοπτέρος, σύμμετρος (qui
rappelle μετρούμενα!.), puis en faisant suggérer par le vieillard
qu'Oreste pourrait apporter un tissu (έξύφασμα) fabriqué autrefois
par Electre, ce qui justement emporte la décision chez Eschyle.
Euripide a donc bien voulu rappeler la scène d'Eschyle : pourquoi?
En raison du refus d'Electre, le vieillard ne pourra vérifier son
hypothèse, mais la scène où il l'expose est pourtant utile et même
indispensable à l'action, car c'est parce que son attention a été
mise en éveil qu'il examinera, avec une indiscrétion qui étonne
l'intéressé, le jeune étranger arrivé chez Electre : il découvrira
ainsi la cicatrice qui lui fera reconnaître Oreste. La reconnaissance
aura donc lieu en dépit d'Oreste, qui, au cours de sa conversation
avec sa sœur, n'a pas jugé bon de lui révéler son identité. L'intérêt
du dialogue précédent est de montrer qu'elle ne doit rien non plus
à Electre, qui a catégoriquement refusé de se prêter aux expériences
suggérées par le vieillard pour permettre cette reconnaissance.
Si ces suggestions étaient absurdes, l'attitude d'Electre serait
justifiée ; mais c'est là précisément que les références à Eschyle
sont utiles : puisque tous admirent la scène des Choéphores et la
trouvent naturelle (peut-être même le recours aux σημεία remontait-
il à Stésichore), le refus d'Electre doit surprendre et choquer.
Les raisons qu'elle en donne sont empreintes d'une mauvaise foi
qui s'accentue d'une réplique à l'autre. Que les cheveux d'un
frère et d'une sœur ne se ressemblent pas forcément et qu'inverse-
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ment des étrangers puissent avoir des cheveux όμοπτέρους est
vrai : on peut seulement s'étonner qu'Electre ne se laisse même
pas tenter par l'idée de faire l'expérience. Mais quand, au vieillard
qui lui demande d'aller examiner les empreintes de pas, elle répond
qu'il ne peut y en avoir, elle se met nettement dans son tort, en
niant l'existence de ce que l'autre a vu. Puis elle feint de comprendre
σύμμετρος (« qui peut se mesurer avec », donc « de même forme »),
rappel du geste que voyaient les spectateurs d'Eschyle, comme
synonyme de Ισος («de taille égale ») et elle triomphe d'une absurdité
qui n'était pas dans les propos de son interlocuteur. Enfin sa
mauvaise foi éclate lorsque le vieillard fait allusion au vêtement
que son frère portait le jour de sa fuite : c'est, à quelques nuances
près, Γάναγνώρισμα non seulement des Choéphores, mais aussi de
plusieurs pièces d'Euripide lui-même (Ion, Iphigénie en Tauride).
Or Electre l'écarté en feignant de croire que la suggestion du
vieillard suppose qu'Oreste porterait encore ce vêtement d'enfant!
Bref, Electre apparaît ici comme une élève des sophistes, qui
enseignent à tourner en ήττων le κρείττων λόγος de l'interlocuteur —
mais une mauvaise élève, car il serait trop facile de détruire ses
arguments maladroits. Si le vieillard ne prend pas la peine d'y
répondre, c'est peut-être par respect pour la fille de son ancien
maître, mais c'est surtout parce qu'il juge finalement inutile cette
discussion, et qu'il a son idée, comme le prouve la façon dont il
interrompt Electre au v. 546 pour demander : « Mais les étrangers,
où sont-ils? je veux en les voyant... » ; l'un d'eux ne serait-il pas
Oreste?
On n'a donc pas tort de voir dans cette scène de la sophistique,
mais c'est de la mauvaise sophistique et il est injurieux d'attribuer
à l'auteur les maladresses qu'il prête à son personnage. S'il y avait
parodie, ce serait plutôt des procédés des sophistes que de la scène
d'Eschyle, qui sert de repoussoir à l'absurdité des arguties d'Electre.
Mais il est inutile de chercher ici un exercice d'esthétique, alors
que seul est en cause le personnage d'Electre, qui recourt à
n'importe quel argument parce qu'elle ne veut pas se prêter aux
expériences que lui propose le vieillard. Et le poète a pris soin de
dire pourquoi elle ne le veut pas : c'est qu'elle ne peut admettre
que son « intrépide frère » soit venu en secret, par peur d'Égisthe.
Sa conviction repose sur un syllogisme inexprimé : mon frère est
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courageux et ne saurait avoir peur, or l'homme qui est venu en
secret a montré par là qu'il avait peur, donc ce n'est pas mon frère.
Passons sur la naïveté de la mineure de ce syllogisme : ni chez
Eschyle, ni chez Sophocle, Oreste, qui n'a pourtant rien d'un
lâche, ne vient au grand jour, à la façon dont Electre, sans aucun
sens des réalités, semble rêver son retour. Mais c'est surtout la
majeure qui, sans qu'Electre s'en doute, est manifestement fausse,
car le spectateur sait bien qu'Oreste, tel qu'il l'a vu dans les scènes
précédentes, est tout le contraire d'« intrépide »! Il y a là un trait
d'ironie, car, au nom d'une illusion, l'intrépidité d'un frère qu'elle
ne connaît pas, Electre refuse la vérité, la présence de ce frère,
qui lui est signalée par des faits.
Autre ironie : alors que l'attitude d'Electre est foncièrement
irrationnelle, c'est le vieillard qu'elle traite d'insensé : ούκάξι' ανδρός
σοφοϋ λέγεις ; il y a là un subtile renversement des rôles, qui
tend au même effet que les autres contrastes de la pièce : aucun
personnage ne répond à ce qu'on pouvait attendre de lui d'après
son apparence ou son rang social. Le vieil homme flageolant,
d'apparence misérable, est au premier chef un facteur d'action :
non seulement c'est lui qui a jadis sauvé Oreste, mais c'est lui
qui provoque la reconnaissance, en dépit des intéressés (on comprend
dès lors que les effusions du frère et de la sœur manquent de
chaleur), c'est lui enfin qui dressera pour Oreste tout le plan du
meurtre d'Égisthe. Oreste au contraire, héritier du roi d'Argos,
est un velléitaire pusillanime, qui ne prend aucune décision de
lui-même, et se laisse pousser soit par le vieillard, soit par sa sœur.
Quant à celle-ci, si elle possède l'énergie qui manque à son frère
(autre ironie, c'est la fille qui est virile!), elle n'a dans ses
motivations rien de noble ni d'héroïque, mais toute sa conduite
semble inspirée surtout par l'orgueil de sa naissance, qui la pousse
à tirer vengeance de l'outrage infligé par Égisthe et Clytemnestre
quand ils l'ont privée de son rang. C'est cet orgueil qui la conduit
à affirmer sans preuve l'intrépidité de son frère : ευθαρσής est
employé à la manière d'une épithète homérique : comme Achille
ou Ajax, le fils d'Agamemnon ne peut qu'être intrépide ; le malheur
est que, contrairement à ce qui se passe dans le monde héroïque,
la noblesse de naissance n'entraîne pas forcément la noblesse de
cœur, de même qu'à l'inverse, le mari d'Electre, qui n'est pas
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ευγενής, se refuse à être δυσγενής de cœur et se conduit en άριστος,
comme l'avoue Oreste, qui exprime son désarroi devant «le
désordre qui règne dans les natures des hommes » (v. 368). Cette
perpétuelle opposition entre l'apparence et la réalité crée une forme
d'ironie, qui n'est certes pas celle de Sophocle, et qu'on peut
hésiter à qualifier de tragique : ailleurs, notamment dans Hélène,
ces contrastes deviendront purs jeux d'esprit, mais ici on peut
trouver une forme nouvelle de tragique, dans l'angoisse où ce
monde « à l'envers » plonge les humains.
Les emprunts faits à Eschyle servent cette ironie. En effet,
le spectateur pourrait être lui aussi dupe des apparences, accorder
plus de créance aux déclarations de la princesse qu'aux dires de
celui qu'Oreste appelle dédaigneusement un « débris d'homme »
(ανδρός λείψανον, ν. 554). Le fait que les paroles de celui-ci
reproduisent une scène célèbre et admirée leur donne de l'autorité
et contribue à caractériser l'héroïne dans sa morgue méprisante,
et à souligner son aveuglement.
Il est donc bien vrai que les reproches qui paraissent s'adresser
à la scène d'Eschyle sont dérisoires, mais il est injuste de mettre
au compte du poète les sophismes qu'il a placés dans la bouche
de son héroïne pour souligner l'ironie de la situation. Loin d'être,
comme le dit Parmentier, « une improvisation burlesque », cette
scène est importante pour la caractérisation d'Electre, qui y perd
un peu plus de la sympathie que lui valaient ses malheurs. Elle
l'est aussi pour la signification générale de la pièce : ce n'est pas
aux σημεία d'Eschyle que s'en prend le poète, mais c'est toute
l'atmosphère héroïque de VOrestie, là comme ailleurs, qu'il veut
détruire. On peut ne pas l'aimer, car l'ironie amère dont elle est
empreinte a quelque chose de pénible (comme toute la pièce,
consacrée à la « démythification » du sujet), on ne doit pas la
considérer comme une plaisanterie de mauvais goût.
GlLBERTE RONNET.

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