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Assael Jacqueline. ΣΥΝΕΣΙΣ dans Oreste d'Euripide. In: L'antiquité classique, Tome 65, 1996. pp. 53-69;
doi : 10.3406/antiq.1996.1242
http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1996_num_65_1_1242
6 Grenouilles, 1482-1483. - Parodie de YAntiope, fr. 910 N2, dans lequel on trouve
un éloge de la connaissance rationnelle. Cf. B. Gladigow, Zum Makarismos des Weisen,
dans Hermes, 95, 4, p. 421 («rationaler Erkenntnis»).
7 Cf. les thèses antagonistes soutenues par A.M. Verrall, Euripides the
Rationalist, Cambridge, 1895, et E.R. Dodds, Euripides the Irrationalist, dans Classical
Review, 1929, p. 43.
8 Dans les Troyennes, 673, l'usage de cette faculté est dénié aux animaux, comme
chez AlcméON, fr. la. Dans Héraclès, 655 :
?? d? ?e??? ?? ???es?? ?a? s?f?a ?at' ??d?a?,
(«si les dieux exerçaient leur intelligence et leur sagesse à la manière des hommes...»),
il apparaît que les dieux ne possèdent pas les mêmes critères de jugement que les humains.
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Cette s??es?? qui fait que je sais bien moi-même que j'ai accompli
des actes terribles9,
et son interlocuteur relève l'obscurité de cette explication. Le poète
emploie ainsi un procédé théâtral qui lui sert quelquefois à mettre en
évidence des termes auxquels il donne un sens original10. Or, dans cette
pièce, Euripide suscite une réflexion sur la signification de s??es?? : il
insère ce mot dans tout un champ sémantique et il joue de ses
ambiguïtés11. Certains commentateurs signalent la difficulté qu'il y a à
comprendre ce passage et leurs conclusions sont aporétiques12. La
question présente donc un aspect philologique, mais elle intéresse aussi
l'historien des idées. Il est en effet paradoxal que la s??es?? soit
dénoncée par Aristophane comme le principe suprême reconnu par un
esprit rationaliste, alors que, dans Oreste, Euripide définit par ce terme
un type de maladie (??s??). W.S. Smith relève là un oxymore13 et il
apparaît effectivement troublant que, dans cette pièce, la s??es?? soit
dépeinte comme un phénomène qui n'apporte pas l'équilibre du sujet,
qui n'emprunte pas une méthode propre à une pensée saine, mais qui, au
contraire, conduit au délire14.
L' elucidation du sens que prend s??es?? dans Oreste peut
permettre de préciser en quel point, situé entre les deux pôles du
rationalisme et de G irrationalisme, Euripide place l'exercice de la faculté
spécifiquement humaine d'intelligence.
Il faut cependant vérifier tout d'abord si, dans cet emploi, le mot
s??es?? appartient réellement au vocabulaire psychologique. En effet, ce
terme est également utilisé dans le langage médical et A. Garzya a tenté
d'interpréter le vers 396 d' Oreste comme l'énoncé d'un diagnostic : «la
sua malattia è ? s??es??, come dire è "la malattia denominata cosí"»15.
I °I9 Oreste,
Cf.
DansparOreste
exemple
396. -figurent
dt?Troyennes,
a une
deux
valeur
emplois
884épexégétique.
et de
sqq.s??es?? (396 et 1524), ainsi que trois emplois
de s??et?? (921, 1406 et 1180) et une occurrence du comparatif négatif ?s??et?te??? (493).
1 2 Cf. R. AÉLION : «les contradictions du texte ne permettent pas, en ce qui concerne
Oreste, d'affirmer avec certitude». (Euripide, héritier d'Eschyle, Paris, 1983, II, p. 249).
13 Cf. v. 395 - W.S. Smith, Disease in Euripides' Orestes, dans Hermes, 95, 3,
p. 297.
1 4 Le mot µa??a? est aussi proposé comme un synonyme paradoxal de s??es?? (Oreste,
409).
15 A. Garzya, s??es?? come malattia : Euripide e Ippocrate, dans Actes du Vile
Colloque International Hippocratique, Madrid, 24-29 sept. 1990, p. 506.
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16 «La coscienza non è per Oreste una presa d'atto neutrale, ma, come s'è visto, una
condizione psichica morbosa movente da una disfunzione mentale (??s?? ... ? s??es??).»,
op. cit., p. 509.
17 Morb. Sacr., 16 et 17.
18 A. Garzya signale d'ailleurs lui-même la présence du mot pa?as??es?? dans le
corpus hippocratique pour désigner un dérèglement de la raison : loc. cit., p. 509, n. 14.
Il existe surtout les termes f?e??t?? et f???t?? (cf. A. Thivel, Cnide et Cos ?, Nice, 1981,
p. 201, n. 145). - On trouve 14 emplois du mot s??es?? dans les traités hippocratiques (cf.
G. Maloney, W. Frohn et P. POTTER, Concordance des uvres hippocratiques, Montréal
Québec, Paris, 1984). Les occurrences les plus intéressantes figurent dans le traité Morb.
Sacr. : le sens y est assez spécialisé. Par ailleurs, le terme a la signification banale
d' «intelligence», «compréhension», que tous les auteurs lui donnent couramment.
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19 Cf. R.parGoossens,
exemple v. Euripide
314-315. et Athènes, Bruxelles, 1962, p. 653, n. 6. - Le terme
s??es?? n'a jamais eu le sens de conscience morale, dans l'esprit des Grecs, jusqu'à l'époque
de Polybe (cf. Polybe, XVIII, 43, 13 et D. Lanza, Unita e signifícalo dell' Oreste
euripideo, dans Dioniso, 35, 1961, p. 60).
21 Cf. l'édition & Oreste (C.U.F.). De nombreux commentaires vont dans le même
sens : cf. par exemple J. DE Romilly, La crainte et l'angoisse dans le théâtre d'Eschyle,
Paris, 1971, p. 97-98; B. Snell, op. cit., p. 56, n. 2; E.R. Dodds, op. cit., p. 51. E.
Rohde est un peu plus nuancé : «Après son acte, Oreste éprouve sans doute du repentir,
mais sans aucun trouble de nature religieuse» (Psyché, le culte de l'âme chez les Grecs et
leur croyance à l'immortalité, Paris, 1928, p. 470, n. 1).
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entre l'image d'un personnage affolé par les Érinyes et celle d'un héros
qui se targue d'exercer son jugement, est surprenant.
Il est difficile de déterminer d'emblée le sens exact de s??es?? : les
alliances de mots qui se forment entre cette notion, ??s?? et µa??a
précisément brouillent toute compréhension. Il apparaît néanmoins que
ce terme définit une réaction de l'intelligence et de la conscience après
l'accomplissement du geste fatal perpétré par Oreste. L'emploi du verbe
s????da au vers 396 le prouve. Dans ce contexte, s??es?? entretient
certainement plus de rapports avec le vocabulaire de la perception et des
sentiments qu'avec un langage directement médical. Toutefois,
de cette expression rend malaisée l'analyse psychologique qui doit
procéder en quelque sorte à l'envers : puisque le sens inconnu du mot
s??es?? ne peut pas éclairer l'attitude d'Oreste, l'observation de son
comportement dans la pièce doit permettre de cerner le sens
problématique de cette notion.
En mettant en scène cet épisode du mythe des Atrides, Euripide
imagine la psychologie d'un personnage soumis à la nécessité du
matricide. Visiblement cette question l'intéresse. Or, dans cette situation,
chez Eschyle ou chez Sophocle, les héros ne recherchent que
L'originalité et la nature spécifique de la s??es?? que revendique
G Oreste d'Euripide, cette espèce d'éveil de l'esprit humain, apparaîtront
mieux à travers une étude comparative des réactions de conscience ou
d'inconscience que les divers poètes prêtent à leurs personnages.
28 Choéphores, 451-452.
29 Choéphores, 899.
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30 Cette composante existe en tout cas pour les personnages d'Oreste, chez Eschyle,
et d'Electre, chez Sophocle. Quant à l'Oreste de Sophocle, R. Aélion a pu écrire :
«[Sophocle] a supprimé toute hésitation d'Oreste; le fils tue sa mère sans un instant de
trouble, ni avant, ni après» (op. cit., p. 123).
31 Choéphores, 453-455.
32 Cf. Soph., Electre, 221 et sqq.; 616 et sqq.
33 Ibid., 1032.
34 Toutefois, à propos de la pièce de Sophocle, et en fonction évidemment du
comportement de son Oreste, R. Aélion établit la mise au point suivante : «Malgré les
efforts de nombreux critiques, il nous est difficile d'admettre que Sophocle a, comme
Eschyle et comme Euripide, posé le problème moral du matricide. Cela ne signifie pas qu'un
matricide n'est pas pour lui un crime abominable, mais qu'il a choisi de traiter le mythe
sans tenir compte de cet aspect, selon la conception des poètes épiques et peut-être des
poètes lyriques» (op. cit., p. 141).
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La pitié se présente donc bien dans cette uvre comme le ressort d'une
pensée et d'une connaissance tragiques. Elle n'est pas seulement la
source d'effets pathétiques sur lesquels le poète fonderait une esthétique.
C'est ainsi que, dans Oreste, ??p? peut être proposé comme un premier
synonyme de s??es??39. Par ailleurs, le jeune homme gémit sur le sort de
sa mère. Il emploie pour l'évoquer l'adjectif t??a?? a? chargé d'apitoie-
52 C.W. WiLLiNK, Euripides. Orestes, Oxford, 1986. Cf. p. 86, ad ν. 34; p. 133, ad
ν. 283; ρ. 212, ad ν. 805.
53 Cf. C. Coll ARD, Euripides. Supplices, Groningen, 1975, II, p. 373, ad ν. 1028-
1030.
54 Cf. Suppl., 1030. Iphis emploie le même terme pour indiquer une union affective
avec le couple de ses enfants (ibidem, 1106).
55 Oreste, 805-806.
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56 Oreste, 36-37.
57 Cf. Oreste, 411, 338 et, de manière plus ambiguë, 197.
58 Oreste, 836-837.
59 Le réseau des métaphores se distingue de celui que l'on trouve chez Eschyle. R.
Aélion remarque que, chez ce poète, c'est l'animalité d'Oreste qui est illustrée, au moment
où Eschyle dépeint son délire (op. cit., p. 248). Chez Euripide, en revanche, le meurtre, le
contact avec la mort et le sang introduisent le héros dans une espèce d'universalité des
phénomènes physiques. - L'image du sang ou des pleurs comme flot, comme fleuve est
implicite en grec. Elle est exploitée par Eschyle, Choéph., 887; 1121 notamment;
Euripide lui donne une force particulière dans cet exemple.
60 Plotin, VI, 5, 10.
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61 Odyssée, X, 515.
62 Euripide fait subir à Ménélas le même traitement ironique dans les Troyennes (v.
886). À la différence d'Hécube, ce personnage ignore tout du vocabulaire philosophique. -
La référence homérique serait assez peu surprenante dans cette pièce. Certaines expressions
employées par Euripide renvoient quelquefois à Y Odyssée, et dans cette œuvre, plus souvent
à la Nékyia qu'aux autres épisodes (cf. F. JOUAN, Euripide et les légendes des chants
cypriens, Paris, 1966, p. 10 et 410). C'est précisément dans Oreste que figurent les
réminiscences les plus nombreuses (cf. le relevé établi par P. Keseling, Homerische
Anklänge bei Euripides, dans Philologische Wochenschrift, 1943, p. 264; quelques
expressions rappellent certains passages du chant X de Y Odyssée). La présence rare de
certains détails permet d'établir quelques correspondances entre le texte d'Oreste et celui de
la Nékyia (cf. la description de la libation offerte à Clytemnestre; lait + miel, vin - v. 115
-, la plus voisine, en un sens de κ 518 - miel + lait, vin, eau - parmi toutes celles que l'on
trouve dans le théâtre grec. Par ailleurs, l'étude du vocabulaire, dans cette pièce d'Euripide,
révèle que le poète emploie de manière caractéristique un langage archaïque. Les mots qui
suscitent l'émotion tragique relèvent de cette catégorie (cf. les emplois de φάσγανον, bien
plus fréquents que dans toute autre pièce d'Euripide : 13 dans Oreste, 1 dans toute l'œuvre
d'Eschyle, 4 chez Sophocle; et dans Y Odyssée, 1 sur 6 en κ 145; έρεβόθεν : Or., 176 et κ
528; μελάνδετος ... ξίφος : Or., 821-822 renvoie aux nombreux emplois de μέλας dans la
Nékyia. La rareté ou l'absence de ces mots chez les autres tragiques suggèrent la nécessité
d'un rapprochement avec les textes homériques). De plus, près du bûcher funèbre où brûle le
corps de sa mère, Oreste découvre symboliquement le royaume d'Hadès et il devient lui-
même un mort vivant (cf. v. 200-201, 385-386 et passim). La situation de ce personnage
rappelle celle d'Ulysse qui rencontre les ombres evanescentes des morts, au cours de son
aventure initiatique. - Par ailleurs, dans Oreste au vers 396, le mot σύνεσις est précisé par
l'article, ce qui est rare dans toute la littérature grecque. Ce fait syntaxique ne se produit que
lorsque l'auteur donne une définition personnelle de ce terme (cf. Aristote, E.N., 1143 a
17; Polybe, XVIII, 43, 13; Plotin, VI, 5, 10, 21). Mais en poésie, l'article a quasiment la
valeur d'un démonstratif. L'expression ή σύνεσις se présente donc comme une référence à un
emploi antérieur bien particulier.
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Il existe donc pour lui un rapport évident entre les mots σύνεσις et
λύπη. De plus, lorsque le sentiment éveillé dans la conscience humaine
est celui du tragique, et ainsi lorsque l'esprit cherche à analyser
l'intolérable, la pensée intelligente devient folie. Le poète résout ainsi la
contradiction qui a priori oppose σύνεσις et μανία, bien que
l'étymologie du verbe μαίνομαι («penser», «se souvenir») révèle que,
dans l'inconscient collectif des Grecs, la faculté d'intelligence a toujours
été considérée comme une atteinte potentielle à tout équilibre psychique
et comme un danger mortel65.
Dans le théâtre d'Euripide, la mise en scène du meurtre de
Clytemnestre par son propre enfant semble d'ailleurs fournir un cadre de
pensée particulièrement favorable au développement de cette idée. Dans
Electre en effet, Oreste constate :
"Ενεστι δ' οίκτος άμαθία μεν ούδαμοΰ,
σοφοίσι δ' ανδρών ου γαρ ούδ' άζήμιον
γνώμην έν είναι τοις σοφοίς λίαν σοφήν.
Un homme n'éprouve pas la pitié, s'il n'a pas la connaissance, mais
bien s'il possède la sagesse. Et le sage ne sort pas indemne lorsqu'il
comprend avec trop de sagesse66.
Dans ce passage, le vocabulaire est recherché. Quelques vers
en effet, le personnage nomme αισθησις la faculté de perception et
d'intelligence qui provoque la sympathie pour le malheur des hommes67.
Ce mot est aussi neuf en poésie que σύνεσις peut être ancien68.
Euripide cherche à définir un concept original à travers lequel les
notions de compréhension, souffrance, tragique, seraient mêlées.
Il est d'ailleurs frappant que dans plusieurs de ses pièces, la prise
de conscience du tragique s'accompagne de l'anéantissement moral ou
physique du héros. Dans les Bacchantes en particulier, le messager
raconte que le cri de Penthée, μανθάνω, et sa mort furent simultanés69.
L'oxymore formé par Euripide lorsqu'il réunit en une équivalence
σύνεσις et μανία révèle ainsi l'ambivalence de l'intelligence humaine.
Pour Euripide, comme pour tous les penseurs rationalistes du Ve siècle,
cette faculté fonde la dignité de l'homme et favorise son
dans le cadre de sa condition. Mais en même temps, le poète
distingue à travers l'exercice de la σύνεσις une dérive inévitable vers la
folie. La compréhension et la conscience du tragique apparaissent
comme une malédiction, une tare (νόσος) qui condamnent l'esprit
humain à des phénomènes d' autodestruction.
Le diagnostic à travers lequel Oreste révèle la nature de sa maladie
n'est donc pas d'ordre médical, mais il exprime une réflexion de
caractère tragique sur le développement de l'intellectualité.
68 Bailly le définit comme un mot de prose attique qui, chez les Tragiques, n'est
employé que par Euripide dans ce vers d'Electre. - II est par ailleurs frappant que Démocrite
utilise σύνεσις au sens de αί'σθησις (II, 119, 28 D.-K.)
69 Cf. EUR., Bacch., 1113 et 1296; Aie, 940, Méd., 1078.