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Renaissances arabes

7 questions clés sur une révolution en marche


Tous droits réservés
’ Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, Paris, octobre 2011
Imprime´ en France Printed in France
ISBN : 978-2-7082-4173-2
Michaël Béchir Ayari
Vincent Geisser

RENAISSANCES ARABES
7 questions clés
sur une révolution en marche

Les Editions Ouvrie' res


51-55 rue Hoche
94200 Ivry-sur-Seine
Sommaire

Remerciements .......................................................................................................................... 7
Introduction. – Le rire du peuple et le rictus du dictateur ........................ 9

Chapitre 1 – Des révolutions bourgeoises ou populaires ? ........................... 17


Chapitre 2 – Des révolutions Facebook ? ................................................................ 35
Chapitre 3 – Des révolutions « vertes orangées » inspirées
par les États-Unis ? ................................................................................................................. 51
Chapitre 4 – Coups d’États militaires ou révolutions civiles ? .................. 73
Chapitre 5 – Des révolutions avec ou sans les femmes ? ............................... 89
Chapitre 6 – Révolutions démocratiques, révolutions démogra-
phiques ? .......................................................................................................................................... 111
Chapitre 7 – Des révolutions laı̈ques ou religieuses ? ....................................... 127

Conclusion. – Rien ne sera jamais plus comme avant ................................ 155


Table des matières ................................................................................................................... 159

5
Remerciements

Une fois n’est pas coutume, nous tenons à remercier nos collègues
enseignants-chercheurs, en particulier nos partenaires de l’Institut de
recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM)
d’Aix-en-Provence dirigé par Ghislaine Alleaume. Nombre d’articles,
ouvrages et travaux sur le monde arabe ont directement nourri la
réflexion de ce livre, notamment la publication de L’Anne´e du Maghreb
(CNRS Éditions) animée par son dynamique rédacteur en chef, Éric
Gobe. Un remerciement admiratif à Elizabeth Picard et Michel Camau
qui sont officiellement sortis de l’institution pour cause de retraite, mais
qui restent très actifs dans le domaine de la recherche et dont la richesse
des analyses a inspiré de nombreux passages de cet ouvrage. Merci aussi à
François Burgat, directeur de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO)
qui n’a jamais cédé à la pensée dominante de la diabolisation de l’Autre.
Des remerciements fraternels à nos jeunes collègues doctorants et
nouvellement docteurs (la relève de la recherche française sur le monde
arabe !) Samir Amghar, Amin Allal, Mohamed-Ali Adraoui, Montserrat
Emparador, Layla Baamara, Khadija Fadhel, Marine Poirier, Haoues
Seniguer, sans oublier Warda Hadjab, dont l’esprit de contradiction
nous a souvent obligés à affûter nos arguments.
Un remerciement amical à Sabrina Kassa, journaliste au magazine
Regards, qui a accompagné la réalisation de cet ouvrage.
Un merci au réalisateur Jean-Michel Riéra qui a mis ses talents ciné-
matographiques au service de notre imagination.
Une pensée pour nos amis militants, activiste et penseurs algériens,
marocains, tunisiens, franco-maghrébins et marseillais avec qui nous
avons partagé de longues discussions passionnées durant des années :
Nawel Gafsia, Hichem Abdessamad, Ameziane Amenna, Gilbert
Naccache, Walid Ben Akacha, Moncef Marzouki, Mustapha Benjaafar,
Omar Mestiri, Sélim Ben Hamidane, Chokri Hamrouni, Abdelwahab
Hanni, Sihem Bensedrine, Ahmed Nadjar, Rachida Brahim, Mohamed

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RENAISSANCES ARABES

Ben Saada, Kader Mostafaoui, Omar Benjelloun, Aziz Othman, Nassur-


dine Haidari, Jean-Claude Colonna et bien d’autres militants anonymes
qui ont été les acteurs directs ou indirects des révolutions.
Enfin, un remerciement tout particulier à notre entourage qui a
« supporté » (aux deux sens du terme) nos passions, nos émotions pour
le monde arabe et surtout notre mauvaise humeur en ces temps d’agita-
tion révolutionnaire : Julie Gauthier et Schérazade Kelfaoui.

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Introduction

Le rire du peuple et le rictus du dictateur

Lorsque, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, bachelier au


chômage, s’immola par le feu dans la ville tunisienne de Sidi Bouzid
pour protester contre la confiscation par la police de sa charrette de
légumes, personne n’imaginait la résonance de son geste. Moins d’un
mois plus tard, le 14 janvier 2011, le dictateur tunisien Ben Ali, réputé
indéboulonnable, fuyait son pays chassé par un peuple qui avait, des
semaines durant, crié : « De´gage ! » Moins d’un mois plus tard encore, le
11 février, c’était au tour du Raı̈s égyptien, poussé à la démission par une
mobilisation populaire sans précédent, de plier bagage. Entre-temps, la
fièvre révolutionnaire s’était emparée du Bahreı̈n, du Yémen, de la
Jordanie, de la Syrie, de la Lybie... Le régime algérien multipliait les
appâts financiers et renforçait la présence militaire pour étouffer dans
l’œuf toute tentative de renversement. La monarchie marocaine prenait
les devants pour faire adopter, dans la précipitation, un projet de consti-
tution limitant les prérogatives politiques du roi sans toucher à ses
immenses privilèges économiques. Avant la fin de l’été 2011, la Lybie,
secondée par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), se
libérait du joug de Kadhafi. En mars, le peuple bahreı̈ni n’avait pas eu ce
privilège ; son soulèvement était maté par des militaires secondés par les
forces armées des pétromonarchies (Arabie Saoudite et Émirats arabes),
pendant que les Occidentaux regardaient ailleurs. Les Yéménites voyaient
leur président fuir le pays pour raisons médicales sans pour autant céder
le pouvoir aux insurgés. Les Syriens affrontaient, des mois durant, la
répression féroce et acharnée des troupes et des services de sécurité de
Bachar Al Assad dans une partie de bras de fer, qui, quelle qu’en soit
l’issue à court terme, avait fini de miner la crédibilité du régime.
En moins de dix mois, la géopolitique des pays du Maghreb et du
Machrek se trouvait bouleversée. Les certitudes occidentales sur le

9
RENAISSANCES ARABES

monde arabe, censé être culturellement inapte à la démocratie, qui


pouvait espérer au mieux « un despote éclairé », se lézardaient. Les
calculs post-11 septembre faisant de ces régimes, alors qualifiés pudique-
ment « d’autoritaires », les meilleurs remparts contre le terrorisme isla-
miste étaient remisés dans la pénombre des archives. La publication des
appréciations élogieuses consignées sur les bulletins de notes écono-
miques distribués aux bons élèves arabes de la libéralisation économique
par le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Union
européenne n’étaient plus d’actualité. La fraı̂che signature de la France
de Nicolas Sarkozy sur les contrats de marchés juteux (centrales
nucléaires, pétrole, armement), conclus avec le dictateur libyen, était
prestement effacée de la chronique officielle de la République. L’hymne
à la démocratie était entonné avec d’autant plus d’entrain que sa partition
avait été précédemment soigneusement oubliée à chaque visite officielle.
L’Union pour la Méditerranée (UPM) voyait le masque avenant recou-
vrant jusqu’alors le visage de son coprésident égyptien – Hosni
Moubarak – tomber pour laisser apparaı̂tre les rictus d’un dictateur
corrompu usé par trente ans de pouvoir sans partage. Enfin, les pro-
nostics alarmistes des chancelleries et des services de renseignements
occidentaux sur la victoire probable de l’intégrisme islamique dans cet
« Orient compliqué 1 » étaient temporairement remis en cause.
Le rappel de ces quelques faits suffit à mesurer l’ampleur du change-
ment en cours dans le monde arabe et ses répercussions dans la géopoli-
tique mondiale. Comment expliquer ce surgissement démocratique ? La
simple énumération des événements, les yeux collés au flux de l’informa-
tion avec son flot d’images saisissantes, ne peut suffire. La recherche
effrénée d’une cause cachée dans l’arche perdue de la connaissance du
monde arabe semble vaine. De même, l’explication de l’événement
comme étant une simple manipulation de l’hyperpuissance américaine
apparaı̂t relever de fantasmes complotistes, tant en vogue en ce dixième
anniversaire du 11 septembre 2001. La célébration de « la revanche des
peuples 2 » sur leurs oppresseurs, si juste soit-elle, ne parvient pas non plus
à saisir ce qui donne à ce moment de l’histoire un caractère structurant.
Une révolution n’est jamais le produit d’une seule cause, elle ne vient

1. Jean-Paul Chagnollaud, Quelques ide´es simples sur l’Orient complique´, Paris, Ellipses,
2008.
2. Vincent Geisser, Moncef Marzouki, Dictateurs en sursis. La revanche des peuples, Paris,
Les Éditions de l’Atelier, 2011 (nouvelle édition).

10
INTRODUCTION

jamais de nulle part et ne se réduit pas non plus à la somme des facteurs
qui l’ont provoquée car elle crée, dans son mouvement même, de l’inédit,
de l’imprévu. Dès lors, commencer à comprendre son ampleur suppose
d’examiner avec attention ce qui s’est passé dans les sociétés arabes
depuis ces dernières décennies sans perdre le fil de ce que l’événement a
généré d’inattendu et d’original chez les enfants des mineurs tunisiens au
chômage de Gafsa, les ouvrières des usines textiles de la ville égyptienne
de Mahalla, les femmes yéménites arborant voiles et niqabs noirs, ou
encore chez ces jeunes bloggeurs du Caire, de Tunis, de Rabat reliés en
permanence à la toile mondiale... C’est à cette tâche que s’attelle cet
ouvrage : comprendre le printemps arabe dans la profondeur de son
surgissement pour tenter d’évaluer son impact de long terme.
Avant de répondre aux sept questions clés qui permettent, nous
semble-t-il, de déjouer les clichés sur les révolutions arabes et de mieux
en cerner le sens, il nous faut mettre à jour la façon dont elles cristallisent,
révèlent et rejoignent des évolutions de plus grande amplitude. En effet,
les spécificités réelles des pays arabes ne sont pas des frontières étanches
qui les coupent du reste du monde.
Étrange corrélation : durant les neuf premiers mois d’enfantement des
révolutions arabes, une série d’événements d’ampleur ont bousculé
plusieurs pays du monde. En Inde, durant le mois d’août, une vaste
mobilisation populaire guidée par Anna Hazare, un disciple de Gandhi,
protestait contre la corruption endémique rongeant le système politique
et, à l’issue d’une grève de la faim de leur leader, obligeait les partis à
inclure trois articles plus contraignants pour les élus et les fonctionnaires
dans la loi anticorruption en discussion au Parlement. Au Chili, un
mouvement social initié par les étudiants et contestant la politique d’édu-
cation du président néolibéral Sebastián Piñera, élu depuis moins d’un an
et demi, prenait de court les partis d’opposition. En Espagne, de jeunes
« indignés » réclamaient une « démocratie réelle » aux antipodes du plan
d’austérité voté à la hâte par le Parti socialiste et le Parti populaire pour
satisfaire aux exigences budgétaires des agences de notation et des insti-
tutions financières internationales. En Grèce, une part importante de la
population manifestait contre l’avalanche de mesures drastiques rédui-
sant les salaires et privatisant les biens publics prises par le gouvernement
socialiste au pouvoir avec l’appui du FMI et de l’Union européenne. Plus
étonnant encore, à partir de juillet, en Israël, dont le gouvernement
n’avait cessé de s’inquiéter de la vague démocratique qui touchait ses
proches voisins (les dirigeants israéliens croyaient que le monde arabe

11
RENAISSANCES ARABES

ne pouvait accoucher que d’une « révolution islamique »), une série de


manifestations monstres dénonçait avec une force jamais vue l’injustice
sociale et la corruption du gouvernement et des partis politiques du pays.
Loin de nous l’idée de sombrer, par la simple énumération de ces événe-
ments, dans une prédiction prophétique de révolution mondiale dont les
officines gauchistes ont le secret, mais force est de constater, au travers de
la grande diversité des contextes, la conjonction de phénomènes qui
remettent en cause l’intégrité de l’État et des partis politiques et leur
capacité à représenter le peuple. De même, la volonté de ces mouvements
de ne pas se laisser téléguider par une avant-garde éclairée pourrait
témoigner d’une nouvelle maturité de sociétés civiles qui, dans un
nombre croissant de pays, n’entendent plus déléguer la totalité des
pouvoirs de gestion et de décision à une élite politique, fût-elle bénie
par le suffrage universel. Énoncer cette mutation en cours ne doit pas
faire oublier la singularité d’un printemps arabe qui réclame entre autres
l’exercice de libertés démocratiques conquises pas à pas durant plus de
deux siècles dans les pays occidentaux. Pour autant, les renaissances
arabes qui, par leur caractère populaire, se distinguent de la Nahda
(Renaissance) de la fin du XIXe siècle, essentiellement intellectuelle et
portée par des élites religieuses (Afghani, Abdou, Kawakibi, etc.), n’ex-
priment certainement pas le simple souhait de rattraper un retard démo-
cratique. De façon contradictoire et dans une certaine confusion, elles
énoncent également la volonté de mettre fin à une hyperdélégation de
pouvoir aux partis, aux États, à leurs experts et aux institutions finan-
cières internationales. Un nouveau temps démocratique aux contours
encore incertains s’amorce peut-être, combinant représentation politique
et participation des acteurs des sociétés à l’élaboration de la gestion de
l’espace commun. Bien sûr, nul ne peut pronostiquer ce qu’il adviendra de
la traduction de cette aspiration dans l’histoire mondiale, mais sa crois-
sance, révélée entre autres par la stupéfaction et l’impréparation des
gouvernements européens devant la forme prise par les révolutions
arabes, ne fait pas de doute.
De ce point de vue, il faut reconnaı̂tre que les États-Unis, première
puissance mondiale, s’étaient davantage habitués à étudier, pour mieux
en capter les desseins, les mouvements des sociétés civiles arabes. Comme
nous l’avions nous-mêmes révélé avant la publication par WikiLeaks des
notes diplomatiques secrètes, Washington n’ignorait pas l’état de corrup-
tion endémique des régimes ni le discrédit qui les frappait, mais il n’avait
pas imaginé le tour que prendrait leur renversement. C’est ici que les

12
INTRODUCTION

révolutions arabes s’inscrivent dans une seconde mutation planétaire : la


relativisation de la domination occidentale sur le monde au travers de ce
que l’historien Eric Hobsbawm nomme son « orientalisation ». La chute
du Mur de Berlin avait consacré l’hyperpuissance mondiale américaine
vainqueur par chaos de l’ogre de papier soviétique. Le bréviaire néoli-
béral avait accompagné son triomphe, l’histoire tirait à sa fin, la démo-
cratie de marché, made in Occident, saurait, forte de cette démonstration,
s’imposer comme une évidence à l’ensemble des peuples de la planète.
Pour faire face aux récalcitrants qui tel l’Irak, ancien allié contre l’Iran,
manifestaient des appétits régionaux, on pouvait employer la force des
armes, fût-ce en bafouant les principes du droit international comme lors
de la première guerre du Golfe. Le 11 septembre 2001 rappela l’existence
d’un ennemi, jadis associé à la lutte contre le diable communiste, l’isla-
misme. L’hyperpuissance fit alors feu de tout bois en Afghanistan puis en
Irak, inscrivant son action dans une « guerre de civilisation » parfois
qualifiée de « croisade », tout en prenant soin de ménager des régimes
arabes, égyptien et saoudien notamment, relais obligés d’une présence
militaire et économique dans la région. Dix ans plus tard, la conjonction
de la crise économique déclenchée en 2008, de la montée de la Chine et
des pays émergents sur la scène mondiale, des errements de la guerre en
Irak, de l’enlisement dans le bourbier afghan ajouté à la relative impré-
paration de l’administration américaine au surgissement du printemps
arabe conduit à un constat : les soulèvements au Maghreb et au
Machrek s’inscrivent dans un contexte de perte de puissance relative des
États-Unis et plus largement des puissances occidentales sur le monde.
Comme nous le démontrons dans cet ouvrage, la puissance américaine
n’a pas renoncé à contrôler, dans la mesure du possible, les changements
en cours dans cette région stratégique, mais elle ne peut plus, comme il y a
vingt ans, dicter ses volontés même à coup de dollars ou de canons à des
peuples qui, fait nouveau, ne dénoncent pas l’impérialisme derrière le
bouclier d’une dictature, mais aspirent à la justice, à l’expression des
libertés démocratiques, au développement économique et social. Ainsi
prend forme, séquence après séquence, la fin d’une suprématie occiden-
tale de deux cents ans sur le monde dont la genèse est magistralement
décrite par l’historien britannique Christopher Alan Bayly 3. Après l’achè-
vement des épisodes coloniaux ottoman et européen, la montée des indé-

3. Christopher Alan Bayly, La naissance du monde moderne (1770-1914), trad. Michel


Cordillot, Les Éditions de l’Atelier, 864 p.

13
RENAISSANCES ARABES

pendances sur fond de nationalisme arabe, l’enlisement corrupteur et


dictatorial des régimes qui en étaient issus, se tourne une nouvelle page.
Comme nous le montrons, cette phase obéit à la fois au besoin de rende-
ment d’un marché capitaliste affaibli par les pillages d’une caste politique
parasitaire et à l’expression d’une aspiration démocratique au nom de
laquelle les puissances occidentales n’ont eu de cesse de justifier leurs
interventions diplomatiques et armées. Singulier retournement des
armes idéologiques des puissances dominantes par les dominés pour
élargir la tente de leurs libertés.
Émergence des sociétés civiles dans l’espace politique, perte d’in-
fluence relative des puissances occidentales, crise de rendement du capi-
talisme mondial, à bien les observer aucune des matrices du soulèvement
des peuples arabes ne peut être cantonnée dans les frontières de sa propre
géographie. Ainsi en est-il des technologies de l’information et de la
communication dont on a vite décrété le caractère décisif dans le déclen-
chement révolutionnaire à la faveur du rôle joué par les réseaux sociaux
transitant par Internet, notamment Facebook et Twitter. Comme nous
l’analysons, ce ne sont pas les technologies en elles-mêmes qui ont fait la
révolution, mais leur usage par des réseaux multiples combinés à des
formes très physiques d’engagements mettant en péril la vie de ceux qui
s’y risquaient qui, dans de nombreux pays, a amplifié la vitesse et l’impact
des mobilisations populaires.
La révolution arabe n’a donc pas fini d’interroger. Nous avons choisi
de structurer cet ouvrage autour d’une colonne vertébrale de sept ques-
tions clés inspirées parfois de poncifs répétés à satiété que nous proposons
d’explorer pour révéler ce qu’ils reflètent ou ce qu’ils masquent. Notre
première interrogation (chapitre 1) porte sur la nature de cette révolu-
tion : en quoi se rapproche-t-elle d’autres épisodes de l’histoire contem-
poraine, quelle en est la singularité et la portée dans le contexte politique
et économique actuel ? Alors que les promoteurs d’une démocratie soft
composée d’amis électroniquement reliés ont hâtivement revendiqué la
paternité du printemps arabe, nous examinons (chapitre 2) ce que
recouvre l’usage d’outils comme Twitter et Facebook dans ces circons-
tances. Alors que des milliers de pages d’Internet véhiculent l’idée que les
révolutions arabes seraient le fruit de la manipulation des États-Unis,
nous analysons (chapitre 3) les raisons de la propagation de cette super-
cherie et précisons comment la stratégie américaine s’adapte au nouveau
contexte pour espérer maintenir une forme renouvelée d’hégémonie dans
la région. Nous poursuivons notre questionnement en explorant les rôles

14
INTRODUCTION

qu’ont joué les différents acteurs des sociétés arabes dans la chute des
dictatures : les militaires dont on a magnifié l’attitude (chapitre 4), les
femmes, islamistes ou non, urbaines et rurales, qui sont apparues en
grand nombre dans les manifestations (chapitre 5), les jeunes, placés au
cœur de la crise économique et sociale qui a déclenché les premières
secousses à l’origine des révolutions (chapitre 6). Reste une question qui
traverse en filigrane l’ensemble de nos analyses : le printemps arabe
évolue-t-il dans une perspective laı̈que ou islamique ? (chapitre 7).
Les bourgeons de cet événement aussi inattendu que prometteur
viennent à peine d’éclore. Nul ne sait quels fruits – amers ou sucrés – ils
produiront. Par-delà les inévitables incertitudes, remises en cause ou
régressions autoritaires, le printemps arabe a déjà imprimé sa marque
dans l’histoire. Des milliers de citoyens ont donné leur vie pour faire
aboutir les idéaux qu’il porte. Dans les pays arabes, mais aussi ailleurs
dans le monde, pour des centaines de millions de personnes, privées
depuis des décennies de démocratie et de justice, il est désormais à la
fois une expérience, une référence et un horizon.

Michaël Béchir Ayari, Vincent Geisser,


Marseille, Tunis, Beyrouth,
le 11 septembre 2011.

15
Chapitre 1

Des révolutions bourgeoises ou populaires ?

« Tandis que l’aristocratie financière faisait des lois, administrait


l’État, disposait de tous les pouvoirs publics organisés, dominait l’opi-
nion publique par l’état des choses et par la presse, on vit se reproduire
dans toutes les sphères, de la cour au ‘‘café borgne’’, la même prostitu-
tion, la même fraude éhontée, la même soif de s’enrichir non point en
produisant, mais en escamotant la richesse d’autrui disponible, et c’est
surtout au sommet de la société bourgeoise que se déchaı̂nait l’affirma-
tion effrénée des appétits pervers et dissolus, entrant en collision à tout
instant avec les lois bourgeoises elles-mêmes, convoitises où la richesse
gagnée au jeu cherche naturellement sa satisfaction, où le plaisir devient
‘‘crapuleux’’, où se mêlent l’argent, la boue, le sang. Dans son mode
d’acquisition comme dans ses jouissances, l’aristocratie financière n’est
rien d’autre que la résurrection du prolétariat encanaillé aux sommets de
la société bourgeoise 1. »

En 1850 déjà, Marx décrivait les traits d’un type de société qui existe
encore aujourd’hui. La fuite du dictateur tunisien Zine El Abidine Ben
Ali, le 14 janvier 2011, a bouleversé la manière dont nombre de citoyens
européens et nord-américains se représentaient le monde arabe. Mieux, ce
départ précipité a montré que les peuples étaient loin d’être découragés
par les échecs des révolutions passées. Dans un premier temps, certains
« soixante-huitards » se sont sentis désemparés. En effet, comment un
peuple prétendument « aliéné » par des décennies de dictature et d’espoirs
déçus pouvait-il revendiquer le départ de son oppresseur alors même que

1. Karl Marx, Les luttes de classe en France (1848-1850), trad. Maximilien Rubel, dans
Œuvres Politiques, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1994.

17
RENAISSANCES ARABES

le pain était censé être l’une de ses principales préoccupations ? Comment


la population avait-t-elle pu atteindre une telle maturité démocratique et
sociale sans avoir été préparée par un parti de la subversion supposé
creuser des galeries souterraines, telle une taupe, dans le soubassement
de la société ? L’étonnement était profond.
À l’instar de la crise financière et économique qui a éclaté à la fin des
années 2000, les soulèvements arabes de l’hiver 2010-2011 ont semblé
ressusciter des problématiques enterrées depuis des décennies. Depuis la
fin des années 1970, plus précisément, les débats sur la « nature des
révolutions » ont été rejetés des milieux académiques, comme s’ils
étaient périmés, ou mieux, comme s’ils rappelaient fâcheusement la
jeunesse trop turbulente des universitaires. Ces révolutions ont à la fois
donné raison à Marx contre les marxistes tiers-mondistes, en montrant
que les luttes avaient lieu au sein des sociétés et non entre les nations, et
attesté de l’entrée dans un nouveau cycle de contestation ouvert par les
émeutes urbaines des années 2000. Sur ce second plan, la perplexité dans
laquelle étaient plongés nombre d’observateurs était proportionnelle à la
nouveauté du phénomène. Car, à bien des égards, celui-ci ne se laisse
saisir ni par les anciennes ni par les nouvelles grilles de lecture, qui, du
reste, n’ont pas encore fini d’être forgées.
L’ambiguı̈té du terme « révolution » a aggravé la confusion autour de
la nature des révolutions arabes. En effet, comme le note Pierre Vayssière,
spécialiste d’histoire latino-américaine, les événements que ce terme
désigne ne se ressemblent guère 2. La polysémie du mot est ici révélatrice
de la différence des histoires et des imaginaires nationaux. Si en France,
ce vocable qualifie les mutations profondes et irréversibles qui boule-
versent une société, dans le monde hispanophone, il désigne plus volon-
tiers les révoltes violentes ayant pour objet la prise du pouvoir. Par
ailleurs, au-delà de ces contrastes d’acception, ce vocable a eu avec le
temps tendance à recouvrir un ensemble de phénomènes débordant le
cadre politique. Le qualificatif s’est étendu aux biens de consommation
jusqu’à se délester de sa connotation subversive. Dans le même temps,
son lien avec le marxisme s’est délité, tant et si bien que toute transfor-
mation, peu ou prou rapide, dont on pouvait parier sur le caractère
durable, était qualifiée de révolutionnaire.

2. Pierre Vayssiere, Les re´volutions d’Ame´rique Latine, Paris, Le Seuil, 2006.

18
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

Au demeurant, à la fin des années 1970, la clôture du cycle des


mouvements de libération nationaux avec l’indépendance de l’Angola et
du Mozambique et le chant du cygne de la révolution nicaraguayenne ont
marqué le déclin du terme de « révolution », ou plutôt, la fin des phéno-
mènes qu’il était censé désigner de manière imparfaite. Ceci est allé de
pair avec une suspicion à l’égard du « révolutionnaire », jadis héros
romantique prêt à mourir pour des idées, désormais homme pressé, irres-
ponsable, violent, ouvrant le chemin à de nouveaux goulags. Par ailleurs,
la fin du franquisme et du salazarisme, la révolution iranienne, les vagues
de démocratisation latino-américaines, la chute du mur de Berlin et la
série de révolutions de fleurs et de couleurs des années 2000 dans les pays
de l’ex-URSS ont davantage éloigné le terme, sinon de ses connotations
sacrificielles, du moins du corpus marxiste où il était pourtant profondé-
ment enraciné.
Ceci n’empêche pas d’opérer une clarification terminologique d’un
point de vue « marxien 3 ». Sur ce plan, en effet, on ne devrait parler de
« véritable » révolution qu’à partir du moment où s’instaure un nouvel
ordre sur les ruines de l’ancien et qu’un nouveau mode de production est
promu par une nouvelle autorité politique. L’histoire abonde de révolu-
tions qui ne relèvent pas de cette épure. Le XIXe siècle, par exemple,
correspond à une période où le nouvel ordre bourgeois n’était pas
encore établi et où, en même temps, se dessinait la possibilité de l’aboli-
tion du salariat et de la valeur d’échange. Deux révolutions coexistaient
donc en un seul mouvement révolutionnaire : l’une en quelque sorte
démocratique bourgeoise et l’autre prolétarienne. D’un point de vue
historique, les deux révolutions n’ont jamais triomphé ensemble. En
revanche, les deux ont été vaincues dans les États allemands en 1848-
1849. En France, en février-juin 1848, la première a été victorieuse alors
que la seconde était défaite. Enfin, à la suite de la révolution russe d’oc-
tobre 1917, la première a été réalisée au nom de la seconde.
Par ailleurs, d’une manière générale, les acteurs de la révolution se
distinguent de la nature de cette révolution. Ainsi, la révolution peut être
de nature bourgeoise, comme la Révolution française de 1789, tout en
ayant des acteurs d’origines non bourgeoises. Celle-ci a en effet permis au
mode de production capitaliste de se libérer de ses entraves féodales en
projetant sur le devant de la scène politique une classe bourgeoise qui

3. Voir les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels traduits et annotés par Roger Dange-
ville aux Éditions 10/18 et dans la petite collection Maspero.

19
RENAISSANCES ARABES

correspondait davantage aux besoins du développement capitaliste, mais


les acteurs de cette révolution, eux, ne se sont pas limités aux bourgeois.
Ils comprenaient même davantage de sans-culottes, de bras nus voire
d’aristocrates, qui ont tous trois fini par être floués, même s’ils avaient
lutté aux côtés de la bourgeoisie.
En outre, on a tendance à distinguer les révolutions « par le haut »
(cas allemand et anglais) des révolutions « par le bas » (cas français et
américain). Ces dernières sont des révolutions « populaires » en ce que le
« peuple » y a permis l’avènement du nouvel ordre et, partant, a facilité la
domination du nouveau mode de production. Durant le second après-
guerre, les mouvements de libération nationaux ont parfois été qualifiés
de « révolution populaire ». Cela évitait de réfléchir à leur nature pour
mieux se focaliser, de manière, un brin romantique, sur leurs acteurs : une
abstraction interclassiste nommée peuple.
De ce point de vue, les révolutions arabes ne sauraient être qualifiées
de « véritables » révolutions bourgeoises, à moins que l’on ne considère
les sociétés arabes comme des sociétés non capitalistes, en partie ou en
totalité, comme le pensent certains groupes d’extrême gauche tunisiens ou
égyptiens. On ne saurait encore moins les qualifier de « véritables » révo-
lutions prolétariennes, puisque le salariat et la valeur d’échange sont
encore loin de disparaı̂tre sous les coups de butoir d’un prolétariat qui
serait mondialisé, organisé, et décidé à se détruire lui-même en détruisant
toutes les classes. De même, on ne saurait qualifier ces révolutions de
simples révolutions populaires, cela pécherait par imprécision et évacue-
rait la possibilité de comprendre leur nature, de même que la diversité des
acteurs qui y ont pris part.
Aussi pourrions-nous plutôt considérer ces révolutions comme des
mouvements populaires spontanés réunissant toutes les couches sociales
de la nation. Au lieu de permettre l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle
classe facilitant la domination d’un nouveau mode de production, ces
mouvements viseraient à normaliser le système capitaliste. Sur le plan
économique, cette normalisation consisterait à éliminer la figure du
rentier, parasite et racketteur. Sur le plan politique, elle tendrait à
détruire les vestiges des partis uniques ou hégémoniques.

20
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

Des mouvements populaires et spontanés de normalisation capitaliste


et démocratique

Les révolutions arabes s’apparentent à des mouvements populaires en


ce qu’elles mettent en branle toutes les strates des sociétés en les unifiant
contre un ennemi commun : le clan au pouvoir. Les uns ne revendiquent
rien et détruisent, les autres demandent à être intégrés dans le circuit de
production en exigeant le droit à un travail décent 4 ; certains veulent faire
des affaires en « bons capitalistes » honnêtes et producteurs, d’autres
encore aspirent à l’entreprenariat afin de mettre en pratique leur sens de
l’innovation et de la créativité brimé par des années de paternalisme et
d’autoritarisme.
Les revendications ouvrières centrées sur les demandes de titularisa-
tion, c’est-à-dire l’accès à un minimum de droits sociaux, ainsi que les
luttes pour l’accès à l’emploi ont fait figure de répétition générale des
mouvements. En Égypte, les mobilisations de ce type ont crû de
manière exponentielle entre 2006 et 2010, notamment au cœur du bassin
textile et cotonnier du Delta dans la ville de Mahalla 5. Ces mêmes années,
en Tunisie, les luttes pour l’amélioration des conditions de travail des
ouvrières du textile ont fait écho au mouvement du bassin minier de
Gafsa. Au cours de celui-ci, les revendications des jeunes exclus du
circuit de production se combinaient à celles des travailleurs occasionnels
et des « aristocrates ouvriers » exerçant un emploi décent au sein de la
Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Les chômeurs, qui contrai-
rement à leurs homologues français ne bénéficient ni d’indemnité ni de
couverture sociale, vivent souvent sous le même toit que les « aristocrates
ouvriers » ainsi que les travailleurs journaliers ou saisonniers. Ces luttes
sont donc indissociables sur le plan de l’amélioration des conditions
matérielles des familles, même si les semi-chômeurs ont davantage
rythmé les premières séquences révolutionnaires sur un mode émeutier.

4. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), « la notion de travail décent


résume les aspirations de tout travailleur : possibilité d’exercer un travail productif et
convenablement rémunéré, assorti de conditions de sécurité sur le lieu de travail et
d’une protection sociale pour sa famille ». Voir http://www.ilo.org/global/topics/decent-
work/lang–fr/index.htm (consulté en septembre 2011).
5. François Clément, Marie Duboc, Omar el Shafei, « Le rôle des mobilisations des
travailleurs et du mouvement syndical dans la chute de Moubarak », Revue Mouvements,
no 66, Paris, La Découverte, 2011, p. 69-78.

21
RENAISSANCES ARABES

Les jeunes internautes animateurs de blogs ou relayeurs de « vidéos


Facebook », partagent quant à eux une condition un peu plus décente.
Parmi ceux-ci, se trouvent nombre de jeunes « libéraux » férus de
nouvelles technologies qui subissent l’autoritarisme en ce que ce dernier
freine la créativité entrepreneuriale. Dans ce cadre, les revendications
relatives à la défense de la liberté d’expression et à l’indépendance de la
justice sont favorisées. Ces dernières se confondent d’une manière
générale avec celles des professions libérales tels les journalistes et les
avocats. Tous, finalement, se retrouvent sous l’expression de combat :
« Lutte pour la dignité 6. »
En plus d’être populaires, ces mouvements sont spontanés. Ils
relèvent d’une logique émeutière et en conséquence n’ont pas été
conduits, au sens strict, par un leader, une idéologie ou une organisation
politique 7. En bas de l’échelle sociale, de jeunes semi-chômeurs, prolé-
taires occasionnels ou bien petits entrepreneurs du commerce informel
– protagonistes qui ont payé le prix fort en termes de morts –, ont agi
dans une optique de négation plutôt que d’affirmation. Même si des
syndicalistes contestataires peu ou prou indépendants ont fourni des
compétences militantes pour « cadrer » certaines revendications et orga-
niser des actions sur le plan logistique, la jeunesse déshéritée n’a en aucun
cas cherché à se rapprocher de ces collectifs. Au contraire, ceux-ci lui
paraissaient semblables aux « forces du passé », ayant d’une manière ou
d’une autre participé à la construction de l’ordre au sein duquel elle se
sentait opprimée. Ceci est cependant loin de signifier que la spontanéité a
été totale et que toutes les organisations existantes étaient absentes. En
Égypte, notamment, la convergence des manifestations vers la place
Tahrir demeure en grande partie le produit du travail d’un groupe de
jeunes révolutionnaires liés aux Frères musulmans, à des partis d’oppo-
sition et à des associations de défense des droits humains 8.

6. Voir Michaël Béchir Ayari, « Des maux de la misère aux mots de la ‘‘dignité’’, la
révolution tunisienne de janvier 2011 », dans Protestations sociales et re´volutions civiles,
transformations du politique dans la Me´diterrane´e arabe, Revue Tiers Monde, Hors-série
2011, Paris, Armand Colin, 2011, p. 209-219.
7. Voir Tahar Ben Jelloun, « When Dictators Shoot Back ; Gaddafi and Assad are unyiel-
ding and murderous. Has the Arab Spring turned into an Arab Hell ? », Newsweek. New
York : Aug 1/Aug 8, vol. 158, 2011.
8. Charles Levinson, Margaret Coker, « Turmoil in Egypt : Egyptians share secrets of
uprising », Wall Street Journal (Europe), Brussels, 11 février 2011.

22
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

Pour autant, à l’échelle du monde arabe, excepté en Libye où la force


des armes a vite parlé du côté des manifestants, les affrontements ont
échappé aux organisations politiques, suivant de manière générale un
déroulement émeutier particulier. Des jeunes se rassemblent sur la place
centrale d’un quartier populaire, parfois devant un local syndical. Une
foule composée d’hommes, de femmes et d’enfants les rejoint. Au bout
d’une rue conduisant au lieu de rassemblement, des cars de police barrent
la route à la manifestation. À ce moment, les jeunes prennent la tête de la
manifestation, les femmes, les hommes plus vieux et les enfants s’écartent.
Les premières pierres volent. La police riposte par des tirs de grenades
lacrymogènes. Déterminés à poursuivre leur avancée, les jeunes gagnent
petit à petit du terrain en attaquant par vagues rapides et compactes.
Après plusieurs tentatives, ils contraignent la police à se replier pendant
que d’autres groupes entament une percée munis d’objets enflammés qui
leur permettent d’ériger des barricades. Les jeunes s’abritent derrière le
feu et préparent l’assaut suivant. Les enfants empilent de nouvelles
pierres, les hommes plus vieux et les femmes ramènent des « recettes
maison » destinées à calmer les irritations des gaz lacrymogènes. À la
nuit tombée, la police perd du terrain, des tirs à balles réelles fauchent
quelques jeunes, les cris de femmes rythment les assauts des manifestants
qui s’intensifient, visant les véhicules de police, dernier retranchement des
forces de l’ordre qui finissent par quitter les lieux.
À un niveau plus théorique, ce langage de l’émeute consiste plus
exactement à « détruire ce qui détruit ou à défaut, se détruire ». C’est
comme si l’absence de perspectives, liée à l’échec et à la « récupération »
des idéologies passées, créait un besoin global de régénérescence critique.
Les membres d’une nouvelle classe d’exclus, d’ostracisés, de chômeurs
surnuméraires dont la vie elle-même est, à certains égards, inutile à l’ac-
croissement du capital, tant le nombre de prolétaires en concurrence à
l’échelle mondiale est devenu élevé, tentent de s’affirmer en se suicidant
comme Mohamed Bouazizi, en voulant se dissoudre dans l’« aristocratie
ouvrière » en réclamant un emploi décent, ou en détruisant au hasard les
symboles de leurs mise à l’écart, dans un mouvement de pure négation
comparable en tout point aux affrontements urbains européens et nord-
américains.
Il est vrai que sur le plan sociologique et politique, l’émeute est tantôt
appréhendée comme une révolte infrapolitique et partant, stigmatisée
comme négative, et tantôt considérée comme un mouvement politique
primitif dont la nature interpellatrice est l’indice d’une profonde demande

23
RENAISSANCES ARABES

d’intégration sociale 9. L’on pourrait songer à d’autres types d’émeutes


recensées et analysées dans le blog de l’anthropologue Alain Bertho 10 et
mettre en évidence l’importance des différences contextuelles. Il reste que
la première séquence des révolutions arabes est marquée par une dimen-
sion incontestable de négation. Son originalité réside dans le croisement
de cette dernière dimension avec une revendication directement politique,
comme le montrent les slogans scandés par certains Tunisiens lors des
premiers rassemblements : « À bas le parti du Destour ! », « L’emploi est
un droit, bande de voleurs ! », « Qu’on n’ait pas de pain et d’eau, qu’im-
porte, mais non à Ben Ali ! »
Ainsi, dans le sillage de ce mouvement de négation sinon de régéné-
rescence, comme en témoigne la symbolique du feu de l’immolation et du
feu de la destruction matérielle, émerge la volonté d’en finir avec le clan
au pouvoir. À cet égard, note le politologue Hamdi Nabli, les manifes-
tants ont eu « l’intelligence suprême de ne jamais attaquer le système en
termes de rapports de forces, comme dans l’imaginaire révolutionnaire
occidental qu’impose le système, mais ont déplacé la lutte dans la sphère
symbolique. Ils ont défié le système par un don (leur vie, leur mort)
auquel ce système a répondu par son effondrement11 ».
En effet, même si les révolutions arabes n’ont pas l’odeur du jasmin 12,
il reste que l’absence d’organisation révolutionnaire de masse a conduit
les insurgés, excepté en Libye, à refuser d’utiliser les mêmes armes que
leurs « oppresseurs ». Au Yémen, certains chefs de tribus allaient jusqu’à
se dévêtir de leurs sabres avant d’aller manifester. En Tunisie, les pistolets
automatiques qui étaient subtilisés à la police étaient systématiquement
remis à l’armée « républicaine ».
Ce caractère plutôt pacifique des révoltes reflète une aspiration à la
démocratie sociale. Cette aspiration est, en un sens, liée au manque de

9. Voir notamment Alain Bertho, « Les émeutes dans le monde en 2009 : ethnographie de
la colère », Revue internationale et strate´gique, no 79, 2010, p. 75-85 ; Laurent Mucchielli,
« Les émeutes urbaines dans la France contemporaine », dans Xavier Crettiez, Laurent
Mucchielli (sous la dir.), Les violences politiques en Europe, un e´tat des lieux, Paris, La
Découverte, 2010.
10. Voir http://berthoalain.wordpress.com/about/ (consulté en septembre 2011).
11. Hamdi Nabli, « Les Révolutions arabes ont-elles lieu ? », Affaire-strate´giques.info,
5 mai 2011. Voir http://www.affaires-strategiques.info/spip.php ?article5041 (site
consulté en septembre 2011).
12. En d’autres termes, la violence n’en est pas exclue.

24
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

perspectives idéologiques plus radicales. Car, l’islamisme, dernière


doctrine peu ou prou « crédible » pour les peuples arabes, parce que
plus ou moins vierge des défaites et des compromissions de la Realpolitik,
a entamé au milieu des années 2000, un processus de « parlementarisa-
tion 13 ». Les mouvements islamistes de type Frères musulmans ont voulu
se transformer en partis de gouvernement en misant sur leur attachement
aux valeurs démocratiques 14. Cela a eu pour effet de limiter leur capacité
à intégrer les contestations plus radicales 15 au sein de leur doctrine. Le
manque d’idéologie nouvelle a par conséquent encouragé les émeutiers les
plus politisés à prendre au mot les discours démocratiques non théolo-
gisés diffusés à l’envi par les pouvoirs en place.
Au demeurant, cette aspiration de démocratie sociale dépasse les
frontières géo-historiques du monde arabe et fait écho à la normalisation
capitaliste et démocratique que portent en eux les mouvements populaires
arabes. Dans sa version la plus radicale, ce désir se traduit par le rassem-
blement d’individus « non organisés » devant une institution représentant
le pouvoir central ou une autorité régionale 16. Les manifestants réclament
le départ de gouvernants et la nomination de technocrates, étrangers aux
routines « politiciennes ». Ces technocrates sont censés régler les
problèmes sociaux. S’ils échouent, les manifestants s’estiment en mesure
de les destituer en leur criant : « Dégage ! »

13. Jean-Noël Ferrié, « La parlementarisation de l’islam politique : la dynamique des


modérés », Euromesco papers, no 41, 2005.
14. En mars 2004, les Frères musulmans égyptiens, réputés les plus opiniâtres de la
mouvance, ont ouvert le bal en lançant une initiative pour la réforme politique. Dans ce
cadre, ils ont réaffirmé leur engagement envers la démocratie et appelé les partis politiques
d’opposition à constituer une charte nationale. Celle-ci soulignait de manière incondi-
tionnelle l’attachement à la liberté d’expression et de croyance, à l’indépendance de la
justice et au principe de l’alternance politique stipulant la tenue d’élections libres et
concurrentielles.
15. Ajoutons qu’ils ont été marginalisés par l’irruption de la question sociale. Sur ce point,
voir Husam Tammam, Patrick Haenni, « Les Frères musulmans égyptiens face à la
question sociale », Institut Religioscope. Études et analyses, no 20, mai 2009.
16. Les exemples sont nombreux. Place du gouvernement et ministère de l’Intérieur à
Tunis, place Tahrir au Caire, place Syntagma à Athènes, place Puerta del Sol en Espagne,
etc. Sur ce type de mouvements à l’extérieur du monde arabe dit « mouvements des
indignés », voir le site grec http://real-democracy.gr (consulté en septembre 2011). On
citera également les sièges des gouvernorats et des sous-gouvernorats qui ont, notamment
en Tunisie, fait figure de principaux lieux de rassemblements.

25
RENAISSANCES ARABES

Il reste que d’un point de vue sociologique, les acteurs des révolutions
arabes comprennent également des chefs d’entreprises. En effet, de
nombreux hommes d’affaires ont peu ou prou appuyé directement ou
indirectement les soulèvements. Dans le cas tunisien, par exemple, la
bourgeoisie originaire de Sfax, celle qui était la plus brimée par les para-
sites du clan Ben Ali-Trabelsi, originaires, eux, du Sahel, a soutenu acti-
vement la grève générale de Sfax du 12 janvier 2011 17. Une partie de ces
Sfaxiens avait par ailleurs commencé à montrer des signes d’exaspération,
sur un registre relevant de la résistance passive, tel le refus de commé-
morer l’anniversaire du coup d’État médical de Zine El Abidine Ben Ali,
le 7 novembre 2010. Certains avaient quitté les banques et les entreprises
accaparées par le clan au pouvoir. D’autres avaient réalisé des opérations
financières avec des firmes multinationales sans passer par l’administra-
tion centrale. D’autres encore s’ingéniaient à applaudir lors des congrès
du parti hégémonique tout en se repliant sur des réseaux familiaux et
régionaux d’entrepreneurs, pour échapper au racket des parasites du
régime.
Le rôle de ces entrepreneurs a largement été sous-estimé dans l’ana-
lyse des mouvements et ce, pour deux raisons. D’une part, ces derniers
ont appuyé les soulèvements de manière discrète. En effet, nombre
d’entre eux s’étaient affichés avec les régimes, même si ces régimes repré-
sentaient le principal frein à l’extension de leurs activités. D’autre part,
intégrer les entrepreneurs sur le plan de l’analyse en tant qu’acteurs à part
entière des révolutions arabes, revient à rompre avec une certaine concep-
tion gauchiste et populiste considérant le « printemps arabe » comme une
révolution prolétarienne en devenir. Or, ce sont les structures économi-
ques de la société qui se sont, pour ainsi dire, « mises à penser ». Ce
faisant, elles ont poussé les couches sociales les plus diverses à agir pour
défendre leurs intérêts immédiats. Quant à la mythique classe ouvrière en
bleu de travail, celle-ci s’est dissoute en s’élargissant à la majorité des
salariés à l’échelle mondiale, et ce, quelle que soit la place de ces
derniers dans et en dehors du circuit de production. Les divers individus
composant les classes censées n’avoir « rien à perdre » œuvrent, pour
l’heure, de manière peu ou prou consciente à la normalisation du
système capitaliste.

17. Épisode crucial dans le scénario qui a conduit à la chute du régime.

26
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

Cette normalisation signifie plus exactement que pour que ce mode de


production fonctionne de manière optimale, il est nécessaire qu’il se libère
des fractions parasitaires et rentières se trouvant à la tête des régimes
autoritaires. Car, celles-ci, loin de se confondre avec la classe bourgeoise
au sens marxien, freinent, de multiples manières le développement du
capital devenu pourtant impérieux depuis la crise économique et finan-
cière de 2007. En d’autres termes, les différentes catégories sociales, du
prolétariat occasionnel à la bourgeoisie d’affaire, ont intérêt, pour des
raisons différentes, à se débarrasser de la prédation qui bloque les poten-
tialités de développement capitaliste accumulées depuis des décennies.
Les régimes autoritaires à parti unique ou hégémonique sont donc les
premiers visés. D’aucuns y verront un complot international, position qui
atteste d’une certaine incapacité à saisir les facteurs économiques et
sociaux qui déterminent pour partie les volontés humaines.

Émergence et épuisement des bourgeoisies rentières et parasitaires

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États du monde


arabe ont accédé à leur indépendance. Comme le montre le juriste
libanais Georges Corm 18, des élites nationalistes issues des mouvements
politiques de libération, ont pris les rênes du pouvoir, se substituant pour
partie aux anciennes élites traditionnelles provenant des grandes familles
commerçantes qui occupaient des postes à responsabilités au sein des
administrations traditionnelles et coloniales.
Les années 1960 ont ainsi été marquées par la construction des États
modernes et par la mise sur pied de grands projets de développement sous
l’égide de ces élites nationalistes assez modernistes et sécularistes. En
pleine guerre froide, les socialismes à épithète (socialisme algérien, socia-
lisme destourien etc.) et le nationalisme arabe dans ses versions plus ou
moins socialisantes ont permis à ces élites d’engager des politiques volon-
taristes de transformation sociale, économique et politique, tout en ména-
geant le « monde libre » et le « monde communiste ». L’échec du
nationalisme arabe, suite à la Guerre des six jours de juin 1967, le
discrédit grandissant des « États socialistes réels » et les tensions géopoli-
tiques liées à l’importance croissante des matières premières fossiles dans

18. Voir George Corm, Le Proche-Orient e´clate´ (1956-2007), Paris, Gallimard, 2007.

27
RENAISSANCES ARABES

l’économie mondiale, ont tous trois conduit à diminuer le rôle politique et


économique de l’Égypte dans la région, au profit de celui de l’Arabie
Saoudite, monarchie pétrolière promotrice d’un islam rigoriste et expan-
sionniste.
Dans le même temps, la constitution des États modernes s’est heurtée à
des particularismes ethniques et locaux, produits de la recomposition des
allégeances traditionnelles, ainsi qu’à un mouvement d’intégration régio-
nale dans une entité supra-étatique fondée sur la langue et la culture (la
« nation arabe 19 »). Cristallisées par le conflit israélo-palestinien au niveau
régional et par la nécessité de maintenir la paix sociale au niveau national,
ces tensions ont contribué à sceller une gestion autoritaire et patrimoniale
des pays 20. Plus exactement, les États arabes ont tenté de réorganiser leurs
sociétés sans pouvoir amoindrir l’inertie des chocs que celles-ci avaient
subis à l’issue de leur confrontation avec l’impérialisme et le colonialisme
du XIXe siècle. Par ailleurs, les termes de cette réorganisation étaient dépen-
dants, pour partie, des limites assignées par les caractéristiques sociologi-
ques des acteurs vainqueurs des mouvements de libération nationaux. En
effet, cette recomposition devait s’effectuer par l’intermédiaire, sinon au
sein même, des institutions étatiques et des forces politiques qui s’étaient
imposées au lendemain des indépendances, tels les partis, les alliances
partis-syndicats et surtout les armées. Des régimes à parti unique,
appuyés par des forces civiles ou militaires, tentaient de maintenir l’équi-
libre social, tribal, clanique et ethnique. Par ailleurs, ces régimes étaient
conduits, dans certains, cas à s’octroyer le monopole de la gestion de la
rente pétrolière et, dans d’autres, à contrôler les activités productives, et ce,
dans un souci de croissance de leur appareil et de maintien de la paix sociale.
À partir des années 1970, ces élites nationalistes ont commencé à être
reléguées au second plan par des élites rentières, victorieuses de la « guerre
froide arabe 21 » entre l’Égypte et l’Arabie. Le personnel politique s’est
partiellement renouvelé. Le discours « anti-impérialiste » de développe-
ment économique a globalement été marginalisé au profit d’un discours
d’État plus islamisant, influencé en partie par le modèle wahhabite
saoudien. Durant cette décennie, un profond mouvement de désenchan-

19. Sur cette thématique, voir Maurice Flory et al., Les re´gimes politiques arabes, Paris,
PUF, coll. Thémis, 1990.
20. Voir notamment Hisham Sharabi, Le ne´o-patriarcat, Paris, Mercure de France, 1996.
21. Voir Malcom H. Kerr, The Arab cold war : Gamal’ Abd al-Nasir and His Rivals, 1958-
1970, 3e éd., New York, Oxford University Press, 1971.

28
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

tement national a traversé le monde arabe. Il trouva en réponse la contes-


tation identitaire de type islamiste 22, produit, en un sens, de l’échec du
nationalisme arabe et du « socialisme réel ».
Les ouvertures économiques (infitah), c’est-à-dire les libéralisations
économiques relatives et partant la diminution du rôle entrepreneurial
et social des États, ont permis une certaine libération de l’initiative privée.
Celle-ci s’est toutefois accompagnée d’un accroissement des tensions
sociales et d’une série d’émeutes liées, par ailleurs, à la fluctuation du
cours des matières premières, tel le contre-choc pétrolier de 1986 23. Sur
le plan politique, les partis au pouvoir ont opté pour un pluralisme
politique « de façade » qui, en fin de compte, leur a permis de se légitimer
dans le nouveau contexte mondial ouvert par la perestroı¨ka, la montée de
l’islam politique, la mondialisation financière et la politique étrangère des
États-Unis.
La chute de l’Union soviétique (1991), la deuxième guerre du Golfe
(1990-1991), la transnationalisation croissante des échanges commer-
ciaux, les transformations du mode de gouvernance, accordant davantage
de place aux politiques contractuelles entre administrations locales, entre-
prises multinationales et organisations internationales, ont conduit les
régimes autoritaires arabes à se recomposer, à défaut de se démocratiser,
à l’instar des régimes d’Amérique Latine. On a ainsi assisté à une véri-
table consolidation autoritaire. Les mesures de contrôle social mises en
œuvre en Europe et en Amérique du Nord à la suite des attentats du
11 septembre 2001 l’ont, par ailleurs, favorisée, la restriction des libertés
étant censée être le prix à payer pour la construction d’un rempart exté-
rieur et intérieur destiné à faire face à l’islamisme 24.
Au demeurant, ces régimes étaient contraints, afin de se renforcer, de
désamorcer les contestations des associations civiles en intégrant pour
partie leur leader ou en « récupérant » leurs revendications sur le plan
du discours 25. Au niveau économique, les libéralisations promues par

22. Voir François Burgat, L’islamisme au Maghreb, Paris, Payot & Rivages, coll. Petite
Bibliothèque Payot, 1995.
23. Le prix du baril passe de 25 dollars à la fin de 1985 à moins de 10 dollars en juillet 1986.
24. Sur ce plan, voir Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.),
Autoritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences
Nord-Sud, Paris, La Découverte, coll. Recherches, 2008.
25. Sur cette thématique et son illustration dans le cas marocain, voir Frédéric Vairel,
Espace protestataire et autoritarisme. Nouveaux contextes de mise à l’e´preuve de la notion

29
RENAISSANCES ARABES

les instances financières internationales les ont amenés à dépenser davan-


tage d’énergie pour maintenir la paix sociale. Tant et si bien que l’étalage
ostentatoire de leur capacité à garantir l’ordre public était proportionnel
à leur faiblesse 26.
Dans le même temps, deux facteurs structuraient leur modèle écono-
mique :
– D’une part, la dilapidation de la rente pétrolière par les apparat-
chiks, se traduisant par la consommation des produits de luxe étrangers et
par la construction d’infrastructures improductives (routes, palais,
édifices de luxe, plages privées). Une partie seulement de la rente, et ce,
afin d’éviter les pressions inflationnistes 27, était distribuée de manière
clientéliste afin d’acheter le silence des gouvernés.
– D’autre part, ce modèle était basé sur l’exploitation d’une main-
d’œuvre dont la mise en concurrence à l’échelle mondiale diminuait le
coût de revient, mais provoquait en retour une montée du chômage et une
contestation de type syndical de plus en plus radical.
En outre, dans la deuxième moitié des années 2000, l’augmentation
du prix des matières premières comme les céréales et le pétrole n’a pas
enrichi ces régimes de manière substantielle. En effet, une part grandis-
sante des recettes tirées des hydrocarbures était destinée aux subven-
tions des produits de première nécessité. De manière simultanée, les
raffineries pétrolifères et gazières américaines, françaises et britanniques
ont tenté d’intégrer une fraction plus importante de la rente dans le
circuit capitaliste productif 28. Ceci est loin de signifier que les « grandes
puissances » entraient en conflit avec les pays arabes pour diminuer le
plus possible leur revenu pétrolier. Cela signifie plus exactement que la
rente improductive devait être transformée en capital productif, à
l’instar de la dynamique en œuvre au Qatar, et non réinvestie de

de « fluidite´ politique » : l’analyse des conjonctures de basculement dans le cas du Maroc,


thèse de doctorat en science politique, Michel Camau (sous la dir.), Aix-en-Provence,
Université Paul Cézanne, 2005.
26. Sur la thématique de la faiblesse des États autoritaires, voir Joel S. S. Migdal, Strong
societies and weak states : state-society relations and state capabilities in the Third World,
Princeton, Princeton University Press, 1988.
27. En effet, plus l’argent circule au sein d’un État moins cet argent vaut, ce qui se traduit
par une hausse des prix.
28. Sur ce point, voir Théo Cosme, Moyen-Orient 1945-2002, Histoire d’une lutte de
classes, Turin, Éditions Senonevero, 2002.

30
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

manière anarchique sur les places boursières. Qu’importe finalement le


montant de la rente encaissée par les régimes, pourvu que le revenu du
pétrole se transforme en capital productif. Ceci dans l’optique d’ap-
porter un « bol d’air » au système capitaliste mondial. Car ce système
est, qu’on le veuille ou non, confronté à une crise financière sans précé-
dent liée, dans une certaine mesure, à l’hypercroissance du capital
financier. Dans une mesure plus importante, cette crise reflète les diffi-
cultés que le système éprouve dans sa quête de nouveaux débouchés,
tant les citoyens d’Europe et d’Amérique du Nord peinent à
consommer la grande quantité de produits disponibles sur leur
marché intérieur.
Par ailleurs, la « normalisation » du capital suppose que les revenus
des régimes, revenus liés plus précisément aux hydrocarbures, aux
« rentes » touristiques et aux ressources externes telles les devises de
travailleurs émigrés ou les aides internationales, soient investis dans des
activités économiques « rationalisées ». Autrement dit, ces revenus
doivent être injectés dans des secteurs directement producteurs de plus-
value, gérés de manière légale et rationnelle par des entrepreneurs privés
et régulés par une institution étatique prélevant l’impôt. Ainsi, la princi-
pale niche visée par cette normalisation demeure le réseau d’économie
informelle qui a crû de manière exponentielle dans les années 2000. Plus
du tiers de l’économie de la plupart des pays arabes échappe au contrôle
administratif de l’État. Plus fondamentalement, cette économie parallèle
constitue le centre névralgique du réseau de racket mis en place par les
élites rentières qui, d’une part, prélèvent une fraction du bénéfice des
entrepreneurs, selon un rituel relevant du registre mafieux, et, d’autre
part, contrôlent les circuits d’importation de produits de consommation,
notamment chinois, et ce, à l’abri du regard des institutions fiscales.
Comme aucun impôt n’est prélevé sur ces activités commerciales, le prix
des marchandises importées diminue, ce qui ruine les petites industries
locales.
De surcroı̂t, le caractère particulièrement inégalitaire de l’accès au
crédit qui privilégie, il va sans dire, les citoyens proches du pouvoir,
pervertit littéralement le rôle des institutions financières. Cela renforce
en fin de compte ce que l’on désigne par le terme de corruption et
développe le système clientéliste et les pratiques néo-patrimoniales
dans une telle mesure, que l’État lui-même est miné de l’intérieur.
L’impact du ralentissement de l’économie mondiale sur les économies
arabes a en fin de compte rétréci les ressources financières des

31
RENAISSANCES ARABES

régimes 29. Conjuguées à la véritable privatisation de l’État que nous


venons d’évoquer, des crises internes ont frappé les partis au pouvoir,
les forces de police et les forces armées. Ces crises sont liées, en dernière
instance, au changement des termes de la redistribution clientéliste. Car,
eu égard au rétrécissement des ressources à « distribuer » pour « acheter »
la paix sociale, les équilibres sociologiques, ethniques, claniques ou
tribaux ont été bouleversés. Ceci a aiguisé les appétits, les « jalousies »,
et a créé des défections politiques et parfois même des vocations contes-
tataires et révolutionnaires.
Par conséquent, la normalisation relève dans ce contexte d’une dyna-
mique d’ensemble visant à saper les assises économiques du pouvoir
politique des bourgeoisies parasitaires et de leurs réseaux « mafieux ».
Ceci afin de permettre le développement d’activités productrices échap-
pant au prélèvement du tribut par un clan se présentant comme garant
clientéliste et autoritaire de la paix sociale. Par ailleurs, et eu égard à la
paupérisation de franges entières des populations arabes, cette normali-
sation suppose que l’État redistribue une partie de son revenu pour
maintenir l’ordre de manière légale et rationnelle grâce à des politiques
sociales compatibles avec les exigences démocratiques des investisseurs,
des mouvements issus des sociétés civiles et de la communauté interna-
tionale. Cela implique que les États réussissent à prélever l’impôt sans
alourdir la pression fiscale, et ce, afin d’ôter toute fonction au système de
redistribution clientéliste peu formalisé, et contrôlé par la nomenklatura
civile, partisane, syndicale ou militaire.

La normalisation capitaliste et démocratique vise ainsi les régimes


autoritaires à partis uniques et hégémoniques qui ont freiné, dans une
certaine mesure, l’irruption sur les scènes politiques d’une coalition d’en-
trepreneurs 30 à même de former l’armature d’une classe bourgeoise. Des
parasites ont pu pendant longtemps se constituer des rentes de situation
tout en brisant les velléités des chefs d’entreprises « autochtones » et la

29. Voir Jean-François Daguzan, « La crise arabe : de la crise économique à la révolution


politique ? », Maghreb-Machrek, no 206, dossier « Le monde arabe dans la crise », hiver
2011.
30. Voir Eberhard Kienle, « Libéralisation économique et délibéralisation politique : le
nouveau visage de l’autoritarisme ? », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles
Massardier (sous la dir.), Autoritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au
XXIe sie`cle. Convergences Nord-Sud, op. cit., p. 251-265.

32
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?

détermination des laissés pour compte. Or, ces parasites sont devenus
inutiles et représentent désormais un obstacle au développement du capi-
talisme dans le monde arabe. À cet égard, il convient de le préciser, le
terme « capitalisme » est loin de se réduire à celui de « libéralisation ».
« Capitalisme » signifie ici développement effréné du salariat et partant,
extension des activités productrices de plus-value. De ce point de vue, les
révolutions qui ont éclaté sont en mesure de libérer les potentialités
économiques des sociétés arabes dans une optique libérale qui facilitera
la création d’un marché intérieur régional, et diminuera de ce fait le
chômage et réduira la pauvreté. À ce titre, ces révolutions sont bour-
geoises. Tout comme elles demeurent populaires en ce que des
« peuples » se sont uni contre leurs parasites tels les Français durant la
Monarchie de juillet. Si ce processus aboutit, la normalisation démocra-
tique qui l’accompagne, le précède et lui succède créera des régimes
respectueux de l’État de droit qui réenchanteront l’idéal démocratique.
Si ce processus est avorté, à la suite de l’arrivée de nouveaux Bonapartes,
de l’approfondissement de la crise économique et de tensions géopoli-
tiques croissantes, il y a fort à parier que la dynamique de négation se
poursuive dans un chaos généralisé.

33
Chapitre 2

Des révolutions Facebook ?

À entendre bon nombre de commentateurs, sans Twitter et


Facebook, le printemps arabe ne se serait jamais produit. Plus encore,
ces soulèvements ne seraient que la conséquence de la diffusion des
nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC),
notamment des réseaux sociaux numériques et des outils de micro-
blogging comme Facebook et Twitter. Selon cette approche, sans NTIC
il n’y aurait donc eu aucun printemps arabe. Certains verront dans ce
discours répété à satiété des relents de colonialisme, d’autres l’illustration
des effets d’un déterminisme technologique de sens commun. Au demeu-
rant, les discours sur la « révolution 2.0 », la « révolution Facebook » ou
la « révolution Twitter » ont bel et bien été propagés dans les médias
traditionnels pendant de longs mois, suscitant ainsi engouements et indi-
gnations. Pourtant, cette observation qui revêt les apparences de l’évi-
dence relève en réalité d’un raccourci de pensée.
Le 28 janvier 2011, la firme Facebook était accusée par l’US Federal
Trade Commission1 d’atteinte à la vie privée. Dans une réponse écrite,
l’entreprise invoquait son rôle dans la révolution tunisienne de 2010-2011
et affirmait que Facebook, tout comme les autres réseaux sociaux numé-
riques, en plus de promouvoir la démocratie, renforçait la capacité
d’action de la société civile et élargissait les frontières de l’espace
public 2. Quelques mois plus tard, lors du e-G8, le « Davos numérique »
tenu à Paris au mois de mai 2011, Mark Zuckerberg, P.-D.G. de
Facebook, affirmait : « Il serait particulièrement arrogant pour une entre-

1. Une agence de protection des consommateurs américains.


2. Le texte intégral est disponible à l’URL suivant : http://mashable.com/2011/02/24/
facebook-responds-to-ftc-privacy-investigation/ (consulté en septembre 2011).

35
RENAISSANCES ARABES

prise de technologie de revendiquer un rôle dans les mouvements de


protestation (...) Facebook n’a été ni nécessaire, ni suffisant 3. » Comme
le rapide changement de ton de la firme Facebook le laisse présager, il est
probable qu’avec le recul, les « révolutions Internet » seront distinguées
des « révolutions à l’heure de l’Internet 4 ». Sur ce plan, le traitement
médiatique des émeutes de Londres au mois d’août 2011 montre que le
déterminisme technologique est loin de faire l’unanimité en fonction du
contexte politique auquel il s’applique. Ces événements ont été présentés
comme l’œuvre de « pillards frustrés » par leur impossibilité d’accéder à la
société de consommation plutôt que comme celle du service de messagerie
mobile sécurisé Blackberry Messenger 5.
Il reste que le rôle des NTIC dans les révolutions arabes a eu tendance
à être surévalué. De même que les théories du complot « servent à penser
le recul de quelque chose 6 », le concept de « révolution Facebook » permet
de ramener les révolutions arabes dans le giron des révolutions de fleurs et
de couleurs des années 2000. Les déclinaisons diverses de ce concept
contribuent à délégitimer le caractère populaire de ces révolutions, les
réduisant à l’œuvre de jeunes blogueurs pacifiques appartenant à une
certaine élite urbaine. Il est vrai que le rôle des NTIC ne doit pas être
surestimé et doit être remis à sa « juste place » pour comprendre le sens de
ces soulèvements. Pour autant, l’idéologie qui érige les nouveaux médias

3. Fabien Deglise, « Facebook et la révolution arabe : un mythe selon Mark Zuckerberg »,


Les mutations tranquilles, 25 mai 2011, http://www.ledevoir.com/opinion/blogues/les-
mutations-tranquilles/324001/facebook-et-la-revolution-arabe-un-mythe-selon-mark-
zuckerberg (site consulté en septembre 2011).
4. Pour reprendre l’expression de Christophe Deshayes, « La révolution tunisienne n’est
pas une révolution Internet, c’est une révolution à l’heure de l’Internet », Re´volutions du
nume´rique, 21 janvier 2011, http://www.revolutionnairesdunumerique.com/la-revolution-
tunisienne-n %E2 %80 %99est-pas-une revolution-internet-c %E2 %80 %99est-une-
revolution-a-l %E2 %80 %99heure-de-l %E2 %80 %99internet (consulté en septembre
2011).
5. Celui-ci permet aux utilisateurs de s’échanger des messages via Internet grâce à leur
téléphone portable, sans que la police puisse intercepter les communications. Philippe
Crouzillacq, « Émeutes au Royaume-Uni. BlackBerry Messenger (BBM) au banc des
accusés », 9 août 2011, Newsilla. net, http://www.newzilla.net/2011/08/09/emeutes-au-
royaume-uni-blackberry-messenger-bbm-au-banc-des-accuses/ (consulté en septembre
2011).
6. « Cela peut être celui de l’homme sur terre (extraterrestre), de la chrétienté (complot
maçonnique) », etc. Voir Boris Pétric, « À propos des révolutions de couleur et du soft
power américain », He´rodote, 2008/2, no 129, p. 7-20, p. 18.

36
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

sociaux en deus ex machina des révolutions arabes, demeure intéressante à


examiner.

En finir avec le déterminisme technologique

D’un point de vue sociologique, l’introduction de nouvelles techno-


logies dans une société transforme les interactions entre les individus et
leurs milieux, tout en s’inscrivant dans des évolutions sociales indépen-
dantes de la technique. Les NTIC, tels Internet et le téléphone mobile
brouillent les frontières entre l’espace public et l’espace privé. Dans le
domaine professionnel, les NTIC permettent de raccourcir les délais, de
diminuer les distances et, partant, de rendre plus efficient le travail
d’équipe. Par ailleurs, elles offrent la possibilité de communiquer à
partir d’un nombre quasi illimité d’espaces géographiques et donc
d’échanger des informations, d’organiser des rencontres et des activités,
quelles que soient la distance et la nature du lieu qui séparent les indi-
vidus. En un sens, les NTIC offrent « la possibilité de ». Ce n’est pas en
tant que technologies en soi qu’elles transforment les relations sociales, ce
sont plutôt leurs usages qui actualisent des potentialités déjà présentes
dans la société avant que ces technologies ne s’y diffusent. Et à ce titre, ces
usages demeurent en grande partie inconnus avant qu’ils ne soient fixés
par les « consommateurs », les « utilisateurs » ou les « usagers ».
Que l’Internet ait été inventé à des fins militaires ou que Facebook ait
été pensé comme une blague de potache sur le campus d’Harvard est loin
de déterminer les multiples visages du web et des réseaux sociaux numé-
riques. Enfin, force est de constater que malgré son faible taux de péné-
tration en dehors des grands axes urbains7, le Net intervient tellement
dans les espaces sociaux, économiques et politiques classiques qu’il
s’avère impossible de ne pas l’intégrer comme une composante de la
compréhension de tout phénomène politique 8.
À rebours de ces clarifications sociologiques, une conception de sens
commun croyant au déterminisme technologique a servi de socle théo-
rique aux divers commentaires sur le rôle des réseaux sociaux numériques

7. Sur les taux de pénétration du web selon les différents pays, voir www.internetworldstats.
com (consulté en septembre 2011).
8. Christophe Deshayes, « La révolution tunisienne n’est pas une révolution Internet, c’est
une révolution à l’heure de l’Internet », art. cit.

37
RENAISSANCES ARABES

dans les révolutions arabes. Ces réseaux auraient été une « pièce
maı̂tresse » des révolutions, ils seraient à « créditer du renversement
tunisien », auraient mis fin à cinquante-quatre ans de dictature en
Tunisie, et auraient représenté « l’outil de support opérationnel » des
révolutions 9.
Tout d’abord, il convient de préciser que le rôle des NTIC au niveau
politique a souvent été convoqué pour décrire le mode opératoire des révo-
lutions de fleurs et de couleurs des années 2000. Ce type de révolution éclate
en règle générale à l’occasion d’élections contestées qui deviennent « le
théâtre d’une confrontation entre le gouvernement d’un côté et plusieurs
acteurs émergents de l’autre : les mouvements étudiants, des coalitions
d’ONG, des coalitions d’opposition et des médias privés 10 ». Le bal a été
ouvert en Serbie, avec la révolution du 5 octobre 2000 qui a conduit à la
chute de Slobodan Milosevic 11. Il s’est poursuivi avec la « révolution des
Roses » en Géorgie, déclenchée à la suite des élections contestées de 2003
qui ont précipité la chute d’Édouard Chevardnadzé, puis l’année suivante
avec la révolution orange ukrainienne qui a porté Viktor Iouchtchenko à la
tête de l’État. En 2005, une « révolution des Tulipes » a éclaté au
Kirghizstan suite à des élections parlementaires. S’en sont suivis deux
mouvements de contestation au Moyen-Orient, qualifiés de « révolutions »
par de nombreux médias : la « révolution du Cèdre » au Liban, un mouve-
ment demandant le retrait des troupes syriennes après l’assassinat de l’op-
posant Rafic Hariri et la « révolution bleue », une mobilisation koweı̈tienne
réclamant, entres autres, le droit de vote des femmes.
Le rôle des NTIC est particulièrement mis en évidence dans les
analyses de ces « révolutions ». Il est même convoqué dans d’autres
types de protestation tels le mouvement philippin réclamant la démission
du président Joseph Estrada 12. Il l’est également dans le cas kenyan, où,

9. Voir notamment le recensement des articles sur le sujet dans Olivier Cimelière, Tunisie-
Égypte : Peut-on vraiment parler de révolution 2.0 ? », Le blog du communicant 2.0, http://
www.leblogducommunicant2-0.com/2011/01/31/tunisie- %E2 %80 %93-egypte-peut-on-
vraiment-parler-de-revolution-2-0/ (consulté en septembre 2011).
10. Boris Pétric, « À propos des révolutions de couleur et du soft power américain », art.
cit.
11. Les contestataires s’étaient notamment inspiré des mobilisations slovaques et croates
en 1998 et en 2000.
12. En 2001, au cours du procès pour corruption du président de la République, les
Philippins se sont échangés sept millions de SMS pour organiser une manifestation sur
une grande place de Manille afin de réclamer la démission du président.

38
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

en 2008, le signal de départ des violences a été donné via SMS, ou encore
dans le cas indonésien où, en 2009, un million d’internautes ont signé une
pétition sur Facebook demandant la libération de deux membres de la
Commission pour l’éradication de la corruption (KPK) 13. Cette tendance
s’accentue au cours de l’année 2009 avec la « révolution verte » iranienne,
un ensemble de mobilisations contestant la réélection du président
Mahmoud Ahmadinejad 14, et culmine avec la « révolution Twitter » de
Moldavie, un mouvement de contestation contre la victoire du Parti des
communistes de la République de Moldavie (PCRM) aux élections légis-
latives d’avril 2009 15.
Au demeurant, outre leur ressemblance sur le plan du contexte, ces
mouvements se rejoignent au niveau des techniques de mobilisation mises
en œuvre. Des informations fortement chargées émotionnellement cir-
culent et sont réappropriées dans des situations locales différentes 16 susci-
tant en conséquence une sorte d’« indignation mobilisatrice ». Cette
« circulation-réappropriation » s’opère grâce aux SMS, aux blogs
locaux, aux images et vidéos filmées grâce aux caméras des téléphones
portables puis postées sur les réseaux sociaux numériques, les outils de
micro-blogging et les sites d’hébergement de fichiers comme YouTube ou
Dailymotion.
D’une manière générale, le web a pris le relais des médias classiques
largement censurés dans les contextes politiques que nous venons d’évo-
quer. L’ouverture des premiers blogs sur Internet a d’ailleurs corres-
pondu au déclenchement de la seconde guerre d’Irak en 2002, une
période « où les mainstream medias ont étouffé toutes les voix discor-
dantes, servant parfois aveuglément les desseins de l’administration
Bush 17 ». Il est vrai que sur ce dernier point, la chaine de télévision
qatarie Al Jazeera a été un véritable bol d’air dans le monde arabe.

13. Voir Nicolas Arpagian, « Internet et les réseaux sociaux : outils de contestation et
vecteurs d’influence ? » Revue internationale et strate´gique, no 78, 2e trimestre 2010.
14. Isabelle Hare, Mahsa Youcefi Darani, « Les élections iraniennes de 2009 sur Twitter
et Facebook : les formes contemporaines du militantisme informationnel », http://
essachess.com/index. php/jcs/article/download/7/7 (consulté en septembre 2011).
15. Voir Bibi van der Zee, « Twitter Triumphs », Index on Censorship, no 38-97, 2009.
16. Boris Pétric, « À propos des révolutions de couleur et du soft power américain », art.
cit.
17. Benjamin Loveluck, « Internet, vers la démocratie radicale ? », Le De´bat, no 151, Paris,
Gallimard, 2008.

39
RENAISSANCES ARABES

En effet, en décembre 2010, au début des soulèvements arabes, Al


Jazeera était le seul média audiovisuel relativement indépendant. Les
blogs qui répandaient des voix discordantes étaient purement et simple-
ment interdits d’accès, et leurs animateurs étaient arrêtés. En revanche,
l’outil de réseau social Facebook était toléré, servant parfois de souricière
aux censeurs pour ficher les dissidents. Dès 2008, plus précisément, des
militants politiques et syndicaux et des citoyens ordinaires ont commencé
à alimenter la chaine de télévision qatarie 18 et les espaces d’expression
encore disponibles sur le web, de données sur les mobilisations sociales et
politiques. Internet et notamment les réseaux sociaux numériques comme
Facebook ou les outils de microblogging comme Twitter ont permis de
contourner, pour partie, les censures gouvernementales. L’information a
donc circulé via ces nouveaux canaux d’expression. Mieux, ceux-ci se sont
adaptés à la nécessité de faire circuler une information produite dans un
contexte de mécontentement social grandissant et de black-out de la
quasi-totalité des médias traditionnels.
Ce changement de support de diffusion a eu pour effet secondaire
l’implication politique grandissante des acteurs maı̂trisant au mieux ces
nouveaux outils. La diaspora, tout d’abord, s’est retrouvée dans un rôle
de passeur de l’information au niveau local, national et international. Ces
informations étaient « mises en ligne » depuis l’étranger, dans des espaces
moins sujets à la censure. Elles « revenaient au pays », pour ainsi dire, et
étaient relayées par des jeunes férus d’informatique. De ce point de vue,
les révolutions arabes n’ont pas commencé en décembre 2010, mais dans
la seconde moitié des années 2000, comme en témoignent les contesta-
tions syndicales et les mobilisations des sociétés civiles qui ont contribué à
la mise à l’index des régimes, de plus en plus perçus par l’« opinion
publique internationale » comme violents, corrompus et dictatoriaux
malgré leur façade démocratique. En d’autres termes, la période qui a
précédé le temps fort de ces révolutions a été marquée par un transfert du
centre de gravité des informations en mesure de contester la légitimité des
régimes, des médias traditionnels aux NTIC 19. Ce transfert a en quelque
sorte contribué à « politiser » une fraction d’une jeune « élite » urbaine qui

18. Voir notamment « Entretien avec Claire Talon », Te´moignage Chre´tien, 4 mars 2011,
http://www.temoignagechretien.fr/ARTICLES/International/Monde-arabe-Al-Jazeera-
et-la-revolution/Default-3-2436.xhtml (consulté en septembre 2011)
19. Sur la période précédente, voir Margaret Keck, Kathryn Sikkink, Activists beyond
borders, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Lise Garon, Taı̈eb Moalla, Nadège

40
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

avait davantage accès à l’Internet, et le maı̂trisait mieux. Cette « élite »


appartenait, en règle générale, à des catégories sociales plus favorisées
que les jeunes émeutiers qui entrèrent en scène de manière déterminante à
l’hiver 2010-2011.
En fait, les acteurs qui devaient être « politisés » par le biais d’Internet
étaient pour partie « prêts à l’être ». Parmi eux se trouvaient des fils et
filles de militants, notamment des vaincus de la contestation gauchiste
des années 1960-1970. Ces « enfants » possédaient une connaissance intui-
tive de ce qu’est l’injustice sociale et une capacité « générationnelle » à
l’exprimer avec un langage en phase avec notre époque, à l’instar de la
blogueuse tunisienne Lila Ben M’henni, fille d’un militant d’extrême
gauche de la décennie 1970. Au sein de cette « élite », se trouvaient égale-
ment des jeunes apolitiques, libéraux quasi instinctivement, souvent
étudiants dans des filières liées de près ou de loin à la maı̂trise de l’outil
informatique. L’accélération de l’histoire à l’hiver 2010-2011 a par
ailleurs suscité de nouvelles vocations qui se sont révélées sur le tas et a
créé des cas de « charisme situationnel » projetant des jeunes blogueurs
sur le devant des scènes médiatiques internationales comme l’Égyptien
Wael Ghonim. Dans le même mouvement, Facebook et Twitter ont
fonctionné à plein régime, sur un mode toutefois contrasté selon les
pays 20, mettant la diaspora plus en avant dans les zones où la répression
est féroce, comme en Syrie 21.
Dans tous les cas, « l’information se propage de façon virale : grâce à
la superposition des réseaux de contacts, elle circule par ricochet. Il suffit
donc simplement que quelques-uns parmi chaque réseau de contacts
partagent l’information, pour que celle-ci se répande auprès de milliers

Broustau, « Médias contestataires et autoritarisme politique en Tunisie », Annuaire de


l’Afrique du Nord 2003, vol. 41, Paris, CNRS Éditions, 2005.
20. Voir Julien Saada, « Révoltes dans le Monde Arabe : une révolution Facebook ? »,
Chronique sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Chaire Raoul-Dandurand en
études stratégiques et diplomatiques, 1er évrier 2011, http://www.dandurand.uqam.ca/
uploads/files/publications/rflexions/Chronique_OMAN/Chronique_OMAN_fev2011.pdf
(consulté en septembre 2011). Notons par ailleurs que l’outil de micro-blogging Twitter
est particulièrement prisé par la diaspora. Voir « Quelle Twitter révolution en Tunisie ? »,
Nawaat, 19 janvier 2011, http://nawaat.org/portail/2011/01/19/quelle-twitter-revolution-
en-tunisie/ (consulté en septembre 2011).
21. Kareem Lailah, « Blogueur de l’ombre et militant », La Croix, 7 août 2011, http://
www.la-croix.com/Actualite/S-informer/Internet/Kareem-Lailah-blogueur-de-l-ombre-
et-militant-_EG_-2011-08-07-696983 (consulté en septembre 2011).

41
RENAISSANCES ARABES

de personnes et en un temps très court 22 ». Le web, plus généralement, fait


figure d’« accélérateur de particules des opinions 23 », selon l’expression de
Monique Dagnaud. En un sens, la charge émotive des événements qui
créent l’opinion, charge renforcée par le caractère directement signifiant
des images (coups, tirs des policiers à balles réelles, sang, blessures,
pancartes, etc.) et des sons (cris, slogans proférés, détonations des
armes, pleurs, hurlements, bruits de têtes contre un trottoir, etc.),
augmente la vitesse de formation et de propagation de cette opinion.
Par ailleurs, Internet permet d’élargir le spectre des actions de contes-
tation, comme en témoignent les « sit-in virtuels » qui ont abouti à la
fermeture temporaire des principaux sites Internet gouvernementaux
tunisiens 24. Cette diversification des techniques de mobilisation favorise,
en un sens, l’expression des sentiments politiques contestataires. Comme
le note l’économiste Albert Hirschman dans un tout autre contexte, « à
chaque échelle d’actions possibles correspond une échelle de sanctions si
l’on est pris, si bien que chaque opposant aux autorités peut choisir le
degré de l’échelle qui correspond à la force de ses convictions 25 ». En
conséquence, chaque citoyen peut, à sa mesure, peser le risque qu’il est
prêt à prendre dans la mobilisation, sans pour autant se sentir écarté du
cénacle des militants les plus engagés. Le sentiment de contribuer active-
ment à la transmission de simples messages via les NTIC se mue en la
ferme croyance de prêter main-forte à la marche du mouvement révolu-
tionnaire. Ceci motive profondément au niveau individuel et rend donc
plus probable les actions protestataires.
Pour autant, sur un plan plus factuel, force est de constater que les
effets de la publicisation d’informations à forte charge émotive, l’organi-
sation de rassemblements via les NTIC et l’implication de jeunes « élites »
urbaines ou de la diaspora ne suffisent pas à faire tomber un régime,

22. Romain Lecomte, « Révolution tunisienne et Internet : le rôle des médias sociaux »,
L’Anne´e du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, à paraı̂tre en 2012.
23. Monique Dagnaud, « Le web ce laboratoire du capitalisme sympa », Le De´bat, no 160,
Paris, Gallimard, 2010.
24. En effet, dans le cyberespace, les attaques par « déni de services » en direction de sites
du gouvernement, la nuit du 2 janvier 2011, s’apparentent à des sit-in virtuels regroupant
des milliers d’hacktivistes (contraction de « hacker », pirate informatique, et « activiste »)
anonymes à l’échelle mondiale. Ces actions consistent à rendre indisponible un site web en
saturant son réseau d’innombrables connexions simultanées.
25. La phrase originale est conjuguée au passé. ; voir Albert Hirschman, Bonheur prive´,
action publique, Paris, Fayard, 1983, p. 181.

42
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

comme l’a montré la suite du scénario des révolutions arabes. Au


Bahreı̈n, Facebook a davantage permis l’organisation d’actions contre-
révolutionnaires 26. En Libye, la violence des affrontements armés, l’in-
tervention militaire internationale, le quasi-black-out des images et des
vidéos de la guerre civile ont vite relégué les discours sur le caractère
révolutionnaire des NTIC au musée de l’obsolescence. En Syrie, égale-
ment, même si Facebook a pu servir de plate-forme de ralliement à la
contestation à travers une page intitulée « La révolution syrienne contre
Bashar Al Assad 2011 » qui comptait 56 000 membres au mois de mars
2011 27, la répression s’est poursuivie sur un registre « classique » sans
NTIC, rappelant le « massacre de Hama » de février 1982 28.
Bref, il est clair que les réseaux sociaux numériques, voire les images
diffusées par Al Jazeera, peuvent aider à « jouer le nombre par la mobi-
lisation massive » et à « occuper l’espace public par une résistance civile »,
comme le note le politologue Philippe Droz-Vincent. Mais, poursuit
l’auteur, il reste que « le destin des contestations se heurte aux forces de
sécurité et à la capacité du régime à organiser des contre-manifestations
ou à mobiliser ne serait-ce que passivement sa base sociale ou ses soutiens
internes 29 ». Ici s’arrête le rôle des NTIC dans les révolutions arabes.
En conséquence, la complexité des interactions entre NTIC et contes-
tations, pays par pays, est peu intéressante à explorer dans le détail 30.
D’autant que, passée l’euphorie de l’hiver 2011 où les NTIC ont été
convoquées comme des deus ex machina, nous savons désormais que ces

26. Le revers de Facebook sur la révolution au Bahreı̈n, 4 août 2011, http://www.tunis-


tribune.com/le-revers-de-facebook-sur-la-revolution-au-bahrein/ (consulté en septembre
2011).
27. Saena Sadighiyan, Nicolas Brien, « Syrie : chronique d’une impossible révolution
Twitter », Rue89, 19 mars 2011, http://www.rue89.com/2011/03/19/syrie-chronique-
dune-impossible-revolution-twitter-195895 (consulté en septembre 2011).
28. Sur ce point, voir Ridha Kefi, « Damas liquide les Frères musulmans », Jeune Afrique,
2 février 2004, http://www.jeuneafrique.com/Article/LIN01024damassnamlu0/Actualite-
Afrique–damas-liquide-les-freres-musulmans.html (consulté en septembre 2011).
29. Philippe Droz-Vincent, « Le régime syrien face à son propre peuple », CERI, Alterna-
tives Internationales, avril 2011, http://www.ceri-sciencespo.com/archive/2011/avril/
chro_pdv.pdf (consulté en septembre 2011).
30. Cette complexité est restituée, à juste titre dans le cas tunisien, dans un article du jeune
politologue Romain Lecomte, rare chercheur à s’être penché de près sur le sujet. Voir
Romain Lecomte, « Révolution tunisienne et Internet : le rôle des médias sociaux », art.
cit.

43
RENAISSANCES ARABES

dernières n’ont été ni déterminantes ni marginales dans la chute des deux


premiers dictateurs, Ben Ali et Moubarak. Ces NTIC, tout comme l’im-
primerie durant la Révolution française de 1789, ou plus récemment les
cassettes audio durant la Révolution iranienne de 1979, ont joué un rôle
de vecteur de l’information. Ce faisant, elles ont permis de coordonner un
certain nombre de mobilisations, prenant ainsi le relais des canaux tradi-
tionnels qui étaient souvent contrôlés par les régimes.
Sur le plan historique, une fois le choc de l’irruption dans la société
d’une technique inédite d’information et de communication atténué, les
pouvoirs en place ont le temps de s’adapter, c’est-à-dire de vider ces outils
de leur potentiel subversif en fixant leurs usages, notamment par la
professionnalisation ou la criminalisation de leurs utilisateurs. Même si
les médias déjà existants ne sont jamais totalement contrôlés, l’apparition
de nouveaux médiums permet l’ouverture d’un cycle « nouveauté-détour-
nement/subversion-intégration/criminalisation ». Le raccourci de pensée
consiste, en définitive, à faire de ces technologies les causes des phéno-
mènes politiques qui leur sont contemporains. N’a-t-on pas parlé d’ère de
la télématique et de démocratie directe au moment de l’introduction du
Minitel dans la société française au début des années 1980 ?

Que révèle le discours sur la cyber-révolution Facebook ?

Les raisons pour lesquelles ces discours ont suscité tant d’engoue-
ments et de polémiques peuvent s’avérer fondamentales pour comprendre
le sens des révolutions arabes. Tout d’abord, à y regarder de plus près, le
thème de la Révolution Facebook a souvent été diffusé par ceux qui se
faisaient les promoteurs du label « révolution du Jasmin » dans le cas de la
Tunisie et, dans une moindre mesure, « révolution du Nil » dans celui de
l’Égypte. C’est comme si finalement ces énoncés avaient la même
fonction : souligner le rôle démocratique des gentils « bourgeois-
blogueurs » pour mieux rejeter les martyrs au-delà du champ de la légiti-
mité contestataire.
En fait, cette tendance est loin d’être significative en soi. Pourtant,
il faut bien reconnaı̂tre, sans verser nécessairement dans une vision
conspirationniste, que le mode opératoire d’une révolution Facebook,
pacifique, décentralisée, axée sur des jeunes personnalités dynamiques
de la société civile ressemble à s’y méprendre aux techniques de contesta-

44
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

tion non violentes développées par les « democracy makers » tout au long
des années 2000 31.
Dans le cas de l’Égypte, le rôle politique et démocratique de
Facebook avait par ailleurs déjà été souligné. En effet, ce réseau social
avait permis de coordonner une partie des activités du Mouvement du
6 avril 32. En outre, il serait difficile de nier les liens concrets qui existent
entre certains protagonistes des révolutions de fleurs et de couleurs et
certains acteurs de ce collectif égyptien. Deux écrits de science politique
ont mis en évidence les relations entre l’Institut de formation du Center
for Applied Non Violent Action and Strategies (CANVAS) et des jeunes
du mouvement du 6 avril 33. CANVAS a été créé en 2003 par des anciens
d’un groupe de jeunes Serbes, Otpor (résistance). Au début des années
2000, ce collectif, financé par une ONG américaine, Freedom House, a
largement contribué à la chute de Milosevic. Un an avant de fonder ce
centre, ces jeunes avaient invité à Belgrade de jeunes étudiants géorgiens
qui venaient de former le mouvement Kmara (C’est assez !) dans l’optique
de leur prodiguer des conseils de militantisme non violent. Le mouvement
Kmara devait inspirer traits pour traits les mouvements Kifaya (Assez !)
en Égypte et Ben Ali Yezzi Fock (Ben Ali, il suffit !) en Tunisie, points de
ralliement de quelques jeunes blogueurs de ces deux pays.
Par ailleurs, selon Sami Ben Gharbia, co-administrateur du blog
tunisien Nawaat.org, de jeunes blogueurs égyptiens et tunisiens seraient
entrés en contact plus ou moins direct avec des ONG liées au départe-
ment d’État américain, comme le Centre Berkman ou Search for

31. Sur ce point, voir Nicolas Guilhot, The Democracy Makers : Human Rights and
International Order, Columbia University Press, New York, 2005. Voir également, le
fameux ouvrage de Gene Sharp, From dictatorship to democracy, Boston, Albert
Einstein Institution, 2008, www.aeinstein.org/organizations/org/FDTD.pdf (consulté en
septembre 2011), même si celui-ci demeure assez général et qu’il ne contient pas de
véritables recettes clés en main contrairement à ce qu’affirment les « complotistes » qui
le convoquent dans leurs analyses à l’instar de Thierry Meyssan, animateur du réseau
Voltaire.
32. « Revolution, Facebook-Style. Can Social Networking Turn Young Egyptians Into a
Force for Democratic Change ? », New York Times. com, 25 janvier 2009, http://www.
nytimes.com/2009/01/25/magazine/25bloggers-t.html ?th=&emc=th&pagewanted=
print (consulté en septembre 2011).
33. Voir Tina Rosenberg, « Revolution U », Foreign Policy, 16 février 2011 ; voir aussi
Tom Davies, « The 2011 Uprisings and the Limits of ‘‘People Power’’ », sur le site de la
London University, http://www.city.ac.uk/social-sciences/international-politics/policy-
briefs/the-2011-uprisings-and-the-limits-of-people-power (consulté en septembre 2011).

45
RENAISSANCES ARABES

Common Ground (SFCG) 34. Au demeurant, qu’importent les éléments


empiriques convoqués, on ne peut rester indifférent aux propos du jeune
auteur biélorusse Evgeny Morozov sur l’existence d’une « plaque tour-
nante entre Washington et la Silicon Valley 35 », surtout lorsque l’on sait
que le héros de la révolution égyptienne, Wael Ghonim, créateur de la
page Facebook « We are all Khaled Said 36 » est le directeur marketing de
Google Moyen-Orient.
Ainsi, quelles que soient les affinités électives entre les révolutions
arabes et les révolutions des années 2000 dans les pays d’ex-Europe de
l’Est, la simple réunion dans un même univers de discours des termes :
département d’État américain, « democracy makers », révolutions de
fleurs et de couleurs, NTIC, Silicon Valley, Google Marketing, réseaux
sociaux numériques et blogueurs arabes, suffit à comprendre pourquoi les
énoncés sur la révolution Facebook ont suscité tant de passions et d’indi-
gnations. D’une part, des relents colonialistes se dégagent de ces énoncés
qui font parfois de Mark Zuckerberg un Rahan des temps modernes,
apportant son coutelas d’ivoire qu’est Facebook à « ceux qui marchent
debout ». D’autre part, affirmer que les révolutions arabes sont le fruit
des NTIC revient implicitement à rendre « moins respectable » sur le plan
moral les actions de contestations, extrêmement risquées et peu ou prou
violentes, entreprises par la jeunesse déshéritée. Privilégier le rôle de ces
technologies revient alors à mettre l’accent sur l’importance de la lutte
pacifique de la jeunesse urbaine plus éduquée et plus organisée au niveau
politique, et donc, dans une certaine mesure, à accorder plus de légitimité
à cette jeunesse.
Ce faisant, cette focalisation, apparemment strictement scientifique,
sur un facteur explicatif revient à assimiler les révolutions arabes à des
révolutions « vertes orangées » inspirées par les États-Unis 37, et ce, dans
une démarche positive. Cela confère du même coup la part belle aux

34. Sami Ben Gharbia, « Les cyber-activistes arabes face à la liberté sur Internet made in
USA », Nawaat, 3 janvier 2011, http://nawaat.org/portail/2011/01/03/les-cyber-activistes-
arabes-face-a-la-liberte-sur-internet-made-in-usa/ (consulté en septembre 2011).
35. Evgeny Morozov, The dark side of Internet freedom, The Net Delusion, New York,
PublicAffairs, 2011.
36. Du nom d’un jeune torturé et battu à mort par des policiers à Alexandrie au mois de
juin 2010.
37. Voir chapitre 3, « Des révolutions ‘‘vertes orangées’’ inspirées par les États-Unis ? »,
p. XX.

46
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

techniques de mobilisation non violentes éprouvées par les « democracy


makers » tout en intégrant à l’imaginaire encore en formation des révo-
lutions arabes les connotations bon-enfant associées au monde
Facebook. Celui-ci est rappelons-le, un monde d’amis éphémères où
l’absence institutionnalisée de querelles 38 permet à ses utilisateurs de
« pénétrer dans une petite société où le conflit n’est tout simplement pas
une possibilité 39 ».
En dernier lieu, le discours réduisant les révolutions arabes à des
révolutions technologiques s’apparente à une tentative, certes infruc-
tueuse, de penser les mutations du militantisme contemporain. Pour
Patrice Flichy, sociologue spécialiste des NTIC :

« Internet constitue un outil adapté aux nouvelles formes de militan-


tisme aussi bien dans les partis traditionnels que dans les nouvelles
organisations militantes. Notre relation à nous-même, notre intériorité,
notre identité ne sont plus issues du moule inclusion/exclusion aux
ensembles-territoires, mais s’élaborent dans les singularités des rencon-
tres sémiotiques et des collectifs inédits qui en émergent 40. »

Sur ce plan, c’est Internet qui est bien en phase avec le « nouveau
militantisme », et non l’inverse. Les transformations de nombre de prati-
ques et de relations sociales au sein des sociétés capitalistes avancées
demeurent peut-être trop rapides pour être expliquées de manière intui-
tive. Faire des NTIC la cause de tous ces bouleversements est finalement
une manière de comprendre à moindres frais les changements sociologi-
ques qui s’opèrent sous nous yeux, les révolutions arabes n’échappant
pas, à cet égard, à ces tentatives de simplification.
À ce titre, on peut songer au caractère décentralisé du réseau, parfai-
tement en phase avec la logique émeutière des révolutions arabes. De
même peut-on s’étonner de l’air de famille entre les modes de militance
passagers et individualisés, déjà relevés à la fin des années 1970 41, et le

38. En effet, sur la plate-forme Facebook, il n’est pas possible d’entrer en conflit avec ses
« amis ». Il n’y a que des profils d’« amis » ou « pas de profil du tout ». Les « amis » peuvent
être supprimés sans pour autant que les raisons de cette suppression soient explicitées.
39. Jérome Batout, « Le monde selon Facebook », Le De´bat, no 163, Paris, Gallimard, 2011.
40. Patrice Flichy, « Internet et le débat démocratique », Re´seaux, no 150, 4e trimestre,
Paris, La Découverte, 2008, p. 177.
41. Voir notamment, Ronald Inglehart, The silent re´volution. Changing values and political
styles among western publics, Princeton, Princeton University Press, 1977.

47
RENAISSANCES ARABES

militantisme « facebookien ». En outre, il est frappant de constater le


rapport qui existe entre la diffusion d’informations sur un mode hori-
zontal via le web et l’absence de leader des révolutions arabes. Que dire
alors de la congruence entre le défaut d’idéologie et la faible emprise des
organisations militantes pyramidales, observées lors des soulèvements,
avec les modèles d’organisation décrits par les cyber-utopistes tel
l’« holoptisme », espace où, contrairement à ces structures, « la proximité
spatiale [rendu possible par les NTIC] offre à chaque participant une
perception complète et sans cesse réactualisée de ce Tout. Chacun,
grâce à son expérience et expertise, s’y réfère pour anticiper ses actions,
les ajuster et les coordonner avec celles des autres 42 ».
Les discours réduisant les causes et le mode opératoire de ces révolu-
tions à la nature des NTIC peuvent finalement, excepté dans leurs décli-
naisons « révolution Facebook » trop connotées sur le plan idéologique,
refléter un désir d’utopie sinon libérale, du moins libertaire. Sur ce plan, le
sens des révolutions arabes s’inscrit dans un air du temps quasi universel
caractérisé par l’émergence encore timide de nouvelles utopies. Car, « en
proposant, en creux, d’abolir toute forme de médiation, les réseaux
laissent entrevoir la possibilité d’en finir avec la nature implicitement
aristocratique de l’élection et de la représentation 43 ». En un sens, en
Occident, la lutte de normalisation capitaliste et démocratique des
« peuples » arabes, nourrit des espoirs anti-utilitaristes et démocrates
radicaux qui s’incarnent pour l’heure dans la contre-culture hacktiviste.
Il reste que le réseau social Facebook perd des abonnés 44 en
Amérique du Nord et en Scandinavie, les zones culturelles les plus
avant-gardistes sur le plan des nouvelles pratiques sociales des jeunesses
dites « occidentales ». Il continue sa progression en Méditerranée, même
si sur la rive sud il semble de plus en plus considéré comme une
« poubelle » de considérations pseudo-politiques incontrôlées. Comme le
note Maher Tekaya, un syndicaliste blogueur-tunisien, « ‘‘Je l’ai vu sur

42. Thomas Michaud, Te´le´communications et science-fiction, Paris, Marsisme.com, 2008,


p. 80.
43. Benjamin Loveluck, « Internet vers la démocratie radicale ? », op. cit., p. 152. L’auteur
se réfère explicitement à l’ouvrage du politologue Bernard Manin, Principes du gouverne-
ment repre´sentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
44. Romain Theolaire, « Baisse de régime pour Facebook ? », Accessoweb, 14 juin 2011,
http://www.accessoweb.com/Baisse-de-regime-pour-Facebooka–9278.html (consulté en
septembre 2011).

48
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?

Facebook.’’ Cette phrase est à certains hommes politiques en Tunisie, ce


que le ‘‘on me dit au marché’’ est aux hommes politiques en France. Une
manière de partir d’une histoire marginale pour en faire un début de
réflexion qui se veut politique 45 ».

Parler de « révolution Facebook » pour qualifier les soulèvements


arabes veut donc implicitement dire qu’un instrument d’information et
de communication est capable aussi bien de susciter la mobilisation de
millions d’hommes et de femmes que de participer de manière significa-
tive à la chute de régimes politiques. Dorénavant à l’heure d’Internet, il
serait possible d’atteindre le bien commun grâce à une poignée de
blogueurs formés à de nouvelles techniques d’action et de propagande !
Il faudrait croire que l’avenir est à de nouvelles révolutions technologi-
ques, chatoyantes et parfumées alors même que les morts s’accumulent
dans le monde arabe.

45. Maher Tekaya, « Tunisie : Facebook, utile pour la révolution, nuisible à la démo-
cratie », Rue 89, 3 août 2011, http://www.rue89.com/2011/08/03/facebook-utile-pour-
faire-une-revolution-pas-pour-batir-une-democratie-216628 (site consulté en septembre
2011).

49
Chapitre 3

Des révolutions « vertes orangées »


inspirées par les États-Unis ?

Et si les révolutions arabes n’étaient en fait que la réalisation d’un


plan de démocratisation préparé de longue date par les officines améri-
caines et leurs relais locaux ?
Cette interrogation qui peut paraı̂tre fantaisiste alimente pourtant
toute une littérature diffusée sur la toile et les réseaux sociaux, dont
l’influence dépasse largement les cercles actifs du conspirationnisme et
du complotisme. Sur un mode nuancé, elle est présente en filigrane dans
les écrits de certains milieux de la gauche tiers-mondiste et d’une certaine
droite souverainiste qui, après avoir salué les soulèvements populaires en
Tunisie, en Égypte et au Yémen, en viennent à douter de leur caractère
spontané. Le romantisme révolutionnaire des premiers temps semble
avoir fait place à un pessimisme soupçonneux qui agite fréquemment le
spectre du retour en force de l’hégémonie américaine dans la région. En ce
sens, les révolutions arabes constitueraient, en partie, l’aboutissement
d’un plan américain, visant à sauvegarder les intérêts économiques et
géopolitiques des États-Unis, en favorisant des « révolutions de Palais »
internes au régime qui seraient pourtant présentées comme l’émanation
de mouvements populaires et spontanés. En effet, beaucoup d’intellec-
tuels critiques ont encore en mémoire les « révolutions orange » de
Belgrade (2000), Tbilissi (2003) et Kiev (2004) qui avaient abouti, toutes
selon un scénario quasi identique, au renversement d’un « pouvoir honni,
corrompu, décadent, tout sauf démocratique 1 ». La similarité des
processus révolutionnaires dans les trois pays a incité un certain

1. Régis Gente, Laurent Rouy, « Un bouleversement géopolitique. Dans l’ombre des


‘‘révolutions spontanées’’ », Le Monde Diplomatique, janvier 2005, p. 6.

51
RENAISSANCES ARABES

nombre d’auteurs à enquêter 2, mettant en exergue le rôle central des


ONG américaines, plus ou moins proches du Département d’État améri-
cain, telles la Freedom House dirigée par l’ancien patron de la CIA, James
Woolsey, l’Open Society Institute financé par le multimilliardaire améri-
cain d’origine hongroise, George Soros ou encore, dans une version plus
progressiste, l’International Crisis Group animé par des intellectuels
proches de l’aile gauche du Parti démocrate. À la suite de ces analyses,
un rapprochement est fait avec les événements actuels qui secouent le
monde arabe ; d’aucuns s’interrogent même sur le rôle de ces organisa-
tions humanitaro-sécuritaires dans le déclenchement des mouvements de
contestation du Maghreb et du Machrek. N’est-on pas en présence de
versions arabes des « révolutions orange » d’Europe orientale ? En
somme, il s’agirait de révolutions arabes « vertes orangées », intégrant
des éléments islamiques ou islamistes (le vert) au registre démocratique
(l’orange) sous influence américaine.
Les théories conspirationnistes font tellement d’émules au sein des
nouvelles générations utilisatrices des réseaux sociaux des deux côtés de
la Méditerranée, que nous ne pouvons les ignorer. Nous avons choisi d’y
répondre, en analysant non seulement leurs ressorts idéologiques et quasi
mythologiques (elles jouent beaucoup sur les peurs et les fantasmes), mais
aussi leur façon de produire des schèmes explicatifs réducteurs qui ne
résistent pas à une analyse rigoureuse des faits. Si les États-Unis et leurs
organismes humanitaro-sécuritaires ont joué un rôle certain dans les
révolutions arabes, cela ne signifie pour autant qu’ils en ont été à l’ori-
gine, ne serait-ce que parce que le Département d’État américain n’avait
tout simplement pas vu venir les mouvements de protestations populaires
au Maghreb et au Machrek.
En effet, la politique des États-Unis à l’égard du monde arabe, si
elle est marquée par des évolutions substantielles ces dernières années,
se caractérise avant tout par une étonnante continuité depuis la
Seconde Guerre mondiale 3. En ce sens, il convient très largement de
relativiser ce que l’on pourrait appeler un « effet Obama ». L’arrivée à

2. Alain Gresh, « La fin d’un ordre régional. Ce que change le réveil arabe », Le Monde
diplomatique, mars 2011.
3. Barah Mikaı̈l, La politique ame´ricaine au Moyen-Orient, Paris, Dalloz/IRIS, coll.
Enjeux stratégiques, 2006 ; Philip S. Golub, « Les États-Unis face aux révolutions démo-
cratiques arabes », Mouvements, dossier : « Printemps arabes. Comprendre les révolutions
en marche », no 66, 2011, p. 127-134.

52
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

la Maison Blanche d’un président métis, né d’un père musulman


kenyan, censé être plus ouvert sur le monde et plus sensible aux ques-
tions moyen-orientales, n’a pas véritablement remis en cause les fonda-
mentaux de la politique américaine. À certains égards, le changement
de stratégie du Département d’État à l’égard du monde arabe avait déjà
été esquissé à la fin de l’ère Bush pour rectifier les errements de l’inter-
vention en Irak.
De ce fait, s’il y avait un quelconque rapprochement analytique à
opérer avec les « révolutions orange » d’Europe orientale, celui-ci porte-
rait moins sur la période prérévolutionnaire, qui a largement échappé à la
prospective du Département d’État et du Pentagone, que sur la période
post-révolutionnaire (l’après-dictateurs en quelque sorte), les États-Unis
cherchant à peser de tout leur poids sur le déroulement des transitions
politiques actuellement à l’œuvre au Moyen-Orient.

Un voile conspirationniste sur les révolutions arabes :


les théories du complot

Le conspirationnisme n’est pas né avec Internet, il constitue un


phénomène relativement ancien, lié notamment au développement du
populisme et des mouvements d’extrême droite au sein des démocraties
occidentales 4. Il a néanmoins connu, avec la densification des réseaux
sociaux sur le web, une démultiplication jusqu’ici inédite, profitant de
l’uniformisation du discours des médias classiques, souvent suspectés de
légitimer les positions des pouvoirs politiques et financiers. La force
persuasive des auteurs complotistes, consiste précisément dans leur
prétention à combattre la « pensée unique » incarnée par les grands
médias, à laquelle ils opposeraient un discours « vrai et pur », débarrassé
de toutes formes d’allégeances ou de transactions avec les « lobbies
mondialistes », notamment américains et sionistes (une manière
prudente, pour ces auteurs, de désigner le « lobby juif »). Sur ce plan, il
faut reconnaı̂tre que les sociétés civiles arabes, muselées par la censure des
régimes et fortement surveillées par les polices politiques (moukhabarat),
ont toujours été un public de prédilection pour le conspirationnisme,
souvent fabriqué en Occident et dont les écrits sont très largement

4. Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot. Discours d’extreˆme droite en France et aux


États-Unis, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.

53
RENAISSANCES ARABES

traduits en langue arabe, perse et ourdou 5. L’écrivain palestinien, Mouin


Al-Bayari, l’un des rares intellectuels arabes à dénoncer ouvertement les
dégâts du conspirationnisme sur les esprits maghrébins et machrékins,
relève ainsi que

« ce genre de discours sur le complot [...], on l’entend évidemment abon-


damment à la télévision syrienne, mais celle-ci n’en a pas l’exclusivité. On
le rencontre également sur des chaı̂nes libanaises où des invités sur le
plateau surpassent parfois les présentateurs dans l’art de tisser les fils du
récit et d’échafauder les théories. Il n’est pas non plus absent des édito-
riaux et analyses en Égypte et en Jordanie, dans le Golfe et au Maroc. Et
s’il arrive que ces analystes affirment leur soutien aux aspirations des
peuples arabes à la liberté et à la démocratie et qu’ils concèdent aux
Syriens ‘‘le droit’’ de manifester, ils mettent ce droit en balance avec ce
qu’ils considèrent être la politique de résistance de la Syrie face à Israël et
l’appui que Damas apporte aux combattants libanais et palestiniens 6 ».

Car, l’une des principales contradictions de la littérature complotiste,


qui fonde toute sa légitimité sur la dénonciation de la « pensée unique »,
est de conforter le discours des régimes autoritaires en place. Il s’agit
d’une rhétorique anti-pouvoir reprenant pourtant les clichés éculés de la
propagande de certains pouvoirs dictatoriaux arabes qui, de manière
directe ou indirecte, accusent leurs opposants et leurs dissidents d’être
manipulés par le « complot américano-sioniste » (la CIA et le Mossad).
Cette contradiction flagrante se retrouve notamment chez un auteur
comme Thierry Meyssan qui est devenu, depuis la publication de son
ouvrage sur le 11 septembre, L’effroyable imposture 7, le représentant le
plus éminent du courant conspirationniste à l’échelle francophone et
internationale. À travers le Réseau Voltaire, site Internet se prétendant
« très didactique », proposant une version en huit langues différentes 8,

5. À titre d’illustration, voir l’analyse de Gilbert Achcar sur la diffusion de la traduction


du Protocole des Sages de Sion dans le monde arabe après 1948 : Les Arabes et la Shoah.
La guerre israe´lo-arabe des re´cits, Paris, Sindbad, 2009.
6. Mouin Al-Bayari, « L’écœurante propagande du régime », Al Hayat, 23 mai 2011,
traduit par Courrier International, http://www.courrierinternational.com/article/2011/
05/23/l-ecoeurante-propagande-du-regime (consulté en août 2011).
7. Thierry Meyssan, 11 septembre 2001. L’effroyable imposture, Paris, Éditions Carnot,
2002.
8. Français, anglais, espagnol, portugais, italien, allemand, russe et arabe.

54
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

consulté quotidiennement par des milliers d’internautes du monde entier,


Thierry Meyssan et ses coauteurs (italiens, français, américains, russes
etc.) ont été incontestablement les principaux vecteurs des théories du
complot sur les révolutions arabes. Au Canada, l’ouvrage d’un chercheur
algérien renommé, Ahmed Bensaada, a lui aussi contribué à populariser
les thèses conspirationnistes auprès du grand public 9. L’objet de leur
contribution est toujours le même : mettre en exergue la mainmise des
États-Unis et d’Israël sur les mouvements de protestation ou sur les
transitions politiques en cours. Selon eux, il y aurait de « bonnes révolu-
tions » risquant fortement d’être récupérées par le « lobby américano-
sioniste » (Égypte et Tunisie) et de « mauvaises révolutions », totalement
manipulées par les services secrets américains et israéliens (Syrie et
Libye). Ils reproduisent en cela, dans un langage sans doute plus sophis-
tiqué, les thèmes de la propagande officielle iranienne, syrienne et du
Hezbollah libanais, en leur donnant une apparence d’objectivité, voire
de scientificité. L’habilité des auteurs conspirationnistes du Réseau
Voltaire est précisément de recourir à des faits parfois plausibles, mais
agencés dans un récit des événements plus que tendancieux, relevant
d’une mise en scène jouant très largement sur des registres anxiogènes
et fantasmatiques.
Examinons l’architecture de la théorie du complot appliquée par les
auteurs conspirationnistes aux mouvements protestataires du monde
arabe.
Les révolutions arabes auraient été planifiées de longue date par les
services secrets occidentaux – principalement américains – dans le but de
sauvegarder leurs intérêts stratégiques au Moyen Orient. Il s’agirait d’un
calcul cynique visant à remplacer des dictateurs « usés » par plusieurs
décennies de gestion autocratique et de pouvoir personnel par des
régimes autoritaires « rénovés », mais toujours aussi complaisants à
l’égard des États-Unis et indirectement à l’égard de l’État d’Israël :
« Le plan [de rencontrer des opposants syriens dans plusieurs capi-
tales, notamment à Londres] fomenté contre la Syrie était pourtant
élaboré avec beaucoup de minutie. Un document britannique confiden-
tiel, dévoilé par un Centre de recherches, révèle que le président de la
commission des Affaires étrangères au Sénat US, John McCain, aurait

9. Ahmed Bensaada, Arabesque ame´ricaine. Le rôle des États-Unis dans les re´voltes de la
rue arabe, Québec, Éditions Michel Brûlé, 2011.

55
RENAISSANCES ARABES

demandé à ses conseillers de rencontrer des opposants syriens dans


plusieurs capitales, notamment à Londres, Paris et Istanbul, ainsi
qu’aux États-Unis, pour les encourager à s’organiser et à élaborer un
plan qui va crescendo pour déstabiliser et décrédibiliser le régime et le
pousser à la faute.

Le point fort de ce plan consistait à s’emparer d’une région puis à


constituer un petit fief sur le territoire syrien pour en faire le bastion des
insurgés et une tête de pont pour l’intervention de l’Occident 10. »

Bien sûr, les auteurs conspirationnistes n’arrivent pas à expliquer


pourquoi les protestations en Tunisie seraient nécessairement « sponta-
nées », alors que les mouvements de contestation en Syrie seraient mani-
pulés depuis le commencement. Cette différence de traitement entre les
deux pays tient probablement aux soutiens financiers et aux positionne-
ments idéologiques des auteurs complotistes : Zine El Abidine Ben Ali est
présenté comme une marionnette du « lobby américano-sioniste », tandis
que Bachar Al Assad est célébré comme un zaı¨m 11 incarnant la « résis-
tance arabe » à l’impérialisme occidental.
L’analyse de ces auteurs procède donc d’une vision binaire, opposant
les « mauvais dictateurs » aux « bons dictateurs », comme si l’autorita-
risme était plus ou moins supportable par les citoyens ordinaires en
fonction de l’anti-américanisme et de l’antisionisme affichés de leurs
gouvernants. C’est là une vision totalement simpliste des effets sociaux
de la dictature qui, dans le premier cas, seraient destructeurs (Tunisie,
Égypte) alors que, dans le second, ils seraient presque indolores (Syrie,
Libye). Bachar Al Assad est ainsi présenté comme le « bon petit père du
peuple du Cham 12 », désintéressé par le pouvoir et en parfaite communion
avec les aspirations profondes de sa population :
« Bachar el-Assad n’a pas pris le pouvoir, et n’envisageait pas non
plus d’en hériter. Il a accepté cette charge à la mort de son père parce que
son frère était décédé et que seule sa légitimité familiale pouvait prévenir

10. « La cohésion de la Syrie face à l’offensive turco-occidentale », Re´seau Voltaire, 13 juin


2011, http://www.voltairenet.org/La-cohesion-de-la-Syrie-face-a-l (consulté en septembre
2011).
11. Zaı¨m : « chef », « leader ».
12. Le cham désigne à la fois la « Grande Syrie » et la capitale du pays, Damas.

56
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

une guerre de succession entre les généraux de son père. Si l’armée est
venue le chercher à Londres où il exerçait paisiblement la profession
d’ophtalmologue, c’est son peuple qui l’a adoubé. Il est incontestable-
ment le leader politique le plus populaire du Proche-Orient. Jusqu’il y a
deux mois, il était aussi le seul qui se déplaçait sans escorte, et ne rechi-
gnait pas aux bains de foule 13. »

Comment les citoyens syriens ou libyens vivent-ils concrètement la


dictature, le quadrillage policier de leur société, le culte de la personnalité,
la crainte permanente d’être dénoncé et arrêté pour dissidence ou simple
critique du régime 14 ? Ces questions ne semblent pas beaucoup intéresser
les auteurs conspirationnistes qui versent facilement dans la figure orien-
taliste du « despote éclairé », les peuples arabes étant censés développer
un amour presque naturel, sinon culturel, pour les leaders « forts ».
Cette vision essentialiste, héritée de l’orientalisme du XIXe siècle,
transparaı̂t encore davantage dans leur traitement des opposants. En
effet, les tenants du conspirationnisme tendent à voir les dissidents des
régimes arabes dits « modernes » comme des arriérés, porteurs d’intérêts
rétrogrades et passéistes. Pour convaincre leurs lecteurs de la thèse d’un
« complot obscurantiste », ils reprennent une théorie véhiculée par l’ex-
trême droite dans les années 1980-1990 au sujet d’une supposée alliance
entre le puritanisme WASP (White Anglo-Saxon Protestant) et l’inté-
grisme islamique (Arabie Saoudite et Frères Musulmans). Si cette
théorie se fonde sur des faits qui ne sont pas totalement réfutables – la
tentative des États-Unis d’apprivoiser certaines franges de l’islamisme 15 –
ils la poussent à son paroxysme, en en faisant une grille d’explication
univoque des motivations des acteurs protestataires. Dans la perspective
conspirationniste, les dissidents sont nécessairement des réactionnaires
alliés aux puritains américains pour abattre les régimes laı̈ques et moder-
nistes du monde arabo-musulman :

13. Thierry Meyssan, « Le plan de déstabilisation de la Syrie », Re´seau Voltaire, 14 juin


2001, http://www.voltairenet.org/Le-plan-de-destabilisation-de-la (consulté en septembre
2011).
14. FIDH et OMCT, Syrie : une prison pour les de´fenseurs des droits de l’Homme, 2011,
http://www.fidh.org/SYRIE-Une-prison-pour-les-defenseurs-des-droits (consulté en
septembre 2011).
15. Alexandre del Valle, Islamisme et États-Unis. Une alliance contre l’Europe, Éditions
L’Âge d’Homme, Lausanne, 1997.

57
RENAISSANCES ARABES

« Ces groupes armés n’ont en effet rien de commun avec les intellec-
tuels contestataires qui rédigèrent la De´claration de Damas. Ils viennent
des milieux extrémistes religieux sunnites. Ces fanatiques récusent le
pluralisme religieux du Levant et rêvent d’un État qui leur ressemble.
Ils ne combattent pas le président Bachar el-Assad parce qu’ils le
trouvent trop autoritaire, mais parce qu’il est alaouite, c’est-à-dire à
leurs yeux hérétique 16. »

Non seulement ces régimes sont loin d’être modernistes – l’islam est
religion d’État en Syrie et en Libye – et ont des dirigeants qui instrumen-
talisent très largement les appartenances religieuses, communautaires,
régionales et ethniques à des fins de pouvoir personnel, mais en plus les
acteurs de la protestation ne sont pas tous des « islamistes obscuran-
tistes » comme le prétendent les thèses conspirationnistes. La sociologie
fine des mobilisations récentes dans le monde arabe (2010-2011) révèle le
caractère extrêmement hétéroclite des coalitions protestataires : certes, les
islamistes ne sont pas absents des manifestations, mais ils ne représentent
qu’une composante parmi d’autres des acteurs contestataires et les mots
d’ordre islamiques restent marginaux dans le flot des revendications 17.
Malgré une propension aux clichés réducteurs, les analyses complo-
tistes continuent à se répandre comme une traı̂née de poudre sur le web
au point de jeter un doute dans l’esprit de certains militants tiers-
mondistes qui s’interrogent sur le caractère planifié des mouvements
protestataires, rendant difficile toute déconstruction scientifique. Et,
comme le fait remarquer Mouin Al-Bayari :
« leur argumentation est tellement caricaturale, voire absurde, qu’on
serait tenté de ne pas la prendre au sérieux, de l’ignorer ou de l’aborder
sur le ton de la dérision. Il est toutefois pénible de s’adonner à la plai-
santerie tant la situation est dramatique. Par ailleurs, il faut avoir les
nerfs très solides pour s’engager dans une discussion, essayer de réfuter
les mensonges par des faits et témoignages, et mettre en avant des prin-
cipes moraux et des raisonnements politiques 18 ».

16. Thierry Meyssan, « Le plan de déstabilisation de la Syrie », Re´seau Voltaire, 14 juin


2011, http://www.voltairenet.org/Le-plan-de-destabilisation-de-la (consulté en septembre
2011).
17. Voir chapitre 7, « Révolutions laı̈ques ou religieuses ? » p. XX.
18. Mouin Al-Bayari, « L’écœurante propagande du régime », art. cit.

58
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

Il ne s’agit certes pas de minimiser l’implication des États-Unis dans


les évolutions et les processus de transition politique, mais de l’évaluer à
sa juste mesure, sans tomber dans des théories complotistes qui, loin de
nous éclairer, jettent un voile sur la compréhension globale des événe-
ments. Car, comme le souligne très justement le politologue Barah
Mikaı̈l, « la théorie du complot, très répandue au Moyen-Orient est
néfaste à partir du moment où elle se voit érigée en principe d’explication
sacro-sainte19. » D’où la nécessité d’avoir une approche sur le temps long
de la politique américaine dans le Middle-East afin d’en restituer toute sa
complexité.

Les États-Unis et le monde arabe :


soutenir les dictateurs, préparer leurs successeurs

Il n’est pas dans notre intention de retracer ici cinquante ans de


politique américaine dans le monde arabe. Nous renvoyons le lecteur à
d’excellentes synthèses sur le sujet 20. Notre objectif est plus modeste :
tenter d’éclairer le rôle des États-Unis dans les transformations politiques
en cours au Maghreb et au Machrek. Nous partirons de l’hypothèse
centrale, qu’en dépit de l’effet de surprise produit par les révolutions et
les protestations de masse, la réaction américaine renvoie à un certain
nombre de fondamentaux de sa politique étrangère dans la région :
sécurité, préservation des intérêts économiques et messianisme démocra-
tique. Ce dernier registre peut prêter à sourire, dans la mesure il n’a pas
empêché les États-Unis de soutenir de manière appuyée les régimes auto-
ritaires du monde arabe, fermant les yeux sur leurs dérives répressives et
mafieuses. Il est pourtant constamment présent dans les relations bilaté-
rales et multilatérales du Département d’État avec les pays arabes : l’ob-
jectif étant de protéger les dictateurs en place tout en maintenant des
contacts étroits et réguliers avec leurs opposants, voire en « préparant »

19. Barah Mikaı̈l, La politique ame´ricaine au Moyen-Orient, op. cit., p. 17.


20. Louis Balthazar, Charles-Philippe David, Justin Vaı̈sse, La politique e´trange`re des
États-Unis. Fondements, acteurs, formulation, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll.
Sciences Po Mondes, 2008 ; Barah Mikaı̈l, La politique ame´ricaine au Moyen-Orient, op.
cit. ; Henry Laurens, L’Orient arabe à l’heure ame´ricaine, Paris, Armand Colin, 2004 ;
M. C. Hudson, « To Play the Hegemon : Fifty Years of US Policy toward the Middle
East », Middle East Journal, 50 : 3, 1996, p. 329-343.

59
RENAISSANCES ARABES

leurs successeurs potentiels. D’aucuns y verront probablement un signe


de schizophrénie de la politique arabe des États-Unis ou, davantage
encore, l’expression d’un double-jeu permanent qui s’est notamment
révélé de manière flagrante sur le dossier irakien 21 : Saddam Hussein,
soutenu par les États-Unis dans sa guerre prétendument moderne
contre la menace islamique incarnée par le régime des ayatollahs est
devenu du jour au lendemain le dictateur à abattre, le Hitler du monde
arabe. Cette ambivalence constitue pourtant la marque de fabrique de la
diplomatie américaine au Proche et au Moyen-Orient et la distingue très
nettement, par exemple, de la politique étrangère française très centrée
sur les sphères officielles. À l’inverse du Quai d’Orsay qui a toujours veillé
à ne pas froisser les responsables des régimes en place, quitte à imposer à
ses diplomates en poste au Maghreb et au Machrek une forme d’auto-
censure contre-productive 22, le Département d’État américain a constam-
ment encouragé une « diplomatie de société civile », soutenant par le biais
de ses agences officielles ou officieuses les initiatives allant dans le sens
d’une démocratisation – même superficielle – des sociétés. De ce point de
vue, il existe un réel contraste entre la ligne suivie par le Département
d’État et la « politique arabe » de la France qui s’est toujours exercée au
profit exclusif des dictateurs. Contraste entre les deux diplomaties occi-
dentales que ne manque pas de relever l’intellectuel tunisien, Moncef
Marzouki qui les a personnellement côtoyées en tant qu’opposant histo-
rique au régime de Ben Ali :
« La diplomatie française part d’un postulat : elle représente un État
jacobin auprès d’un autre État, sa nature important peu. D’où les excel-
lentes relations entretenues par les gouvernements français successifs
avec nos dictatures honnies et leur refus de dialoguer avec les démo-
crates, réduits à de simples ‘‘cas humanitaires’’. [Tandis que] les Améri-
cains, dont j’ai pu observer le fonctionnement, se considèrent comme les
représentants d’une nation auprès d’une autre nation ; État et société
civile sont alors mis sur un même pied d’égalité. L’absence d’œillères
idéologiques et leur pragmatisme bien connu font qu’ils s’entretiennent
avec toutes les forces représentatives, y compris les islamistes. À long
terme, je crois que cette approche va finir par payer car les Américains,

21. Pierre-Jean Luizard, La question irakienne, Paris, Fayard, 2004.


22. Groupe Marly (collectif de diplomates français critiques), « La voix de la France a
disparu dans le monde », Le Monde, page « Idées », 22 février 2011.

60
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

sans négliger leurs intérêts immédiats, savent investir dans les forces
sociales, dont certaines seront appelées à représenter l’alternative poli-
tique. Le francophone et francophile que je suis en a bien peur : les
Américains, surtout avec la fin de l’ère Bush, vont ‘‘rafler’’ le
Maghreb 23. »

Au lendemain de la chute du Mur de Berlin, la promotion de la


démocratie dans le monde arabe est devenue l’une des priorités de la
diplomatie américaine, puisque plus rien ne justifiait a priori le soutien
inconditionnel aux anciennes dictatures pro-occidentales, dont l’incapa-
cité à se réformer de l’intérieur était désormais perçue comme une source
d’instabilité :

« Avec l’effondrement de l’Union soviétique et des démocraties


populaires, note le politologue Philippe Droz-Vincent, les autoritarismes
arabes subissent aussi les effets de contagion et de diffusion des idées de
démocratisation. Mais les conséquences en restent limitées, les autorita-
rismes prenant la mesure des changements, en particulier, par la relance
de processus électoraux bientôt repris en main. Dans le contexte d’une
présidence Clinton très active, promotrice d’une vision du Moyen-Orient
comme ‘‘zone de paix’’ marquée par la démocratie et le marché (enlar-
gement and engagement), une plus grande pression est envisagée par
l’administration démocrate en faveur de la réforme de régimes dont le
credo démocratique n’éblouit pas les décideurs américains et dont les
échecs économiques – ou les budgets militaires – coûtent cher au contri-
buable américain 24. »

Mais cette embellie démocratisante sera de courte de durée. Après les


attentats du 11 septembre 2001, les considérations sécuritaires de la poli-
tique américaine au Moyen-Orient reprendront le dessus sur les visées
humanistes. Face à la nouvelle menace suprême que représentent l’isla-
misme radical et le « fascisme vert », la politique du Département d’État
et du Pentagone va consister à consolider les « pactes de stabilité »
(Tunisie, Maroc, Égypte, Jordanie, etc.) avec les élites gouvernantes
arabes, la question du respect des droits de l’homme et des libertés fonda-

23. Moncef Marzouki, entretien avec Vincent Geisser, Dictateurs en sursis. La revanche
des peuples arabes, Paris, Éditions de L’Atelier, 2011 (nouvelle édition), p. 146.
24. Philippe Droz-Vincent « Quel avenir pour l’autoritarisme dans le monde arabe ? »,
Revue française de science politique 6/2004 (vol. 54), p. 967.

61
RENAISSANCES ARABES

mentales devenant purement accessoire. Pire, on peut même dire que la


démocratisation de façade imposée aux régimes arabes par le grand frère
américain va jouer dans une certaine mesure contre la démocratie,
puisque les réformes superficielles touchant au droit d’association et à
la liberté d’expression serviront souvent à justifier une reprise en main
sécuritaire des sociétés et une répression féroce contre les véritables oppo-
sants. La politique des « pactes de stabilité » fut déjà esquissée par les
prédécesseurs de George W. Bush. Ce dernier n’a donc rien inventé.
Contrairement à une idée souvent véhiculée par certains milieux tiers
mondistes européens, la politique américaine à l’égard du monde arabe
n’a pas radicalement changé avec l’arrivée à la Maison Blanche des
néoconservateurs :
« À l’ombre du partenariat pour la promotion du libre-échange et de
la ‘‘bonne gouvernance’’, constate Michel Camau, spécialiste des régimes
politiques arabes, se met en place un autre partenariat, celui de la surveil-
lance. Pour leur sécurité, les démocraties réelles s’accommodent de la
résilience des autoritarismes. Bien plus, hypothèse extrême mais déjà
vérifiée à l’occasion de la ‘‘lutte internationale contre le terrorisme’’
conduite par les USA, les contraintes de l’État de droit chez soi
peuvent inciter les gouvernants ‘‘démocratiques’’ à tirer parti de l’état
d’exception chez les autres, pour externaliser les ‘‘sales besognes’’ 25. »

En ce sens, le projet de Grand Moyen-Orient (Great Middle East


Project) promu par l’équipe de George W. Bush au milieu des années
2000 ne constitue absolument pas une rupture par rapport à la politique
étrangère des États-Unis à l’égard du monde arabe, mais, au contraire,
une rationalisation extrême des visées américaines sur la région depuis la
Seconde Guerre mondiale :
« [...] Les rédacteurs du Great Middle East Project déduisent qu’il y a
urgence pour les États du monde arabo-musulman de procéder à la mise
en application de trois solutions phares s’ils comptent vraiment en finir
avec leurs déficits endémiques : le développement de la ‘‘démocratie et la

25. Michel Camau, « Le leadership politique aux confins des démocraties et des auto-
ritarismes », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), Auto-
ritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord-Sud,
op. cit., p. 82.

62
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

bonne gouvernance’’, ‘‘la construction d’une société [basée sur] la


connaissance’’ et ‘‘l’élargissement des opportunités économiques’’ 26. »

Le problème ici n’est pas tant de savoir si la conception américaine de


la démocratie dans le monde arabe était nécessairement vouée à l’échec en
raison de son caractère « imposé » et « transplanté » (critique récurrente et
parfaitement légitime 27), que d’analyser les effets sociaux qu’elle a pu
induire, sur le long terme, sur les sociétés maghrébines et machrékines,
y compris les effets pervers (du point de vue américain bien sûr) dans le
sens d’une déstabilisation des régimes autoritaires pro-occidentaux. Si la
tentative de démocratisation a joué dans un premier temps contre l’émer-
gence de véritables démocraties dans le monde arabe (l’autoritarisme
politique et le libéralisme économique se mariant parfaitement pour
consolider les logiques dictatoriales 28), elle a, à la longue, contribué à
miner la légitimité de ces mêmes régimes en les plaçant face à leurs
propres contradictions. À certains égards, en favorisant la multiplication
des « agences de démocratisation » chargées de diffuser les valeurs des
droits de l’homme dans les pays arabes (National Democratic Institute,
International Republican Institute, National Endowment for Democracy,
Freedom House, etc.) et en propageant un « nouveau » messianisme démo-
cratique 29, les États-Unis ont été pris à leur propre piège, les citoyens
ordinaires du Proche et du Moyen-Orient finissant par appliquer au pied
de la lettre les mots d’ordre de liberté, de dignité et de pluralisme poli-

26. Barah Mikaı̈l, La politique ame´ricaine au Moyen-Orient, op. cit., p. 238.


27. C’est la principale critique qu’adresse Barah Mikaı̈l au projet américain : « Si le déficit
démocratique des pays arabes est prouvé et a des conséquences durables sur leurs propres
évolutions politique, économique et sociale, il convient d’insister une fois encore sur le fait
que toute tentative de démocratisation par la coercition risque d’être vouée à l’échec. Car,
si les populations arabes sont sûrement nombreuses à aspirer à la démocratie, il n’en
demeure pas moins que leur rapport à une telle notion diverge souvent, à bien des égards,
de l’idée que s’en font les Occidentaux. » La politique ame´ricaine au Moyen-Orient, op. cit.,
p. 241.
28. Eberhard Kienle, « Libéralisation économique et délibéralisation politique : le
nouveau visage de l’autoritarisme ? », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles
Massardier (sous la dir.), Autoritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au
XXIe sie`cle. Convergences Nord-Sud, op. cit., p. 251-265.
29. Le messianisme n’est pas si nouveau que cela, dans la mesure où on peut le faire
remonter à la « doctrine Wilson », à savoir les quatorze points développés par le président
Woodrow Wilson dans son discours du 8 janvier 1918, parmi lesquels les droits des
peuples à l’autodétermination.

63
RENAISSANCES ARABES

tique. Sur ce plan, l’élection à la Maison Blanche, d’un candidat démo-


crate, Barack Obama, n’a fait qu’accélérer la chute de ce processus para-
doxal, au sein duquel la rhétorique américaine du respect de la
« spécificité arabo-musulmane » – souvent utilisée par les régimes pour
justifier leur autoritarisme auprès des opinions occidentales – n’a pas
résisté très longtemps à l’impératif démocratique qui supposait d’aller
au-delà du simple toilettage institutionnel de ces régimes Al-democratiyya
al-shakliyya 30, comme disent les critiques arabes à propos de la vitrine
démocratique des dictatures.

Le discours du Caire et les révolutions arabes : un « effet Obama » ?

Le discours du Caire, prononcé par Barack Obama le 4 juin 2009,


dans l’enceinte de la prestigieuse Université islamique d’Al-Azhar, a
souvent été présenté par les médias et les commentateurs comme un
tournant dans la politique américaine au Moyen-Orient 31. D’aucuns y
voient même un signal donné aux peuples arabes pour se libérer des
chaı̂nes de l’autoritarisme. En ce sens, le discours du Caire aurait
annoncé le soutien de la Maison Blanche aux futurs mouvements de
protestation de l’année 2011, sinon une volonté à peine voilée d’en finir
avec les régimes dictatoriaux. Si l’on ne peut nier les avancées réelles du
discours historique d’Obama concernant notamment la reconnaissance
de l’islam comme « religion américaine », l’analyse de ses positions en
matière de politique étrangère nous paraı̂t cependant relever de la surin-
terprétation, voire de la mésinterprétation. Car, le discours du Caire, loin
de rompre avec la vision américaine traditionnelle du monde arabe tend,
au contraire, à conforter un certain nombre de clichés orientalistes que
nous qualifierons « d’huntingtonisme à visage humain 32. » La rhétorique
de Barack Obama substitue au « choc des civilisations », cher aux
penseurs néoconservateurs (Samuel Huntington et Bernard Lewis 33

30. Expression arabe que l’on peut traduire par « démocratie de façade ».
31. Gilles Kepel, « Barack Obama a fait de l’islam une religion américaine », Le Monde,
5 juin 2009.
32. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
33. Sur l’influence de Bernard Lewis auprès des néoconservateurs et la politique moyen-
orientale de George Bush, voir Alain Gresh, « Bernard Lewis et le gène de l’islam », Le
Monde Diplomatique, août 2005, p. 28.

64
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

entre autres), le thème du « dialogue des civilisations », procédant d’une


même grille de lecture culturaliste des phénomènes sociopolitiques du
Moyen-Orient. En somme, le premier président métis des États-Unis
veut faire la paix avec le monde musulman, mais en usant de présupposés
essentialistes identiques à ceux de ses prédécesseurs démocrates et répu-
blicains à la Maison Blanche, car cette urgence au dialogue avec les
musulmans d’Occident et d’Orient est, de manière paradoxale, une
posture qui a été remise au goût du jour après les attentats du
11 septembre. Elle n’est pas née avec l’administration Obama mais était
déjà largement présente sous l’administration Bush, comme le rappelle le
politologue François Burgat :
« C’est seulement depuis les attentats du 11 septembre 2001 que,
dans les quelques espaces laissés accessibles par les méthodes de la
global war on terror [...], les États ont commencé à assigner au
‘‘dialogue des cultures’’ une mission essentielle : celle d’exorciser ce
‘‘choc’’ qui doit survenir, si l’on accepte la configuration explicative
suggérée et popularisée par le politologue américain Samuel Huntington,
non point entre des appétits territoriaux simplement nationalistes ou des
intérêts trivialement financiers mais entre des ‘‘religions’’, des ‘‘cultures’’
ou, plus globalement encore, des ‘‘civilisations’’ et leurs ‘‘valeurs’’ impli-
citement réputées antinomiques. Le ‘‘dialogue des cultures’’ est donc
supposé inculquer d’abord ‘‘le respect des différences culturelles’’. Il est
souvent associé ensuite à la notion de réforme ou de changement
suggérée implicitement au moins à l’une des parties du dialogue, par le
biais de bien nommées politiques éducatives érigées en instruments de
résorption des tensions 34. »

En effet, fidèle à ce schéma culturaliste, Barack Obama pose d’emblée


l’idée d’un conflit civilisationnel entre l’Occident et l’islam, qu’il s’agit de
résorber au plus vite pour sauver la paix mondiale :
« Notre rencontre [au Caire] survient à un moment de grande tension
entre les États-Unis et les musulmans du monde entier – tension ancrée
dans des forces historiques qui dépassent le cadre des débats actuels de

34. François Burgat, « Le ‘‘dialogue des cultures’’. Une vraie-fausse réponse à l’autori-
tarisme », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), Auto-
ritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord-Sud,
op. cit., p. 233-234.

65
RENAISSANCES ARABES

politique générale. Les relations entre l’islam et l’Occident se caracté-


risent par des siècles de coexistence et de coopération, mais aussi par des
conflits et des guerres de religion. Dans un passé relativement plus
récent, les tensions ont été nourries par le colonialisme qui a privé
beaucoup de musulmans de droits et de chances de réussir, ainsi que
par une guerre froide qui s’est trop souvent déroulée par acteurs inter-
posés, dans des pays à majorité musulmane et au mépris de leurs propres
aspirations. En outre, les mutations de grande envergure qui sont nées de
la modernité et de la mondialisation ont poussé beaucoup de musulmans
à voir dans l’Occident un élément hostile aux traditions de l’islam 35. »

Et bien sûr, dans le cadre de cette démarche globale de réconciliation


entre les deux blocs civilisationnels (islam/Occident), les États-Unis se
voient investis d’une mission spécifique en tant que leader du monde
occidental :

« Je suis venu ici au Caire en quête d’un nouveau départ pour les
États-Unis et les musulmans du monde entier, un départ fondé sur
l’intérêt mutuel et le respect mutuel, et reposant sur la proposition
vraie que l’Amérique et l’islam ne s’excluent pas et qu’ils n’ont pas lieu
de se faire concurrence. Bien au contraire, l’Amérique et l’islam se recou-
pent et se nourrissent de principes communs, à savoir la justice et le
progrès, la tolérance et la dignité de chaque être humain 36. »

Même si par cette dernière phrase, Barack Obama esquisse timide-


ment l’idée d’un espace commun fondé sur des valeurs partagées, c’est
toutefois l’approche essentialiste qui domine.
Dans leur représentation culturaliste des conflits internationaux
– guerre d’Irak, guerre d’Afghanistan, problème israélo-palestinien, etc.
– les facteurs mis en avant par les tenants du « dialogue des civilisations »
ne sont presque jamais l’autoritarisme politique, la violation du droit
international, la distribution inégale des richesses ou encore la corruption
généralisée chez les dirigeants arabes et israéliens, mais toujours les extré-
mismes et les fondamentalismes religieux. Pour preuve, l’Arabie
Saoudite, dictature théocratique inscrite sur la liste noire des pays
violant les libertés fondamentales des individus et des groupes minori-

35. Barack Obama, discours prononcé au Caire, Université d’Al-Azhar, le 4 juin 2009,
traduction française du Bureau des services linguistiques du département d’État.
36. Ibid.

66
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

taires 37, se voit remerciée par Barack Obama pour son rôle de leader
musulman du dialogue des civilisations 38 :

« En revanche, nous affronterons inlassablement les extrémistes


violents qui font peser une menace grave sur notre sécurité. Parce que
nous rejetons ce que rejettent les gens de toutes confessions : le meurtre
d’hommes, de femmes et d’enfants innocents. Et il m’incombe d’abord,
en tant que président, de protéger le peuple américain 39. »

On touche là à la principale critique que l’on peut adresser à l’ap-


proche civilisationniste du « mal arabe 40 » : il est exclusivement abordé en
des termes culturels et religieux, marginalisant totalement les explications
de type sociopolitique et exonérant la responsabilité des dictateurs dans le
« malheur » de leur peuple :

« L’approche culturaliste contribue, selon François Burgat, à


masquer la matrice politique et profane des tensions internationales et
partant, leurs véritables responsables. En la théologisant ou en la cultu-
ralisant, elle ‘‘suridéologise’’ l’origine des résistances ou des oppositions
que rencontrent les acteurs dominants et minimise ce faisant leur part de
responsabilité. La tentation est grande pour les acteurs étatiques de faire
porter à la religion et à la culture de ceux qui leur résistent, dénonçant
leur autoritarisme ou leur unilatéralisme ou contestant leur hégémonie,
la responsabilité de différends qui sont souvent d’ordre purement poli-
tique et où leur responsabilité est très directement engagée 41. »

Ce n’est probablement par un hasard si la question de la démocratie


dans les pays arabes a à peine été abordée dans le discours du Caire,
prouvant ainsi que la charge des préjugés culturalistes et orientalistes
continue à structurer la vision américaine des enjeux régionaux. En défi-

37. Amnesty International, « Arabie Saoudite », Rapport 2011, http://www.amnesty.org/


fr/region/saudi-arabia/report-2011 (consulté en septembre 2011).
38. Dans son discours du Caire, Barack Obama déclarait : « C’est également pour cette
raison que nous nous réjouissons des initiatives telles que le dialogue interreligieux du roi
Abdallah d’Arabie Saoudite et le leadership de la Turquie dans l’Alliance des civilisations. »
39. Barack Obama, discours prononcé au Caire, op. cit.
40. Moncef Marzouki, Le mal arabe. Entre dictatures et inte´grismes : la de´mocratie inter-
dite, Paris, L’Harmattan, 2004.
41. François Burgat, « Le ‘‘dialogue des cultures’’. Une vraie-fausse réponse à l’autorita-
risme », art. cit., p. 233.

67
RENAISSANCES ARABES

nitive, avant 2011, les États-Unis concevaient la démocratisation des


régimes politiques du monde arabe moins comme le produit de « résis-
tances populaires » et de « révolutions par le bas » que comme le résultat
de « changements internes » au sein des régimes, que d’aucuns qualifie-
raient de « révolutions de palais ».

Le nouveau « rêve arabe » de Washington

Si le discours du Caire ne fut pas à proprement parler révolutionnaire


et ne laissait en rien envisager le soutien des États-Unis aux protestations
populaires qui éclatèrent deux ans plus tard (2010-2011), cela n’exclut
pourtant pas le fait que le Département d’État travaillait depuis des
mois sur des scénarios de transition politique en « douceur », susceptibles
d’accélérer le remplacement des « vieux dictateurs » en crise de légitimité
par de nouveaux responsables politiques arabes « démocratiquement
présentables ». Dans le cas tunisien, par exemple, bien avant les révéla-
tions du site WikiLeaks – qui, avec du recul, n’ont rien de véritablement
sensationnelles – nous avions mis à jour un « plan » des autorités améri-
caines en vue de préparer la succession du président Ben Ali. Ainsi,
plusieurs mois avant l’affaire WikiLeaks, nous écrivions, à partir des
données scientifiques recueillies au cours de nos enquêtes :
« [Il s’agit pour les États-Unis] de préparer un successeur crédible au
président Ben Ali qui, tout en appartenant au ‘‘système’’, jouirait d’une
bonne réputation internationale et d’une certaine reconnaissance natio-
nale pour son intégrité et sa capacité à être au-dessus de la guerre des
clans qui agite actuellement le sérail présidentiel. D’aucuns avancent le
nom de l’actuel ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjane, natif de
la même localité que le président de la République (Hammam Sousse),
époux d’une des nièces de Ben Ali, et qui paraı̂t bénéficier d’une véritable
stature internationale (il a été longtemps le ‘‘numéro 2’’ du Haut-commis-
sariat des Nations-unies pour les réfugiés), de la confiance totale de
Washington (américanophile, il est diplômé de l’Université du Wisconsin)
et d’une image relativement saine dans la population tunisienne (il ne
semble pas mêlé aux affaires de corruption du clan Trabelsi 42). De plus,

42. « M. Kamel Morjane : l’homme providentiel », Blog Espace Tunisie, 30 octobre 2006,
http://espace.tunisie.over-blog.com/article-4355721.html (consulté en septembre 2011).

68
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

ancien ministre de la Défense, il est susceptible de garantir une relative


‘‘neutralité’’ de l’armée tunisienne en cas de coup d’État constitutionnel
ou de succession précipitée (décès subit du président). Enfin, son appar-
tenance aux instances dirigeantes du RCD, le parti quasi unique (il est
membre du Comité central), lui permettrait de disposer de soutiens et de
relais politiques à l’intérieur du pays 43. En l’état actuel, aux yeux de
nombreux responsables américains, Kamel Morjane apparaı̂t comme
l’homme idéal pour assurer une transition démocratique, sinon un
passage en douceur au ‘‘pluralisme limité’’ 44. »

Le scénario que nous décrivons ci-dessus n’est pas né de notre imagi-
nation de chercheur et encore moins d’une quelconque « théorie du
complot » que nous rejetons avec vigueur. Il a été dessiné, dès 2009, à
partir d’éléments divers (rapports officiels, entretiens, dossiers de presse,
etc.) relevés au cours de nos recherches en Tunisie et aux États-Unis.
Dans le cas de l’Égypte, du Yémen, voire de la Libye, nous aurions pu
exhumer des scénarios comparables qui étaient probablement testés
comme autant d’« hypothèses d’école » par le Département d’État améri-
cain, le Pentagone et les services secrets américains. Bien sûr, la réalité fut
toute autre car les États-Unis n’avaient pas forcément prévu les soulève-
ments populaires de l’hiver 2010-2011 et encore moins leur extension
rapide à l’ensemble de la région. Néanmoins, ces scénarios américains,
esquissés quelques mois avant le déclenchement des révolutions arabes,
nous paraissent intéressants moins pour leur aspect prospectif (ils
n’avaient pas anticipé l’ampleur du mécontentement populaire) que par
la conception de la démocratie qu’ils véhiculent implicitement. À travers
eux, on comprend mieux quel est le « rêve arabe » des États-Unis et, plus
particulièrement, quel type de régime politique Washington souhaite voir
émerger au Maghreb et au Machrek. Contrairement aux thèses conspira-
tionnistes examinées au début de ce chapitre, nous ne pensons pas que les
révolutions arabes soient des « révolutions orange » manipulées et fabri-
quées de toutes pièces par la CIA. Toutefois, il serait naı̈f d’exclure
l’hypothèse que les autorités américaines chercheraient à influencer les

43. Biographie de Kamel Morjane, http://fr.wikipedia.org/wiki/Kamel_Morjane


(consulté en septembre 2011).
44. Larbi Chouikha, Vincent Geisser, « La Tunisie selon Obama : préparer discrètement
l’après-Ben Ali ? », dans « Tunisie : la fin d’un tabou. Enjeux autour de la succession du
président et dégradation du climat social », L’Anne´e du Maghreb, VI, Paris, CNRS
Éditions, 2010, p. 397-398.

69
RENAISSANCES ARABES

transitions politiques en cours dans un sens qui serait conforme à leurs


intérêts stratégiques et aussi à leur vision idéologique de la démocratie
dans le monde arabe. Sans verser dans la divination – qui nous éloignerait
de notre vocation scientifique –, il est ainsi possible d’esquisser ce que
serait le régime arabe idéal aux yeux des responsables américains actuels,
tout en sachant qu’ils ont été conduits à réviser légèrement leurs positions
après la chute de Ben Ali et de Moubarak. Les États-Unis n’ont pas
totalement renoncé au projet de Greater Middle East, ils le poursuivent
dans une version sans doute plus « modeste » – prise en compte notam-
ment des différences régionales entre le Maghreb et le Machrek – et moins
ostensiblement pro-occidentale et sécuritaire. Le chercheur Étienne Augé
remarque ainsi que :

« on a beaucoup évoqué le terme de soft power qu’utiliserait la diplo-


matie publique, et noté que l’administration de Barack Obama considère
qu’il est plus important de convaincre ses interlocuteurs que de les
contraindre. Les États-Unis d’Obama ont réussi ce tour de force d’ap-
paraı̂tre comme plus rassurants vis-à-vis du reste du monde de façon
spectaculaire, en utilisant notamment la communication et le symbole
fort qu’a constitué l’élection du ‘‘premier président noir de l’His-
toire’’ 45. »

Dans cette logique du soft power, on peut penser que les États-Unis
vont renoncer à soutenir des régimes trop ouvertement pro-occidentaux,
à la limite de la caricature, comme le furent ceux de Ben Ali et de
Moubarak, privilégiant des formes de leadership présidentiel davantage
autonome et souverain – en apparence au moins –, afin de ne pas heurter
la susceptibilité patriotique des populations locales déjà échaudées par
l’appui inconditionnel du Département d’État à la politique israélienne 46.
Cette orientation devrait également s’accompagner d’une préférence de
Washington pour des dirigeants civils, moins liés à l’armée et aux appa-
reils sécuritaires et davantage insérés dans les réseaux financiers interna-
tionaux (Banque Mondiale, FMI, OCDE, etc.) ou dans les grandes
organisations telles que les Nations-unies, des Allassane Ouatara arabes

45. Étienne Augé, « Les révolutions arabes d’Obama », Atlantico, 1er avril 2011, http://
www.atlantico.fr/decryptage/libye-revolutions-arabes-obama-69265.html (consulté en
août 2011).
46. John Mearsheimer, Stephen Walt, Le lobby pro-israe´lien et la politique e´trange`re
ame´ricaine, Paris, La Découverte, 2007.

70
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?

en quelque sorte. Sur ce plan, il apparaı̂t clairement que la Maison


Blanche œuvrera à la poursuite du processus de « civilisation 47 » des
régimes politiques du monde arabe, en cherchant à cantonner les mili-
taires aux coulisses du pouvoir.
De même, tirant les leçons des révolutions arabes et surtout des
erreurs de la guerre en Irak, il est fort probable que Washington
cherche à renforcer sa « diplomatie de société civile » en direction des
opposants et des ONG de défense des droits de l’homme 48. Évitant de
reproduire le « scénario Ahmed Chalabi » – opposant irakien pro-améri-
cain totalement corrompu et sans véritable soutien au sein de la société
civile –, le Département d’État devrait continuer à tisser des relations
étroites avec les représentants des partis et des mouvements politiques
du monde arabe, en évitant cependant de les afficher comme étant « trop
liés à Washington », ce qui aurait pour conséquence immédiate de les
discréditer sur les scènes politiques locales. Cette politique d’ouverture
des États-Unis aux leaders politiques arabes réellement ancrés dans leur
société devrait également concerner les milieux islamistes de tendance
Frères musulmans ou Salafistes modérés. Depuis quelques années déjà,
à travers ses programmes d’accueil des personnalités, le Département
d’État américain a procédé à de nombreuses invitations de jeunes
leaders islamistes marocains, égyptiens, yéménites, jordaniens, etc., dans
le but de les « fidéliser » et de les initier aux arcanes de la politique
américaine dans le Middle-East. En fait, les responsables de la diplomatie
américaine, avec quelques années d’avance sur ceux du Quai d’Orsay, ont
compris qu’ils avaient intérêt à « apprivoiser » les milieux islamistes
libéraux et conservateurs, susceptibles d’exercer un jour le pouvoir seuls
ou dans le cadre de coalitions gouvernementales.
Enfin, en dépit d’une volonté américaine de voir émerger des régimes
civils débarrassés des stigmates de la répression et de la torture, l’on peut
difficilement imaginer que Washington renonce à son droit de regard sur
la « question sécuritaire ». Du point de vue américain, il paraı̂t encore
inconcevable que la démocratisation des systèmes politiques arabes se
fasse au détriment de la sécurisation des enjeux régionaux et de la lutte
contre le terrorisme. D’où, d’ailleurs, une propension de Washington à
appuyer des processus de transition politique qui ménagent très large-

47. Voir chapitre 5, « Coups d’États militaires ou révolutions civiles ? », p. XX.


48. Louis Balthazar, Charles-Philippe David, Justin Vaı̈sse, La politique e´trange`re des
États-Unis. Fondements, acteurs, formulation, op. cit.

71
RENAISSANCES ARABES

ment les anciennes officines sécuritaires et les intérêts militaires. Dans


cette perspective, la « révolution orange » version arabe ne fait peut-être
que commencer.
Toutefois, il ne faut pas sous-estimer l’aspiration des nouvelles géné-
rations de dirigeants arabes, sans doute moins malléables, à bâtir des
régimes pleinement souverains, dont l’ancrage occidental se marierait
volontiers à une politique étrangère indépendante, à l’instar de
« l’exemple turc 49 » qui fait désormais école dans le monde arabe 50.
Ainsi, les révolutions arabes peuvent être interprétées comme une phase
manquante de l’« orientalisation du monde » décrite par Éric
Hobsbawm 51. Deux cents ans après l’accentuation de l’épisode colonial,
apogée de la domination occidentale sur le monde, un nouvel équilibre
s’esquisse où les anciens pays colonisés, hors de tout messianisme tiers
mondiste, reprennent peu à peu place sur la scène publique planétaire.
Cette évolution de long terme oblige les États-Unis non à abandonner
leur volonté de leadership, mais à tenir compte d’une aspiration qui les
incite à lâcher du lest pour éviter le rejet pur et simple de leur présence.

49. Vincent Geisser, Gérard Groc, « La Turquie des années Erdogan : un Occident de
substitution pour les Arabes », communication au colloque international « Une nouvelle
diplomatie turque ? Entre mythes et réalités », Institut d’études politiques de Lyon,
15 avril 2011.
50. C’est aussi l’hypothèse défendue par le chercheur franco-américain Philip S. Golub :
« Sans nécessairement induire une rupture avec les États-Unis, les révolutions démocra-
tiques arabes devraient conduire à des évolutions politiques rendant les pays nouvelle-
ment libres moins exposés que par le passé à des influences externes. L’exemple turc porte
en effet à croire que la démocratisation se traduit par l’autonomisation. Sous Recep
Tayyip Erdogan, la Turquie s’est graduellement affranchie de la tutelle américaine, pour-
suivant une politique régionale peu conforme aux souhaits américains », dans Philip S.
Golub, « Les États-Unis face aux révolutions démocratiques arabes », art. cit., p. 132.
51. Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992.

72
Chapitre 4

Coups d’États militaires


ou révolutions civiles ?

« Armée du peuple », « armée démocratique », « armée pacifique »,


etc. : les formules emphatiques n’ont pas manqué pour qualifier le rôle
des militaires dans les révolutions égyptienne et tunisienne de l’hiver
2010-2011, contribuant à créer une nouvelle mythologie politique sur la
prétendue « nature démocratique » des armées arabes, comparée implici-
tement à la « nature autocratique » des autres forces de sécurité (polices,
milices, services de renseignement, moukhabarat 1...). Pourtant, il n’en a
pas toujours été ainsi. Jusqu’à une période récente, l’autoritarisme de la
majorité des États maghrébins et machrékins s’était confondu avec la
toute puissance des militaires, à tel point que le militarisme arabe
semblait constituer une version réactualisée du despotisme oriental. Les
images d’autocrates moustachus en uniforme et de longues travées d’of-
ficiers étoilés et galonnés peuplant les congrès des partis uniques ont
longtemps imprégné l’imaginaire occidental, les régimes arabes, accrédi-
tant l’idée que le militarisme et l’autoritarisme formaient assurément les
deux faces d’une même pièce.
Si cette représentation des régimes politiques arabes comme des
« États casernes » a sans doute correspondu à une certaine réalité du
fonctionnement du pouvoir durant les années 1960-1970, ces systèmes
ont cependant connu un processus de « civilisation 2 » qui a largement
affecté la place et la fonction des militaires dans les configurations auto-

1. « Informateurs », « indicateurs ».
2. On entend par « civilisation » l’introduction progressive de logiques civiles au sein du
champ des forces armées, mais aussi l’atténuation de la frontière entre secteurs civils et
secteurs militaires au sein d’une société donnée.

73
RENAISSANCES ARABES

ritaires. En ce sens, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’aujourd’hui, dans le


monde arabe, « l’uniforme ne fait plus le régime 3 ». Les apparats milita-
ristes des systèmes ont tendance à masquer de profondes transformations,
confortant le processus de démilitarisation progressive des sociétés du
Proche et du Moyen-Orient. L’hypothèse de coups d’États militaires
déguisés en révolutions civiles, émise par certains spécialistes du Rensei-
gnement 4, nous apparaı̂t donc peu crédible et relever d’une vision
complotiste, occultant les nouveaux rapports de force se tramant au
sein des régimes arabes.
C’est davantage dans la perspective de la civilisation des États et des
sociétés arabes qu’il convient d’appréhender le rôle des militaires dans les
récents mouvements protestataires qui ont secoué la région. L’attitude à
la fois « responsable » et « républicaine » des états-majors tunisien,
égyptien et yéménite a suscité la surprise. Elle s’explique principalement
par des tendances lourdes qui ont conduit à une remise en cause de la
sanctuarisation des armées arabes et à un redéploiement de la fonction
répressive au profit d’autres forces de sécurité.

Militarisme et autoritarisme : un mariage de raison ?

L’image des régimes arabes qui a longtemps prévalu en Occident est


celle de systèmes politiques militarisés – à l’exception peut-être de la
Tunisie – incarnant par excellence cette notion d’État caserne (Garrison
State 5), chère aux auteurs anglo-saxons, à savoir une nation où l’on
observe « une soumission de l’ensemble de la vie sociale et économique
aux impératifs de la guerre 6 ». Il est vrai que le conflit ouvert avec l’État
d’Israël – désigné par la propagande des régimes arabes comme « entité

3. Voir Vincent Geisser, Abir Krefa, « L’uniforme ne fait plus le régime. Les militaires
arabes face aux révolutions », Revue internationale strate´gique, no 83, automne 2011.
4. Voir notamment la thèse développée par Éric Denécé, directeur du Centre français de
recherche sur le renseignement : « Les révolutions arabes ne sont que des coups d’États
militaires masqués », La Tribune, 1er juin 2011.
5. Harold Lasswell, Essays on the Garrison State, New Brunswick, Transaction Publi-
shers, 1997.
6. Jean Joana, « Le pouvoir des militaires, entre pluralisme et démocratie », communica-
tion au congrès de l’Association française de science politique (AFSP), Montpellier,
7 septembre 2006, http://www.afsp.msh-paris.fr/activite/2006/colllinz06/txtlinz/
joana1.pdf (consulté en septembre 2011).

74
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

sioniste » - a souvent servi de prétexte à une mise en ordre des sociétés et


à une militarisation de la quasi-totalité des secteurs clefs des États
(économie, organisations professionnelles, éducation, culture, presse
etc.). Ce processus a contribué à promouvoir au sein des populations
une forme de militarisme totaliste, analysé avec beaucoup de finesse par
la politologue Élizabeth Picard :

« La culture militaire – et plus nettement le militarisme – impliquent


la diffusion dans la société de symboles, de valeurs et de discours justi-
fiant et valorisant la relation entre armée et pouvoir, en s’appuyant sur
des énonciations nationalistes ou portant sur l’identité nationale. La
culture militaire imprègne aussi bien la sphère privée en renforçant les
valeurs patriarcales que la sphère publique dans laquelle les nouveaux
médias lui font une place de choix : valorisation de la force physique,
respect de la hiérarchie ‘‘naturelle’’ des âges et des sexes, héroı̈sation de
l’histoire et de la vie politique, élévation du statut social des officiers,
critique du pluralisme politique en regard de la prétendue unicité de
l’armée et de la nation 7. »

Dans la majorité des pays arabes, l’installation de régimes dits


« modernistes » a correspondu synchroniquement avec la prise de
pouvoir par des castes militaires, que ce soit en Syrie (1949), en Égypte
(1952), en Irak (1958), en Algérie (1965) ou en Libye (1969) 8.
Toutefois, ce militarisme, loin d’être perçu comme une anomalie
sociétale en décalage avec les aspirations profondes des populations
locales, a parfois été présenté comme un vecteur de modernisation et de
progrès dans des pays qui étaient supposés être dominés par l’ethnisme et
le tribalisme. Nombre d’auteurs et d’observateurs occidentaux ont ainsi
contribué à entretenir ces mythes développementalistes et tiers mondistes,
présentant volontiers ces régimes militaires du monde arabe comme entiè-
rement dévoués à leur peuple, censés lutter contre les « forces obscuran-
tistes » de la tradition et de la sécession. Cette vision occidentale, plutôt
bienveillante à l’égard des oligarchies militaires du Maghreb et du
Machrek – en filiation avec le mythe du « despote éclairé » –, reposait

7. Élizabeth Picard, « Armée et sécurité au cœur de l’autoritarisme », dans Olivier Dabène,


Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), Autoritarismes de´mocratiques et de´mo-
craties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord/Sud, op. cit., 2008, p. 306-307.
8. Philippe Droz-Vincent « Quel avenir pour l’autoritarisme dans le monde arabe ? »,
Revue française de science politique 6/2004 (vol. 54), p. 945-979.

75
RENAISSANCES ARABES

« sur l’idée que l’intervention en politique des militaires, quelles qu’en


soient les formes, peut aller dans le sens du développement économique
et/ou de la modernisation politique de ces pays. Les capacités d’organi-
sation des forces armées, les qualités morales et le patriotisme que l’on
attribue à leurs cadres pouvaient constituer des atouts pour la construc-
tion nationale et étatique de l’école développementaliste 9 ».

Une telle croyance au rôle modernisateur des forces armées dans les
sociétés arabes a été partagée autant par des auteurs anglo-saxons d’obé-
dience libérale que par des intellectuels européens tiers mondistes qui ont
eu parfois tendance à accorder une importance excessive au volontarisme
désintéressé des bureaucraties militaires, occultant au passage l’absence
de contact réel avec la population et les profondes divisions qui pouvaient
se tramer en leur sein. L’unanimisme patriotique cultivé sciemment par
les hiérarchies militaires a souvent fait illusion. On trouve une illustration
française de cette tendance à l’idéalisation des dirigeants militaires chez
ces universitaires français qui, après l’indépendance algérienne, ont choisi
de travailler comme coopérants avec le nouvel État, produisant les
premiers écrits sur les « bienfaits » de la politique de développement « à
marche forcée » impulsée par Houari Boumédiene aux lendemains du
coup d’État de 1965. Certains de ces travaux, qui doivent évidemment
être replacés dans leur contexte historique 10, ont fait preuve de myopie
sur les effets pervers des modes de développement autoritaires et sur les
intentions « politiciennes » de leurs promoteurs militaires, dont le
« patriotisme en armes » n’était souvent qu’une façade.
Mais, plus fondamentalement, c’est la représentation binaire re´gimes
militaires/re´gimes civils qui peut être rétrospectivement remise en cause à
l’échelle du monde arabe, car elle tend à sous-estimer la complexité des
agencements et des jeux de pouvoir. En effet, comme le souligne le théo-
ricien de l’autoritarisme, Juan Linz,
« le rôle prééminent rempli par l’armée en tant que soutien de ces
régimes, joint au fait que nombre d’officiers y jouèrent un rôle important
même s’ils n’assumaient pas vraiment la direction de l’État, ont poussé
certains auteurs à les étiqueter comme dictatures militaires. Or, s’il est
indéniable que certains d’entre eux sont nés comme tels et que les mili-

9. Jean Joana, « Le pouvoir des militaires, entre pluralisme et démocratie », art. cit.
10. Jean-Robert Henry, « La circulation des savoirs à l’époque de la coopération »,
L’Anne´e du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 573-587.

76
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

taires ont continué d’y occuper une place éminente, ce serait une grande
erreur d’ignorer qu’ils reposaient sur une structure politique beaucoup
plus complexe, dans laquelle des personnalités civiles, hauts fonction-
naires en particulier, experts et aussi hommes politiques issus de partis
existants avant le coup d’État détenaient des positions considérables 11 ».

En somme, si l’on suit Juan Linz dans son raisonnement, l’on serait
trop enclin à valoriser la dimension « militaire » des régimes arabes
actuels, négligeant le processus de « civilisation » qui s’engage. Le
registre répressif, qui constitue l’un des principaux ressorts de l’autorita-
risme, ne saurait se limiter au champ d’action des forces armées dont
l’activité aurait plutôt tendance à se banaliser dans les sociétés maghré-
bines et machrékines. Si la sécurité devient un enjeu majeur pour des
régimes arabes en sursis 12, elle tend de plus en plus à dépasser la seule
sphère militaire « classique ».

Pourquoi les militaires arabes sont-ils condamnés à se « civiliser » ?

Il est parfois tentant d’invoquer une prétendue « nature » populaire et


démocratique d’une institution pour expliquer sa capacité de résistance
aux excès et aux dérives de l’autoritarisme. Au mythe de la surpuissance
des armées arabes, perçues longtemps sous un angle répressif, a succédé,
en l’espace de quelques mois, une nouvelle mythologie romantique qui
fait des militaires les acteurs centraux de la transition démocratique et
personnalise fortement la présentation des événements. À titre d’illustra-
tion, en Tunisie, le général Rachid Ammar, le chef d’état-major de
l’armée de terre qui a refusé de tirer sur la foule lors des événements de
l’hiver 2010-2011, a souvent été présenté par les médias occidentaux
comme un « De Gaulle tunisien 13 ». On verse ici dans une posture à la
fois essentialiste, anthropomorphique et héroı̈sante qui tend à évacuer les
explications de type sociohistorique. En dépit du fait que les régimes
arabes ont été contraints de s’adapter à la nouvelle doxa démocratique

11. Juan J. Linz, Re´gimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006, p. 189.
12. Moncef Marzouki, Vincent Geisser, Dictateurs en sursis. La revanche des peuples
arabes, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2011 (nouvelle édition).
13. Sur le processus d’héroı̈sation du Général Ammar, voir Vincent Geisser, Abir Krefa,
« L’uniforme ne fait plus le régime. Les militaires arabes face aux révolutions », art. cit.

77
RENAISSANCES ARABES

promue par les bailleurs de fonds internationaux (FMI, Banque


mondiale, Union européenne, etc.), en civilisant leurs institutions – au
moins en surface -, les forces armées ont connu des évolutions internes
dans le sens d’une certaine « normalisation » de leur statut. L’armée ne
constitue plus aujourd’hui l’Institution d’État avec un « I » majuscule,
mais un appareil sécuritaire inséré dans le dispositif de pouvoir et
entrant en concurrence avec d’autres agences de coercition (polices,
milices privées, mercenaires, gardes présidentielles, etc.). Élizabeth
Picard le souligne : « Les intérêts et les activités des forces armées sont
devenus partie intégrante et légitime du paysage discursif, politique et
économique dans des régimes autoritaires en mutation. Le secteur mili-
taire participe de l’institutionnalisation de ces régimes au sein desquels il
devient une agence de pouvoir parmi d’autres 14. » Cette normalisation
des forces armées dans le monde arabe tient à une série de processus
sociaux, économiques et culturels qu’il convient d’examiner brièvement.
Ce déclin du militarisme comme « culture d’institution » basée sur
l’apologie de la virilité et de la bravoure est concomitant à la montée du
professionnalisme au sein des forces armées du monde arabe. Les officiers
qui tiraient principalement leur légitimité de leurs « exploits guerriers »
(guerres israélo-arabes, guerres d’indépendance, conflits régionaux, etc.)
ont été progressivement remplacés par des techniciens et des ingénieurs
diplômés des grandes écoles militaires locales ou étrangères dont la
culture professionnelle n’est finalement pas très éloignée de celle des
élites civiles :

« Un nouveau type de formation introduit dans les écoles militaires a


modifié les centres d’intérêt et la capacité professionnelle des militaires.
Cette formation nouvelle, le contact avec d’autres sociétés et l’interac-
tion avec d’autres élites nationales, en particulier les experts et les
managers, ont donné alors naissance à un nouveau professionnalisme
tourné vers la sécurité intérieure et le développement 15. »

On peut dès lors comprendre que dans une situation d’incertitude


politique comme ce fut le cas en Tunisie, en Égypte et au Yémen, en
2011, les officiers supérieurs deviennent des interlocuteurs crédibles,
susceptibles de renoncer au recours à la violence brutale, et d’appuyer

14. Élizabeth Picard, « Armée et sécurité au cœur de l’autoritarisme », art. cit., p. 305.
15. Juan J. Linz, Re´gimes totalitaires et autoritaires, op. cit., p. 219.

78
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

des solutions pacifiques, sinon négociées. Sans forcément idéaliser le rôle


des hauts cadres de l’armée dans les révolutions arabes, l’on peut dire
qu’ils ont généralement eu tendance à privilégier des solutions politiques
plutôt que de soutenir la dérive répressive souhaitée par les dirigeants. Il
convient donc moins de rechercher leur relative « neutralité » par rapport
aux manifestants dans un quelconque démocratisme naturel des forces
armées arabes (comme le conçoit la vision romantique), que dans leur
professionnalisme et leur pragmatisme, caractéristiques d’un changement
d’époque et d’une rupture avec le militarisme d’antan.
Ce processus de « civilisation » des armées arabes a été d’autant plus
prégnant qu’elles perdaient leur monopole à exercer la violence d’État, au
profit d’autres corps de sécurité civils et privés. C’est ce que les auteurs
anglo-saxons appellent le counterbalacing, à savoir la segmentation ou la
fragmentation des champs de la sécurité qui a d’ailleurs été très largement
encouragée par les régimes arabes selon le principe Divide et impera.

« Le phénomène de démultiplication des corps armés et de police,


écrit Élizabeth Picard, est une caractéristique commune à de nombreux
États autoritaires dont le processus d’institutionnalisation demeure
inachevé. [...] Le dédoublement et parfois la démultiplication entre
armée et police, forces armées et services de renseignement, armée et
milices du régime, forces armées de l’État et forces armées privées, etc.,
témoignent de la défiance du régime à l’égard de ses agences militaires et
sécuritaires 16. »

Cette mise en concurrence des différentes agences de répression au


sein de l’appareil de sécurité de l’État ne saurait pourtant expliquer à elle
seule le comportement « responsable » des militaires arabes par rapport
aux policiers et aux milices du régime. En quoi les militaires arabes
seraient-ils plus « pacifistes » que les miliciens ou les policiers ? L’explica-
tion par la « nature militaire » ne tient pas car, en d’autres circonstances
historiques (on citera, par exemple, la grève générale de 1978 et les
« émeutes du pain » de 1984 en Tunisie), les armées arabes n’ont pas
hésité à tirer sur la foule, appliquant scrupuleusement les ordres des
maı̂tres du régime. Là aussi, il convient de sortir de la mythologie révo-
lutionnaire pour mettre en avant l’historicité de l’institution militaire et
son lien consubstantiel avec la construction des États du monde arabe,

16. Élizabeth Picard, « Armée et sécurité au cœur de l’autoritarisme », op. cit., p. 317-318.

79
RENAISSANCES ARABES

afin de mieux comprendre sa capacité à faire valoir une certaine auto-


nomie fonctionnelle par rapport au domaine présidentiel ou royal. Si
l’armée, dans la majorité des pays arabes, s’est confondue avec l’autori-
tarisme des régimes en tant qu’institution centrale de l’État, elle a cepen-
dant toujours joui d’une légitimité historique qui lui a permis de ne pas
être assimilée totalement aux vicissitudes du pouvoir et de jouer ainsi son
rôle d’interposition dans les circonstances exceptionnelles. C’est précisé-
ment le scénario qui s’est produit en Tunisie et en Égypte en 2011 : alors
que les deux armées n’ont strictement rien à voir en termes de statut,
d’influence et de pouvoir économique au sein de la société, elles ont
pourtant adopté une attitude assez similaire face aux protestations popu-
laires.
L’économie est justement l’un des facteurs majeurs qui ont contribué
à accélérer le processus de « civilisation » des armées du monde arabe.
Mais il a agi différemment selon les pays et les époques. De ce point de
vue, les situations tunisienne et égyptienne apparaissent contrastées, voire
opposées. Car si l’armée tunisienne fait figure de « parent pauvre » des
institutions de l’État, l’armée égyptienne se caractérise plutôt par sa
puissance économique et son rayonnement sur l’ensemble de la société.
En ce sens, l’on peut dire que le pragmatisme de l’armée tunisienne
lors des événements révolutionnaires de 2010-2011 tient surtout à sa
« modestie », alors que celui de l’armée égyptienne s’explique davantage
par son rôle central dans l’agencement du pouvoir.
En effet, sur le plan économique, l’armée tunisienne a toujours été
une « armée modeste », formée principalement de conscrits et de salariés
vivant en marge des milieux d’affaires et des réseaux de pouvoir. Par
ailleurs, cette armée, depuis l’époque de Bourguiba, est toujours
apparue comme étant une « armée propre » qui n’a jamais été mêlée
directement aux dérives mafieuses du régime, se distinguant en cela de
la police, dont certains hauts responsables étaient les clients des familles
Ben Ali-Trabelsi. Cette relative marginalité économique de l’armée tuni-
sienne explique très largement le fait que les officiers supérieurs aient été
« à l’écoute » des revendications populaires et davantage réceptifs aux
dénonciations de la corruption qui gangrène le pays depuis plusieurs
années. C’est parce qu’ils ne constituent pas des acteurs économiques de
premier plan que les officiers tunisiens ont pu sacrifier aussi rapidement
Ben Ali, en précipitant son départ vers l’Arabie Saoudite. En somme, ils
n’avaient rien à perdre.

80
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

À l’opposé, c’est la puissance économique de l’armée égyptienne qui


explique, entre autres, son rôle d’interposition entre le Palais présidentiel
et les manifestants de la place Al Tahrir. Contrairement à son homologue
tunisien, l’armée égyptienne a toujours joué un rôle économique majeur,
aussi bien à l’époque du socialisme nassérien (1952-1970), que dans la
période plus récente, notamment depuis l’Infitah (ouverture) décidée par
Sadate. La hiérarchie militaire égyptienne a su opérer une reconversion
habile en passant du statut de gestionnaire du capitalisme d’État (grandes
entreprises nationales de l’ère Nasser) à celui d’acteur du néo-libéralisme,
diversifiant ainsi ses modes d’intervention dans le champ économique, et
s’alliant volontiers aux acteurs privés, donnant de cette manière naissance
à des « coalitions militaro-marchandes », selon l’expression d’Élizabeth
Picard. Selon certaines sources 17, l’armée égyptienne pèserait jusqu’à
25 % du PIB et représenterait de 10 % à 20 % de l’emploi national,
possédant des entreprises, des clubs, des hôtels et un patrimoine foncier
considérable 18. À ce capital économique s’ajoutent de nombreux privi-
lèges dont jouissent les hauts gradés :

« Ses membres ont droit à des logements, des automobiles, des clubs,
des formations, des vacances inaccessibles au commun des citoyens.
Tout cela coûte fort cher à l’État, ou plus exactement n’apparaı̂t pas
au budget de l’État : l’armée ponctionne à la source pour elle-même en
tant que corps et pour les officiers supérieurs individuellement une part
inconnue mais considérable, des rentes qui alimentent le pays 19. »

Dans le même temps, ces dernières années, cette puissance écono-


mique de la haute hiérarchie militaire apparaissait de plus en plus
menacée par l’hégémonie de nouveaux clans affairistes (les « nouveaux
pharaons 20 ») autour du fils du Raı̈s, Gamal Moubarak, dont la succes-
sion quasi dynastique à la tête de l’État aurait pu remettre en cause les

17. Ibid, p. 305.


18. Philippe Droz-Vincent, « Armée et pouvoir politique en Égypte : la dimension écono-
mique du pouvoir de l’armée », dans May Chartouni-Dubarry (sous la dir.), Arme´e et
nation en Égypte : pouvoir civil, pouvoir militaire, coll. Notes de l’IFRI 31, 2001, p. 73-105.
19. Marc Lavergne, « En Égypte, l’armée va-t-elle s’allier aux Frères musulmans ? »,
Libe´ration, 18 février 2011, http://www.liberation.fr/monde/01012320649-en-egypte-l-
armee-va-t-elle-s-allier-aux-freres-musulmans (consulté en septembre 2011).
20. « The News Pharaons », The Economist, 11 novembre 2010, http://www.econo-
mist.com/node/17460568 (consulté en septembre 2011).

81
RENAISSANCES ARABES

intérêts économiques de certains officiers supérieurs. On peut donc


raisonnablement émettre l’hypothèse que l’armée égyptienne a agi par
« nationalisme économique » : en sacrifiant Hosni Moubarak, elle a
surtout empêché que la coalition politico-affairiste évoluant autour de
Gamal ne prenne le pouvoir 21.
Qu’en sera-t-il de la réaction d’autres hiérarchies militaires arabes
face aux protestations montantes, notamment en Syrie, qui renvoie elle
aussi à ce schéma des coalitions « militaro-marchandes » décrites par
Élizabeth Picard ? La forte implication de l’armée dans l’économie l’inci-
tera-t-elle à sacrifier le régime de Bachar Al Assad, ou au contraire, à le
défendre jusqu’à son dernier souffle ? Il est encore trop tôt pour se
prononcer, mais il est probable que la variable économique sera
décisive dans le choix des responsables de l’armée de protéger le régime
ou, en contraire, de rechercher une alternance politique.
Enfin, l’un des facteurs de cette « civilisation » des armées arabes, qui
a été peu relevé par les analystes des scènes politiques proche et moyen-
orientales, est leur « internationalisation » de plus en plus poussée. De ce
point de vue, les armées tunisienne et égyptienne sont exemplaires : elles
sont régulièrement impliquées dans les opérations de maintien de la paix
(OMP) et interviennent fréquemment dans les zones de conflit :
Cambodge, Congo, Angola, Rwanda, Bosnie, Kosovo, etc. Or, cette
forte implication dans les opérations internationales produit des consé-
quences évidentes sur les mentalités et les pratiques des hommes de
troupes, des sous-officiers et des officiers arabes qui, outre un contact
privilégié avec les populations locales (fonction de médiation), dévelop-
pent de nombreuses relations avec les états-majors des pays occidentaux
(France, États-Unis, Grande-Bretagne, Italie, etc.). Pour le politologue
Brahim Saı̈dy, cette internationalisation de certaines armées arabes
(Tunisie, Égypte, Maroc...) constitue sans aucun doute un facteur
propice à l’émergence au sein de l’institution militaire d’une culture
démocratique, rompant en partie avec le militarisme va-t-en-guerre des
décennies précédentes :
« Les institutions internationales de sécurité contribuent, à travers
les OMP (opérations de maintien de la paix), au renforcement du profes-

21. Akram Belkaı̈d, Hicheme Lehmici, « Égypte, la toute-puissance de l’armée », Slate-


Afrique, 12 février 2011, http://www.slateafrique.com/407/Égypte-armee-pouvoir-
economie-politique (consulté en septembre 2011).

82
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

sionnalisme, une des normes essentielles de tout régime démocratique de


relations civilo-militaires. La coopération internationale améliore les
relations entre le civil et le militaire, et la flexibilité des forces armées 22. »

Cette internationalisation des armées arabes est inséparable, dans les


cas égyptien et tunisien, de relations étroites des états-majors avec le
Pentagone, dont le changement de position sur le dossier du Middle-
East n’a pas été sans conséquence sur le déroulement des mouvements
protestataires et sur l’attitude des militaires 23.
L’analyse de ces phénomènes de « civilisation », qui ont affecté les
armées arabes ces trente dernières années, permet non seulement de rela-
tiviser « l’effet de surprise » produit par leur positionnement « pragma-
tique » lors des événements révolutionnaires de 2010-2011, mais aussi de
prendre nos distances à l’égard des explications essentialistes avançant
l’idée d’une « nature démocratique » des militaires, comparée à l’auto-
ritarisme enraciné des policiers. Toutefois, ces tendances lourdes n’expli-
quent pas tout. S’ils se sont proclamés « protecteurs du peuple », les
états-majors militaires ont aussi tenté de peser de tout leur poids sur le
cours des révolutions dans un sens souvent conservateur, nous incitant à
poser la question : de quelle(s) révolutions(s) les militaires arabes sont-ils
le nom ?

Des militaires révolutionnaires, oui mais de quelle révolution ?

« Le peuple, l’armée, une seule main ! » : ce slogan scandé par les


manifestants sur la place Al Tahrir du Caire pourrait résumer à lui seul
le sentiment populaire à l’égard des militaires aux premiers jours de la
révolution, aussi bien en Tunisie, qu’en Égypte, voire même au Yémen.
En effet, en Tunisie, la neutralité de l’armée face à la répression
– contrairement à l’attitude « suiviste » de la police – va être immédiate-
ment interprétée par les manifestants comme un feu vert à la radicalisa-
tion des protestations et à la politisation du mouvement. La demande du
départ de Ben Ali ne sera désormais plus un tabou (pensons au fameux cri

22. Brahim Saı̈dy « Relations civilo-militaires au Maroc : le facteur international


revisité », Politique e´trange`re 3/2007 (Automne), p. 591.
23. Voir chapitre 3, « Des révolutions ‘‘vertes orangées’’ inspirées par les États-Unis ? »
p. XX.

83
RENAISSANCES ARABES

« Dégage ! » entendu dans les rues de Tunis 24) et ce d’autant plus que le
Raı̈s n’a pas hésité à limoger le chef d’état-major de l’armée de terre, le
général Rachid Ammar, parce qu’il refusait de cautionner la répression
aveugle. Dès lors, l’armée tunisienne qui jusqu’à présent était restée rela-
tivement discrète dans l’espace public national – en tant que « force
dormante 25 » – va jouir d’un capital symbolique inégalé, présentée par
les médias internationaux mais aussi très largement par les citoyens tuni-
siens comme « l’institution républicaine » par excellence, protectrice de la
patrie (Al Watan) face aux dérives sécuritaires et mafieuses du clan prési-
dentiel. C’est une armée en symbiose avec son peuple qui prévaut dans
l’imaginaire politique tunisien, immortalisé par les photographies de
citoyens ordinaires embrassant les soldats, de femmes offrant des
bouquets de fleurs aux militaires du rang, largement diffusées sur les
réseaux sociaux (Twitter et Facebook) et reprises aux lendemains de la
fuite du dictateur par la nouvelle « presse libre ». Alors que la révolution
tunisienne n’a pas connu de leader charismatique, le général Rachid
Ammar, personnage auparavant totalement inconnu du grand public,
fait figure de « leader de substitution » : des réseaux de soutien au chef
d’état-major réhabilité se constituent un peu partout dans le pays avec des
slogans révélateurs de sa popularité : « Nous voulons Rachid Ammar
comme président ! » ou encore « L’homme qui a osé dire ‘‘non’’ ! 26 »
En Égypte, la situation paraı̂t plus complexe, du fait que l’armée est
davantage insérée dans le dispositif du pouvoir et qu’elle constitue même
une institution centrale du système répressif. Si les manifestants de la
place Al Tahrir ont été rapidement rassurés sur l’attitude « pacifique »
des hommes de troupes, ils se sont longtemps interrogés sur la position
ambivalente de la hiérarchie militaire qui a tergiversé sur le bien fondé du
départ du président Moubarak. Mais le discours de l’état-major égyptien,
le 31 janvier 2011, déclarant « légitimes » les revendications du peuple est
rapidement venu rassurer les manifestants et ce d’autant plus que l’armée
a une image moins brouillée que les autres corps de sécurité (police,

24. De´gage. La révolution tunisienne 17 de´cembre 2010-14 janvier 2011, Tunis et Paris,
Éditions Alif et Éditions du Layeur, 2011.
25. Michel Camau, Vincent Geisser : « L’armée : la force dormante », Le syndrome auto-
ritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Science Po, 2003,
p. 207-212.
26. Faits rapportés par Vincent Geisser, Abir Krefa, « L’uniforme ne fait plus le régime.
Les militaires arabes face aux révolutions », art. cit.

84
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

moukhabarat, baltagiya 27, etc.), Denis Bauchard, chercheur à l’Institut de


relations internationales et stratégiques (IRIS), le souligne :

« L’armée est restée dans l’ombre et le mécontentement se focalise


sur le président personnellement. Il apparaı̂t comme l’homme des Améri-
cains, l’homme de la conciliation avec Israël. C’est aussi à lui qu’on
attribue toutes les déficiences économiques, le chômage, la pauvreté, la
corruption. M. Moubarak est ainsi la personnalité la plus exposée.
L’armée n’est donc pas critiquée, elle a toujours conservé une très
bonne réputation : elle a une image d’intégrité, la réputation d’assurer
la sécurité et la sauvegarde du pays. Elle s’est bien battue en 1973
[lorsque le président Sadate s’est engagé dans la guerre du Kippour
contre Israël]. Il y a un sentiment largement positif envers elle au sein
de la population 28. »

Aux lendemains du départ de Moubarak, la haute hiérarchie mili-


taire, incarnée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), a encore
davantage renforcé sa « crédibilité populaire » en publiant le fameux
communiqué no 9, forme de pacte démocratique implicite liant l’armée
à son peuple, dans lequel elle s’engage à « préparer le terrain à un pouvoir
civil élu en vue de construire un État démocratique libre 29 ».
Toutefois, cette mythologie populaire construite autour des armées
égyptienne et tunisienne apparaı̂t à la fois fragile et éphémère. Comme le
notait déjà Raoul Girardet, les principales caractéristiques du mythe
politique sont sa polymorphie et sa réversibilité 30. Dans le cas égyptien
et, dans une moindre mesure, dans le cas tunisien, le processus d’inversion
a été relativement rapide, puisque l’aura « révolutionnaire » et « républi-
caine » des forces armées s’est dégradée dès les premières semaines de la
transition politique.

27. D’origine turque, ce terme désigne couramment les miliciens et les voyous payés à la
tâche pour opérer les « mauvais coups » à la solde du régime.
28. Entretien avec Denis Bauchard, « Égypte : l’armée souhaite rester au pouvoir », Le
Monde, 1er février 2011, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/02/01/egypte-
l-armee-souhaite-rester-au-pouvoir_1473723_3218.html (consulté en septembre 2011).
29. Télévision suisse romande, « Égypte : l’armée promet une transition démocratique »,
12 février 2011, http://www.rsr.ch/#/info/les-titres/monde/2954405-Égypte-l-armee-
promet-une-transition-democratique.html (consulté en septembre 2011).
30. Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, coll. Points Histoire,
1990.

85
RENAISSANCES ARABES

En Tunisie, la glorification du général Ammar par les jeunes révoltés


des régions oubliées de l’intérieur du pays aura été de courte durée : face
aux manifestants qui réclamaient le départ du Premier ministre de transi-
tion « trop compromis », selon eux, avec l’ancien régime – Mohammed
Ghannouchi a été durant onze ans chef de gouvernement sous Ben Ali –,
l’armée s’est clairement positionnée en tant que garante des acquis de la
révolution, mais a appelé les jeunes révoltés de la Kasbah (siège du
gouvernement) à « vider la place » et à « laisser le gouvernement
travailler ». En somme, derrière les registres révolutionnaire et républi-
cain, la hiérarchie militaire tunisienne a tenu à faire passer un message
conservateur à l’égard d’une jeunesse désœuvrée jugée trop turbulente et
porteuse d’une forme de démocratisme radical : « Il faut savoir arrêter
une révolution. » Dès lors, l’armée est apparue comme un vecteur d’ordre
face aux nouveaux périls de la transition démocratique : l’instabilité poli-
tique, le chaos économique et, même si elle n’est évoquée que de manière
implicite, la menace du retour de « l’intégrisme islamique » incarné
notamment par le parti, désormais légal, Ennahdha (Rennaissance). En
l’espace de quelques semaines, l’armée tunisienne a profondément divisé
la population entre ceux qui dénoncent son autoritarisme hérité du bena-
lisme et ceux qui y voient un rempart contre les « dangers » de la démo-
cratisation. Les premiers se trouvent principalement dans les populations
de l’intérieur du pays qui ont été les fers de lance des protestations de
l’hiver 2010-2011 (Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, etc.), tandis que les
seconds sont représentés par la petite bourgeoisie urbaine sahélienne
(région d’origine du général Ammar), totalement silencieuse sous le
régime Ben Ali, et qui craint avant tout pour ses intérêts sociaux et
économiques. Malgré tout, l’armée tunisienne reste discrète dans
l’espace public : ce sont davantage les rumeurs que les déclarations offi-
cielles de l’état-major qui ont alimenté les passions populaires dans les
mois qui ont suivi la chute de Ben Ali.
À l’opposé, l’armée égyptienne communique auprès des citoyens et
ses prises de positions publiques rythment la vie politique du pays depuis
le départ de Hosni Moubarak. Déjà brouillée par sa forte implication
dans le dispositif de pouvoir de l’ancien régime, l’image de la hiérarchie
militaire égyptienne n’a cessé de se dégrader au fil du temps. À la mi-
juillet 2011, des milliers de manifestants ont à nouveau investi le lieu
symbolique de la révolution, la place Al Tahrir, pour protester contre la
lenteur des réformes et la mainmise du Conseil suprême des forces armées
sur les secteurs vitaux de la nation. La principale cible des protestations

86
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?

est le maréchal Tantaoui, président du CSFA, accusé par certains mani-


festants de protéger les acteurs sécuritaires de l’ancien régime (au vu du
nombre relativement faible d’arrestations et de procès) et de saborder le
processus démocratique en cours. Face aux pressions populaires pour
accélérer les « réformes démocratiques », l’armée égyptienne, loin de
céder à la rue et de s’effacer devant les revendications, a cherché cons-
tamment à réaffirmer son leadership national. Plus qu’en Tunisie, où la
hiérarchie militaire s’est toujours préservée de toute publicité, l’état-
major égyptien entend lutter contre les dérives « démocratisantes »
d’une partie de la jeunesse (chaabab) et s’imposer ainsi comme le garant
de l’ordre étatique31, sans que l’on sache vraiment si elle se réfère à l’ordre
ancien ou à un ordre à venir, jouant en permanence sur le registre de
l’ambivalence : l’armée égyptienne protectrice de la « révolution popu-
laire » oui, mais de quelle révolution et de quel peuple ?

De la révolution populaire à la contre-révolution militaire ?

Aux préjugés orientalistes qui ont longtemps conforté l’idée que les
systèmes politiques du monde arabe constituaient l’incarnation presque
parfaite du régime militaire héritier du « despotisme oriental » ont
succédé des clichés « romantico-révolutionnaires » visant à présenter les
forces armées comme des acteurs naturels de la démocratisation. Or, ce
que l’on peut reprocher à ces représentations essentialistes, c’est finale-
ment de faire fi des tendances plus profondes qui ont traversé les sociétés
arabes, se traduisant notamment par un recul du militarisme en tant que
modèle sociétal. En effet, la crise du militarisme d’État dans le monde
arabe ne doit presque rien à un quelconque volontarisme des dictateurs
qui auraient délibérément choisi de raccrocher leur uniforme et leurs
galons, mais doit beaucoup à des dynamiques culturelles se tramant au
sein même des sociétés arabes, y compris parmi celles qui conservent une
« apparence militarisée » (Syrie, Libye, Algérie, etc.). Car, force est de
constater que du Golfe à l’Océan, du Maroc au Yémen, la carrière mili-
taire ne fait plus beaucoup rêver les jeunes arabes dont les aspirations de
mobilité sociale se sont largement « civilisées » et « privatisées » : être
avocat d’affaires, trader ou ingénieur dans une multinationale fait sans

31. AFP, « Égypte : l’armée veut garder son rôle », 17 juillet 2011.

87
RENAISSANCES ARABES

doute plus sens chez un jeune diplômé issu d’une université arabe que de
devenir officier dans l’armée régulière ou la garde présidentielle. C’est
donc moins dans le statut d’exception des armées arabes qu’il faut recher-
cher l’explication du comportement relativement « républicain » des mili-
taires durant les mouvements protestataires, que dans ce processus de
banalisation : les armées cessent d’être considérées comme des organisa-
tions sanctuaires de l’autoritarisme. Pourtant, le rôle des armées ne s’est
pas totalement dilué dans les autres institutions de l’État. Elles restent des
« enclaves autoritaires 32 » au cœur des régimes civils. Dans les contextes
d’incertitudes politiques caractéristiques des périodes postrévolution-
naires, les états-majors militaires pourraient être tentés d’influencer les
transitions politiques dans un sens pour le moins autoritaire, favorisant
ainsi l’avènement de démocraties contrôlées.

32. Sur la notion d’« enclaves autoritaires » dans les démocraties, voir Olivier Dabène,
« Enclaves autoritaires en démocratie. Perspectives latino-américaines », dans Autorita-
rismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord/Sud, op.
cit., p. 89-112.

88
Chapitre 5

Des révolutions avec ou sans les femmes ?

Les médias européens ont « élu » leurs héroı̈nes révolutionnaires : ces


jeunes cyberdissidentes, tout juste sorties de l’adolescence, au physique
souvent attrayant, symbolisant à elles seules le combat des femmes arabes
contre la dictature et le patriarcat 1. Exhibées sur les plateaux de télévi-
sion, elles sont l’incarnation exotique et romantique des révolutions
arabes telles des Mariannes du XXIe siècle : libres, célibataires, dyna-
miques, en lutte contre les traditions patriarcales de leur père et de leur
dictateur (Ben Ali, Moubarak, Assad, etc.), elles sont la voix des valeurs
démocratiques et des droits de l’Homme dans le monde arabe, leur acti-
visme numérique étant supposé attester de leur conformité aux standards
de la mondialisation.

Au-delà de l’exotisme au féminin

Toutefois, à y regarder de plus près, ces figures féminines des révolu-


tions arabes véhiculent souvent, malgré elles, une image stéréotypée de
l’engagement politique des femmes de la région. Celui-ci ne saurait se
limiter à la toile web et aux jeunes blogueuses rêvant de l’Occident.
Quid des femmes issues des régions rurales ou des banlieues populaires
des grandes villes arabes, de condition sociale modeste, qui ont pourtant
été, elles aussi, des actrices centrales des mobilisations contre la dicta-
ture ? Les médias européens n’en parlent presque jamais, car, quand ils

1. Cela n’enlève rien au courage de l’engagement de ces jeunes blogueuses qui ont joué un
rôle essentiel dans les mobilisations en Tunisie et en Égypte. Voir notamment l’ouvrage de
Lila Ben Mhenni, Tunisian Girl. Blogueuse pour un printemps arabe, Montpellier, Éditions
Indigène, 2011.

89
RENAISSANCES ARABES

traitent du statut de la femme dans le monde arabe, leurs représentations


oscillent entre la soumission et la re´bellion, comme si la conscience poli-
tique « au féminin » relevait nécessairement de l’exception. Les cher-
cheuses Leyla Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah, spécialistes des
questions de genre, établissent ainsi « le constat d’un décalage entre une
vision commune des femmes de la région comme cachées voire opprimées
et l’émergence de figures féminines portant une vision différente, souvent
considérées avec curiosité – parfois avec suspicion – en Europe 2 ». Au
final, ce décalage contribue à conforter des visions à la fois essentialistes
et victimisantes du genre féminin, faisant de la « femme arabe » une
catégorie univoque, et limitant considérablement la possibilité d’une
analyse approfondie de la situation sociopolitique des femmes dans les
sociétés maghrébine et machrékine. Pour la sociologue Sonia Dayan-
Herzbrun, auteur d’une série de travaux sur les femmes et la politique
au Moyen-Orient,

« il faut refuser toute essentialisation des femmes, et surtout ce mode


pernicieux, voire pervers d’essentialisation qui les transforme en groupe
homogène de victimes. Ce type de discours occulte le plus souvent une
entreprise d’accès au pouvoir par un groupe dominant de femmes et
d’hommes. L’analyse des rapports de genre doit donc toujours être liée
à celle de l’ensemble des rapports de domination, où à celle des processus
de démocratisation ouvrant le passage d’une démocratie formelle à une
articulation de la liberté et de l’égalité dans les rapports qu’entretiennent
les sociétés entre elles, les groupes les plus restreints, mais aussi les êtres
humains 3 ».

En ce sens, on ne peut esquisser une histoire politique des femmes du


monde arabe et analyser leur rôle actuel dans les révolutions du
XXIe siècle sans prendre en compte les autres clivages sociopolitiques qui
traversent les sociétés de la région (sociaux, économiques, régionaux,
tribaux, religieux, etc.). D’où la nécessité de se prémunir d’une double
tentation : la victimisation et l’héroı̈sation. La première consisterait à ne
traiter de l’engagement politique féminin que comme un prolongement

2. Leyla Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah, « Un autre regard sur les espaces de l’enga-
gement : mouvements et figures féminines dans le Moyen-Orient contemporain », Le
Mouvement Social, 2010/2, no 231, p. 3.
3. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, Paris, L’Harmattan,
coll. Bibliothèque du féminisme, 2005, p. 22.

90
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

et/ou une réaction à la domination masculine : les femmes arabes seraient


des êtres inexorablement dominés par la gent masculine et c’est sous cet
angle exclusif qu’il conviendrait de saisir leur état permanent d’exclusion
politique. La seconde, qui est parfois véhiculée par une certaine littéra-
ture féministe, reviendrait à considérer les femmes arabes comme les
seules véritables actrices des révolutions, les hommes n’étant finalement
que des suiveurs. Dans les deux cas – ces visions ne s’excluent d’ailleurs
pas nécessairement –, nous sommes en présence d’une forme de néo-
orientalisme qui conforte l’image d’exception de la femme dans le
monde arabe, lui interdisant implicitement l’accès à une certaine norma-
lité citoyenne, voire à l’universalité. Dans le regard de l’autre, la femme
arabe ne peut qu’être soumise ou rebelle : entre les deux statuts (soumis-
sion/rébellion), point de salut. On notera au passage que ce type de vision
néo-orientaliste s’applique aussi très largement aux femmes d’origine
arabo-berbère de l’autre côté de la Méditerranée – notamment en
France – qui sont fréquemment renvoyées à l’image caricaturale des
Beurettes soumises ou rebelles 4. Or, ce sont souvent à travers les pra-
tiques sociales ordinaires que les femmes arabes tendent aujourd’hui à
s’affirmer comme sujet-citoyen 5. En fait, la politisation des femmes au
Proche et au Moyen-Orient et leur accès progressif à l’espace de l’enga-
gement (mandats électifs, militantisme syndical, postes à responsabilité
dans les partis, participation aux manifestations de rue, etc.) empruntent
rarement la voie héroı̈que, privilégiant des modes d’insertion plus ordi-
naires, mais sans doute plus efficaces en termes de coups portés au
machisme et au patriarcalisme des sociétés arabes. Ainsi, la généralisation
de la scolarisation des filles, la baisse du taux de fécondité ou encore
l’intégration des femmes au monde du travail et au salariat ont été des
facteurs plus déterminants de leur entrée en politique que les causes
exceptionnelles.
Les femmes du Maghreb et du Machrek n’ont donc pas attendu le
Printemps arabe de 2011 pour s’engager politiquement. L’effet de
surprise suscité par leur hyper-visibilité dans les mouvements protesta-
taires en Tunisie, en Égypte, au Maroc, au Yémen, à Bahreı̈n, ou encore
en Syrie est proportionnel à l’ignorance occidentale de ces phénomènes,

4. Nacira Guénif-Souilamas, Eric Macé, Les fe´ministes et le garçon arabe, La Tour


d’Aigues, Éditions de L’Aube, 2004.
5. Stéphanie Latte Abdallah, « Les féminismes islamiques au tournant du XXIe siècle »,
Revue des mondes musulmans et de la Me´diterrane´e, 128, décembre 2010, p. 18.

91
RENAISSANCES ARABES

car, cela fait déjà longtemps que les femmes de la région sont parties
prenantes des grands combats politiques du XXe siècle et du début du
XXIe siècle, au-delà des phénomènes d’imitation de leurs homologues
occidentales. Pour preuve, la naissance du féminisme dans le monde
arabe est contemporaine des féminismes européens et américains 6.

Les féministes arabes face à la dictature : une espèce protégée ?

Le féminisme constitue l’une des manifestations historiques – parmi


d’autres – de l’engagement politique des femmes dans les pays arabes. Si
aujourd’hui, il connaı̂t, comme dans le reste du monde, une mutation de
ses formes, il reste cependant l’une des expressions vivantes du combat
des femmes contre le patriarcat, mais aussi contre toutes les formes d’au-
toritarisme touchant la sphère privée comme la sphère publique. Toute-
fois, le « féminisme arabe » est souvent source d’incompréhension, voire
de suspicion, et ce des deux côtés de la Méditerranée, contribuant encore
davantage à sa crise de légitimité. Sur la rive sud, il est majoritairement
perçu comme un produit d’importation occidental, cherchant à imposer
un modèle d’émancipation féminine vécu comme exogène à la culture
arabo-musulmane. De manière générale, le féminisme est associé à l’hé-
gémonie de l’idéologie occidentale et ses militantes sont soupçonnées de
vouloir imposer des idées et des concepts étrangers au contexte sociocul-
turel arabe. Il est vrai, que la montée de l’islam politique (l’islamisme) et
son succès auprès des populations – y compris auprès des femmes – n’a
fait qu’aggraver la situation d’isolement des féministes, même s’il existe
aujourd’hui de nouvelles formes de dialogue entre « féministes classi-
ques » et « féministes islamiques ». Sur la rive nord, les féministes arabes
ne semblent pas mieux comprises. Certes, elles bénéficient officiellement
de soutiens et de financements substantiels de la part des institutions et
des ONG internationales, parce que ces militantes pour l’égalité sont
censées incarner le combat des femmes arabo-musulmanes contre l’obs-
curantisme religieux et le machisme oriental. Mais elles sont aussi traitées
avec une certaine complaisance par leurs homologues occidentales. Les
féministes occidentales développent parfois à l’égard des féministes
arabes une forme de maternalisme, tirant leur sentiment de supériorité

6. Voir Zakya Daoud, « Politique et féminisme au Maghreb », dans Collectif, Le sie`cle des
fe´minismes, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2004.

92
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

de leur prétendue antériorité historique. Or, il s’agit là d’une vision en


partie fausse des origines du féminisme dans le monde arabe :
« On n’imagine guère en France, rappelle Sonia Dayan-Herzbrun,
que dès le début de ce siècle, il ait pu exister un féminisme militant dans
ces régions du Proche-Orient qui cherchaient à la fois à se libérer de
l’emprise d’un empire ottoman moribond et d’une colonisation euro-
péenne aux visages multiples. Dès qu’il est question des femmes de ce
que l’on a pris l’habitude d’appeler le monde arabe les préjugés et les
stéréotypes orientalistes s’accumulent 7. »

Cette mise au point historique a le mérite de remettre en cause la


dichotomie fe´minisme importé (occidental)/féminisme endoge`ne (local) 8 ;
elle nous permet de mieux comprendre le rôle décisif des premières mili-
tantes arabes dans la conscientisation politique chez les femmes et les
hommes de la région, en dépassant le débat stérile sur l’authenticité ou,
au contraire, le caractère exogène, des mouvements féministes arabes.
Il est vrai que la préhistoire du féminisme dans le monde arabe est
plutôt le fait des hommes, exprimant une forme de « féminisme au
masculin » pour reprendre l’expression de la sociologue tunisienne Lilia
Labidi 9. Appartenant généralement aux milieux réformistes musulmans
ou aux cercles patriotiques chrétiens, des personnalités telles que l’Égyp-
tien Qasim Amin (1863-1908), le Syro-Libanais Boutros Al Boustani
(1819-1883) ou le Tunisien Tahar Haddad (1899-1935) se font les
avocats des femmes et plaident pour leur émancipation sociale et poli-
tique, suscitant de nombreuses oppositions dans les milieux conserva-
teurs. Ce dernier, issu pourtant de l’Université islamique de la Zitouna,
foyer du traditionnalisme religieux, publie en 1930 un ouvrage, Notre
femme dans la charia et la socie´te´, qui se veut un programme de réforme
radicale de la société au profit des femmes, réclamant notamment l’abo-
lition de la polygamie et la généralisation de l’instruction pour les filles.
Ses idées inspireront directement le Code du statut personnel tunisien,
promulgué en 1956, qui est toujours le plus libéral et le plus égalitariste du
monde arabe. La parution de ses écrits en faveur de l’émancipation

7. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 23.


8. Stéphanie Latte Abdallah, « Les féminismes islamiques au tournant du XXIe siècle », art.
cit., p. 18.
9. Lilia Labidi, « Discours féministe et fait islamiste en Tunisie », Confluences Me´diter-
rane´e, 27, septembre 1998, p. 137.

93
RENAISSANCES ARABES

féminine lui vaudra une condamnation quasi-unanime des milieux reli-


gieux qui le contraindront à l’exil. Aujourd’hui, la figure de Tahar
Haddad 10 reste une référence majeure pour les féministes tunisiennes et,
au-delà, pour toutes les militantes arabes en lutte contre le patriarcat.
Le féminisme porté par des femmes connaı̂t ses premières manifesta-
tions dès le début du siècle dernier dans le monde arabe. Contrairement à
une idée reçue, il ne constitue pas un féminisme d’importation ou d’imi-
tation, imposé par la colonisation occidentale dans la région. Il s’agit,
certes, d’un féminisme mondain et élitiste – que l’on peut qualifier de
« féminisme de salons », ou de « féminisme de gentle women11 » –, mais
il relève néanmoins très largement de logiques endogènes. De manière
précoce, les féministes arabes se penchent sur les problèmes propres aux
femmes des sociétés maghrébine et machrékine, reliant la question de
l’émancipation féminine à celle, plus globale, de l’émancipation des
peuples. L’historienne Leyla Dakhli s’est plus particulièrement intéressée
aux cercles féministes de Damas et de Beyrouth ; ses remarques pour-
raient être, en partie, généralisées à nombre de milieux urbains proche
et moyen-orientaux de l’époque : « Alors que les réflexions sur le rôle à
donner aux femmes dans l’émancipation du monde arabe et dans son
réveil se multiplient chez les auteurs de l’époque, ces dernières participent
au débat, à travers leurs ouvrages et leurs articles, mais aussi, plus direc-
tement, par des prises de parole publiques 12. » Les années passant, le
féminisme sort progressivement des salons mondains
« pour s’imposer dans l’espace public. En témoignent le nombre d’ar-
ticles consacrés à la question des femmes à partir de la Première Guerre
mondiale et les congrès organisés par les associations féminines ainsi que
les conférences données par des femmes ou pour des femmes au début
des années 1920. Apanage des femmes de la bourgeoisie citadine, les
intellectuelles féministes, comme leurs homologues intellectuels mascu-
lins, sont souvent issues d’une bourgeoisie légèrement déclassée et se
distinguent par un parcours personnel original, construit hors des
jalons classiques et caractérisé par le célibat et le veuvage, l’autonomie

10. Ahmed Khaled, La poste´rite´ du traite´ moderniste de Tahar Haddad, Tunis, 2002.
11. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 11.
12. Leyla Dakhli, « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », Le Mouvement social,
dossier : « Des engagements féminins au Moyen-Orient (XXe-XXIe siècles) », no 231, avril-
juin 2010, p. 123.

94
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

financière et professionnelle, ainsi qu’un niveau relativement élevé d’ins-


truction 13 ».

Parmi les pionnières arabes de ce féminisme délibérément ancré dans


les réalités locales et nationales et totalement décomplexé à l’égard du
féminisme occidental, on peut citer la figure emblématique de l’Égyp-
tienne Huda Sharawi (1879-1947) 14 qui, dès 1919, crée au Caire, la
Société de la femme nouvelle. En 1923, alors que l’Égypte connaı̂t une
effervescence nationaliste sans précédent, elle fonde l’Union féministe
égyptienne, participant au mouvement féministe mondial à travers
l’Alliance internationale des femmes, tout en militant activement au sein
du parti libéral et anticolonial Wafd dirigé par le leader Saad Zaghloul.
L’apport majeur de Huda Sharawi, à l’instar d’autres figures féminines
contemporaines, comme la Syro-Libanaise Nazira Zayn Al Din ou
l’Égyptienne Nabawiyya Moussa 15, est de relier le combat des femmes à
la lutte politique, anticipant avec plusieurs décennies d’avance la partici-
pation des grands-mères, des mères et des filles aux mouvements « anti-
dictature » de ce début de XXIe siècle, contribuant à infirmer les clichés
éculés de l’apathie politique congénitale des femmes arabes ou de leur
soumission totale à la « loi des hommes ».
En ce sens, les féministes arabes n’ont jamais fonctionné en vase clos,
comme des créatures protégées par les grandes organisations féministes
occidentales ou comme des extraterrestres au sein de leur propre société,
images fausses qu’ont souvent répandu à leur propos leurs détracteurs
conservateurs et islamistes et, d’une manière plus générale, les élites
masculines arabes attachées à leurs privilèges de genre. On trouverait
d’ailleurs des expressions similaires de ce machisme élitaire chez les
notables européens et les leaders politiques nord-américains. Or les fémi-
nistes arabes, les militantes et les moujahidat ont toujours été au cœur des
grands combats politiques du moment. Sur ce plan, on peut relever un
décalage entre les images véhiculées par la mythologie nationaliste arabe,
qui place les femmes au centre des luttes de libération, et la praxis natio-

13. Leyla Dakhli, « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », op. cit., p. 125.
14. Pour un portrait complet de Houda Sharawi et de son parcours militant, voir Sonia
Dayan-Herzbrun, « Huda Sharawi : nationaliste et féministe », Mil neuf cent. Revue d’his-
toire intellectuelle, no 16, vol. 16, 1998, p. 57-75.
15. Miriam Cooke, « Critique multiple : les stratégies rhétoriques féministes islamiques »,
L’Homme et la socie´té, 2005/4, no 158, p. 169-188.

95
RENAISSANCES ARABES

naliste qui, elle, les a généralement cantonnées à des positions et des rôles
sexués :

« Le nationalisme, remarque Leyla Dakhli, a ainsi tendance à trans-


former la femme en symbole plus qu’à lui offrir un véritable espace
d’émancipation et ce que les hommes appellent alors ‘‘droits des
femmes’’ ne correspond pas forcément à une quelconque égalité des
droits. Au contraire, la femme se voit assigner des droits spécifiques,
liés à un rôle de genre bien défini 16. »

En Égypte, en Tunisie, en Algérie, ou encore en Palestine, les femmes


se sont engagées « physiquement » dans les combats nationalistes et elles
en ont d’ailleurs payé un lourd tribut : viols, tortures, humiliations,
déportation, prison, bannissement, etc. 17 Mais le discours hagiogra-
phique sur la « figure de la mère nourricière, protectrice 18 » des valeurs
de la patrie est aussi porteur d’une profonde ambivalence qui éclata au
grand jour au lendemain des indépendances et continue aujourd’hui à
produire des effets discriminants.
Il est vrai que cet engagement des femmes dans les luttes de libération
nationale a été consacré par la plupart des États arabes dits « moder-
nistes » (Tunisie, Égypte, Irak, Syrie, etc.) qui leur ont reconnu un
certain nombre de droits fondamentaux : droit de vote, accès théorique
aux fonctions électives, scolarisation des filles, encouragement à l’intégra-
tion dans le monde professionnel, proclamation d’une égalité formelle
avec les hommes dans l’espace public, etc. Toutefois, ce féminisme « par
le haut » ou féminisme d’État 19 a rapidement montré ses limites. S’il a été
incontestablement porteur d’avancées décisives en matière d’égalitarisa-
tion des conditions de vie en faveur des femmes dans les sociétés arabes,
ce féminisme octroyé par des dictateurs supposés « éclairés » est resté
prisonnier d’une idéologie patriarcale, les femmes n’étant finalement
traitées que comme des « citoyennes à demi », confrontées quotidienne-
ment à la domination masculine. Une telle ambivalence a persisté jusqu’à

16. Leyla Dakhli, « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », art. cit., p. 127.
17. Stéphanie Latte Abdallah, « Incarcération et engagement des femmes en Palestine
(1967-2009) », Le Mouvement Social, avril-juin 2010, p. 9-27.
18. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 77.
19. Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », dans Élizabeth Picard (sous la dir.),
La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 127-147.

96
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

récemment, y compris dans des États « progressistes » comme la Tunisie,


qui est pourtant considérée comme exemplaire dans la réalisation du
féminisme d’État. L’historienne Sophie Bessis souligne ainsi cette contra-
diction majeure d’un féminisme officiel à la fois libérateur et oppresseur,
parce qu’il s’inscrit doublement dans une logique patriarcale et autori-
taire : « Le féminisme d’État bourguibien est donc limité, dès l’origine, par
les bornes qu’il s’est fixé : le respect de la norme patriarcale, le plus
souvent mais pas toujours légitimée par le recours aux textes sacrés,
tempère une très réelle volonté de modernisation 20. » Dans le cas
tunisien, les acquis en matière d’égalité des sexes ne furent pas seulement
théoriques ; ils trouvèrent des traductions concrètes dans la vie quoti-
dienne de milliers de femmes urbaines et rurales : abolition de la répu-
diation et de la polygamie vécues souvent comme une humiliation
personnelle, instauration du divorce et du mariage civils, protection des
épouses face à l’autoritarisme des pères et des époux, droit à la contra-
ception, etc. 21 Pourtant, il faut bien reconnaı̂tre que ces acquis histo-
riques en faveur des femmes ont été en partie annihilés par le double
langage récurrent des gouvernants qui ont continué à user d’une rhéto-
rique populiste et identitaire, jouant simultanément sur l’immuabilité des
valeurs arabo-musulmanes (discours sur l’authenticité) et sur le culte de la
personnalité (la figure du dictateur comme « père de la Nation » avec un
prolongement direct dans l’espace domestique). Certains spécialistes en
viennent même à considérer qu’il existe une relation étroite entre l’auto-
ritarisme dans le champ politique et l’autoritarisme dans la sphère fami-
liale, les deux se nourrissant mutuellement pour conforter une gestion
patriarcale de la société 22.
Au-delà du double langage des dirigeants, le féminisme d’État promu
par les autocrates « éclairés » a eu pour principal effet pervers de coopter
des organisations féminines officielles totalement soumises aux régimes

20. Sophie Bessis, « Le féminisme institutionnel en Tunisie », Clio, no 9-1999, Femmes du


Maghreb, http://clio.revues.org/index286.html (consulté en septembre 2011).
21. Sophie Bessis, « Bourguiba féministe : les limites du féminisme d’État bourguibien »,
dans Michel Camau, Vincent Geisser (sous la dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’he´ri-
tage, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/CSPC, 2004, p. 101-110.
22. P. S. Pinheiro, « Introdução. O Estado de direito e os não-privilegiados na América
Latina », dans J. Mendez, G. O’Donnell, P. S. Pinheiro (sous la dir.), Democracia,
violeˆncia e injusticia. O não-Estado de direito na Ame´rica latina, São Paulo, Paz e Terra,
2000.

97
RENAISSANCES ARABES

autoritaires – les fameuses « fémocrates » selon l’expression de Stéphanie


Latte Abdallah 23 – qui ont légitimé l’interdiction, voire la répression, des
féministes indépendantes, généralement liées aux milieux de l’opposition :

« Si les féminismes d’État ont participé de l’octroi de droits sociaux


et politiques aux femmes, ils ont simultanément utilisé la question du
genre comme outil politique pour satisfaire d’abord les intérêts de l’État,
supprimé les mouvements autonomes, et ont aussi, souvent, empêché
l’émergence d’un féminisme ayant une large assise sociale et incluant
les femmes des classes les moins favorisées et celles des milieux
ruraux 24. »

En Égypte, par exemple, Gamal Abdel Nasser est allé jusqu’à inter-
dire les organisations féministes d’obédience séculariste et islamiste,
jetant en prison leurs principales animatrices (Zeinab Al-Ghazali et
Doria Shafik) 25.
Cette instrumentalisation ambivalente de la « question féminine » par
les régimes autoritaires du Maghreb et du Machrek est plus que jamais
d’actualité, notamment depuis les attentats du 11 septembre : l’on observe
que même des régimes réputés traditionalistes (Arabie Saoudite, Maroc,
Koweı̈t, etc.) en sont venus à promouvoir une forme de féminisme d’État
aseptisé dans le but de se racheter une légitimité démocratique et moder-
niste auprès de leurs soutiens occidentaux. Outre des réformes législatives
en faveur des droits des femmes, ils ont encouragé la présence visible
d’ONG féministes œuvrant à la promotion des femmes dans les espaces
publics. Le cas du Maroc engageant la réforme en profondeur de la
Moudawana (code de la famille), décrétée par le roi Mohammed VI en
février 2004, constitue l’exemple le plus emblématique d’un « féminisme
islamique d’État 26 » qui prétend émanciper les femmes au nom d’une
lecture libérale des textes religieux (ijtihad), sans toutefois remettre fonda-
mentalement en cause le système patriarcal de gouvernance de la société.
En son temps, le régime de Ben Ali ne fut pas en reste : après quelques

23. Stéphanie Latte Abdallah « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un
débat et nouveaux chantiers de recherche », Critique internationale 1/2010, no 46, p. 15.
24. Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », art. cit., p. 139-140.
25. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 16.
26. Souad Eddouada, Renata Pepicelli, « Maroc : vers un ‘‘féminisme islamique d’État’’ »,
Critique internationale, dossier « Le féminisme islamique aujourd’hui », no 46, janvier-
mars 2010, p. 87-100.

98
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

hésitations, et une volonté de flatter la « fibre musulmane » du peuple, il


usa très largement du thème de l’émancipation féminine comme vecteur
de légitimation de son autoritarisme et surtout comme moyen d’occulter
une politique de plus en plus répressive à l’égard de l’opposition, en
général, et des islamistes, en particulier, présentés par la propagande
officielle comme les « ennemis des femmes 27 ».

L’islamisme : une menace pour les femmes et les féministes ?

À peine les autocrates malades chassés du pouvoir, l’unanimisme des


premiers temps de la révolution semble déjà retombé. Les vieux démons
de la dictature reviennent en force sur les scènes politiques égyptienne et
tunisienne, avec une question angoissante : les islamistes vont-ils
conquérir le pouvoir et imposer un régime théocratique et patriarcal,
menaçant les libertés des femmes ? Le débat est sans doute plus vif au
Maghreb qu’au Machrek, dans la mesure où le féminisme maghrébin,
davantage lié à l’héritage français laı̈c et positiviste, a souvent été pensé
comme un antidote à l’obscurantisme religieux et à l’islamisme. Pour de
nombreuses féministes algériennes, marocaines et tunisiennes, si l’autori-
tarisme des régimes a constamment instrumentalisé la « cause des
femmes », leur véritable ennemi reste néanmoins l’islam politique qui,
en cas de succès électoral, les ferait revenir à une situation de domination
antérieure. En Tunisie, par exemple, la dénonciation de l’hégémonie isla-
miste dans la société est toujours une priorité du mouvement féministe et
ce d’autant plus que les Khouanjis (les « Frérots » en dialecte tunisien) ont
retrouvé, après la chute du dictateur, une visibilité croissante dans les
espaces publics : « ils sont partout », à en croire les militantes féministes
qui constatent, impuissantes, que les hijeb et les barbes ont refait florès
dans les villes et les villages tunisiens. Ainsi, le 28 janvier 2011, soit à peine
quelques jours après le départ de Ben Ali, plusieurs organisations fémi-
nistes tunisiennes, inquiètes pour les acquis sociaux des femmes, ont
manifesté dans les rues de Tunis pour réclamer l’inscription du principe
de laı̈cité et l’égalité totale entre hommes et femmes dans la future consti-
tution.

27. Olfa Lamloum, Luiza Toscane, « Les femmes, alibi du pouvoir tunisien », Le Monde
diplomatique, juin 1998, p. 3.

99
RENAISSANCES ARABES

Cette représentation d’un face-à-face permanent islamisme/fe´minisme


est aussi très présente en Europe, se posant comme l’une des grilles de
lecture principales de notre perception de la position des femmes dans les
sociétés arabes presque toujours analysée à l’aune du « danger islamiste ».
Dans les esprits occidentaux, l’islamisme est la quintessence de l’antifé-
minisme. Nilüfer Göle, directrice de recherche à l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS), montre ainsi que, « si le féminisme renvoie
à un ‘‘nous’’ comme produit de l’imaginaire occidental moderne et
progressiste, l’islamisme renvoie à un ‘‘nous’’ comme différence, voire
même comme menace 28 ». Or cette vision paraı̂t réductrice dans la
mesure, où elle tend à présenter les deux phénomènes comme deux
forces homogènes et contradictoires, faisant fi, d’une part, de la respon-
sabilité des régimes autoritaires dans le maintien du patriarcalisme et,
d’autre part, des recompositions actuelles qui font qu’islamisme et fémi-
nisme, notamment au Machrek (Égypte, Palestine, Jordanie, etc.), n’ap-
paraissent plus forcément comme deux entités antinomiques, mais
participent également de dynamiques dialogiques :

« Au-delà de nos analyses sur l’émergence de l’islamisme et des


formes du féminisme, l’entrecroisement des regards entre l’islamisme et
le féminisme peut changer la façon dont on construit nos connaissances
sur notre identité et la modernité. Cependant ceci suppose un rapport
non pas hégémonique mais dialogique entre les deux 29. »

En effet, sans verser nécessairement dans une vision naı̈ve qui consis-
terait à voir dans les islamistes d’aujourd’hui des « nouveaux féministes »,
il convient de se prémunir d’une approche trop globalisante de la relation
entre l’islam politique et les femmes, comme s’il était possible d’en tirer
une doctrine. La politologue Olfa Lamloum qui a travaillé sur les mouve-
ments islamistes au Maghreb et au Machrek relève

« qu’il existe autant de discours islamistes sur la femme que de sociétés


arabo-musulmanes. [On peut repérer] une corrélation entre la place
réservée par les pouvoirs publics aux femmes et le discours islamiste en
la matière [...]. La pratique et le discours islamiste à l’égard des femmes
sont en dernière analyse le reflet du statut des femmes dans chaque

28. Nilüfer Göle, « Islamisme et féminisme en Turquie », Confluences Me´diterrane´e, 2006/


4, no 59, p. 155.
29. Nilüfer Göle, « Islamisme et féminisme en Turquie », op. cit., p. 155.

100
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

société et renvoient au rôle de la religion comme mode de légitimation


des pouvoirs 30. »

Tout comme les féministes, les militants islamistes ne sont pas des
étrangers au sein de leur société : ils partagent de nombreux éléments de
culture politique avec les militants des autres organisations et sont
conduits à réviser leurs positions idéologiques en fonction des rapports
de force et de l’état des débats sociétaux. À cet égard, certaines positions
développées par le mouvement islamiste tunisien (Ennahdha) pourraient
carrément le classer dans le camp séculariste dans des pays comme
l’Égypte ou le Yémen, où la pensée des islamistes reste encore modelée
par la culture patriarcale locale. En effet, la défense du Code du statut
personnel bourguibien (interdiction de la polygamie et instauration du
mariage civil) apparaı̂t comme une véritable hérésie pour nombre d’isla-
mistes maghrébins et machrékins, alors qu’elle est de plus en plus bana-
lisée chez les islamistes tunisiens. Il existe bien sûr une part de stratégie et
d’opportunisme politique chez les dirigeants islamistes, mais, au fil du
temps, le discours finit par déteindre sur les pratiques sociales et récipro-
quement, les contraignant à opérer un aggiornamento perpétuel 31.
Cette capacité des mouvements islamistes à s’adapter aux évolutions
sociales se vérifie notamment dans la place assez exceptionnelle accordée
aux femmes dans leurs sections militantes comme dans leurs organes de
direction. Ce phénomène n’est pas récent, et il n’est pas exagéré d’affirmer
que les islamistes sont parmi les acteurs politiques du monde arabe qui
ont le plus contribué à féminiser les scènes politiques officielles ou offi-
cieuses, légales ou clandestines. La sociologue Sonia Dayan-Herzbrun,
qui s’est penchée sur la place des femmes dans les mouvements politiques
du Moyen-Orient, note ce paradoxe apparent :

« Sommées de se soumettre au pouvoir patriarcal dans leur vie fami-


liale et privée, les femmes n’en sont pas moins présentes dans les mani-
festations publiques des mouvements islamistes. Cela fut déjà le cas dans
l’Égypte de la première moitié du XXe siècle, où les ‘‘Mères’’ puis les
‘‘Sœurs’’ Musulmanes furent actives aux côtés des hommes, victimes de

30. Olfa Lamloum, « Les femmes dans le discours islamiste », Confluences Me´diterrane´e,
27, septembre 1998.
31. Michaël Béchir Ayari, « Le ‘‘dire’’ et le ‘‘faire’’ du mouvement islamiste tunisien.
Chronique d’un aggiornamento perpétuel au-delà des régimes (1972-2011) », article à
paraı̂tre en 2011 dans un ouvrage collectif dirigé par Samir Amghar.

101
RENAISSANCES ARABES

la répression et aussi sauvagement maltraitées qu’eux. Dans les pays où


les islamistes sont autorisés à présenter des candidats aux élections, leurs
représentants sont souvent des représentantes, et elles constituent la très
grande majorité du petit nombre de femmes présentes dans les parle-
ments 32. »

Le phénomène de « féminisation par l’islamisme » est observable dans


la quasi-totalité des pays arabes, y compris les plus conservateurs d’entre
eux. Ainsi, en Jordanie, Stéphanie Latte Abdallah a pu remarquer que les
islamistes s’ouvraient d’autant plus aux femmes qu’ils s’éloignaient du
pouvoir et qu’ils adoptaient une posture protestataire et oppositionnelle à
l’égard des régimes autoritaires :

« L’islam des mouvements d’opposition a souvent donné plus de


liberté aux femmes que l’islam établi dans une légitimité étatique. Ceci
est confirmé notamment par la situation jordanienne : les Frères
musulmans (le Front d’action islamique) n’ont changé leurs pratiques
vis-à-vis des femmes (et relativement peu leurs discours) en les encou-
rageant, de façon toutefois contrôlée, à investir la sphère publique et
politique, qu’une fois congédiés du gouvernement en 1992 et entrés
résolument dans une opposition, certes mesurée, mais réelle depuis
leur condamnation des processus de paix jordano-israélien et israélo-
palestinien 33. »

De même, au Maroc, on ne peut qu’être frappé par l’extrême visibilité


des femmes dans un mouvement ultraconservateur tel qu’Al Adl Wal
Ihsane (Justice et Bienfaisance) du cheikh Abdessalam Yassine. Autour
de la passionaria Nadia Yassine (la fille du chef), les militantes de cette
organisation sont de loin les plus visibles et les plus actives au sein du
Mouvement du 20 février qui s’est déclenché à la suite des révolutions
tunisienne et égyptienne et qui gagne aujourd’hui l’ensemble des villes du
Maroc 34. On trouve des exemples comparables en Tunisie, en Égypte, au
Yémen ou à Bahreı̈n où les militantes des organisations islamistes
assurent une présence féminine active au sein des mobilisations protesta-
taires qui secouent la région, alors que les militantes des autres organisa-

32. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 55.


33. Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », art. cit., p. 136.
34. Abdallah Tourabi, Lamia Zaki, « Une révolution royale », Mouvements, dossier :
« Printemps arabe. Comprendre les révolutions en marche », no 66, juin 2011, p. 98-103.

102
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

tions – notamment de la gauche séculariste – se font plus discrètes. On


pourrait être tenté d’interpréter ce phénomène de féminisation du champ
politique par l’islamisme comme une forme d’instrumentalisation
radicale, visant à transformer les femmes en « chair à manifestation ».
En ce sens, les hommes islamistes agiraient exactement comme les
régimes autoritaires patriarcaux qu’ils dénoncent pourtant, en utilisant
la « question féminine » à leur profit et ceci afin de renforcer la domina-
tion masculine sur leur organisation. Cette critique contient probable-
ment une part de vérité, mais elle ne saurait expliquer à elle seule le
processus de féminisation des espaces islamistes. Car, l’on observe simul-
tanément à cette féminisation instrumentale une tendance de plus en plus
forte des femmes islamistes à s’émanciper des cadres masculins, en créant
leurs propres espaces de mobilisation féminins :

« La manière dont les femmes appartenant à ces mouvements redé-


finissent elles-mêmes leurs priorités et leurs revendications, en s’en déso-
lidarisant, le cas échéant, est remarquable. Ont ainsi surgi, au Koweı̈t, au
Bahreı̈n, en Jordanie, en Égypte ou en Turquie, pour ne citer que ces
pays, des positionnements fortement contestataires de femmes issues de
ces mouvements [islamistes], qui parfois en sont sorties pour s’affirmer
indépendamment dans l’espace public et politique, ou pour créer de
nouveaux groupes ou partis, féminins ou mixtes 35. »

Depuis le milieu des années 1990, une nouvelle étape a probablement


été franchie, incitant certains auteurs à parler de « féminisme isla-
mique 36 ». La formule a de quoi choquer, sinon troubler, certaines fémi-
nistes sécularistes pour qui l’idéologie islamique est fondamentalement
incompatible avec les idéaux d’émancipation des femmes. D’aucuns
parlent même d’une forme d’escroquerie intellectuelle, visant à cacher
les visions hégémoniques des mouvements islamistes et à renforcer leur
emprise sur les femmes.
Notre objectif n’est pas de rentrer ici dans la polémique entre théori-
ciennes et détractrices du féminisme islamique. Une littérature scientifique

35. Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », art. cit., p. 144.


36. La sociologue Margot Badran définit le féminisme islamique comme « un discours et
une pratique féministe qui tire sa compréhension et son autorité du Coran, recherchant les
droits et la justice dans le cadre de l’égalité des hommes et des femmes dans la totalité de
leur existence », « Le féminisme islamique revisité », site Internet Islam & Laı̈cité, http://
www.islamlaicite.org/article334.html (consulté en septembre 2011).

103
RENAISSANCES ARABES

en langue française commence à être publiée sur le sujet 37. Nous cher-
chons simplement à rendre compte de son influence réelle en termes de
mobilisations sociales et de recompositions des scènes sociopolitiques du
monde arabe. En quoi le féminisme islamique peut-il être le fer de lance de
nouvelles formes de prises de conscience politiques et de manifestations
des femmes contre les régimes autoritaires patriarcaux ? Quoi que l’on
pense de la cohérence de son message, le féminisme islamique ne constitue
plus un « féminisme au masculin », imposé par le haut par des élites étati-
ques en mal de légitimité : il a été initié à la base par des femmes musul-
manes, souvent croyantes et pratiquantes, qui se sont données comme
« double tâche, d’une part, d’exposer et d’éradiquer les idées et les prati-
ques patriarcales présentées comme islamiques – ‘‘naturalisées’’ et perpé-
tuées sous cette forme – et, d’autre part, de raviver l’idée centrale en islam
de l’égalité homme-femme (inséparable de l’égalité de tous les êtres
humains) 38. » De ce fait, le féminisme islamique est fréquemment l’objet
de vives attaques venant, d’une part, des islamistes puristes, qui l’accusent
de subordonner les idéaux islamiques à l’idéologie occidentale et, d’autre
part, des féministes sécularistes de la seconde génération, qui le perçoivent
comme un dévoiement ou, pire, une trahison du féminisme progressiste et
universaliste. Toutefois, il paraı̂t de plus en plus séduire les jeunes femmes
éduquées des classes moyennes et supérieures d’Europe, d’Amérique du
Nord et du monde arabe qui entendent désormais concilier leur foi et leur
statut de femmes émancipées. Même si elles répugnent parfois à se quali-
fier elles-mêmes de « féministes » par peur d’être taxées d’occidentalisme,
leur point de rencontre avec les anciennes générations de militantes fémi-
nistes est la lutte acharnée contre l’enracinement idéologique du
patriarcat, tel qu’il se manifeste dans l’espace public et les espaces domes-
tiques des sociétés arabo-musulmanes. Pour Margot Badran, l’une des
meilleurs spécialistes de la question, la force du féminisme islamique ne
réside pas tant dans sa rupture avec les combats féministes du passé que
dans sa capacité à faire valoir sa filiation, tout en collant aux réalités
sociales actuelles des femmes arabes. Elle rejette ainsi l’hypothèse d’une
guerre des civilisations entre féministes laı̈ques et féministes musulmanes,

37. Voir Stéphanie Latte Abdallah, « Le féminisme islamique aujourd’hui », Thema de la


revue Critique internationale, no 46, janvier-mars 2010, p. 9-100. Du même auteur, dossier
sur « Le féminisme islamique au tournant du XXIe siècle », Revue des Mondes musulmans et
de la Me´diterrane´e, no 128, décembre 2010.
38. Margot Badran, « Le féminisme islamique revisité », art. cit.

104
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

entre féminisme universaliste et féminisme particulariste, reconnaissant


que « dans ces sociétés, le terrain du féminisme islamique a été préparé
par les féminismes sécularisés de femmes musulmanes, où se mêlaient
modernisme islamique, nationalisme séculier et discours humanitaires
(reformulés plus tard en termes de droits humains) 39 ». Les alliances, les
passages, les glissements et les phénomènes de porosité sont fréquents
entre les différentes scènes des féminismes arabes, favorisant la naissance
d’une conscience politique chez les femmes 40.
Toutefois, l’on pourrait adresser aux féministes islamiques les mêmes
critiques que celles qui sont formulées à l’égard de leurs ainées sécula-
ristes : malgré une volonté manifeste d’ouverture sur la société, visant à
casser le « carcan élitiste », elles restent cantonnées à des cercles intel-
lectuels urbains et commencent elles aussi à connaı̂tre une forme
d’« ONGisation 41 ». En effet, les féministes adoptent souvent une
démarche militante qui se caractérise davantage par de grandes opéra-
tions standardisées selon les normes des organismes humanitaires inter-
nationaux que par une action réelle auprès des femmes des milieux
populaires et des couches défavorisées. De ce fait, les féministes isla-
miques, à l’instar des féministes laı̈ques et sécularistes, étaient relative-
ment peu visibles dans les mouvements protestataires de l’hiver 2010-
2011, tout simplement parce qu’elles ne les avaient pas anticipés.

Les mères, les filles et les grands-mères :


les femmes arabes dans le « moment révolutionnaire »

Il est vrai, que, en tant qu’observateurs extérieurs, nous n’avons pas


toujours vu arriver la montée en puissance du rôle des femmes ordinaires

39. Ibid.
40. Stéphanie Latte Abdallah, « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un
débat et nouveaux chantiers de recherche », art. cit., p. 16.
41. C’est notamment une critique adressée par la sociologue Islah Jrad aux ONG fémi-
nines qui s’éloigneraient, selon elle, des femmes des milieux populaires et des préoccupa-
tions basiques. Voir le forum sur « L’ONGisation des mouvements de femmes et ses
conséquences sur l’organisation féministe », Association pour les droits de la femme et
le développement (AWID), 2008, novembre 2008, http://awid.org/fre/Homepage-
Fr/Forum/new-forum/Forum-08-s-Most-Popular-Breakout-Sessions/Day-Three/L-
ONGisation-des-mouvements-de-femmes-et-ses-consequences-sur-l-organisation-femi-
niste (consulté en septembre 2011).

105
RENAISSANCES ARABES

dans les mobilisations contestataires du monde arabe, parce que notre


regard s’est focalisé sur les grandes organisations féminines et/ou fémi-
nistes, subventionnées par les institutions internationales et les
programmes humanitaires du PNUD 42. Or, s’il est encore trop tôt pour
esquisser une analyse fine de la composition sociale des mouvements
protestataires du Maghreb et du Machrek (les études sont en cours), il
apparaı̂t clairement que les femmes issues des milieux populaires ont joué
un rôle déterminant à la fois dans le déclenchement des mobilisations,
mais aussi dans leur structuration. Il ne s’agit pas de verser ici dans une
forme de romantisme révolutionnaire « au féminin » qui consisterait à
voir dans chaque femme arabe une passionaria ou une combattante
opiniâtre contre l’autoritarisme des dictateurs. Toutefois, on ne peut
qu’être frappé par le rôle majeur joué par ces femmes anonymes dans la
conduite des mobilisations, celui-ci ne se réduisant pas aux aspects logis-
tiques de l’infirmerie et du ravitaillement. Loin de se contenter d’un rôle
exclusivement humanitaire et domestique dans les contestations, elles ont
aussi été des vecteurs de politisation du peuple et de généralisation du
sentiment protestataire à l’ensemble des couches sociales. Contrairement
à une idée reçue, cette féminisation des mouvements anti-régime n’a pas
commencé avec le Printemps arabe. En Tunisie, en Égypte ou à Bahreı̈n,
les femmes étaient déjà très actives dans les mobilisations prérévolution-
naires.
Dans le cas tunisien, par exemple, les rares enquêtes43 montrent que
les femmes ont été au premier plan des mouvements contestataires qui
ont embrasé, en 2008, le bassin minier de Gafsa, événement que certains
considèrent aujourd’hui comme la première étape de la révolution tuni-
sienne. Épouses d’ouvriers et de mineurs des phosphates, jeunes diplô-
mées au chômage, lycéennes, syndicalistes de base, mères et grands-mères
de manifestants emprisonnés, les femmes ont été constamment présentes
dans les protestations de Gafsa, Métlaoui et Redeyef, encourageant les

42. Programme des Nations-unies pour le développement.


43. Amin Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation auto-
ritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) »,
Politique africaine, no 117, mars 2010 ; Larbi Chouikha, Vincent Geisser, « Gros Plan :
retour sur la révolte du bassin minier. Les cinq leçons politiques d’un conflit social
inédit », L’Anne´e du Maghreb, VI, Paris, CNRS Éditions, 2010 ; Ammar Amroussia,
« Le soulèvement des habitants du bassin minier : un premier bilan », Rapport publié
par le Parti communiste des ouvriers tunisiens, Albadil Express, liste diffusion du
PCOT, 12 janvier 2009.

106
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

hommes à se mobiliser encore davantage et préparant indirectement les


mouvements révolutionnaires de 2010-2011. Car à Sidi Bouzid ou à
Kasserine, régions pauvres du Centre-Ouest de la Tunisie, les femmes
présentes dans les manifestations anti-Ben Ali étaient rarement des mili-
tantes professionnelles. Elles n’appartenaient généralement ni à des partis
politiques ni à des organisations féministes. Cela ne les empêchait cepen-
dant pas de développer une forte conscience politique et d’exprimer leur
détermination d’en finir avec un régime d’oppression, doublement subi,
en tant que femmes, mais aussi en tant que citoyennes humiliées quoti-
diennement par le système patriarcal.
En Égypte, les femmes ont été aussi à l’origine des premiers mouve-
ments contestataires qui contribuèrent à ébranler le régime autoritaire de
Hosni Moubarak. Selon Wafa Guiga,
« les femmes égyptiennes ont été les initiatrices des mouvements de grève
dans les usines de textile à Mahalla fin 2007 et début 2008, s’inscrivant
dans un contexte de mobilisations sociales fortes dans plusieurs secteurs :
cimenteries, élevages de volailles, secteur minier, transports publics,
santé, et surtout industrie textile. Les grèves étaient bien sûr illégales.
Mais refusant les baisses de salaires et la suppression des primes de fin
d’année, les ouvriers commençaient à se rassembler régulièrement sur la
place centrale de la ville pour protester. Mais la production s’arrêta
totalement quand les 3 000 ouvrières quittèrent leur poste et allèrent
rejoindre leurs collègues hommes aux cris de : ‘‘Où sont les hommes ?
Voici les femmes !’’ C’est ainsi qu’elles entraı̂nèrent les hommes dans la
grève, les manifestations, les occupations, jusqu’à avoir gain de cause 44 ».

Moins de trois ans plus tard, elles seront présentes massivement sur la
place Al Tahrir au Caire pour exiger le départ du dictateur Moubarak.
À Bahreı̈n, pays que l’on oublie trop souvent de citer, à cause du veto
saoudien et du black-out des médias du Golfe, Stéphanie Latte Abdallah
signale que
« de nouvelles mobilisations féminines ont émergé dans le sillage de la
forte contestation de 1994-1998, générées par les revendications écono-

44. Wafa Guiga, « Processus révolutionnaires dans le monde arabe et émancipation des
femmes », Tout est à nous !, hebdomadaire du NPA, 31 juillet 2011, http://www.npa2009.
org/content/processus-r %C3 %A9volutionnaires-dans-le-monde-arabe-et- %C3 %A9
mancipation-des-femmes (consulté en septembre 2011).

107
RENAISSANCES ARABES

miques et politiques de groupes en grande partie de confession chiite


vivant dans les villages les plus pauvres. Leurs demandes ont abouti à
la reprise du processus électoral et, à cette occasion, à l’octroi du droit de
vote aux femmes 45 ».

Au Yémen, ces images furtives de femmes au niqab, couvertes de noir


de la tête au pied, brandissant des pancartes sur lesquelles étaient écrits
des slogans contre le régime du président Ali Abdallah Saleh en ont
surpris plus d’un, parce que précisément nous n’avions pas voulu voir
que la participation active des femmes dans les mobilisations protesta-
taires était déjà acquise depuis plusieurs années. Le supposé « archaı̈sme »
du champ politique et de la société yéménites nous laissait penser que les
femmes ne pouvaient être que des fantômes entièrement au service de
leurs mâles 46.
À certains égards, et sans forcément retomber dans le registre hagio-
graphique que nous critiquions précédemment, l’on peut affirmer que les
femmes maghrébines et machrékines ont fait la révolution avant les
hommes et qu’elles ont préparé le terrain au Printemps arabe. Une fois
encore, notre « surprise », finalement très ethnocentrique, d’observer des
femmes arabes ordinaires jouer un rôle aussi central lors des événements
révolutionnaires de l’hiver 2010-2011 n’est qu’à la hauteur de nos œillères
et de nos préjugés hérités de la pensée orientaliste 47 : comment des
femmes supposées éternellement recluses et soumises peuvent-elles
devenir des révolutionnaires ?

Après la révolution, le retour à la maison ?

Les expertises et les recherches en sciences sociales convergent toutes


pour souligner un déficit patent de la représentation des femmes arabes
dans le champ politique. Les systèmes politiques du monde arabe appa-
raissent quasiment comme les plus sexistes à l’échelle internationale, avec

45. Stéphanie Latte Abdallah « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un
débat et nouveaux chantiers de recherche », art. cit., p. 19-20.
46. Laurent Bonnefoy, Marine Poirier, « Au Yémen, l’unité dans la protestation », Le
Monde diplomatique, juin 2011, p. 8.
47. Edward Saı̈d, L’orientalisme. L’Orient cre´e´ par l’Occident, Paris, Le Seuil, coll. La
couleur des idées, 2005.

108
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?

à peine 10 % de femmes représentées dans les parlements nationaux 48. Et


leur situation dans la vie politique locale ne paraı̂t guère meilleure : elles
sont très rarement associées au processus décisionnel des collectivités
locales et quand elles le sont, c’est pour être cantonnées à des postes
subalternes ou à des tâches sexuées en fonction de leurs supposées
« qualités féminines » ou « nature maternelle » (l’enfance, la famille, la
solidarité intergénérationnelle, etc.) 49. Pire, les partis politiques, qui
sont censés montrer l’exemple, véhiculent souvent un « féminisme de
façade » qui est rarement suivi d’effet : de la gauche séculariste aux
partis islamistes, en passant par les organisations pro-régimes et les
partis néolibéraux, les femmes n’occupent presque jamais de responsabi-
lités de premier plan, étant condamnées à jouer des rôles de figurantes ou
de « militantes à tout faire ».
Les transitions démocratiques enclenchées en Égypte et en Tunisie ont
auguré de nouveaux espoirs de participation et d’association des femmes
aux prises de décisions politiques. S’il faut reconnaı̂tre qu’au « pays du
jasmin », le principe de parité hommes/femmes pour les élections à
l’Assemblée constituante 50 a été imposé, après des débats houleux, les
femmes sont encore largement sous-représentées dans les nouvelles institu-
tions de la démocratisation : à peine deux ministres dans le gouvernement
de transition (Caı̈d Essebsi), seulement 20 % des membres de la Haute
instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et deux représen-
tantes dans l’Instance supérieure indépendante pour les élections. Les
femmes tunisiennes restent donc totalement dépendantes d’une politique
de quotas symboliques et surtout du bon vouloir des hommes quant à leur
participation au pouvoir de décision. En Égypte, la situation est encore plus
dramatique, puisque les femmes sont quasiment absentes des institutions
officielles chargées de mener à bien la transition vers la démocratie.

48. PNUD, Appui aux Parlements arabes. Renforcer la participation, la responsabilite´ et


l’e´tat de droit, New York, 2006, www.arabparliaments.org/about/brochure-f.pdf
(consulté en septembre 2011).
49. Houria Alami Mchichi (sous la dir.), Recherches-action nationales sur « la participation
politique des femmes au niveau local ». Synthe`se des trois rapports nationaux, Projet
« Renforcement du leadership féminin et de la participation des femmes à la vie politique
et au processus de prise de décision en Algérie, au Maroc et en Tunisie (2008-2009) »,
UN-INSTRAW & CAWTAR, avril 2010.
50. Z. A., « La parité homme/femme pour la Constituante fait débat », Kapitalis, 17 avril
2011 : http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/3553-tunisie-la-parite-homme-femme-
pour-laconstituante-fait-debat.html (consulté septembre 2011).

109
RENAISSANCES ARABES

De plus, les expériences historiques en Algérie, en Palestine, en


Égypte, etc., tendraient à prouver que les femmes, mises en avant le
temps des révolutions et des guerres de libération, sont souvent priées
de rentrer à la maison une fois les événements passés.
Dans le même temps, il n’y a pas de fatalité à l’exclusion politique des
femmes dans le monde arabe. Les révolutions actuelles sont porteuses
d’espérances, voire de leçons à méditer pour l’avenir politique des femmes
du Maghreb et du Machrek. En effet, les moments révolutionnaires
semblent, d’une manière générale, propices à un processus d’égalitarisa-
tion des sexes en termes de partage du pouvoir de décision, les femmes
jouant en ces périodes exceptionnelles des rôles majeurs, et échappant en
partie à « la loi des hommes » et aux modes de contrôle patriarcal de la
société. Ce sont des moments clefs de confrontation avec l’ordre
dominant, où les femmes de toutes origines sociales tendent à s’autono-
miser de la tutelle masculine. Plus encore, elles sont parfois les véritables
fers de lance des mouvements contestataires face à une certaine inertie
masculine. Ce constat très pragmatique devrait inciter les femmes de la
région à poursuivre leur combat pour l’émancipation et à transformer
leurs protestations anti-régimes en « révolution féminine permanente »
contre le patriarcalisme et ses réminiscences dans l’espace public des
sociétés arabes.

110
Chapitre 6

Révolutions démocratiques,
révolutions démographiques ?

À l’instar du mai 1968 français souvent décrit comme « la révolte


générationnelle de la jeunesse contre les raideurs structurelles qui
bloquaient la nécessaire modernisation culturelle de la France 1 », les révo-
lutions arabes seraient l’expression des transformations démographiques
et culturelles des sociétés arabes. Une jeunesse arabe parvenue à maturité
moderne, à la fois libérale et occidentale aurait été l’acteur « sociobiolo-
gique » de ces transformations. Comme le rapporte le Time Magazine :
« Toutes les révoltes ont été dirigées par de jeunes hommes et de jeunes
femmes [...]. Tous et toutes expriment la même revendication : le droit de
choisir et de changer leurs dirigeants, la fin de la corruption endémique,
l’accès à l’emploi et l’amélioration de leurs conditions de vie. ‘‘Que vous
soyez à Tunis, au Caire ou à Manama [Bahreı̈n], affirme Ala’a Shebabi, un
jeune activiste bahreı̈ni de 30 ans, chargé de cours d’économie à l’univer-
sité les jeunes arabes sont tous sur la même longueur d’onde 2’’. »

En un sens, la jeunesse en se révoltant achèverait l’ouvrage souterrain


de la modernité. Les sociétés arabes seraient ainsi sur le point de se libérer
de leurs pesanteurs sociales et familiales. Elles seraient prêtes à rejoindre le
rang des démocraties libérales et des sociétés capitalistes avancées. Toute-
fois, les évolutions culturelles et démographiques sont loin d’être la cause
de ces ruptures politiques. Considérer les révolutions arabes comme la

1. Kristin Ross, Mai 1968 et ses vies ulte´rieures, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005.
2. Bobby Ghosh, Rage, « Rap and Revolution : Inside the Arab Youth Quake », Time
Magazine, 17 février 2011, http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,2050022,
00.html (consulté en septembre 2011).

111
RENAISSANCES ARABES

poursuite d’un travail de sape de la tradition reviendrait à affirmer que


l’histoire « se termine », pour reprendre la formule de Fukuyama 3.
Il est vrai que les comportements démographiques ont été altérés par
une série de facteurs, notamment l’augmentation du taux de scolarisa-
tion, le recul de l’âge au mariage ou l’usage de contraceptifs. Seulement
ces transformations se sont opérées dans un contexte économique fort
différent de celui de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord des
années 1960 4. Ainsi, nombre de métamorphoses des pays arabes présen-
tées comme étant un « progrès des mœurs » sont plutôt une nécessité
produite par le chômage et la misère. La majorité des jeunes qui « font
marcher » les révolutions arabes sont loin d’être mus par un idéal démo-
cratique libéral, au sens littéral du mot. Ces jeunes semblent plus motivés
par le besoin d’accéder à une vie digne et décente, et ce, dans un contexte
de renouvellement générationnel en partie contrarié par leurs aı̂nés, peu
enclins à céder leur place.

Une version « démographique » de Fukuyama :


la fin de l’Histoire du monde arabe ?

À bien des égards, il est séduisant d’expliquer les phénomènes poli-


tiques grâce aux variables démographiques. Ceci offre une perspective de
compréhension globale qui, dans le cas du printemps arabe, fait cruelle-
ment défaut. Pour autant, comme toute tentative de ce genre, celle-ci a
tendance à réduire de manière significative la complexité des dimensions
sociales, culturelles et politiques de ces révolutions. Penser les soulève-
ments arabes en ces termes conduit tout d’abord à postuler une certaine
homogénéité des pratiques démographiques dans le monde arabe. Or, les
pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient connaissent au moins cinq
types de modèles démographiques. Ces modèles réunissent la quasi-
totalité des taux de natalité et des pourcentages de croissance de popula-
tion observables à travers le monde 5.

3. Francis Fukuyama, l’auteur du très controversé, La fin de l’histoire et le dernier homme,


paru en 1992 (Flammarion, coll. Champs, 1993, pour l’édition française).
4. Voir à ce sujet, Henri Mendras, La seconde re´volution française, Paris, Gallimard, 1988.
5. Dominique Tabutin, Bruno Schoumaker, « La démographie du monde arabe et du
Moyen-Orient des années 1950 aux années 2000 », Synthèse des changements et bilan
statistique, Population, 2005/5, vol. 60, p. 611-724.

112
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

Il est vrai que dans son ensemble, le monde arabe est particulièrement
jeune. La tranche des 0-20 ans en représente près de la moitié de la
population totale. Les jeunes de 15 à 24 ans forment près du quart de
cette même population. L’âge moyen varie autour de 25 ans contre 38 ans
dans les nations européennes 6. Seuls 6 % des habitants de cette aire géo-
historique auraient plus de 60 ans. Toutefois, le monde arabe connaı̂t une
baisse significative de son indice synthétique de fécondité 7. Celui-ci a
diminué de moitié depuis les années 1960 passant d’environ 5 à 7 à
entre 2 et 3. En Tunisie (1,71), il est même inférieur au taux français
(1,91) et n’assure plus le renouvellement des générations.
Pour l’heure, ce qui devrait constituer un atout sur le plan économique,
c’est-à-dire une population jeune et dynamique ainsi que de faibles
« rapports de dépendance 8 », est une « bombe à retardement » sur le plan
politique 9. En fait, la jeunesse est trop abondante par rapport aux capacités
d’absorption de l’économie. Il n’y a donc pas assez d’emplois, ce qui créerait
du chômage et des tensions sociales. Pourtant, au début des soulèvements
en décembre 2010, les jeunes étaient significativement moins nombreux que
lors des « émeutes de la faim » (IMF riots 10) et de l’âge d’or de l’islamisme
radical à la fin des années 1980. Comme l’observait, il y a vingt-cinq ans, le
démographe Philippe Fargues, suite à la transition démographique, « les
20-30 ans n’ont jamais représenté et ne représenteront sans doute plus
jamais dans la population de 20 ans et plus une proportion aussi forte
qu’aujourd’hui 11 ». Dans les pays arabes, l’arrivée la plus massive de
jeunes sur le marché du travail fait désormais partie du passé.

6. Bichara Khader, « La jeunesse, moteur des soulèvements démocratiques arabes »,


MEDEA, http://www.medea.be/2011/05/la-jeunesse-moteur-des-soulevements-democra
tiques-arabes/ (consulté en septembre 2011).
7. Le nombre d’enfants par femme.
8. En démographie, le rapport de dépendance mesure le rapport de l’effectif de la popu-
lation « dépendante » (les moins de 15 ans et les 65 ans ou plus) à l’effectif de la population
d’âge actif (les 15-64 ans).
9. Michele Dunne, « Le changement politique dans le monde arabe : ce que l’expérience
tunisienne a confirmé – et infirmé », Arab Reform Bulletin, 18 janvier 2011, http://
carnegie-mec.org/publications/?fa=44254 (consulté en septembre 2011).
10. Ces émeutes contemporaines des contre-chocs pétroliers et des plans d’ajustement
structurel du Fonds monétaire international (FMI) sont qualifiées d’« IMF riots », dans
l’univers anglo-saxon, ce qui reflète assez bien leur nature.
11. Philippe Fargues, « Un siècle de transition démographique en Afrique méditerra-
néenne 1885-1985 », Population, 1986, vol. 41, no 2, p. 205-232.

113
RENAISSANCES ARABES

La thématique de l’explosion démographique comme facteur des


révolutions arabes a, aux yeux de ses promoteurs, le mérite de diminuer
la pertinence des explications sociales et économiques. Elle évite ainsi
d’accentuer à outrance le rôle du fort taux de chômage. On retrouve ici
en filigrane l’idée de la jeunesse dangereuse : à défaut de se trouver du
travail, celle-ci devient la proie de toutes les idéologies extrémistes et se
révolte. Sur le plan de l’éducation, les disparités sont également impor-
tantes. Dans l’ensemble de la zone Middle-East North Africa (MENA),
près d’un adulte sur trois est analphabète. Contrairement à une idée
reçue, les États rentiers du golfe affichent des taux d’alphabétisation
supérieurs à ceux des pays du Maghreb. La Libye est par ailleurs plus
alphabétisée que la Tunisie qui l’est pour sa part autant que l’Algérie et
bien plus que l’Égypte et le Maroc 12. Les différences entre hommes et
femmes sont également profondément marquées à l’intérieur des pays, de
même que les asymétries sociales et géographiques (rural/urbain) 13.
À y regarder de plus près, la détermination révolutionnaire des
jeunesses arabes a moins effrayé les sociétés vieillissantes européennes
qu’elle n’a engendré de variations sur le thème de l’éveil des jeunes
consciences aux valeurs de la modernité 14, valeurs tout à la fois causes
et conséquences des transformations des comportements démographi-
ques. En somme, la conjonction de « l’éveil des consciences aux valeurs
de la modernité et d’un trop-plein démographique – leur quasi-colli-
sion 15 – » aurait permis l’avènement du printemps arabe.
À cet égard, nombre de Français semblent faire preuve d’un enthou-
siasme prudent face à ces révolutions. De fait, certains intellectuels
comme Emmanuel Todd se sentent dans l’obligation de déclarer à une
certaine opinion publique que les Arabes sont ouverts aux idées des
Lumières, particulièrement ceux qui ont été en contact plus étroit avec

12. D’après la banque mondiale, le Bahreı̈n est alphabétisé à 91 %, la Libye est alphabé-
tisée à 89 %, la Tunisie et l’Algérie à 73 %, l’Égypte à 66 % et le Maroc à 56 %. Cf. Taux
d’alphabétisation, total des adultes ( % des personnes âgées de 15 ans et plus), Banque
mondiale, 2011, http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SE.ADT.LITR.ZS
(consulté en septembre 2011).
13. Tabutin Dominique, Bruno Schoumaker, « La démographie du monde arabe et du
Moyen-Orient des années 1950 aux années 2000 », art. cit.
14. Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek, « ‘‘Printemps arabe’’ et transition démogra-
phique », Macropsychanalayse, 12 juillet 2011, http://macropsychanalyse.wordpress.com/
2011/07/12/printemps-arabe-et-transition-demographique/ (consulté en septembre 2011).
15. Ibid.

114
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

la France (notamment les Algériens et les Tunisiens), car avant de


renaı̂tre lors du printemps arabe, ils avaient déjà rejoint les Occidentaux
sur la route du progrès 16. En un sens, la tentative de lutter contre les
préjugés coloniaux les plus tenaces conduit à faire l’apologie d’un point
de vue évolutionniste, rappelant l’enthousiasme libéral d’un Francis
Fukuyama au lendemain de la chute du mur de Berlin. L’avènement de
la démocratie libérale correspondrait à « la réalisation de l’esprit
humain », le but vers lequel l’humanité tend irrémédiablement à mesure
que sa raison progresse. De génération en génération, l’homme maı̂trise-
rait davantage la nature, se libérant des aléas de la nécessité. Il vivrait
mieux et plus longtemps. Il s’affranchirait davantage des pesanteurs
collectives et traditionnelles familiales et finirait par trouver en la démo-
cratie libérale le mode idéal de gouvernement. Puisque les pays du monde
arabe ont progressé sur le plan de l’économie (comme le montre la crois-
sance de leurs Produits intérieurs bruts) et des valeurs modernes (ainsi
que l’atteste les Indicateurs démographiques et culturels), leurs régimes
autoritaires et patriarcaux seraient raisonnablement appelés à disparaı̂tre.
Tout d’abord, il convient de rappeler qu’en Europe de l’Ouest et en
Amérique du Nord, zones censées être les plus avancées, l’espérance de
vie diminue17. En termes de revenu, patrimoine et pouvoir d’achat, les
nouvelles générations sont plus pauvres que celles qui les ont précédées 18.
Une « génération précaire » fait déjà face à une « génération baby-
boom », dans une mesure rappelant le choc des générations qui aurait
conduit à mai 1968, à la différence que sur le plan financier, la nouvelle
génération est quasiment dépendante de la précédente.
Depuis la fin des années 1960, le monde arabe, lui, n’a cru au progrès
que par intermittence. Ceci est une différence fondamentale. Les attaques

16. Voir Emmanuel Todd, Allah n’y est pour rien ! Sur les re´volutions arabes et quelques
autres, Arretsurimages.net, 2011, un livre tiré de sa participation à l’émission « Arrêt sur
images ». Voir également ses différentes interventions à la télévision, notamment chez
Franz-Olivier Giesbert en mai 2011.
17. « L’espérance de vie diminue aux États-Unis », Nouvelobs.com, 10 décembre 2010,
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20101210.OBS4468/l-esperance-de-vie-
diminue-aux-etats-unis.html (consulté en septembre 2011).
18. Voir notamment Timothy B. Smith, La France injuste : 1975-2006 : pourquoi le mode`le
social français ne fonctionne plus, Paris, Éditions Autrement, coll. Frontières, 2005 ; Louis
Chauvel, Le Destin des Ge´ne´rations, structure sociale et cohortes en France au XXe sie`cle,
Paris, PUF, 2002 ; Jean Pierre Le Goff, « Le fil rompu des générations », Études, février
2009.

115
RENAISSANCES ARABES

contre « l’État social », les privatisations, le chômage, la paupérisation, le


fait de se sentir plus pauvre que ses parents n’ont pas attendu les années
2000. Si en Europe de l’Ouest, les années 1980 ont fait figure de répétition
générale de cette régression, il a fallu attendre la seconde moitié des
années 2000 pour que les illusions des jeunes les plus fragilisés sur le
plan social et économique se dissipent.
L’euphorie collective de la jeunesse arabe et ses replis sur la sphère
privée se sont alternés cycliquement, et ce de manière si rapide que les
deux termes du cycle étaient parfois indissociables. Fuir en émigrant vers
l’Eldorado capitaliste avancé, s’engager politiquement contre l’impéria-
lisme et Israël, lutter pour le retour à l’âge d’or des Arabes, se réfugier
dans une identité ethnique valorisante, intérioriser la restriction des possi-
bilités de vies, ou encore atteindre le conformisme 19 étaient autant de
projets individuels indissociables d’un certain rapport au politique.

Le mythe de l’école républicaine

L’illusion indéracinable demeurait celle de la réussite sociale par l’ins-


titution scolaire. Le prolongement des études était perçu comme une
garantie d’accès à un emploi valorisant dans la fonction publique. L’en-
seignement, notamment dans les pays marqués par le mythe de l’école
républicaine française de la IIIe République, est porteur des idéaux démo-
cratiques de liberté de pensée et surtout d’égalité de droits et de dignité.
L’instruction permet de s’élever à une dignité qui, outre l’obtention d’un
meilleur statut social, abolit les distances sociales et les inégalités les plus
sensibles, à défaut d’abolir les distinctions de classe.
Pour autant, à la fin des années 1970, les pays arabes, à l’exception
des États strictement rentiers comme les pétromonarchies, ont été
contraints de réduire leur rôle d’employeur. Au nom de la démocratisa-
tion de l’accès aux études supérieures, les politiques de réforme de l’ensei-
gnement ont développé l’offre de diplômes universitaires. Les pouvoirs
publics ont multiplié les filières de relégation, telles les sciences humaines
et sociales, sciences de la gestion, langues étrangères ou sciences de l’in-
formatique. Ce phénomène a favorisé la baisse de la valeur des titres

19. Être tel que « les autres nous voient », se marier, faire des enfants, acheter une maison,
une voiture, une télévision et maintenant un écran plat.

116
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

scolaires sur le marché de l’emploi et a ainsi provoqué un puissant senti-


ment de frustration parmi les jeunesses.
Pour preuve, le droit au travail proclamé par les collectifs de diplômés
chômeurs à l’échelle du monde arabe a été une question essentielle posée
dès le début des soulèvements en décembre 2010. Il est d’ailleurs sympto-
matique que Mohamed Tarek Bouazizi, « le Tunisien qui s’est immolé » le
17 décembre 2010, ait été d’emblée présenté comme un diplômé chômeur,
même s’il n’avait jamais fréquenté l’université et que sa condition sociale
s’apparentait davantage à celle d’un sous-prolétaire journalier, à l’instar
d’un nombre grandissant de jeunes arabes peu ou prou diplômés. En
effet, dans l’imaginaire collectif le diplôme préserve du chômage. Plus
encore, la logique de niveau qui imprègne l’enseignement supérieur
conduit à penser qu’avec « un bac plus vingt », on est en droit de
devenir « président de la République » quel que soit le type d’études
réalisées. Une mère de famille de Tunis ne manquait pas de le faire
remarquer le 27 décembre 2010, sous l’œil des caméras de téléphones
portables : « Je n’accepterais jamais que mon fils diplômé aille vendre
des pois chiches, on s’est sacrifié pour payer ses études ! »
Par conséquent, ce n’est pas l’accès à l’universel démocratique dont
l’éducation est porteuse qui a précipité les évolutions culturelles et
sociales qui auraient conduit aux révolutions arabes. L’impossibilité de
réaliser ce que les études supérieures promettent en termes de statut social
a été essentielle et déterminante. Contrairement aux soixante-huitards
français et, dans une certaine mesure, arabes qui revendiquaient la
destruction des universités bourgeoises afin de ne pas devenir des
« cadres au service du système capitaliste », les jeunes diplômés
chômeurs des années 2000 n’ont cessé de proclamer leur droit d’accès à
cette condition. Or, cet accès leur était fermé.
Ainsi, un meilleur niveau d’éducation produit des effets secondaires
sur les comportements démographiques. Or, la baisse des ressources de
l’État et l’inadaptabilité des formations universitaires aux nouveaux
besoins du capital ont davantage alimenté le profond mécontentement
de cette jeunesse. La dynamique de prise de conscience politique et cultu-
relle est donc ici négative et non positive. En un sens, ce ne sont plus les
lectures d’Albert Camus, de Jean Paul Sartre et, à certains égards, du
penseur islamiste Sayyid Qutb, qui poussent les jeunes à se révolter. C’est
plutôt l’impossibilité d’atteindre ce que ces penseurs dénoncent, et ce, au
moment même où l’université ne permet plus de devenir bourgeois.

117
RENAISSANCES ARABES

S’affranchir des pressions sociales et familiales


pour devenir démocrate ?

Un autre lieu commun évolutionniste consiste à s’arrêter sur le lien


entre alphabétisation et baisse des rapports d’autorité dans la sphère
familiale et dans la sphère publique. Comme le déclare Youssef
Courbage : « Des enfants plus instruits que leurs parents remettent en
question l’autorité patriarcale. Quand les familles sont autoritaires et
patriarcales, la société a tendance à être gouvernée de façon autoritaire
et patriarcale, quand vous avez une famille avec des interactions plus
égalitaires entre parents et enfants, entre frères et sœurs, la société a
tendance à être plus égalitaire et ne plus accepter le pouvoir absolu 20. »
Il est vrai que les rapports d’autorité se sont profondément modifiés dans
les pays arabes. L’alphabétisation peut contribuer à expliquer ce change-
ment. Toutefois, il ne faut pas oublier que cette remise en cause de
l’autorité parentale n’a pu s’opérer de manière aussi aisée que dans la
France des années 1960. Comme l’analysait le démographe Paul Fargues
au début des années 1990 :
« La chute rapide de la mortalité [dans le monde arabe] a considé-
rablement accru la durée de coexistence des générations, ainsi que la
taille des fratries. Autrefois, jeune adulte, on succédait à son père ; les
frères rivaux n’étaient pas trop nombreux, car la mortalité avait fait son
œuvre. Aujourd’hui, on doit vivre avec son père, dans la concurrence
de ses frères. La crise urbaine du logement aidant, c’est non seulement
avec leur père, mais sous son toit, c’est-à-dire sous son autorité, que se
retrouvent nombre de néo-citadins en âge de fonder une famille, mais qui
n’en ont pas les moyens matériels 21. »

Le modèle de la famille élargie ou communautaire s’est effectivement


effrité ou commence à s’effriter dans les pays arabes. Une dynamique
d’individuation est à l’œuvre. La famille nucléaire tend à s’imposer,
notamment en milieu urbain chez les populations les plus éduquées. Ce
processus développe un désir d’autonomie et d’affranchissement à l’égard
de la pression sociale et familiale, perçue comme de plus en plus contrai-

20. Youssef Courbage, interviewé par Lætitia Démarrais et Jeanne-Claire Fumet, « Une
perspective démographique », Le Cafe´ pe´dagogique, 23 mars 2011.
21. Philippe Fargues, « Un siècle de transition démographique en Afrique méditerra-
néenne 1885-1985 », art. cit.

118
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

gnante. « Je veux être ce que je suis », « non, les braves gens n’aiment pas
que/ L’on suive une autre route qu’eux 22 », pourrait-on affirmer pour
illustrer ce phénomène bien connu d’individualisation. Néanmoins, cette
dynamique, pour l’heure largement concentrée dans les capitales des pays
les plus urbanisés, a du mal à se généraliser, et ce, pour des raisons
strictement matérielles.
Comme l’illustre le film Tanguy 23, un certain nombre de jeunes de la
rive nord de la Méditerranée résident chez leurs parents jusqu’à une tren-
taine d’années. D’autres sont contraints d’y de retourner à la suite d’un
licenciement. La plupart des jeunes de la rive sud, eux, ont ressenti avec
force le besoin de fuir voire d’affronter l’autorité paternelle, alors même
que la possibilité d’accéder à un emploi, à un logement et de s’acquitter du
« potlatch » qu’est le mariage 24 s’éloignait comme un mirage. Sur le plan
psychologique, ceci est profondément anxiogène. D’autant que les
familles populaires croient fermement en la réussite de leurs enfants
grâce à l’institution scolaire. Ces familles rendent donc leurs fils et leurs
filles responsables de leur difficulté d’insertion sur le marché du travail.
Les pressions sociale et familiale sont donc redoublées, la seule issue
demeurant parfois le suicide. À la différence des jeunesses nord-améri-
caines et européennes qui avaient déjà connu leur « moment 1968 »,
c’est-à-dire une sorte d’affirmation identitaire, nombre de jeunes arabes
n’ont eu d’autre choix que de se réfugier dans une traditionalité religieuse
(affichage ostentatoire de la piété, discipline individuelle) destinée à alléger
le poids psychique de l’impératif de réussite sociale et familiale.
Depuis les indépendances, les jeunesses arabes ont à chaque fois frôlé
ce moment d’affirmation, puis sont retournées au bercail des pesanteurs
familiales et sociales, à cause notamment des crises économiques et des
guerres. En outre, ces pesanteurs ont été vidées de leur tropisme tradi-
tionnel. Mieux, elles ont été réinventées sous l’effet du nationalisme et du
maintien forcé d’un certain nombre de structures sociales (prédominance
des entreprises familiales, économie agraire de subsistance dans les
régions délaissées, dépendance à l’égard de l’État distributeur, clientéliste
et patriarcal etc.).

22. Georges Brassens, La mauvaise re´putation.


23. Film d’Étienne Chatiliez, Tanguy, 2001.
24. En effet, le coût d’une cérémonie de mariage représente plusieurs années de salaire
moyen. Tant et si bien que l’on peut parler d’une forme de dilapidation de ressources d’un
point de vue ostentatoire et donc d’une forme de « potlatch ».

119
RENAISSANCES ARABES

Enfin, dans la sphère professionnelle proprement dite, les plutôt


chanceux qui, à défaut d’avoir accédé à un statut de titulaire dans la
fonction publique, avaient décroché un emploi dans le secteur privé, ont
dû subir de nouvelles pressions physiques et psychologiques. Leur condi-
tion de travail relevait tant du modèle d’exploitation de l’ère « Germinal »
que de celui de l’ère du « New Public Management », comme en témoigne,
par exemple, la pénibilité des contrats intérimaires de 45 heures par
semaine dans des centres d’appels ou des entreprises de services off-
shore en Tunisie ou en Égypte.

La baisse de la fécondité :
un choix volontaire symbole d’émancipation ?

L’analyse des causes de la diminution de la fécondité est également


symptomatique de cette tendance à considérer les mutations culturelles
des sociétés arabes comme le produit d’une évolution positive et linéaire.
Emmanuel Todd note, à juste titre, certes, qu’« une société qui contrôle sa
fécondité, c’est une société dans laquelle le rapport entre hommes et
femmes sont modifiés 25 ». En outre, commentent les économistes Vivien
Levy-Garboua et Gérard Maarek, dans la lignée de cet historien : « Les
femmes ont appris à lire, sont entrées sur le marché du travail. Elles
n’acceptent plus passivement le fardeau de grossesses à répétition,
tandis que leurs partenaires consentent à leur émancipation. C’est préci-
sément ce phénomène que l’on observe en Afrique du Nord et au Moyen-
Orient 26. »
Or, cette diminution de la fécondité est loin d’être uniquement liée à
l’augmentation des taux féminins d’emploi, d’alphabétisation et d’accès à
l’enseignement supérieur. Ces taux sont d’ailleurs extrêmement variables
selon les régions et les groupes sociaux. En réalité, les célibats prolongés
féminin et masculin sont pour partie le fruit d’un « malthusianisme de
pauvreté 27 » se caractérisant par le recul de l’âge au mariage dans un

25. Emmanuel Todd, Allah n’y est pour rien ! : Sur les re´volutions arabes et quelques autres,
op. cit.
26. Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek, « ‘‘Printemps arabe » et transition démo-
graphique’’ », art. cit.
27. Yves Montenay, « Démographie et politique », Séance 59, Les dividendes de la tran-
sition démographique dans le monde arabe : cas général et exceptions, 29 septembre 2009,

120
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

contexte de crise économique et de chômage des jeunes. En 2005, les


démographes Dominique Tabutin et Bruno Schoumaker faisaient ce
constat :
« Il y a une trentaine d’années seulement, l’âge moyen au premier
mariage des femmes était encore précoce dans la région, allant de 18 à
21 ans dans la plupart des pays (à l’exception du Liban, d’Israël et de la
Tunisie où il atteignait autour de 23 ans) [...] exception faite du Yémen,
les âges moyens d’entrée en union vont désormais de 22 ans (Oman,
Palestine, Arabie Saoudite, Iran, Irak et Turquie) a près ou plus de
27 ans (Algérie, Tunisie, Égypte, Lybie et Qatar) 28. »

Si la progression de l’âge des femmes au mariage a débuté dans les


années 1960 en Tunisie et dans les années 1970 en Algérie et au Maroc,
périodes de « progrès » relatif, cet âge est aujourd’hui, en 2011, en Algérie
et en Tunisie, l’un des plus élevés au monde. La moyenne d’âge des
unions matrimoniales dépasse en effet les 30 ans. Qui plus est, ce célibat
se vit souvent au sein de la famille. Il s’accompagne d’un faible taux
d’emploi, en particulier chez les femmes ainsi que d’un contrôle familial
sur la sexualité des jeunes.
Dans le même temps, alors que le mariage reste la norme largement
dominante dans le monde arabe, les « fécondités dans le mariage » conti-
nuent d’être particulièrement élevées, le désir d’enfants restant puissant et
l’image de la famille partout valorisée 29. Par conséquent, cette baisse de la
fécondité censée être synonyme d’émancipation des femmes et donc, en
un sens, d’accès à l’universel, se révèle être en partie le produit des diffi-
cultés matérielles à fonder une famille, dans un élan on ne peut plus
conformiste et patriarcal.
Cette baisse du nombre d’enfants par femme qui reflète, certes, une
ouverture individualiste et une mise à l’écart du modèle de la famille
communautaire astreinte au travail agricole et à la transmission du patri-
moine parmi les descendants mâles, s’est produite « en négatif » dans le
monde arabe. À défaut de témoigner d’une volonté de libération indivi-
duelle, « mon corps m’appartient, je fais ce que je veux avec » ou « je me

http://iussp2009.princeton.edu/download.aspx ?submissionId=91970 (consulté en


septembre 2011).
28. Tabutin Dominique et Bruno Schoumaker, « La démographie du monde arabe et du
Moyen-Orient des années 1950 aux années 2000 », art. cit.
29. Ibid.

121
RENAISSANCES ARABES

marie si je veux quand je veux et compte profiter de la vie ! », cette chute


de la fécondité a été en partie contrainte par la pauvreté et le chômage 30.
De ce point de vue, on peut se demander si la véritable libération ne
consisterait pas à être d’abord en mesure de réaliser ce conformisme
familial pour dans le même temps s’en détacher.
Les revendications identitaires islamistes ont peut-être été le simu-
lacre de la réalisation de ce « moment 1968 ». Mais ce moment a pu
survenir en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord uniquement
parce que les conditions matérielles d’existence y étaient propices. Les
soulèvements arabes révèlent le désir d’accéder de manière directe à ces
bonnes conditions matérielles, et ce, dans une démarche de négation. Ces
révolutions sont loin de refléter la volonté de traduire le mouvement
démocratique occidental en des termes arabo-musulmans éventuellement
porteurs d’amélioration des conditions de vie 31. Ces transformations
démographiques ne sont pas qu’une pâle imitation des comportements
démographiques occidentaux, pour la bonne raison que ces comporte-
ments ne sont qu’à moitié synonymes d’émancipation.

De la lutte des classes à la lutte des générations ?

Les différentes jeunesses du monde arabe souffrent d’un manque de


modèles d’identification. Ceci atteste d’un certain désespoir et bat en
brèche l’idée que les revendications démocratiques seraient le moteur
des mobilisations révolutionnaires. Au sein des soulèvements arabes, la
jeunesse dorée conduit néanmoins une lutte culturelle profondément
libérale. Celle-ci est en partie mue par un sentiment d’étouffement
proportionnel à son désir de détruire ce qui entrave sa liberté d’être et
d’avoir. Pour cette jeunesse, l’ouverture des marchés à de nouveaux
produits semble évoquer la possibilité d’endosser de nouvelles identités.
En Tunisie, les jeunes à l’abri des problèmes de subsistance en avaient
assez de ne disposer que de peu de marges d’action entre ces deux
extrêmes : jeune marié plus ou moins pieux écoutant le dernier CD MP3
de musique populaire que tout le monde possède ; buveur de rouge ou de
Celtia (la bière locale), fréquentant les discothèques « branchés » ou

30. Du moins si l’on sort du cadre restreint des catégories les plus aisées des populations.
31. Comme l’islamisme a tenté de le faire.

122
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

« squattant » dans le quartier ; jeune femme séductrice portant des


lunettes Ray-Ban ; jeune femme affichant sa piété par un couvre-chef,
gage de sérieux exhibé aux prétendants masculins. Sur le plan idéolo-
gique, les choix étaient eux aussi réduits, entre un marxisme-léninisme
aux relents tribalistes et étatistes, des convictions nietzschéennes de
gauche ou de droite, une religiosité identitaire de type Islam new age de
marché ou des croyances théologico-politiques plus totales et radicales
alimentées par le spectacle télévisuel des exactions de l’armée américaine
en Irak.
En outre, chez ces jeunes, les grandes transformations qui affectent le
tissu symbolique et socio-économique des sociétés arabes se manifestent
par un brouillage des rôles entre les sexes et par un sentiment de paupé-
risation et de frustration générateur de dépressions psychologiques. La
période de crise économique précédant les révolutions avait également
engendré un déni de la souffrance d’autrui, destiné à masquer sa propre
souffrance – une forme de banalisation du mal – et une soumission à
contrecœur à la hiérarchie des « vieux », moins éduqués, empêtrés dans
des « archaı̈smes » de pensée et de comportement. Ce dernier point est
sans nul doute le plus important pour comprendre la frustration de cette
jeunesse et ainsi une partie de son activité révolutionnaire.
Quiconque a été jeune un jour sait qu’il n’y a rien de pire que d’être
dépendant, en termes financiers et en termes d’accès à l’emploi, des géné-
rations que l’on estime totalement anachroniques tant dans de leurs
comportements que dans leurs valeurs. Ce sentiment, associé en règle
générale à une forme de crise d’adolescence, va au-delà de la révolte
pubertaire. Il exprime les transformations sociales, économiques et cultu-
relles qui affectent une société. À la différence des années 1960 où l’im-
pétuosité d’une certaine jeunesse était à la mesure de son pouvoir
démographique, de ses chances de mobilité sociale et de sa croyance en
des lendemains qui chantent, les jeunes du monde arabe, rejoint en cela
par leurs homologues occidentaux, sont contraints de subir le pouvoir
d’une gérontocratie du papy-boom. Celle-ci semble bloquer leur possibi-
lité d’émancipation personnelle et professionnelle, tout en leur montrant
qu’elle entend être jeune à leur place.
Dans le monde arabe, ce phénomène est exacerbé. Le décalage
culturel entre la génération qui a navigué sur Facebook ou est descendue
défier les snipers et celle encore à la tête des centres de pouvoir, de prestige
et de profit est énorme. Ce déphasage pourrait se comparer au fossé
idiosyncrasique qui séparait la génération d’avant-guerre en Europe de

123
RENAISSANCES ARABES

l’Ouest et en Amérique du Nord et la génération du baby-boom qui l’a


suivie. Seulement, la nouvelle jeunesse arabe ne possède que la force du
nombre. Elle est menacée de paupérisation croissante, est incertaine sur le
plan idéologique et demeure la proie des élans autoritaires de ses aı̂nés.
Il n’est guère étonnant dans ce contexte que certains baby-boomers
aient fait preuve d’une forme de pudeur lors du premier acte du prin-
temps arabe, comme ce professeur de sciences politiques à l’Université du
Caire qui déclare que « les jeunes ont fait autant en quelques semaines que
leurs parents en 30 ans », ou cette universitaire égyptienne dont le ton à
demi-mot sarcastique reflète son sentiment de supériorité génération-
nelle : « Si vous m’aviez dit il y a seulement quelques années que mes
étudiants allaient être les moteurs d’un changement démocratique en
Égypte, j’aurais éclaté de rire 32. »
Ainsi, la plupart des jeunesses arabes ont été victimes d’un véritable
supplice de tantale. Il faut croire que tout a voulu éclater au même
moment. Les carrières professionnelles de nombre de jeunes ont été
bloquées au moment où les cadres issus de la génération du baby-boom
étaient sur le point de se retirer de la vie active. Il semble ainsi pertinent
d’évoquer l’existence d’une « révolution générationnelle » si tant est que
l’ancienne génération daigne céder rapidement la place à la nouvelle. Cela
ne semble pas encore le cas, aux vues des caractéristiques sociologiques
des personnels politiques promus dans les instances de transition en
Égypte et en Tunisie.

En conclusion, le discours sur la maturité démographique, démocra-


tique et culturelle de la jeunesse arabe demeure révélateur du manque de
« jeunisme » et de décentrement des intellectuels qui l’expriment. Contrai-
rement à leurs prédécesseurs, les jeunes générations semblent avoir déjà
fait le deuil du mythe progressiste et éducationniste. Comme le précisait
Francis Fukuyama dans une réponse à ses détracteurs :

« La fin de l’Histoire ne signifie pas la fin des événements mondiaux


mais la fin de l’évolution de la pensée humaine à propos des principes
fondamentaux qui gouvernent l’organisation politique et sociale, c’est la
fin des idéologies, celles en tout cas qui prétendent subvertir l’ordre établi
[...]. Pour réfuter mon hypothèse, il ne suffit pas de suggérer que l’avenir
garde en réserve des événements énormes ; il faudrait démontrer qu’ils

32. Bobby Ghosh, Rage, « Rap and Revolution : Inside the Arab Youth Quake », art. cit.

124
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?

seraient déclenchés par une idée systématique de la justice politique et


sociale qui prétende remplacer le libéralisme 33. »

Affirmer que les révolutions arabes ont eu lieu au nom d’un progrès
démographique et culturel qui trouve son expression politique la plus
parfaite dans la démocratie libérale donne entièrement raison à cet
auteur. Tout montre, à l’inverse, que la volonté de vivre, de travailler et
d’être traité de manière digne s’est manifestée par une révolte aux accents
spontanés, et ce, sans médiation intellectuelle. N’a-t-on pas parlé de
« révolution sans idéologie » ? La revendication démocratique n’est pour
l’heure que l’ersatz d’un nouveau rapport au politique qui se cherche
encore. « Génération », le mot est certes critiquable, puisqu’il réduit la
diversité des expériences qu’une classe d’âge vit et interprète. Pour autant,
les révolutions en marche, quelles que soient leurs issues, ont de fortes
chances d’imprimer une marque générationnelle indélébile sur les jeunes
qui viennent de les vivre. Qui peut affirmer, en cette période d’incertitude,
que le libéralisme demeurera l’horizon indépassable de notre temps ? Plus
que jamais, la pourriture est bien le laboratoire de la vie.

33. Francis Fukuyama, « Réponse à mes contradicteurs », Commentaire, 50, été 1990,
p. 243-244.

125
Chapitre 7

Des révolutions laı̈ques ou religieuses ?

Enfermés dans leurs préjugés culturalistes, hérités de l’orientalisme du


siècle dernier, la majorité des observateurs, des intellectuels et des poli-
tiques occidentaux ont contribué à conforter l’idée que les pays du Proche
et du Moyen-Orient étaient définitivement condamnés à l’autoritarisme
– version réactualisée du despotisme oriental –, présenté comme le
« régime du moindre mal » face à la menace suprême que constituait
l’islamisme radical : la dictature laı̈que ou la théocratie islamique était
finalement la seule alternative politique et sociétale proposée aux citoyens
arabes. Une telle vision statique du monde arabe a conduit à légitimer la
thèse de l’exceptionnalisme arabo-musulman, selon laquelle les pays de la
région étaient inexorablement rétifs à la démocratie, parce que celle-ci
était tout simplement étrangère aux schèmes culturels et aux valeurs
centrales des sociétés arabes. Pire, selon nombre d’experts « ès monde
arabe », les dictatures dites « laı̈ques » – même si elles ne l’étaient pas en
réalité car partout l’islam est religion d’État – apparaissaient comme des
régimes acceptables et donc fréquentables au regard du « risque fonda-
mentaliste » qui pointait, menaçant en permanence de déstabiliser la
région et, à terme, de déboucher sur un conflit de civilisations.

« Dégage, Huntington ! » :
la fin de l’exceptionnalisme arabo-musulman ?
Si la prophétie de Samuel Huntington 1 a souvent été raillée par les
intellectuels européens et, particulièrement français, en raison de son

1. Jim Cohen, « Samuel Huntington dans l’univers stratégique américain », Mouvements,


no 30 2003/5, p. 21-30.

127
RENAISSANCES ARABES

caractère caricatural et de sa marque de fabrique anglo-saxonne, elle a


pourtant été reprise sous des formes diverses et édulcorées par nombre
des leaders d’opinion hexagonaux qui, à l’instar de Monsieur Jourdain,
ont fait de l’« huntingtonisme » sans le savoir. En ce sens, les néoconser-
vateurs étatsuniens n’ont absolument rien inventé : ils se sont contentés de
diffuser, dans une version pour le moins agressive, des clichés et des
préjugés éculés qui circulaient déjà depuis longtemps dans les cénacles
intellectuels et les agences géostratégiques européens, voire chez certaines
élites arabes hantées par le spectre islamiste. Pour le politologue François
Burgat :

« une telle posture [culturaliste] nourrit les analyses des scènes politiques
arabes où la seule référence à l’‘‘islamité’’ du lexique des acteurs suffit
non seulement à ‘‘expliquer’’ leurs mobilisations mais plus encore à les
discréditer. L’affirmation identitaire provoque le rejet indistinct des
demandes politiques de l’Autre-résistant ou opposant tchétchène,
libanais, palestinien, irakien ou algérien par exemple – moins en raison
de leur contenu que du seul fait de l’allogénéité du lexique utilisé pour les
exprimer 2. »

Dans cette perspective néo-orientaliste, les seules révolutions envisa-


geables sont donc les « révolutions islamiques » et précisément, celles-ci ne
sont pas acceptables eu égard au danger majeur qu’elles font encourir aux
« acquis modernistes » des dictatures arabes sécularistes : « mieux vaut un
Ben Ali qu’un Ben Laden ! », formule certes ironique, mais qui résume
assez bien, selon nous, l’état d’esprit de nombreux intellectuels et poli-
tiques occidentaux, traumatisés par le souvenir douloureux de la Révo-
lution islamique d’Iran et des faux espoirs qu’elle avait fait naı̂tre. C’est
l’expression du « syndrome de Foucault », en référence aux positions
prises par l’intellectuel français qui, un temps, il est vrai, fut le compa-
gnon de route des révolutionnaires iraniens face au régime despotique du
chah Mohammad Reza Pahlavi 3. Ce syndrome hante encore aujourd’hui
certains philosophes français comme Alain Finkielkraut, justifiant ainsi
son enthousiasme contenu à l’égard des révolutions arabes de 2011 :

2. François Burgat, « Les mobilisations politiques à référent islamique », dans Elizabeth


Picard (sous la dir.), La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 84.
3. Janet Afary, Kevin B. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution. Gender and the
Seductions of Islamism, Chicago, University Of Chicago Press, 2005.

128
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

« je suis fasciné, mais prudent. Il y a un précédent : en 1979, en Iran, un


dictateur a été chassé du pouvoir. Cela a donné la révolution islamique,
dont tout le monde ou presque s’accorde à dire qu’elle est au moins aussi
terrible et peut-être pire que le régime du chah par un irrésistible mouve-
ment populaire. À l’époque, on a beaucoup reproché à Michel Foucault
son enthousiasme trop hâtif 4. »

On rejoindrait aisément le raisonnement du philosophe dans sa


volonté de tirer des leçons du tragique épisode iranien si pendant plus
de vingt ans, comme la très grande majorité de ses pairs en France, il
n’avait été muet devant les méfaits des dictatures tunisienne et égyp-
tienne et si les révolutions du printemps arabe étaient en tous points
comparables à celles des ayatollahs. Cette circonspection à l’égard des
mouvements révolutionnaires du monde arabe semble davantage
marquée dans l’univers des élites françaises qui a longtemps cru aux
bienfaits du jacobinisme et du sécularisme de certains régimes arabes
(le mythe du despote éclairé appliqué à Saddam Hussein, Hosni
Moubarak, Zine El Abidine Ben Ali, parfois à Bachar Al Assad, en
fonction des alliances du moment), parce qu’ils étaient supposés consti-
tuer le meilleur rempart contre le fléau islamiste et le retour du féoda-
lisme. Dans une analyse critique, l’intellectuel franco-tunisien Hakim
Ben Hammouda, pourtant peu soupçonnable de sympathie pour les
courants islamistes (il est issu de la gauche laı̈que et tiers mondiste),
relève l’attitude plus qu’ambivalente des cercles intellectuels hexagonaux
à l’égard des révolutions arabes :
« Ainsi, si les intellectuels occidentaux, et particulièrement les intel-
lectuels français, qui sont d’habitude plus ‘‘friands’’ de révolutions
démocratiques et de la globalisation de l’universel des droits de
l’Homme, n’ont pas aimé la révolution c’est qu’elle risque d’enfanter
un monstre : le Califat islamique. En effet, la chute des régimes auto-
ritaires devrait ouvrir la voie au ‘‘spectre de l’islamisme’’ tenu sous
contrôle par les pouvoirs autoritaires et déboucher un peu partout, et
particulièrement en Égypte, sur des régimes totalitaires. Au moment où
les sociétés contemporaines vont de l’avant, les révolutions ouvrent des
moments de transition de l’autoritarisme vers la démocratie. Le monde

4. Alain Finkielkraut, « Y a-t-il une tradition démocratique en Égypte ? Je l’espère »,


interview réalisée par Éric Aeschimann, Libe´ration, 3 février 2011.

129
RENAISSANCES ARABES

arabe, selon nos maı̂tres à penser, est à l’aube d’une nouvelle régression
qui devrait le conduire vers un totalitarisme religieux 5. »

Une telle posture ethnocentrique aboutit à conforter une vision


dichotomique des protestations dans le monde arabe, opposant les
« bons » mouvements sociaux (les femmes, les minorités culturelles et
religieuses, les élites urbaines occidentalisées, les artistes mondialisés,
etc.) aux « mauvaises » contestations (les islamistes, les fondamentalistes,
les jeunes désœuvrés tentés par le radicalisme, etc.). Bien sûr, cette lecture
binaire et ethnocentrique ne date pas du déclenchement des révolutions
arabes. Déjà en début des années 2000, dans une tentative de synthèse
sociohistorique sur les protestations dans les sociétés musulmanes, les
politologues Mounia Bennani-Chraı̈bi et Olivier Fillieule notaient :

« il existe une propension à opposer systématiquement les actions suppo-


sées à caractère religieux (celles des groupes islamistes) aux mobilisations
dites ‘‘universalistes’’ ou ‘‘acquises aux valeurs occidentales’’ (mouve-
ment de droits humains, de droits des femmes) en partant de l’idée
qu’il s’agit de projets antithétiques, reposant sur des savoir-faire, des
bases sociales et des réseaux distincts et par là même des modes d’actions
contrastés 6. »

On aurait pu légitimement penser que la relative discrétion des isla-


mistes et des slogans à tonalité religieuse au sein des mouvements protes-
tataires en Tunisie et en Égypte aurait incité les commentateurs et les
observateurs occidentaux à une prise de conscience, encourageant une
remise en cause des grilles de lecture orientalistes (dictatures sécularistes
versus révolutions islamiques). Il est vrai, que durant les premières
semaines des protestations (janvier-février 2011), une forme d’autocri-
tique a commencé à poindre dans les rédactions journalistiques et chez
certains d’intellectuels franco-arabes qui, prenant le contre-pied de leurs
analyses passées, ont salué les caractères « spontané », « apolitique »,

5. Hakim Ben Hammouda, « Les intellectuels occidentaux et les révolutions arabes », blog
de l’auteur : « Une perspective du sud sur la culture, la politique et la globalisation »,
5 avril 2011 : http://hakimbenhammouda.typepad.com/hakim_ben_hammouda/2011/03/
les-intellectuels-occidentaux-et-les-r %C3 %A9volutions-arabes-1.html (consulté en
septembre 2011).
6. Mounia Bennani-Chraı̈bi, Olivier Fillieule (sous la dir.), Re´sistances et protestations
dans les socie´te´s musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 19.

130
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

« universel » et aussi « séculariste », voire « laı̈que », des mouvements


contestataires. Après avoir joué durant des décennies les apprentis
sorciers, en usant très largement de la vision anxiogène de la « menace
islamiste », voici que des leaders d’opinion succombèrent à une forme
d’orientalisme inverse´, le monde arabe étant soudainement célébré
comme un puits de modernité, porteur d’un message universel pour l’en-
semble de l’humanité : « Le 14 janvier [jour de la fuite de Ben Ali] est un
événement qui a pour vertu de confirmer que l’histoire ne s’arrête pas là.
Le désir de liberté et l’appel à la démocratie ont émané du cœur d’un
peuple d’islam informé de la référence occidentale assimilée à un acquis
universel dont jouit tout humain 7 », écrit Abdelwahab Meddeb, intellec-
tuel franco-tunisien qui a longtemps affirmé qu’il préférait personnelle-
ment une « bonne » dictature laı̈que (celle de Ben Ali en l’occurrence) au
risque de déstabilisation qui profiterait inévitablement aux « intégristes
musulmans 8 ». Ce type de retournement n’est pas rare. Il est d’ailleurs
tout à fait humain. Il ne nous appartient pas de le juger. Mais il est aussi
précaire, dans la mesure où l’extrême empathie pour les jeunes révolu-
tionnaires des régions sinistrées, les cyber-révolutionnaires « Facebook »
et les femmes arabes en lutte contre le patriarcalisme des régimes reste
encore imprégnée d’une vision anxiogène à l’égard des mouvements de
protestation de la « société profonde » et des processus de transition en
cours : les révolutions arabes sont assurément belles, dégageant une
impression d’esthétisme et de romantisme, parce que, quelque part, elles
ressemblent aux normes européennes. Elles expriment leurs attentes, leurs
valeurs, leurs principes, leurs utopies... Elles constituent un « Nous
exotique », contribuant à réduire l’hypothétique altérité, tout en mainte-
nant une distance culturelle désormais apprivoisable. Mais la beauté est
éphémère. Le dégagement du paradigme identitaire, tel que l’analyse avec
beaucoup d’intelligence le psychanalyste Fethi Benslama, n’est-il pas
simplement une vue de l’esprit ou, davantage encore, le rêve réveillé
d’un intellectuel humaniste ? « Les manifestants tunisiens, écrit
F. Benslama, n’ont pas prié dans les rues, mais ont exigé l’égalité et la

7. Abdelwahab Meddeb, Printemps de Tunis. La me´tamorphose de l’Histoire, Paris, Albin


Michel, 2011, p. 11.
8. Alain Gresh, « La maladie d’Abdelwahab Meddeb et la révolution tunisienne »,
Nouvelles d’Orient, blog du Monde diplomatique, 27 juillet 2011, http://blog.monde-
diplo.net/2011-07-27-La-maladie-d-Abdelwahab-Meddeb-et-la-revolution (consulté en
septembre 2011).

131
RENAISSANCES ARABES

liberté. Dieu était peut-être dans des fors intérieurs mais pas sur la place
publique 9. » La remarque est pertinente. Toutefois, cette absence du reli-
gieux dans l’espace public s’est-elle vérifiée en tout lieu et à tout moment
dans les protestations qui ont secoué le monde arabe ? L’image idyllique
de révolutions imberbes et pures, parce que « laı̈ques » et « juvéniles »,
résiste-t-elle à l’épreuve des faits et du temps ?

Des révolutions imberbes :


quid des islamistes et des religieux dans les protestations arabes ?

Au milieu des années 1990, des politologues éminents, parmi lesquels


Olivier Roy, annonçaient l’entrée du monde arabe dans l’ère post-isla-
miste, signifiant par là « l’échec de l’islam politique, c’est-à-dire de la
construction d’un État islamique qui régirait la société selon des principes
islamiques 10 ». Les tenants du post-islamisme précisaient par ailleurs que
ce déclin de l’islam politique s’accompagnait paradoxalement au sein des
sociétés du Maghreb et du Machrek de nouvelles dynamiques d’islamisa-
tion qui ont désormais peu à voir avec des enjeux partisans et de conquête
du pouvoir, mais relèvent avant tout de choix personnels et subjectifs,
renvoyant à un processus d’individualisation des manières de croire et de
pratiquer :
« Il correspond bien à l’émergence de nouveaux acteurs qui n’ont pas
besoin d’un ‘‘État islamique’’ pour réaliser leu ascension sociale... Le
post-islamisme c’est d’abord l’apparition d’un espace de laı̈cité dans les
sociétés musulmanes, non pas du fait du recul de la croyance ou de la
pratique, mais parce que le champ religieux tend à se dissocier du champ
politique 11. »

C’est donc en toute logique que les théoriciens du post-islamisme ont


salué les récents mouvements de protestation dans le monde arabe
comme des événements corroborant leur thèse centrale, parlant ainsi à

9. Fethi Benslama, Soudain la re´volution ! De la Tunisie au monde arabe : la signification


d’un soule`vement, Paris, Denoël, 2011.
10. Olivier Roy, « Pourquoi le ‘‘post-islamisme’’ ? », Revue du monde musulman et de la
Me´diterrane´e, no 85-86, 1999, p. 10.
11. Ibid.

132
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

leur propos de « révolution post-islamiste », les organisations représenta-


tives de l’islam politique n’ayant joué, selon eux, qu’un rôle mineur dans
le déclenchement des manifestations anti-régime :
« [...] Si l’on regarde ceux qui ont lancé le mouvement, il est évident
qu’il s’agit d’une génération post-islamiste. Les grands mouvements révo-
lutionnaires des années 1970 et 1980, pour eux c’est de l’histoire ancienne,
celle de leurs parents. Cette nouvelle génération ne s’intéresse pas à
l’idéologie : les slogans sont tous pragmatiques et concrets (‘‘dégage’’,
‘‘erhal’’) ; ils ne font pas appel à l’islam comme leurs prédécesseurs le
faisaient en Algérie à la fin des années 1980. Ils expriment avant tout un
rejet des dictatures corrompues et une demande de démocratie. Cela ne
veut évidemment pas dire que les manifestants sont laı̈cs, mais simple-
ment qu’ils ne voient pas dans l’islam une idéologie politique à même de
créer un ordre meilleur : ils sont bien dans un espace politique séculier 12. »

Nous ne reviendrons pas ici sur la critique de fond adressée à la thèse


du post-islamisme qui nécessiterait à elle seule un long développement.
Toutefois, on peut mettre en lumière une tendance récurrente des théori-
ciens du post-islamisme à verser dans une vision à la fois linéaire et
historiciste de la relation islam/politique, comme si tous les mouvements
islamistes avaient évolué au même rythme et selon des objectifs compara-
bles et que les sociétés arabes réagissaient de manière identique. Or, les
situations sont extrêmement contrastées selon les mouvements, les
contextes locaux et les pays arabes, les uns donnant le sentiment que la
page de l’islamisme est définitivement tournée, alors qu’elle commence à
peine à s’écrire dans d’autres. Il faut reconnaı̂tre que la thèse du post-
islamisme est stimulante, remettant en cause notre regard ethnocentrique
sur les sociétés civiles arabes « par certains de ses aspects – notamment la
dialectique de l’islamisation et de la sécularisation – et offre incontesta-
blement de nouveaux angles d’approche du triptyque islam-État-
socie´te´ 13. »
« Néanmoins, elle nous paraı̂t refermer un peu vite la parenthèse de
l’islamisme. Elle s’attache à décrire des éléments factuels, légitimant une

12. Olivier Roy, « Révolution post-islamiste », Le Monde, 12 février 2011.


13. Michel Camau, Vincent Geisser, « Du MTI à Ennahdha : des islamistes pas comme les
autres », dans Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris,
Presses de Sciences Po, 2003, p. 268-369.

133
RENAISSANCES ARABES

vision purement politique du phénomène : la déliquescence des organi-


sations islamistes (mouvements, partis, associations...), leurs défaites
politiques et électorales, la disparition ou l’exil forcé de leurs leaders.
Or, précisément, l’islamisme ne s’inscrit pas exclusivement dans un temps
politique et e´lectoral, celui de sa visibilité en tant que force contestataire
et oppositionnelle, mais aussi dans un temps long, porteur de dyna-
miques de mobilisation et de représentation du monde qui ne sauraient
disparaı̂tre simplement avec la répression ou la normalisation et l’inté-
gration partielle au jeu politique [...] 14. »

De ce point de vue, les révolutions arabes n’ont pas marqué la fin de


l’islamisme en tant que force politique dominante, même s’il est vrai que
dans certains pays du Maghreb et du Machrek, les leaders et les militants
de l’islam politique n’ont pas été au premier plan des manifestations
contre la dictature. Nous suivrons en cela la leçon de prudence professée
par François Burgat qui nous met en garde contre toute tentation d’en-
terrer politiquement les islamistes, au risque de se réveiller un matin avec
une « très mauvaise » surprise :

« Avant de prendre acte de la portée de toute nouvelle annonce de


leur disparition en tant que segment distinct du corps politique, j’atten-
drai pour ma part de connaı̂tre les choix que feront, si la liberté d’ex-
pression électorale devait devenir une réalité, les électrices et les électeurs
tunisiens et égyptiens 15. »

En deux mots : l’islamisme n’est pas mort, même si la plupart des


organisations et des mouvements se réclamant de lui ont renoncé à
l’utopie de bâtir un État islamique total – ce en quoi Olivier Roy a
parfaitement raison –, à l’instar de certains courants marxistes et socia-
listes qui ont abandonné dans leur programme les références à la « dicta-
ture du prolétariat » et à la « lutte des classes » sans pour autant tourner le
dos à leurs idéaux socialisants. La conversion de nombreux socialistes
aux vertus du réformisme et de la social-démocratie n’en fait pas pour
autant des « postsocialistes », à moins d’appliquer la préposition « post »
à tout mouvement qui aurait évolué au fil du temps, ce qui relève alors de
la tautologie.

14. Ibid.
15. François Burgat, « Quel islamisme face à la révolution ? », entretien réalisé par
Baudouin Loos, Le Soir, 25 février 2011.

134
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

De plus, affirmer que les islamistes ont été invisibles dans les récents
mouvements de contestation au sein du monde arabe nous semble relever
d’une généralisation abusive du « cas tunisien ». Au contraire, une obser-
vation fine des scènes protestataires arabes montre que les situations sont
très diversifiées selon les moments révolutionnaires, les lieux de manifesta-
tions et les contextes micro-locaux. Sur ce plan, la Tunisie apparaı̂trait
davantage comme l’exception plutôt que comme la règle. Cette exception
s’explique bien sûr par le caractère extrêmement répressif du régime poli-
tique tunisien qui a éradiqué toutes les formes vivantes et visibles d’isla-
misme, ne cherchant même pas à jouer sur la cooptation « d’islamistes du
Palais », comme au Maroc, en Algérie ou en Jordanie, où des partis isla-
mistes ont été intégrés au système dominant. Cela ne signifie pas que les
islamistes soient totalement absents des scènes publiques tunisiennes.
Depuis quelques années, ils ont réinvesti discrètement les ordres profes-
sionnels comme celui des avocats 16 ou des collectifs unitaires pour la
défense des libertés civiles (le Mouvement du 18 octobre regroupant des
personnalités de gauche et des militants de l’islam politique) 17, bien qu’ils
ne soient jamais représentés sous l’étiquette « islamistes », afin de se
protéger de la répression du régime. Néanmoins, à titre individuel, des
sympathisants du parti islamiste interdit Ennahdha (Renaissance) étaient
présents dans les mouvements contestataires de décembre 2010/janvier
2011, précipitant la chute de Ben Ali 18. Le caractère imberbe des manifes-
tations tunisiennes anti-régime doit donc être relativisé, même si les barbes
et les voiles se faisaient plus discrets que dans les autres pays de la région.
La situation est encore plus complexe en Égypte, où la position offi-
cielle de la confrérie des Frères musulmans a évolué au fil des protesta-
tions, en fonction des rapports de force avec le régime Moubarak mais
aussi en fonction des débats internes, parfois houleux, sur la ligne à
adopter à l’égard des mouvements protestataires : s’engager dans le

16. Michaël Béchir Ayari, Éric Gobe, « Les avocats dans la Tunisie de Ben Ali : une
profession politisée », dans Yadh Ben Achour, Éric Gobe (sous la dir.), Justice politique
et société au Maghreb, L’Anne´e du Maghreb Édition 2007, Paris, CNRS Éditions, p. 105-
132.
17. Vincent Geisser, Éric Gobe, « La question de ‘‘l’authenticité tunisienne’’ : valeur
refuge d’un régime à bout de souffle ? », L’Anne´e du Maghreb Édition 2007, CNRS
Éditions, p. 371-408.
18. International Crisis Group (ICG), Soule`vements populaires en Afrique du Nord et au
Moyen-Orient (IV) : la voie tunisienne, Rapport Moyen Orient/Afrique du Nord, no 106,
28 avril 2011.

135
RENAISSANCES ARABES

mouvement au risque d’être réprimés ou l’ignorer au risque de se couper


de la population et d’une grande partie de la jeunesse égyptienne ? Si des
membres de la confrérie ont participé individuellement aux manifesta-
tions du 25 janvier 2011, selon la politologue Sarah Ben Néfissa :

« ce n’est qu’à partir du 28 janvier qu’ils ont mis tout leur poids dans la
bataille aussi bien au Caire qu’à Alexandrie et dans les villes du Delta. Il
importe toutefois de distinguer entre la direction des Frères musulmans
et leur jeunesse. Cette dernière a été autrement plus ‘‘radicale’’. Lors de
l’attaque de Midan El Tahrir les 2 et 3 février par la police et les hommes
de main du régime, les jeunes Frères musulmans ont montré leur capacité
d’organisation, de résistance et de solidarité avec les autres groupes
‘‘laı̈cs’’ de la jeunesse révolutionnaire 19 ».

Ces tergiversations au sein de l’organisation des Frères musulmans


(participer ou s’abstenir ?) sont confirmées par Patrick Haenni, l’un des
meilleurs spécialistes des scènes politiques égyptiennes :

« Du côté des Frères musulmans, l’attitude est plus ambiguë. Ce ne


sont pas des révolutionnaires, mais ils pensent au changement. Ils n’y
croyaient pas au début, donc ils y vont doucement, puis ils se rattrapent
en cours de route à partir du Gom‘et el ghadab (vendredi de la colère), au
cours duquel ils prennent clairement position et choisissent leur camp,
celui d’une politique de rupture totale avec le régime 20. »

En Syrie, les sympathisants des Frères musulmans de la tendance « Al


Bayanouni » (mouvement interdit et victime d’une répression sanglante
en février 1982, faisant plus de 15 000 morts dans la seule ville de Hama)
sont présents dans toutes les manifestations populaires qui embrasent le
pays depuis le mois de mars 2011, réclamant la chute du régime auto-
ritaire de Bachar Al Assad 21. Si la dimension religieuse et confessionnelle

19. Sarah Ben Néfissa, « Ces 18 jours qui ont changé l’Égypte », Revue Tiers Monde, hors
série « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la
Méditerranée arabe », 2011, p. 227-236.
20. Patrick Haenni, « Islamistes et révolutionnaires ? », entretien réalisé par Youssef el-
Ghazi et Hugo Massa, Revue Averroe`s, no 4-5, spécial « Printemps arabe », 2011.
21. Vincent Matalon, « Lois, médias, services secrets : comment la répression s’organise en
Syrie », LeMonde.fr, 11 mai 2011, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/05/
11/comment-la-repression-s-organise-depuis-deux-mois-en-syrie_1519574_3218.html
(consulté en septembre 2011).

136
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

des protestations syriennes n’est pas prédominante, elle n’est néanmoins


présente dans les différentes mobilisations qui touchent les centres
urbains comme les zones rurales 22. Par ailleurs, des dignitaires et
savants religieux sunnites, longtemps proches du régime baasiste, n’ont
pas hésité à lancer un appel commun pour demander l’arrêt total de la
répression et une gestion pacifique du conflit 23. Le politologue Thomas
Pierret, qui a travaillé plusieurs années sur les scènes religieuses syriennes,
montre ainsi que cette manifestation d’indépendance des notables reli-
gieux à l’égard du régime vient surtout des oulémas de la seconde géné-
ration (les quadras) :

« Sur le fond, on est loin d’un discours incendiaire, les oulémas


syriens n’étant évidemment pas en position d’adopter la posture
radicale de leurs collègues koweı̈tiens qui viennent de déclarer le régime
baasiste ‘‘infidèle [kafir] en paroles et en actes’’. Les communiqués des
leaders religieux de Damas et Alep constituent néanmoins un sérieux défi
adressé à un régime qui continue de présenter la répression des manifes-
tations comme une opération de police dirigée contre des ‘‘bandes
armées salafistes’’ stipendiées par des puissances étrangères 24. »

Au Yémen, les islamistes de tendance réformiste n’ont pas été simple-


ment des compagnons de route des mouvements protestataires contre le
régime d’Ali Abdallah Saleh. Ils en ont été les acteurs centraux. Depuis
une dizaine d’années, les dirigeants du parti islamiste Al Islah (La
Réforme) ont entamé un véritable dialogue avec les autres composantes
de l’opposition de gauche et nationaliste arabe comme le Parti socialiste
yéménite (PSY) ou le Parti unioniste nassérien (PUN). C’est donc assez
logiquement qu’ils se sont retrouvés unis dans les manifestations anti-
régime, impulsant un Forum commun dont la dynamique unitaire

22. Thomas Pierret, « Quelle est la dimension religieuse de la révolte en Syrie ? », propos
recueillis par Matthieu Mégevand, Le Monde des Religions.fr, 30 mars 2011, http://
www.lemondedesreligions.fr/actualite/quelle-est-la-dimension-religieuse-de-la-revolte-en-
syrie-30-03-2011-1356_118.php (consulté en septembre 2011).
23. Nabil Nasri, « Les savants musulmans à l’appui de la révolte syrienne », Oumma.com,
19 juillet 2011, http://oumma.com/Les-savants-musulmans-a-l-appui-de (consulté en
septembre 2011).
24. Thomas Pierret, « Qui sont les oulémas contestataires en Syrie ? », Blog Mediapart,
15 août 2011, http://blogs.mediapart.fr/blog/thomas-pierret/150811/qui-sont-les-
oulemas-contestataires-en-syrie (consulté en septembre 2011).

137
RENAISSANCES ARABES

remonte déjà à plusieurs années à travers notamment la création de la


plate-forme « Rencontre commune » (al-Liqâ’ al-mushtarak), front démo-
cratique islamo-nationaliste qui a permis, selon la politologue Marine
Poirier, de s’affranchir des identités primaires et de former une vision
politique commune dans un pays pourtant marqué par le tribalisme :

« Depuis, ce discours s’est popularisé et domine une partie du champ


des protestations politiques. Les ‘‘marches’’ (masıˆrât), le ‘‘sit-in’’ (i‘tisâm
tadâmunıˆ), le ‘‘combat pacifique’’ (alnidâl al-silmıˆ) ou les ‘‘mouvements
pacifiques’’ (al-hirâk al-silmıˆ) sont entrés dans le langage courant et
indiquent, en apparence au moins, la voie ‘‘légitime’’ de l’opposition 25. »

Le Yémen tribal, pays d’origine de la famille Ben Laden, offre aujour-


d’hui une singulière image de civilité politique qui mérite sans doute
d’être méditée 26.
En Libye, le passage en l’espace de quelques semaines de protestations
pacifiques (manifestations de rues) à une situation de quasi-guerre civile
rend plus difficile l’analyse du rôle exact des islamistes dans la contestation
anti-régime. Mais là aussi, il convient de se prémunir d’une vision sensa-
tionnaliste qui réduirait la participation des islamistes à la seule mouvance
Al Qaeda. S’il est vrai qu’en Libye la politique particulièrement répressive
menée par la Jamahiriyya du colonel Kadhafi à l’égard de toutes les oppo-
sitions nationalistes, monarchistes et islamistes (arrestations, tortures,
condamnations à mort, etc.) a contribué incontestablement à radicaliser
les mouvances islamistes, notamment depuis 1995, et à les faire passer
parfois dans le camp du terrorisme, le pays connaı̂t malgré tout la
présence de mouvements islamiques réformistes et pacifistes, ancienne-
ment implantés sur le territoire, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la
mouvance jihadiste. Les travaux des universitaires Moncef Djaziri et
Yahia Zoubir établissent ainsi l’influence de courants Frères musulmans,
salafistes et traditionalistes qui, sur le plan doctrinal comme sur le plan des
pratiques politiques, sont fort éloignés de l’islamisme radical 27. La clan-

25. Marine Poirier, « Yémen nouveau, futur meilleur ? », Chroniques ye´me´nites, mis en
ligne le 21 avril 2010, http://cy.revues.org/1725 (consulté en septembre 2011).
26. Laurent Bonnefoy, « Les révolutions sont-elles exportables ? ‘‘L’effet domino’’ à la
lumière du cas yéménite », Mouvements, dossier : « Printemps arabes. Comprendre les
révolutions en marche », no 66, été 2011, p. 110-117.
27. Moncef Djaziri, « Clivages partisans et partis politiques en Libye », Revue des mondes
musulmans et de la Me´diterrane´e, mis en ligne le 12 mai 2009, http://remmm.revues.org/

138
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

destinité n’est pas toujours synonyme de radicalité. C’est probablement ces


dernières tendances qui pèseront le plus lourd dans le processus de transi-
tion politique qui s’amorce aujourd’hui. La surmédiatisation du Groupe
islamique combattant libyen (GICL) ne doit pas occulter les autres orga-
nisations islamistes qui, depuis plusieurs années, travaillent dans l’ombre à
préparer l’alternance au système jamahiriyen de la famille Kadhafi.
Le cas marocain est sans doute le plus passionnant à étudier, même si
le processus protestataire est loin d’être abouti et qu’il se caractérise par
de nombreux revirements et soubresauts car le Mouvement du 20 février
a encore de la peine à mobiliser de larges secteurs de la population. Ce
mouvement met en lumière la dualité de l’islamisme face au régime. D’un
côté, des islamistes intégrés au système monarchique (le Makhzen), le
Parti de la justice et du développement (PJD) qui, non seulement
refusent d’appuyer la contestation sociopolitique, mais aussi pratiquent
une forme de répression interne à l’égard de leurs militants qui seraient
tentés de rejoindre le Mouvement du 20 février : la direction du PDJ
(parti légal depuis 1996),

« a officiellement interdit à sa Jeunesse de participer à la marche du


20 février. Cette décision apparaı̂t symptomatique de l’attitude concilia-
trice par rapport au pouvoir adoptée par les dirigeants, en particulier
depuis les attentats de Casablanca en 2003 [...]. La normalisation poli-
tique du parti les met en décalage avec les attentes de la base, mais
provoque aussi des dissensions au sein même des instances diri-
geantes 28. »

De l’autre côté, les islamistes de l’association Al Adl wal Ihsane,


fondée dans les années 1970 par le Cheikh Abdessalam Yassine
(« Justice et Bienfaisance » tolérée mais jamais reconnue par le régime),
qui appellent à participer massivement au Mouvement du 20 février aux
côtés des organisations et des syndicats de gauche (le Parti socialiste
unifié, la Voie démocratique, etc.) et de jeunes marocains non affiliés

index2866.html (consulté en septembre 2011) ; Yahia H. Zoubir, « Contestation islamiste


et lutte antiterroriste. Analyse sur la Libye de 1990 à 2007 », Liberte´, 15 décembre 2008.
Voir aussi, du même auteur : « Contestation islamiste et lutte antiterroriste en Libye
(1990-2007) », L’Anne´e du Maghreb, IV, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 267-277.
28. Abdellah Tourabi, Lamia Zaki, « Maroc : une révolution royale ? », Mouvements,
dossier « Printemps arabes. Comprendre les révolutions en marche », no 66, été 2011,
p. 100.

139
RENAISSANCES ARABES

aux partis politiques, mobilisés par l’intermédiaire des réseaux sociaux.


On pourrait être tenté d’expliquer cette différence de positionnement à
l’égard de la monarchie par la radicalité, les premiers, ceux du PJD,
appartenant au cercle de « l’islamisme modéré », les seconds, ceux d’Al
Adl wal Ihsane, à celui de l’islamisme radical. Or, il n’en est rien. Les deux
organisations se situent plutôt dans la nébuleuse de l’islam réformiste et
conservateur, ayant renoncé depuis de très nombreuses années à l’usage
de la violence et à l’action clandestine 29. Leur position à l’égard du
Makhzen tient à d’autres facteurs, notamment politiques et sociaux, qui
soulignent la nécessité d’en finir avec des explications purement cultura-
listes de l’islamisme, laissant supposer que c’est leur façon de concevoir
l’islam qui orienterait leur action politique. Il faudrait inverser la causa-
lité de l’islamisme. Parmi ces facteurs, la question générationnelle nous
paraı̂t centrale pour expliquer les différences d’attitudes des organisations
islamistes à l’égard des régimes et des mouvements protestataires.
En effet, les révolutions ont révélé dans presque tous les pays arabes
l’existence d’une véritable fracture ge´ne´rationnelle au sein de l’islamisme,
opposant les « vieilles barbes blanches » aux « jeunes barbes noires »,
voire aux jeunes imberbes. D’une manière générale, les directions des
organisations politiques tenues par des hommes âgés (les femmes et les
jeunes sont quasiment absents des hiérarchies partisanes) ont fait preuve
d’attentisme, voire d’hostilité, à l’égard de mouvements de protestation
« spontanés » qui échappaient très largement à leur contrôle, alors que les
jeunesses de ces mêmes mouvements islamistes n’ont pas hésité à
rejoindre les contestations anti-régime, en phase avec les attentes et les
revendications de leur génération. Les constatations établies par Patrick
Haenni à propos des querelles générationnelles au sein de la confrérie des
Frères musulmans pourraient être, en partie, généralisées à l’ensemble des
mouvements islamistes du monde arabe :
« Les revendications de la nouvelle génération sont : plus de transpa-
rence, moins d’autoritarisme, reconnaissance de la jeunesse, valorisation
d’un travail en réseau, aspiration à la démocratie, refus des grands
slogans. Ces six points sont tous en contradiction avec le positionnement
de leur propre leadership. Et ce que les Frères musulmans n’ont pas
compris, en tout cas au départ, c’est que la mobilisation de leurs jeunes

29. Sur l’histoire récente de l’islamisme marocain, voir Malika Zeghal, Les islamistes
marocains. Le de´fi à la monarchie, Paris, La Découverte, 2005.

140
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

était autant une volonté de renversement du régime politique qu’une


remise en cause du mode de fonctionnement de l’institution qui les
concerne. Là où ils appellent à la transparence, les Frères sont dans
une culture du secret. Là où ils pensent en réseaux, leurs leaders
pensent en organisation pyramidale. Là où ils pensent liberté d’action,
leurs aı̂nés pensent autorité et hiérarchie. Là où ils pensent démocratie,
une partie du leadership ne met pas nécessairement le même contenu
dans ce terme 30. »

Ce clivage sociopolitique entre les classes d’âge n’est pas propre aux
milieux musulmans des pays arabes. Patrick Haenni et Husam Tamman
ont pu observer une fracture générationnelle similaire chez les coptes
égyptiens, la jeunesse chrétienne se rebellant contre ses autorités ecclé-
siastiques :

« De leur côté également, nombre de coptes rejoignent les protesta-


tions. Leur prière dans la rue aux côtés des musulmans prend alors la
figure d’un double refus : non seulement du régime, mais aussi du soutien
politique sans faille de l’Église à un régime dont beaucoup de coptes
considèrent qu’il n’a rien fait pour eux quand ils ne disent pas qu’il a
cautionné l’islamisation et la confessionnalisation des identités dans le
pays 31. »

En somme, les jeunes islamistes ne sont guère différents des autres


jeunes arabes : ils rejettent massivement les méthodes paternalistes et
autoritaires de gestion des mouvements sociaux et aspirent à une remise
en cause profonde des formes traditionnelles du leadership politique tant
à l’échelle de l’État (dénonciation des dictateurs) que de leur propre
formation (critique de leurs dirigeants) : c’est l’expression juvénile de la
« disgrâce du chef » pour reprendre la formule de Michel Camau 32. Pour
ces raisons, on peut penser que le facteur générationnel jouera un rôle
majeur dans les transitions politiques postrévolutionnaires.

30. Patrick Haenni, « Islamistes et révolutionnaires ? », entretien réalisé par Youssef el-
Ghazi et Hugo Massa, Revue Averroe`s, no 4-5, spécial « Printemps arabe », 2011.
31. Patrick Haenni, Husam Tammam, « Égypte : les religieux face à l’insurrection »,
Religioscope, 10 février 2011, http://religion.info/french/articles/article_517.shtml
(consulté en septembre 2011).
32. Michel Camau, « La disgrâce du chef. Mobilisations populaires arabes et crise du
leadership », Mouvements, no 66, été 2011, p. 22-29.

141
RENAISSANCES ARABES

Le rôle des islamistes dans les transitions politiques :


taqiyya et manipulation du credo démocratique ?

Si la question de la présence des islamistes au sein des mouvements


protestataires est déjà hautement polémique, celle de leur participation
effective au processus de transition politique l’est encore davantage, en
raison de la persistance de nombreux préjugés quant à la sincérité de leur
adhésion aux principes démocratiques, alimentant les fantasmes de la
dissimulation et de la manipulation (la taqiyya évoquée fréquemment
par la littérature néo-orientaliste) : les révolutions démocratiques arabes
ne vont-elles pas accoucher de théocraties islamiques et de dictatures
religieuses ? Pour le politologue François Burgat, la conversion de
nombreux mouvements islamistes, à l’horizon des années 1980, aux
règles du pluralisme politique (au moins sur le plan du discours) est loin
de convaincre les élites politiques et intellectuelles occidentales, effrayées
par l’idée que des majorités fondamentalistes puissent un jour gouverner
des États « amis » (la Tunisie, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc, etc.) qui,
faute d’être véritablement démocratiques, ont au moins le mérite de
défendre « leurs » valeurs universalistes :
« Les courants islamistes, dont la montée en puissance s’est opérée
un peu partout dans le monde arabe au cours de la décennie écoulée,
constituent l’archétype de ces nouveaux acteurs dont la présence est très
souvent perçue comme antinomique avec le processus de (re)distribution
démocratique du pouvoir. Pour bon nombre d’observateurs, aussi bien
arabes qu’occidentaux, l’adhésion proclamée des leaders de ces courants
aux valeurs pluralistes au nom desquelles s’opère cette transition a tout
lieu d’être mise en doute 33. »

Certes, il reste des groupuscules islamistes qui continuent à rejeter


avec virulence la « démocratie » sous prétexte qu’elle serait un produit
d’importation occidentale que certaines élites arabes déculturées cherche-
raient à imposer contre leur volonté aux peuples de la région. Nous avons
encore en mémoire les déclarations enflammées d’un Ali Belhaj, le tribun
algérien du Front islamique de salut (FIS) qui affirmait à l’époque que

33. François Burgat, « Les islamistes et la transition démocratique. Jalons pour une
recherche » (extraits), Égypte/Monde arabe, Première série, Démocratie et démocratisa-
tion dans le monde arabe, 8 juillet 2008, http://ema.revues.org/index351.html (consulté en
septembre 2011).

142
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

« la démocratie est un slogan repris par les ‘‘démocrates’’, les démocrates


entre guillemets. C’est un concept assez flou que beaucoup utilisent pour
se grandir. [...] Le slogan ‘‘démocratie’’ prôné par certains n’est qu’une
clownerie [...] 34. »
Aujourd’hui, ces attaques virulentes contre la démocratie sont plutôt
rares dans la nébuleuse islamiste conservatrice. La tendance serait plutôt
à l’accommodement raisonnable et au compromis permanent, à la fois
avec les autres forces d’opposition sécularistes mais aussi avec les régimes.
Parce que l’on a longtemps considéré les islamistes comme des extrater-
restres dans leur propre société, on oublie souvent que, sur le long terme,
ils ont davantage dépensé d’énergie à chercher à s’intégrer au « système »
qu’à combattre les régimes. De plus, l’on occulte le fait que l’islamisme
dans ses multiples expressions politiques et doctrinales ne s’est jamais
construit comme un isolat social, défiant l’État et la société, mais
toujours en étroites interactions avec eux. Entre l’islam contestataire
des islamistes et l’islam officiel des gouvernants, il a constamment existé
des passerelles, des lieux de rencontre, des intellectuels-frontières, des
circulations matérielles et symboliques et de nombreux chevauchements
qui n’ont pas empêché bien sûr la répression féroce à certaines périodes.
L’islamisme s’est très largement nourri de l’autoritarisme des régimes
politiques arabes à la fois pour les combattre mais aussi pour les imiter
et, parfois, coopérer avec eux : les responsables ont entretenu de
nombreuses transactions collusives avec les autorités officielles et les
services de sécurité quand il s’est agi de taper sur la gauche laı̈que et
séculariste ou de réduire l’influence des syndicats d’étudiants d’obédience
marxiste et nationaliste sur les campus universitaires des grandes métro-
poles arabes (Alger, Casablanca, Tunis, Le Caire, etc.).
Ainsi, sans verser dans une vision irénique de l’islam politique, il faut
reconnaı̂tre que, si les organisations islamistes ont pu représenter un
facteur de déstabilisation pour les régimes politiques arabes, elles ont
également constitué un puissant vecteur d’intégration des populations,
remplissant une fonction tribunitienne comparable, à certains égards, au
rôle des partis communistes d’Europe occidentale 35.
C’est donc en réintroduisant de la complexité dans l’histoire récente
des mouvements islamistes du monde arabe que l’on peut espérer

34. Cité par François Burgat, « Les islamistes et la transition démocratique », art. cit.
35. Rémy Leveau, « Islamisme et populisme », Vingtie`me Sie`cle. Revue d’histoire, no 56,
octobre-décembre 1997, p. 214-223.

143
RENAISSANCES ARABES

comprendre leur rôle actuel dans les transitions démocratiques en cours.


Celui-ci devrait se greffer sur une matrice intégrationniste (être reconnus
par les gouvernants et acceptés par les autres opposants laı̈ques) que l’on
ramènera à trois éléments majeurs : la pratique du compromis permanent
(1), la normalisation électorale et parlementaire (2) et la défense d’une
vision néolibérale de l’économie (3). En effet, la question sociale ne
semble pas la préoccupation première des dirigeants de l’islam poli-
tique 36.
Contrairement à une idée reçue, loin de développer des stratégies
d’opposition frontale aux régimes autoritaires en place, les islamistes
ont souvent pratiqué la « méthode » du compromis, et ce, dès le début
de leur existence en tant que force politique organisée. Le politologue
Bernard Rougier rappelle ainsi que le fondateur des Frères musulmans,
Hassan Al Banna, avait fait le choix de rentrer dans l’arène politique
égyptienne en nouant des liens étroits avec le Palais royal afin de
combattre ensemble l’influence du parti nationaliste Wafd. Ce n’est que
bien plus tard, sous l’influence d’une frange radicale des Frères musul-
mans, qu’il évolue vers une stratégie de rupture partielle avec le système
politique dominant :

« [...] Tout au long des années 1940, sur fond de querelles de pouvoir
à l’intérieur de l’organisation, les Frères musulmans oscillent donc entre
la recherche d’une formule de cohabitation avec le pouvoir et les tenta-
tives de déstabilisation du régime (assassinat en 1945 du Premier
ministre). [...] Le débat qui divisa les Frères égyptiens dans les années
1930 et 1940 peut aujourd’hui s’étendre à l’ensemble de la mouvance de
l’islam politique : les islamistes doivent-ils se cantonner à la sphère
sociale, éducative et religieuse, à l’action de prédication ‘‘par le bas’’
ou ont-ils vocation à constituer une force politique à part entière, qui
ambitionne la conquête et l’exercice du pouvoir 37 ? »

Plus de quatre-vingts ans après la création de la confrérie, on a le


sentiment que cette question du compromis reste d’actualité et fait
toujours débat au sein de la mouvance islamiste égyptienne. Ainsi, à la

36. Patrick Haenni, Husam Tammam, « Les Frères musulmans face à la question sociale :
autopsie d’un malaise socio-théologique », Religioscope, Études et analyses, no 20, mai
2009.
37. Bernard Rougier « L’islamisme face au retour de l’islam ? », Vingtie`me Sie`cle. Revue
d’histoire 2/2004, no 82, p. 106.

144
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

grande surprise générale, les Frères musulmans n’ont pas hésité à faire
cause commune avec les dignitaires de l’ancien parti du président Hosni
Moubarak (le Parti national démocratique) pour appuyer le référendum
du 19 mars 2011 – amendements constitutionnels mineurs –, rejetant le
principe de l’adoption d’une nouvelle constitution qui aurait marqué
symboliquement la naissance d’un nouveau régime démocratique :

« Clairement, la mobilisation religieuse, islamiste et salafiste, a


rejoint, sans coalition, la majorité silencieuse des gens qui étaient sur un
agenda de révolution sans être pressés par un changement radical parce
qu’ils en craignent les conséquences en termes de déstabilisation 38. »

Cette pratique du compromis est encore plus marquée dans la culture


politique des islamistes tunisiens qui ont constamment recherché le
dialogue avec le pouvoir (sous Bourguiba comme sous Ben Ali), en
dépit des vagues répressives dont ils ont été victimes. Dès 1981, à peine
créé, Ennahdha (alors Mouvement de la tendance islamique), dirigé par le
cheikh Rached Ghannouchi, a renoncé à l’action clandestine, souhaitant
se faire reconnaı̂tre comme parti légal par le régime autoritaire. Il n’ob-
tiendra jamais de visa du ministère de l’Intérieur. Cela ne l’empêchera pas
de revenir à la charge quelques années plus tard, cautionnant le coup
d’État médical de Ben Ali (7 novembre 1987), signant le Pacte national
avec le parti au pouvoir (RCD) et les forces d’opposition laı̈ques (1988) et
participant même aux premières élections législatives du nouveau régime
(avril 1989), en présentant des candidats indépendants dans plusieurs
circonscriptions. On sait que cette pratique du compromis n’a pas été
véritablement récompensée puisque, quelques années plus tard (1990-
1991), les islamistes tunisiens seront brutalement réprimés (plusieurs
milliers d’arrestations) et interdits de toute activité politique sur le terri-
toire. Après les attentats du 11 septembre, le cheikh Ghannouchi diffu-
sera à l’intention de la jeunesse arabe une forme de « pédagogie
islamique », condamnant clairement le terrorisme et l’usage de la
violence, y compris contre les dictatures sécularistes 39. Avec la chute de
Ben Ali, il semble que les islamistes soient tiraillés entre une stratégie

38. Patrick Haenni, « Islamistes et révolutionnaires ? », entretien réalisé par Youssef el-
Ghazi et Hugo Massa, Revue Averroe`s, no 4-5, spécial « Printemps arabe », 2011.
39. Michel Camau, Vincent Geisser, « Du MTI à En Nahdha : des islamistes pas comme
les autres », dans Le syndrome autoritaire, op. cit., p. 267-313.

145
RENAISSANCES ARABES

d’opposition au gouvernement de transition et une stratégie conservatrice


de « changement dans la continuité », refusant d’appuyer les revendica-
tions sociopolitiques radicales d’une partie de la jeunesse désœuvrée. Les
dirigeants islamistes restent étonnamment silencieux sur un certain
nombre de dossiers cruciaux, en deçà des positions de certains partis de
la gauche laı̈que qui en appellent à une refondation totale. De ce point de
vue, les islamistes tunisiens d’Ennadha apparaissent comme un « parti de
l’ordre », véhiculant un discours rassurant auprès de la population, et
cherchant à se forger une image de parti libéral-conservateur auprès de
ses futurs électeurs 40.
La normalisation démocratique de la grande majorité des mouve-
ments islamistes arabes trouve aussi une traduction concrète dans leur
ralliement progressif à l’option électorale, y compris dans le cadre du
« pluralisme limité » imposé par les régimes dictatoriaux 41. On trouverait
de multiples illustrations arabes de ce choix des islamistes de jouer la carte
du parlementarisme, au Maroc (Parti de la justice et du développement),
en Algérie (Mouvement de la société pour la paix, ex-Hamas), en Égypte
(Frères musulmans et parti centriste islamiste Al Wasat), au Koweı̈t
(Mouvement constitutionnel islamique), au Yémen (Al Islah), en
Jordanie (Front islamique d’action), etc. Ayant renoncé à boycotter des
élections souvent manipulées par les régimes (la distribution des sièges se
fait fréquemment selon des critères clientélistes), la plupart des organisa-
tions islamistes de tendance « conservatrice libérale » ont justifié leur
entrée dans les parlements nationaux comme un gage de leur bonne
volonté à respecter les règles de la démocratie parlementaire face à des
pouvoirs autocratiques qui tentent, eux, de la contrôler ou de la
contourner. Désormais, il convient de reconnaı̂tre que, contrairement
aux années 1970 où les militants de l’islam politique dénonçaient massi-
vement les « parlements impies » à la botte de dictateurs pro-occidentaux,
à l’horizon des années 2000, « l’action parlementaire fait partie du réper-
toire d’action islamiste 42 », au point où les députés islamistes sont souvent
les plus assidus et les moins absentéistes en sessions. Et pour ceux qui

40. Amin Allal, Vincent Geisser, « La Tunisie de l’après-Ben Ali. Les partis politiques à la
recherche du ‘‘peuple introuvable’’ », site de Cultures & Conflits, septembre 2011, http://
conflits.revues.org/.
41. Juan Linz, Re´gimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006. (Traduction
française de Mohammad-Saı̈d Darviche, William Genieys et Guy Hermet.)
42. François Burgat, « Les mobilisations politiques à référent islamique », art. cit., p. 95.

146
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

n’ont pas eu la chance d’y siéger, pour cause de répression et d’interdic-


tion, la voie parlementaire devient un objectif prioritaire, comme l’expri-
mait clairement le leader islamiste tunisien, Rached Ghannouchi, lors de
sa première conférence de presse, le 7 février 2011 :

« Le mouvement s’engage en faveur de la démocratie et du droit du


peuple à choisir son président par le biais des élections [...]. Le
programme de travail du mouvement est le suivant : renforcer les
acquis obtenus par les femmes, tels qu’illustrés dans le Code du statut
personnel (CSP), améliorer les conditions de vie des femmes et souligner
leur rôle positif sur la scène politique, sociale et culturelle, de manière à
ce qu’elles puissent participer efficacement au progrès de la société 43. »

Certes, on peut voir dans ce type déclaration des leaders islamistes


une expression de démagogie ou de ruse politique (la fameuse taqiyya),
dans le but d’endormir les démocrates laı̈ques. Mais il est aussi le signe
probant de la banalisation du parlementarisme et du pluralisme politique
dans la rhétorique islamiste, qui contraste avec le discours populiste
radical des décennies précédentes.
Davantage encore que les registres politique, électoral et parlemen-
taire, c’est peut-être la « question sociale » qui nous paraı̂t la plus signifi-
cative de ce processus de normalisation libérale des islamistes arabes et de
leur renonciation à l’eschatologie révolutionnaire. Car, force est de cons-
tater que la grande majorité des organisations islamistes, en dépit de leur
positionnement oppositionnel, sont généralement des défenseurs de l’éco-
nomie de marché et de la gouvernance libérale de la société, qu’ils ne
cherchent même plus à masquer sous l’emballage de la charité islamique.
La thèse de l’islamo-gauchisme, si elle a pu faire vibrer quelques militants
tiers-mondistes persuadés des bienfaits d’une alliance entre les damnés de
la terre, et leurs détracteurs, qui dénoncent la collusion entre la gauche
radicale et le fondamentalisme islamique, nous semble totalement hors de
propos. Car, la très grande majorité des partis islamistes du Maghreb et
du Machrek présentent ouvertement des projets économiques néolibé-
raux, défendant la propriété privée, l’accélération des programmes de
privatisation des entreprises publiques, la promulgation de codes d’inves-
tissements très ouverts aux capitaux étrangers (notamment du Golfe) et le

43. Houda Trabelsi, « Retour du mouvement Ennahda sur la scène politique tunisienne »,
Maghrebia, 9 février 2011.

147
RENAISSANCES ARABES

principe d’une finance islamique, dont le vernis éthique ne semble pas


beaucoup gêner les bailleurs de fonds internationaux qui en font d’ail-
leurs la promotion. Ce tournant néolibéral n’est pas récent. Pour Patrick
Haenni et Husam Tammam, qui sont les seuls chercheurs à avoir travaillé
sérieusement sur le rapport des Frères musulmans à la « question
sociale », l’orientation économiquement libérale de la mouvance islamiste
s’est exprimée dès les débuts de son histoire et n’a fait que s’accentuer au
fil du temps, la gauche islamique ayant toujours été extrêmement margi-
nale dans le spectre de l’islam politique mondial :

« Pour comprendre ce positionnement à droite, rappellent ces deux


auteurs, il faut d’abord mettre au rancart cette vision de l’islamisme des
Frères musulmans comme le porte-parole patenté des laissés-pour-
compte de trente ans de libéralisme économique. La plèbe, non seulement
les Frères n’en font pas partie (même si ses réseaux caritatifs ont une prise
relative sur le petit peuple, la confrérie est peu implantée en termes de
membres actifs, dans les quartiers pauvres et/ou ouvriers), mais en plus il
existe à leur tête une classe d’affaire qui a largement bénéficié du libéra-
lisme économique et qui pèse fortement sur leur vision socio-économique.
Le rapport des Frères au monde de l’entreprise a donc dès le départ été
positif. Hassan al-Banna appela à la création de tout un tissu économique
islamiste qui s’inscrivait dans le combat pour un capitalisme national
indépendant, mais aussi dans la volonté d’encadrement d’une classe
ouvrière mobilisée par des syndicats hostiles à la vision des Frères 44. »

On pourrait établir un constat similaire en Tunisie, où les islamistes


du parti Ennadha n’ont jamais été vraiment présents dans les mouve-
ments sociaux (1978, 1984 et 2010) en raison, certes, du contexte répressif,
mais aussi parce qu’ils ont toujours éprouvé des difficultés à s’implanter
durablement dans les couches populaires des régions économiquement
sinistrées. Quant aux tentatives d’entrisme des islmaistes au sein du
syndicat de salariés, l’Union générale du travail tunisien (UGTT), elles
ont toutes échoué, en raison de la résistance de cadres syndicaux acquis à
la gauche et aux idées travaillistes. Encore aujourd’hui, en pleine
séquence révolutionnaire, les dirigeants islamistes tunisiens continuent à
défendre un programme économique ouvertement libéral, proposant

44. Patrick Haenni, Husam Tammam, « Les Frères musulmans face à la question sociale :
autopsie d’un malaise socio-théologique », Religioscope, Études et analyses, no 20, mai
2009.

148
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

même la création d’un « FMI islamique » (le Fond monétaire isla-


mique 45) : le projet économique d’Ennahdha semble parfaitement en
phase avec les recettes néolibérales qui, depuis la crise économique et
financière de 2008 et les soulèvements des mondes arabes de 2011, appa-
raissent quelque peu surannées. Ainsi, Ennahdha ne s’oppose pas au
principe de la privatisation et mise sur une croissance à deux chiffres
pour répondre au problème du chômage, un projet de société qui
rappelle à beaucoup d’égards celui d’un autre parti islamiste aujourd’hui
au pouvoir à Ankara : l’AKP.

« Vive Dieu et le FMI ! » : les islamistes turcs,


modèle de transition politique pour les Frères arabes ?

Une enquête réalisée par la Fondation turque pour les études écono-
miques et sociales (TESEV) révèle que près de 70 % des individus arabes
interrogés considéraient la Turquie comme un « modèle » politique,
économique et social 46. Loin de stopper ce processus d’identification à
la Turquie des « années Erdogan » (Premier ministre islamiste au pouvoir
depuis 2003), les révolutions arabes n’ont fait que le relancer, le posant
désormais comme une voie à suivre pour les transitions politiques en
cours. Une conclusion s’impose donc : la Turquie fait mode`le pour de
nombreux intellectuels, groupes philosophiques et religieux, activistes
ou mouvements politiques du monde arabe d’aujourd’hui. Et cette fasci-
nation pour le « modèle turc » se distingue très nettement du courant de
nostalgie ottomaniste ou encore de la célébration moderniste d’Atatürk :
ce n’est pas dans le passé ottoman ou kémaliste que les Arabes vont
chercher leur source d’inspiration, mais bien dans le présent de la
success story du gouvernement de l’AKP 47, parti islamiste réformiste

45. Proposition qui figurait dans la version officieuse du programme mais qui semble ne
pas avoir été retenue.
46. The Turkish Economic and Social Studies Foundation (TESEV) : http://www.tesev.
org.tr/default.asp ?PG=HAKEN (consulté en septembre 2011). Sur le retour de la
Turquie dans le monde arabe, voir aussi Ariane Bonzon, « La nouvelle romance entre
Turcs et Arabes », Slate.fr, 16 juin 2010.
47. Jean Marcou, « L’AKP remporte largement ses troisièmes élections législatives consé-
cutives, mais sans obtenir la majorité des deux tiers », Observatoire de la vie politique
turque, 13 juin 2011, http://ovipot.hypotheses.org/5721 (consulté en septembre 2011).

149
RENAISSANCES ARABES

qui a accompli depuis plusieurs années son aggiornamento. Si en tant


qu’observateur occidental, on est en droit de douter de l’existence réelle
d’un « modèle turc », force est d’admettre que nombre d’acteurs des
sociétés maghrébines et machrékines y croient fortement. C’est précisé-
ment ce phénomène de fascination arabe pour le Turkish dream qui nous
interpelle dans notre réflexion sur le devenir des révolutions arabes, car il
est susceptible d’être porteur d’évolutions, de changements et de ruptures,
au sein même des sociétés de la région 48. Quels sont les éléments d’ima-
ginaire sur lesquels se greffe l’identification au « modèle turc » des Arabes,
en général, et des islamistes, en particulier ?
En premier lieu, le rêve d’une démocratie réelle dans une société
majoritairement musulmane. Cette utopie est surtout portée par les intel-
lectuels, les penseurs et les leaders de la mouvance islamiste réformiste qui
voient désormais dans l’expérience de l’AKP un modèle d’identification
positif, une épure de transition démocratique en terre d’islam, une récon-
ciliation possible entre « démocratie » et « culture musulmane ». Mais ce
rêve n’est pas seulement observable dans les milieux islamistes arabes : on
le voit pointer également chez certains intellectuels issus de la gauche ou
des milieux nationalistes qui entendent aujourd’hui tisser des formes
d’alliance idéologique avec ceux qu’ils appellent les « islamistes démo-
crates ». Pour eux aussi, l’expérience politique des « années Erdogan »
est très largement source d’inspiration et d’espoir d’alternative politique
aux régimes autoritaires du monde arabe. C’est en ces termes de conci-
liation entre démocratie et islamite´ que le leader islamiste Rached Ghan-
nouchi parle de la Turquie d’aujourd’hui comme une source d’inspiration
pour les peuples arabes :
« Le modèle turc constitue un exemple très gênant pour tous les types
d’extrémismes : Que ceux-ci se réclament de l’islam, ne voyant dans
l’islam qu’un moyen de monopoliser la vérité, d’assassiner et d’excom-
munier ; en agissant ainsi en son nom, ils le travestissent et abı̂ment son
caractère modéré et tolérant. Ou qu’ils se réclament de la laı̈cité, de la
démocratie, et de la modernité et qu’ils pratiquent en leur nom la répres-
sion la plus féroce à l’égard de leurs ennemis ou qu’ils lient des alliances
avec les ennemis de la communauté musulmane et plus particulièrement

48. Vincent Geisser, Gérard Groc, « La Turquie des années Erdogan : un Occident de
substitution pour les Arabes ? », communication au colloque international « Une nouvelle
diplomatie turque ? Entre mythes et réalités », Institut d’études politiques de Lyon,
15 avril 2011.

150
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

le mouvement sioniste. Le modèle turc en ayant réussi à concilier l’islam


et la modernité, ainsi que l’islam et la démocratie, représente un défi et
une menace pour les extrémistes, qu’ils parlent au nom de l’islam ou de la
modernité 49. »

En second lieu, c’est l’identification à une société civile turque


supposée « forte et mature » qui semble faire défaut à la majorité des
pays arabes. Ce mythe de la maturité de la société civile turque
emprunte moins aux aspects purement politiques (la victoire de l’AKP,
l’organisation d’élections libres régulières, etc.), qu’à la richesse et à la
diversité des mobilisations sociales. C’est le rêve d’une société musulmane
où coexisteraient un État fort et des espaces de libertés, qui est très
largement nourri par les représentations médiatiques des mouvements
sociaux en Turquie. De ce point de vue, la question kurde joue un rôle
ambivalent sur les opinions arabes : d’un côté, elles perçoivent aisément la
répression qui s’exerce à l’encontre des revendications kurdes ; mais de
l’autre, elles voient aussi à travers les chaı̂nes satellitaires les mobilisations
protestataires kurdes s’exprimant relativement « librement » par rapport
aux mobilisations autonomes du monde arabe qui sont le plus souvent
étouffées dans l’œuf, ou encore instrumentalisées par les régimes en place.
Mais dans l’imaginaire arabe, cette société civile turque est d’autant
plus puissante que l’économie suit. En effet, pour de nombre d’hommes
d’affaires, chefs d’entreprises ou managers arabes, islamistes ou non, la
Turquie actuelle constitue un modèle de performance économique à
imiter. On retrouve également ce mythe libéral propre à certains milieux
économiques arabes chez les ménagères des pays du Maghreb et du
Machrek qui voient les produits « made in Turkey » (cosmétiques,
textiles, électroménagers, etc.) progresser régulièrement sur les marchés
de la région. Entre des produits occidentaux importés, aux prix prohibi-
tifs pour les classes populaires et moyennes, et les produits locaux qui
sont souvent réputés de mauvaise qualité, les produits turcs apparaissent
comme une alternative très concrète, très palpable pour les citoyens-
consommateurs du monde arabe d’aujourd’hui.
Enfin, la Turquie par sa politique étrangère autonome apparaı̂t de
plus en plus aux yeux des décideurs et des citoyens ordinaires du monde

49. Rached Ghannouchi, « La Turquie offre d’une inestimable valeur à la communauté


islamique à l’occasion de l’aı̈d », 18 septembre 2010. (Traduction de l’arabe par Éric
Gobe.)

151
RENAISSANCES ARABES

arabe comme un modèle de souveraineté nationale face à des gouverne-


ments locaux (Maroc, Tunisie, Égypte, etc.) qui ont longtemps été perçus
comme inféodés aux Occidentaux. Ce mythe de la puissance géopolitique
turque s’inscrit dans un imaginaire complexe, où se combinent de façon
complexe les registres d’orientalite´ et d’occidentalite´, voire d’europe´anite´,
de la Turquie. Ce qui participe à la puissance de la Turquie dans l’ima-
ginaire arabe actuel, ce n’est pas tant qu’elle serait passée en quelques
années d’un alignement pro-occidental (proximité avec les États-Unis et
Israël) à un alignement pro-arabo-musulman, mais qu’elle combine
simultanément ces deux facettes : la Turquie apparaı̂t de plus en plus
comme un Occident de substitution qui est d’autant plus imitable par les
Arabes qu’il paraı̂t culturellement et religieusement proche. De ce point
de vue, les citoyens arabes ne sont pas nostalgiques de la grandeur de
l’Empire ottoman, contrairement à ce que prétend Alexandre Adler
(mythe du Califat islamique) 50, dont l’AKP serait le restaurateur : la
fascination arabe pour la puissance géopolitique turque réside dans cet
aspect hybride très actuel qui concilierait « puissance musulmane » et
« ancrage occidental » assumés. Le leader islamiste tunisien Rached
Ghannouchi évoque ainsi les « années Erdogan » :
« [des] relations extérieures équilibrées grâce à l’existence d’un réservoir
de confiance en soi et le recours au peuple ont permis aux Turcs de se
positionner face aux États-Unis lorsque ces derniers ont tenté d’impli-
quer la Turquie dans la guerre à l’Irak. Le parlement turc s’est opposé à
la guerre, ce qui ne peut se produire dans les États arabes en raison de
l’absence de soutien populaire. Ce sont ces mêmes facteurs qui ont
permis aux islamistes de condamner l’agression israélienne au Liban et
en Palestine 51. »

Dans cette fascination arabe, en général, et islamiste, en particulier,


pour le « modèle turc », quid de l’héritage laı̈que ? Dans quelle mesure,
celui-ci peut-il inspirer des mouvements islamistes arabes qui sont géné-
ralement hostiles au laı̈cisme d’État ?

50. Alexandre Adler, « Vers une dictature intégriste au Caire ? », Le Figaro, 29 janvier
2011.
51. Rached Ghannouchi, « L’expérience turque dans le mouvement islamique contempo-
rain : le modèle du Parti de la justice et du développement », 9 septembre 2008. (Traduc-
tion de l’arabe par Éric Gobe.)

152
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?

En effet, les perceptions arabes du couple islam/laı¨cite´ en Turquie


sont davantage problématiques. Le mythe de la « modernité religieuse
turque » est porteur de représentations antagonistes, sinon contradic-
toires qui, de plus, ont évolué dans le temps. Sans parler forcément des
milieux religieux conservateurs du monde arabe, pour qui Atatürk était
évidemment l’incarnation du diable sur terre (le sheı¨tane laı̈que), les intel-
lectuels et les acteurs politiques arabes ont rarement souscrit en bloc à la
révolution kémaliste, notamment sur les questions religieuses. Si certains
leaders et penseurs nationalistes arabes se sont inspirés du mouvement
des « Jeunes Turcs » dans ses aspects modernisateurs, progressistes et
réformistes, ils ont toutefois rarement épousé la radicalité laı̈ciste d’un
Atatürk et du Comité Union et Progrès. En ce sens, la laı̈cité turque,
longtemps perçue comme autoritaire et antipopulaire, a davantage été
un repoussoir pour les intellectuels arabes (islamistes ou non d’ailleurs),
qu’une source d’inspiration. Pourtant, avec l’arrivée au pouvoir d’une
majorité islamiste à Ankara, les perceptions arabes de la laı̈cité turque
ont largement évolué. Depuis quelques années, les acteurs publics des
sociétés arabes osent briser le tabou en évoquant les « avantages » du
modèle turc en matière religieuse : « Le mouvement islamique en
Turquie, écrit Rached Ghannouchi, est né hors de l’État laı̈c. Il a cons-
truit un secteur qui s’est développé dans le cadre de la séparation de la
religion de l’État. Le peuple s’est approprié la religion. Le peuple a pu
ainsi construire des écoles et faire exister des espaces religieux 52. » Ce
n’est donc pas tant la laı̈cité kémaliste dans sa version « chimiquement
pure » qui est citée en exemple que le supposé équilibre harmonieux entre
civilite´ de l’État et islamite´ de la socie´té. En somme, ce qui est loué dans
l’expérience turque, c’est une forme de « sécularisme original », respec-
tueux des traditions nationales et surtout de la pluralité sociale 53. »

Toutefois, on peut se demander si les mouvements islamistes du


monde arabe se montreront à la hauteur de leur rêve turc. Car, à peine
les dictateurs chassés et les transitions démocratiques amorcées, on voit
déjà poindre dans certains milieux islamistes la tentation populiste de

52. Rached Ghannouchi, « Comparaison entre la laı̈cité kémaliste en Turquie et la laı̈cité


bourguibiste en Tunisie », Saout al Haqq, 9 décembre 2007. (Traduction de l’arabe par
Éric Gobe.)
53. Jean-François Bayart, L’islam re´publicain : Ankara, Te´he´ran, Dakar, Paris, Albin
Michel, 2010.

153
RENAISSANCES ARABES

jouer sur le registre de l’ordre moral, instrumentalisant la religion non


pour établir un califat islamique ou une dictature théocratique – n’en
déplaise à Alain Finkielkraut et à Alexandre Adler 54 – mais pour
engager une révolution conservatrice néolibérale (Dieu, la morale et le
FMI !). En ce sens, c’est moins le radicalisme des islamistes dans leur
volonté de changer les sociétés arabes qui doit nous interpeller aujour-
d’hui que leur absence d’imagination créatrice dans leur désir de rompre
avec les régimes autoritaires du passé. Au fil du temps, les islamistes se
sont banalisés au point de ne plus avoir grand-chose à dire à leurs
peuples. Mais paradoxalement, c’est cette banalisation conservatrice qui,
après la ferveur révolutionnaire des premiers mois, vient réconforter une
partie des citoyens arabes en demande d’ordre social et politique. Les
islamistes ne font assurément plus rêver les peuples mais ils rassurent de
larges secteurs des sociétés arabes effrayés par l’incertitude des transitions
en cours.

54. Alexandre Adler, « Vers une dictature intégriste au Caire ? », art. cit. ; Alain Finkiel-
kraut, « Y a-t-il une tradition démocratique en Égypte ? Je l’espère », art. cit.

154
Conclusion

Rien ne sera jamais plus comme avant

Deux siècles après les colonisations et cinquante ans après les indé-
pendances, les renaissances arabes expriment tout à la fois les attentes, les
valeurs, les principes et les espoirs d’un Occident qui est resté le même
tout en devenant autre. Jusqu’ici mis à distance par crainte ou compas-
sion, le monde arabe et musulman serait en train de s’éveiller, tels les Sept
Dormants d’Éphèse et les Gens de la Caverne, dans un monde multipo-
laire où l’hégémonie américaine n’est plus. Il y a quelques décennies, le
tiers-mondisme des intellectuels lui avait délégué la tâche de lutter pour
l’émancipation de l’humanité. Aujourd’hui, c’est dans un élan prudent et
anxieux que le tout un chacun l’encense et l’observe, à l’affût de la
moindre de ses embardées. La société française vieillissante, celle qui a
si peur de ses quartiers multicolores, succomberait-elle à son tour à une
crise de jeunesse par procuration ? Au moment où l’ancien monde a
disparu et où le nouveau n’a pas encore point, ne reste-t-il que la sponta-
néité des jeunes sans espoir ? « Accourez, la forêt chante, l’azur se dore,
Vous n’avez pas le droit d’être absents de l’aurore1 », disait Hugo. Au
fond, que nous enseigne l’Histoire, sinon la prudence et la circonspec-
tion ? Soudaines, imprévisibles et contagieuses, les révolutions en marche
courent sur une lame de fond plus large et plus intense qui porte en elle le
crime de l’utopie qu’elle pourrait réaliser. « La révolution de Février fut la
belle révolution, la révolution de la sympathie généralisée, parce que les
antagonismes qui y éclatèrent contre la royauté sommeillaient paisible-
ment côte à côte, à l’état embryonnaire, parce que le combat social qui en
constituait l’arrière-plan n’avait atteint qu’une existence impalpable,
l’existence des mots et des phrases. La révolution de juin c’est la révolu-

1. Victor Hugo, « Après l’hiver », 26 juin 1878, dans Les Contemplations.

155
RENAISSANCES ARABES

tion hideuse, la révolution répugnante, parce que les phrases ont fait
place à la réalité 2 », nous rappelle Marx au sujet du printemps français.
Il faudrait être naı̈f et succomber à une vision irénique pour célébrer béat
la levée fugitive de ce malentendu entre les classes. Tous et toutes unis et
rassemblés au son d’un « Dégage ! » universel, symbole de la régénéres-
cence d’une démocratie vieillissante. Les Américains l’ont rêvé, les Tuni-
siens l’ont fait ! Il est plus important de convaincre ses interlocuteurs que
de les contraindre. Renforcer la « diplomatie de la société civile », appuyer
la démocratisation des systèmes politiques en donnant son feu vert, tels
semblent les linéaments d’un projet des États-Unis dont la finition
échappe encore à l’esprit. Mais, lorsque les structures se mettent à
penser, la lumière pénètre et révèle les derniers moments des bourgeoisies
parasitaires. Ces clans mafieux qui sont appelés à rendre le pouvoir sous
les coups de boutoir du développement effréné d’un capitalisme asphyxié.
Des « Dégage ! », des « Yes, we camp ! » ou des « Le peuple veut ! » peuvent
faire sourire par leurs accents juvéniles. Mais le besoin de démocratie
réelle qui s’exprime aujourd’hui jusqu’au sacrifice porte en lui la
volonté de vivre, de travailler et d’être traité d’une manière digne. C’est
parce que nous aimons la vie que nous refusons cette vie-là. Quitte à faire
un pied de nez aux idéologues de tous poils qui comptent les jours qui les
séparent de la traversée du Styx. C’est ce que l’on peut entendre, ici et là,
de Tunis à Madrid, de Manama à Athènes. Une nouvelle page encore
vierge se tourne sur une génération qui a failli et qui laisse derrière elle un
monde en pire état que lorsqu’elle a vu le jour. La carrière militaire ne fait
plus beaucoup rêver les jeunes arabes dont les aspirations de mobilité
sociale se sont largement « civilisées » et « privatisées ». Les jeunes isla-
mistes rejettent les méthodes paternalistes et autoritaires des « vieilles
barbes » et aspirent à une remise en cause profonde des formes tradition-
nelles du leadership politique. Les diplômés chômeurs des périphéries
oubliées d’Alger, de Casablanca, du Caire ou de Deera rêvent de consom-
mations high-tech et de revanche sociale sur les hiérarques des anciens
partis dominants. Les enfants gâtés des bourgeoisies occidentalisées, trop
longtemps brimés par la censure numérique des régimes, se voient déjà en
Che Guevara de la révolution 2.0. Les femmes ont préparé le terrain au
printemps arabe en insufflant à l’ensemble des couches sociales le senti-

2. Karl Marx, Les luttes de classes en France 1848-1850, Paris, Éditions sociales, coll.
Classiques du marxisme, 1946.

156
CONCLUSION

ment d’injustice et leur désir d’en finir avec le patriarcat. Rentreront-elles


à la maison à l’approche de l’automne ?
Ce petit livre prétendait sonder les profondeurs du soulèvement arabe
afin d’évaluer son impact sur le long terme. À certains égards, les révolu-
tions qu’il tente de décrire et d’analyser réunissent tous les ingrédients
d’une chakchouka méditerranéenne : générationnelles, bourgeoises, civiles
et populaires, Facebook et vertes orangées, appuyées par des femmes, des
islamistes, des laı̈ques, et des militaires. Mais quoi de plus postmoderne
qu’un mets oriental ou qu’un mezze à l’heure d’Internet ? D’autant que sa
principale composante intègre une dynamique de normalisation capitaliste
et démocratique pour le moins sommaire. La réalité et le vécu des soulè-
vements arabes sont multiformes à l’image de la diversité de l’aire géo-
historique qui les a vus éclore. Les contestations se sont diffusées par
émulation tout autant qu’elles ont été tributaires des caractéristiques struc-
turelles des pays d’accueil. Une fois envolés les premiers temps de la
« contagion tunisienne », les différences internes ont aussitôt surgi. Avec
le temps, ces divergences se creuseront. Quel avenir nous réserve la saine
colère des peuples arabes ? Nous ne sommes pas futurologues. Il reste que
plusieurs scenarios se dessinent. Les islamistes, trop souvent craints, ne
font assurément plus rêver les peuples. Ils rassurent néanmoins de larges
secteurs des sociétés arabes effrayés par l’incertitude des transitions en
marche. À défaut de se montrer à la hauteur du rêve prophétique, rien ne
les empêche d’appuyer une « révolution par le haut » qui serait conserva-
trice et néolibérale à l’image de leur nouvel idéal : la Turquie des « années
Erdogan ». Le processus de normalisation capitaliste et démocratique peut
se poursuivre avec l’aide peu ou prou contrainte des anciennes puissances
hégémoniques. Pour le meilleur et pour le pire, le monde arabe peut se
transformer en terrain de redéploiement des nouvelles cartes géopolitiques.
Certains disent que le printemps arabe est le dernier baroud d’honneur de
la démocratie libérale, que celle-ci cédera la place à une démocratie authen-
tique délivrée des affres du salariat et de la valeur d’échange. D’autres enfin
prédisent un chaos généralisé sur fond de crise économique et de redéfini-
tion globale des frontières étatiques. Sur un plan plus institutionnel, l’État
de droit nous semble à l’ordre du jour. Il y a de fortes chances pour que, sur
le court terme, de nouvelles démocraties autoritaires ou de nouveaux auto-
ritarismes démocratiques se structurent 3. Ces régimes hybrides réuniraient

3. Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), De´mocraties auto-
ritaires, autoritarismes de´mocratiques au XXIe sie`cle. Convergences Nord/Sud, op. cit.

157
RENAISSANCES ARABES

les « attributs totalitaires » des démocraties avancées et seraient légitimés


par le contrôle direct de la société civile sur les institutions publiques. Bref,
des entités locales et régionales seraient gouvernées sur un plan transna-
tional et contrôlées par une base mobilisée par la détérioration de ses
conditions d’existence. Plus proche de nous, il est possible que la Tunisie
et l’Égypte subissent le sort de l’Ukraine et de la Géorgie, un essai de
normalisation démocratique manqué. Il reste que le printemps arabe
ressemble à une séance d’improvisation théâtrale où, à chaque signal, un
nouvel acteur entre en scène pendant qu’un autre se retire.
Quoi que l’on en dise, rien ne sera plus jamais comme avant, même si
l’Histoire se répète, la première fois comme une farce et la deuxième
comme une tragédie.

158
Table des matie`res

Sommaire ....................................................................................................................................... 5
Remerciements ........................................................................................................................... 7
Introduction. – Le rire du peuple et le rictus du dictateur ........................ 9

Chapitre 1 – Des révolutions bourgeoises ou populaires ? ........................... 17


Des mouvements populaires et spontanés de normalisation
capitaliste et démocratique ..................................................................................... 21
Émergence et épuisement des bourgeoisies rentières
et parasitaires .................................................................................................................... 27
Chapitre 2 – Des révolutions Facebook ? ................................................................ 35
En finir avec le déterminisme technologique ............................................. 37
Que révèle le discours sur la cyber-révolution Facebook ? ............. 44
Chapitre 3 – Des révolutions « vertes orangées » inspirées
par les États-Unis ? ................................................................................................................. 51
Un voile conspirationniste sur les révolutions arabes :
les théories du complot .............................................................................................. 53
Les États-Unis et le monde arabe : soutenir les dictateurs,
préparer leurs successeurs ........................................................................................ 59
Le discours du Caire et les révolutions arabes : un « effet
Obama » ? ............................................................................................................................. 64
Le nouveau « rêve arabe » de Washington .................................................. 68
Chapitre 4 – Coups d’États militaires ou révolutions civiles ? .................. 73
Militarisme et autoritarisme : un mariage de raison ? ......................... 74
Pourquoi les militaires arabes sont-ils condamnés à se
« civiliser » ? ......................................................................................................................... 77
Des militaires révolutionnaires, oui mais de quelle révolution ? . 83
De la révolution populaire à la contre-révolution militaire ? ........ 87

159
RENAISSANCES ARABES

Chapitre 5 – Des révolutions avec ou sans les femmes ? ............................... 89


Au-delà de l’exotisme au féminin ...................................................................... 89
Les féministes arabes face à la dictature : une espèce protégée ? 92
L’islamisme : une menace pour les femmes et les féministes ? ....... 99
Les mères, les filles et les grands-mères :
les femmes arabes dans le « moment révolutionnaire » ..................... 105
Après la révolution, le retour à la maison ? ............................................... 108
Chapitre 6 – Révolutions démocratiques, révolutions
démographiques ? ...................................................................................................................... 111
Une version « démographique » de Fukuyama : la fin de
l’Histoire du monde arabe ? ................................................................................... 112
Le mythe de l’école républicaine ........................................................................ 116
S’affranchir des pressions sociales et familiales pour devenir
démocrate ? ......................................................................................................................... 118
La baisse de la fécondité : un choix volontaire symbole
d’émancipation ? ............................................................................................................. 120
De la lutte des classes à la lutte des générations ? ................................. 122
Chapitre 7 – Des révolutions laı̈ques ou religieuses ? ....................................... 127
« Dégage, Huntington ! » : la fin de l’exceptionnalisme
arabo-musulman ? ........................................................................................................... 127
Des révolutions imberbes :
quid des islamistes et des religieux dans les protestations arabes ? 132
Le rôle des islamistes dans les transitions politiques :
taqiyya et manipulation du credo démocratique ? ................................. 142
« Vive Dieu et le FMI ! » : les islamistes turcs, modèle
de transition politique pour les Frères arabes ? ....................................... 149

Conclusion. – Rien ne sera jamais plus comme avant ................................ 155

Achevé d’imprimer sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery


58500 Clamecy
No d’éditeur : 6198 – No fab. : 6394 – No d’imprimeur :
Dépôt légal : Octobre 2011

Imprime´ en France

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